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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 25 novembre 1856

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Delehaye.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 109) M. Tack procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Vermeire. lit le procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Tack, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Le sieur Manhan, milicien congédié pour infirmités contractées au service, demande une augmentation de pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


«Le sieur Dassonville, fermier propriétaire à Gosselies, demande que la fabrique de briquettes à brûler qui est érigée dans cette commune soit tenue, comme les fabriques de produits chimiques, d'établir des appareils condensateurs. »

- Même renvoi.

M. Lelièvre. - J'appuie la pétition et j'en recommande l'examen A la commission et au gouvernement ; il s'agit d'un intérêt important qui réclame toute leur sollicitude.

Projet d’adresse

Discussion des paragraphes

Paragraphes 5 et 6

M. de Brouckere. Messieurs, avant de me décider à réclamer la parole dans cette discussion, j'ai longtemps hésité.

D'abord, je suis convaincu que, si défectueuse que soit la rédaction du paragraphe de l'adresse sur lequel nous sommes appelés à voter, quels que soient nos efforts pour obtenir que ce paragraphe soit modifié, il sera adopté tel qu'il est. Il a été rédigé, arrêté par suite d'un commun accord entre la majorité et le ministère ; le ministère et la majorité s'en montrent d'autant plus satisfaits que nous l'attaquons davantage.

Ensuite, messieurs, c'est toujours avec un sentiment pénible que je vois surgir parmi nous des discussions qui touchent de près ou de loin à la religion. Ces discussions, on les exploite au-dehors de telle façon que l'on attribue aux membres de la droite le rôle de défenseurs de l'Eglise, tandis qu'on nous représente comme les adversaires, les ennemis implacables du catholicisme. Voyez, messieurs, comme on nous traite déjà. Nous sommes un parti antichrétien.

Je ne m'abaisserai pas jusqu'à protester contre cette qualification. Je méprise ces calomnies et elles encourront le mépris de tous les honnêtes gens.

Messieurs, l'orateur qui a parlé le dernier, dans la séance d'hier, a consacré la plus grande partie de son discours à nous présenter en termes chaleureux l'apologie des catholiques politiques à toutes les époques de notre histoire. Il a tout naturellement entremêlé cette apologie de récriminations très chaleureuses aussi contre les libéraux qui ne sont que des impies, des brouillons.

Messieurs, ces déclamations, on en a fait depuis longtemps justice et bonne justice. D'ailleurs j'ai si peu de goût pour les déclamations que je ne m'étendrai pas plus longtemps sur cette partie du discours de l'honorable membre.

Quant à ce qui concerne la question, qui nous occupe en ce moment, voici à peu près l'analyse de ce qu'il a dit. Passé quelques années, l'honorable membre avait proposé à la Chambre de donner l'inamovibilité aux professeurs universitaires. Pourquoi ? Parce qu'il avait compris la grandeur, la noblesse de la mission du professeur ; parce qu'il voulait le rendre complètement indépendant et qu'il voulait le soustraire à l'autorité ministérielle.

L'honorable membre, depuis lors, a reconnu qu'il avait eu tort, et je crois en effet qu'il avait tort. Mais il lui est arrivé ce qui arrive presque toujours aux hommes qui changent d'opinion : d'un extrême il a passé à l'autre, et maintenant il veut au contraire que le professeur universitaire soit mis dans la dépendance la plus absolue du gouvernement.

M. Dumortier. - Je n'ai pas dit cela.

M. de Brouckere. - Voulez-vous-me permettre de continuer ?

M. Dumortier. - Il ne faut pas me faire dire ce que je n'ai pas dit.

M. de Brouckere. - Voulez-vous me permettre de continuer ? Je fais une analyse. Si j'ai mal analysé, vous me répondrez. Mais je tiens que j'ai parfaitement analysé. Votre discours que j'ai relu, quoique mon habitude ne soit pas de lire beaucoup le Moniteur.

M. Coomans. - Il n’a pas paru.

M. de Brouckere. - Je le répète, je n'ai guère l'habitude de lire les séances de la Chambre, y ayant assisté.

Peu importe si c'est dans le Moniteur ou dans un autre journal, je ne lis pas les séances des Chambres. Je me suis donné la peine de revoir le discours prononcé par l'honorable M. Dumortier.

Aujourd'hui, donc, je le répète, l'honorable M. Dumortier, que je n'avais pas nommé, veut mettre le professeur dans la dépendance absolue du gouvernement. Il veut qu'il soit l'objet d'une surveillance sévère et journalière.

M. Dumortier. - Je n'ai pas dit cela du tout.

M. de Brouckere. - Il veut que l'on trace à leur enseignement un cercle dont il ne puisse jamais sortir impunément. Il faut qu'au moindre écart qu'il se permet, on le frappe.

M. Dumortier. - Je n'ai pas dit cela encore.

MpD. - M. Dumortier, veuillez ne pas interrompre.

M. Dumortier. - Il est très commode de faire dire à quelqu'un ce qu'il n'a pas dit.

M. de Brouckere. - L'honorable M. Dumortier a été plus loin. Il a assimilé le professeur, tant il comprend sa dignité, à un receveur des contributions.

M. de T’Serclaes. - Dans un ordre différent.

M. de Brouckere. - L'honorable membre semble dire que j'ai exagéré le sens, la portée de son discours. Je ne le crois pas, je crois que tel est bien le sens du discours qu'il a prononcé hier.

Eh bien, messieurs, il va sans dire que nous n'admettrons jamais de semblables doctrines.

M. Dumortier. - Ni moi non plus.

M. de Brouckere. - Si nous ne voulons pas l'inamovibilité du professeur, si personne de nous ne la demande, au moins nous ne voulons pas non plus cette surveillance sévère, cette dépendance absolue du professeur.

Du reste, messieurs, je vais traiter en quelques mots et d'une manière plus modérée, plus pratique que l'honorable membre, les deux questions sur lesquelles nous avons à nous prononcer : celle de la liberté qu'il faut laisser au professeur dans son enseignement, celle de la liberté qu'il faut lui laisser, quant à ses publications étrangères à la matière de son enseignement.

Mais, à l'occasion de cette question, on a parlé et beaucoup parlé de deux lettres pastorales dont la publication a produit dans le pays un bien fâcheux effet ; je crois pouvoir, quant à moi, les passer sous silence, car elles ont été ou blâmées ou déplorées par la gauche de la Chambre, par la droite et par le gouvernement. Je ne manifesterai qu'un regret, messieurs, c'est que M. le ministre de l'intérieur n'ait pas protesté contre leur contenu par la voie du Moniteur.

Mi. - L'eussiez-vous fait ?

M. de Brouckere. - Permettez-moi...

Mi. - Vous ne l'eussiez pas fait.

M. de Brouckere. - Je vous céderai volontiers la parole, si vous voulez.

Je maintiens mon regret ; M. le ministre de l'intérieur a répondu qu'il n'avait pas cru devoir protester, parce que les évêques avaient usé de leur droit ; pas plus que lui, nous ne contestons le droit des évêques, mais ce qui est bien certain aussi, c'est que le droit du ministre de répondre est aussi incontestable.

Remarquez-le bien, un des établissements du gouvernement était attaqué, non pas seulement comme impie mais comme immoral ; eh bien, je dis que le gouvernement avait, non pas seulement le droit, mais le devoir de repousser une semblable accusation.

Je ne l'eusse pas fait, me dit M. le ministre de l'intérieur, si j'eusse été à sa place. Qu'en sait-il ? Je n'ai jamais été dans le cas de devoir protester contre des écrits de la nature de ceux dont nous nous occupons ; M. le ministre de l'intérieur ignore donc complètement la conduite que j'eusse tenue, et je n'ai pas à l'indiquer ici.

Toujours est-il qu'on est d'accord pour regretter l'apparition de ces malencontreuses lettres pastorales, et nous avons obtenu, dans la discussion, un autre résultat encore : c'est la condamnation, par l'organe du gouvernement, d'une grande partie de la presse catholique, de cette presse qui prétend néanmoins être la seule modérée en Belgique et la seule nationale.

Messieurs, nous aurions tort de nous étonner de la croisade qui a été récemment organisée contre nos universités. De tout temps, l'enseignement donné par l'Etat et par les communes, ou pour m'exprimer plus nettement, l'enseignement laïque a eu dans le pays de nombreux et ardents adversaires. Pendant les 10 ou 12 années qui ont suivi notre régénération politique, c'était l'enseignement primaire qu'on mettait en cause ; la loi de 1842 est intervenue, et si cette loi n'a pas les sympathies de tout le monde sans exception, il faut bien avouer qu’elle fonctionne à la satisfaction de la très grande majorité du pays.

On est retombé alors sur l'enseignement moyen, et les attaques étaient devenues plus violentes encore après le vote de la loi de 1850, parce que l'article 8, qui prescrit l'enseignement religieux, ne recevait pas son exécution.

On a été jusqu'à dire dans cette enceinte qu'on voterait contre tous les budgets de l'intérieur jusqu'au moment où cette instruction serait donnée.

Un arrangement est intervenu entre le gouvernement et le haut clergé par suite duquel l'instruction religieuse se donne dès aujourd'hui dans plus de la moitié de nos établissements d'enseignement (page 110) moyen ; et pour un grand nombre de ceux où il ne se donne pas, c'est par suite de circonstances personnelles, par suite d'obstacles momentanés.

Ces circonstances, ces obstacles disparaîtront, messieurs, et d'ici à peu de temps la convention qu'on est convenu d'appeler la convention d'Anvers, recevra son exécution dans toutes les villes du royaume, sauf peut-être bien peu d'exceptions.

Je m'émeus fort peu, messieurs, je l'avoue, de ce que de temps à l’autre une voix accusatrice s'élève encore contre cette convention d'Anvers ; je n'en reste pas moins convaincu qu'on lui rendra justice de plus en plus, et que ce n'est pas un des plus mauvais legs qu'a laissés au pays l'administration précédente, en quittant les affaires.

L'enseignement moyen faisait défaut, on est convenu de tomber sur les universités de l'Etat.

Je sais très bien que jusqu'ici on n'en a attaqué qu'une ; mais, messieurs, je crains fort que ce ne soit qu'un calcul : on concentre ses forces dans la crainte de les affaiblir en les divisant ; mais que l'université de Gand succombe et l'université de Liège ne tardera pas à avoir son tour. Je lui conseille de ne pas s'endormir dans une trop grande quiétude ; sa cause est commune à celle de l'université de Gand.

Que reproche-t-on à l'université de Gand ? Je n'atténuerai point les fautes qu'on articule contre elle. Un professeur, plusieurs professeurs si l'on veut, ont eu le tort, et je me sers de cette expression à dessein, plusieurs professeurs ont eu le tort de mêler à leur enseignement des questions religieuses et de les traiter d'une façon peu orthodoxe.

Voilà le grief, et certes je ne l'ai point amoindri. Je n’hésite pas à le dire, messieurs, je le regrette, mais j'ajoute tout de suite que ce tort de la part des professeurs, si c'en est un, n'a pas à mes yeux la gravité qu'on lui prête. Je suis bien loin de croire qu'un professeur qui, dans les développements de la science, se livre à quelques écarts antireligieux, que ce professeur fait un mal réel à ses élèves ; les élèves qui sont à l'université ne sont plus dans l'enfance ; ce sont des jeunes gens de 20 à 25 ans, ayant fait déjà des études sérieuses et ayant la prétention de se former leur opinion eux-mêmes. Bien loin que les élèves universitaires soient aussi disposés qu'on le pense à adopter de confiance toutes les opinions qu'émettent leurs professeur, en chaire, ils sont dans des dispositions contraires.

Ils sont bien plus enclins à critiquer, à discuterait moins les opinions de leurs professeurs.

Lorsque je faisais mes études, je suivais les leçons d'un professeur de droit naturel qui était très orthodoxe ; d'autres membres de cette Chambre le connaissent aussi bien que moi. Ce professeur nous enseignait que le prêt à intérêt à moins d’aliénation du capital, était une chose prohibée par l'Eglise, contraire à la délicatesse, que l'on ne pouvait pas retirer d'intérêt d'un capital dont on conservait la propriété. Il enseignait cette doctrine, j'en ai beaucoup de témoins ; croyez-vous que parmi ces élèves il y en ait un seul, malgré tous les efforts du professeur, qui ait adopté sa manière de voir ? Pas un, messieurs.

Et pourquoi voulez-vous donc que les élèves adoptent plutôt ce qu'on enseigne de mauvais que ce qu'on peut leur enseigner d'excessivement bon ? Car il y avait excès dans le zèle religieux de ce professeur. Ce professeur, pour la mémoire duquel je professe un profond respect, employait trois leçons à nous démontrer la révélation. Pensez-vous qu'il ait fait un seul prosélyte ? Pas un. Mais bien entendu que ceux qui croyaient avant continuaient à croire.

Mais ceux qui ne croyaient pas avant ne croyaient guère plus après. Savez-vous quel était le résultat de ces leçons ? Elles étaient un objet de discussions, de satires, de sarcasmes. Ces discussions, ces satires, ces sarcasmes augmentaient le nombre de ceux qui doutaient. Voilà le seul résultat qu'il obtenait par son enseignement. Vous voyez donc que j'avais raison lorsque je disais que les élevés n'étaient pas aussi faciles à entraîner qu'on semble le croire. Ils ont confiance dans leurs professeurs quand ceux-ci s'en tiennent à la science. Du moment où ils s'en écartent, les élèves écoutent, discutent après et n'adoptent de ce qu'ils ont entendu que ce qu'ils trouvent de bon.

Du reste, messieurs, ce qui vient de se passer à l'université de Gand, je n'hésite pas à le dire, s'est passé partout et toujours plus ou moins. On a cité hier les universités du royaume des Pays-Bas. Eh bien, beaucoup d'entre nous sortent de ces universités, je fais un appel à leurs souvenirs et je demande qu'ils me disent s'il est une seule de ces universités où il ne se passait pas des choses analogues à celles qui se sont passées à l'université de Gand.

On ne me démentira pas, je pourrais dire qu'il est telle université où il se passait des choses bien plus fortes.

Cependant, il est sorti de ces universités, il n'y en avait pas d'autres alors en Belgique, des hommes dont les principes religieux sont restes parfaitement intacts, des hommes qui ont continué à croire et à pratiquer, des hommes que les membres de la droite les plus exigeants en cette matière entourent de leurs sympathies et d'une confiance parfaitement méritée.

Je défie qu'on réunisse pour composer le personnel d'une université quarante professeurs et que parmi ces quarante professeurs il n'y en ait pas quelques-uns dont les opinions ne soient pas parfaitement orthodoxes et que ces opinions ne se fassent pas jour dans leur enseignement.

Si cela est regrettable, déplorons-le. Mais quant à l'empêcher, cela n'est pas possible. Aussi je conseille aux parents qui n'ont pas eu la sagesse de donner à leurs fils une éducation solide, qui ne les ont pas prémunis contre toutes les fausses doctrines qu'ils entendront, non pas seulement dans la chaire du professeur, mais dans la société, dans le monde, partout où ils iront, je conseille à ces parents, s'ils croient que leurs fils sont tellement impressionnables, tellement mobiles, tellement enclins à se laisser conduire à des convictions regrettables, je leur conseille, dis-je, de ne les envoyer à aucune université, de ne pas les laisser aller dans le monde, de ne pas les laisser fréquenter les sociétés d'hommes ; qu'ils les tiennent sous leurs jeux ; je leur garantis que c'est le seul moyen pour eux d'empêcher que les oreilles de leurs fils ne retentissent parfois de doctrines fâcheuses

Est-ce à dire qu'il faille laisser aux professeurs une liberté absolue pour leur enseignement ?

Personne ne l'a soutenu ; il y a plus, tout le monde a dit le contraire, voici ce que nous disons, et nous sommes dans le vrai, il est impossible de tracer des règles certaines, d'indiquer des principes positifs qui servent de guide en cette matière.

Il faut s'en rapporter au gouvernement. Et d'ailleurs, n'y a-t-il pas, à chaque université, des fonctionnaires qui sont particulièrement intéressés à la prospérité de l'établissement ; n'y a-t-il pas un recteur, n'y a-t-il pas un inspecteur universitaire ? n'y a-t-il pas enfin un sénat académique ? Voilà des personnes qui sont particulièrement intéressées à ce qu'aucun professeur ne donne un enseignement nuisible à l’établissement !

Que le gouvernement se tienne en rapport avec ces autorités, avec ce corps académique, qu'il se fasse éclairer,, et que par son intermédiaire il fasse parvenir aux professeurs de bons conseils, des réflexions salutaires, je suis persuadé que ces bons conseils, ces admonitions opportunes, venant de collègues réunis en corps, auront tout l'effet qu'on pourra désirer.

Messieurs, j'arrive à la deuxième question ; et si pour la première j'ai été bien près d'être d'accord avec le ministre de l'intérieur, ou pour mieux dire, si je l’ai été entièrement quant aux principes ; laissant à sa responsabilité l'application de ces principes, ici il m'est impossible de m'entendre avec lui. Pour l'examen de cette seconde question, nous sommes mis parfaitement à l'aise, car nous pouvons en quelque sorte la spécifier. On ne vous a cité qu'un seul cas ; il s'agit d'une seule publication.

Cette publication a encouru le blâme du gouvernement, on ne nous a pas caché que si elle était continuée on prendrait des mesures sévères contre l'auteur.

Quelle est cette publication ? Est-ce un méchant pamphlet ?est-ce une diatribe obscène ? est-ce une satire calomnieuse ? est-ce un ouvrage de polémique prêtant à des articles de journaux ? Non, c'est un ouvrage philosophique, un ouvrage, sérieux, profond, écrit consciencieusement, M. Dechamps lui-même l'a dit, c'est un ouvrage qui a nécessité des études considérables, des recherches immenses, c'est un ouvrage qui ne s'adresse pas aux jeunes gens, qui ne s'adresse pas aux personnes qui recherchent les lectures faciles et légères ; il est écrit pour des hommes de cabinet, qui aiment les études profondes et je mets en fait que sans le malencontreux retentissement donné à cet ouvrage, retentissement dont l'éditeur se trouvera très bien, soit dit en passant, sans ce malencontreux retentissement, dis-je, il n'y aurait pas eu quatre élèves de nos universités qui se fussent donné la peine de le lire, si toutefois il y en eût eu un !

Un membre. - Ce qui est fort douteux.

M. de Brouckere. - Oui, ce qui est fort douteux.

Ce livre n'aurait donc fait aucun mal aux élèves des universités. Le professeur a eu soin de déclarer de la manière la plus formelle que ce qu'il a écrit dans son livre il ne l'enseignait pas à ses élèves. C'est pourtant un pareil ouvrage qui a été l'objet d'un blâme officiel et qui a été frappé pour l'avenir d'une interdiction.

Je suis parfaitement d'accord avec ceux qui regrettent qu'un professeur d'université ait publié cet ouvrage. J'aurais désiré, s'il tenait à lui faire voir le jour, qu'il attendît le moment où il n'aurait plus appartenu à l’enseignement.

Nous pouvons trouver l'acte bon ou mauvais à notre gré. Mais ce n'est point là la question à décider. La question à décider c'est le droit de l'auteur et le droit du gouvernement. Eh bien, j'ai consciencieusement recherché si le gouvernement avait véritablement le droit d'interdire une pareille publication, et je vous avoue que je n'ai trouvé ce droit écrit nulle part.

Tout d'abord en ouvrant la Constitution qui devait être la première source où j'irais chercher mes éclaircissements, j'ai rencontré un article qui dit : « La liberté de manifester ses opinions en toute matière est garantie, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'exercice de cette liberté. »

Il n'y a pas délit, personne ne le prétend. Reste donc cette partie de l'article : « La liberté de manifester ses opinions en toute matière est garantie. »

Y a-t-il une exception à cette disposition, à cette règle générale ? Il n'y en a aucune.

M. Coomans. - Et les militaires ?

M. de Brouckere. - Il n'y en a aucune.

Mais je me suis demandé quels sont les écrits dont cet article a pour but de garantir la libre circulation.

Sont-ce les écrits orthodoxes ? Non ; il n'était pas nécessaire de les (page 111) autoriser par la Constitution. Sont-ce les écrits respectant les croyances de la majorité des Belges ? Non. Il va de soi qu'il est permis à tout le monde de faire de telles publications, et la Constitution était fort inutile pour cela.

S'agissait-il d'autoriser des écrits monarchiques, constitutionnels, conformes à nos institutions ? Non. Il s'agit au contraire d'autoriser les écrits qui attaquent la religion, notre organisation politique, notre Constitution, nos convictions, nos intérêts. C'est à ces écrits qu'on donne une garantie, ou je ne comprends plus l'article de la Constitution.

Si telle a été la volonté du législateur, de quel droit mettriez-vous les professeurs en dehors de la Constitution ? Je l'ignore. Je suppose un autre fonctionnaire, un commissaire d'arrondissement, un employé du département des finances ou de l'administration du chemin de fer, écrivant un ouvrage de la même nature. Est-ce que vous lui interdirez de continuer la publication de cet ouvrage philosophique ?

Assurément non ; il n'y a donc d'exception que pour le professeur des universités de l'Etat, c'est-à-dire pour celui qui, par ses études de tous les jours, par ses occupations, par ses inclinations, est le plus porté à écrire. Mais avec une semblable doctrine, ce n'est pas seulement en dehors de l'article 14 de la Constitution que vous placez le professeur. Vous établissez la censure contre lui, et je vais vous le prouver.

Il est donc convenu, il sera convenu que les professeurs qui écriront à l'avenir des ouvrages philosophiques d'une certaine nature pourront être frappés dans leur position par le gouvernement. Un professeur, père de famille, n'ayant pas de fortune, n'ayant d'autre moyen d'entretenir, d'élever honnêtement sa famille que sa place, aura composé un ouvrage. Mais il craint que l'ouvrage ne blesse la susceptibilité du ministre. Que fera-t-il ? Il enverra son manuscrit au ministre, il lui dira : Voilà l'ouvrage que j'ai composé dans mes loisirs ; je désire le publier ; mais dans la crainte qu'il ne s'y trouve des passages pour lesquels vous croyez devoir me frapper, je vous le soumets. Je supprimerai ce que vous blâmerez.

Voilà M. le ministre de l'intérieur armé des ciseaux du censeur, et mutilant l'ouvrage à son gré. Si les doctrines qui ont été défendues ces jours derniers obtiennent la sanction de la Chambre, et qu'un professeur vienne me consulter, je lui conseillerai d'agir de la sorte. Je ne lui donnerai pas le conseil de faire une publication qui pourrait entraîner contre lui des mesures sévères.

Mais je n'ai jamais hésité à le reconnaître, et je le proclame avec plaisir quand j'en ai l'occasion, il y a chez l'honorable M. Dedecker des instincts libéraux, et sans les explications que j'ai entendues vendredi avec un si grand regret, je dois dire que j'avais dans sa manière d'agir en celle matière une grande confiance. Je crois même que s'il était livré à ses seuls instincts, si aucune pression n'était exercée sur lui, ma confiance en lui reviendrait tout entière. Mais les ministres passent ; nous sommes nombreux ici pour l'attester, les ministres passent, et à l'honorable M. Dedecker peut succéder un ministre pris dans son opinion et ayant en matière religieuse des principes beaucoup plus sévères que lui.

Ainsi, il n'est pas impossible que nous ayons un jour un ministre de l'intérieur qui n'admette pas cette distinction qu'a faite un jour l’honorable ministre qui préside aujourd’hui au département de l’intérieur, et qui ne croie pas pouvoir être enfant soumis de l'Eglise comme personne privée, et pouvoir se soustraire comme ministre constitutionnel aux exigences et aux prescriptions de l'Eglise. Eh bien, avec un ministre qui aurait une semblable manière de voir, un professeur écrivant le premier volume d'un long ouvrage, ce volume étant mis à l'index tout d'abord, le ministre consciencieux qui verrait cette annonce faite au monde entier que le livre est dangereux, que le livre est défendu par l’Eglise, se dirait a lui-même : Si j'autorise la continuation de cette publication que je puis empêcher, je deviens complice du professeur. Je ne puis pas, puisque j’ai l'autorité nécessaire pour empêcher une mauvaise action, je ne puis la tolérer sans m'en rendre complice.

De cette manière, le gouvernement sera entraîné à défendre toute publication mise à l'index.

Savez-vous, messieurs, jusqu'où nous irions en admettant de tels principes ? Je l'ai déjà dit dans des conversations particulières, je le répète. Montesquieu vivrait de nos jours, il serait professeur à l'une de nos universités, il aurait publié le premier volume de l'Esprit des lois. Ce volume aurait été mis à l'index, et de par un ministre belge, défense serait faite à Montesquieu de continuer son immortel ouvrage.

Voilà, messieurs, où nous pourrons en venir si nous posons sur cette matière des principes trop absolus, des doctrines trop rigoureuses.

Remarquez d'ailleurs que les ministres n'ont pas toujours la même manière de voir, et un professeur qui aura conçu un ouvrage de longue haleine, obtiendra l'autorisation qu'il lui faut pour le premier volume. Le ministère est renversé, un autre ministère arrive, et le second volume est interdit. A ce ministère en succède un troisième ; le troisième volume est permis. Devons-nous admettre un système qui nous entraîne à de pareilles conséquences ?

Mais, messieurs, je crois que M. le ministre de l'intérieur lui-même doute de son droit. En effet, il a adressé au professeur un blâme officiel. Que fait le professeur ? Le professeur, dans des termes pleins de convenance, et avec une logique désespérante, répond au ministre : Vous n'avez pas le droit de me blâmer.

C'est bien le sens de la lettre qui nous a été communiquée, si convenable et si respectueuse qu'elle soit ; le professeur répond au ministre ; Vous n'avez pas le droit de me blâmer. Et quelle mesure prend le ministre contre ce fonctionnaire quelque peu récalcitrant ? Aucune. Il lui répond : Je persiste.

Si un autre subordonné de M. le ministre de l'intérieur, blâmé officiellement par lui, lui répondait : Je n'accepte pas votre blâme, vous n'avez pas le droit de me l'infliger ! M. le ministre de l'intérieur connaît trop bien les devoirs hiérarchiques pour ne pas ramener immédiatement ce subordonné à son devoir. Ce n'est pas moi qui lui indiquerai la mesure qu'il aurait à prendre ; tous les hommes de gouvernement le comprennent.

Pourquoi M. le ministre s'est-il montré si facile vis-à-vis du professeur blâmé ? Parce qu'il n'était pas sûr de son droit. Il a bien fait d'en douter ; et je ne crains pas, messieurs, d'être un faux prophète en annonçant ceci à M. le ministre de l'intérieur : j'ignore quelle est l'intention du professeur ; je ne le connais pas, je n'ai jamais eu aucun rapport avec lui, et j'avoue à ma honte que si l'on n'avait pas tant parlé de son ouvrage, je ne l'aurais pas lu. J'ignore, je le répète, l'intention du professeur ; mais s'il continue sa publication ou s'il en fait une de même nature et que M. le ministre de l'intérieur le frappe, il faudra bien peu de temps pour que l'opinion publique se prononce contre cette mesure exorbitante.

On blâmera le professeur de l'acte posé par lui, je l'ai blâmé moi-même et bien ouvertement. Mais on dira : Au fond il était dans son droit, c'est une injustice que d'avoir destitué un homme qui a exercé son droit, alors même que l'on blâme l'usage de ce droit. Et savez-vous ce qui restera pour louer l'acte sévère, exorbitant de M. le ministre de l'intérieur ? La presse dont il nous a parlé samedi.

En résumé, messieurs, car je regrette autrement d'avoir été entraîné à des développements plus longs que je ne le croyais ; je voterai contre le paragraphe sur lequel nous allons nous prononcer. Je voterai contre ce paragraphe, parce qu'il tend à consacrer des doctrines que je ne puis pas admettre. Je repousserai surtout ce paragraphe depuis les commentaires dont il a été l'objet. Je le repousserai, en outre, parce qu'il est conçu dans un style énigmatique et véritablement en termes sibyllins.

On serait allé trouver un ancien oracle ; vous connaissez leur art de faire des réponses qui s'appliquassent à toutes les éventualités, qui ne reçussent jamais de démenti. On serait allé trouver un oracle et on lui aurait dit : Nous sommes embarrassés de savoir quelle est la limite qu'il faut assigner à la liberté du professeur, quant à son enseignement. Voudriez-vous nous le dire ? Et l'oracle aurait répondu : La liberté relative du professeur enseignant, a pour limite la liberté absolue de conscience de l’élève.

Je défie une sibylle, quelle qu'elle soit, d'inventer une réponse plus satisfaisante.

On pose la même question relativement aux publications, on obtient la même réponse.

Voilà qui donne les coudées libres à tout le monde.

Mais qu'est-ce que c'est donc que la consciente de l'élève ! Est-ce que tous les élèves ont la même conscience ? Non, mais alors est-ce de la conscience la plus sévère que vous voulez parler ? Est-ce de la conscience la moins sévère ou d'une conscience mitoyenne ? Il faudrait nous l'expliquer. Mais la conscience de l'élève n'est pas plus saisissable, n'est pas plus définissable, n'est pas plus explicable que la conscience de tous les autres hommes.

Je ne puis pas, messieurs, accepter une semblable rédaction, et si elle ne subit pas d'ici au vote une modification qui la rende acceptable, je voterai contre.

(page 125) M. Dechamps. - Messieurs, si la discussion était restée dans les limites du paragraphe de l'adresse, des questions relatives aux devoirs des professeurs et aux devoirs de l'Etat, j'aurais pu me dispenser de demander une seconde fois la parole et d'occuper de nouveau l'attention de la Chambre. Ce débat-là me paraît épuisé, et je dois même dire que rien dans le discours de l’honorable membre qui vient de se rasseoir ne me paraît de nature à me forcer à y rentrer. Je n'y ai pas rencontré d'objection nouvelle cl d'argument nouveau.

Mais le débat s'est élargi dans les séances précédentes ; on en est sorti ; la tribune s'est fait l'écho d'accusations qui depuis quelque temps retentissent dans la presse du pays, dans la presse de l'étranger, dans nos cercles littéraires et à d'autres tribunes retentissantes dont j'aurai à m'occuper tout à l'heure, accusations dont l'opinion conservatrice et catholique est l'objet. On la représente comme n'acceptant pas loyalement la Constitution, comme ne l'ayant jamais servie ni aimée, comme n'attendant qu'un moment opportun pour conspirer sa ruine et pour la renverser.

Portant les attaques plus haut, généralisant les accusations, c'est notre foi religieuse même qu'on a mise en cause. Ce n'est pas comme Belges, mais c'est plutôt comme catholiques que nous sommes condamnés à ne pas pouvoir aimer nos libres institutions, c'est notre croyance religieuse, c'est notre Eglise catholique que l'on traduit ici devant vous pour être accusée d'être l'ennemie de cette liberté dont elle est la mère, d'être l'adversaire de cette civilisation chrétienne sortie de ses entrailles et qu'elle a mis dix-huit siècles à enfanter. (Interruption.)

J'entrerai résolument dans ce débat ; je le ferai avec le sentiment de mon insuffisance à le maintenir à sa hauteur, mais avec confiance dans la force de l'évidence et de la vérité, et dans le bon sens du pays, qu'on n'égare jamais longtemps dans la voie de la passion, des préjugés et de l'erreur.

Mais avant de me placer sur ce terrain, j'ai besoin encore de revenir un moment sur la question relative à l'enseignement supérieur.

Jusqu'à présent, messieurs, nous avions entendu deux orateurs qui ont surtout combattu d'une manière absolue les principes que le ministère et nous avions défendus.

Mais l’honorable M. Frère et l'honorable M. Verhaegen, il faut se le rappeler, sont les organes d'une minorité assez faible de la gauche parlementaire elle-même, dans toutes les questions d'instruction publique ; vous n'avez pas oublié, messieurs, que ces deux membres sont les adversaires du principe de la loi de 1842, sur l'enseignement primaire, qu'ils poursuivent de leurs efforts l'annulation de la convention d'Anvers.

Ces honorables membres représentent la minorité de trois voix qui a voté, en 1842, contre la loi sur l'instruction primaire, et la minorité de douze voix qui s'est opposée à la convention d'Anvers. L'honorable M. de Brouckere, lui, représente une autre opinion. Entre la position qu'il a prise tout à l'heure et celle qu'occupent, dans cette discussion, MM. Frère et Verhaegen dont surtout nous combattons les doctrines, il y a une assez grande distance.

M. de Brouckere. - Vous disiez cependant que je n'ai rien dit de nouveau.

M. Dechamps. - Je parle de votre position et non de vos arguments. Je veux établir qu'il y a une différence entre ces honorables et vous.

M. de Brouckere. - C'est du nouveau alors.

M. Dechamps. - Votre position est différente, mais vos objections ne sont pas nouvelles.

L'honorable M. de Brouckere vient de vous déclarer que sur la première question, la plus importante de toutes, celle qui est relative aux devoirs imposés aux professeurs, en matière religieuse, dans leur chaire et dans leur enseignement, il était bien près d'être d'accord avec le ministère, s'il ne l'était pas tout à fait ; or, nous-mêmes nous sommes, sur ce principe essentiel, d'accord avec le cabinet. Voilà donc entre l’honorable membre et les honorables MM. Frère et Verhaegen, un premier dissentiment profond, qui porte sur la question principale qui divise la Chambre et l'opinion.

L'honorable membre, en ce qui concerne les devoirs des professeurs de l’enseignement supérieur dans leurs chaires, n'a combattu qu'une doctrine qui n’était professée par personne, il a combattu une doctrine qui consisterait à vouloir la dépendance absolue du professeur dans ses rapports avec le gouvernement, à ne lui accorder aucune liberté, à le soumettre à une surveillance sévère et quotidienne, et à obliger le gouvernement de punir le moindre écart. L'honorable membre répondait à l'honorable M. Dumortier qui, à l'instant même, lui a déclaré qu'il traduisait mal sa pensée et ses intentions.

Cette doctrine n'a été défendue par personne. Nous avons dit avec M. le ministre de l'intérieur que nous ne voulons pas renfermer l'enseignement universitaire dans les bornes de l'enseignement primaire et de l’enseignement moyen.

Je comprends qu'il ne suffirait pas qu'un professeur, par mégarde, sans intention préméditée, se fût égaré dans des erreurs que l'orthodoxie même condamnerait, pour que le ministre dût sévir aussitôt.

Le clergé aurait le droit d'avenir, les familles pourraient se plaindre, mais le gouvernement a des devoirs d'une autre nature : tout en ne voulant pas amnistier les erreurs commises, il aurait à tenir compte des intentions, à examiner s'il s'agit d'un écart accidentel, d'une opinion légèrement exprimée, ou bien d'un système d'enseignement, d'une hostilité réelle dirigés contre la foi religieuse des familles qui confient leurs enfants à la responsabilité et à la fidélité de l'Etat.

Ainsi, messieurs, nous sommes d'accord avec l'honorable M. de Brouckere. Il veut, comme nous, que l'enseignement ne puisse pas être nuisible aux établissements mêmes ; c'est le principe de la circulaire. Il veut, comme nous, que les professeurs respectent les principes des cultes, la croyance religieuse des familles ; il n'y a désaccord entre lui et nous que sur la question des publications.

L'honorable M. de Brouckere, en ce qui concerne les publications, a soutenu une doctrine absolue ; il a invoqué pour le professeur la liberté constitutionnelle inscrite dans l'article 14 de la Constitution, la liberté de manifester ses opinions en toute matière sociale et publique, les délits seuls doivent être réprimés.

Messieurs, cette doctrine absolue ne tendrait à rien moins qu'à décréter l'inamovibilité et l'indépendance illimitée du professeur et à rayer la responsabilité du gouvernement. Si l'article 14 de la Constitution a cette portée, il garantit aussi bien la liberté du professeur enseignant que celle du professeur publiciste.

Le professeur est fonctionnaire ; ses devoirs le suivent en dehors de sa chaire ; il est fonctionnaire d'un ordre spécial ; il exerce une mission sociale et un sacerdoce ; son influence comme professeur et comme publiciste, c'est en partie du moins l'Etat qui la lui prête ; son autorité de professeur accroît son autorité d'écrivain ; il écrit avec l'encre, la plume et le papier de l’Etat. Il est impossible de soutenir que tout fonctionnaire, dans quelque ordre que ce soit, soit à ce point soustrait à la surveillance du gouvernement. On ne l'a jamais admis. Je ne veux citer qu'une catégorie de fonctionnaires, l'armée, pour vous démontrer l'erreur dans laquelle vous êtes.

Vous savez que des officiers distingués ont été réprimandés pour des écrits sérieux, graves et remarquables qu'ils avaient publiés. C'est au nom de la discipline, au nom de l'intérêt de l'armée elle-même, qu'on a sévi contre ces officiers. Ce droit du ministre de la guerre a-t-il été dénié et a-t-on invoqué, pour l'armée, le bénéfice de l'article 14 de la Constitution ?

M. Thiéfry. - J'ai réclamé.

M. Dechamps, rapporteur. - Oui, cela est vrai, mais c'est une protestation isolée, et une fraction importante de la Chambre ne s'est pas levée pour vous appuyer.

Le ministère, à la tête duquel se trouvait l'honorable M. Rogier, a-t-il compris cette doctrine d'une manière aussi absolue que l'a proclamé l'honorable membre auquel je réponds ? Je lui demanderai quelle différence essentielle il établit entre la position de M. Laurent et celle de M. Huet.

M. Huet n'a pas été destitué, mais enfin le ministère de 1830 lui a accordé l'éméritat, évidemment pour le congédier. M. Huet n'a pas été congédié, si je ne me trompe, pour des doctrines professées dans sa chaire ; ce n'est pas le professeur qu'on a frappé, il l'a été pour des doctrines professées au coin du feu, propagées d'une manière pacifique dans des cercles d'amis, en dehors de toute publicité. Ces doctrines, le ministère du 12 août les considérait comme dangereuses pour la jeunesse et pour l'avenir de l'université. Il ne s'est pas laissé arrêter par l'article 14 de la Constitution, il a cru aussi que les devoirs du professeur le suivaient en dehors de la chaire. M. Huet exerçait son influence en-dehors de son enseignement, dans des cercles particuliers ; c'était une propagande de conversation. M. Laurent exerce cette influence par ses écrits ; c'est une propagande par la presse. Laquelle, je tous le demande, est la plus active ?

M. Laurent est un homme consciencieux et convaincu ; mais M. Huet l'était aussi.

M. Rogier. - Je demande la parole.

M. Dechamps, rapporteur. - Je ne sais si ce professeur avait alors publié son ouvrage ; il croyait aussi, comme M. Laurent, à l'avènement d'une religion nouvelle ; son livre est écrit aussi dans un langage respectueux et grave ; les doctrines qu'il voulait propager en dehors de son enseignement étaient aussi des doctrines philosophiques, de forme sérieuse.

M. Huet croit que l'héritier du catholicisme sera un néo-christianisme complété par un socialisme mitigé et modéré.

Ce socialisme néo-chrétien et nullement révolutionnaire, n'est-il pas une doctrine grave ; ne nous a-t-il pas préoccupés sérieusement, de manière même à nous faire peur ?

La religion de l'avenir de M. Laurent n'est pas celle-là ; il appartient à l'école théorgique de Jean Reynaud ; sa base psychologique est la doctrine païenne de la métempsycose, doctrine qui renverse cette morale universelle dont parlait l'honorable M. Frère-Orban, puisqu'elle est incompatible avec la personnalité et la responsabilité humaines.

On pourrait discuter longtemps la question de savoir laquelle de ces deux théories est la plus dangereuse pour la société ; mais enfin je dis que si la doctrine de l'honorable M. de Brouckere est vraie, si les professeurs, en vertu de l'article 14 de la Constitution, ont le droit de manifester leurs opinions en toutes matières, non seulement en matière religieuse, mais sous le rapport politique et social, je dis qu'on n'avait (page 126) pas plus le droit de frapper M. Huet qu'on n'aurait celui de frapper M. Laurent. On pourra placer entre ces deux faits des distinctions subtiles, mais non des différences sérieuses. M. Laurent a pu, avant la circulaire, être de bonne foi sur l'étendue de son droit et M. le ministre a pu se borner à avertir et à blâmer.

Messieurs, pour moi, j'admets le principe que M. le ministre de l'intérieur a défendu dans sa circulaire.

Je reconnais, comme lui, qu'il faut établir une distinction que les faits seuls peuvent déterminer ; mais comme l'a dit M. le ministre de l'intérieur, les devoirs du professeur le suivent en dehors de sa chaire, le suivent non seulement pour ses publications, mais pour sa conduite morale ; il reste toujours fonctionnaire public, il est toujours sous la surveillance du gouvernement, et lorsque le professeur, soit par des publications, soit par sa conduite, froisse la conscience publique et nuit à la prospérité de l'université dont il est membre, je dis que le devoir du gouvernement, devoir qui n'a jamais été contesté, c'est de sévir, c'est d'empêcher.

Messieurs, je reviens, pour les combattre une dernière fois, aux deux programmes qui, à certains égards se confondent, des honorables MM. Frère et Verhaegen. Il me paraît qu'il suffira de les exposer clairement, de les livrer au jugement impartial du pays, pour qu'ils soient irrévocablement condamnés.

D'après l'honorable M. Frère, l'Etat ne peut pas prescrire d'enseignement religieux, dans la direction exclusive d'un culte particulier, et ici nous sommes d'accord ; nous ne demandons pas non plus qu'on transforme la philosophie en théologie, qu'on fasse des cours universitaires des cours d'apologétique religieuse ; la science n'est pas la foi ; elles ont des sphères distinctes. Quand le professeur peut se taire sur les questions religieuses, qu'il se taise ; quand il doit parler, qu'il respecte ; voilà ce que nous demandons.

L'honorable député de Liège va beaucoup plus loin ; non seulement le gouvernement ne peut pas prescrire l'enseignement religieux, mais il doit défendre qu'il y soit donné. D'après ses doctrines, l’enseignement supérieur ne peut pas porter l'empreinte d'une religion particulière quelconque ; il ne sera, a-t-il dit, ni catholique, ni protestant, ni Israélite ; il ne peut être conforme à aucun de ces cultes en particulier ; il ne sera pas approprié aux cultes, puisqu'il ne sera approprié à aucun ; il ne peut être conforme qu'aux principes de ce que l'honorable membre a appelé la morale universelle et qu'il serait fort embarrassé de définir.

Lorsque l'on parlait du respect pour les principes essentiels des cultes, il y avait donc équivoque ; d'après nos adversaires, il ne s'agit pas de respecter, de ne pas attaquer les principes de chacun de ces cultes, mais exclusivement de ne pas attaquer ce qu'ils considèrent comme les principes communs à tous les cultes, les principes de la religion naturelle, du déisme philosophique qui sont la négation de tous les cuites positifs et de toute foi révélée.

Ainsi, d'après l'honorable M. Frère, le gouvernement est incompétent pour prescrire l’enseignement religieux, mais il est compétent pour le défendre.

L'enseignement chrétien, conforme au culte chrétien des familles qui envoient leurs enfants à l'université, cet enseignement est interdit ; le gouvernement, qui est compétent pour empêcher qu'il ne soit donné, redevient incompétent pour empêcher qu'on ne le combatte.

L'enseignement chrétien est exclu, mais l'hostilité est permise. Le professeur est libre pour combattre, il n'est pas libre pour défendre.

Ainsi, ce serait un enseignement non plus approprié aux cultes, puisqu'il ne serait approprié à aucun d'eux, mais placé au-dessus de tous les autres, pour les juger, pour les convaincre d'erreur, pour les contredire et les nier, pourvu que les formes soient toujours respectueuses, honnêtes et convenables.

Messieurs, voilà la doctrine de l'honorable M. Frère-Orban, réduite à sa plus simple expression. Je le demande : est-elle discutable en présence de la Constitution ? Que faites-vous, au point de vue de ces idées, de la liberté de conscience, de la liberté religieuse, de la liberté des cultes que l’Etat enseignant ne peut jamais enfreindre ou détruire ? Vous paraissez ne plus comprendre ce que.signifie cette liberté de conscience des élèves et des familles pour laquelle nous réclamons le respect constitutionnel ? La liberté de conscience, vous l'invoquez pour le professeur et vous la refusez aux familles chrétiennes. M. Dedecker vous a rappelé avec quelle insistance vous aviez réclamé cette liberté religieuse, en faveur des élèves dissidents de nos collèges, en faisant consacrer le droit d'être dispensé d'assister au cours de religion. Alors, cela ne vous paraissait pas ridicule ; aujourd'hui vous ne comprenez plus.

Il est impossible de concilier la séparation des cultes et de l'Etal, la liberté religieuse avec cette théorie.

Il y aurait donc interdiction faite au gouvernement de prescrire l'enseignement religieux ; il y aurait liberté pour le professeur de le contrarier et de le combattre, mais il n'y aurait pas de liberté pour l’enseignement de l’Etat de répondre et de défendre.

Il n'y aurait d'admis dans l'enseignement supérieur de nos universités que ce que j’ai appelé la négation de toutes les religions positives, la religion naturelle substituée aux cultes révélés, ce que M. Guizot a appelé le rationalisme. L'enseignement chrétien en est exclu..

J'ai eu l'occasion de le dire déjà, et j'insiste sur ce mot, parce qu'il est parfaitement juste ; il n'y aurait pas de religion d’Etat, mais il y aurait un rationalisme d'État, une philosophie d'Etat, une doctrine d'Etat, un culte d'Etat.

L'enseignement public deviendrait une Eglise dont le gouvernement serait le grand pontife et dont le corps professoral serait le clergé.

Mais le professeur, on l'a dit, n'est-il pas le mandataire du gouvernement, le mandataire responsable, comme le gouvernement est le mandataire responsable des familles ? Comment voudriez-vous que le professeur mandataire pût faire ce que le gouvernement ne pourrait pas faire lui-même ?

D'après la Constitution, le gouvernement doit aux cultes non seulement la liberté, mais la protection ; la Constitution a créé un budget des cultes ; les traitements des ministres des cultes sont mis à la charge de l'Etat ; vous votez chaque année des fonds considérables pour l'érection d'églises et de temples.

Ce n'est donc pas seulement la liberté que l'Etat doit aux cultes, mais la protection. Le Congrès l'a voulu, dans un grand intérêt social ; il a voulu que les idées et les sentiments religieux s'enracinassent de plus en plus dans les populations du pays.

Et vous voulez que le professeur puisse contrarier, combattre, attaquer ces cultes auxquels l'Etat doit liberté et protection ! Vous voulez qu'il puisse ruiner et détruire, au nom de l'Etat, ce que l'Etat lui-même doit défendre et protéger ! Quelle contradiction ! N'avais-je pas raison d'affirmer qu'il suffirait, pour en faire justice, d'exposer la théorie de M. Frère-Orban et de la livrer à l'impartialité publique.

Je vais maintenant examiner un autre programme, celui de M. Verhaegen.

L'honorable M. Verhaegen a fait reposer son discours sur cette idée : qu'il est impossible que dans chacun des cours des universités, on ne touche pas, si on veut approfondir la science jusque dans ses racines, aux questions religieuses, aux grandes controverses religieuses, et que souvent c'est pour combattre les dogmes qu'il faut y toucher.

M. Frère a soutenu la même thèse, mais il y a une différence entre ces deux honorables membres : M. Frère s'est présenté à nous coiffé du bonnet de théologien, les mains pleines de citations théologiques, de textes de casuistes, de décisions de conciles de toutes les époques, de passages des docteurs et des pères de l’Eglise ; il est arrivé les poches bourrées de chapitres du Lévitique qui n'existent pas, de pages du.livre des Nombres ; il nous a rappelé la dîme, a parlé de Moïse et d'Aaron, du prêt à intérêt, du contrat mohatra, des immunités ecclésiastiques... (Interruption.)

Sa science théologique lui a fait défaut ; on le lui a prouvé ; de toute ces erreurs accumulées sur de pareilles questions, il a tâché de faire sortir cette conclusion que nos lois civiles ne pourraient être enseignées sans contrarier les dogmes catholiques ; comme si toutes ces questions n'étaient pas traitées à l'université de Louvain, sans compromettre ni nos lois, ni la religion.

J'ai regretté que l'honorable membre eût fait descendre son talent jusqu'à le mettre au service d'une pareille polémique.

L'honorable M. Verhaegen a défendu la même idée, d'une manière plus large et plus logique.

Vous ne pouvez pas, a-t-il dit, creuser aux bases des sciences humaines, sans rencontrer la foi religieuse ; il n'a pas même excepté ce que M. Lebeau appelait un jour les innocentes mathématiques.

M. Verhaegen a raison ; j'ai quelquefois dit à peu près la même chose, en demandant comment on ferait de cette philosophie impartiale, de cette science impartiale et neutre, que nos adversaires nous promettaient.

Messieurs, il est très vrai qu'il est impossible, dans un enseignement approfondi, envisagé des hauteurs philosophiques, de mettre la science à l'écart des questions religieuses.

Mais doit-on donner cette mission-là à l'enseignement de l'Etat dans les universités ? Ne peut-on pas conduire l'enseignement jusqu'aux confins de la sphère religieuse sans y entrer ? Sur le terrain de la philosophie, de la science, du droit et de la médecine, les cultes chrétiens et le culte mosaïque ne sont-ils pas d'accord et unis contre l'ennemi commun, le rationalisme et le naturalisme ?

Si, comme le prétend M. Verhaegen, il faut toucher aux questions religieuses dans toutes les branches et dans tous les cours, si la neutralité est impossible, eh bien, à quelle conclusion fatale, irrésistible, arrivez-vous ?

Vous proclamez la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais s'il n'y pas de religion d'Etat, je le répéterai sans cesse, il ne peut pas y avoir non plus de philosophie d'Etat, d'antichristianisme d'Etat, de doctrine d’Etat opposée aux cultes professé en Belgique. Dans cette sphère des religions, des philosophies, des doctrines, des consciences et des esprits, l'Etat doit rester neutre. N'est-ce pas là ce que vous soutenez ?

Mais si cela est vrai, comment l'Etat peut-il diriger un enseignement, qui doit toucher aux questions religieuses par tous les côtés, e restant dans cette neutralité constitutionnelle que la séparation de l'Eglise et de l'État lui assigne ? Si cela est vrai, la seule conclusion logique, c'est l'incompatibilité radicale, absolue entre l'enseignement de l'Etat et la Constitution.

Je vous défie de sortir de ce dilemme-là.

C'était la thèse de la minorité de la section centrale de 1837, thèse qu'on m'a attribuée à tort. J'ai exposé cette doctrine dans mon rapport, mais je ne l'ai pas défendue dans des termes aussi absolus.

(page 127) Après le Congrès, dans les législatures qui ont suivi, une partie de l'opinion conservatrice penchait vers ce système ; elle ne voulait de l'intervention de l'Etat dans l'enseignement que pour créer des établissements modèles, encourager par des subsides, venir en aide â la liberté. Le projet de 1834 était rédigé dans ces idées. Nous étions partisans, jusqu'à un certain point, du système qui a prévalu en Angleterre ; vous le savez, en Angleterre, il n'y a pas d'écoles primaires, d'établissements d'enseignement moyen ou d'universités où l'enseignement se donne aux frais de l'Etat. Il n'y a pas d'enseignement public, dans le sens des idées françaises. L'Etat subsidie, encourage, accorde des fonds aux grandes associations qui représentent les cultes en Angleterre, c'est-à-dire il abandonne l'enseignement à la liberté,.se réservant d'exercer une surveillance restreinte par de fortes garanties libérales.

Ce système, il faut le reconnaître, est plus libre, plus conforme à nos institutions que celui qui a prévalu. Nous sommes entrés dans la centralisation française ; nous l'avons fait, en 1842, parce que c'était la concession que nous apportions dans la transaction que l'on concluait. Nous cédions l'enseignement de l'Etat et sa forte organisation, à la condition d'obtenir les garanties religieuses et le concours du clergé. Aujourd'hui, la minorité hostile à la loi de 1842, veut conserver la forte organisation en reprenant ces garanties religieuses et en brisant ainsi la transaction acceptée alors.

Pour l'enseignement supérieur, pendant vingt ans, on avait été d'accord sur les limites à assigner aux professeurs, en matière religieuse. Les prétentions que l'on élève aujourd’hui en faveur de la liberté entière des professeurs, est toute nouvelle ; jamais on ne l'avait élevée dans cette Chambre.

Lorsque après 1837 nous témoignions souvent nos craintes sur la difficulté de diriger l'enseignement supérieur public en respectant les croyances religieuses des familles, c'était vous qui cherchiez toujours à calmer ces craintes. On nous parlait de la responsabilité du gouvernement, des garanties que cette responsabilité assurait à la liberté. Cette responsabilité aujourd'hui vous la réduisez à rien. La liberté presque absolue du professeur est incompatible avec la responsabilité du gouvernement.

L'honorable M. Delfosse disait « que l’enseignement supérieur devait être organisé de manière à ce que les familles catholiques puisent confier leurs enfants aux universités de l'Etat sans le moindre danger pour leurs doctrines religieuses ; de manière, disait-il, à rendre inutile pour elles l'université catholique de Louvain. » Aucun danger pour nos doctrines religieuses ; rendre inutile l'université de Louvain ; mais cela ne veut-il donc pas dire que les dogmes religieux, les principes essentiels des cultes seraient toujours respectés, jamais combattus, dans l'enseignement supérieur ?

L'honorable M. Rogier affirmait « qu'il serait impossible, avec une Constitution telle que la nôtre, que l’Etat se permît de répandre, par la voie de ses établissements, des doctrines antireligieuses. Lorsque nous demandons, disait-il, l'intervention de l'Etat dans l'instruction publique, croyez-le bien, ce n'est pas pour propager des doctrines impies. Du moment où le gouvernement reconnaîtrait que la présence d'un professeur, quel qu'il soit, dans un établissement quelconque, offrît du danger, ce danger ne tarderait pas à disparaître. »

M. Lebeau a toujours déclaré que « l’enseignement supérieur devait rester impartial, ne devenir jamais un grief contre aucune opinion respectable », n'être donc jamais hostile aux cultes établis. Le culte catholique, à ses yeux assurément, est l'une de ces opinions respectables.

On a cité le discours de l'honorablet M. d'Elhoungne, où il disait que jamais la majorité parlementaire ne devait permettre que l'enseignement donné aux frais de l’Etat servît à propager des doctrines pernicieuses, « contraires à sa raison et à sa conscience ; qu'elle devrait plutôt refuser les crédits demandés et ne pas voter l'empoisonnement moral de nos jeunes générations. »

Je vous le demande, messieurs, ces professions de foi des organes de la gauche parlementaire, dans le passé, sont-elles conciliables avec les théories que M. Frère et ses amis défendent aujourd'hui ? N'est-ce pas -une véritable rétractation ?

Messieurs, j'abandonne le programme de M. Frère-Orban et je vais m'occuper de celui de M. Verhaegen. On a beaucoup parlé des mandements des évêques. Permettez-moi de vous rappeler un manifeste sur lequel je m'étonne qu'on ait gardé le silence, celui prononcé par le grand maître de l'université de Bruxelles.

M. Verhaegen. - Je demande la parole.

M. Dechamps, rapporteur. - L'honorable M. Verhaegen a dû se trouver humilié, blessé du bruit que faisaient les mandements des évêques et du silence gardé sur le sien. Je vais tâcher de réparer cet oubli. (Interruption.)

D'après M. Verhaegen, « dans la sphère élevée de l’enseignement supérieur, toutes les sciences doivent être cultivées dans leurs principes et leurs applications, quelles que soient les conséquences où les conduit la méthode... Les universités de l'Etat, moins libres que celle de Bruxelles, sont cependant entraînées au-delà des barrières du dogme... La discussion loyale et indépendante de tout pouvoir spirituel et temporel, est non seulement le droit, mais le devoir du professorat dans toutes les universités, excepté dans celle de Louvain. »

C'est la liberté entière, illimitée du professorat. Mais M. Verhaegen va plus loin. Non seulement l’enseignement supérieur peut contredire et combattre le dogme religieux, les principes essentiels des cultes, mais il le doit. « La mission de la science, dit M. Verhaegen, à laquelle les universités de l'Etat ne peuvent pas échapper, c'est la lutte contre la foi » qu'il appelle «aveugle », en la calomniant, contre cette foi à un ordre surnaturel certain et souverain, quoique impénétrable à la raison humaine, selon les belles paroles de M. Guizot, cette foi aveugle de Bossuet, de Fénelon, de Pascal, de Descartes, de St-Augustin, de St Paul, foi aveugle qui me paraît à moi aussi éclairée que la raison de M. Verhaegen. « La mission de la science, ajoute-t-il, c'est la lutte contre les religions qui, d'après l'histoire telle que l'honorable membre la sait, s'arrêtent, se corrompent et deviennent un obstacle à la civilisation. » Il n'excepte aucune religion de cet anathème, et c'est surtout au christianisme catholique qu'il l’adresse. « La mission du l'enseignement supérieur, d'après le grand maître de l'université libre, c'est d'établir l'antagonisme entre le christianisme » qu'il appelle « politique, » pour le défigurer, et « la civilisation moderne qui sont devenus des termes inconciliables. »

« Le rôle critique de l'université libre, et, avec un peu moins de liberté d'allures, le rôle des universités de l'Etat, c'est de faire de la science l'antithèse de la foi, de la foi aveugle dont nous avons parlé, » c'est-à-dire de notre foi, de la foi romaine et catholique, du culte professé par le pays presque en entier, l'antithèse d'une religion et d'une Eglise qui n'a ni la vérité universelle, ni la vérité morale, « ni la vérité philosophique, historique et scientifique, » aucune, qui est l'universelle erreur à combattre, le « préjugé» à vaincre, « l'adversaire » à renverser.

Voilà le rôle critique assigné à l'université libre auquel les universités de l'Etat ne peuvent pas échapper. Tout cela est clair ; la franchise du langage est complète ; c'est la profession de foi la plus radicalement anticatholique que l'on ait faite. Ne croyez pas que j'exagère, l'analyse que je donne est fidèle ; je n'ai omis rien d'essentiel, excepté une phrase de l'exorde, vaine précaution oratoire, « sur la religion de nos pères, » qui est ou bien une contradiction flagrante avec tout le reste, ou bien un non-sens.

Voilà le rôle critique de la science, voici son rôle positif : ce rôle positif est plus vague : je n'ai rencontré aucune affirmation. Ou dit bien ce que l'on combat ; on n'ose pas dire ce que l'on enseigne et ce que l'on affirme. « C'est, dit-on, le libre examen, la libre recherche, la propagation de toutes les doctrines progressives » ; on ne dit pas lesquelles ; « c'est d'ériger un ensemble de principes qui puissent devenir le code du libéralisme moderne ! »

Ainsi, la mission critique, de la science et de l’enseignement, c'est de devenir l'antithèse de la foi catholique ; son rôle positif c'est la propagation des doctrines progressives et la découverte du code du libéralisme.

Jusqu'à présent on avait répété que le libéralisme était un parti politique, qu'il n'était pas un parti religieux ; la plupart des membres de la gauche n'entendent pas être un parti religieux ; mais d'après le programme de M. Verhaegen le code non encore trouvé du libéralisme moderne est une philosophie, une religion nouvelle. (Interruption.) Est-ce que vous le contestez ?

M. Tesch. - Oui.

M. Dechamps. - Répondez pour vous ; M. Verhaegen ne peut répondre ainsi pour lui. Je dis donc que ce programme que j’examine fait du libéralisme un parti religieux, et de l'enseignement supérieur l'antithèse de la foi.

M. Verhaegen. - Aveugle ; ne séparez pas je vous prie les deux mots.

M. Dechamps - Je n'ai pas omis ce mot, mais par aveugle vous voulez dire évidemment la foi catholique ; c'est de celle-là que vous avez parlé.

M. Verhaegen. - Vous me faites beaucoup d'honneur de vous occuper de cela dans le parlement. Je vous en remercie.

M. Dechamps. - Vous ne le trouvez pas mauvais ?

M. Verhaegen. - Non, sans doute.

M. Dechamps. - Vous ne vous en plaindrez pas, je crois. Puisqu'on a traduit ce manifeste en plusieurs langues et qu'on l’a répandu dans toutes les parties du pays, vous me permettrez donc qua je m'en occupe.

Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, vous tentez de placer un parti politique sur un mauvais terrain. Savez-vous le terrain sur lequel vous le placeriez ? C'est sur le terrain de 1825 et de 1826. Il y avait aussi quelqu'un alors qui voulait s'attribuer le rôle de décatholiser le peuple ! C’était le roi Guillaume.

On lui a du moins attribué cette pensée. Mais s'il l'a eue, c'était dans un but d'unité nationale. Il croyait, et je conçois qu'on puisse avoir cette pensée, qu'il fallait un pays uni, n'ayant qu'une langue el qu'une religion ; il voulait un Etat protestant ; il cherchait, du moins, on lui a attribué cette pensée, à décatholiser la Belgique dans un intérêt politique.

Eh bien, que déclare-t-on dans le manifeste de l'université de (page 128) Bruxelles ? On donne cette mission à la science, non seulement dans l'université libre, ce qui est son droit, mais avec un peu moins de liberté d'allures, dans les universités de l'Etat : c'est de décatholiser la jeunesse par l'enseignement, pour arriver ainsi à décatholiser le pays. (Interruption) N'est ce pas cela ? Le roi Guillaume a échoué dans cette tentative ; je prédis à M. Verhaegen qu'il échouera dans la sienne.

Messieurs, je me suis étendu plus que je ne voulais sur ce point. J'arrive maintenant sur le terrain du débat où l'on nous a convié.

On a parlé d'une vaste conspiration qui existe contre nos libertés constitutionnelles. Cette conspiration, on nous l'a montrée s'ourdissant dans l'enseignement libre, dans nos écoles primaires, dans nos écoles moyennes fondées par les évêques et par des ordres religieux, et aboutissant, au sommet, à l'université de Louvain.

L'honorable M. de Brouckere a dit tout à l'heure un mot, que c'était une calomnie, en répondant à une accusation qu'on avait adressée à son parti. Eh bien, je m'empare du mot et je dis que ceci est une odieuse calomnie.

L'enseignement primaire libre n'existe pour ainsi dire plus. Vous savez que d'après la loi de 1842, à peu près toutes les écoles sont entrées sous le régime de la loi, qu'elles sont soumises à l'inspection, au contrôle laïques. Je le demande à M. le ministre de l'intérieur, à l'honorable M. de Brouckere son prédécesseur, à l'honorable M. Rogier et à tous les membres qui ont siégé au ministère de l'intérieur, depuis 1842 : A-t-on jamais accusé l'influence du clergé exercée dans les écoles primaires, d'avoir la moindre tendance hostile à nos institutions ?

Le clergé ne s'est-il pas renfermé exclusivement dans le domaine religieux ? Je dis que je défie qu'on signale la moindre tentative qui ait été faite dans l'enseignement primaire, dans ce but.

Dans l'enseignement moyen, dans les collèges dirigés par les prêtres et les jésuites, nous y avons été, nous y envoyons nos enfants et vous y envoyez souvent les vôtres. Nous les connaissons mieux que ceux qui écoutent aux portes, qui les accusent sur des suppositions qui ne reposent sur rien.

Nous avons fait nos études dans ces établissements. Nous y avons suivi les études de nos enfants depuis le commencement jusqu'aux classes supérieures. Je le demande à toutes les familles appartenant à votre opinion qui y ont envoyé les leurs, jamais a-t-on accusé un collège des évêques, un collège des jésuites, d'avoir eu, en quoique ce soit, une tendance dans la direction de ses études, à être contraire aux institutions du pays ? Jamais. Je défie qu'on indique le moindre acte dans ce sens.

L'université de Louvain, mais elle est ouverte à tous, elle est sous le contrôle de vos jurys universitaires, sous le contrôle du pays tout entier ; et je me souviens que certains adversaires de cette université l'ont accusée pendant quelque temps, d'être favorable à des doctrines qu'on appelait avancées. C'était une erreur ; mais jamais je n'ai entendu quelqu'un, même dans vos rangs, soupçonner l'université de Louvain de n'être pas fidèle dans son enseignement à nos institutions politiques et constitutionnelles.

Messieurs, si je voulais aussi me donner la fantaisie de dessiner le tableau d'une vaste conspiration ourdie contre notre liberté religieuse, contre notre liberté d'enseignement, contre notre liberté d'association religieuse, mais cette fantaisie, ne pourrais-je pas me la donner avec plus d'apparence de raison que l'honorable membre ? Je n'aurais pas seulement de vagues affirmations qui ne reposent sur rien, j'aurais du moins certaines apparences, certains indices à invoquer. Je pourrais aussi faire un tableau bien sombre de ces sociétés secrètes qui couvrent le pays tout entier et dans lesquelles on dit que l'association religieuse « est une lèpre dont il faut guérir le pays, même par la force. »

Je pourrais montrer toutes ces associations secrètes aboutissant aussi à l'université de Bruxelles, qui serait le couronnement de cette vaste conspiration. Cette université de Bruxelles et ici, ce serait un fait, une réalité, cette université j'en rappellerais le manifeste anticatholique que j'ai tout à l'heure analysé. Si je disais que celle vaste conspiration a pour but de décatholiser le pays, de ruiner la foi religieuse du pays, je vous le demande, n'aurais-je pas plus de raison que l'honorable M. Frère pour tenir ce langage, et cependant vous me taxeriez d'exagération.

Ah ! nous n'aimons pas notre Constitution, nous ne la servons pas loyalement, nous nous réservons de ne pas lui être fidèle. Nous ne sommes pas un parti loyalement constitutionnel.

Messieurs, vous manquez de mémoire, ou vous comptez beaucoup sur la crédulité publique. Cette accusation qui retentit partout, est vieille ; une minorité passionnée nous l'a adressée dans ces longues luttes qui ont séparé 1841 de 1847. Je croyais ce grief usé. Les faits avaient tellement protesté contre lui, vous aviez été vous-mêmes forcés eu 1848 à de tels désaveux que je ne croyais à personne un courage assez téméraire pour la ressusciter.

Messieurs, les partis, quand ils font opposition, sont facilement injustes. Ils accusent volontiers les majorités ; ils se laissent quelquefois entraîner par la passion jusqu'à les calomnier.

Messieurs, vous avez été quelquefois accusés ; je ne pense pas que nous vous ayons jamais calomniés.

M. Frère-Orban. - C'est ce que vous faites en ce moment.

M. Dechamps. - Qu'ai-je dit pour vous calomnier ? J'ai combattu vos doctrines ; j'ai cité des manifestes et des faits.

Messieurs, longtemps, permettez-moi de vous le dire, nous avions craint que vous ne fussiez pas un parti assez constitutionnel ni assez national pour que le pays ne courût pas de dangers le jour où vous seriez arrivés au pouvoir.

Vous nous souvenions que votre opinion avait recueilli les débris des partis étrangers : le parti orangiste et le parti français qui avait levé, au Congrès, le drapeau de la réunion, masquée ou non masquée, à la France.

Nous nous souvenions aussi, au point de vue de la Constitution qu'au Congrès il y avait une minorité de 60 voix qui s'appelait libérale et qui n'a pas voulu de la Constitution telle qu'elle est écrite, qui a combattu la liberté religieuse, la liberté d'enseignement, la liberté des associations religieuses, qui non seulement les a combattues, mais qui a demandé que son vote négatif fût inséré aux procès-verbaux du Congrès, comme une protestation permanente contre ces libertés constitutionnelles.

Messieurs, la Constitution, elle a été faite par nous, elle a été faire par nous avec le concours de l'opinion libérale unioniste, qui était une minorité dans son parti ; elle a été faite par nous, je ne dirai pas malgré vous, mais malgré cette minorité considérable qui a protesté contre elle.

N'oubliez pas ce premier fait, point de départ de toutes nos discussions.

Nous avons craint que si ce parti de la minorité du Congrès parvenait à acquérir de l'influence, que si ce parti devenait un jour majorité et pouvoir, et que si ce jour-là coïncidait avec celui de dangers extérieurs, oui je le dis franchement, nous avons craint (et quelques-uns d'entre vous ont peut-être partagé cette crainte) que la Constitution et la nationalité ne courussent un égal péril.

Eh bien, messieurs, nous nous sommes trompés, nos craintes n'ont pas été justifiées. Vous avez été au pouvoir, vous avez été majorité en 1848 et la révolution de 1848 a trouvé le pays uni dans une grande homogénéité constitutionnelle el nationale.

Mais si je reconnais que nous nous sommes trompes avant 1348, à votre égard, reconnaîtrez-vous avec la même franchise que vous vous trompez aujourd'hui sur nous, sur nos sentiments, sur notre passé et sur toute notre politique ?

Nous avions craint aussi que si vous deveniez majorité et pouvoir, vous ne cherchiez à interpréter la Constitution dans le sens dans lequel la minorité du Congrès voulait qu'elle fût écrite.

Cette minorité a toujours existé, elle est encore vivante aujourd'hui ; c'est contre elle que nous avons combattu en 1842 pour la loi sur l'enseignement primaire, c'est contre elle que nous avons combattu pour la convention d'Anvers, c'est contre elle que nous combattrons encore dans la loi sur la charité.

Cette minorité est toujours vivante, mais il faut le dire et le proclamer, elle est restée une minorité faible et impuissante dans le Parlement. Toujours de grandes transactions sont intervenues ; transaction sur l’enseignement primaire, transaction sur l'instruction moyenne, transaction pour le jury universitaire, transaction, je l'espère, sur la loi de la charité. Ces lois ont été assises sur de puissantes majorités transactionnelles.

Messieurs, je vous ai dit que la Constitution, nous l'avions faite de concert avec une minorité unioniste ; permettez-moi de vous rappeler comment nous l'avons conservée et maintenue pendant vingt-cinq ans.

Lorsqu'on a conclu le pacte de 1830 dont a parlé M. Verhaegen, vous aviez alors, avant la Constitution, vos libertés de préférence et nous avions les nôtres. Vos libertés de préférence, c'était la liberté de la presse, la liberté d'opinion et la liberté d'association politique.

Nos libertés de préférence c'était la liberté religieuse, la liberté d'enseignement et la liberté d'association religieuse ; ces libertés, nous les avons apportées les unes et les autres dans la Constitution, nous les avons déclarées solidaires et nous leur avons à toutes juré fidélité.

Eh bien, voyous avec impartialité qui peut se vanter de la plus grande fidélité gardée à ce serment de 1830 ?

Messieurs, sur vos libertés de préférence, la liberté de la presse, la liberté d'opinion, la liberté d'association politique, il n'y a pas eu depuis vingt-cinq ans le moindre débat parlementaire sérieux, la moindre résistance, la moindre discussion ; pas un acte n'a été posé.

M. de Perceval. - Et la proposition Orban ?

M. Dechamps. - Pas une tentative importante n'a été faite, pas une parole, ayant autorité, n'a été entendue.

M. de Perceval. - Vous avez demandé la signature des articles.

M. Dechamps. - Qui a demandé cela ? Pour moi, je ne connais qu'un acte, un seul : la loi relative à la presse a été acceptée par nous comme par vous ; je la considère comme constitutionnelle ; je ne la critique aucunement ; mais enfin, elle porte un de vos noms, elle ne porte pas un des nôtres.

Ainsi sur le terrain de la liberté de la presse, de la liberté d'opinion et de la liberté d'association politique, aucun débat n'a été engagé ; tous les débats parlementaires ont eu lieu sur le terrain de la liberté religieuse, de la liberté, d'enseignement surtout et s'établiront demain sur le terrain de la liberté des associations religieuses à propos de la question de la charité.

Messieurs, quel a été le caractère de ces luttes si longues et si vives qui ont eu lieu sur le terrain de l’enseignement ?

Vous avez toujours, pour l'instruction primaire, pour le jury universitaire, (page 129) pour l'enseignement moyen, défendu quoi ? Ce qu'on a appelé les droits de l'Etat, l'influence du pouvoir, la centralisation, une forte organisation de l'enseignement public, ce qu'on a nommé le monopole de l'enseignement de l'Etat, pour l'opposer au monopole de la liberté, si cet abus de mots pouvait être permis. Je n'examine pas si vous aviez raison de le faire, je n'entre pas dans cette question ; je demande seulement si c'est le pouvoir ou la liberté que vous défendiez.

Je dis que dans la question de l'enseignement, que nous ayons eu raison ou tort, c'est la liberté que nous défendions, son maintien, son extension et que vous, vous défendiez le contraire de la liberté, c'est-à-dire la centralisation, une forte organisation de l'enseignement public, pour faire contrepoids à la liberté.

Cela n'est-il pas vrai ?

Messieurs, dans la question de la charité, ce sera aussi la question de la liberté plus ou moins grande, ou de l'intervention du gouvernement plus ou moins grande qui sera en jeu. (Interruption.) Je ne veux pas anticiper, mais je constate un fait irrécusable contre lequel je défie que vous protestiez : c'est que, depuis 1830, vos libertés de préférence avant la Constitution, la liberté de la presse qui est la nôtre aussi, la liberté d'opinion et d'association politique n'ont reçu aucune atteinte, n'ont jamais été même attaquées ou mises en question. Cela est-il vrai ?

D'un autre côté, l'est-il moins que les luttes politiques ont lieu sur le terrain de nos libertés de préférence, liberté d'enseignement, liberté religieuse et liberté de la charité ?

Est-il vrai que c'est le pouvoir, l'Etat, la centralisation que vous avez soutenus, tandis que nous défendions la liberté ? Et si cela est vrai, expliquez-moi, messieurs, comment nous sommes les adversaires cachés de la Constitution et comment vous vous en nommez exclusivement les défenseurs ?

Nous sommes les pères de la Constitution. (Interruption.)

Est-ce que vous le contestez ? eh bien, je vous rappellerai qu'un homme dont j'honore le caractère sans partager ses principes, et qui se trouvait au Congrès a la tête de cette minorité qui a protesté contre toutes les libertés essentielles de la Constitution ; je vous rappellerai que ce magistrat distingué a été choisi précisément par vous pour présider le congrès libéral de 1846.

Je dis donc que nous pouvons dire avec assurance que c'est nous surtout qui avons fait la Constitution malgré cette minorité libérale, que nous l'avons défendue pendant vingt-cinq ans et que nous avons dû lutter contre cette minorité, vivante encore pour la maintenir telle qu'elle existe.

Messieurs, pendant 20 ans de ce quart de siècle, nous avons été majorité et pouvoir ; nos principes, nos tendances, nos doctrines sont assurément écrits dans l'histoire de ces 20 années. Eh bien, dans cette histoire, vous ne pouvez pas citer un acte sérieux qui ait été dirigé contre nos libertés constitutionnelles. Lorsque l'honorable M. de Theux en 1847 a remis le pouvoir entre vos mains, le 12 août, il vous a remis la Constitution intacte, inaltérée et respectée.

Mais qu'ai-je besoin de ces preuves ? A l'accusation que vous portez contre nous, il y a deux réponses qui ont été faites, réponses tellement solennelles, que je m'étonne vraiment qu'on ose reproduire cette accusation.

L'une de ces deux réponses a été faite par vous, en 1848, l'autre réponse a été faite le 21 juillet de cette année par le pays tout entier, par tous ses organes.

Pendant la lutte si vive, si passionnée qui a eu lieu dans l'intervalle de 1841 à 1847, la même accusation a été produite ; on nous a aussi accusés alors d’être les ennemis cachés de la Constitution ; on a prétendu que nous étions un gouvernement réactionnaire et que nous avions accumulé des ruines sous lesquelles la Constitution allait succomber.

Vous vous rappelez les débats qui ont signalé cette période politique. C'étaient les mêmes arguments dont on se sert aujourd'hui. On parlait des encycliques, de la dîme ; on citait des textes de conciles ; l'honorable M. Verhaegen nous faisait le catéchisme comme l'honorable M. Frère nous le fait aujourd'hui. C'était le même débat. L'honorable M. Frère a refait exactement les discours que l'honorable M. Verhaegen prononçait à cette époque.

Nous étions en 1846 et en 1847 ; le flot de l'opinion de la gauche parlementaire montait ; la révolution de 1848 éclata. Que s'est-il passé ? Le ministère du 12 août, a cherché dans ce passé pour trouver tous les griefs à redresser, toutes les ruines à relever ; eh bien, qu'a-t-il trouvé ? Il a trouvé deux réformes à faire dans ce passé calomnié : le retrait de la loi sur le fractionnement communal, puis à l’avis conforme de la députation provinciale pour autoriser la nomination des bourgmestres en dehors du conseil, il a substitué l'avis de cette députation. Voilà tout.

Voilà dans un passé de 18 ans ce qu'on a trouvé à réparer, voilà les ruines sous lesquelles la Constitution périssait.

En 1848, lorsque la révolution française éclata, la minorité républicaine avait dans cette chambre un organe consciencieux et capable ; c'était l'honorable M. Castiau. L'honorable M. Castiau prit au sérieux l'ancien thème de l'opposition, il vint dire à la tribune que la monarchie était décrépite et usée, que le pays avait été la victime d'un long pouvoir réactionnaire, que la Constitution mutilée n'existait plus, qu'il fallait balayer tout, cela et y substituer la république.

L'honorable M. Delfosse s'est alors levé pour répondre à l. Castiau.

« Pour faire le tour du monde, s'est-il écrié, les idées de la révolution française ne doivent pas passer par la Belgique. Les princïpes de liberté et d'égalité sont inscrits dans la Constitution et gravés dans tous les cœurs. »

M. Verhaegen a rappelé de son côté que « nous jouissions de toutes les libertés que l'étranger était obligé de venir copier chez nous. »

M. Rogier nous disait que « la Belgique n'était pas ingrate envers son passé, grâce à ces dix-huit années d'indépendance, de liberté et de calme. »

Quels désaveux et quels démentis !

Le ministère du 12 août, à ce moment-là, n'avait proposé aucune réforme, n'avait rien réparé ; ce passé était maintenu tout entier.

La première réponse, c'est donc vous qui l'avez faite ; mais il en est une autre plus solennelle que celle-là, réponse que le pays tout entier, parlant par ses organes, a faite le 21 juillet 1856.

C'était le Congrès qui parlait par l'organe de M. de Gerlache, les. Sénat par l'organe du prince de Ligne, la Chambre des représentants par la voix de son président ; ce sont nos provinces et nos grandes communes qui, elles aussi, ont voulu célébrer l'anniversaire de la joyeuse entrée du souverain ; c'est le clergé par la voix de ses évêques, c'est le Roi lui-même qui n'a jamais mieux que ce jour-là personnifié la Belgique entière.

Que disaient toutes ces voix de la nation qui ont retenti dans l'Europe entière ? Ont-elles eu quelque chose à regretter ou à blâmer dans ce passé de 25 ans ? Ont-elles eu à rappeler l'ombre d'un grief ? Ecoutons.

Le Congrès qui avait reçu, en 1831, le serment du Roi d'observer la Constitution, est venu affirmer, à la face du Ciel, « que toutes les promesses avaient été remplies et que les espérances avaient été dépassées, que pendant ces 25 ans aucune loi n'avait été violée et qu'aucune atteinte n'avait été portée à une seule de nos libertés. »

Le Sénat attestait, à son tour, « que le serment royal de défendre nos institutions avait été loyalement tenu, qu'une haute sagesse et l'esprit d'ordre naturel à nos populations avaient présidé à la pratique de nos institutions constitutionnelles, que le Roi pouvait jeter avec orgueil les yeux sur notre passé politique, aussi fécond que glorieux. »

La Chambre des représentants, en rappelant aussi « que le Roi avait gardé son royal serment de consolider nos institutions, disait qu'après 25 années de pratique constitutionnelle, de gouvernement sage, de paix profonde, d'améliorations morales et matérielles et de progrès politique, qu'après ce quart de siècle, la Constitution était là, entière et inaltérée, sincèrement pratiquée et toujours inviolable. »

Ce que le Congrès et les Chambres ont attesté et proclamé, les communes et les provinces l'ont tour à tour confirmé.

Les évêques ont remercié la Providence des bienfaits religieux que la Constitution et la royauté avaient répandus sur les populations ; ils ont béni les résultats produits par nos institutions, ils ont constaté que la Belgique avait progressé sous le rapport religieux, sous notre régime constitutionnel ; ils ont témoigné de leur respect et de leur amour pour ces libres institutions et de leur confiance dans leur avenir, avec autant d'énergie que l'avaient fait les communes, les provinces, les Chambres et le Congrès national.

Le Roi est venu couronner tous ces témoignages par le sien. Il n'a pas voulu attribuer à la royauté seule les résultats magnifiques de ce passé glorieux ; il a tenu à faire remonter à la nation elle-même l'honneur d'une situation privilégiée qui semble défier la hardiesse de nos espérances.

Mats, si la Constitution est restée entière, inaltérée et inviolable, que voulez-vous dire en nous accusant d'être ses ennemis, d'avoir conspiré contre elle, de travailler à la détruire, nous qui avons été majorité et pouvoir pendant 20 années de ce quart de siècle ? Mais dans ce passé glorieux ne sommes-nous rien et ne pouvons-nous pas en revendiquer une belle part ? Mais ne faisons-nous pas partie de cette nation morale, sage et constitutionnelle à qui revient l'honneur d'une situation privilégiée ? Mais dans cette histoire politique de la Belgique n'avons-nous pas été les acteurs principaux ?

On aura beau faire, on ne séparera pas l'opinion conservatrice et catholique de notre passé, de la nation et de notre histoire ; il y a solidarité entre ce passé et nous ; on ne peut l'exalter sans qu'on nous exalte ; on ne peut pas nous calomnier sans le calomnier.

Ainsi, nous sommes un parti constitutionnel dans le passé, nous le sommes dans le présent. Personne n'osera le contester. Notre histoire proteste tout entière contre les accusations que l'on élève contre notre opinion.

Mais c'est moins encore du passé qu'on nous parle que l'avenir. C'est le catholique plutôt que le Belge qu'on accuse. Si nous sommes restés fidèles à la Constitution, nous sommes soupçonnés d’être disposés à ne plus l'être.

On veut établir qu'il y a incompatibilité entre notre doctrine religieuse et notre doctrine politique, entre le catholicisme et la liberté moderne.

Il y a, je l'ai déjà dit, un grand danger à placer le débat sur ce terrain, à transformer des partis politiques en partis religieux. Ce n'est plus notre conviction politique, c'est notre foi, c'est notre croyance (page 150) religieuse qu'on interroge, qu'on discute, et qu'on blâme. C'est la première fois peut-être que ce spectacle est donné à une assemblée parlementaire. On se croit en droit de nous demander les motifs de notre foi ; on fait subir à notre doctrine religieuse un véritable interrogatoire.

V a-t-il patriotisme à vouloir prétendre, malgré notre protestation, qu'il y a incompatibilité entre la foi religieuse professée par la presque totalité de notre population et notre foi constitutionnelle ? Mais si vous réussissiez, à l'établir, ne voyez-vous pas quel danger vous feriez courir à nos institutions ; dans quel dilemme vous placeriez le peuple auquel vous n'arracheriez pas sa vieille foi catholique ?

Plusieurs voix. - C'est ce qu'on fait dans votre parti.

M. Dechamps. - Je l'ignore ; mais de quelque côté qu'une telle tentative puisse venir, je la blâme, je la condamne.

M. Frère-Orban. - A la bonne heure, c'est là ce que nous demandons !

M. Dechamps. - J'ai une première réponse à faire, c'est que sur des faits de notre conscience, nous sommes seuls les juges ; cela ne regarde que nous ; c'est que sur la doctrine de l'Église, c'est l'Église elle-même que nous interrogeons, et non ceux qui la combattent.

Or, il y a un fait qui sert de réponse à l'accusation contre laquelle je m'élève : depuis la date que vous assignez au monde moderne, depuis 1789, la liberté religieuse, la liberté politique et civile, sont entrées dans le droit public de la plupart des nations ; elle faisait partie du droit public de la France de 1814, comme de la France de 1830 ; elle est le droit public de l'Angleterre parlementaire, depuis l'émancipation des catholiques ; de la République des États-Unis, de la Suisse démocratique, comme de la Hollande et de la Belgique constitutionnelles.

Je vous le demande, est-ce que les citoyens catholiques, les prêtres catholiques, les évêques catholiques dans tous ces pays, ont jamais été accusés de n'être pas aussi dévoués que qui que ce soit à leurs institutions nationales ? Sont-ils moins parlementaires, moins constitutionnels, moins démocrates, moins républicains que les autres citoyens ?

Non, vous savez qu'ils le sont autant. Rome, depuis 60 ans, depuis Pie VI jusqu'à Pie IX, a-t-elle dit à ces citoyens et à ce clergé catholiques d'une partie du monde : Il y a incompatibilité entre ces constitutions, ce droit public et la doctrine catholique ; vous ne pouvez pas loyalement prêter serment à ces chartes, vous ne pouvez que les subir, et vous devez les renverser quand vous en aurez le pouvoir.

Vous savez que jamais une telle parole n'a été prononcée ; vous savez que nos consciences catholiques sont aussi à l'aise, aux États-Unis, en Suisse, en Angleterre et en Belgique, qu'elles le sont dans les monarchies ; que notre serment constitutionnel a été prêté partout sans restriction, avec loyauté et bonne foi, el que nous pouvions le faire.

Si cela est vrai, il en résulte que vous prêtez a l'Eglise une doctrine qu'elle ne professe pas, que l'incompatibilité dont vous parlez n'existe pas et que vous avez suscité un fantôme pour nous combattre.

L'Eglise n'a jamais admis, pas plus que vous et que moi, la tolérance dogmatique dans les doctrines, ce serait une absurdité ; mais elle a admis la tolérance civile. Ce qu'elle a combattu dans l'encyclique de 1832, ce n'est pas la tolérance civile, mais l'indifférence.

Il ne faut pas oublier à qui Rome répondait par cette encyclique et ce qu'elle condamnait. M. de Lamennais faisait dériver de l'indifférence publique, politique et sociale la liberté absolue, comme droit de l'homme que nul pouvoir ne pouvait limiter, la liberté absolue, non seulement de conscience, ce qui est un droit naturel, l'usage du libre arbitre de l'homme, mais le droit de tout dire, de tout professer el de tout faire. Celui qui croit comme il veut, a dit le chef d'école célèbre, peut agir comme il veut. Il voulait que l'erreur religieuse, sociale et politique eût les mêmes droits que la vérité religieuse, sociale et politique ; que le gouvernement et la société, déclarés incompétents et incapables, fussent désarmés pour toute action ou pour toute répression contre le mal religieux, contre le mal social et contre le mal politique.

C'était la formule la plus radicale de l'anarchie qu'on ait jamais inventée et que l'on voulait imposer au monde au nom du catholicisme. C'est l'indifférence avec ces conséquences absolues que Rome a condamnée, et non la tolérance civile qu'elle accepte, ou la liberté religieuse qu'elle réclame presque partout.

Tous les hommes sensés, tous les gouvernements ont été de l'avis de Grégoire XVI, et je soupçonne fort MM. Frère et Verhaegen d’être un peu de l’avis du pape contre M. de Lamennais.

Voilà ce que Rome a combattu : la liberté sans frein, sans bornes, la liberté illimitée ; mais jamais cette liberté sans bornes, cette libelle absolue n'a été admise par personne, jamais elle ne le sera.

Lorsque le Congrès a écrit la Constitution, lorsqu'il a établi les droits des Belges, a-t-il eu la prétention d'établir ces droits absolus inhérents à tout homme et à toute époque, une espèce de code du libéralisme moderne comme celui que M. Verhaegen cherche encore ; des droits qui s’appliqueraient également aux personnes qui vivaient du temps de Sésostris et à celles qui vivront dans cinq siècles ? Evidemment jamais le Congrès n'a eu cette absurde prétention.

La Belgique, où ces libertés sont si largement pratiquées et entendues n'a jamais admis une liberté sans bornes et sans frein.

A chaque liberté il y a une limite et en fait de liberté des cultes vous n'admettez pas plus que moi la liberté absolue.

Je ne parle pas de la liberté de conscience qui, je le répète, est un droit naturel ; tous les catholiques professent cette doctrine ; mais je parle de la libre pratique des cultes, je dis que vous ne l'admettez pas plus que Grégoire XVI. Vous exceptez de la libre pratique des cultes, tous les cultes polygamiques, c'est-à-dire les cultes d'un cinquième du globe : les musulmans, les mormons, les Indiens, l'Orient presque entier, l'Asie presque toute entière. Vous excluez le libre usage de ces cultes dont la polygamie est l'une des bases, parce que votre droit civil imprégné d'idées chrétiennes repousse la polygamie comme un mal social. Mais vous n'admettez donc pas plus que Rome et plus que la raison la liberté des cultes absolue et sans bornes.

Il y a plus que cela. Chaque siècle a sa grande hérésie ou religieuse ou sociale. Le XIXème siècle a la sienne. La grande hérésie du XIXème siècle, c'est le socialisme. Le socialisme, ce n'est pas seulement un parti politique, ce n'est pas seulement une secte sociale, c'est une secte religieuse, c'est une religion. Le socialisme prétend se substituer, non pas seulement à la société civile et politique, mais surtout à la société religieuse, au christianisme. C'est au front et au cœur du christianisme qu'il dirige ses principaux coups, c'est le premier rempart qu'il veut abattre.

Ainsi le socialisme est une religion, c'est une hérésie sociale et religieuse tout à la fois. Comment se conduit le XIXème siècle, le siècle de 89, le siècle de la tolérance envers cette grande hérésie sociale de notre époque ? A la différence près du Code pénal que le christianisme a tant adouci, qu'il adoucira encore, le XIXème siècle se défend contre l'hérésie actuelle à peu près comme les siècles précédents se sont défendus contre celles de leur temps.

On lui a répondu par les canonnades de juin, par l'exil, le bannissement et la déportation. L'Europe du XIXème siècle a-t-elle invoqué la tolérance ? Non, elle s'est défendue contre des adversaires politiques, sociaux et religieux qui voulaient renverser les bases mêmes de son droit public, comme les siècles précédents se sont défendus contre des adversaires qui cherchaient à renverser le droit public vivant à ces époques.

Pour moi, je vais plus loin ; l'inquisition espagnole, dont on parle toujours, la Saint-Barthélemy, la révocation de l'édit de Nantes, je les appelle des crimes politiques avec Rome qui les a déplorés et blâmés. Ce que je veux établir, c'est que vous n'admettez pas plus que Rome des libertés illimitées, sans bornes et sans frein.

Les libertés sont toujours limitées, et ces limites sont variables suivant les temps, les lieux, les nations auxquelles ces libertés sont appliquées. Les institutions américaines, les croyez-vous applicables à tous les pays ? Croyez-vous que le gouvernement aristocratique parlementaire de l'Angleterre soit réalisable partout ? Croyez-vous que notre Constitution si belle, qui est pour nous un bienfait, ne puisse pas être pour un autre peuple un péril et un danger ?

Vous voyez qu'il n'était pas difficile de faire évanouir ce fantôme de l'encyclique à l'aide duquel on croyait établir une incompatibilité entre le catholicisme et la liberté moderne.

Vous le voyez donc, messieurs, aussi bien du haut de nos doctrines religieuses que du haut de nos convictions politiques, nous sommes constitutionnels dans le passé, nous sommes constitutionnels dans le présent, nous pouvons l'être toujours.

Voulez-vous savoir ce que je pense de l'avenir réservé à ces institutions et à ces libertés ? Ce qui les a compromises, ce qui peut les perdre, c'est la démocratie libérale et la révolution, el c'est le christianisme et son développement qui seul peut les sauver et les sauvera.

Si les sociétés actuelles, si nos vieilles nations âgées de 12 et 14 siècles, ne se retrempent pas aux sources chrétiennes, nous descendrons inévitablement la pente des longues décadences ; nous aurons les gouvernements des décadences, les dictatures militaires alternant avec l'anarchie victorieuse.

Si, au contraire, les nations se christianisent, à mesure que la moralité, les mœurs saines et fortes, la sagesse et l'esprit d’ordre s'étendront dans la même mesure, la liberté prévaudra, elle s'élèvera, ce qui paraît impossible se réalisera, de nouvelles applications sociales de la liberté pourront réussir, parce que la religion formera le contrepoids naturel de la liberté.

C'est donc nous, comme chrétiens et catholiques, qui portons la liberté dans les plis de notre manteau ; bien loin de l'accepter aujourd'hui pour l'étouffer plus tard, c'est nous qui la sauverons si elle peut être sauvée, tandis que les adversaires de la liberté, ceux qui en amèneront la ruine inévitable, sont ceux qui travaillent avec un acharnement aveugle à décatholiser les peuples, c'est-à-dire à les vouer à une servitude païenne et au despotisme des Césars.

Ainsi, nous sommes constitutionnels, au moins autant que vous dans le passé et dans le présent, je l'ai prouvé, et nous sommes meilleurs gardiens que vous de l'avenir de la liberté politique.

Sommes-nous assez justifiés ? Non ; il me reste un fait qui place cette justification du catholicisme dans une évidence plus manifeste et qui doit condamner nos adversaires au silence.

Vous parlez de liberté religieuse et de conscience, vous voulez faire croire que l'Église répudie cette liberté entendue dans son sens vrai, qu'elle en est l'ennemie et qu'elle médite sa ruine.

Or, nous sommes en plein XIXème siècle. Regardez bien de tous côtés (page 131) dans le monde : qui donc réclame presque partout cette liberté religieuse, et qui donc presque partout la refuse ? C'est l'Église catholique qui la demande, et c'est le schisme, l'hérésie, la prétendue réforme, les sectes, le libéralisme, le rationalisme et la révolution, qui presque partout lui refusent ou lui disputent cette liberté.

En Russie, le schisme grec, jusque hier, n'avait réservé à l'Église catholique que l'intolérance et la persécution ; l'Allemagne protestante du nord, la Suède et le Danemark, ont conservé la peine de la confiscation et du bannissement pour les convertis au catholicisme et pour ceux qui le propagent ; l'Allemagne protestante ne s'est relâchée de son intolérance que depuis l'héroïque résistance de l'archevêque de Cologne, et encore, par combien d'entraves la liberté catholique y est-elle encore enchaînée ! C'est depuis peu d'années seulement qu'O'Connel a arraché la liberté des catholiques à l'anglicanisme, et lorsque l'Eglise a voulu récemment, au nom de la liberté des cultes, établir une hiérarchie ecclésiastique et épiscopale, vous vous rappelez comment l'agitation protestante a tout fait pour l'empêcher, en ayant recours à des actes de honteuse intolérance.

En Hollande, les mêmes faits ont eu lieu ; l'Etat protestant exclut généralement les catholiques des emplois publics, quoiqu'ils forment presque la moitié de la population du royaume, et les sociétés secrètes de propagande protestante ont jeté l'interdit sur les ouvriers et sur les domestiques catholiques, sur les magasins et les ateliers catholiques.

En Suisse, le radicalisme a exilé des évêques, proscrit les ordres religieux, chassé les religieux du mont St. Bernard et même les sœurs de charité et confisqué les propriétés ecclésiastiques, la vieille intolérance du synode de Dordrecht n'est pas morte encore dans les Pays-Bas.

En Piémont, c'est le libéralisme qui suit la même politique illibérale et intolérante, et cela, aux applaudissements du libéralisme européen qui blâme aujourd'hui l'Espagne de revenir à un régime qui n'exclut plus l'Eglise de la liberté commune.

Aux Etats-Unis, si libres jusqu'ici, un parti formidable se forme celui des Kuow-Nothing, sa puissance augmente et son but principal c'est de s'opposer aux progrès du catholicisme en Amérique, par l'exclusion, la violence et la force.

L'empire Ottoman a promis la liberté aux chrétiens et aux catholiques, mais il ne la leur donne pas. En Chine, aux Indes et dans les pays où le paganisme domine, c'est la persécution et le martyre que nos missionnaires vont y chercher. Si un jour la révolution démocratique et sociale triomphe, la première victime sera l'Eglise catholique pour laquelle elle réserve sa vengeance et ses châtiments.

Ainsi, c'est l'Eglise qui réclame presque partout dans le monde la liberté religieuse, et presque partout les sectes, les partis et les gouvernements la lui refusent ou la lui disputent. Nous sommes donc les défenseurs-nés de la liberté de conscience ; c'est nous qui sommes chargés de la conquérir là où elle n'existe pas, et croyez le bien, de toutes les libertés la plus menacée dans le monde, c'est la nôtre.

Messieurs, croyez-le bien, c'est nous les chrétiens, qui portons la liberté dans les plis de notre manteau, c'est nous qui la sauverons si elle peut être sauvée. Mais savez-vous ce que portent dans les plis du leur ceux qui travaillent à déraciner la foi chrétienne et catholique du cœur des peuples ? Ils portent l'anarchie ou le despotisme, Catilina en César.

(page 121) M. Devaux. - Messieurs, si la partie de l'adresse dont nous nous occupons ne faisait qu'approuver les nobles sentiments exprimés par M. le ministre de l'intérieur à la fin de son dernier discours, je crois que dans aucune partie de la Chambre elle ne trouverait des appuis plus sympathiques que de ce côté.

Je reconnais hautement que M. le ministre de l'intérieur, dans la conduite de cette affaire, a fait de louables efforts d'impartialité. Si, ce qui est mon opinion, sa fermeté a fléchi quelquefois, s'il n'a pas été cette année le même que l'année dernière, si sa circulaire est autre que sa lettre à M. Laurent, si ses explications ont varié d'une séance à l'autre et du Sénat a la Chambre des représentants, je me hâte de le dire, je suis pleinement convaincu que ces variations de son opinion se sont faites à son insu sous la vive influence des impressions du moment el, que c'est très sincèrement et loyalement qu'il croit avoir suivi toujours une même ligue de conduite.

Je rends donc, messieurs, pleine justice aux intentions, à la loyauté de ce qui a été fait, et je reconnais très volontiers que la position dans laquelle se trouve M. le ministre de l'intérieur est très difficile et très nouvelle.

Mais que nous propose-t-on ? On nous propose de formuler dans l'adresse des principes qui intéressent au plus haut point l’enseignement de l'Etat. Nous pour qui l'enseignement de l'Etat a une très haute importance, nous devons être très circonspects, très prudents dans la détermination de pareils principes ; nous devons l'être surtout quand la formule qu'on nous propose d'approuver a déjà reçu des interprétations diverses de son propre auteur, quand elle est destinée à être appliquée un jour par d'autres que celui qui l'a écrite et qui l'interprète aujourd’hui.

Messieurs, je ne puis pas approuver, le projet de la commission par deux raisons : il assigne à la Chambre un rôle qui n'est pas le sien, et, si ce l'était, il nous propose de le mal remplir.

Franchement et en résumé que nous demande-ton ? Une règle pour la destitution de certains fonctionnaires administratifs. La Chambre ne pose pas de semblables règles. Messieurs, le pouvoir de destituer administrativement est une des attributions les plus considérables du gouvernement ; c'est la faculté de décider, d'un trait de plume, de l'existence de milliers d'individus. Quel est le seul contrepoids à l'arbitraire de cette facilité ? Il n'y en â qu'un, c'est la responsabilité individuelle du ministre. Permettez-lui de se mettre derrière la Chambre pour destituer, sa responsabilité disparaît et il ne reste plus que la responsabilité collective d'une majorité, c'est-à-dire, en cette matière, une responsabilisé illusoire.

Si les Chambres se mettent à faire des règles de destitution en matière d'enseignement il n'y a pas de raison pour qu'elles n'en fassent pas pour les autres parties de l'administration.

Pourquoi n'en viendrait-on pas demander un jour pour les destitutions politiques ? Ne voyez-vous pas que si la Chambre, une majorité dans la Chambre, un être collectif, un être par conséquent sans responsabilité, vient à prendre sur lui les destitutions politiques, le caractère du gouvernement change en quelque sorte et les destitutions politiques,, qui ont été si rares depuis 26 ans qu'on peut encore les compter, deviennent des destitutions en masse.

C'est donc entrer dans une voie des plus fâcheuses et toute nouvelle pour moi, je n'y entrerai pas. Je veux, en matière de révocation de fonctionnaires, laisser au gouvernement sa responsabilité tout entière, je l'augmenterais si je pouvais, bien loin de la diminuer.

Si donc quelques limites pouvaient être indiquées dans un document parlementaire, ce devrait être d'une manière tellement vague, que cette responsabilité demeurât entière ; ce ne pourraient être dans aucun cas les règles qu'on nous propose et qui assignent à l’enseignement des limites fausses.

On vous l'a déjà dit, qu'est-ce d'abord que cette limite de la liberté de conscience de l'élève ? Un abus de mots, une expression improprement employée, par laquelle on dit tout le contraire de ce qu'on veut dire. C'est un mot qui se trouve au milieu de la circulaire de M. le ministre, où la commission a été le chercher, et qui a été emprunté par le ministre à un discours d'un honorable membre qui a inventé aussi la liberté de la charité et qui aime beaucoup à mettre le mot liberté partout, afin de pouvoir argumenter ensuite de la Constitution.

Mais la liberté de conscience de l'élève n'est pas une limite, elle permet au professeur de tout dire.

Comment la liberté de conscience peut-elle servir de limite à la liberté du professeur ? Mais ne voyez-vous pas que le professeur, pour blesser une liberté quelconque, pour porter atteinte à une liberté quelconque, devrait contraindre ? On est contraint ou on est libre ; il n'y a pas de milieu ; là où il n'y a pas de contrainte, il y a liberté. Si le professeur disait à son élève : « Je vous impose mon opinion ; vous êtes forcé de croire, vous allez faire serment de croire ce que je vous dis ; » si le professeur tenait un pareil langage, il y aurait atteinte à la liberté des élèves ; mais un professeur qui expose une opinion devant un auditoire libre de le croire, de le critiquer, de le contredire, Ce professeur-là ne porte atteinte à la liberté de personne.

Il peut, si vous le voulez, par sa parole, scandaliser, révolter les consciences, mais il y a abus de mots à dire qu'il viole leur liberté. Oublie-t-on d'un autre côté qu'à la différence des autres libertés, la liberté de conscience, comme M. Dechamps vient de le dire, est absolue. Dans les limites du for intérieur, il y a liberté pour le bon comme pour le mauvais. La conscience la plus coupable est aussi libre en droit, tant qu'elle n'agit pas, que peut l'être la plus pure. Il y a liberté de conscience pour les opinions les plus pernicieuses comme pour les meilleures, pour l'incrédule comme pour le croyant, pour le matérialiste comme pour le spiritualiste.

Quand il y aura des élèves athées, matérialistes, le professeur sera-t-il forcé de respecter ces consciences-là ?

Est-ce que vous ne lui permettrez pas de combattre le matérialisme, de combattre l'athéisme ? Vous voyez donc que votre limite de la libéré de conscience ne signifie rien. Cela ne supporte pas l'examen. C’est un abus de mois. C'est une puérilité.

Qu'arrivera-t-il si, après que le professeur aurait, je suppose, exposé les principes les plus pernicieux, tous les élèves venaient déclarer qu'il n'a pas porté atteinte à leurs opinions ?

S'ils lui faisaient des ovations, s'ils faisaient une souscription pour lui offrir une médaille, vous seriez obligés de le maintenir quelle que fût la gravité de ses torts. Encore une fois, cela n'a pas de sens.

Messieurs, je suis d’accord sur plusieurs points importants avec M. le ministre de l’intérieur. Je suis d'accord sur ce point que le professeur ne doit pas aller chercher, à la légère, les questions délicates, les questions qui, de près ou de loin, se rattachent aux matières religieuses.

Je suis d'accord avec M. le ministre de l'intérieur et avec la circulaire que vous voulez approuver, que quand le professeur se voit conduit à traiter de pareilles questions, il doit le faire avec une grande réserve, dans un langage convenable et respectueux envers les opinions divergentes ; je suis encore d'accord avec M. le ministre de l'intérieur sur un point bien plus important, je suis d'accord avec lui sur le point capital, c’est-à-dire que dans son enseignement le professeur ne peut pas se permettre d'attaque directe contre les principes essentiels des cultes.

J’admets ce principe pleinement avec M. le ministre de l'intérieur et j'espère bien qu’après cela on ne m'accusera pas de vouloir la liberté illimitée.

Je suis d'accord là-dessus avec M. le ministre de l'intérieur, et quand on me contredira je désire qu'on prenne bien que de ce que-je viens de dire. Je vais plus loin, j'admets encore avec M. le ministre de l’intérieur, que pour les livres qui se rapportent à l’enseignement du professeur, ii y a peu de différence à faire.

Ainsi, messieurs, voilà certainement bien des limites que nous admettons sans vouloir, en les écrivant dans l’adresse, diminuer la responsabilité du ministre, qui doit examiner en elles-mêmes toutes les circonstances de chaque fait !

Maintenant, M. le ministre de l'intérieur, dans sa circulaire, dit que (page 122) pour les livres qui ne se rapportent pas à l’enseignement, il faut une liberté beaucoup plus grande. C'est encore mon opinion. Mais quelle est la limite ? Eh bien, je dis que pour cette limite comme pour toutes les autres je ne veux pas la poser d'une manière absolue. Je crois que tel livre, parfaitement inoffensif dans telle circonstance, peut devenir, dans telle autre circonstance, un livre dangereux, un livre que le professeur aurait eu le plus grand tort de publier ; de règle absolue il n'y en a pas.

Quant à la limite que pose ici M. le ministre de l'intérieur, celle de l'intérêt de l'établissement, celle-là je la rejette complètement, elle est indigne de la science, indigne de la Chambre, indigne de M. le ministre de l'intérieur lui-même. Comment ! messieurs, le sort d'un professeur dépendrait de la question de savoir comment un livre a été jugé peut-être par vingt élèves qui seraient passés d'une université dans une autre ! Comment ! une opinion impopulaire ne pourrait pas être professée dans un ouvrage scientifique, par un professeur ! Mais, messieurs, on oublie la plus belle mission de la science, c'est son initiative.

Quelle est la mission de la science lorsque, par exemple, un courant populaire dangereux entraine les opinions ? Mais c'est de se mettre en travers de ce courant. Il y a dans l'histoire de la science des impopularités glorieuses ; les impopularités d'un jour deviennent parfois des gloires éternelles.

Le principe que l'on pose, je ne vois pas pourquoi on le borne aux matières de culte ; s'il est bon, il faut l'appliquer en toute matière ; s'il faut sauver l'établissement d'une désertion partielle d'élèves à cause de tel livre publié sur une matière religieuse, il faut faire la même chose pour tout livre publié sur toute autre matière.

Ainsi, messieurs, dans telle ville où l'on condamne certains principes avec passion, par exemple, les principes de la liberté de commerce, où beaucoup d'industries croiront leurs intérêts froissés par la doctrine de cette liberté, je suppose qu'un professeur de l'université publie un livre dans lequel il défende avec chaleur ces principes ; voilà l'université exposée à devenir impopulaire, à perdre une partie de ses élèves ; l'intérêt de l'établissement est évidemment lésé par cette publication.

Dans une autre ville, siège d'un autre établissement de l'Etat, les habitants, au contraire, se passionnent pour le principe de la liberté de commerce, tandis qu'il est à l'université un professeur qui écrit et public des livres en faveur des doctrines prohibitives ; là aussi on se passionne contre l'université, là aussi l'université est exposée à perdre une partie de ses élèves, là aussi l'intérêt de l'établissement est évidemment compromis par les public nions du professeur.

Eh bien, dans l'un et l'autre cas, serait-ce là un fait qui vous autorisât à punir celui qui a livré au public le résultat consciencieux de ses veilles scientifiques ?

Messieurs, un autre résultat d'un pareil système, ce serait de mettre absolument les établissements ou plutôt les livres des professeurs à la discrétion de l'autorité religieuse. C'est comme si vous soumettiez ces livres à son imprimatur, ce que vous ne voulez certainement pas.

En effet, messieurs, dès qu'un livre déplaira à cette autorité, elle n'aura qu'à faire un mandement à raison du livre contre l'université ; et il serait bien extraordinaire qu'un ou deux évêques n'eussent pas le pouvoir de faire perdre une trentaine d'élèves à une université ; il faudrait pour cela que les évêques en Belgique fussent bien dépourvus d'influence.

D'honorables membres, et notamment l'honorable orateur qui vient de se rasseoir, citent souvent avec complaisance l'autorité de M. Guizot ; eh bien, s'il était professeur d'une de nos universités, malgré la haute impartialité de ses ouvrages historiques, on pourrait faire un mandement contre l'université à raison de ses ouvrages. Car ils sont à l'index. (Interruption.) Ils le sont même tout spécialement en Belgique ; ils figurent tout au long à côté des ouvrages les plus pernicieux et les plus obscènes dont un père jésuite, dont je ne me rappelle pas le nom, a donné la liste dans un écrit sur les mauvais livres.

Un membre. - Le père Boone.

M. Devaux. - La limite de M. le ministre, que devient-elle, si, par exemple, l'opinion s'engoue pour le livre, si l'opinion prend parti contre le mandement, si, par exemple, le nombre des élèves de l'université était augmenté ? Ce nombre étant augmenté, le professeur serait-il regardé comme dans son droit, quels que fussent d'ailleurs ses torts ?

Messieurs, hier un honorable membre a cité, à l'appui de ses assertions, les chiffres de la population de l'université de Gand que M. le ministre de l'intérieur nous a fait distribuer. Je me permettrai de dire, en passant, que l'honorable M. Dumortier, puisque c'est à lui que je fais allusion, a cité ces chiffres assez mal ; il a dit qu'à l'université de Gand, il n'y a eu que onze inscriptions nouvelles dont une seule pour la faculté de philosophie ; l'honorable M. Dumortier n'a pas lu tout le document ; il a pris les inscriptions postérieures au 10 novembre ; mais avant le 10 novembre, il se faisait des inscriptions depuis un mois ; eh bien, d'après les renseignements que vient de me fournir un honorable collègue, voici la vérité :

Il y a en effet moins d'inscriptions à l'université de Gand cette année-ci que l'année précédente : il s'en faut d'une vingtaine : mais il y en a eu plus que toutes les années précédentes, excepté l'année dernière ; l'année dernière a été une année exceptionnelle ; l'on s'attendait au vote d'une nouvelle loi, et comme cette loi contenait certaines dispositions sévères, plusieurs élèves se sont mis en mesure de subir leurs examens plus tôt qu'à l'ordinaire, et avant le vote de la nouvelle loi. Voilà l'explication qu'on donne de la diminution du nombre actuel des élèves, comparé à celui de l'année dernière ; mais les inscriptions au 10 de ce mois atteignaient le chiffre de 283, chiffre supérieur à celui du 10 novembre de toutes les années, excepté l'année dernière.

Ainsi d'après cela il faut dire que depuis la publication du livre de M. Laurent, qui a eu lieu dans le courant de l'avant-dernière année scolaire, la population de l'université de Gand est plus tôt augmentée que diminuée.

Messieurs, dans cette discussion on oublie beaucoup trop un intérêt très important, l'intérêt scientifique.

C'est une chose très sérieuse que les publications des professeurs.

C'est parmi les professeurs des universités qu'en tout pays la science trouve ses organes les plus illustres. Otez aux sciences modernes les travaux des professeurs de l'enseignement supérieur et vous abaisserez considérablement le niveau de la civilisation scientifique et littéraire. Otez à l'Allemagne les livres et l'indépendance de ses professeurs d'universités, que devient la civilisation de l'Allemagne ? Croyez-vous qu'il en soit bien autrement en Belgique ? Nous n'avons pas en Belgique de carrière de savant, d'homme de lettres proprement dite. Quels hommes en Belgique approfondissent les sciences ? Je n'en connais que de trois classes : Des professeurs, des fonctionnaires publics, et quelques prêtres. Le reste est presque imperceptible.

Ainsi par exemple, à l'Académie de Bruxelles, la classe des lettres se compose de 30 membres. Si de ces 30 membres vous ôtez les professeurs, les fonctionnaires publics, et un petit nombre de prêtres, Il ne reste en dehors de ces 3 catégories que 2 ou 3 personnes. Qu'est-ce à dire ? Cela signifie que dans notre pays, plus encore qu'ailleurs, la carrière d'homme de lettre, de savant n'est pas une véritable carrière ; que dans notre pays, il faut joindre à l'étude des lettres ou des sciences une autre position ; que dans notre pays, les publications des professeurs sont plus indispensables encore qu'ailleurs et que vouloir priver ces publications de leur indépendance c'est vouloir enchaîner et par conséquent énerver la partie la plus élevée de notre civilisation.

C'est réellement vouloir empêcher le pays de prendre son rang dans la science à côté des nations les plus éclairées de l'Europe. Si la Belgique a pris en Europe une place très élevée en politique, en industrie, en administration et dans les arts, il lui reste quelques pas à faire dans ces hautes régions de la civilisation où les productions des professeurs des universités peuvent être le plus utiles ; un grand intérêt national commande donc d'encourager ces travaux. Il y a une espèce de crime à les dégrader, à les entraver par d'indignes obstacles.

On perd de vue, dans les limites qu'on veut tracer aux professeurs, une des considérations principales qui doivent dominer cette matière, à savoir le caractère scientifique, le but scientifique, la gravité scientifique des ouvrages publiés.

La première question donc à examiner en fait, c'est si l'ouvrage est de peu d'intérêt pour la science, si c'est un ouvrage léger, de sarcasmes, de plaisanteries ayant pour but de satisfaire quelque intérêt frivole ou quelque passion du moment, s'il a pour but de faire du bruit ou du scandale ; ou si c'est un de ces ouvrages sérieux qui n'ont d'autre but que le progrès de la science, un de ces travaux auxquels un savant consacre sa vie et son honneur et dont il ne pourrait pas retrancher une idée sans forfaire à sa conscience, sans faillir à ce dévouement à la science qui est sa vie tout entière. Voilà, en cette matière, la considération qui doit dominer.

Il est un ouvrage récent auquel beaucoup d'allusions ont été faites avec peu de bienveillante ; il n'est pas question ici d'en discuter les opinions religieuses ; je ne viens pas même en défendre les opinions politiques. L'auteur et moi, nous n'appartenons pas à la même école.

Je ne veux pas contester le caractère scientifique du livre. Eh bien, l'ouvrage de M. Laurent est-il un ouvrage léger, une diatribe qui cherche à exciter les passions, qui a pour but de faire du bruit, de l'esclandre, est-ce une satire contre la religion ?

L'honorable M. Dechamps a eu la bonne foi de reconnaître que non, et il a avoué que l'ouvrage lui a donné l'idée la plus favorable du caractère de l'auteur. C'est un immense travail sur l'histoire de l'humanité, écrite d'un point de vue particulier, mais consciencieusement et gravement, sans autre mobile que les préoccupations les plus graves de l’historien.

L'auteur est un professeur déjà ancien qui a fait de sa vie scientifique deux parts : l'une est consacrée au droit civil : il fait à Gand, et cela est, de notoriété publique, un des cours de droit civil élémentaire qui ont la plus de réputation et qui, dit-on, offre un admirable enchaînement des principes du droit ; l'autre partie est consacrée, aux dépens de ses loisirs, de son sommeil, de sa santé, à un ouvrage qui l'occupe déjà depuis 15 à 20 ans et qui exigera peut-être encore 15 à 20 ans de travail pour être mené à fin. Cet ouvrage a déjà quatre gros volumes comprenant plus de deux mille pages compactes. Je le demande, est-ce là un ouvrage qui cherche le bruit et la popularité, est-ce là un ouvrage qui peut exercer une action sur les passions de la jeunesse ?

Dans l'état actuel des études universitaires, quel est le jeune homme qui aurait seulement le temps de le lire ? Il est si vrai que cet ouvrage ne s'adresse qu'au petit nombre, que, malgré son mérite d'exposition et la puissance de pensée et d'érudition de l'auteur, avant les mandements (page 123) et le bruit qu'en ont fait les journaux catholiques, il était inconnu de la jeunesse et très peu répandu en Belgique. Je mettrais volontiers en fait qu'avant les mandements pas quatre membres de cette Chambre ne l'avaient lu.

Il était connu dans le pays de l'érudition, en Allemagne.

L'auteur ne l'a peut-être pas même envoyé en France, tant il s'occupe peu de sa renommée et du bruit qu'il peut faire.

Cet ouvrage est-il une diatribe contre le christianisme, est-il fait pour détruire dans les âmes tout sentiment religieux ?

Quelle en est l'idée dominante ? La voici : l'humanité s'avance perpétuellement vers l'unité ; les hommes et les nations se rapprochent chaque jour, les éléments d'hostilité tombent de plus en plus ; depuis le commencement de son histoire, l'humanité fait chaque jour un pas de plus dans ce travail de fusion. Et quel est, suivant l'auteur, l'événement qui dans cette voie a fait faire le progrès le plus considérable à l'humanité ?

Cet événement, c'est le christianisme. Il y avait un abîme entre le citoyen et l'esclave, un autre entre le citoyen et l'étranger, le christianisme les a comblés tous les deux, il a rapproché les nations, comme il a rapproché les classes.

Et comment l'auteur apprécie-t-il les âges de l'histoire qui ont précédé l'avènement du christianisme ?

Dans les desseins de la Providence, suivant lui, ces temps n'ont été qu'une préparation au christianisme même.

La civilisation grecque ne s'est répandue sur le inonde que pour servir plus tard de véhicule au christianisme.

Quand l'empire romain devient conquérant, c'est Dieu qui ouvre une large et facile voie à la diffusion future des idées chrétiennes. Après avoir parcouru à pas lents l'histoire de l'humanité à travers les anciens empires de l’Orient, à travers la Grèce, à travers l'empire romain, l'auteur arrive, sans l'avoir cherché, à l'époque de la naissance de la doctrine chrétienne. Sa parole reste grave, mais elle reste consciencieuse. Son interprétation des évangiles se rapproche de l'arianisme, qui, ne l'oublions pas, a été plusieurs fois sur le point d'envahir le monde chrétien tout entier ; l'auteur exprime une conviction qui se rapproche de celle des unitaires, secte très nombreuse aux États-Unis, c'est-à-dire qu'à ses yeux l'importance de la morale chrétienne l'emporte sur celle du dogme.

C'est une thèse assurément très contestable, mais exposée avec conscience et gravité, avec de vastes développements d'érudition et dans une forme qui exclut toute idée d'appel aux passions, de recherche de la popularité ou du bruit ; on dirait que l'auteur a fait tout ce qu'il a pu pour que son livre ne fût lu que par les intelligences studieuses et capables d'apprécier ce qu'elles lisent.

Vous voyez que si, dans ce livre, l'auteur a été conduit à une question religieuse, on peut dire qu'il ne l'a pas recherchée.

Elle s'est présentée inévitablement sous sa plume d'historien. Pour l'homme qui a voué sa vie à la science, à l'étude, ne pas traiter cette question eût probablement été à ses yeux une lâcheté.

Messieurs, si un homme de mérite qui dévoue sa vie à la science, qui énonce avec gravité ses idées, qui n'est pas théologien, doit être préoccupé sans cesse du danger de froisser peut-être même sans le savoir, un dogme, une autorité religieuse, quel ouvrage de quelque profondeur, de quelque indépendance, de quelque étendue pourra-t-on écrire encore sur quelque matière que ce soit ?

Bien plus, messieurs, si tel est l'assujettissement des professeurs de l'université même hors de leur enseignement, ils ne pourront plus exprimer leur pensée même dans un corps savant, dans une académie. Là, appelé à faire rapport sur une question scientifique qui touche par quelque côté à un dogme, faudra-t-il que le professeur abandonne ses opinions, pour en professer qui ne seraient pas les siennes ? Une question scientifique se présentera, il y en a mille qui impliquent une question de dogme, que devra faire le professeur ? Ne pourra-t-il faire uu rapport consciencieux ?

S'il le fait, ce rapport ne pourra-t-il pas être imprimé dans les journaux et donner lieu à un mandement ? Si vous ne tenez pas compte de l'intérêt scientifique,voyez jusqu'où vous allez,vous bâillonnez vos professeurs dans les académies, c'est-à-dire que vous les rendez indignes d'y être admis.

De telles publications, dit-on, sont fâcheuses pour la religion. Pas toujours, elles le sont peut-être aux yeux de ceux qui n'ont pas une loi bien affermie. Mais ceux qui ont confiance dans leur foi peuvent se dire qu'il n'y a pas de vérité bien solidement établie avant que la controverse ait épuisé toutes ses armes contre elle.

Ces publications sont fâcheuses, dira-t-on, au moins pour l'université. Messieurs, il y a des faits fâcheux auxquels il faut bien se résigner.

Ainsi je vais vous poser un exemple : je suppose que 2 ou 3 professeur d’une université de l'Etat changent de religion, que de catholiques ils deviennent protestants, je dis que ce serait un fait fâcheux pour l'université et qui pourrait donner lieu à des mandements. Mais frapperiez-vous ces professeurs ? Je vous en défierais. Si ce n'était pas un jeu, une niche, une indigne espièglerie de leur part ; si la conversion était l'effet d'une conviction sérieuse et si le fait s'était passé avec décence, sans bruit et sans avoir été accompagné ou suivi d'aucune tentative de propagande, sans aucune circonstance inconvenante, l'université et le gouvernement devraient le subir en silence.

Messieurs, contre un ouvrage de la nature de celui dont je viens de parler, il y a à faire quelque chose de plus utile que des mandements c'est une bonne et solide réfutation, une large et savante polémique discutant sérieusement le fond des choses sans passion et sans injures.

Il y a certainement quelque chose d'assez nouveau dans les faits dont nous nous occupons, mais il ne faut pas s'en étonner ni s'en effrayer outre mesure ; il ne serait pas impossible que la Belgique fût très voisine d'une époque de controverse religieuse. Cela serait nouveau, mais il y a eu chez nous bien des choses nouvelles depuis vingt-cinq ans.

La controverse politique elle-même est de date récente, et telle était encore la timidité et l'inexpérience il y a à peine une quinzaine d'années, que lorsque quelqu'un avança que désormais le grand dissentiment politique en Belgique était la division des catholiques et des libéraux, il y a eu des dénégations et des cris d'effroi dans les deux partis comme devant la révélation la plus téméraire.

Ne nous divisez pas, disait-on, en catholiques et libéraux, il n'y a en Belgique que des Belges. On le disait ici comme on le disait au Sénat.

M. F. de Mérode. - Je ne l'ai pas dit.

M. Devaux. - Vous l'avez dit an moins vingt fois.

M. F. de Mérode. - Ce serait nier la lumière.

M. Devaux. - Il n'y a pas grand mal à l'avoir dit. Cela prouve une certaine timidité de mœurs politiques qu'une plus grande expérience a fait disparaître.

Peut-être, messieurs, dans un avenir plus ou moins prochaine, les esprits aborderont-ils d'autres discussions qui leur paraîtraient aussi d'une grande hardiesse aujourd'hui.

Quand l'esprit d'un peuple s'est pendant longtemps appliqué à de grandes discussions politiques, quand il a perdu l'habitude de se renfermer dans les intérêts privés, il n'y a pas à s'étonner si, s'élargissant et s'enhardissant graduellement, il finit par aborder des matières qui semblaient d'abord hors de sa portée.

La controverse politique peut ainsi, surtout lorsque la politique sommeille, devenir un acheminement à la controverse religieuse.

M. Rodenbach. - Ce serait un grand malheur pour la Belgique.

M. Devaux. - C'est possible. Cependant, je crois que là encore il y aurait beaucoup à espérer du pays et que dans ces questions, comme dans d'autres, ce qu'il finirait par faire triompher, c'est le bon sens et la modération.

Dans tous les cas, si l'on redoute ce mouvement, la première chose qu'il y a à faire, c'est de ne pas le hâter, de ne pas le provoquer, de ne pas d'avance y semer l'aigreur et l'irritation. Pour cela il faut n'être pas sans indulgence pour les erreurs, il faut se dire qu'il n'y a pas pour l'esprit humain de matière plus mystérieuse, plus obscure, plus difficile, que celles qui touchent aux croyances religieuses, qu'il n'y en a pas par conséquent où les erreurs, tant qu'elles ne touchent pas à la morale, soient plus excusables.

Qu'on réfute donc beaucoup, qu'on injurie peu et qu'on châtie peu. Qu'on ne grossisse pas par sa propre imprudence le mal qu'on redoute.

Je crois que M. le ministre de l'intérieur avait été très prudent, en faisant de toute cette affaire l'objet d'une lettre confidentielle, et que ceux qui en ont fait tant de bruit, au risque de faire un drapeau du livre qu'ils incriminaient, ont eu beaucoup moins de prévoyance que lui.

Messieurs, le débat qui se prolonge depuis quelques jours a pris, dans une de nos dernières séances et vient de prendre encore, d'assez grandes proportions. Pour moi, je crois qu'au fond la discussion de l'adresse en est devenue l'occasion ; que la discussion de l'opposition libérale soit avec le ministère, soit avec l'autre côté de la Chambre, n'est que la lutte apparente. La véritable question, la véritable situation, je pense, n'est pas là. Elle a été parfaitement dessinée par M. le ministre de l'intérieur dans une séance précédente. La lutte véritable n'est pas entre nous et le ministère ; elle n'est pas entre nous et la droite. Elle est entre un nouvel esprit qui tend à s'introduire dans les rangs de nos adversaires, du moins en dehors de cette Chambre, et le catholicisme de 1830.

Et à propos des hommes de 1830, qu'il me soit permis ici de faire avant tout en passant une observation à M. Dechamps. L'honorable membre aime à remonter au-delà de la Constitution ; il nous reproche d'avoir dans nos rangs des hommes qui d'avance n'ont pas été pour telle ou telle disposition de la Constitution. Ce n'est pas à moi que ce reproche s'adresse. Mais il nous reproche aussi d'avoir recueilli des hommes qui ont appartenu à des partis hostiles à la révolution.

Mais d'abord, pour ces derniers, vous en avez dans vos rangs comme nous dans les nôtres. Ils se sont ralliés à votre opinion comme d'autres se sont ralliés à la nôtre.

Et quant à ceux qui se sont exprimés dans une discussion libre contre telle ou telle disposition constitutionnelle, avant qu'elle ne fût adoptée, depuis qu'elle a été votée, ils l'ont consciencieusement adoptée et vous ne pouvez le mettre en doute. Et vous-même, M. Dechamps, vous étiez dans la minorité. Vous n'étiez pas du congrès ; mais en dehors du congrès,vous étiez dans la minorité. Vous étiez républicain et il y a encore d'autres membres dans votre parti qui étaient républicains.

Plusieurs membres. - M. de Haerne.

(page 124) M. Devaux. - Certainement, je ne soupçonne pas du tout la sincérité de vos opinions constitutionnelles.

M. Dechamps. - J'étais au Collège alors.

M. Devaux. - Vous écriviez dans l'Emancipation. Vous auriez eu l'esprit précoce. Mais c'était bien vous qui écriviez, à moins qu'il n'y ait deux Adolphe Dechamps.

M. de Haerne. - J'ai été de la majorité après le vote.

M. Devaux. — Croyez-le bien. M. de Haerne, je n'ai pas la moindre intention d'accuser la sincérité de vos opinions constitutionnelles. Je réponds à l'honorable M. Dechamps. Je réponds que ce qui arrive, arrive tout naturellement ; que quand d'anciens partis désarment ou reconnaissent qu'ils se sont trompés, ils entrent dans les partis nouveaux, sans que ces partis nouveaux soient déshonorés pour cela. D'ailleurs il me semble qu'en fait d'hommes qui abandonnent leurs opinions, vous n'avez jamais fait beaucoup de difficulté à accueillir nos déserteurs.

Messieurs, la situation principale à laquelle nous assistons, c'est la lutte d'un esprit nouveau caractérisé par M. le ministre de l'intérieur, l'esprit d'intolérance qui tend à s'introduire dans certains rangs de l'opinion catholique contre l'esprit des catholiques de 1830.

Qui l'honorable M. Dechamps vient-il de défendre ? Et il n'en avait pas besoin. Les catholiques de 1830, les auteurs de la Constitution. Personne ne les accuse. Ce ne sont pas ceux que M. Dechamps a défendus, que M. le ministre de l'intérieur a accusés.

Mais il s'est introduit un esprit nouveau d'intolérance qui renie nos libertés. C'est entre cet esprit et l'esprit de 1830 qu'est aujourd'hui le conflit.

M. Rodenbach. - Veuillot n'est pas Belge.

M. Devaux. - Messieurs, les catholiques de 1830 se rattachaient sincèrement, je le reconnais, à la liberté ; leur devise même était, dans l'exaltation du moment : liberté en tout et pour tout. Est-ce là la devise de l'esprit nouveau ? Non. Sa devise à lui est : liberté s'il le faut et aussi longtemps qu'il le faudra.

Les catholiques de 1830 s'inspiraient d'idées belges, de sentiments belges, de bon sens belge. L'esprit nouveau, signalé par M. le ministre de l’intérieur, se nourrit d'idées étrangères, d'extravagances étrangères.

Ce que l'esprit nouveau oublie, c'est qu'il n'y a de vraie stabilité, de force pour la religion désormais en Belgique, comme l'a reconnu M. le ministre de l'intérieur, que sur le terrain stable de la Constitution. Profiter de ce qu'un croit être un moment favorable pour professer des opinions contraires, pour inculquer des opinions radicalement hostiles à nos institutions, c'est la plus grande des imprudences.

C'est vouloir abandonner la liberté religieuse, le sort de la religion, le, sort du clergé aux fluctuations des esprits et des événements, à la prépondérance momentanée d'un parti, à tout ce qu'il y a de plus mobile et de plus précaire.

Messieurs, je ne porte pas l’injustice jusqu'à dire que les doctrines nouvelles qui nous ont été signalées soient celles de l'épiscopat belge. Je sais que dans les hauts rangs du clergé il y a aussi des nuances, il y a aussi des dissentiments.

Mais je ne dirai pas non plus que l'esprit nouveau n'a pas frappé à cette porte et qu'elle lui soit restée bien hermétiquement fermée.

Je ne dirai pas non plus que ce soit là l'esprit du clergé inférieur ni qu'il y ait fait de grands progrès. Le clergé inférieur est trop près du peuple pour renoncer aux instincts de liberté et de bon sens qui sont un des traits les plus indestructibles du caractère national. La doctrine nouvelle n'a pas encore non plus déployé son drapeau dans la Chambre ; ce n’est pas, comme on l'a dit, que le serment la gênerait beaucoup. Elle ne se refuserait pas de jurer obéissance et haine à la Constitution, comme nous lui promenons obéissance et affection.

C'est que dans la Chambre, elle rencontre des hommes dont la conscience et les antécédents y répugnent et qu'il y faut compter avec le bon sens national. On n'y parie pas tout seul, on n'y exerce de l'influence qu'avec de la raison et non avec des passions extravagantes. C'est au-dehors que les novateurs sont plus hardis, et réellement quand on nie cette tendance déplorable de leurs journaux, on nie la lumière du jour. Les journaux, dit-on, expriment une opinion individuelle ; il y en a en effet peu d'autres dans un de nos deux grands partis ; mais dans le parti opposé, les journaux ne se soutiennent pas eux-mêmes ; ils sont soutenus, protégés, dirigés par une autorité de cette opinion et chacun sait que si cette autorité le voulait, ils auraient bientôt changé de langage. C'est pour cela, messieurs, que ce langage est d'une si haute importance, qu'il a dû être dénoncé ici par le gouvernement lui-même.

Messieurs, l'honorable M. Dedecker, l'honorable M. Vilain XIIII sont des catholiques de 1830, c'est comme tels qu'ils sont les adversaires naturels de l'esprit nouveau. Leurs prédécesseurs de la droite, je leur rends cette justice, n'étaient pas ennemis de nos institutions ; cependant je crois pouvoir dire que l'esprit de ces institutions rencontre chez ces deux ministres un degré de sympathie de plus que chez ceux des hommes de leur opinion qui les ont précédés au pouvoir. C'est pour cela qu'ils sont les adversaires naturels de l'esprit novateur.

Aussi, messieurs, ne nous y trompons pas, la querelle a commencé avec l'université de Gand, mais depuis lors elle s'est étendue beaucoup au-delà, ce n'est pas contre cette université mais contre le ministère que les mandements sont dirigés, comme c'est contre lui aussi que les élections de Gand étaient dirigées au mois de juin.

Messieurs, depuis longtemps j'ai pensé qu'un fait politique important pouvait sortir de l'avènement au pouvoir des deux ministres dont je viens de parler, à savoir, la constitution d'un véritable centre droit ou d'un parti tory, c'est un parti auquel je n'ai aucune envie de me joindre et si je ne consultais que l'intérêt de la prééminence de l'opinion à laquelle j'appartiens, je devrais désirer qu'il ne se formât pas, car plus l'esprit de l'opinion catholique se modère, plus il se détache de ces opinions exagérées dont je parlais tout à l'heure, moins l'opinion contraire a de chances de l'emporter sur lui.

Mais l'intérêt du pays est supérieur à mes yeux à celui de la prééminence d'un parti quelconque, et je crois que pour le pays ce serait un fait très heureux que le pouvoir pût osciller entre deux grands partis modérés tous les deux, animés tous les deux de l'esprit de nos institutions, et qui puissent gérer les affaires du pays dans des directions différentes, mais toujours avec sagesse et à l'abri des grands périls.

Messieurs, si c'est là la mission du ministère, il a tort de se plaindre des mandements, comme il a tort peut-être de se plaindre des journaux, car les uns et les autres l'ont aidé dans sa tâche, en dessinant mieux sa position et en faisant comprendre clairement quelles sont les deux nuances de son parti entre lesquelles une séparation se fait et dans l'intervalle desquelles se trouve encore dans ce moment, comme il arrive toujours en pareille circonstance, beaucoup d'hommes indécis, à qui il est besoin que les choses parlent clairement parce qu'il leur est désagréable de ne pas pouvoir rester d'accord avec tout le monde.

Cette mission, sans doute, a ses difficultés et ses douleurs ; mais je crois que les membres dirigeants du cabinet ont une position assez forte pour l'entreprendre. Ce qui fait leur force c'est qu'en définitive dans ce pays, on n'est quelque chose en politique que par les Chambres ; or l’esprit d'exagération qu'ils ont à combattre ne peut se déployer dans les Chambres, ni s'y montrer ce qu'il est sans se tuer lui-même. Qui donc succéderait au ministère ? L'opinion libérale, on le sait bien, regarde ce qui se passe et est fort peu impatiente de rentrer au pouvoir.

Quels sont, dans l'opinion du cabinet lui-même, ceux que son héritage n'effrayerait pas ? Où sont-ils ceux qui auraient le courage de venir administrer au nom des mandements et de la lettre de Rome ?

Iln'y a qu'à voir, messieurs, comme les mandements sont défendus. N'avez-vous pas été édifiés de toute, la dépense d'arguments qu'on a faite à leur profit ? De l'apologie du M. le rapporteur, par exemple, qui nous a démontré que le but des mandements ne peut avoir été politique, parce que le résultat qu'ils ont amené est tout le contraire de ce que leurs auteurs auraient eu en vue !

De ce côté on a regardé M. le rapporteur pour lire dans ses traits si sa défense n'était pas une ironie.

Pour les journaux dont les torts ont été signalés en termes si vifs par M. le ministre de l'intérieur, il y a ici des personnes qui leur tiennent par des liens bien étroits, et cependant tout le monte les a abandonnés. Le ministère voit bien que dans la Chambre, au grand jour, il n'a pas grand-chose à craindre de semblables adversaires.

D'ailleurs, quand un ministre est sûr d’être dans une voie raisonnable, quand il est sûr de sa modération et de sa prudence, il y a encore un moyen pour lui de servir son opinion, alors même qu'il serait impuissant à la faire triompher : c'est de tomber avec honneur pour elle ; mais de tomber en faisant ressortir les torts de ceux qui le renversent. Il n'y a pas eu depuis 20 ans dans l’histoire de notre politique intérieur un fait politique plus favorable au progrès de l'opinion libérale, que le renversement des ministres de cette opinion en 1841. Leur opinion n'a pas attendu bien longtemps l'heure de la réparation, 1847 a plus que vengé 1841.Que les deux ministres qui dirigent le cabinet en soient sûrs, s'ils succombent à la tâche, si la nuance extrême de leur opinion les renverse, ils n'attendront pas six ans pour en être vengés.

- La suite de la discussion est remise à demain.

(page 111) MpD. - J'informe la Chambre qui M. Delfosse n'a pas assiste à la séance, parce qu'il est indisposé.

- La séance est levée à 5 heures.