(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 339) M. Tack procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Crombez donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Tack présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants d'Ostende demandent le maintien de la législation actuelle sur les denrées alimentaires. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.
« Des habitants de Waerschoot demandent le maintien de la législation en vigueur sur les denrées alimentaires et un droit de sortie sur le beurre et les œufs. »
- Même décision.
« Par deux pétitions, plusieurs cultivateurs dans les cantons de Herzele, Sottegem, Ninove et Alost, demandent que les artistes vétérinaires non diplômés puissent continuer l'exercice de leur profession. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Vandersypen, ancien préposé des douanes, demande un emploi ou une indemnité. »
- Même renvoi.
« Des professeurs de langues modernes à l'athénée royal de Namur demandent une amélioration de position. »
M. Lelièvre. - J'appuie la pétition qui est fondée sur des motifs sérieux, et comme elle est relative à un objet urgent, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions qui sera invitée à faire un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Le sieur Hubert, instituteur communal à Vodecée, demande une augmentation de traitement. »
- Même renvoi.
« Le sieur Falkembergh demande l'établissement d'une caisse de retraite en faveur des secrétaires communaux. »
- Même renvoi.
« Des meuniers dans les cantons de Wilryck et Contich demandent de pouvoir continuer à faire usage de balances romaines. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Hoogstraeten se plaignent de ce qu'on veut interdire à leurs filles l'accès de l'école communale. »
- Même renvoi.
« Le sieur Wolf-Hartog, fabricant de tabac à Anvers, né à Zalt-Bommel (Pays Bas), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Grau, commis greffier près le tribunal d'Audenarde, demande qu'il soit introduit, dans le projet de loi sur l'organisation judiciaire, une disposition portant que le Roi pourra accorder des dispenses aux commis greffiers actuellement en fonctions, près les tribunaux composés d'une seule chambre et qui pourraient être écartés du chef de parenté avec le greffier. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi.
M. Lelièvre. - Je prie M. le ministre des travaux publics de vouloir nous dire, s'il se propose de prendre, dans un bref délai, une résolution relativement au chemin de fer de Tamines à Landen. Cette voie est réclamée par d'importants intérêts, et il s'agit de savoir si la compagnie concessionnaire entend ou non exécuter ses obligations. En cas de négative, la résiliation du contrat doit être provoquée, parce que ce travail d'utilité publique sera entrepris par d'autres. Je demande donc que M. le ministre veuille bien nous donner des renseignements sur cette affaire qui intéresse de nombreuses populations.
M. le ministre des travaux publics (M. Dumon). - Messieurs, il y a entre l'ancienne société concessionnaire et le nouveau demandeur en concession, un projet de convention qui m'est soumis ; je pense que je pourrai, à la rentrée, de la Chambre, lui proposer un projet de loi portant approbation de cette convention.
M. Wasseige. - Je me joins à mon honorable collègue M. Lelièvre, et j'insiste vivement auprès de M. le ministre des travaux publics pour qu'il n'attende pas plus longtemps pour forcer la compagnie concessionnaire du chemin de fer de Tamines à Landen à exécuter les travaux qui lui ont été concédés, ou pour qu'il prononce sans nouveau délai la déchéance de cette compagnie, et qu'il accueille les nouveaux concessionnaires qui pourraient se présenter.
J'appelle également l'attention de M. le ministre sur le chemin de fer de Jemeppe à Diest, qui se trouve exactement dans les mêmes conditions que celui de Tamines à Landen, et à l'exécution immédiate duquel les populations ont le même droit que celui qui précède, droit clair comme le jour pour les deux chemins de fer, et qu'il serait souverainement injuste de méconnaître plus longtemps.
M. le ministre des travaux publics (M. Dumon). - Il y a, à l'heure qu'il est, plusieurs centaines de demandes en concession de lignes de chemin de fer déposées au département des travaux publics. Je prierai les honorables membres qui ont l'intention de m'adresser des interpellations sur cet objet de me le faire connaître la veille, afin que je puisse préparer une réponse et ne pas être obligé de me fier à ma mémoire. Sans cela, il m'est impossible de répondre, séance tenante, sur des sujets aussi compliqués.
M. Wasseige. - Il n'est pas question de nouvelle concession, mais d'une ligne concédée à la société du Luxembourg et pour laquelle la déchéance est encourue.
M. le ministre des travaux publics (M. Dumon). - Dans ce cas, la réponse que j'ai faite à l'honorable M. Lelièvre s'applique à la demande de l'honorable M. Wasseige
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Je demanderai s'il ne conviendrait pas que les honorables auteurs des amendements déposés les développements.
Je déclare que j'attends pour prendre la parole que chacun de ces amendements ait été déposé.
M. le président. - Des amendements déposés un seul a été développé par M. Dumortier, cet amendement propose de proroger la loi actuelle jusqu'au 31 décembre 1857. Depuis, deux autres amendements ont été déposés, le premier par M. de Muelenaere, qui propose de proroger la loi actuelle jusqu'au 31 mai ; le deuxième, par M. Thibaut qui propose la prorogation jusqu'à la fin de juin. Il y a enfin, l’amendement de M. Frère-Orban, qui n'a pas été développé, qui propose de déclarer libres à l'entrée et à la sortie les denrées alimentaires comprises dans le projet de loi.
M. Dumortier. - Il conviendrait d'entendre les développements des amendements.
M. le président. - La parole est à M. Frère-Orban.
M. Frère-Orban. - Je suis à la disposition de la Chambre.
Messieurs, je n'ai pas la prétention, en intervenant dans les débats, d'y apporter des idées, des lumières nouvelles. La question des céréales a été discutée, non seulement dans ce pays, mais dans presque tous les autres, de la manière la plus complète, la plus approfondie, pendant un grand nombre d'années, et il me semble que personne ne fournit d'argument inconnu dans la discussion à laquelle nous nous livrons encore. Je serai donc bref dans le développement de mon amendement.
Je demande que la Chambre déclare libres à l'entrée et à la sortie toutes les denrées alimentaires, afin que les populations les obtiennent au plus bas prix possible.
Je suis étonné de la proposition qui a été faite par le gouvernement ; elle me paraît tout à fait inexplicable.
Je ne comprends pas que le gouvernement soit venu réclamer une loi temporaire et rétablissement d'un droit à l'entrée sur toutes les denrées alimentaires.
Une loi définitive dans ces conditions, cela se comprend. C'est le système de la section centrale. Mais une loi temporaire, qu'est-ce que cela signifie ? Quelles sont les raisons qui ont pu déterminer le gouvernement, lorsque peiné il y a une réduction dans le prix des denrées qui ont été pendant si longtemps à un taux excessif, à proposer immédiatement rétablissement d'un droit à titre provisoire ? Le gouvernement nous fait-il pressentir par là qu'à l'expiration du terme de la loi qu'il sollicite, si elle venait à être adoptée, il aurait l'intention de proposer un droit plus élevé ou bien la liberté ?
Un droit plus élevé, évidemment M. le ministre de l'intérieur ne peut pas y penser.
Pas de droit ? C'est la seconde alternative. Mais s'il est des circonstances dans lesquelles tout impôt sur les denrées alimentaires doit être supprimé, ce sont bien assurément les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons.
Que signifie donc ce provisoire ? Messieurs, je pense que le projet de loi est bien moins celui de M. le ministre de l'intérieur que celui de M. le ministre des finances. On s'est préoccupé beaucoup et beaucoup trop, dans le moment actuel, de la situation ou trésor, pas assez de la situation des classes nécessiteuses. C'est la tendance, du reste, qui domine chez M. le ministre des finances. Ces moyens d'impôt, il les aime ; ils sont faciles ; ils s'obtiennent sans trop de contradiction. Mais, à mon avis, la Chambre ne doit pas suivre M. le ministre des finances dans cette voie.
Déjà, messieurs, en supprimant la loi des droits différentiels et en établissant une taxe uniforme sur les articles compris dans cette loi, M. le ministre des finances a fait adopter (et je regrette de ne m'être pas trouvé ici pour combattre cette proposition) une augmentation d'impôt sur le café en forçant quelque peu la moyenne des droits précédemment perçus sur cette denrée qui peut être considérée aujourd'hui comme étant de première nécessité.
La même loi a fixé le droit applicable au riz. Le gouvernement avait (page 340) le pouvoir de ne pas rétablir immédiatement l'impôt. Il s'est hâté d'annoncer qu'à dater du 1er janvier 1857, si je ne me trompe, le droit serait appliqué sur le riz.
Ainsi, augmentation sur le café ; rétablissement d'un droit sur le riz, et, enfin, la proposition nouvelle d'une taxe sur les grains et sur la viande. C'est trop.
Messieurs, il est absolument impossible que, dans les circonstances actuelles, la Chambre consente à frapper de droits toutes ces denrées indispensables aux populations.
Je ne veux pas, messieurs, profiter de l'avantage que pourraient me donner ces faits pour faire des invocations au peuple, à l'imitation de l'honorable M. Dumortier. De pareils moyens me répugnent au plus haut point. Je considérerais comme une faute de ma part de chercher à exciter les passions et de faire appel, sur un thème de ce genre, à des sentiments hostiles au gouvernement, fût-il représenté par mes adversaires politiques ; à plus forte raison, avons-nous été étonné lorsque l'honorable M. Dumortier, membre de la majorité, a tenu le langage que nous avons entendu hier.
De tous les membres de cette Chambre, celui peut-être qui aurait dû être le plus circonspect en cette matière, c'est l'honorable M. Dumortier. Lorsque l'honorable membre faisait hier ses invocations, il oubliait un peu trop le projet de loi qu'il a signé et qui est connu sous le nom de projet des vingt et un.
M. Dumortier. - Je vous ai répondu là-dessus.
M. Frère-Orban. - Voici ce que vous m'avez répondu : « Grâce à cette mesure, les grains auraient été prohibés de fait à la sortie lorsque le prix se serait élevé à 22 francs l'hectolitre, et vous voulez les laisser sortir lorsqu'il est à 26 francs..... Vous nommez cette proposition une loi de famine ! Nous avons signé la proposition des 21 et nous nous en faisons honneur. »
M. Dumortier. - Certainement.
M. Frère-Orban. - Je n'incrimine les intentions de personne. Je conçois que l'on regarde cette proposition comme le résultat d'un moment d'erreur. Mais ce que je ne comprends pas, c'est que l'honorable M. Dumortier s'en fasse honneur, en se posant en défenseur des intérêts du peuple, en désignant ceux qui professent une opinion contraire à la sienne comme ne voulant pas que le pain soit à bon marché. Ce que je ne comprends pas, c'est que l’honorable M. Dumortier ail signé une pareille pièce et qu'il prenne la position agressive et imprudente qu'il prend dans le débat actuel.
M. Dumortier. - Pourquoi ?
M. Frère-Orban. - Je vais vous le dire.
Vous vous faites honneur de cette proposition. Vous prétendez que le grain était prohibé de fait, lorsqu'il s'élevait à 22 fr. Eh bien, d'après votre proposition, lorsque le prix des grains s'élevait à 22 fr., il y avait seulement un droit de sortie de 25 c. par hectolitre.
M. Dumortier. - A 22 fr. 1 c., il y avait 2 francs de droits de sortie.
M. Frère-Orban. - Vous avez cité vous-même le prix de 22 fr. Lorsque le prix aurait excédé 22 fr., vous proposiez un droit de sortie plus élevé.
M. Dumortier. - Vous faites de l'argutie sur un centime.
M. Frère-Orban. - Vous avez dit : Lorsque les prix se seraient élevés à 22 fr. l'hectolitre, le grain aurait été prohibé de fait à la sortie ; et je vous prouve que lorsque le prix s'élevait à 22 fr., le grain était uniquement frappé d'un droit de 25 c. par hectolitre à la sortie.
M. Dumortier. - A 22 fr., il y avait 2 fr. de droits de sortie. N'asticotez pas pour un centime. Cela n'est pas digne du parlement.
M. le président. - On ne peut discuter de cette manière-là. Je prie de ne pas interrompre l'orateur.
M. Frère-Orban. - Il ne s'agit pas de centimes ; il s'agit d'établir que, même au prix de 22 fr., vous ne parliez pas alors de prohibition. Mais c'est là le point le moins important de la proposition. Voici ce qu'il y avait dans cette proposition. Lorsque le prix du grain atteignait 24 francs l'hectolitre, il y avait un droit d'entrée de 1 fr. 50 par 100 kil. à l'importation par navires étrangers et à l'importation par terre, canaux el rivières. Ainsi 1 fr. 50 de droit à l'entrée lorsque l'hectolitre de grain arrivait à 24 francs, voilà la proposition de l'honorable M. Dumortier !
Qu'on l'affiche donc aux quatre coins de la Belgique cette proposition ! Que l'on dise, quand on se pose en défenseur des intérêts du peuple : Mon intention est que le grain paye une taxe de 1 fr. 50 par hectolitre lorsqu'il est au prix de 24 fr. par hectolitre ! Que le peuple connaisse ses défenseurs.
Messieurs, je ne me serais point occupé de cette proposition de l'honorable membre, s'il ne m'y avait contraint et s'il n'annonçait formellement qu'il ne demande aujourd'hui la prohibition à la sortie qu'en se réservant, lorsque l'heure lui paraîtra propice, de reproduire son ancien système qui a été étouffé sous les cris de famine dit peuple.
De droits d'entrée donc, messieurs, il ne peut, à mon sens, en être question maintenant. La seule chose dont il faille s'occuper, c'est de la prohibition à la sortie, autre moyen de salut de l'honorable M. Dumortier.
Pour l'honorable M. Dumortier, tout est bon quand il s'agit de justifier ses idées. Les arguments les plus contradictoires lui servent également. S'il parie de l'échelle mobile, du projet de loi des 21, il s'écrie : « C'est la loi qui régit encore aujourd'hui les céréales en France ; c'est au moyen d'une législation sur laquelle était calquée la proposition des 21, que les grains sont aujourd'hui prohibés à la sortie en France, et que le peuple y a du pain. » Il établit ailleurs que la libre sortie a amené une hausse considérable, tandis que les prix étaient peu élevés en France.
Et puis veut-il nous faire peur de la libre sortie ? Voici le langage de l'honorable M. Dumortier, dans la même séance, dans le même discours, à quelques minutes d'intervalle :
« Déjà toute notre frontière qui s'étend depuis le Luxembourg jusqu'à Furnes et Ostende, aura son grain attiré vers la France où les prix sont de 4 francs plus élevés qu'en Belgique ; de manière que le bienfait dont la Providence a doté la Belgique, servira, par notre maladresse, à alimenter l'étranger. »
Ainsi, la même loi produit ce double effet. Lorsqu'on veut en vanter les bienfaits, on assure qu'elle abaisse le prix des grains en France. C'est ainsi qu'on a du pain à bon marché, du grain à bon marché. S'il s'agit, au contraire, d'exalter la prohibition : Ah ! prenez garde, si vous accordez la libre sortie, les grains vont immédiatement, sur toute la frontière, depuis le Luxembourg jusqu'à Furnes et Ostende, entrer en France où les prix sont de 4fr. plus élevés qu'en Belgique ! Toutes les démonstrations de l'honorable M. Dumortier ont la même valeur.
Un deuxième arguaient de l'honorable M. Dumortier est celui-ci :
« Messieurs, dit-il, le déficit des céréales est tellement considérable dans le midi de la France, en Portugal et en Espagne, où le kilog. de pain se paye 2 fr. (c'est l’honorable M. Dumortier qui l’a dit, ce n'est pas moi), le déficit est tellement immense, que si vous permettez la libre sortie de vos grains, ils vont être enlevés sur-le-champ, car la prime est telle qu'on ne porte plus les céréales dans ces pays par navires à voiles, qu'on les y porte par navires à vapeur, et l’honorable M. Dumortier a reçu d'un armateur d'Ostende, une dépêche télégraphique qui lui annonce que des ordres sont donnés pour faire exporter nos grains dès que les barrières seront ouvertes.
Mais je voudrais bien que l'honorable M. Dumortier me dit s’il reconnaît que nous avons besoin d'importer des denrées alimentaires, des céréales ?
M. Dumortier. - C'est une question.
M. Frère-Orban. - Comment ! c'est une question ! Si l'honorable M. Dumortier en doute c'est uniquement afin de pouvoir défendre sa thèse.
Nous avons incontestablement des importations considérables à faire de grains étrangers. Il faut suppléer au déficit de notre production.
Que l’honorable membre veuille nous expliquer comment, en présence des faits qu'il affirme, il peut espérer que nous aurons des importations de céréales ; comment on consentira à nous en apporter, si l'on peut les vendre à des prix plus élevés, même à des prix doubles sur les marchés étrangers ?
M. Dumortier. - Il faut donc de hauts prix.
M. Frère-Orban. - Eh ! raisonnez donc ! C'est une question de bon sens ; c'est au bon sens que je fais appel ; tâchez d'en user un peu, et veuillez m'expliquer comment, les importations étant indispensables dans tous les pays étrangers, nous pouvons avoir la prétention d'obtenir les céréales à un prix plus bas que celui du marché général ? Nous devons aller nous pourvoir... où ? Mais où les autres vont se pourvoir de céréales, où les autres en achètent. Et comment pouvons-nous espérer de rencontrer un producteur de céréales qui consente à nous les vendre à des prix beaucoup plus bas que ceux auxquels il pourrait les vendre à autrui ? Et si cela est absolument impossible, il est impossible de justifier la prohibition.
En vain nous dit-on, sans trop s'inquiéter de la vérité, que notre grain vaut infiniment mieux que le grain étranger, ce qui permet à M. Dumortier d'expliquer le haut prix de nos céréales, malgré la prohibition, en vain contredit-on les statistiques et vient-on nous accabler de chiffres ; qu'importe : il y a sur le marché du monde une certaine quantité de céréales à vendre ; nous sommes des acheteurs comme les Anglais, comme les Hollandais, comme les Espagnols ou les Français, et nous ne pourrons être acheteurs qu'aux mêmes conditions. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de prohibition, on ne changera rien à cette situation.
L'honorable M. Dumortier a trop la prétention de jouer au petit Dieu ; l'honorable membre, et il l'avoue assez ingénument, à la prétention de corriger la Providence.
La Providence nous donne-t-elle une récolte abondante ; les grains sont-ils à bas prix ? Me voici, dit l'honorable membre, je veux faire hausser les grains. Et vite une petite loi pour corriger la Providence.
Les grains sont-ils à un prix élevé ? Cette fois, c'est la Providence, car on connaît tous ses desseins, c'est la Providence qui nous châtie ! Me voilà, dit M. Dumortier, je vais porter remède à ce que la Providence a fait. Ah ! elle veut nous châtier, elle veut que les grains soient à un prix élevé ; je les prohibe à la sortie. Et ainsi la Providence qui croyait avoir fait quelque chose, est réellement bien attrapée.
L'honorable M. Dumortier devrait se persuader qu'il n'a pas la puissance de faire ce qu'il nous annonce ; que nous ne pouvons en ces matières que très peu de chose ; que ce que le bon sens et la prudence nous conseillent, c'est de faire en sorte qu'il y ait le moins d'entraves, le moins de gêne possible, afin que chacun dispose librement de ce qu'il a ; qu'on puisse vendre ou en Belgique ou ailleurs, afin qu'on (page 341) nous importe aussi de l'étranger des marchandises dont nous pouvons avoir besoin et que nous échangions en liberté avec d'autres peuples de mutuels services. Notre rôle doit se bornera cela.
Le principe en vertu duquel procède M. Dumortier est essentiellement dangereux. A ce titre seul il devrait être exclu de la législation. C 'est le principe en vertu duquel on peut prendre la propriété à autrui sous prétexte de favoriser (et en cela on se trompe), sous prétexte de favoriser les intérêts d'une autre classe de citoyens.
On n'arrive pas au résultat qu'on a en vue dès qu'il y a pénurie dans le pays, et en tous cas, le moyen injuste et violent ne produit jamais d'effets vraiment salutaires. On insère dans une loi un principe qui peut être invoqué contre les autres propriétés, et au nom duquel on pourrait mettre toutes les propriétés des citoyens à la disposition d'une majorité parlementaire. A ce titre seul on devrait le proscrire comme contraire aux bases mêmes de la société.
J'ai dit que cette proposition serait sans effet, qu'elle ne pouvait avoir aucun résultat. Mais elle peut avoir un inconvénient très sérieux.
Nous manquons de céréales.
Eh bien, si le principe que préconise M. Dumortier, ce principe d'horrible égoïsme venait à être admis ailleurs, si les pays où nous devons aller acheté des céréales déclaraient qu'ils gardent leurs grains pour eux, nos populations mourraient de faim. Si, en représailles du principe injuste que vous voulez inscrire dans votre loi, le Zollverein seul décrétait la prohibition à la sortie, les prix chez nous augmenteraient dans une proportion inquiétante. Cette considération seule devrait suffire pour faire rejeter la proposition.
Ce n'est pas sans raison que j'appelle l'attention sur le Zollverein ; plus d'une fois on a fait entendre que si des mesures semblables étaient consacrées en Belgique, on se croirait autorisé à en prendre de semblables dans le Zollverein. Je repousse donc la prohibition comme inique, inutile, inefficace, dangereuse.
M. de Muelenaere. - Messieurs, je me bornerai à vous exposer brièvement les considérations qui m'ont déterminé à vous proposer mon amendement. Je n'ai pas le droit d'entrer dans le fond de la question.
D'abord, je pense que nous serons tous d'accord pour reconnaître que ceux qui ont assisté à cette discussion en conserveront un assez pénible soutenir. On s'est adressé de part et d'autre des reproches que pour ma part, je déclare injustes et mal fondés. Je suis convaincu que, sur tous les bancs de cette Chambre, on est animé du désir sincère de venir en aide aux classes laborieuses et souffrantes, et de leur procurer l'alimentation aux meilleures conditions possibles.
C'est là le but que nous voulons tous atteindre ; malheureusement nous ne sommes pas d'accord sur le moyen d'obtenir ce résultat. Faut-il s'en étonner ? Presque tous les orateurs qui depuis quatre jours ont pris la parole dans cette enceinte nr se sont-ils pas étages successivement prévalus des mêmes pièces, des mêmes documents, des mêmes renseignements statistiques pour prouver quoi ? Les uns que la prohibition avait été très avantageuse à l'alimentation publique, les autres que la prohibition avait rendu en Belgique le pain plus cher que sur d'autres marchés où la libre sortie est autorisée. Que conclure de tout cela ? Hélas ! ce qu'il y aurait de plus sage peut-être, c'est de reconnaître avec humilité qu'il est certaines questions que la sagesse humaine essayerait vainement de résoudre ; c’est qu'en règle générale, l'intervention de la législature et du gouvernement est impuissante pour conjurer les calamités que la Providence nous réserve de temps en temps.
Quoi qu'il en soit, le projet de loi présenté par le gouvernement a fait naître dans le pays une certaine agitation, une certaine émotion. C'est là un fait qu'on ne peut pas se dissimuler.
Vous en avez la preuve dans les nombreuses pétitions qui sont déposées sur le bureau de la Chambre.
Vainement dit-on que les pétitionnaires ont cédé à une pression étrangère. C'est là une espèce d'injure à l'adresse des pétitionnaires, que rien n'autorise.
J'ai compulsé quelques-unes de ces pétitions, et j'y ai vu des noms très honorables, les signatures de membres d'administrations communales, de fonctionnaires publics, d'échevins, de bourgmestres, en un mot d'une foule de personnes respectables. Ce reproche tombe donc de lui-même.
Ces pétitions démontrent donc à l'évidence que l'émotion existe et qu'elle est réelle. Est-elle fondée ou non ? C'est ce que je ne veux pas examiner dans ce moment. Je me borne à constater seulement un fait. Je dis que c'est là un sentiment, fût-il même erroné, dont un gouvernement comme celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre doit tenir compte.
Ce sentiment est très respectable. Faut-il aller à rencontre de l'opinion publique dans un moment aussi peu favorable aux classes moyennes que celui où nous nous trouvons ? L'époque me paraît inopportune pour décider une question aussi importante, aussi brûlante que celle qui nous occupe.
Dans la séance d'hier l'honorable M. Maertens a fait observer, avec beaucoup de raison, que jamais les circonstances n'ont été moins favorables pour voter une loi définitive ou modifier la législation existante.
Nous sommes au milieu de l'hiver, le prix des céréales est encore très élévé et ce prix éprouve, à la moindre secousse, des fluctuations assez fortes. Ces circonstances réunies doivent vous engager à attendre une époque plus calme, plus régulière, plus normale, pour discuter le projet de loi qui vous est présenté.
C'est là le motif qui m'a décidé à proposer l'ajournement de la solution de la question. Je propose de maintenir l'état actuel des choses jusqu'au 31 mai prochain. A cette époque, la situation sera mieux dessinée, l'opinion sera plus calme ; vous pourrez vous occuper avec plus de maturité d'un projet de loi sur cette matière.
En faisant cette proposition je dois déclarer que je n'ai qu'un seul but, c'est que la législature se prononce définitivement sur la question qui lui est soumise avant le 31 mai. Mon but n'est nullement de faire revivre de plein droit, sans nouvelle résolution de la législature, les disposions de la loi de 1850 sur la matière. Ainsi, par exemple, je ne veux pas ressusciter, sans discussion préalable, au 31 mai 1857, le droit d'un franc qui, d'après la loi antérieure, frappe les céréales à l'entrée.
Je désire qu'avant le 31 mai la Chambre ait le temps de s'occuper de cet objet, et de faire une loi définitive pour cette époque, s'il y a lieu.
Voilà les motifs de mon amendement.
M. Thibaut. - Je puis, messieurs, me rallier pour la première partie de mon amendement, à celui de l'honorable M. de Muelenaere.
En effet, je propose de proroger la loi du 30 décembre 1855 jusqu'à la fin de juin.
L'honorable M. de Muelenaere propose de ne la proroger que jusqu'à la fin de mai. C'est un mois de différence ; la chose est peu importante.
Quant à ce point, les développements présentés par l'honorable préopinant le justifient beaucoup mieux que je n'aurais pu le faire moi-même, je n'insisterai pas.
Mais, messieurs, ma proposition diffère de celle de l'honorable comte de Muelenaere en ce que je demande qu'à l'expiration du délai de 5 ou 6 mois pendant lequel la loi de 1855 serait prorogée, nous entrions dans, un système stable qui serait arrêté dès maintenant.
Je crois donc que la discussion à laquelle nous nous sommes livrés depuis trois jours ne doit pas être perdue. Je crois que l'on peut dès aujourd'hui se prononcer sur le système définitif qui convient le mieux, au pays.
On a beaucoup parlé des manifestations de l'opinion publique. Mais si la discussion est ajournée, les mêmes pétitions qui sont adressées à la Chambre seront renouvelées. Dans cinq mois nous nous retrouverons en face des mêmes réclamations, des mêmes prétentions. Je dirai, quant à moi, que le moment est plus favorable qu'il ne le serait dans cinq mois pour voter une loi définitive.
Que voyons-nous en effet ? Les partisans de la prohibition s'efforcent surtout de démontrer que le moment est mal choisi pour abandonner un système qui existe depuis deux ans ; ils soutiennent que le commerce n'ayant pas été prévenu n'est pas en mesure de remplacer, par l'importation, les denrées alimentaires qui seront immédiatement vendues pour l'étranger.
Ces objections, messieurs, disparaissent ou perdent considérablement de leur importance si la prohibition à la sortie est maintenue pendant 5 ou 6 mois.
La mauvaise saison sera écoulée, et le commerce sera préparé pour faire jouir immédiatement le pays de la législation libérale dont nous l'aurons doté.
Une loi définitive, messieurs, est désirée par tout le monde.
Le commerce la désire ; l'agriculture la désire ; car l'agriculteur qui,, en général, loue la terre qu'il cultive, a intérêt à ce qu’une hausse factice des grains ne fisse pas augmenter le prix des baux, et à ce qu'une baisse factice ne lui enlève pas ses espérances de profit légitime.
Le consommateur lui-même y trouvera son avantage. Il ne demande d'ailleurs de lois exceptionnelles que pour des temps qui sont eux-mêmes exceptionnels.
Il y a un autre intérêt qui' peut élever la voix dans cette discussion c'est celui du propriétaire. Le propriétaire représente le droit, la justice. Mais si le propriétaire peut parler au nom du droit, il est aussi l'ami de l'ordre, de la sécurité publique et souvent il abandonne une partie de son droit, pour maintenir l'ordre.
Quant à nous, messieurs, qui décidons souverainement, nous ne devons exiger cet abandon des droits du propriétaire que dans des circonstances tout à fait impérieuses. Ces circonstances, en admettant qu'elles existent encore maintenant, n'existeront certainement plus dans quelques mois.
Je crois donc que dans la position actuelle du pays, il peut être bon de maintenir la prohibition de sortie pendant quelques mois ; nous devons au moins décider dès maintenant qu'après ce délai, le régime libéral que le gouvernement lui-même a proposé comme mesure provisoire, sera stable et définitif.
(page 347) M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker)- Le projet présenté par le gouvernement a été, comme vous avez pu l'entendre dans les précédentes séances et dans la séance d'aujourd'hui, l'objet de critiques contradictoires.
Pour les uns, le système proposé temporairement par le gouvernement n'est pas assez libéral. Pour les autres il est trop libéral.
Vous le savez, la législation sur les céréales a été, à toutes les époques et pour tous les gouvernements, une source d'immenses difficultés. C'est une des lois les plus graves et les plus difficiles à faire dans tous les pays.
Les difficultés qu'on a rencontrées à toutes les époques sont bien plus grandes encore aujourd'hui.
La conséquence que je veux tirer de cette observation préliminaire, et que d'autres membres ont déjà fait valoir, c'est que les opinions les plus diverses, les plus contradictoires même peuvent jusqu'à un certain point se concevoir, se défendre, avec bonne foi. La première conclusion, c'est que nous devons nous supposer mutuellement cette bonne foi, dans la défense des principes que nous venons soutenir.
Tous, comme l'ont dit d'honorables membres, nous voulons le bien-être du peuple. On peut différer sur les moyens ; mais évidemment le but qu'on se propose sur tous les bancs de cette Chambre est un but bienfaisant pour le peuple.
Nous devons user d'autant plus de modération dans l'appréciation de nos opinions mutuelles, que cette discussion a lieu au milieu des préoccupations de l'esprit public qu'il importe de ménager.
On peut regretter que les lois relatives aux denrées alimentaires doivent se discuter à l'entrée de l'hiver, alors qu'une inquiétude très légitime règne dans un très grand nombre de familles relativement à l'influence que la saison d'hiver peut exercer sur le prix des denrées alimentaires.
Nous avons donc tous les motifs d'être très modérés dans l'expression de notre manière de voir et d'être très indulgents dans l'appréciation des opinions de nos adversaires.
Pour ma part, je m'imposerai toujours une grande réserve à cet égard.
Messieurs, le gouvernement a commencé par apprécier la situation des choses avec calme et sans la moindre préoccupation étrangère au sujet.
Je le sais, non seulement on n'est pas d'accord sur les principes à adopter ; mais, en général, on est malheureusement très peu d'accord sur l'observation même des faits qui doivent servir de point de départ à l'application des principes.
Le gouvernement n'a pas procédé par parti pris ; et la preuve c'est qu'il vous propose, cette année, une législation basée sur des principes autres, en partie, que ceux qu'il a défendus l'année dernière.
Il n'a pas procédé par un esprit de système rigoureux, impitoyable. La preuve, c'est qu'il propose pour les grains une législation autre que pour les pommes de terre.
Ce que le gouvernement a donc voulu, c'est rechercher, par l'observation impartiale des faits, le moyen d'assurer pour autant que cela est possible aux populations belges l'alimentation la plus abondante et la plus économique.
A ce but, je le déclare nettement, nous avons subordonné toute autre considération les intérêts légitimes de l'agriculture et du commerce, les théories et les systèmes. Tout cela doit dans notre pensée être subordonné à la poursuite du grand but que nous voulons atteindre.
Messieurs, examinons d'abord pourquoi le gouvernement vous a proposé de donner à la loi un caractère temporaire.
L'honorable M. Frère-Orban trouvait tout à l'heure le projet du gouvernement inexplicable, illogique, parce que, d'une part, le gouvernement vous propose une loi temporaire, et que, d'autre part, il propose un droit à l'entrée.
Messieurs, j'avoue sans peine que le droit à l'entrée se concevrait mieux dans une loi définitive. Mais je me demande si, dans ce caractère temporaire que nous avons jugé nécessaire de donner à la loi, et j'espère le justifier tout à l'heure, il y a un motif de renoncer, dès cette année, à poursuivre un autre but qui est également respectable, l'intérêt du trésor, lorsqu'on a la certitude que par ce moyen on ne blessera pas les intérêts du consommateur.
Je conçois que pour ceux qui croient que ce droit à l'entrée exerce une certaine influence, il paraisse illogique que, pour une loi temporaire et alors que la situation n'est pas encore complètement normale, on veuille prélever un pareil droit. Mais je ne pense pas que personne puisse sérieusement soutenir que le droit à l'entrée de 50 c. soit de nature à exercer la moindre influence soit sur le prix, soit sur les approvisionnements des céréales.
Messieurs, le gouvernement a donné au projet de loi un caractère temporaire pour les raisons que je vais avoir l'honneur de vous donner.
De l'aveu de tout le monde, la situation n'est pas encore complètement normale et je crois qu'il est inutile d'entrer à cet égard dans de longs développements ; nous devons tous avouer qu'après les années de crise que le pays vient de traverser, on ne peut pas soutenir que la situation intérieure du pays soit arrivée à un état normal.
Nous ne sommes donc pas encore, à ce point de vue, en position de bien et sainement apprécier quel est le système qu'il faut admettre définitivement pour le pays.
La situation des lieux de production n'est pas non plus normale encore. La plupart des chambres de commerce vous le disent dans les rapports qui vous ont été communiqués, le commerce n'a pas encore repris ses allures. Il y a encore, par suite du dérangement que la guerre a fait éprouver aux relations commerciales, il y a encore une situation qui n'est pas complètement normale.
Ainsi aux lieux de production, comme chez nous, aux lieux de consommation, il y a une situation qui n'est pas encore normale.
C'est pour ce motif que le gouvernement a cru que nous n'étions pas encore en position de proposer une loi définitive. Sans doute je suis le premier à en convenir, une loi définitive offre des avantages. Si l'on veut un commerce de grains, si l'on veut des combinaisons régulières d'exportation et d'importation des céréales il faut donner de la stabilité à la législation ; il faut donner au commerce la perspective de ne pas être entravé dans ses opérations. Cependant, il importe de ne pas non plus exagérer les inconvénients que peut avoir pour le commerce des céréales le caractère provisoire de la loi. Le commerce des céréales n'est pas un commerce ordinaire. Il faut souvent un temps très considérable pour établir des relations, pour les autres commerces qui se font ordinairement par voie d'échange des produits. Il y a des cargaisons d'aller à combiner avec les cargaisons de retour. Il y a des correspondances à créer de longue main ; il y a à examiner les moments favorables pour certaines exportations et pour certaines importations. Il y a une foule de combinaisons dont il faut tenir compte. Pour les grains, il n'en est pas ainsi.
Ordinairement le commerce des grains, du moins pour la Belgique, mais même en général pour tous les pays, n'est pas un commerce d'échange. C'est un commerce qui se fait dans des conditions particulières, qui n'a pas besoin de s'établir de longue main, et qui, par la force même des choses ; par le caractère aléatoire de la production annuelle des céréales dans les divers pays, se déplace forcément et conserve difficilement de la stabilité dans ses opérations.
D'ailleurs, l'expérience nous prouve qu'une législation stable en matière de denrées alimentaires est réellement impossible.
Il y avait une dernière considération pour ne pas rendre la loi définitive ; c'est que le gouvernement a cru devoir établir une différence entre les céréales et les pommes de terre.
Nous avons tenu à maintenir la prohibition des pommes de terre pour les motifs que j'aurai l'honneur de vous développer tout à l'heure, et c'est en considération du maintien de la prohibition des pommes de terre que le gouvernement a voulu faire une loi provisoire, parce qu'il n'entre pas dans sa pensée, cela va sans dire, de perpétuer cette prohibition.
J'arrive maintenant à la proposition que le gouvernement a l'honneur de vous faire, de lever la prohibition quant à la sortie des céréales. C'est là au fond la grande question qui s'agite dans cette discussion.
Personnellement, messieurs, je suis partisan convaincu de la liberté du commerce en fait de grains.
Dans d'autres circonstances, j'ai eu l'occasion de m'expliquer catégoriquement à cet égard. Mais je ne suis pas, comme certains honorables membres de cette assemblée, partisan de l'application absolue de ce principe, en ce sens que j'admets certaines dérogations à ce principe. Mais il faut pour moi que ces dérogations soient motivées sur une nécessité absolue et bien démontrée ; il faut des circonstances tout exceptionnelles pour justifier ces dérogations au principe de la liberté.
Nous avons eu quatre fois, depuis un certain nombre d'années, occasion d'appliquer le système de la prohibition.
En 1846, la prohibition fut pour la première fois décrétée. Vous vous rappelez qu'on se trouvait en présence d'une situation étrange et toute nouvelle, créée par la maladie des pommes de terre se déclarant pour la première fois.
On ne connaissait pas encore exactement, à cette époque, quel était le rôle que jouait la pomme de terre dans l'alimentation publique. Les esprits furent effrayés, et par un sentiment que l'on peut comprendre, quoique les faits ne l'aient pas justifié, le gouvernement jugea prudent de prohiber les céréales à la sortie.
En 1847, le même système fut appliqué encore une fois en présence d'une situation tout anomale. C'était la continuation de la maladie des pommes de terre, d'une part ; c'était, d'autre part, un déficit très considérable dans la récolte, surtout dans la récolte du seigle. Des maladies épidémiques décimaient nos principales provinces. En un mot les esprits étaient frappés d'une situation sombre à tous égards et qui, de la part du gouvernement, commandait encore une mesure exceptionnelle.
La prohibition fut encore décrétée en 1854. Un fait tout nouveau vient encore exercer une influence décisive sur les esprits. Déjà le gouvernement belge avait présenté un projet de loi où il n'était nullement question de prohibition, lorsque le gouvernement français décréta l'interdiction de la distillation des grains. Ce fait, messieurs, jeta notre pays dans de nouvelles alarmes. La chambre de commerce d'Anvers elle-même partagea la crainte de voir une grande quantité de nos (page 348) céréales convertie en spiritueux, ou de voir nos céréales exportées en Hollande pour y être également converties en spiritueux, puis exportées sous cette forme en France. C’est sous l'Impression de cette appréhension, qui était exagérée, l'expérience l'a prouvé, mais enfin, qui était généralement partagée, que les Chambres admirent la prohibition à la sortie.
L’année dernière, messieurs, la situation était encore toute particulière. On venait de constater un déficit considérable dans notre récolte et dans la récolte de tous les autres pays d'Europe. Les pays qui d'ordinaire exportent beaucoup de céréales dans l'occident de l'Europe étaient le théâtre de la guerre d'Orient. Il y avait une grande préoccupation dans les esprits, à tel point que les Chambres et le gouvernement ont fait les efforts les plus louables pour tranquilliser l'opinion, pour fournir du travail aux populations, pour stimuler le zèle et le dévouement des administrations et des particuliers. En un mot, l'année dernière à l'entrée de l'hiver on se trouvait encore dans une situation très inquiétante, et les prix étaient beaucoup plus élevés qu'ils ne le sont aujourd'hui.
Rien que l'exposé de ces faits, messieurs, vous donne la clef de la conduite que le gouvernement crut devoir tenir aux époques que je viens d'indiquer.
Evidemment la position n'est plus la même aujourd'hui et surtout elle n'est pas celle de l'année dernière ; on peut dire, au contraire, qu'elle est changée du tout au tout. L'année dernière, comme je le disais tantôt, il y avait un déficit très considérable ; cette, année, au contraire, la récolte est excellente, pour ainsi dire dans toutes les parties du pays.
Dans d'autres contrées d'où la Belgique doit d'ordinaire tirer ses approvisionnements, l'année dernière il y avait aussi un manque, presque complet de récolte. Il n'y avait que les États-Unis seuls qui pussent fournir un excédant un peu remarquable à l'Europe. Cette année, encore une fois, on peut dire que dans presque toute l'Europe septentrionale et centrale, la récolte a été particulièrement favorable. Il n’y a d'exception que pour la partie méridionale, pour le midi de la France, pour l'Espagne et le Portugal, où il y a presque disette.
D'un autre côté, messieurs, la paix est faite ; il n'y a plus d'état de guerre, il n'y a plus d'interruption des relations commerciales. Il est donc permis de dire, messieurs, que, d'une part, nous n'avons plus le même besoin d'importations, et que d'autre part, eussions-nous moins besoin d'importations considérables, nous aurions beaucoup plus de chances d'importations, parce que partout il y a beaucoup plus à exporter que l'année dernière. L'année dernière ou pouvait dire : Nous avons peu d'espoir de recevoir des grains de l'étranger ; conservons dès lors ce que nous avons, c'est une mesure de prudence. Mais aujourd'hui, l'état des choses doit nous faire prendre une position tout autre.
Messieurs, je suis si convaincu que la prohibition ne se justifierait plus aujourd'hui, que je n'hésite pas à dire que si cette année-ci on maintient la prohibition, je ne sais plus devant quelle situation on y renoncera. (Interruption.)
Quand on sera arrivé, dit-on, à des prix normaux.
Mais remarquez bien, messieurs, que déjà, à l'heure qu'il est, les prix sont descendus, dans leur ensemble, au taux que la loi de l'échelle mobile elle-même considérait comme normal. On perd de vue ce fait significatif, c'est qu'avec les prix actuels le seigle pourrait sortir librement si nous étions encore sous l'empire de l'échelle mobile, et que cette même loi de 1834 permettrait également l'exportation des froments, s'ils baissaient encore quelque peu. Sous l'empire de la loi de 1834, l'exportation du seigle était permise lorsque le prix était arrivé à 17 fr., or, nos seigles sont à 15 fr. Sur le froment, il ne faut plus qu'une baisse de 1 fr. 50 c. pour qu'il soit au prix auquel la loi de 1834 en permettait l'exportation.
Et c'est dans de pareilles conditions qu'on demande aujourd'hui le maintien de la prohibition ! Je vous avoue, messieurs, que je ne comprends pas une pareille demande ; et je soutiens que maintenir aujourd'hui la prohibition, ce serait en quelque sorte déclarer que la prohibition doit être permanente.
Je sais bien, messieurs, qu'il y a dans la situation un côté qui n'est pas encore normal ; mais c'est pour ce motif que le gouvernement propose le maintien de la prohibition à la sortie pour les pommes de terre. C'est là une mesure très importante, dont on n'a pas tenu suffisamment compte dans la discussion ; car enfin, la pomme de terre c'est en quelque sorte la base de la nourriture du peuple, et d'ailleurs, le prix relativement bas des pommes de terre doit, dans un prochain avenir, exercer une influence favorable sur le prix des grains.
Ainsi, messieurs, si le gouvernement vous propose aujourd'hui de renoncer à la prohibition, c'est parce que, d'après lui, la situation est changée du tout au tout et que la prohibition des céréales n'est plus justifiée.
Le gouvernement est guidé par d'autres motifs encore : c'est en premier lieu, de rentrer dans les principes de justice.
Messieurs, c'est quelque chose d'exorbitant que la prohibition, et je suis étonné que ce fait ne frappe pas davantage les esprits.
C'est un acte exorbitant que d'enlever à un propriétaire la disposition de son bien, la disposition de sa propriété. Si, quant à moi, je reconnais, dans certains cas, la nécessité d'appliquer le principe de la prohibition, c'est comme mesure d'ordre public ; ce n'est jamais comme mesure économique. Cette espèce d'expropriation pour cause d'utilité publique, comme on l'a appelée à juste titre, doit se justifier par une nécessité absolue. Du moment que cette nécessité n'existe plus, vous n'avez plus le droit de recourir à une mesure si extrême.
Messieurs, on ne réfléchit pas assez au danger de voir le principe de la prohibition appliqué à d'autres produits. C'est mettre le pied sur un terrain bien glissant ; l'application à d'autres produits pourrait mener aux plus étranges et aux plus redoutables conséquences.
Et puis, ainsi que vous le disait tout à l'heure l'honorable M. Frère, le principe est encore très dangereux au point de vue de nos relations extérieures. Vous le savez, messieurs, la prohibition, même dans les circonstances graves où elle a été pratiquée par la Belgique, a fait l'objet des réclamations de certains gouvernements étrangers, et si ces gouvernements ont reconnu que ce principe pouvait, à la rigueur, recevoir son application par des raisons de nécessité publique, qui nous dit que les mêmes gouvernements admettraient l'application du principe, alors qu'il ne s'agirait plus que d'une simple mesure économique ?
Or, c'est là un grave danger. Que deviendrait, par exemple, la province de Liège, sans les importations que lui fournissent les provinces rhénanes ?
C'est donc un fait de la plus haute importance, mais je n'insisterai pas davantage sur cette matière, un peu délicate de sa nature.
Messieurs, le gouvernement vous propose encore la levée de la prohibition, à cause de l'expérience que nous avons faite.
Cette expérience n'est pas appréciée par nous tous de la même manière, je le reconnais ; les faits n'ont pas pour tous la même signification. Si j'admets, chez les membres qui ne partagent pas notre opinion, la plus complète bonne foi dans l'appréciation des faits, il me sera permis sans doute d'apprécier ces mêmes faits à mon tour, et d'espérer qu'on voudra bien croire également à ma bonne foi.
Une première expérience est faite, et je ne pense pas qu'on puisse nier le résultat qu'elle constate : c'est que nous avons un besoin normal de céréales étrangères, quelle que soit l'abondance de notre récolte.
Depuis vingt ans, la moyenne des importations a été de 800,000 hectolitres, l'année dernière on a importé deux millions d'hectolitres.
Il y a ici un fait que je crois devoir signaler, parce qu'il pourrait passer inaperçu. On apprécie l'ensemble de la récolte du froment et du seigle ; on se dit : « La récolte a produit autant : donc il n'y a pas nécessité d'importation. »
Eh bien, le fait sur lequel j'appelle l'attention de la Chambre, c'est l'importance croissante de la consommation du froment. Ainsi, vous devez nécessairement importer du froment, quel que soit l'ensemble de la production des céréales dans notre pays.
C'est là, du reste, un fait très heureux : il prouve l'état de bien-être, et de prospérité du pays.
Cette augmentation de la consommation du froment en Belgique est un fait qui mérite donc toute notre attention. On peut constater le fait par l'importance croissante des arrivages en froments étrangers ; on peut le constater encore par la culture, de jour en jour plus développée, du froment en Belgique. La culture du seigle en restée stationnaire ; celle du froment s'est successivement étendue. On peut encore le constater par l'écart entre les prix du froment et ceux du seigle qui augmente dans une proportion considérable ; il y a quelques années, l'écart était de 3 à 4 ; aujourd'hui il est presque de 3 à 5.
Voilà donc des faits qui prouvent que, quel que soit l'ensemble de la production des céréales, vous aurez toujours un besoin incessant d'importations ne fût-ce que pour le froment seul, parce que votre culture ne pourra jamais se développer au point de satisfaire aux besoins de la consommation toujours croissante du froment. (Interruption.)
L'augmentation de population y est pour quelque chose, mais cette augmentation est à peu près compensée par les défrichements qui s'opèrent, et par les améliorations apportées à la culture.
Maintenant, quel est le résultat de l'expérience acquise quant aux approvisionnements et quant aux prix ? Ici, j'arrive au cœur de la question.
Il me semble que la raison doit nous dire, avant tout examen des faits, que là où existe le régime de la liberté d'exportation et d'importation, vous aurez, en fin de compte, des approvisionnements plus considérables, que vous aurez aussi des prix relativement plus bas et soumis à des fluctuations et à des écarts moins sensibles.
C'est ce que l'expérience nous a fait voir. Sous le régime de la prohibition, nous n'avons pas eu ce qu'on peut appeler un commerce de céréales ; presque toutes les céréales étrangères nous sont venues, par infiltration, de la Hollande et des provinces rhénanes ; nous n'avons pas eu des arrivages directs des pays lointains qui produisent des céréales à bas prix.
Mais c'est surtout quant aux prix que les effets de l'un et de l'autre système sont sensibles ; ou du moins s'ils ne sont pas très considérables, on peut les observer parfaitement.
On a déjà fait remarquer que quand les céréales sont importées sous le régime de la prohibition, elles arrivent ordinairement des marchés voisins, elles nous arrivent de deuxième ou de troisième, mais à des conditions plus onéreuses. Ce fait, je le sais, a été contesté ; mais j'ai fait dresser un tableau d'où ce fait résulte à toute évidence.
(page 349) Ainsi, pendant les 22 mois du régime de la prohibition, on peut diviser les arrivages en deux grandes catégories : lorsque les prix ont été au-dessous de 32 francs et lorsqu'ils ont été au-dessus de 32 francs. Eh bien, pendant la période où les prix ont été au-dessous de 32 fr., nous n'avons importé qu'un tiers ; les deux autres tiers ont été importés alors que les prix étaient au-dessus de 32 fr. 50 c.
Ainsi sur une importation totale de 180 millions de kil de froment faite dans une période de 22 mois de prohibition, nous avons payé moins de 65 millions au prix moyen de 29 fr. 56 c. tandis que nous avons importé les deux autres tiers, soit 116 millions de kilogrammes au prix excessif de 35 fr. 51 c.
Examinons maintenant l'influence du régime de la liberté ou du régime de la prohibition sur les prix des céréales importées. On a fait surtout les comparaisons avec l'Angleterre. C'est aussi dans nos rapports avec l'Angleterre que j'ai examiné la question. Le résultat des deux systèmes a été celui-ci : c'est que pendant les années de prohibition à la sortie, nous avons toujours eu des prix élevés en Belgique qu'en Angleterre, et pendant les années de liberté d'exportation, nous avons eu constamment en Belgique, des prix moindres, à l'exception de deux années.
Voici les chiffres officiels depuis 1845, époque à laquelle a commencé l'application de la liberté commerciale :
En 1845, année de liberté d'exportation, nous avons eu en Belgique, le prix moyen de 20 fr. 22 c. et l'Angleterre a eu celui de 22 fr. 25 c. En 1846 et 1847, deux années de prohibition à la sortie, immédiatement des effets contraires se produisent. Vous avez, en 1846, un prix moyen de 24 fr. 27 c. en Belgique, 24 fr. 03 c. en Angleterre ; en 1847, vous avez en Belgique 31 fr. 14 c. et en Angleterre 30 fr. 66 c.
En 1848 et les années suivantes, années de liberté, retour au premier état de choses, vous avez des prix plus bas en Belgique qu'en Angleterre.
En 1855 et 1856 (11 mois), année de prohibition, les prix sont de nouveau plus élevés pour la Belgique et s'élèvent respectivement à fr. 33 15 c. et 31 51, tandis qu'en Angleterre ils sont de fr. 32 12 et de 29 95.
Les années 1852 et 1853, années de liberté d'exportation, forment donc une exception qui doit avoir ses motifs, mais qu'il est difficile d'analyser. Pour ces deux années, il y a une dérogation au principe : les prix présentent une légère différence en faveur de l'Angleterre.
Il n'en résulte pas moins que l'expérience comparative de 12 années est décisive en faveur de notre thèse ; cette période de 12 ans se compose de 4 années du régime de prohibition, et de 8 années du régime de liberté.
Pendant nos quatre années du régime de prohibition, les prix ont toujours été régulièrement plus élevés en Belgique qu'en Angleterre, et durant les huit années de régime de liberté, les prix ont été toujours plus bas chez nous, excepté pendant les années 1852 et 1853.
M. Dumortier. - Vous ne tenez pas compte de la différence du poids et de la qualité.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Mais, si l'observation de M. Dumortier était fondée, elle devrait également s'appliquer aux années de prohibition comme aux années de liberté. Cette différence de qualité et de poids devrait donc avoir exercé son influence dans les deux cas.
L'objection de cette différence ne prouverait donc rien. Mais, du moins, est-elle fondée en fait ? Est-ce que réellement les qualités de nos grains avec les grains étrangers diffèrent tant ? C'est une très grave erreur de le croire. Nous avons en Belgique d'excellents grains ; dans une partie de nos Flandres, du Hainaut, du Brabant wallon ou de la Hesbaye, nous avons d'excellent grains, mais pour le reste du pays nous avons des grains fort ordinaires.
Et quant à nos meilleures qualités, elles sont loin d'être les meilleures qu'on produise en Europe. En voulez-vous une preuve ? Sur les marchés de Londres les froments belges n'arrivent qu'en quatrième et cinquième ligne. Ils ne viennent qu'après les froments mélangés de Dantzick, de Rostock, de Kœnigsberg, de Silésie, de Poméranie ; ils sont au même rang que ceux des provinces rhénanes ; j'ai en mains des pièces officielles qui le prouvent.
C'est donc une erreur de croire que les qualités des grains qui servent de base aux comparaisons diffèrent tant.
C'est une erreur non moins grande de croire que les grains importés chez nous sont de mauvaise qualité. Je tiens à déclarer cela, car l'allégation contraire pourrait avoir une influence fâcheuse sur l'esprit des consommateurs belges.
Je déclare donc qu'à quelques exceptions près, les froments qu'on nous importe sont de très bonne qualité ; je ne dis pas qu'ils soient tous de la même qualité que nos meilleurs produits de premier choix ; mais ils valent au moins la masse des froments, produits en Belgique. (Interruption.) Cela est tellement vrai... J'ai devant moi le tableau officiel des transactions faites à Anvers la semaine dernière finissait le 6 décembre.
C'est la dernière note que j'ai reçue officiellement. Par les prix vous pouvez voir la valeur des grains importés en Belgique qu'on signale comme étant de si mauvaise qualité. Ces prix vont de 27 à 30 fr. ; les froments américains, de 30 à 31 fr. ; les froments de Galatz de 27 à 28, ceux de la Prusse à 29 ; les froments blancs d'Amsterdam à 32-79, les froments blancs de Zélande de 30 à 31. Vous voyez par ces prix officiels que les qualités importées valant au moins nos grains du pays, sont même pour la moyenne supérieurs à la moyenne des grains produits dans le pays ?
Y a-t-il plus de fondement dans l'objection tirée de la différence des ventes à la mesure ou au poids ?
Les mercuriales officielles se forment partout en Belgique sur la mesure. Celles d'Angleterre et de France se forment de la même manière. Mais, pour les transactions commerciales, on tient compte des poids combinés avec les mesures ; on stipule pour l'hectolitre un poids fictif de 75, 77, 81, 82 kil., et les prix se règlent d'après les poids réels comparés à ces poids fictifs. Ainsi, sur les marchés d'Amsterdam, de Rotterdam, on indique formellement le poids à côté de la mesure. Après tout, c'est par le poids qu'on peut comparer la différence entre les diverses qualités de grains. S'il n'y avait pas de poids différents, il n'y aurait pas de qualités différentes, ni des prix différents.
Mais, si aux marchés d'Amsterdam, de Rotterdam, de Londres et ailleurs, il y a dix catégories diverses de froments ; si ces froments sont cotés à des prix extrêmement différents, ces différences résultent surtout de la différence du poids relatif de chaque espèce des froments dans ses rapports avec la mesure.
Je crois qu'il n'est pas nécessaire d'insister davantage sur ces objections.
Messieurs, le gouvernement n'a pas reculé devant la levée de la prohibition à la sortie des céréales, parce qu'il croit qu'il n'y a pas lieu de redouter de fâcheuses conséquences de cette mesure.
C'est là une question importante à examiner, parce que la solution de cette question, généralement soulevée dans ce moment peut avoir son importance même au dehors de cette enceinte.
On vous a dit que la conséquence immédiate de la levée de la prohibition serait une forte exportation de nos céréales, sans importation en retour, et par conséquent une hausse immédiate et considérable dans les prix.
Si ce fait devait se produire, si j'en avais, je ne dirai pas la conviction, mais seulement la crainte fondée, je reculerais devant la responsabilité de la défense du projet de loi, tel qu'il est présenté.
On vous l'a dit, et cela a également été dit les années précédentes, avec la liberté de sortie, on aura peut-être une légère hausse momentanée dans les prix. Mais il faut voir l'ensemble de la situation de toute une année.
Vous n'aurez pas, en revanche, dans les mois suivants, des prix aussi élevés que ceux qu'amènerait la prohibition. C'est là un résultat constant du régime de la liberté.
Il me semble que les faits qui se sont produits sous nos yeux, dans ces derniers temps, devraient avoir quelque peu rassuré les esprits.
En effet, si la levée de la prohibition de sortie devait avoir pour conséquence de faire hausser les prix, cette conséquence aurait dû se produire déjà par la seule perspective de la liberté d'exportation ; les approvisionnements des marchés auraient dû être moindres, et l'on aurait dû conserver les grains jusqu'après l'adoption de la nouvelle loi.
Or, qu'avons-nous vu dans ces derniers temps ?
On annonce la levée de la prohibition de sortie et les prix baissent, et les approvisionnements augmentent. Les prix ont constamment baissé depuis quelques semaines, et jamais les marchés n'ont été mieux approvisionnés.
M. Rodenbach. - Il fallait payer les fermages.
M. de Brouckere. - Il faut les payer tous les ans. Je ne connais pas d'année où l'on en soit dispensé.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Est-il donc vrai qu'on va considérablement exporter, en supposant que le projet du gouvernement soit adopté et que la prohibition soit levée ? Je me demande où serait l'intérêt pour l'exportateur ; car on n'exporte pas sans y avoir intérêt et pour le plaisir d'exporter.
Où exporterait-on ? Examinons vers quels pays pourraient se faire les grandes exportations en ce moment.
Serait-ce vers le Zollverein, vers la Hollande ? Ce sont au contraire deux pays où les prix sont relativement plus bas et qui importent constamment en Belgique.
Il n'y a donc à redouter que les exportations vers la France et l'Angleterre.
En France, que voyons-nous ? Nous voyons la France placée, cette année, sous trois conditions diverses quant à la production des céréales. Le Nord de la France jusqu'à Paris a eu une excellente récolte ; le centre a eu une récolte ordinaire. Dans le Midi, par suite des inondations et d'autres causes, la récolte a été médiocre.
Si l'inverse avait eu lieu, si le Nord avait eu une mauvaise récolte, le Sud une excellente récolte, je comprendrais jusqu'à un certain point les alarmes qui se manifestent chez nous. Mais il est évident que les exportations par terre, ne peuvent se faire que dans un certain rayon. On ne fait pas des exportations par terre à de très grandes distances. Or les prix dans le Nord de la France sont les mêmes que chez nous. A quelques centimes près les prix se sont nivelés sur les places frontières des (page 350) deux pays. Les qualités aussi, puisqu'on a parlé de qualités, sont les mêmes.
Pour le Luxembourg, donc parlait hier l'honorable M. Dumortier, les faits sont bien plus rassurants. Cet honorable membre exprimait la crainte de voir le Luxembourg exporter ses céréales vers les Ardennes françaises. Or, dans les Ardennes françaises, le prix du froment est descendu à 21 fr., tandis qu'il s'est vendu 26 fr. au dernier marché d'Arlon. Comment le Luxembourg belge, où le prix est à 26 fr., exporterait-il dans les Ardennes françaises, où le prix est de 21 fr. ? Et pour le reste des frontières du nord, les prix s'équilibrent. Toutes les cotes des marchés français entre Paris et la frontière du nord sont arrivées en baisse. Il n'y a plus moyen de trouver dans les légères différences de quelques centimes de quoi payer les frais de transport pour l'exportation.
Mais, pourra-t-on dire, les prix vont hausser en France, puisque le Midi de la France a sa récolte manquée.
A cela je réponds que les prix du Nord et du Midi ne réagissent presque pas les uns sur les autres. Entre Bordeaux et Valenciennes, deux grands marchés régulateurs, il y a une différence de 6 francs dans les prix. Le prix du froment est de 28 fr. à Valenciennes et de 33 fr. à Bordeaux. Ce n'est pas dans le Nord que le Midi va s'approvisionner : Odessa, par l'influence du commerce maritime, est bien plus près de Marseille que ne l'est Valenciennes.
Exporterons-nous en Angleterre ? Mais en Angleterre encore les prix sont inférieurs.
Et ici, messieurs, il importe de dire, une fois pour toutes, que la mercuriale des prix régulateurs, tels que les publie le gouvernement anglais, ne concerne que les grains anglais, les grains purement indigènes, comme notre mercuriale officielle ne concerne que les grains indigènes. Les grains en entrepôts, les grains étrangers à Anvers n'entrent pour rien dans la rédaction de notre mercuriale, et en Angleterre il en est de même.
Les prix les plus élevés de l'Angleterre pour les meilleures qualités de froment étranger introduit en Angleterre vont de 27 à 32 et 33 fr., comme ils le sont en Belgique.
M. Dumortier. - Les prix ne sont pas ici à 32 et 33 fr.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Je vous ai cité les grains étrangers qui sont à Anvers.
M. Dumortier. - En entrepôt.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Ils vont s'exporter. Nous avons des grains de prix très élevé pour des qualités supérieures. Mais, d'autre part, vous avez en Angleterre, pour les produits indigènes, des prix de 27, de 26 et même de 25 fr.
M. Dumortier. - Pour du froment Cubanea.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Non, pour du froment anglais.
Ainsi, je trouve, dans une note que j'ai sous les yeux, deux qualités cotées à 25 fr. 62 c. et 25 fr. 72 c. On peut donc dire que les prix sont les mêmes que chez nous, en ce sens que la différence ne représente pas les frais que comporte l'exportation de nos céréales en Angleterre.
Maintenant n'exportera-t-on pas ? Evidemment il y aura des exportations. Sinon, autant vaudrait maintenir la prohibition. Plus tard, surtout vers l'Angleterre, il pourra y avoir des exportations ; l'Angleterre, plus que d'autres pays, aura besoin, cette année, à cause des rentrées irrégulières d'une partie de la récolte, de grains étrangers. On exportera donc, mais là Belgique recevra à son tour des grains étrangers. Je ne vois pas ce qu'il y a de si malheureux dans ces échanges. Je ne vois pas que le consommateur ait le moindre droit de s'en plaindre. Je ne sache pas que, pendant les années de prohibition, par exemple, la qualité du pain ait été na-illt tue en Belgique que pendant les années de liberté. Je ne sache pas que jamais personne ait signalé une différence sous ce rapport, il faut donc voir les faits.
Une autre objection consiste à dire que si nous avons, par suite de relations commerciales, des importations qui viendront contrebalancer et au-delà les exportations, ces importations ne viendront pas en temps opportun, qu'elles ne peuvent venir immédiatement Je comprends cette objection ; mais ici encore les faits viennent démentir les prévisions de certains membres et ne justifient pas les alarmes que l’on conçoit.
Ainsi en 1853 et 1854, deux années de liberté d'exportation pour lesquelles j'ai fait faire le relevé, nous avons eu pour les mois de janvier, février, mais, avril et mai, de très importantes importations de céréales, beaucoup plus importantes même que dans les années de prohibition, et cependant à des prix plus bas ; c'est-à-dire alors qu'on y était moins sollicité qu’on ne l'est aujourd'hui. Ainsi en 1855, à des prix de 20 fr. et quelques centimes, en janvier, février, mars et avril, on a fait des importations très considérables ; j'ai ici les chiffres sous les yeux ; et même des importations beaucoup plus considérables que celles qui ont eu lieu au prix de 26 et de 28 fr. depuis deux ans.
Messieurs, pour tous les motifs que je viens d'avoir l’honneur d’énumérer, le gouvernement a eu qu'il y avait pour lui un devoir de lever la prohibition quant aux céréales.
Il y a, messieurs, une remarque qu'on ne fait pas assez. On croit avoir tout prouvé lorsqu’on dit que la prohibition 'a pas nui au consommateur, que les conditions sont à peu près les mêmes pour lui sous les deux régimes. Je suis assez de cet avis que les différences ne sont jamais très saillantes, que quoi que nous fassions, les prix seront à peu près les mêmes. Mais cela ne signifie rien. Pour justicier un principe aussi exorbitant que la prohibition, il faut qu'il y ait nécessité, il faut prouver que la prohibition est indispensable au pays. Il ne suffit pas de prouver que cela ne nuit pas. Car si cela ne nuit pas, si les conditions sont les mêmes sous les deux régimes, il y a un motif de justice à ne pas perpétuer un état violent comme celui de la prohibition ; il y a justice à laisser au commerce le droit d'avoir des opérations libres et régulières.
Messieurs, tout en vous proposant la libre exportation des grains, le gouvernement vous propose le maintien de la prohibition quant aux pommes de terre. Ceci vous prouve d'abord, comme je le disais tout à l'heure, que le gouvernement ne procède pas par esprit de système, qu'il observe les faits.
Mais, l'année n'étant pas encore entièrement normale, nous avons cru faire chose prudente en maintenant la prohibition quant aux pommes de terre.
Mais, dit-on, c'est une espèce d'inconséquence. Messieurs, cette objection ne peut être faite que par les personnes qui ne se rendent pas compte de la différence essentielle qu'il y a entre le commerce des grains et le commercé de pommes de terre.
M. Dumortier. - C'est aussi une spoliation.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - C'est relativement une spoliation ; c'est une expropriation, c'est vrai ; et c'est pour cela que du moment où les circonstances le permettront, il faudra renoncer aussi à cette spoliation et rentrer dans la liberté du commerce des pommes de terre.
Je parle du commerce des pommes de terre ; mais le mot n'est pas juste, car il n'y a pas, à proprement parler, de commerce de pommes de terre.
Nous voulons la liberté du commerce pour les céréales, parce que nous avons la conviction que, par le fait seul du commerce, nous aurons autant d'importations que d'exportations, et même toujours beaucoup plus d'importations que d'exportations. Mais pour la pomme de terre, vous n'avez pas la même chose à espérer. On ne peut prévoir que les exportations, sans aucune chance d'importations, ou avec des importations insignifiantes par la frontière de terre.
On faisait hier allusion au commerce des œufs et du beurre et l'on disait : Si les bas prix sont la conséquence ordinaire de la liberté d'exportation, comment se fait-il que les œufs et le beurre se vendent à des prix aussi élevés ?
Précisément pour le motif que je viens d'indiquer, parce que nous ne pouvons pas espérer d'avoir pour les œufs et le beurre une importation qui soit le moins du monde en rapport avec l'exportation. Le même fait se produisit pour les pommes de terre dont les prix s'élèveraient par l'exportation libre. Mais les pommes de terre étant un objet de toute première nécessité, on ne saurait songer à leur appliquer le régime qui existe pour les œufs elle beurre.
Messieurs, la prohibition des pommes de terre coexistante avec la libre sortie des céréales, n'est pas un fait nouveau dans notre législation.
Il y a trois antécédents : en 1845, en 1853 et en 1854, il y a eu prohibition à la sortie des pommes de terre, et, en même temps, maintien de la législation libérale quant aux céréales. Ce n'est donc pas un fait nouveau que propose le gouvernement ; c'est une mesure de prudence qui lui est inspirée par une pensée de bien public.
Il me reste, messieurs, un mot à vous dire du droit d'entrée proposé par le gouvernement. Certainement, il faut, avant tout, se préoccuper de l'alimentation publique, et l'intérêt du trésor, quelque sacré qu'il soit, devrait céder à l'intérêt de l'alimentation des populations.
Mais remarquez, messieurs, que les nations qui pratiquent le système le plus libéral, les nations qu'on nous cite toujours comme modèles en fait de liberté du commerce et surtout de liberté du commerce des céréales, ces nations ont aussi des droits d'entrée au moins équivalents à celui que propose le gouvernement.
Ce droit, messieurs, ne peut exercer aucune influence sensible sur les prix. (Interruption.) Je dois le croire puisque, à d'autres époques, le gouvernement avait proposé un droit de 50 centimes et que la section centrale proposa un droit d'un franc. (Interruption.) Il ne me semble pas que nous devions aller au-delà des principes libéraux appliqués par des nations comme l'Angleterre et la Hollande. D'autre part, messieurs, c'est une ressource pour le trésor, ressource qu'aucun gouvernement ne doit négliger.
Je crois, messieurs, avoir rencontré les principales observations qui ont été faites, d'un côté, par les partisans de la prohibition et, de l'autre, par ceux qui défendent ici les principes d'une liberté illimitée du commerce des céréales.
L'honorable M. de Muelenaere a proposé d'ajourner toute décision jusqu'au 31 mai prochain. Je ne vois pas, messieurs, qu'à cette époque nous devions nous trouver dans une situation plus favorable au vote d'une loi des céréales, que celle où nous sommes aujourd’hui. Veuillez remarquer que si, d'une part, nous sommes à l'entrée de l'hiver, au moins les prix sont aujourd'hui relativement bas.
En général c'est vers les mois de mai, de juin et de juillet que les prix s'élèvent. Personne ne peut donc prévoir quel sera, dans un prochain avenir, le résultat des combinaisons du commerce et de la consommation.
Nous pourrions nous trouver au mois de mai ou de juin, cela dépend des apparences de la future récolte, dans une situation qui ne nous (page 351) permettrait pas de discuter une pareille loi avec autant de liberté d'esprit que nous pouvons le faire aujourd'hui.
Ensuite, messieurs, cet ajournement aurait, d'après moi, le grave inconvénient de perpétuer encore l'état d'incertitude dans lequel on se trouve aujourd'hui.
Je sais très bien que la présentation du projet de loi actuel a causé une certaine émotion dans le public ; mais j'espère aussi, et je compte à cet égard sur le bon sens du peuple belge, j'espère que lorsque la discussion sera terminée et la loi votée, la Belgique entière, comme elle l'a toujours fait, se soumettra à la décision de la législature et que tout le monde acceptera l'état de choses que la législature aura jugé convenable d'établir.
Si nous remettions la décision à six mois d'ici, nous aurions une discussion nouvelle qui prendrait beaucoup de temps et cela à la fin d'une session qui sera déjà passablement bien remplie, surtout vers cette époque. Pour tous ces motifs, le gouvernement ne croit pas devoir se rallier à l'amendement de l'honorable comte de Muelenaere.
(page 341) M. Moreau. - Messieurs, déjà à plusieurs reprises les questions qui se rattachent à l'alimentation publique ont été soumises à votre examen et ont fait l'objet de longues discussions dans lesquelles tout a été dit pour ou contre les différents systèmes qu'on voulait faire prévaloir.
Vous ne vous attendez pas sans doute à ce que je réponde longuement aux nombreux discours que vous avez entendus, car je ne pourrais que répéter ce qui a déjà été dit.
Je me contenterai donc de vous présenter quelques considérations en faveur du système libéral adopté par la section centrale. Ma tâche, d'ailleurs, a été rendue bien facile par l'honorable M. Frère et M. le (page 342) ministre de l'intérieur qui ont réfuté victorieusement les arguments de l'honorable M. Dumortier et des partisans du système prohibitif.
Pour nous, nous sommes convaincu que le moyen le meilleur d'obtenir au plus bas prix possible les denrées alimentaires, c'est de régler d'une manière définitive notre législation sur le commerce des céréales et de le placer sous le régime le plus libéral.
C'est, d'après l'opinion de la majorité de la section centrale, à cette double condition seule que nous pouvons faire jouir la Belgique des mêmes avantages que ceux dont sont en possession l'Angleterre et la Hollande.
Et pourquoi ? On l'a dit et répété souvent avec raison, chaque année, il nous manque au moins 8 à 900,000 hectolitres de grains, et qu'on ne se fasse pas illusion, quelle que soit l'abondance de la récolte de 1856, elle ne suffira pas à nos besoins, force nous sera de faire venir encore de l'étranger en 1857 une grande quantité de grains.
C'est là un fait pour ainsi dire patent, dont les conséquences se feront sentir cette année d'autant plus vivement que les mauvaises récoltes des années précédentes ont davantage épuisé nos greniers et détruit notre réserve en grains.
Il s'écoulera probablement bien des années encore avant que la production des substances alimentaires dans le pays soit proportionnée à ses besoins.
Car ceux-ci ne cessent d'augmenter par l'accroissement de la population et surtout par la grande activité que nous remarquons dans l'industrie et le commerce, activité qui double souvent la dépense de nos forces et exige ainsi une nourriture réparatrice et par conséquent plus abondante.
Or, qui peut nous fournir les denrées alimentaires qui nous manquent ? Qui doit nous venir en aide pour combler le vide que nous signalons, si ce n'est le commerce ?
Et cependant, messieurs, chose vraiment extraordinaire, c'est ce commerce de denrées alimentaires dont nous attendons tant de bienfaits, c'est ce commerce qui doit nous nourrir aussi à bon compte que possible, en établissant l'équilibre dans les prix, que vous cherchez à entraver en l'enchaînant de toute manière, c'est lui que vous paralysez par des prohibitions, c'est lui, en un mot, que vous voulez impitoyablement chasser en quelque sorte de nos villes et de nos ports, en apportant sans cesse des entraves à son développement naturel.
Est-ce là une conduite bien rationnelle ?
Et qu'on ne vienne pas prétendre, comme l'a fait l'honorable M. Dumortier, que les prohibitions ne le gênent en aucune manière, ne l'empêchent pas de se développer, qu'il est aussi actif sous le régime restrictif que sous un régime libéral.
Il ne s'agit pas de savoir s'il nous a fourni des denrées dans des temps calamiteux, mais il faut voir à quels prix, à quelles conditions et n'aurait pas fait mieux, s'il avait été entièrement libre.
Le bon sens ne nous dit-il pas, en effet, que tout commerce en général, (celui par exemple qui concerne le café, le riz) a besoin de sécurité pour se maintenir dans un état prospère et élargir le cercle de ses relations ?
Eh bien, il faut au commerce des céréales peut-être plus qu'à un autre, comme à toute industrie, la plus grande somme de sécurité possible.
Or, pas de sécurité pour lui, sans la stabilité du régime sous lequel il doit vivre, pas de sécurité pour lui, avec des lois provisoires qu'on modifie à chaque instant, pas de sécurité pour lui, avec des prohibitions à la sortie qui le gênent dans ses opérations et paralysent son action.
Est-il besoin de vous rappeler, messieurs, que c'est le degré de confiance que nous inspire une spéculation mercantile, que c'est la certitude de pouvoir disposer, comme bon nous semble, des choses qui en font l'objet qui nous la fait entreprendre ? Qui nous engage à y exposer souvent des capitaux considérables ?
Partout et en toutes circonstances, l'activité, la puissance d'un commerce se développe en raison des garanties qu'on lui donne.
Plus il pourra s'exercer paisiblement et librement, plus il prendra de l'extension, plus il satisfera donc aisément à ce que notre position exige.
Ainsi aussi longtemps que nous maintiendrons dans notre législation la prohibition à la sortie, aussi longtemps que la loi sur les denrées alimentaires n'aura qu'une durée temporaire, nous n'aurons pas dans les pays ce qu'on peut appeler un véritable commerce de céréales, commerce dont je désire voir mon pays doté et que l'Angleterre et la Hollande, ont su établir, en changeant sagement leur législation sur cette matière et en la rendant permanente.
Jusqu'alors, messieurs, ce seront ces pays qui continueront à nous fournir les grains qui nous manquent à des conditions onéreuses, jusqu'alors nous payerons les céréales à un prix plus élevé que nos voisins, parce que nous les achèterons de seconde main.
Car, quoi qu’en dise l'honorable M. Dumortier, je maintiens qu'en général en 1856 les grains se sont vendus plus cher en Belgique qu'en Angleterre, en Hollande et en Allemagne et que c'est à la prohibition à la sortie qu'il fout l'attribuer.
D'abord, messieurs, si je m'étais trompé parce que, comme on le dit, je n'aurai étudié que superficiellement la question, vous conviendrez que d'autres que moi et dont l'autorité, ce me semble, en matière commerciale est aussi grande que celle de l'honorable M. Dumortier, sont coupables de la même erreur. L'honorable M. Dumortier, lui qui a fait sans doute une élude si approfondie de toutes les questions qui se rattachent à l'alimentation publique, a-t-il lu le rapport de la Chambre de commerce d'Anvers ?
Les honorables négociants qui composent cette chambre sont, sans doute, des personnes qui connaissent aussi bien que M. Dumortier ce qui se pratique dans le commerce, ainsi que les prix des céréales dans les divers pays.
Eh bien, que porte ce document officiel, écrit probablement non à la légère, mais après de profondes méditations ?
« Quant à la prohibition à la sortie, dit cette chambre de commerce, même en cas de prorogation de la loi actuelle, la chambre de commerce est d'avis qu'il est de toute nécessité de la faire cesser. C'est une mesure qu'elle réprouve tant au provisoire qu'au définitif, elle n'a point fait baisser les prix, mais a inutilement entravé les affaires commerciales en restreignant les importations et en multiplant les formalités et les frais ; nos prix ont été, sous le régime prohibitif, plus élevés qu'en Allemagne, en Hollande et en Angleterre sous le régime de la libre sortie. »
Est-ce clair ?
Et plus bas, elle ajoute :
« La chambre de commerce considère depuis longtemps le régime de prohibition comme condamné en principe, s'il ne l'est de fait, c'est à contre cœur et sous la pression des préjugés populaires qu'il a été exceptionnellement décrété.
« Ces préjugés, selon elle, doivent être combattus par le gouvernement ; éclairé par l'expérience et la raison, il doit au profit même des consommateurs, résister aux impulsions irréfléchies que toute crise alimentaire dicte aux masses peu familiarisées avec les grandes questions d'économie commerciale. »
Voilà, messieurs, ce que répondent non pas des théoriciens, maïs des hommes pratiques, connaissant parfaitement la valeur des céréales chez les différentes nations, à la longue dissertation de l'honorable M. Dumortier sur le poids, la qualité et le prix des grains.
Tel est le langage à la fois sage et énergique que tient la Chambre de commerce d'Anvers aux partisans de la prohibition.
Et veuillez bien le remarquer, messieurs, c'est après avoir elle-même conseillé de prohiber les grains à la sortie, il y a quelques années, que, mieux éclairée par l'expérience que l'honorable M. Dumortier, elle vient nous dire qu'elle abandonne ce système de déception et de duperie.
Du reste, messieurs, ni l'honorable M. Dumortier, ni ses amis MM. Tack et Landeloos, n'ont contesté l'exactitude des chiffres insérés dans le rapport de la section centrale ; ils ne le pouvaient pas, ce n'est pas moi qui les ai inventés, ils sont, non pas extraits de journaux, mais des documents officiels annexés au projet de loi ; seulement ils ont cherché à prouver qu'ils ne représentaient pas la valeur réelle du froment respectivement à Cologne, en Angleterre et à Rotterdam, parce que, selon eux, on n'aurait tenu compte ni du poids, ni de la qualité du grain, ni d'autres circonstances qui peuvent les faire varier.
Ce sont là, messieurs, des allégations à l'appui desquelles on n'apporte aucune preuve, et pour mon compte je dois croire que lorsque le gouvernement nous a fourni les renseignements, il nous les a donnés aussi exacts que possible, en tenant compte de tous les faits qui pouvaient exercer quelque influence sur leur valeur réelle.
D'ailleurs, ne le perdez pas de vue, ces chiffres n'établissent qu'une valeur moyenne des choses qu'ils représentent ; ils ne peuvent avoir aucune autre signification.
J'aurais, messieurs, pu faire d'autres comparaisons aussi significatives, c'est ainsi par exemple que pendant les dix premiers mois de 1856, le froment qu'on payait à Bruxelles 33 fr. 45 c, à Anvers, 33 fr. 07 c., à Gand, 32 fr. 48 c, à Louvain, 32 fr., se vendait à Londres seulement. 30 fr. 91 c, à Rotterdam, 32 fr. 33 c. et à Cologne, 29 fr. 35 c, tandis que son prix était à Paris, de 33 fr. 75, à Lille, de 34 fr. 40 c. et à Valenciennes, de 33 fr. 21 c.
Et veuillez bien le remarquer, messieurs, ce prix pour Londres, de 30 fr. 91 c. est le prix moyen des différentes qualités de froment du pays et du froment étranger mis en vente sur cette place. Ici donc en nous donnant ces chiffres, le gouvernement a évidemment tenu compte, de la qualité des grains.
Quoi qu'il en soit, faisant une large concession aux partisans du régime prohibitif, je veux bien laisser un instant tous ces chiffres de côté.
Mais je leur demanderai s'il est vrai, oui ou non, que pendant les dix premiers mois de l'année 1856, nous avons eu besoin de 88 millions de kilogrammes de froment, et plus, je leur demanderai d'où nous les avons fait venir ?
El ils devront reconnaître que nous avons reçu du Zollverein 43,695,539 kilog., des Pays-Bas 20,895,445 kilog. et de l'Angleterre 4,417,096 kilog. ; ainsi ce sont ces trois pays qui nous ont fourni à peu près les 4/5 du froment dont nous avions besoin pour combler les vides qu'avait laissés notre récolte.
Or, en présence de ces faits incontestables, que deviennent tous les efforts qu'ont faits l’honorable M. Dumortier et ses amis pour prouver que le prix du grain était resté plus élevé qu'en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Angleterre ? Certes, s'il ne s'était pas vendu dans ces pays notablement à meilleur compte qu'ici, en aurions-nous reçu de si fortes quantités ? Car pour moi, je ne sache pas que les négociants anglais, allemands ou hollandais aient été disposés à nous faire des cadeaux.
Et ici je me permettrai d'adresser une question à M. Dumortier. L'honorable M. Dumortier prenant seul, semble-t-il, souci des intérêts (page 543) et des besoins du peuple, s'est hier écrié que le beurre et les œufs étaient tellement chers que l'ouvrier n'en pouvait manger.
Je lui demanderai s'il veut créer par la prohibition aux ouvriers, comme il !e dit, une existence de bonheur et de félicité, pourquoi il ne propose pas la prohibition des œufs et du beurre à la sortie ? Il doit le faire s'il veut être conséquent avec lui-même, s'il veut donner à la classe ouvrière tout le bien-être qu'il lui promet.
L'honorable M. Tack a argumenté de ce que pendant les dix premiers mois de 1853, sous le régime de la libre sortie, le prix du froment était plus élevé en Belgique qu'en Angleterre, pour prouver que la prohibition à la sortie n'avait pas fait hausser le prix des céréales.
Si l'on conteste, messieurs, aujourd'hui les conséquences qu'on veut tirer des chiffres indiquant pour une seule et même année le prix des grains dans les différents pays, vous concevez combien il est difficile d'asseoir un raisonnement solide sur la comparaison de chiffres désignant les prix des grains pour diverses années ; mille causes peuvent les avoir fait varier et ainsi fausser les inductions qu'on en tire.
Cependant si l'honorable membre avait pris pour base de ses calculs l'année entière, au lieu de dix mois seulement, il aurait trouvé que la différence était beaucoup moindre que celle qu'il a indiquée.
Du reste, ce fait fût-il même bien constaté, n'a rien qui doive nous surprendre, car tant que le commerce des céréales ne sera pas établi sur des bases stables comme en Angleterre et en Hollande, nous payerons en général le grain plus cher, et il faut du temps avant que les capitaux s'engagent dans de nouvelles spéculations. Une industrie longtemps enchaînée par les lois douanières, surtout si elle a pour objet les denrées alimentaires, ne peut pas, du jour au lendemain, se développer assez pour répondre à toutes les exigences.
Dans de telles circonstances, en 1853 comme en 1856, c'est lorsque des besoins impérieux se font sentir qu'on s'approvisionne quasi au jour le jour, et c'est alors que le commerçant belge doit tenir compte au commerçant étranger des frais de transport et autres, ainsi que du gain que ce dernier doit naturellement réaliser sur des marchandises que nous achetons de seconde main.
Aussi en 1853, lorsque le prix du froment ne s'élevait en Belgique qu'à fr. 20-32 ou fr. 20-98, il était à peu près le même en Angleterre (fr. 19-67 à fr. 19-20), en tenant compte du droit d'un franc établi alors à l'entrée ; c'est seulement lorsque le froment a haussé que la différence entre les prix est devenue plus grande.
Il est donc vrai de dire, messieurs, avec le gouvernement et la chambre de commerce d'Anvers, que la prohibition à la sortie exerce une influence fâcheuse sur les prix des céréales.
Il ne peut en être autrement. Croyez-vous que si nous placions sous le même régime le commerce du café et du riz, celui-ci serait aussi prospère. Notre sol, dira-t-on, ne produit pas de ces denrées ; c'est vrai, mais avons-nous assez de grains ? Et s'il nous en manque ne devons-nous pas faciliter l'achat des céréales dont nous avons besoin de la même manière que nous tâchons de nous procurer, dans de bonnes conditions, ce que nous n'avons pas ?
Un des principaux arguments que l'on fait valoir en faveur de la prohibition consiste à dire que la loi est discutée dans un moment où le prix du grain baisse en Belgique, tandis qu'il hausse au contraire dans les pays voisins, que par conséquent ceux-ci viendront nous enlever tous nos grains si nous les laissons sortir.
Messieurs, c'est, selon mot, une erreur. Il faut bien que les céréales soient encore aujourd'hui à meilleur compte ici qu'en Angleterre, en Hollande et en Allemagne, puisque chaque jour nous en recevons de très grandes quantités de ces pays.
Si donc nous levons même la prohibition, ce ne seront pas nos grains qui approvisionneront les pays voisins, mais ceux-ci, comme d'autres nations, telles que l'Espagne, continueront, comme aujourd'hui, à recevoir des contrées qui nous les fournissent les céréales dont ils ont besoin, et l'exportation qui pourra se faire sera largement compensée par les importations.
D'ailleurs, l'expérience n'a-t-elle pas prouvé que les pays qui jouissent de la liberté sont ceux qui toujours ont été le mieux approvisionnés malgré l'énorme quantité de céréales qu'ils ont fournies à la Belgique et à d'autres nations ?
Je crois donc, messieurs, que ce que nous avons de mieux à faire, c'est de proclamer une bonne fois la liberté entière des denrées alimentaires.
Car, messieurs, je dois déclarer qu'en section centrale, j'ai repoussé le droit proposé par le gouvernement de 50 cent. par 100 kil., ainsi que toute taxe sur le bétail.
Il m'a paru que le moment était mal choisi pour rétablir un droit, que je dois considérer, quoi qu'en dise M. le ministre de l'intérieur, comme un impôt, que ce n'était pas à la sortie d'une crise alimentaire aussi intense qu'il fallait de nouveau frapper les substances alimentaires d'un droit d'entrée. Si j'ai proposé un droit de 25 cent, sur 100 kil. de froment, c'est comme transaction, et je voulais qu'il ne fût mis en vigueur que dans un temps déterminé et établi par une loi définitive.
Messieurs, hier M. le comte de Mérode nous disait avec raison que le Créateur suprême à qui nous devons tout ce que la nature produit, nous montre que nous sommes sous sa dépendance et que nous avons tort de nous en croire affranchis.
Je crois comme lui en la Providence, je crois à sa justice et à son infinie bonté ; aussi je m'étonne beaucoup que, par des lois impuissantes, nous voulions intervenir pour entraver son action, que nous cherchions à contrarier ses vues sages et bienfaisantes.
Ah ! messieurs, ne faisons pas des efforts stériles pour corriger ce qu'elle fait, en commettant des injustices envers grand nombre de nos concitoyens ; restons au contraire humblement soumis à ces lois et elle nous viendra en aide en gratifiant nos populations d'an immense bienfait, celui de pouvoir se nourrir au plus bas prix possible.
M. Prévinaire. - Messieurs, il ne reste plus grand-chose à dire sur la loi. Je crois que tous les points principaux de la question qui nous occupe ont été touchés. Après les discours de l'honorable M. Frère et de M. le ministre de l'intérieur, je crois que les partisans de la prohibition à la sortie sont réduits à l'impuissance.
Il est, selon moi, impossible de répondre quoi que ce soit de fondé à cette argumentation qui s'appuie sur des faits si positifs.
Est-il, oui ou non, constant que la Belgique manque d'une manière normale de céréales, que sa production indigène (et je l'en félicite : cela prouve qu'elle tire un meilleur parti de son sol), que sa production indigène ne suffit pas à ses besoins ? Eh bien, messieurs, si la production de la Belgique est insuffisante, comment la prohibition à la sortie pourrait-elle être efficace ? Elle ne pourrait agir qu'en cas d'abondance. En 1855 l'importation s'est élevée à plus de 42,000,000 d'hectolitres ; cette année l'importation dépasse déjà 1,500,000 hectolitres. Or, il est évident que nous ne pouvons avoir d'importations qu'à la condition d'offrir à l'étranger des prix avantageux.
Toutes les dissertations auxquelles se sont livrés les honorables MM. Landeloos et Dumortier sur les prix des céréales sur les divers marchés, tombent devant la logique de ce fait qu'on a importé une quantité considérable de grains en Belgique. Cette importation prouve que les prix ont été plus élevés en Belgique qu'à l'étranger.
Messieurs, j'arrive au projet de loi. Je demande au cabinet pourquoi il a proposé une loi provisoire ? Je ne comprends pas cette loi transitoire, après l'expérience qui a eu lieu, après l'opinion personnelle que M. le ministre de l'intérieur a exprimée.
Je ne m'explique pas même la nature de cette loi transitoire, et sous ce rapport, on n'a pas répondu à la question posée par un des honorables préopinants.
Ce droit de 50 centimes à l'entrée, droit fiscal que je repousse, acquiert évidemment des proportions considérables dans les circonstances actuelles. Il est impossible, sans les motifs de la plus haute gravité, de songer à établir aujourd'hui un droit semblable.
Eh bien, je me demande pourquoi, dans une loi provisoire, introduire, une disposition de cette nature, à moins qu'elle ne soit aussi de sa nature provisoire ! Pourquoi l’établissement d'un droit, si ce n'est à titre provisoire ? quel sera donc le régime qui succédera à ce provisoire ? sera-ce l'abolition du droit ou l'augmentation du droit ? Si nous nous en rapportons aux précédents de M. le ministre des finances qui aime à augmenter les ressources du trésor par de semblables moyens, nous devons craindre qu'il ne soit pas fort disposé à faire abolir ce droit de 50 centimes, une fois qu'il aura été voté. Donc, à mes yeux, ce provisoire ne peut que s'aggraver.
Comment un cabinet composé d'hommes de cœur et que je crois animés du désir de servir l'intérêt général, comment ce cabinet peut-il songera établir un droit qui se traduit par un impôt de 7 francs par ménage ?
M. le ministre des finances, dans une autre occasion, l’a lui-même reconnu : l'impôt qu'on propose à l'entrée réagira nécessairement sur les prix à l'intérieur. Vous allez donc faire peser un impôt sur l'ouvrier qui, depuis trois ans, traîne une vie misérable, sur l'ouvrier qui, depuis trois ans, ne vit que de privations, qui ne peut pourvoir à la subsistance des siens et qui est forcé d'envoyer ses enfants coucher le ventre vide, ne les consolant de tant de misère qu'en jetant un regard, d'espérance vers l'avenir. Cette espérance, votre loi la lui enlèvera, et dans des circonstances si douloureuses elle sera inhumaine, odieuse. La fiscalité, quelle qu'elle soit, ne peut aller jusque-là.
Le pain devrait rester en dehors de la fiscalité. Ah ! si vous étiez descendus comme nous dans ces bouges où croupissent misérablement tant d'honnêtes pères de famille, vous sauriez, comme nous, à quelles privations ils ont été en proie. Je regrette d'être obligé de flétrir aussi énergiquement cette disposition du projet de loi.
On a dit, à l'appui de la disposition transitoire que le commerce n'avait pas encore pris des allures décisives ; mais qu'avez-vous fait, que faites-vous aujourd'hui même pour lui imprimer une heureuse impulsion ? En 1850, le cabinet libéral a proposé une loi qui établissait un droit de 50 centimes. C'était alors un grand succès que d'obtenir ce droit de 50 centimes, ainsi que l'abolition de cette échelle mobile qui vient de trouver ici des défenseurs tellement déterminés, qu'ils ont été jusqu'à se glorifier de cette belle proposition des 21, si justement flétrie du nom de loi de famine, proposition que je porte le défi à qui que ce soit d'oser reproduire.
La loi de 1850, telle que la concevait l'opinion libérale, n'aurait donné lieu aujourd'hui à aucune modification. Elle excluait la prohibition, elle inaugurait un régime bienfaisant dont le pays eût recueilli les fruits. La prohibition de sortie est venue aggraver la situation ; la loi de 1850 fonctionnerait dans le pays, à l'heure qu'il est, et personne n'aurait songé à demander l'abolition da droit de 50 centimes.
(page 344) Aujourd'hui on nous propose une disposition transitoire qui a pour effet de nous doter de cette partie de la loi de 1850 ; on s'étonne que nous combattions cette disposition, alors que nous l'avons soutenue en 1850 ; mais pourquoi agissons-nous ainsi ? D'abord, à cause des circonstances ; puis, parce que le pays n'a pas profilé de tous les avantages que la loi de 1850 tendait à lui assurer.
Une expérience a été faite.
Pourquoi tenter une expérience nouvelle ? Des faits incontestables établissent qu'en Hollande et en Angleterre, où le commerce des grains est libre, les prix sont plus normalement bas et moins variables.
D'honorables membres, dont les opinions se sont probablement modifiées par la discussion, ont proposé de ne mettre en vigueur la loi nouvelle qu'à partir du 1er mai. Je ne saurais me rallier à cette proposition. La liberté qui serait décrétée au mois de mai le serait dans les circonstances les plus désavantageuses pour ce régime. Je vais vous en dire la raison.
Il existe aujourd'hui de nombreux approvisionnements qui se trouvent engagés dans les glaces de la Baltique, et qui seraient arrivés, si la navigation n'était pas suspendue. Si vous pouvez aujourd'hui offrir au commerce la garantie d'une loi définitive, d'un régime stable, le commerce s'empressera de donner des ordres, et il recevra vers le mois de mai ces approvisionnements qui sont destinés à faire baisser les grains ; et remarquez qu'au mois de mai, tous les prix dans le pays montent, par suite de l'épuisement des approvisionnements.
Si, au contraire, vous attendez, jusqu'au mois de mai, pour donner des ordres, les ordres arriveraient lorsque les approvisionnements seraient épuisés. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de décréter aujourd'hui une loi stable, définitive et d'offrir ainsi au commerce des conditions qui lui permettent d'opérer en toute connaissance de cause.
- On demande la clôture.
Elle est mise aux voix et n'est pas adoptée.
M. Wasseige. - Messieurs, je n'ai pas l'intention de rentrer dans une discussion qui, à mon avis, est complètement épuisée ; mais je crois aussi que, dans les circonstances actuelles, il est de mon devoir de motiver mon vote, en l'appuyant de quelques considérations très courtes.
Quant à moi, je voterai pour la prohibition dont la durée sera la plus longue, c'est-à-dire que je suis partisan de l'amendement de l'honorable M. Dumortier, sauf à voter ensuite celui de l'honorable M. Muelenaere, si le premier est rejeté.
Je voterai contre le projet du gouvernement, parce que je crois que la prohibition a eu pour effet de faire diminuer le prix du grain. (Interruption.) Je le répète, de provoquer la diminution du prix du grain. Je puise cette conviction dans la statistique qui nous a été soumise et qui a eu la singulière fortune de fournir aux orateurs des arguments pour et contre la thèse que je défends, mais qui établit néanmoins, si l'on tient compte des différentes des qualités, que le prix des céréales a été moindre en Belgique que dans les pays qui nous environnent et notamment en Angleterre et en Hollande, bien que ces pays aient dans leur nombreuse marine marchande plus de moyens que nous de faire arriver par le commerce des grains étrangers.
Je pense que la prohibition est une mesure anomale, exceptionnelle, à laquelle on ne peut avoir recours que dans des circonstances excessivement graves, mais je pense que ces circonstances existent encore. Je me trouve donc d'accord avec M. le ministre de l'intérieur sur le principe ; seulement, j'en tire d'autres conséquences.
Il me paraît évident que le ministre de l'intérieur n'a pas été logique dans les déductions de sa prémisse ; il a dit que le régime de la prohibition était un état exorbitant, anomal, qu'on ne pouvait imposer aux propriétaires, que dans les cas d'urgente nécessité, que c'était une espèce de spoliation pour cause d'utilité publique.
Mais il me paraît ressortir de là à l'évidence que, dans l'opinion de M. le ministre comme dans la mienne, la prohibition doit avoir pour effet de faire baisser les prix du grain, car si la prohibition ne devait pas avoir cette conséquence, ce ne serait pas une chose exorbitante, une spoliation pour cause d'utilité publique provoquée contre les propriétaires. Cela est évident.
Or, je ne conçois pas que l'on veuille supprimer cette prohibition si l'on n'a pas l'intention de faire hausser les prix, et je ne pense pas que ce soit là l'intention de M. le ministre.
Une autre raison qui prouve que l'honorable ministre de l'intérieur le pense lui-même, c'est que dans le même projet il propose de maintenir la prohibition des pommes de terre à la sortie.
Or tout ce qui peut se dire pour justifier la prohibition de la sortie des pommes de terre peut se dire également en faveur de la prohibition de la sortie du grain. C'est le même principe dont on ne peut pas tirer des conséquences différentes.
Malgré les prophéties que l'on nous faisait l'an dernier sur les effets de la prohibition de la sortie des céréales, les arrivages ont eu lieu en quantités suffisantes. On avait cependant répété à satiété que cette mesure aurait pour effet d'entraver le commerce à ce point qu'il ne pourrait nous fournir qu’à des prix exorbitants les grains qui nous seraient nécessaires. L'expérience a démontré le contraire.
En effet, malgré la prohibition de sortie, les grains nous sont arrivés en abondance.
Mais, nous dit-on, les plus grandes quantités ne sont venues que quand les prix étaient les plus élevés.
Cela est vrai, mais la raison en est fort simple : les prix haussaient parce que le grain indigène devenait plus rare, que l'offre ne se trouvait plus en harmonie avec la demande, et que c'était pour le commerce le moment de réaliser de plus gros bénéfices, ce qu'il cherche toujours et avec raison ; c'est ce qui aurait eu également lieu sans la prohibition.
Mais, nous dit-on encore, si vous établissez un régime aussi égoïste, ne craignez-vous pas que vos voisins n'usent de réciprocité à votre égard ? En fait de commerce, les nations ne procèdent pas d'après des principes de courtoisie. Quand les pays voisins auront un trop-plein qu'ils auront intérêt à déverser dans votre pays, ils ne s'inquiéteront pas si vous laissez ou non sortir le même produit. Ils vous l'enverront, parce que leur intérêt sera de vous l'envoyer.
Si, au contraire, leur approvisionnement est insuffisant, que vous ayez ou non prohibé la sortie des grains, ils prohiberont de leur côté et, à mon avis, ils feront bien.
Voilà les motifs qui m'engageront à voter pour la prohibition de la sortie des céréales.
Quant au droit qu'on propose d'établir à l'entrée, il me paraît plus illogique encore, Si le but qu'on se propose est de diminuer le prix du grain, en rendant votre approvisionnement plus certain, plus complet, On prend un singulier moyen en le frappant d'un droit à l'entrée et en lui permettant le libre sortie ; ce moyen me paraît, quant à moi, aller radicalement à rencontre du résultat que l'on se propose.
Je ne veux pas non plus de projet définitif. Je crois illusoire, dérisoire même, dans une matière qui échappe si complètement par sa nature à l'influence de la législature, de vouloir faire du définitif. Autant vaudrait décréter définitivement le beau temps et prohiber à tout jamais la maladie des pommes de terre ; à moins de pouvoir décréter ces choses d'une manière définitive, vous ne pourrez pas davantage faire une loi sur les denrées alimentaires.
Dans un an, et à l'aide d'une bonne récolte, nous serons probablement dans une position plus normale. Mais si, au contraire, nous nous trouvions dans les mêmes circonstances que celles que nous venons de traverser nous devrions encore prohiber la sortie des céréales.
Eh ! mon Dieu, lorsque vous croirez avoir établi un régime stable, ne peut-il pas nous arriver encore une mauvaise récolte qui vous force de faire violence à vos opinions de libre échangiste par une mesure de prudence et d'ordre public.
Ne peut-il pas arriver aussi que le grain descende à un prix tellement bas qu'il n'offre plus un prix rémunérateur pour le propriétaire et Je cultivateur ?
J'ai la conviction que pendant toute l'année 1857 le grain sera encore à un prix tel, que nous n'aurons à nous préoccuper que de l'intérêt du consommateur. Mais il pourrait arriver également qu'en 1858 ce prix devînt tellement bas, que pour être justes nous ayons à protéger, même à l'aide d'un droit d'entrée plus élevé que celui que l'on vous propose, l'agriculteur et le propriétaire, comme nous voulons protéger aujourd'hui le consommateur.
Telles sont les raisons qui me font repousser actuellement toute loi définitive.
Je le répète en terminant, il pourra arriver telles circonstances où je croirai devoir, par équité pour le cultivateur et le propriétaire, voter une loi qui permettra la libre sortie du grain, qui frappe même d'un droit protecteur le grain à son entrée en Belgique ; mais alors même je n'aurai jamais la prétention de faire une loi définitive.
M. Mascart. - Messieurs, depuis trois jours que nous discutons, on a aligné beaucoup de chiffres pour démontrer que nous avons payé le grain moins dur avec la prohibition, qu'en Angleterre avec la liberté. On a surtout argumenté de la différence de qualité, entraînant la différence de prix. Tout cela, messieurs, n'est que spécieux et ne peut pas résister à un fait, à un fait brutal, c'est l'introduction dans le pays de plus de 200,000,000 de kil. de froment, dont un grande partie nous arrivait de cette même Angleterre. C'est la démonstration la plus claire que nous avons eu des prix plus élevés pendant les années 1855 et 1856, sous le régime de la prohibition que d'autres pays placés dans les mêmes conditions d'alimentation, mais qui avaient une législation libérale. La différence a été de 1 fr. 84 c, quand on compare nos prix en 1856 à ceux de l'Angleterre, de Rotterdam et de Cologne, et comme la Belgique consomme annuellement 5,300,000 hectolitres de froment, elle a donc dû payer, pour satisfaire à ses besoins, une différence en plus de 9,750,000 fr.
C’est à la différence de la législation qui nous régit qu'il faut attribuer ce fâcheux résultat. En Angleterre et en Hollande, grâce à leurs lois libérales permanentes, les denrées alimentaires de toute sorte leur arrivent de tous les points du globe, souvent en quantités telles, qu'elles excèdent les besoins de la consommation locale. De là, des prix inférieurs à ceux des pays du comment qui ont une législation prohibitive.
L'Anglais raisonne parfaitement juste. Au point où en sont arrivées la population et la production alimentaire, le déficit n'est plus un accident, mais l’état normal de l’Europe occidentale, de la Belgique comme de l'Angleterre. Dès lors, il y a solidarité en matière de denrées alimentaires entre tous les pays à déficit et vous ne pouvez pas faire (page 345) que vous ayez des prix exceptionnellement bas. La seule chose utile qu'on puisse atteindre, l'honorable ministre de l'intérieur nous l'a dit, c'est un marché largement approvisionné, peu de fluctuations dans les prix et des prix un peu moins élevés. C'est la situation de l'Angleterre et de la Hollande, c'est celle que nous pouvons nous donner en adoptant le système consacré dans ces deux pays.
Avec la prohibition, ce n'est que quand les prix sont beaucoup plus élevés en Belgique, que l'importation amène parfois le nivellement des prix. Je dis momentanément, car le négociant se garde soigneusement de faire arriver dans les pays à législation prohibitive, qui ne sont que de véritables souricières d'où on ne sort pas quand on a fait la sottise d'y entrer, des quantités de céréales qui puissent faire tomber les prix au-dessous des prix anglais ou même à un prix égal. C'est avec précaution, par petites quantités, parcimonieusement, on peut le dire, qu'il s'en dessaisit. En définitive le marché est alimenté, mais il l'est au jour du jour et en payant un peu plus cher. Cela résulte des faits acquis.
Quand les importations ont-elles été les plus considérables ? Quand il y avait une hausse subite amenée par l'approvisionnement insuffisant de nos marchés. Avec la prohibition à la sortie, l'importation n'a lieu que lorsque le bénéfice est certain, immédiatement réalisable, et il arrive alors que le consommateur, pendant quelque temps au moins, est à la merci du producteur qui est en même temps spéculateur.
Si la prohibition est maintenue, il ne faut pas croire qu'avec une récolte, même abondante, vous ayez des prix plus bas que dans les pays voisins. Les parties du pays qui approvisionnent principalement les grands centres de population, sont précisément celles où existe la grande culture, celles qui, les besoins locaux satisfaits, ont un excédant.
Mais là, les grands fermiers ont réalisé depuis dix ans des bénéfices considérables qui leur permettront de garder leurs produits pendant un an s'il le faut, ce sont des spéculateurs qui tiendront tête à la baisse jusqu'à ce que les prix se relèvent. Il n'y aura que les petits fermiers qui, pressés par le besoin de payer leurs fermages, vendront leurs produits. Eux seuls alimenteront le marché, tantôt bien, tantôt mal.
Vous placerez donc les consommateurs en présence de cette coalition tacite, non organisée, il est vrai, comme celle des maîtres de forges, mais dont la puissance peut être formidable. Vous aurez alors ce que vous avez en 1856, des prix supérieurs à ceux des marchés voisins et des écarts considérables. C'est ainsi, quand on compare nos prix aux prix anglais seuls, pendant les mois de janvier, mai, juin et juillet qu'on trouve que la différence a été respectivement de fr. 2-40, 3 07, 4-81 et 2-87 et cela précisément pendant les mois de grande cherté, quand nos populations souffraient le plus cruellement de la disette.
Il ne faut pas, avec la prohibition ou avec une législation libérale provisoire et incertaine, laisser nos populations à la merci d'une seule classe de détenteurs ; il faut que ceux-ci sachent qu'en ne vendant pas leur produit dans six mois ou dans un an, la loi ne leur viendra pas en aide pour relever les prix plus tard, et que dans toute éventualité, ils devront compter avec la concurrence étrangère ; c'est, à mon avis, un motif suffisant pour adopter une législation définitive.
Messieurs, le système prohibitif, tel que nous l'avons eu pendant deux ans, était incomplet et ne pouvait rien produire de bon
On avait prohibé à la sortie une partie des produits qui entrent dans notre alimentation, ceux qui sont le plus généralement employés, le froment, le méteil, l'épeautre, le seigle, etc. Mais on n'avait pas fait assez et pour que la mesure put être efficace, il aurait fallu encore les prohiber sous toutes les transformations que le commerce et l'industrie leur font subir. Il fallait prohiber la bière, le genièvre, le vinaigre, le papier même, car l'industrie du collage absorbe beaucoup de farines. Il fallait ajouter le beurre, les œufs, les lapins, les volailles, en un mot tous les produits qui ne sont qu'une transformation de la matière grain ou dans lesquelles les denrées alimentaires entrent pour une part. Il fallait surtout prohiber le bétail, qui n'est que du grain vivant.
Il fallait tout prohiber, car du moment qu'un pays n'a pas d'excédant, et nous sommes dans ce cas, l'exportation de n'importe quelle denrée, depuis la plus commune jusqu'à la plus précieuse, doit nécessairement influer sur les prix de toutes les autres, on peut considérer la masse comme un tout en quelque sorte indivisible.
Aussi, lorsqu'il y a cherté, la valeur de chacune des denrées alimentaires augmente de prix dans la proportion des matières nutritives qu'elle contient parce qu'il se fait un déclassement général dans la consommation.
Ainsi tel ménage qui consommait du pain de froment consommera du pain de méteil ; celui qui mangeait du pain de méteil mangera du pain de seigle, le pauvre qui mangeait du pain de seigle mangera du pain fait avec du seigle, des féveroles ou des pommes de terre. De là un renchérissement général de tout ce qui sert à la nourriture de l’homme, jusqu'à ce que les prix soient égaux à ceux des marchés voisins, ce qui, pour un petit pays comme la Belgique, ne peut pas se faire attendre longtemps.
Si les adversaires de la liberté commerciale croient que le pays a des denrées alimentaires en quantité suffisante pour pourvoir à ses besoins, il faut donc, pour être conséquents, qu'ils proposent la prohibition absolue depuis le froment jusqu'aux glands de nos forêts qui servent à l'engraissement des porcs.
Pour empêcher qu'une partie considérable de céréales ne fût distraite de la consommation alimentaire, on a exigé des distillateurs, pour pouvoir exporter 100 litres de genièvre, la justification de l'introduction en Belgique de 200 k. de seigle étranger. Cette mesure n'a pas produit un centime de baisse, mais elle a mis au jour un fait économique qu'on avait prévu quand on vota la loi restreignait la distillation des céréales belges aux besoins du pays.
Après la récolte du seigle moins que médiocre que nous avons eue en 1855, les quantités étrangères mises en vente ont été inférieures aux besoins de l'alimentation seulement. Dans cette situation, le seigle étranger, le seul qu'il était permis de distiller pour l'exportation, a été accaparé par les distillateurs qui le payaient un prix supérieur à celui du seigle indigène, parce que les exportations n'étaient pas assez abondantes pour satisfaire aux besoins de ces industriels.
Il est donc arrivé parfois qu'ils ont dû payer le seigle étranger 40, 50, 60 centimes et 1 franc plus cher que le seigle indigène de même qualité, afin de ne pas laisser chômer leurs établissements dans lesquels ils avaient du bétail qui n'était pas suffisamment gras pour être vendu. Il y avait donc des prix différents sur le même marché pour une marchandise identiquement la même, et le prix le plus élevé entraînait bien vite le prix le plus bas.
Cela prouve une fois de plus que toute mesure restrictive en matière de denrées alimentaires est impuissante à faire baisser les prix quand un pays est en déficit, parce qu'il doit prendre alors à l'étranger ce qui lui manque et passer par les prix généraux.
Messieurs, à toutes les époques, lorsque la récolte était mauvaise ou même médiocre, la question de l'alimentation a toujours préoccupé les pouvoirs publics, mais je ne sache pas que les mesures restrictives à la liberté des transactions aient jamais produit quelque bien. Ainsi la prohibition à la sortie des principales denrées alimentaires décrétée en 1854 n'a pas eu les bons résultats que les promoteurs de la mesure en attendaient, et pourtant la récolte de 1854 était bonne ; l'expérience de 1855 n'a pas mieux réussi avec une mauvaise récolte. Faut-il la continuer en 1856 quand la récolte est bonne presque partout et qu'il y a une baisse générale de prix ? Ce serait, à mon sens, une nouvelle atteinte gratuite à la propriété.
Une dernière considération, et je finis.
Le monde moral, messieurs, comme le monde physique est soumis à des lois générales qu'il n'est au pouvoir d'aucune puissance humaine de transgresser impunément, sans que la punition suive la faute. Ainsi, toute atteinte à la propriété, qu'on ait en vue l'intérêt général ou son intérêt particulier, ne nuit pas seulement à celui qui en est victime, mais aussi à celui ou à ceux qui devraient en profiler.
Pour en faire baisser le prix, pendant deux années on a prohibé les céréales à la sortie et les céréales ont été plus chères ici qu'ailleurs et quels sont ceux qui ont le plus contribué à faire adopter la mesure ? Précisément les industriels qui vivaient de privilèges et de faveurs. Aujourd'hui on reconnaît le danger qu'on court en maintenant l'agriculture seule en dehors du droit commun, on s'aperçoit que l'opinion publique se préoccupe très vivement de la question douanière et on s'estimerait heureux, pour éviter le danger dont on est menacé, non seulement de replacer l'agriculture dans le droit commun, mais de lui donner une part des faveurs si les circonstances le permettaient. Avec une loi provisoire on espère atteindre ce résultat dans un avenir peut-être prochain.
Je crois, messieurs, que nos populations ne perdront pas d'ici à longtemps le souvenir des souffrances cruelles qu'elles ont endurées depuis l'année néfaste de 1845, et que l'agriculture devra se résigner à ne pas être protégée, y consentît-elle, ce dont je doute beaucoup ; certainement on ne réussira pas à la protéger comme on l'a fait dans le passé, lui offrît-on le système de l'échelle mobile si favorable aux spéculateurs en grains, lui offrît-on même des écoles, un haras, l'industrie séricicole et bien d'autres choses encore, parce qu'en matière de protection les paysans préfèrent maintenant la qualité à la quantité, le solide au brillant, et qu'ils sont convaincus que quelques cargaisons de fonte et de fer anglais feraient bien mieux leur affaire que tout ce qu'on leur a donné jusqu'ici.
La protection agricole, messieurs, comme on l'entendait naguère, est morte et enterrée, elle ne renaîtra pas, et elle entraîne avec elle, irrésistiblement, toute la protection industrielle.
La prohibition à la sortie ne fera que hâter le mouvement, si la Chambre la décrétait de nouveau.
Messieurs, je n'ai adopté le droit fiscal proposé par la section centrale qu'à la condition que la loi fût définitive.
Si elle n'était que provisoire, je voterais contre tout droit pour me rallier à la proposition de l'honorable M. Frère.
M. le ministre des finances (M. Mercier). - Comme il est probable que le budget de la guerre ne pourra pas être voté avant le 1er janvier 1857, le Roi m'a chargé de présenter aux Chambres un projet de loi ouvrant un crédit de 9 millions au département de la guerre.
- Il est donné acte à M. le ministre des finances de la présentation du projet de loi qu'il vient de déposer.
Ce projet de loi et les motifs qui l'accompagnent seront imprimés, distribués et renvoyés à la section centrale chargée d'examiner le budget de la guerre.
(page 346) M. le ministre des affaires étrangères (M. Vilain XIIII). - Messieurs, la semaine dernière vous avez fixé à la séance de demain vendredi, la discussion d'un rapport sur des pétitions adressées à la Chambre par des courtiers de navires.
Comme il n'y a pas péril en la demeure, je proposerai de renvoyer cette discussion après les vacances, au premier vendredi qui suivra notre rentrée.
- Cette proposition est adoptée.
M. le ministre de la gierre (M. Greindl). - Je demanderai à la Chambre de mettre à l’ordre du jour, après l'objet dont elle s'occupe, le projet de loi relatif au contingent de l'armée.
- Cette proposition est adoptée.
M. le président. - L'ordre du jour se trouve ainsi réglé, après les denrées alimentaires, le contingent de l'armée et ensuite le projet de loi relatif à la marine.
- La séance est levée à 4 heures 40 minutes.