(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1852-1853)
(Présidence de M. Delfosse.)
(page 212) M. Dumon procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
- La séance est ouverte.
M. Ansiau lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Dumon présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Quelques bourgmestres, dans la province de Luxembourg, demandent que le gouvernement propage dans les Ardennes l'enseignement ambulant de l'agriculture. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.
« Le sieur Vandemortel prie la chambre de rejeter le projet de loi relatif à la répression des offenses envers les chefs des gouvernements étrangers. »
« Même demande de quelques habitants de Verviers et des sieurs Quinet, Chossent et autres membres de l'association typographique de Charleroy. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Plusieurs habitants de Wetteren prient la chambre d'adopter la proposition de loi relative à l'exemption de droits en faveur des actes relatifs à l'expulsion de certains locataires. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner la proposition de loi.
« Les membres du conseil communal et plusieurs habitants de Baeyghem prient la chambre d'adopter le projet de loi qui transfère à Bottelaere le chef-lieu du canton de justice de paix d'Oosterzeele. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Angenot réclame l'intervention de la chambre pour obtenir le remboursement des sommes qu'il a versées à la caisse de prévoyance des instituteurs et professeurs, pendant qu'il était professeur à titre provisoire, au collège de Verviers. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Jeslein se plaint des mesures dont il a été l'objet de la part de l'administration communale de Bruxelles. »
- Même renvoi.
« Le sieur Sampaix-Collin prie la chambre de lui accorder un secours, si l'on ne peut lui donner un emploi. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs habitants d'Assenede demandent le prompt achèvement du canal de Zelzaete à la mer du Nord. »
- Renvoi à la section chargée d'examiner le budget des travaux publics.
« Par messages du 1er décembre, le sénat informe la chambre qu'il a adopté : 1° le projet de loi relatif à la conversion en un fonds 4 1/2 p. c. des emprunts 5 p. c ; 2° le projet de loi tendant à substituer les pièces de 20 c. à celle d'un quart de franc. »
- Pris pour notification.
M. Lesoinne dépose le rapport de la commission d'industrie sur la pétition de plusieurs fabricants de chapeaux et de tresses de paille.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et en met la discussion à la suite de l'ordre du jour.
M. Visart, au nom de la commission d'industrie, dépose le rapport sur les pétitions concernant la peausserie.
- Ce rapport sera également imprimé et distribué, et discuté à la suite des objets à l'ordre du jour.
M. le président. - L'ordre du jour appelle en premier lieu la discussion du projet de loi sur les offenses envers les chefs de gouvernements étrangers. Le gouvernement se rallie-t-il au projet de la section centrale ?
M. le ministre de la justice (M. Faider). - Oui, M. le président.
M. le président. - Il y a des orateurs inscrits pour, sur et contre le projet ; j'accorderai alternativement la parole à un orateur pour, à un orateur sur et à un orateur contre.
La discussion s'ouvre sur le projet de la section centrale, auquel le gouvernement s'est rallié.
La discussion générale est ouverte.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, le projet de loi dont vous allez vous occuper a vivement éveillé l'attention publique. Nous aurions tort de nous en étonner et mauvaise grâce à nous en plaindre. Mais, comme il a donné naissance à des suppositions mal fondées, à des préventions injustes, il importe au gouvernement d'en préciser le caractère et d'en bien déterminer le but. Il lui importe, au moment où s'ouvrent ces débats, de ne laisser subsister aucun doute sur la portée qu'il attribue à la loi, sur la pensée qui a dicté sa formule et présidé à sa présentation.
On a qualifié cette loi de loi contre la presse. Nous repoussons avec énergie cette dénomination.
La liberté de la presse est une des grandes libertés consacrées par la Constitution ; elle est un moyen efficace de civilisation et de progrès ; elle est la garantie des minorités ; elle est un instrument utile à tous, précieux pour tous ; elle est, dans notre régime de discussion et d'examen, une sauvegarde et un contre-poids. Dieu nous préserve d'y jamais porter atteinte ! Cette loi n'est point une loi contre la presse, je pourrais même dire qu'elle n'est pas une loi sur la presse. C'est une loi contre l'injure, une loi contre la calomnie. Ces mots « loi sur la presse » impliquent l'idée d'un ensemble de mesures destinées à régler la faculté d'écrire, le droit de critiquer, à limiter le terrain où ce droit doit s'exercer. Ici, à proprement parler, il ne s'agit nullement de cela ; il s'agit d'atteindre et de frapper, non des principes, non des opinions, non des critiques, mais des insultes, des insultes avérées, manifestes, préméditées. Et c'est précisément parce que tel devait être le caractère de la loi projetée, que le gouvernement avait cru devoir y introduire la clause qui assimile les offenses proférées aux offenses écrites. Cette disposition, dont on a cherché à lui faire un grief, a du moins le mérite d'avoir révélé clairement le sens général de la loi.
Cette loi, elle est donc faite pour punir, si elle ne parvient à les prévenir, les outrages contre les souverains étrangers ; elle a en vue de combler une lacune dans notre législation.
Il existe en effet, messieurs, une singulière anomalie dans nos lois. Des dispositions formelles y protègent tous les rangs de la société. Une loi, celle du 6 avril 1847, a pour objet d'assurer le respect dû à la personne du Roi, de nos personnes et au parlement lui-même.
Cette loi, les bons sentiments du pays et son attachement à la royauté constitutionnelle, l'ont rendue inutile et inerte entre nos mains. Le décret du Congrès national du 20 juillet 1831, d'une part, et de l'autre, plusieurs articles de nos codes étendent leurs garanties aux magistrats, aux fonctionnaires, à tous les habitants du royaume, au plus humble comme au plus éminent, à l'étranger comme à l'indigène ; il leur offre à tous contre l'injure et la diffamation un recours et des moyens de répression.
De fait, les chefs des Etats étrangers sont seuls en quelque sorte exclus du bénéfice de la règle commune. Ils ont le privilège bizarre de n'être défendus par aucun texte incontesté et efficace. A la vérité, une loi spéciale a été promulguée en leur faveur, il y a plus de 36 ans, mais cette loi du 28 septembre 1816 n'a pas gardé une autorité suffisante. On lui dénie ses droits à l'existence, on ne l'applique pas. Or, une loi contestée, une loi inappliquée n'est pas une loi.
il y a donc bien évidemment une lacune dans notre législation. Présente-t-elle, cette lacune, des inconvénients graves, des dangers réels ?
Malheureusement, messieurs, certains organes de la presse, par leurs excès, ne se sont que trop appliqués, dans ces derniers temps, à le démontrer d'une manière saisissante pour tous. Des écrits d'une violence extréme ont eu, au-dehors, le plus déplorable retentissement. Qui ne se rappelle ces théories odieuses, j'allais dire sauvages, développées sous nos yeux et empruntées à une école qui, grâce à Dieu, n'est dans notre loyale patrie qu'une importation étrangère ?
Ces aberrations coupables durent frapper les hommes qui, en ce moment, arrivaient aux affaires. Ils ne pouvaient souffrir que par une tolérance de leur part, qui serait devenue coupable aussi, on rendit la Belgique solidaire de ces déplorables excès.
Cette triste solidarité, injustement infligée à la Belgique, eût été pour elle un malheur et de plus un danger. Ce danger, déjà on le voyait poindre et grandir. Nous, Belges, qui connaissons ce pays, sa sagesse, sa moralité, son éloignement instinctif pour toutes les exagérations, nous pouvions, c'était naturel, ne concevoir aucune crainte sur l'effet de prédications pareilles ; mais au-dehors, il n'en était pas ainsi ; elles produisaient une sensation de surprise et d'épouvante. On peut en juger par les articles qui parurent, au commencement du mois d'octobre dernier, dans les organes les plus importants de la presse étrangère.
Qu'il me soit permis, messieurs, de mettre sous vos yeux des extraits d'un article, qui fut reproduit dans les feuilles les plus répandues de l'Europe. Voici ce qu'écrivait un publiciste français fort accrédité dans les régions du pouvoir et dont la Belgique jusque-là n'avait jamais eu à se plaindre :
« Les complicités infâmes, que tous les partis désavouent en France, viennent de se trahir à l'étranger avec un cynisme d'impudeur qui ne peut manquer de révolter la conscience universelle, non seulement dans notre pays, mais aussi dans tous les pays du monde où il y a une loi, un droit, une morale, une patrie et un Dieu.
(page 213) « Oui, cela n'est que trop vrai, et nous l'avons lu de nos yeux dans des pamphlets ignobles sortis des presses belges, l'assassinat est préconisé comme une vertu, et les assassins sont glorifiés comme des héros !
« Une fois de plus nous voulons protester contre cet abus odieux de la liberté illimitée, qui n'est autre chose que le brigandage sans limites. Nous protestons au nom de tout ce qu'il y a de plus saint, de plus légitime et de plus impérieux dans la société. Nous protestons au nom de la civilisation que l'on dégrade, du droit des gens que l'on méprise, de la vérité que l'on outrage, de la France que l'on calomnie et de la Belgique elle-même que l'on compromet de la manière la plus grave devant l'opinion.
« La Belgique et son gouvernement rougissent, sans nul doute, de ces complicités qui donnent la main, à travers la frontière, aux auteurs de la machine infernale de Marseille. Les misérables qui se servent de leur plume comme d'un stylet, pour en faire un instrument de vengeance et de meurtre, ne sont d'aucun parti ni d'aucune nation : ils ne sont que des assassins ! Mais on se demande avec surprise s'il y a une politique, s'il y a une législation qui autorise la provocation ouverte, audacieuse, cynique, au crime ; on se demande quelle est cette tolérance qui permet d'aiguiser le couteau de Ravaillac.
« Non, ce n'est pas là de la tolérance ! Non, ce n'est pas là de la liberté !1 Quelque tolérant que soit un gouvernement, quelque libre que soit un peuple, il y a des iniquités que l'on peut toujours empêcher, car nous ne connaissons pas de régime qui excuse ce que la conscience et la nature condamnent.
« Au moins qu'à défaut du châtiment légal, il y ait une expiation morale pour les auteurs des publications belges ! C’est l’exécratio publique et universelle qui la leur infligera.
« Nous aimons la Belgique, nous n'avons jamais combattu son gouvernement ; nous avons souvent honoré les qualités de son Roi. Eh bien ! nous la plaignons plus que nous ne l'accusons. Oui, nous la plaignons sincèrement de ce qu'elle ne peut ou de ce qu'elle ne sait empêcher que ses institutions servent à un pareil usage. Nous la plaignons d'être obligée d'entendre tous les jours ces déclamations sauvages qui font rougir la conscience et frémir la nature. Nous la plaignons de ne pas avoir la force ou la volonté d'imposer à tous ceux qui vivent sous ses lois le respect de ce que tous les peuples et tous les gouvernements sont tenus de respecter, sous peine de forfaire à Dieu lui-même. »
Certes, l'écrivain que je viens de citer se laisse emporter trop loin par son indignation. Je n'entends point m'associer à toutes ces vivacités de langage. Ce que je veux établir, ce que je veux constater, c'est l'émotion qu'excitaient, à l'étranger, les torts d'une polémique excessive, à l'époque où les ministres du 31 octobre prirent la direction des affaires.
Une question politique tout actuelle et d'une nature délicate se posait d'elle-même devant eux. Ils l'envisagèrent de sang-froid et au seul point de vue du respect de nos institutions et des intérêts les plus graves du pays.
Je sais bien que l'on a pensé et affirmé que nous avions reçu une mission, que nous avions pris des engagements. Je le déclare à voix haute : il n'en est rien, messieurs, rien, absolument rien. Qu'on se rassure, nous n'avons eu à subir aucune pression. C'est dans la plénitude de notre liberté, c'est dans l'indépendance la plus complète de notre action personnelle que nous avons arrêté nos résolutions.
Est-ce à dire que jamais il n'ait été question des écarts de la presse radicale dans les entretiens des agents du gouvernement avec les diplomates étrangers ? Est-ce à dire que des réflexions n'aient pas été émises à ce sujet, vis-à-vis de nos agents, de mon honorable prédécesseur et de moi-même ? Assurément, non. Pour le supposer, il faudrait connaître bien peu la nature des rapports qui s'établissent entre les représentants des différents pays. Il y a entre eux, par l'effet même de leurs fonctions, un perpétuel échange d'explications amicales, sur les points qui intéressent les relations internationales.
Plus d'une fois on s'est étonné et affligé de ces prédications anarchiques, de ces attaques injurieuses, dirigées avec tant de passion contre les puissances étrangères.
Ces journaux, nous disait-on, recommandent ouvertement les plus odieux attentats ; ils traitent les princes étrangers comme on le ferait à peine des derniers misérables : ils prodiguent l'insulte à leurs actes, à leurs gouvernements et à leurs personnes. Les souverains ainsi outragés, la Belgique ne leur est-elle pas liée par des traités ? Ces écrits pleins de fiel, de calomnies et de menaces, ces écrits cependant circulent librement, se répandent dans les contrées voisines, sont reproduits par des feuilles radicales qui se publient à l'étranger ; ils pénètrent partout, grâce à l'entente qui existe entre les agents de la démagogie, et partout ils exercent leur dangereuse influence, au détriment de la considération de la Belgique. Ils excitent contre les sentiments et les institutions de ce royaume des défiances qui pourront s'aggraver et s'envenimer un jour.
Tel a été, messieurs, le langage tenu par la diplomatie étrangère: mais là s'est bornée son intervention. Je l'affirme de nouveau, nous n'avons reçu, de quelque part que ce soit, ni note, ni communication officielle quelconque. On s'est constamment renfermé dans le cercle des conversations officieuses, amicales, confidentielles.
Fallait-il, messieurs, fermer l'oreille à tout conseil, à toute observation ? Fallait-il, le mal étant reconnu par nous-mêmes, nous abstenir d'y porter remède ? Fallait-il, en un mot, ne tenir aucun compte des faits ? Nous ne l'avons point pensé.
Au risque de voir nos intentions un instant méconnues, nous avons préféré une ferme et honorable initiative.
La Belgique, à nos yeux, ne doit servir de camp retranché ni à l'esprit de bouleversement, ni aux agressions dirigées contre des gouvernements avec lesquels elle entretient et doit continuer à entretenir de bons rapports, dans l'intérêt de son existence politique et de son avenir.
La Belgique, admise dans la grande famille européenne, ne peut se soustraire aux obligations qui résultent pour elle, explicitement ou implicitement, des traités qui l'ont reconnue. Indépendante, elle a des droits à faire respecter ; neutre, elle a des devoirs particuliers à remplir. Les grandes puissances ont consacré son existence, elles l'ont solennellement garantie. La Belgique affaiblirait de ses propres mains cette garantie, si elle ne s'appliquait et si elle ne réussissait à prouver qu'elle ne veut être pour personne une cause de défiance ou d'embarras, et qu'elle désire ardemment vivre en paix avec les uns et les autres, en consolidant ses institutions et en maintenant sa dignité vis-à-vis de tout le monde.
Un orateur distingué vous disait, l'autre jour, messieurs, à propos du projet de loi qui vous est soumis : « Je serais curieux de savoir s'il est dans cette chambre un seul membre qui soit impatient de voir discuter ce projet de loi. »
Je me permettrai de demander, à mon tour, s'il est dans cette chambre un seul membre qui soit disposé à consacrer l'impunité de l'outrage et de la calomnie.
M. le ministre de la justice (M. Faider). - Mon honorable collègue, M. le ministre des affaires étrangères, vient d'expliquer la pensée du nouveau cabinet sur le projet dont la discussion s'ouvre en ce moment : il a considéré ce projet sous le rapport politique ; je viens l'examiner sous le rapport juridique et pratique et j'essayerai, avec calme et bonne foi, de vous donner la vraie signification et de vous faire mesurer l'exacte portée d'un projet qui n'est pas, comme on l'a dit, une attaque violente et inconstitutionnelle contre la presse, mais la formule légale et juste d'un principe général et permanent.
La presse est libre en Belgique. Elle restera libre et affranchie. Nous la considérons, avec la section centrale, comme l'âme du gouvernement représentatif.
Le projet de loi n'y donne aucune atteinte.
Ce projet, dit la section centrale, n'atteint qu'un abus réel de la presse ; il consacre toutes les garanties qui sauvegardent d'une manière efficace les intérêts du prévenu.
La presse reste affranchie de toute mesure préventive, comme le veut la Constitution.
Nulle censure. - Nul cautionnement. - Nul impôt. - Transport presque gratuit. - Nulle déclaration préalable. - Nulle signature de gérant. - Nul dépôt d'exemplaires. - Garantie du jury. - Disposition spéciale sur la majorité de la chambre du conseil.
Elle a pour domaine et aussi pour pâture, tout ce qui agit et parle en Belgique et dans le monde entier.
Elle a même, lorsqu'elle le veut, une grande liberté d'injure et de calomnie, dont elle peut profiter lorsqu'elle en a la fantaisie ou le courage.
Elle s'appuie sur l'opinion qui fait sa force et sa gloire lorsqu'elle est digne et grande, qui fait la honte et sa première punition lorsqu'elle se livre à la diffamation et au mensonge.
Elle est libre de s'emparer de tout ce qui intéresse le pays, de tout ce qui, dans le pays, a une responsabilité quelconque.
Hommes et choses relèvent chez nous de l'opinion et, par suite, de la presse.
Mais il y a de certains faits et de certaines personnes qui méritent un respect spécial.
Le Roi, en vertu de l'inviolabilité constitutionnelle du chef de l'Etat ;
La famille royale, en vertu de l'inviolabilité morale de la dynastie belge ;
Les chambres, en vertu de cette même inviolabilité collective et individuelle.
A ces faits répond la loi du 6 avril 1847, dont le type se retrouve dans la législation de tous les peuples de l'Europe.
Il y a de plus le respect dû à la personne de souverains étrangers et à leur autorité reconnue par les puissances.
Ce respect est fondé sur le droit naturel formulé dans le droit international universel.
Il s'agit d'une inviolabilité personnelle fondée, disons-nous, snr la constitution du droit des gens, c'est-à-dire sur la coutume et l'usage de tous les peuples et de tous les temps.
C'est une inviolabilité de nécessité morale fondée sur la paix publique.
Ce principe, chose consolante pour nous après tant d'attaques aussi injustes que violentes, nulle section ne l'a contesté et la section centrale l'a adopté à l'unanimité.
Nous avions, comme sanction de ce principe, la loi du 28 septembre 1816. Cette loi, incertaine dans son application et formant disparate dans l'ensemble de la législation, nous avons proposé de l'abroger en la remplaçant.
Ce que nous venons de dire, messieurs, prouve déjà que la présentation du projet de loi était justifiée. Je veux établir de plus près (page 214) l'opportunilé de la présentation du projet, la force du principe de ce projet fondé sur la théorie, sur les précédents diplomatiques, sur les législations anciennes et modernes, sur les projets élaborés chez nous depuis 1816, en 1818, en 1840, dans un temps non suspect. Tous ces faits démontreront que l'on pressentait la nécessité d'appliquer une loi efficace à des faiis déterminés et importants.
Enfin, messieurs, nous vous présenterons quelques réflexions sur le système du projet de loi en lui-même, quant à sa rédaction.
Messieurs, des faits et des abus sont signalés, constatés chez nous ; des poursuites ont même eu lieu en vertu de la loi de 1816 ; des doutes ont ébranlé la force de cette loi. Nous expliquons ainsi, à la fois, la nécessité d'une nouvelle loi et la raison de sa présentation.
Nous avons tous reconnu, messieurs, qu'une loi contestée n'est vraiment pas une loi, Depuis longtemps, d’accord sur ce point avec d'éminents jurisconsultes et quoique partageant l'opinion que la loi de 1816 n'était pas abrogée en droit, j'avais exprimé l'opinion qu'il valait mieux faire une loi nouvelle que d'invoquer un monument législatif contesté. Cette opinion, messieurs, que je professais à une époque où il n'était pas question de mon intervention dans les affaires, je la professe encore aujourd'hui et je l'applique en présentant, d'accord avec mes honorables collègues, le projet en discussion.
Il n'y a rien d'exorbitant ou d'imprévu dans cette présentation ; elle vient après avoir essayé de l'application de la loi de 1816 ; cette application contestée au yeux des cours d'assises, cette application qui a donné lieu à des observations nombreuses et persistantes, s'est trouvée placée en présence d'une sorte d'impossibilité morale.
D'un autre côté, la loi de 1816, les faits que cette loi réprime, ont toujours préoccupé nos hommes politiques.
En 1830, au congrès national, l'honorable M. Van Meenen constatait la nécessité de mettre cette loi en harmonie avec les institutions nouvelles.
En 1840, le gouvernement faisait préparer un projet qui abrogeait la loi de 1816 en la remplaçant par des dispositions sur lesquelles les nôtres sont calquées.
En 1848. un de nos prédécesseurs ordonnait de nouveau l'étude de cette législation.
Aujourd'hui, la dignité et la force morale de notre pays vis-à-vis de l'Europe rendaient nécessaire la présentation du projet.
Mon honorable collègue, M. le ministre des affaires étrangères, vous a dit comment et pourquoi.
L'opportunité de la présentation du projet étant ainsi, pensons-nous, prouvée, nous allons en examiner le principe.
La théorie a établi et développé ce principe par l'organe des auteurs les plus accrédités. J'ouvre l'auteur du « Droit des gens modernes de l'Europe », Kluber. et je trouve au paragraphe 62 le principe établi, développé, et à l'appui du principe, comme monument en quelque sorte de droit international, je vois citer précisément la loi du 28 septembre 1818.
Voici comment cet auteur s'exprime :
« Les lésions de droit commises dans les confins d'un Etat, ou par des habitants du pays, ou par des étrangers, le sont d'abord 1° au préjudice des sujets d’un autre Etat. Le premier sera alors en droit, en même obligé de les punir suivant ses lois pénales ; car l’offensé était placé sous sa protection ; et l’offensant, ne fût-ce qu’en qualité de sujet temporaire, est son justiciable. Sans blesse l’indépendance de celui-ci, l’autre Etat ne saurait exiger l’extradition de l’offensant, indépendamment de ce qu’il soit son sujet ou non. Si 2° la lésion a eu lieu sur notre territoire, et contre un autre Etat, comme tel, par exemple, en battant des monnaies marquées au coin de cet Etat ; s’il y a eu une conspiration ou bien des libelles, des pamphlets ou autres écrits, ou même peintures, séditieux ou injurieux, de répandus ; notre Etat sera obligé de procurer satisfaction à l’Etat offensé sur sa demande, autant que cela sera possible ; mais ce dernier n’étant point placé sous sa protection, il ne pourra infliger une peine qu’autant que ses lois pénales s’étendent expressément sur cette espèce de délits ou de crimes, et qu’une telle lésion de la sûreté, garantie par le droit des gens, y est considérée comme un délit envers notre Etat.
Nous trouvons dans le Précis du droit des gens modernes de Maertens, dont l'aulorité est connue, le passage suivant :
« Parmi une infinité de points dont la police de l'Etat doit s'occuper, on peut ranger aussi le soin de veiller à ce qu'on ne fasse ni ne publie rien dans l'Etat qui soit injurieux à quelque Etat étranger, soit à la personne du souverain, soit même à ses sujets ; aussi les puissances de l'Europe rceonnaissen-elles cette obligation.
« Les étrangers ne peuvent cependant rien demander de plus que ce que la constitution de l'Etat permettrait de faire, si le cas touchait le souverain de l'Etat ou ses propres sujets. D'ailleurs, on ne doit pas confondre la liberté d'un jugement politique avec la licence d'un libelle qui blesse immédiatement le respect dû aux souverains ou les égards qui peuvent être dus à des particuliers. »
Le « Droit des gens » de Vattel, écrivain certainement fort libéral et progressif, exprime la même pensée, la même théorie ; il la développe au chapitre Ier du livre II. Il cite à cette occasion le casus belli qui, d'après presque tous les auteurs, a motivé la déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre en 1672 aux Provinces-Unies.
Le président Hénault, dans son « Abrégé chronologique », année 1672, dit en peu de mots avec l'autorité qui appartient à son nom: « Conquête de la Hollande qui s'attira tous ses malheurs par la conduite peu mesurée de ses ambassadeurs ; par l'insolence des gazetiers de ce pays, et par les médailles qu'elle fit frapper. »
L'auteur d'un écrit intitulé « De l'état réel de la presse depuis François Ier jusqu'à Louis XIV », Leber rappelle les mêmes faits, et donne aussi les raisons des prétentions de Louis XIV sur les Provinces-Unies et sur les motifs de la guerre qui a éclaté à cette époque.
Ces considérations, qui viennent à l'appui des principes développés par Vattel, sont donc historiquement établies et prouvent quelle est l'importance, aux yeux du droit des gens comme par rapport à la sûreté intérieure des Etats, des principes que nous rappelons dans le projet actuellement soumis à vos délibérations.
Un publiciste hollandais, Bodel Nyenhuys, dans une dissertation sur les droits des imprimeurs et des libraires des Provinces-Unies, analyse la loi de 1816.
Il reconnaît que le principe de cette loi.est juste en soi. « Quel bien, dit-il, le public peut-il tirer des injures adressées à nos alliés ? »
Il développe cette pensée qui est évidemment celle qui a prévalu lors de la discussion de la loi de 1816.
Dans son livre célèbre, » de l'Ambassadeur », Wicquefort, parlant de la liberté de parler accordée aux représentants des puissances étrangères, observe que cette liberté est fondée sur le respect dû au souverain et à la majesté du pouvoir. Nos ambassadeurs seraient tenus à ce respect, et nos écrivains ne le seraient pas !
Ce sont ces principes qui ont été rappelés en 1819 en France, lors de la discussion de la loi du mois de mai de cette année.
Cette loi est une loi de principe, et le procureur général Dupin, dans un de ses discours, la qualifie de progressive ; elle constituait la base fondamentale de la liberté de la presse en France. Ce n'est que par des dérogations successives à cette loi que cette liberté a été restreinte à diverses époques.
Tout récemment le Piémont qui, à ma connaissance, n'a rien perdu de l'estime que lui a vouée l'Europe, a vu professer les mêmes doctrines, quand on a discuté devant les chambres législatives de ce pays un projet de loi ayant pour but de réprimer les offenses dirigées contre les souverains étrangers.
Ainsi, messieurs, la théorie sert de base inébranlable au projet de loi. Quelques précédents diplomatiques pourraient également venir à l'appui de cette théorie, car en matière de droit des gens, les faits, les précédents sont la base de cette théorie. Nous avons rapporté la déclaration de guerre de l'Angleterre aux Provinces-Unies qui rappelle les insultes dont le roi d'Angleterre avait été l'objet de la part des écrivains hollandais ; en 1748, il y a eu de longues réclamations et un échange actif de notes et d'observations à propos d'insultes et de calomnies répandues par la « Gazette de Cologne » contre la reine de Danemark.
Le « Mercure historique et politique » renferme les documents relatifs à cette affaire.
Une note plus récente de la confédération germanique du 9 février 1852, que tous les journaux ont reproduite, rappelle que « l'exercice de l'hospitalité envers des étrangers doit être mis en harmonie avec les obligations du droit international. »
Les législations anciennes et modernes donnent la preuve que, sur ce point, on a réalisé dans la pratique ce que dictait la théorie, ce que voulait la nécessité réelle des gouvernements. Le publiciste hollandais dont je viens de rappeler le nom, énumère les monuments législatifs hollandais, les édits du 9 décembre 1702 et du 29 mai 1744 qui punissent des excès semblables à ceux que nous cherchons à réprimer aujourd'hui.
Je citerai des monuments de notre pays : l'empereur Charles VI, par un édit du 27 novembre 1728, interdit l'écrit intitulé : « la Quintessence des nouvelles » ; cette interdiction était motivée sur ce que ce journal renfermait des injures contre les souverains étrangers ; un édit de Marie-Thérèse, du 7 juin 1734, supprimant la « Gazette d'Utrecht », pose nettement le principe et le formule dans des termes beaucoup plus généraux :
« Les lois de toutes les nations civilisées du monde ont de tout temps reconnu le respect envers les princes souverains ainsi qu'envers les grands personnages des Etats. »
A cette époque, on procédait en vertu des principes que j'ai rappelés, par voie de suppression des écrits étrangers et par voie de censure des écrits nationaux ; nous procédons par voie de législation, mais en vertu des mêmes principes.
Dans la législation moderne de l'Europe, nous trouvons presque tous les pays du monde armés de lois semblables : dans la libre Angleterre, on applique un statut de la reine Anne où il est dit que le droit des gens (page 215) « fait partie du droit positif de chaque nation ». C'est en vertu de ces principes que, à diverses reprises, une répression sévère a été prononcée contre des individus anglais et étrangers, qui avaient insulté des souverains étrangers.
Voici ce que Chassan, au n°546 de la deuxième édition de son ouvrage, répète, d'après l'autorité d'écrivains anglais, dont il donne les noms et dont il indique les ouvrages :
« Le but de la loi, en réprimant avec sévérité les attaques contre les chefs des gouvernements étrangers, a été de prévenir par l'intimidation les animosités qui pourraient naître entre la France et les autres gouvernements, à l'occasion de ces attaques, si elles étaient impunies. Car, l'impunité, en pareille occurrence, pourrait avoir pour effet d'engager imprudemment le pays dans une guerre étrangère, en créant entre deux nations des animosités qui pourraient amener la rupture de la paix.
« Tel est le motif qui, en Angleterre, a fait passer en jurisprudence et en loi commune qu'il y a lieu de punir les libelles dirigés contre les souverains étrangers, conformément à un statut du parlement du temps de la reine Anne, portant que le droit des gens fait partie du droit positif de chaque nation. C'est ainsi qu'un procès fut intenté, en 1787, au nom de la Couronne, contre le lord Georges Gordon, condamné par la Cour du banc du roi, le 28 janvier 1788, à un emprisonnement de deux ans et à cinq cents livres sterling d'amende, pour avoir publié dans un journal un article diffamatoire contre la reine de France Marie-Antoinette, qu'il avait représentée comme placée à la tête d'une faction ; c'est ainsi encore qu'un procès du même genre fut intente, en 1801, contre Wint, déclaré coupable pour un libelle contre l'empereur Paul de Russie, représenté comme se rendant odieux à ses sujets par des actes de tyrannie, et ridicule aux yeux de l'Europe par sa versatilité ; c'est ainsi, enfin, que, conformément à ces précédents rappelés par le lord Ellenborough, l'émigré Peltier fut condamné par le jury, en 1803, ; malgré la défense de sir James Mackintosh, pour avoir fait paraître à Londres un violent pamphlet contre le consul Napoléon Bonaparte, alors en paix avec l'Angleterre. La guerre, qui éclata bientôt après, avant que la sentence n'eût été rendue par la cour, mit obstacle à l'exécution de la peine.
« Les magistrats anglais se sont presque toujours montres sévères dans l'appréciation des écrits poursuivis pour des délits de ce genre. L'un d'eux, le juge Ashurst, en prononçant la sentence contre le lord Georges Gordon, a même donné la raison politique des poursuites de ce genre, en disant que « si les auteurs de ces sortes de publications n'étaient pas punis, leurs libelles seraient supposés avoir été faits à l'instigation du gouvernement. »
Messieurs, la France a les lois des 17 et 26 mai 1819 ; les Pays-Bas ont la loi du 28 septembre 1816 ; Chassan donne la loi de Portugal qui, dans son article 13, punit les faits de l'espèce, et la loi de Genève du 2 mai 1847. Le code prussien formule ce principe, qui est le droit commun allemand. Enfin la nouvelle loi du Piémont a été, comme vous le savez, votée par la première chambre par 88 voix contre 42 et par le sénat par 49 voix contre 3.
« On s'est toujours, messieurs, préoccupé d'un projet de loi sur la répression des offenses envers les souverains étrangers. J'ai eu l'honneur de rappeler à la chambre que M. Van Meenen signalait, dès le Congrès, en juillet 1831, la nécessité de mettre la loi de 1816, ainsi que celles du 16 mai 1829 et du 1er janvier 1830, en harmonie avec nos institutions. Cette pensée se réalisait, en 1840, dans un projet dont il a été souvent parlé dans cette enceinte.
Ce que l'on désirait alors, les nécessités que l'on pressentait se sont réalisées. Dans nos temps agités et où la passion dénature le langage, la nécessité d'invoquer la loi de 1816 a été reconnue. Cette loi s'est trouvée contestée, impuissante. Il était donc nécessaire de la renouveler en quelque sorte et de la mettre en harraonis avec l'ensemble de notre législation.
Nous avons, messieurs, réalisé une pensée souvent exprimée.
Nous avons formulé cette pensée d'après les textes existants, sur des travaux élaborés dans ce but, sans passion, sans pression, en vertu d'idées qui existaient et qui agissaient dans des temps non suspects. Nous n'avons donc fait qu'une chose qui doit être considérée comme naturelle, et comme juste.
Quel est, messieurs, le système du projet ?
Nous avons étudié la loi française de 1819, le décret du 20 juillet 1831, le projet élaboré en 1840, la loi du 6 juillet 1847. La qualification du fait, nous l'avons trouvée dans la loi du 6 juillet 1847 sur les offenses envers le Roi, la familie royale et les chambres. Elle était étendue, par la loi de 1819, aux souverains étrangers ; nous l'avons étendue de même, par le projet en discussion, aux souverains étrangers.
Les peines, messieurs, étaient, dans la loi de 1819, plus fortes pour l'offense envers le Roi que pour l'offense envers les princes, envers les chambres et envers les souverains étrangers.
Cette échelle, nous l'avons respectée. Nous n'avons pas appliqué aux faits prévus par ie projet, les pénalités comminées contre l'offense envers le Roi. Nous avons appliqué les pénalités comminées contre l'offense envers les princes belges et les chambres, et nous avons, dans notre système, imité relui qui avait été adopté par la loi de 1819 et qui avait également été adopté dans le projet élaboré en 1840. Je dirai même que dans le projet élaboré en 1840, les peines comminées contre les offenses envers les souverains étrangers étaient plus fortes que celles comminées contre l'offense envers les princes belges.
Ce projet, messieurs, a donc été calqué sur des documents législatifs dont la valeur et le caractère sont appréciés par les jurisconsultes et par les hommes sages.
Nous faisons ici, messieurs, une loi spéciale sur une série de faits spéciaux, mais nous voulions faire cette loi spéciale complète dans sa spécialité, c'est-à-dire que nous avons pensé, avec les législateurs qui nous ont précédés, qu'il était opportun de prévoir les cas d'offense par discours et les cas d'offense par écrit.
J'ai expliqué à la section centrale, dans un document qui a été lu à mes honorables collègues et approuvé par eux, les raisons qui nous ont déterminés à porter, à l'article premier de la loi, un amendement qui a été accueilli par la section centrale et qui répondait à un vœu exprimé.
Mais en nous restreignant dans cette spécialité, vous remarquerez, messieurs, que nous n'avons voulu y introduire aucune disposition qui touchât réellement à la constitution de la presse elle-même.
Nous avens voulu faire un projet de loi répressif des offenses envers les souverains étrangers. Nous n'avons rien voulu faire qui touchât à l'organisation de la presse proprement dite.
On a parlé, messieurs, du timbre des journaux, de la signature des articles, d'un jury spécial, d'une position spéciale des questions, de l'exclusion des étrangers du privilège du jury, de dommages-intérêts eu cas d'acquittement ; tout cela, messieurs, nous n'avons pas même voulu nous en occuper : ce sont des principes généraux qui ne doivent pas entrer dans le projet de loi spécial en discussion, et dont il n'est nullement question. Nous avons voulu, tout simplement, faire une loi qui sans toucher en rien au régime de la presse, embrassât diverses séries d'offenses et plaçât à côté des faits des pénalités convenables.
L'échelle des pénalités, messieurs, a été admise à l'unanimité par la section centrale. « Nous faisons remarquer, dit l'honorable rapporteur, que la première disposition de l'article premier, mise aux voix, a été adoptée à l'unanimité. » La section centrale reconnaît que le projet ne présente rien d'exorbitant ni en principe ni en application. Elle apprécie, en des termes qui nous vengent de bien des outrages, l'esprit de modération dont nous avons fait preuve en nous associant anx modifications que l'on semblait désirer.
Il en est une encore que le vote de la section centrale signale plus spécialement à notre attention, c'est l'interdiction facultative de tout ou partie des droits mentionnés dans l'article 42 du Code pénal. Le rapport de la section centrale donne les raisons alléguées, d'une part, pour la suppression totale de ces dispositions, d'autre part, pour leur maintien. Le maintien a été voté par 4 voix contre 3, au sein de la section centrale.
Messieurs, dirigés par les intentions qui nous ont toujours animés, nous croyons devoir formuler notre pensée dans la loi même, au moyen d'un amendement qui consiste à n'appliquer facultativement l'interdiction qu'au cas de récidive légale, c'est-à-dire, au cas où le coupable, antérieurement condamné à plus d'une année d'emprisonnement, commettrait un nouveau délit d'offense diffamatoire, auquel l’article 58 du Code pénal serait applicable.
Le projet de 1841 établissait également l'interdiction facultative des droits mentionnés à l'article 42 du Coda pénal, lorsque la peine d'emprisonnement avait été prononcée pour plus de six mois ; nous élargissons cette restriction et nous disons que lorsque le cas de récidive se présente, cette interdiction n'a rien d'exorbitant.
Nous avons reconnu, d'ailleurs c'est de jurisprudence générale, que l'interdiction des droits civils, en matière de diffamation et de calomnie, ne s'applique d'ordinaire que dans les cas graves et sérieux. C'est ce que le rapport de la section centrale fait observer, c'est ce qui est conforme à la pratique et à la jurisprudence. Notre pensée certainement n'a pas pu être de vouloir imposer aux tribunaux belges cette interdiction ; c'est une faculté qui leur est laissée, et l'esprit de la loi, qui veut que l'interdiction ne s'applique que dans les cas graves, peut être, sans inconvénient, exprimé dans la loi.
Il en résultera une garantie de plus de l'impartialité de la justice. L'interdiction ne s'appliquera qu'à l'individu qui, après avoir été condamné plusieurs fois et après avoir mérité auparavant une condamnation de plus d'une année d'emprisonnement, persistent dans le mal et se déclarent en quelque sorte, par la récidive constatée, calomniateur de profession, pour qui le mensonge est une arme qu'il faut absolument leur ôter.
Tel est, messieurs, le système du projet de loi, telle est la pensée qui a présidé à son élaboration et à sa rédaction. Nous déclarons que le projet de la section centrale, tel qu'il a été farmnlé et tel qu'il nous est présenté actuellement, est devenu le nôtre et que nous consentirons à modifier, dans le sens que je viens d'indiquer, le deuxième paragraphe de l'article 3.
M. David (pour une motion d’ordre). - Messieurs, nous, venons d'entendre deux discours en faveur du projet de loi ; je demanderai à la chambre s'il ne conviendrait pas d'entendre un orateur contre le projet, comme c'est l'usage dans les discussions générales.
M. le président. - Il est de règle que les discours des ministres n'intervertissent pas le tour de parole ; sans cela voici ce qui pourrait arriver. Les ministres ont toujours le droit de demander la parole ; s'ils la prenaient chaque fois qu'un orateur aurait parlé contre le projet, le (page 216) tour des orateurs inscrits pour ne viendrait jamais ; toutefois si M. David insiste, je mettrai sa proposition aux voix.
M. David. - Je demande qu'elle soit mise aux voix.
- La proposition de M. David est mise aux voix et adoptée.
M. le président. - La parole est à M. de Perceval, premier orateur inscrit contre.
M. de Perceval. - Messieurs, lorsque le cabinet s'est présenté pour la première fois devant cette chambre, il nous a dit, par l'organe de l'honorable ministre des affaires étrangères, que, pour nous acquitter de nos devoirs et de notre mission, nous devions nous inspirer des nobles et généreuses traditions que nous a léguées le Congrès national.
Je professe un profond respect, je dirai plus, j'ai une grande vénération pour cette mémorable assemblée, à laquelle nous devons notre indépendance, nos libertés, en un mot, notre existence comme nation.
Voyons donc quelles sont les traditions du Congrès, et dans ce but jetons un coup d'œil rétrospectif sur les événements de 1830.
En évoquant des souvenirs qui paraissent un peu perdus de vue aujourd'hui, peut-être y pourrons-nous puiser pour le débat actuel quelque utile enseignement.
En 1830, une révolution éclate ; le peuple belge brise ses chaînes et un Congrès constituant se réunit pour fixer les destinées du peuple victorieux.
Quel est le caractère distinctif, quel est, si je puis parler ainsi, le cachet tout particulier qui distingua le Congrès ?
Les membres qui le composent se réunissent dans la capitale ; avec le patriotisme le plus pur ces mandataires d'élite allient à un grand sentiment d'indépendance une fermeté inébranlable.
Quel était l'esprit qui dominait les travaux du Congrès national ? Si je dois en juger par l'ensemble de son œuvre, je suis forcé de déclarer que le congrès national a voulu faire de la Belgique, en 1830, l'avant-garde des nations émancipées.
Quelle est la première préoccupation du Congrès ? Il proclame des principes qui n'étaient debout dans aucun autre pays du continent ; cette assemblée, qui était composée de prêtres et de philosophes, proclame la liberté des cultes, elle y joint le principe de la liberté d'association, elle y joint encore le grand principe de la liberté d'enseignement ; et acceptant la rédaction de notre honorable collègue, M. Devaux, à la suite de discours éloquents prononcés par le vicomte Vilain XIIII et les abbés Verduyn et Desmet, il proclame enfin le grand principe de la liberté de la presse. Lorsqu'il accepta ce principe, il abolit d'un trait toutes les lois restrictives antérieures, en matière de presse.
Le Congrès fut ferme, inébranlable dans sa conduite.
Malgré les intrigues qui s'ourdissaient dans le pays, malgré les menaces qui se faisaient jour et qui lui arrivaient d'une manière indirecte de la part des grandes puissances, que l'on qualifiait à cette époque de Sainte-Alliance, malgré la pression qu'on exerçait sur lui, il marcha d'un pas résolu dans la voie de liberté qu'il s'était tracée, et foulant aux pieds des intrigues qui n'étaient pas à la hauteur de sa destinée, il proclama les grandes libertés que je viens d'énumérer, libertés qui répondaient si bien aux besoins de l'époque et que le peuple belge avait achetées au prix de son généreux sang.
Peu de temps avant la réunion de cette assemblée constituante, le gouvernement provisoire avait fait sortir un décret sur lequel je dois, aujourd'hui surtout, appeler la sérieuse attention de la chambre, parce que je désire que les considérants qui le précèdent soient l'objet d'une méditation approfondie de la part de la législature à laquelle j'ai l'honneur de parler en ce moment.
Ce décret porte la date du 16 octobre 1830.
« Considérant » disait le gouvernement provisoire « que le domaine de l'intelligence est essentiellement libre ;
« Considérant qu'il importe de faire disparaître à jamais les entraves par lesquelles le pouvoir a jusqu'ici enchaîné la pensée dans son expression, sa marche et ses développements ;
« Arrête :
« Art. 1er. Il est libre à chaque citoyen ou à des citoyens associés dans un but religieux ou philosophique, quel qu'il soit, de professer leurs opinions comme ils l'entendent et de les répandre par tous les moyens possibles de persuasion et de conviction.
« Art. 2. Toute loi ou disposition qui gêne la libre manifestation des opinions et la propagation des doctrines par la voie de la parole, de la presse ou de l'enseignement, est abolie. »
Parmi les signatures qui figurent au bas de ce décret, je trouve celles des honorables MM. Ch. Rogier et le comte Félix de Mérode.
Je me demande maintenant, messieurs, si le projet de loi qui nous est soumis est en harmonie avec les saines et généreuses traditions du Congrès national ; je n'hésite pas à le dire, non. Je vais plus loin : voter votre loi est, à mes yeux, la négation de l'esprit du Congrès national, et elle est en opposition manifeste avec les institutions issues de notre révolution. J'ajoute encore que votre loi constitue une abdication de l'indépendance de la Belgique aux yeux de l'étranger. Je soutiens en outre que votre loi est une atteinte grave portée au libre examen qui est l'âme des gouvernements représentatifs.
J'ai dit que le projet de loi est la négation de l'esprit du Congrès national et qu'il est en opposition avec les institutions issues de notre révolution.
Le Congrès a-t-il, oui ou non, voulu inaugurer, en Belgique, pour la presse un régime beaucoup plus libéral que celui qu'elle subissait sous le régime hollandais ? Evidemment oui ; personne, dans cette chambre, ne pourrait contester le fait. Ce qui le prouve, c'est, du reste, l'article 18 de la Constitution ; ce sont encore les dispositions de la loi du 21 juillet 1831, qui établissent les pénalités des délits commis envers les autorités constituées. Quand on analyse ces pénalités inscrites dans la loi du 21 juillet 1831, on y découvre un adoucissement considérable, surtout lorsqu'on les compare aux pénalités qui régissaient la presse avant 1830.
Ne faut-il pas en conclure que le Congrès, pour être logique dans son système, a voulu de même réduire les pénalités pour les actes commis par la voie de la presse et attaquant le caractère des souverains étrangers ?
Quelle réduction pouvait-il faire à la peine comminée par la loi de 1816, peine qui ne consistait qu'en une amende de 500 florins ?
N'est ce pas la suppression de la peine elle-même, c'est à-dire l'abolition de toute loi exceptionnelle pour les souverains étrangers, le retour au droit commun qui régit tous les citoyens ?
Voilà quel est, au point de vue de la loi en discussion, l'esprit du Congrès national. Et quand je dis que les souverains étrangers tombaient dans le domaine du droit commun, je n'entends pas par là ni justifier ni excuser les insultes, les outrages dont les souverains étrangers pourraient être l'objet dans notre pays, par voie de la presse.
Mais les lois qui nous régissent, nous, citoyens belges, qui après tout avons aussi le sentiment de l'honneur et de la dignité personnelle, ces lois ne pouvaient-elles pas suffire aux souverains étrangers ?
Parce qu'on est roi ou prince, doit-on être plus chatouilleux sur le sentiment de l'honneur et de la dignité que le plus simple, le plus modeste citoyen ?
J'ai dit tout à l'heure que la loi constitue une abdication de l'indépendance de la Belgique en face de l'étranger.
Jusqu'ici nous sommes encore libres sur notre territoire, je puis encore écrire et dire ce que je pense, ce que je veux, je n'ai de compte à rendre à personne de la manière dont je manifeste mon opinion. Si la loi en discussion est sanctionnée, la liberté est entamée, car je ne pourrai plus alors ni dire ni écrire ce que mon libre arbitre m'inspirera, et nous assisterons ainsi, dans notre pays, à ce triste spectacle de voir des gouvernements étrangers venant se faire chez nous les directeurs de l'esprit public... oui, de l'esprit public !
Ainsi, d'après la loi, je ne pourrai manifester mon opinion par écrit qu'en exaltant, qu'en honorant, qu'en louant publiquement ce que peut-être, dans mon for intérieur, je stigmatiserai. Voilà ce que vous faites de la conscience nationale, voilà la position que vous faites à tous les citoyens belges. Mais vous perdez de vue que les gouvernements étrangers peuvent toujours, dès qu'ils le veulent, défendre l'entrée de nos écrits dans leur pays ; et qu'ainsi, nos publications ne sauront faire aucun mal à leur autorité. C'est donc, disons-le franchement, pour le plaisir de nous humilier qu'on nous présente le projet de loi que je repousse.
Ici je veux rencontrer une objection qui m'a été faite souvent dans cette enceinte et au-dehors. On m'a dit : « Pourquoi vous occupez-vous des affaires de l'étranger ? De quel droit voulez-vous vous initier dans des affaires qui ne vous concernent aucunement ? »
Mais, messieurs, pour faire progresser l'esprit public chez nous, nous avons besoin de discuter, d'apprécier la conduite de tous les gouvernements. Car cette conduite constitue un enseignement pour chaque peuple civilisé. A quoi serait réduit le progrès de chaque nation, si chacune d'elles ne pouvait tirer parti, pour ses propres affaires et pour le succès de sa politique intérieure, de l'expérience qu'elle puise dans les actes on dans la vie des autres nations ? Tout ce qui est du domaine de l'humanité doit pouvoir être discuté par tous les peuples ; mais, messieurs, avec votre loi il n'est plus possible de tracer l'histoire contemporaine, et la liberté est remplacée par un lugubre silence de la pensée.
J'ai dit que notre politique intérieure exige que l'on puisse discuter librement tout ce qui se passe à l'étranger. Prenons un exemple, pour mieux faire comprendre la vérité de ces considérations.
Je suppose qu'un de nos plus puissants voisins fasse des préparatifs de guerre contre nous, il sera facile à tous les hommes sérieux qui vivent de la vie intellectuelle de comprendre les dangers qu'il y a pour notre existence nationale dans une pareille occurrence. Mais à côté de cette partie de nos concitoyens, vous en avez une autre qui s'occupe fort peu d'analyser et de discuter les faits qui se passent à l'étranger. Les armements s'opèrent, les dangers deviennent imminents pour la patrie, c'est le moment ou jamais d'exalter les populations dans un but louable, utile, patriotique, celui de défendre l'intégrité du territoire.
Avec la loi en discussion vous êtes désarmés, vous ne pouvez pas même désigner au peuple belge les dangers qui le menacent par suite de la conduite déloyale d'une de ces grandes puissances, car vous avez les mains liées, pendant que l'ennemi s'avance menaçant pour franchir nos frontières.
Si le projet de loi est voté, tout cela deviendra impossible ; car avant de discuter un acte quelconque d'un gouvernement étranger, nous devrons nous demander si la manière dont nous l'apprécierons dans nos écrits, dans nos manifestations, nous devrons nous demander, dis-je, si cette manière de l'apprécier ne sera pas de nature à lui déplaire et si, par réaction contre nos appréciations, il ne pourra pas porter un dommage à nos intérêts matériels.
Telle sera donc dorénavant la position inextricable de la Belgique.
(page 217) Ceci m'amène au rapport de l'honorable M. Lelièvre. J'y trouve à la page 4 :
« Le législateur a donc le droit de réprimer des actes qui peuvent avoir des conséquences fâcheuses pour les intérêts matériels du pays et qui, dans certaines circonstances, pourraient même compromettre sa nationalité. »
Et plus loin je trouve :
« Pour apprécier les raisons qui ont dicté ces dispositions, consultons les jurisconsultes qui ont commenté nos lois pénales, et notamment Chauveau, qui déduit des considérations que nous livrons aux méditations de la chambre, parce qu'elles sont directement applicables au projet de loi en discussion.
« C'est la paix, dit-il, ce sont les intérêts nationaux que la loi a voulu protéger, c'est le préjudice éventuel que les actes peuvent produire, qui devient la base de la peine. Ainsi, la criminalité ne se puise pas dans la gravité intrinsèque des faits, mais dans leur importance politique, dans les chances de guerre ou de représailles qu'ils ont soulevées, en un mot, dans la perturbation politique qu'ils ont causée. »
« Ce sont les mêmes motifs qui justifient le principe du projet. La Belgique ne fait aucune concession. Elle agit, au contraire, exclusivement dans ses intérêts, lorsqu'elle prohibe des actes qui leur portent une atteinte sérieuse. Quand elle interdit, sous des pénalités, des faits illicites, compromettant les relations qui doivent exister entre elle et les puissances étrangères, elle n'a qu'un but, celui d'écarter les dommages que des actes imprudents peuvent produire au détriment de l'industrie nationale. A ce point de vue, il est impossible de contester avec fondement le principe de la loi. »
Ainsi le sentiment de notre indépendance, ce legs précieux de nos pères, l'amour de la liberté, notre antique franchise, cette habitude de tout dire, de tout écrire, sur hommes et choses, et qui fut de tout temps un des traits principaux du caractère belge, tout cela, y compris nos institutions qui font de nous une individualité distincte dans la grande famille des nations, tout cela, dis-je, ne serait plus désormais qu'une simple valeur commerciale, qu'une affaire de trafic sujette à la hausse et à la baisse, une denrée vulgaire cotée au tarif des douanes des gouvernements étrangers ! Mais je dirai à l'honorable rapporteur : Vous ne voyez donc pas que vous ouvrez la porte à toutes les prétentions de l'étranger !
Toutes les fois qu'une de nos libertés gênera une grande puissance, on nous dira : Modifiez-la, ou mieux encore, faites-la disparaître. Et si vous ne le faites pas, craignez une guerre de tarif, mon territoire ouvre un vaste marché à vos produits, je vais les frapper de droits prohibitifs, Sacrifiez votre vie matérielle ou sacrifiez votre vie politique. Voilà l'alternative que je découvre dans le système que la section centrale veut faire prévaloir. Ainsi tout est perdu de vue, notre force comme pays producteur et consommateur, et la guerre de tarif que nous pourrions faire à la rigueur avec chance de succès.
Il va jusqu'à permettre aux gouvernements étrangers d'influer sur les degrés de la peine, par les menaces d'exercer tel acte de représailles contre nos intérêts matériels.
C'est là une théorie que, pour l'honneur et la dignité de mon pays, je repousse de toutes mes forces. Je veux et mon devoir me commande d'ailleurs de protester contre une doctrine qui place au premier rang dans la vie des peuples le culte des intérêts matériels.
Par la révolution de 1830, la Belgique a prouvé d'une manière éclatante que, quoique jalouse de sa prospérité matérielle, elle ne voulait cependant pas lui sacrifier sa vie morale ; elle a prouvé d'une manière incontestable qu'elle voulait voir ses intérêts politiques marcher de pair avec les bienfaits que peuvent procurer l’industrie et le commerce.
L'honorable M. Lelièvre nous dit aussi qu'une disposition législative en ce sens n'est pas une innovation.
En effet, une disposition en ce sens n'a rien de neuf dans les pays que gouverne l'absolutisme, mais c'est une innovation, et une innovation fort grave dans les pays sur lesquels luit le soleil de la liberté.
Veut-on savoir où l'honorable député de Namur a puisé des exemples ? C'est d'abord en France, sous le régime militaire et despotique de Napoléon. Il a cité, en effet, l'article 84 du Code de 1810. La France vivait alors sous la pression d'une législation militaire.
C'est encore en France, sous le règne de Louis XVIII, que dans ce cas il invoque la loi du 17 mai 1819. C'est enfin dans la législation des Pays-Bas qu'il cherche son troisième exemple, et il s'en prend à la loi de 1816.
Toutes ces époques d'asservissement sont-elles comparables à l'ère de liberté inaugurée chez nous en 1830 ?
Les exemples cités par M. Lelièvre auraient quelque fondement, et pourraient mériter un examen sérieux s'ils venaient de l'Angleterre, pays où règne comme en Belgique la liberté de la presse et la liberté individuelle la plus large, ou bien encore de l'Amérique, ou enfin de la Suisse ; mais vouloir nous appliquer un régime que notre révolution a complètement renversé, c'est commettre un anachronisme qui fait fort peu d'honneur à l'érudition constitutionnelle de l'honorable député de Namur.
Pourquoi M. Lelièvre ne nous a-t-il pas cité la Hollande où récemment s'est passé un fait dont nous devrions tirer un profond enseignement ?
Interpellé par M. Groen sur la question de savoir si le gouvernement entendait restreindre les libertés de la presse, le ministre de l'intérieur a répondu qu'il ne serait porté aucune entrave à l'exercice de cette précieuse liberté. Voilà, messieurs, l'exemple que nous donne une nation entrée longtemps après nous dans la carrière de la liberté.
On nous entretient toujours de la loi de 1816. M. le ministre de la justice a prononcé un beau discours pour faire ressortir le mérite de cette législation réprouvée par le sens libéral belge. Qu'il me soit permis, si M. le ministre a montré un côté de la médaille, d'en examiner le revers.
Dans la discussion de la loi de 1816 aux états généraux, un des députés les plus considérés de cette assemblée, M. Reyphins, prononça un discours dont je citerai le passage suivant :
« On a laissé grossir le torrent, pour venir nous dire ensuite qu'il n'était plus possible de l'arrêter sans des moyens extraordinaires et nouveaux ; ainsi on provoque une loi qui est trop dangereuse dans son application pour la croire nécessaire et utile ; et pour ne citer qu'un fait, figurons-nous l'éditeur d'un journal poursuivi pour avoir inséré dans sa feuille l'extrait d'un journal étranger, tandis qu'il se trouvera entouré de lecteurs de ce même journal, qui continueront impunément leur lecture. L'exécution de la loi présentera sans doute beaucoup d'autres traits plus caractérisés encore ; et, de restriction en restriction, la liberté de la presse se réduira en chimère : de la même manière, pourrons-nous voir anéantir nos meilleures institutions, par cela seul que des étrangers, imprudents ou coupables, viendront s'établir sur notre sol pour en abuser. »
Ces considérations sont, en tous points, applicables à la situation actuelle ; ce député, M. Reyphins, avait signalé le vice radical de la loi. En vous rapportant ses paroles, je les applique à la loi actuelle, et je vous en signale aussi les vices.
Mais, on nous parle sans cesse et à tout propos de la loi de 1816 ; on vient nous dire qu'elle est nécessaire pour faire respecter dans l'intérieur de notre pays le caractère des gouvernements étrangers. Mais on a soin de passer sous silence le corollaire de cette loi. Si le roi Guillaume a porté cet arrêté, il en a porté un autre qui était favorable en tous points au sentiment national. En 1815, le 20 avril, ce souverain a fait sortir un arrêté fameux qui a été converti en loi le 6 mars 1818, et qui a régi la Belgique jusqu'en 1829. Or, cet arrêté devenu loi interdisait de se signaler comme partisan ou instrument d'une puissance étrangère, et punissait avec la dernière rigueur ceux qui se rendaient coupables de ce crime. Voulez-vous avoir une idée de la pénalité qui frappait le coupable, l'article premier va nous l'apprendre :
« Art. 1er. Tous ceux qui débiteront des bruits, annonces ou nouvelles, qui tendraient à alarmer ou à troubler le public, tous ceux qui se signaleront comme partisans ou instruments d'une puissance étrangère, soit par des propos ou cris publics, soit par quelques faits ou écrits..., seront punis, d'après la gravité du fait et de ses circonstances, soit séparément soit cumulativement, de l'exposition pendant une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an à six, ou d'une amende de 100 à 10,000 florins. »
Voilà de la logique !
Si vous professez tant d'estime pour la loi de 1816, présentez donc aussi, comme corollaire de cette loi, une loi semblable à celle que le roi Guillaume avait introduite en Belgique.
Messieurs, en justifiant les dispositions restrictives de la liberté de la presse, l'honorable député de Namur a dit dans son rapport : « La liberté de la presse est l’âme du gouvernement représentatif. » Quand on parcourt l'histoire, on voit que c'est toujours en invoquant la liberté qu'on s'est efforcé de la détruire. C'est toujours au nom de la liberté qu'on a présenté les lois de compression. Chez les nations mures pour la liberté, l'abus de la liberté de la presse trouve dans certains cas sa correction dans la liberté elle-même et finalement dans la réprobation de la conscience publique éclairée. Le peuple belge est arrivé à cette hauteur d'appréciation, je le dis avec fierté ; car la mauvaise presse n'a jamais pu s'introniser à l'état d'autorité sur l'opinion publique dans notre pays. Une loi semblable à celle que nous discutons est donc inutile et ne constitue qu'une injure gratuite au caractère national.
Est-elle au moins utile pour l'étranger ? Mais, messieurs, nous avons vu dernièrement en France que le pouvoir a fait lui-même insérer dans le Moniteur les manifestes socialistes datés de Londres, et celui de la légitimité bourbonienne. Ces manifestes, vous en connaissez le langage violent.
Par suite de la publicité donnée à ces documents par le Moniteur en France, ces documents ont été lus par les 44,000 communes que comptent les circonscriptions départementales.
Vous voyez donc bien que votre loi est inutile et que l'autorité, en France même, a été d'avis que de semblables écrits, loin de détruire, ne peuvent que consolider le pouvoir.
Messieurs, il ne faut pas toujours se borner au présent quand il s'agit d'apprécier l'opportunité des lois, li faut aussi porter son attention sur l'avenir et se demander les fruits qu'elle pourrait produire dans telle ou telle éventualité.
Qu'était-ce que la loi de 1816 ? Une arme destinée à détruire un régime qui actuellement l'invoque à son profit. Que sera votre loi de 1852 ? Peut-être aussi sera-t-elle un jour invoquée au profit d'une opinion que vous proscrivez aujourd'hui.
Je conçois, messieurs, la proposition primitive du gouvernement ; elle était logique et elle coupait le mal à sa racine, puisque mal il y a, (page 218) selon les partisans de la !oi. Quand l'honorable ministre de la justice a déposé son projet de loi sur le bureau, il nous disait : Point d'écrits, point de paroles, point de chansons. Car notre Brabançonne elle-même, notre air patriotique à nous, était aussi destiné à disparaître comme cri séditieux contre l'étranger.
Mais je ne comprends plus les propositions de la section centrale. Plus d'écrits, dit-elle avec l'honorable ministre de la justice : mais prononcez encore des discours ; vous pouvez continuer à faire de l'agitation, de la propagande. Mais, messieurs, l'agitation, si elle voulait se produire et s'organiser sur une grande échelle, la propagande, si elle voulait s'exercer activement dans nos neuf provinces, seraient deux leviers bien plus nuisibles que la circulation paisible d'un journal. L'agitation et la propagande, voilà les vrais éléments de politique militante.
Donc, la loi est inutiie, non seulement aux yeux du gouvernement français lui-même, après l’insertion qu’il a faite à son journal officiel des manifestes socialistes, mais elle devient de plus illusoire par suite des modifications qu’elle a subies ; et cela doit être palpable même pour le cabinet.
Disons maintenant un mot des pénalités que la loi renferme, véritables dépositions draconiennes dont la législation romaine nous donne à peine l'exemple.
Pourquoi l'honorable ministre de la justice ne s'est-il pas inspiré des généreuses traditions que lui a léguées la législature de 1851 à 1852 ?
Quand nous avons discuté la réforme du Code pénal, nous avons adouci toutes les peines. Nous avons réduit les travaux forcés à perpétuité, les travaux forcés à temps, la détention, l'emprisonnement, voire même les amendes ; et aujourd'hui nous voyons le ponvernement entrer dans un autre système ; nous voyons l'honorable ministre de la justice arriver avec un projet de loi qui va à l’encontre des idées que nous avons introduites dans le Code pénal.
Ainsi, pour un simple délit de presse, un citoyen belge qui aura stigmatisé dans un écrit un acte blessant émanant d'une puissance étrangère, se verra emprisonné ; il payera une forte amende et il perdra, d'après l'article 42 du Code pénal, les droits civiques, civils et de famille suivants.
Savez-vous, messieurs, en quoi consiste la perte des droits civiques, civils et de famille ? Car l'honorable ministre de la justice, en accordant à la section centrale que cette peine ne sera appliquée que pour la récidive, n'en maintient pas moins le principe.
Eh bien, quand vous êtes frappé de l'interdiction des droits civiques, civils et de famille, vous n'avez plus le droit :
1° De vote et d'élection ;
2° D'éligibilité ;
3° D'être appelé ou nommé aux fonctions de juré ou autres fonctions publiques, ou aux emplois de l'administration, ou d'exercer ces fonctions ou emplois ;
4° De port d'armes :
5° De vote ou de suffrage dans les délibérations de famille ;
6° Le droit d'être tuteur, curateur, si ce n'est de ses enfants, seulement de l'avis de la famille ;
7° D'être expert ou employé comme témoin, dans les actes ;
8° De témoigner en justice autrement que pour y faire de simples déclarations.
Et toutes ces peines frapperont peut-être un citoyen honorable ayant manifesté courageusement une opinion, qui aura eu enfin le seul tort de blesser les susceptibilités d'un gouvernement étranger.
Est-ce tout ? non, messieurs, le projet de loi renferme encore d'autres anomalies.
Dans notre pays, l'étranger a le droit de monter une imprimerie, de publier un journal comme le régnicole.
Un délit de presse étant constaté, vous mettez sur la même ligne le régnicole et l'étranger ; mais dans l'application de la peine vous faites une exception, et cette exception sera-t-elle en faveur de nos nationaux ? Non, elle sera faite en faveur de l'étranger. Le régnicole subit l'amende, l'emprisonnement et l'interdiction des droits civils, etc, etc. L'étranger, au contraire, pour un même délit ne sera frappé que d'une amende et d'un emprisonnement.
Je soutiens de plus, messieurs, que le projet de loi est une atteinte portée au libre examen, qui est l'âme des gouvernements représentatifs. Pour soutenir cette opinion, si toutefois elle a besoin d'être discutée, je n'ai qu'à parcourir les Annales parlementaires et à appeler votre attention sur les discussions qui ont eu lieu en mars 1847, lorsque M. le ministre d'Anethan a présenté une loi tendant à réprimer les offenses envers la personne royale.
Je crois devoir vous donner à ce sujet un aperçu des opinions d'un grand nombre d'hommes considérables de l'opinion libérale.
Voici ce que disait l'honorable M. Verhaegen dans cette enceinte :
« Dans lous les cas, le projet de loi va directement à l’encontre du but que le gouvernement à en vue. Le gouvernement veut éviter des acquittements à l'avenir, et pour moi il est évident que si le projet est converti en loi, les acquittements n'en seront que plus nombreux.
« D'abord on n'a pas interdit, on n'a pas osé interdire au juge qui doit connaître du délit l'examen de l'intention criminelle.
« En bonne législation, on ne comprend de loi nouvelle que pour autant qu'il y ait insuffisance dans la loi existante ; or il est faux de dire que la loi actuelle soit insuffisante : elle prévoit l'injure et la calomnie contre la personne et la famille du Roi ; elle la punit.
« Le projet de loi est donc inutile puisqu’il restera sans résultat, ce n'est qu'un acte de colère dirigé contre le verdict dont il n'est séparé que de vingt-quatre heures. C'est ce verdict qui seul est l'origine et la cause de la démarche ministérielle...
« Les délits que prévoit la loi nouvelle sont mal définis, on plutôt ils ne sont pas définis du tout. De là le danger fort grave de fréquents acquittements. »
Nous arrivons à l'honorable M. Rogier, qui n'est pas moins explicite sur la question que M. Verhaegen.
« Il y a, je le sais, une espèce de parti pris, une sorte de bon ton même, de par un certain monde, à traiter aujourd'hui avec dédain et le jury et la liberté de la presse.
« Ces deux grandes garanties, pour lesquelles on peut dire que la révolution belge a été faite en partie, ces deux grandes garanties qui figuraient en tête du programme de l’Union qui a mis fin à la domination du régime hollandais, on semble aujourd'hui assez disposé à en faire bon marché.
« La liberté de la presse ! On n'en voit que les abus, on ferme les yeux sur les services qu’elle a rendus et qu'elle rend encore lous les jours.
« Le jury ! Parce que, dans une circonstance, il lui sera arrivé de rendre un verdict déplaisant pour le ministère, il faudra des lois de réaction contre cette institution, il faudra qu'on en vienne à demander au parlement de juger, de condamner le jury.
« Parce que certains excès auront été commis dans une presse obscure que le pays ne connaît pas, que le pays sensé n'avoue pas, il voudra modifier les garanties assurées par la Constitution à la presse influente et sérieuse.
« Ces attaques indirectes ou directes contre la presse, il les regarde comme souverainement malhabiles. Il y aurait plus que de l'injustice de la part du gouvernement, il y aurait de l'ingratitude à soumettre à un régime plus rigoureux les écrivains qui continuent à exercer avec talent et avec conscience cette grande magistrature de la presse, qui ne peut être coupable des excès de quelques journaux sans valeur réelle.
« On se plaint des excès de la presse ; on réclame contre elle des sévérités nouvelles...
« Je vois dans l'ensemble des propositions une grave atteinte au régime de la presse, tel qu'il subsiste depuis seize ans. Je demande que la chambre les examine mûrement..
« Je ne flagorne pas la presse. Tout le premier, je blâme certains écarts. Mais je ne m'effraie pas de quelques mauvais petits journaux, qui n'exercent, au fond, aucune influence sur le véritable esprit public. Je parle de la presse sérieuse, et je demande si dans aucun autre pays libre, la presce sérieuse se montre aussi modérée qu'en Belgique vis-à-vis du gouvernement, et particulièrement vis-à-vis de la royauté. »
Après cette citation, nous laisserons parler notre honorable président M. Delfosse :
« En vain M. le ministre de la justice dira-t-il que la presse restera intacte, que l'on aura toujours la garantie du contrôle des chambres et de l'intervention du jury ; qu'il ne s'agit en définitive que de faire la guerre aux petits journaux, à la mauvaise presse, à celle qui vit d'injures et de calomnie et qui doit être pour tous un objet de mépris et de dégoût.
« Messieurs, c'est là le langage que tous les gouvernements tiennent lorsqu'ils viennent proposer de mauvaises lois, des lois d'exception. Ils ont toujours soin de dire, pour obtenir ces lois, qu'ils ne veulent frapper que les mauvais citoyens, ceux qui jettent le désordre et le trouble dans la société. Mais l'histoire est là pour nous apprendre que quand les lois sont votées, on ne s'en sert que trop souvent pour atteindre les citoyens les plus honorables, les plus dévoués à leur pays. L'honorable M. Castiau ne nous a-t-il pas rappelé que Béranger, l'une des gloires de la France, a été traîné devant une cour d'assises ?
« Sans doute le jury acquitte, mais n'est-ce donc rien que d'avoir été poursuivi ? N'est-ce rien que d'avoir dû se défendre ? N'est-ce rien que d'avoir dû s'asseoir sur le banc des accusés ? et doit-on mettre plus qu'ils ne le sont les écrivains à la merci des caprices d'un ministre ou d'un procureur du roi ?
« Je ne crois pas M. le ministre de la justice, lorsqu'il nons assure qu'il n'en veut qu'à la mauvaise presse, qu'aux petits journaux qui vivent de calomnie.
« Je crois au contraire que M. le ministre de la justice en veut beaucoup plus à la grande presse de l'opposition, à la presse raisonnable, parce qu'il sait que c'est celle qui lui fait le plus de mal, que c'est elle seule qui lui fait du mal.
« Si M. le ministre de la justice avait le choix de supprimer les grands ou les petits journaux, les petits journaux, j'en suis sûr, seraient ceux qui continueraient à paraître.
« Je vous en conjure, messieurs de la majorité, n'adoptez pas cette loi. Sachez, en vue du grand bien que la presse produit, vous résigner à quelques-uns de ses excès... »
Je ne puis faire mieux que du donner place aussi, à côté des opinions que je viens de citer, à l'opinion émise par l'honorable M. Lebeau.
L'honorable député de Huy disait :
« Messieurs, oubliez-vous donc que jamais des poursuites criminelles contre les écrivains n'ont produit un effet durable, quand le système lui-même était vicieux ? N'avez-vous pas vu en France, en 1829 et 1830, des acquittements systématiques, alors même que le jury n'intervenait pas dans la question de fait ? N'avez-vous pas vu l'opposition se réfugier (page 219) jusque dans la timide et inoffensive Académie française ? C'est, messieurs, qu'alors la situation du pouvoir était anormale en France, comme elle l'était dans les Pays-Bas avant les journées de septembre 1830, comme elle l'est, avec moins de gravité, sans doute, dans la Belgique de 1847.
« En 1830, en France, dans les Pays-Bas aussi, toutes les rigueurs du pouvoir ont été déployées contre les écrivains politiques. Vous vous rappelez les condamnations de MM. de Potter, Tielemans, Ducpetiaux, Vanderstraeten, Barthels ; eh bien, je le demande ! A quoi ont-elles servi, si ce n'est à précipiter la chute du mauvais système qui pesait sur le pays ?
« Je repousse donc, comme une arme imprudente, le projet de loi proposé, et en cela je crois être plus patriote, plus monarchique, plus dynastique que le ministère qui l'a présenté... »
Et enfin, messieurs, je ne puis terminer ces citations sans vous rappeler les paroles patriotiques et mémorables de l'honorable M. Castiau :
« Messieurs, que d'autres s'associent à ces projets de réaction, d'arbitraire et de colère. Je repousserai, moi, et d'une manière absolue, la loi qu'il vous présente ; je la repousse, parce que c'est un acte de maladresse ; je la repousse, parce que c'est un acte de basse flagornerie, ainsi qu'on l'a dit déjà ; je la repousse, parce que c'est un acte d'hypocrisie ; je la repousse, parce que c'est un défi jeté au jury ; je la repousse, parce que c'est une menace pour toutes nos institutions ; je la repousse enfin, au nom de la moralité publique, au nom de l'honneur du pays ! »
Et cependant, messieurs, le ministère d'alors pouvait dire : à la rigueur, à tous ces orateurs de l'opposition. Mais pourquoi repoussez-vous la loi, puisqu'elle n'est que la conséquence immédiate et logique des articles 63 et 64 de la Constitution, articles qui déclarent que la personne du Roi est inviolable et irresponsable ? »
Et cependant vingl honorables députés rejetèrent l'ensemble de la loi.
Ces députés, c'étaient MM. Anspach, Cans, Castiau, de Bonne, de Tornaco, Delehaye, Delfosse, d’Elhoungne, Fleussu, Lange, Lebeau, Lesoinne, Lys, Loos, Manilius, Orts père, Rogier, Sigart, Verhaegen, Osy.
Je le déclare hautement, messieurs, si vous votez la loi actuelle, vous abdiquez pour vous-mêmes le droit de penser et d'écrire, vous aurez posé volontairement, à l'égard des gouvernements étrangers, un premier acte que nul pouvoir, que nul intérêt mercantile n'aurait certes pu arracher, pas plus à nos ancêtres qu'aux fondateurs de nos institutions actuelles.
Après cela, que l'on se qualifie tant qu'on voudra du beau nom de fils et d'héritiers de 1830, ce sont là, à mes yeux, de vaines et d'inutiles paroles, démenties par un acte que je regarde comme déshonorant, et dont le rapport de l'honorable M. Lelièvre n'est que le triste et déplorable commentaire.
Messieurs, en 1848, le vent révolutionnaire s'élevait en France ; il renversa une monarchie et, s'étendant sur le continent, il ébranla presque tous les trônes. Vous avez résisté à cette époque, pourquoi, messieurs ? Parce que vous avez pu applaudir avec vérité aux nobles paroles pononcées par notre honorable président, M. Delfosse, quand il s'est écrié que la liberté, pour faire le tour du monde, n'avait pas besoin de passer par la Belgique.
Aujourd'hui que quatre années se sont écoulées depuis l'époque que je viens de rappeler, le vent souffle dans un sens inverse. Au lieu de vous apporter des idées d'émancipation, il ne lance dans l'espace que des idées de compression. Qu'il passe sur nos têtes sans nous atteindre !
Messieurs, rejetez la loi et prouvez ainsi que vous voulez rester fidèles aux saines et généreuses traditions du Congrès national.
M. de Haerne. - Messieurs, la première impression que j'ai ressentie à la présentation du projet de loi qui vous est soumis, fut, je l'avoue, défavorable.
Je partageais cette susceptibilité à laquelle a fait allusion tout à l'heure M. le ministre des affaires étrangères, cette susceptibilité naturelle aux Belges en fait de liberté et qui fait naître l'alarme non seulement à la vue d'une violation de la liberté, mais même à l'apparence de la moindre atteinte portée au système de nos institutions.
Aussi, messieurs, je ne me dissimulais pas l'espèce d'impopularité qui s'attacherait, aux yeux de certaines classes de la société, à l'acceptation de la loi. Mais, d'un autre côté, je me suis demandé s'il n'y avait pas ici une question de la plus haute importance qui s'agitait devant nous, s'il n'y avait pas à résoudre ici une question d'honneur au point de vue national et si, alors que dans les pays qui nous entourent, il y a des lois qui protégent la souveraineté belge, nous ne sommes pas tenus par une juste réciprocité à voter une législation semblable ? La question d'honneur fut résolue pour moi après cette réflexion, et je dois le dire, elle fut décisive quant à l'acceptation de la loi.
Ensuite, messieurs, il se rattache à cette question des intérêts extrêmement majeurs que nous ne devons pas perdre de vue ; il s'agit de savoir si, en nous isolant politiquement du système européen, nous voulons aussi nous placer dans un isolement semblable, quant aux intérêts matériels.
Messieurs, j'éprouve le besoin d'expliquer mon vote devant la chambre, car au milieu des préjugés soulevés autour de nous, je sens que mon vote serait incompris, s'ii n'était pas expliqué.
La chambre voudra bien me permettre d'entrer dans quelques développements pour faire voir comment j'entends et la liberté en général et la liberté de la presse en particulier, et quels sont les motifs spéciaux qui m'ont engagé à me prononcer en faveur du projet de loi.
Messieurs, c'est avec un sens profond que notre honorable rapporteur dit que l'erreur et le mal restreignent la liberté. Cela est parfaitement vrai, parce que la liberté de l'homme, qui est sa vie, s'exerce conformément à sa nature, conformément aux lois de l'intelligence qui ne vit que de vérité ; c'est pour cela que l'erreur elle-même se présente toujours sous les apparences de la vérité et qu'on peut dire avec Bossuet : « Une erreur est une vérité dont on abuse. »
C'est l'abus de la liberté qui la tue ; l'expérience de tous les siècles est là qui l'atteste. Toute société doit savoir réprimer les excès qui la compromettent ; sans cela son existence est en danger. C'est pour cette raison que la société religieuse proscrit, non pas la liberté politique, mais la liberté dogmatique, c'est-à-dire le libre examen, par rapport aux objets qui sont de foi ; elle accorde la liberté entière pour tout ce qui est en dehors de la foi, et dans cette carrière de liberté, l'intelligence humains acquiert d'autant plus d'énergie dans le vague domaine des opinions qu'elle s'appuie sur une base plus fixe ; comme ces arbres qui s'élancent et se développent d'autant plus dans le désert qu'ils ont des racines plus profondes et plus étendues dans la terre.
La société issue de la barbarie du Nord sentit longtemps la nécessité d'abriter le trône sous l'autel.
Par cette union, le dogme dut être soustrait au domaine de la liberté ; la fusion des deux pouvoirs sauva la société, mais le contact des deux éléments fut souvent funeste, surtout à la religion.
La société civile a rompu depuis longtemps dans beaucoup de pays ce contrat synallagmatique, non pas pour proscrire la vérité religieuse, j'ose le dire au moins en ce qui concerne la Belgique, mais pour la dégager de certains autres intérêts qui peuvent la compromettre.
Tel est, à mon avis, l'esprit de nos institutions. C'est ainsi que le cercle des libertés s'est élargi.
Mais la loi civile, sous notre régime de liberté, peut-elle tout permettre ? Ne doit-elle réprimer aucun abus ? Non sans doute, ce principe réduit en pratique serait un germe de dissolution sociale. La difficulté consiste à savoir où commence l'abus, où la répression devient nécessaire.
Examinons cette question au point de vue du projet de loi qui nous est soumis.
La Belgique tolère plus d'abus que les autres nations en fait de liberté, et elle peut le faire. Le Belge par l'élément flamand appartient comme le Hollandais à cette vielle race saxonne qui semble être par l'activité de l'esprit et par le génie de la liberté, à la race japhétique, ce que celle-ci est aux autres races primitives.
C'est cette race saxonne qui exerce par le génie anglais la suprématie libérale sur l'ancien et le nouveau continent. Mais toutes les nations ne sont pas destinées à jouir de la même somme de liberté ; elles ne pourraient pas la supporter. Nous devons les respecter toutes ; comme le dit notre honorable rapporteur dans son remarquable travail, nous devons respecter tous les gouvernements, quels qu'ils soient, quelles que soient les restrictions, qu'ils croient devoir, à leur point de vue, apporter aux libertés publiques.
Les divers gouvernements, soit populaires, soit aristocratiques, soit absolus, soit militaires, réagissent les uns sur les autres ; ils se contrôlent mutuellement et semblent ainsi faciliter, par un mouvement combiné, la marche de l'humanité dans les voies qui sont tracées par la Providence.
C'est ainsi qu'autrefois la Grèce, par les divers Etats qu'elle renfermait et qui se modifiaient les uns les autres, tantôt dans un sens aristocratique, tantôt dans un sens démocratique, se plaçait à la tête du monde d'alors, de même que l'Europe aujourd'hui domine l'univers.
Quant à la Belgique qui appartient aux nations libérales, son rôle est bien modeste sans doute ; mais elle présente aux yeux du monde un spectacle remarquable, en ce que ses vieilles traditions, son esprit d'ordre, ses fortes mœurs, ses principes religieux inébranlables au milieu de l'agitation et des révolutions politiques, lui permettent d'aller beaucoup plus loin en matière de liberté que les autres nations. Je parle ici des libertés en général et de la liberté de la presse en particulier.
Cette liberté est l'âme de notre gouvernement ; on peut en dire beaucoup de mal, et ce n'est pas moi qui justifierai les excès auxquels elle donne lieu ; mais on ne doit pas oublier qu'elle produit aussi beaucoup de bien.
Et d'abord, si cette liberté est une vérité, comme elle l'est en Belgique, y a-t-il un abus réel qui ne soit révélé par les journaux et qui ne se redresse à la fin par leur action ? La vérité peut toujours se faire entendre, elle trouve toujours des défenseurs. Les vices rencontrent toujours des hommes prêts à les flétrir.
Les injustices, il est vrai, et les calomnies dont on abreuve souvent les hommes les plus estimables sont un chancre qui ronge les cœurs peu aguerris à ces sortes de luttes. Mais tout en les déplorant, on doit reconnaître que, d'un autre côté, les attaques, même injustes, sont un avertissement souvent utile, un aiguillon qui stimule et retrempe les caractères. Ceci est vrai particulièrement au point de vue des gouvernements constitutionnels dont la vie est la lutte.
(page 220) Parlerai-je de la presse licencieuse ? Mais qui la flétrira plus que moi ? L'histoire nous apprend que le venin de la corruption s'insinue toujours dans les veines du corps social, alors que la presse n'existe pas, qu'il n'y a pas de liberté. On dirait qu'il existe toujours une certaine liberté pour le mal, et que le bien seul a besoin de garanties légales.
Considérons tous les abus de la presse, qui ne sont que trop réels, de même que tous les autres maux, comme étant destinés à produire par l'excès même un bien souvent inattendu. C'est un fléau sans doute, mais comme celui de l'invasion de la barbarie ; il tend à châtier et à corriger les peuples et les individus. La liberté de la presse est une institution trop jeune en Belgique et sur le continent pour qu'on puisse croire qu'elle a dit son dernier mot.
Ainsi au seizième et au dix-septième siècle, la liberté de conscience a produit beaucoup plus d'agitation et de troubles que la liberté de la presse dans ces derniers temps. Cependant, chez la plupart des nations n'est-elle pas invoquée aujourd'hui avant tout par les conservateurs ? C'est qu'une liberté conquise, et dont on a joui paisiblement pendant quelque temps devient un élément d'ordre. C'est ce qui a lieu en Angleterre en ce qui concerne la liberté de la presse, la liberté des associations ; supprimer ces deux libertés, dans ce pays classique de la liberté, ce serait bouleverser l'Etat.
Il en serait à peu près de même en Belgique.
La liberté a besoin de vieillir pour être respectable ; elle se consolide par l'usage qu'on en fait ; elle s'épure de même que les métaux se polissent par le frottement. Ne peut-on pas, en partant de ce point de vue, soutenir que la presse, qui a été longtemps un levier de démolition sociale, doit devenir un jour, je ne crains pas de le dire, une puissance conservatrice, lorsque, s'appuyant sur l'esprit d'association et sur les autres forces vivaces de la société moderne, elle se sera organisée entre les mains des hommes sages qui, il faut bien l'avouer, songent trop peu aujourd'hui aux immenses ressources que leur présente la presse, qui font trop peu de sacrifices pour elle.
Les grands journaux des divers pays, si un jour ils s'éclairaient à une même lumière religieuse, formeront un tribunal devant lequel les diverses opinions seront justiciables.
Comprise de cette manière, la liberté de la presse est une des grandes, des nobles institutions du pays, mais qui, comme toutes les institutions humaines, a son mauvais côté. Quels que soient d'ailleurs les inconvénients de la presse que l'on déplore avec raison, ils s'amoindrissent et ils disparaissent même devant cette considération, que dans le système constitutionnel toutes les libertés se tiennent, et que l'on ne peut pas en froisser une à un degré quelconque sans les compromettre toutes dans la même proportion.
Cette liberté doit donc être maintenue dans son intégrité. On ne doit en supprimer que les abus graves, les excès compromettants, et toujours sans toucher au principe.
La Belgique, je viens de le dire, est plus capable que la plupart des autres nations de supporter les inconvénients inhérents à toute liberté et particulièrement à la liberté de la presse ; son esprit profondément religieux qui la prémunit contre les excès, ses vieilles franchises dont le jeu l'a initiée depuis le moyen âge, à la liberté de la parole, ont considérablement atténué pour elle les dangers de la presse. Cependant, il y a des excès qui doivent être réprimés, en Belgique comme ailleurs, ce sont ceux qui compromettent sa tranquillité et son existence. Supprimer ces excès, ce n'est pas attenter à la liberté, c'est, au contraire, en garantir le maintien.
Les offenses envers les souverains étrangers par la voie de la presse se rapportent à la catégorie de délits dont je viens de parler. Si aucun acte n'avait été posé, la France, plus que toute autre nation, serait en droit de nous demander des garanties à l’égard de la presse ; parce que nos grands journaux qui sont écrits en français peuvent, chez cette nation seule, agir sur les masses ; ailleurs ils ne peuvent avoir que de faibles échos.
Avant de poursuivre, je dois rencontrer ici quelques objections. Vous venez d'entendre un orateur qui a évoqué des souvenirs bien glorieux. Il nous a parlé de l'esprit du congrès national ; des belles institutions qu'il a fondées, et en particulier de la liberté de la presse qu'il a fondée sur la base la plus large comme la garantie du gouvernement constitutionnel. L'esprit du congrès était sans doute favorable à la liberté, mais il repoussait avec la même énergie tout ce qui pouvait compromettre l'existence de la nation.
En ce qui concerne la liberté dont nous nous occupons, certes le congrès national l'a voulue aussi complète que possible, mais il a aussi voulu en supprimer les excès, non pas préventivement, mais d'une manière répressive ; il a voulu faire disparaître, d'une manière répressive, les abus compromettants. Pour le prouver, je n'ai qu'a rappeler l'aperçu historique que vient de nous présenter tout à l'heure à cet égard l'honorable ministre de la justice, et que je ne répéterai pas pour ne pas abuser des moments de la chambre.
S'il en était autrement, il faudrait dire que le congrès, en décrétant cette liberté, a voulu annuler l'action de la justice en ce qui concerne la poursuite des délits commis à l'égard des particuliers, ce qui serait absurde.
L'honorable orateur auquel je réponds dit que la loi est inutile, parce que les gouvernements étrangers peuvent toujours interdire l'entrée de nos journaux ; mais on ne voit pas que les journaux peuvent s'infiltrer par fraude comme tout autre objet ; on ne voit pas non plus qu'ils peuvent s'introduire par toutes les frontières, et qu'en se répandant chez des nations tierces, ils influenceraient l'opinion qui se formerait dans un sens hostile à des gouvernements avec lesquels nous sommes appelés à vivre en paix.
Voilà des dangers contre lesquels tout gouvernement doit se révolter.
L'honorable membre a dit encore que cette loi est inutile (c'est une objection qu'on me rappelle à l'instant), puisque enfin le gouvernement français a publié lui-même les manifestes socialistes dans le Moniteur. Cette objection n'en est pas une, car dans ce cas, le gouvernement français a été juge de l'opportunité de cette insertion. On conçoit qu'entre la publication, dans des circonstances données, de certains écrits exagérés, violents même, et l'admission de tous les écrits hostiles au souverain, il y a une immense différence. La générosité dont on fait preuve à cette occasion détruit l'effet, et exalte l'opinion en sens contraire. Le Français surtout veut être conduit par de tels moyens.
Si la Belgique repoussait les garanties dont je viens de parler, n'est-il pas évident que toutes les puissances continentales soutiendraient le droit de la France et que par ce fait le pays se trouverait placé dans un isolement des plus dangereux au point de vue politique aussi bien qu'au point de vue industriel ?
Maintenant nous ne raisonnons pas par supposition, nous avons des faits devant nous ; des faits déplorables se sont passés auxquels, à plusieurs reprises, on a fait allusion dans cette discussion. Ces faits ont eu un grand retentissement en Europe. N'est-il pas clair que notre position au milieu des nations serait telle que je viens de l'exposer si nous repoussions les moyens de répression demandés contre ces excès de la presse ? La question ne nous est donc pas posée par la France, mais par l'Europe.
J'éprouve le besoin de répondre à une objection qui a été faite en dehors de cette enceinte. On a dit que nous penchions trop vers la France, nous catholiques, et que c'est dans un esprit antinational que nous soutenions le projet. Ce qui manque à cette odieuse accusation, ce sont les preuves. Je n'aurai donc pas à y répondre. Mais je citerai un fait qui sera frappant pour tout le mode. Au Congrès national, de tous les ecclésiastiques qui en faisaient partie (nous y étions au nombre de 13), aucun n'a voté pour le duc de Nemours comme chef de l'Etat, parce que ce choix paraissait être, aux yeux de beaucoup de personnes, une réunion déguisée à la France.
Si l'on voulait récriminer, ne pourrait-on pas dire qu'il a existé en dehors du clergé des sympathies si vivement exprimées alors pour la France qu'elles pourraient se réveiller à un signal donné ou à l'occasion d'un changement de régime politique ? Est-ce dans les rangs du clergé qu'on trouvait les vonckistes dont les aspirations pour la France étaient le principal grief qui leur fut reproché par les partisans de Van der Noot ? Je n'insisterai pas ; contentons-nous de dire qu'aujourd'hui il n'y a pas en Belgique de parti antinational, que tous les citoyens belges, à quelque opinion qu'ils appartiennent, d'ailleurs, sont attachés à nos belles institutions, et ne voudraient à aucun prix d'une fusion avec une nation étrangère dont la mobilité en matière politique n'offre des garanties pour aucun parti en Belgique.
On parle d'humiliation de la patrie ! Mais la loi n'est pas nouvelle ; quand elle fut portée pour la première fois, en 1816, on ne s'est pas cru humilié ; alors c'était l'Europe qui voulait la loi, comme elle la veut encore aujourd'hui, La neutralité que nous avons acceptée à la demande des puissances étrangères ne nous a pas donné le droit d'être plus fiers, je me trompe, je veux dire, d'être moins justes que nous ne l'étions alors.
L'Angleterre est une nation assez susceptible, quand il s'agit de l'honneur national ; cela ne l'a pas empêchée de changer son ministère sous la pression évidente des événements de France. Pourquoi l'a-t-elle fait ? Parte que son intérêt était en jeu. A plus forte raison, dans les circonstances où nous nous trouvons, nous devons consulter nos intérêts moraux et matériels et ne pas nous reposer sur de folles espérances, nous exposer de gaieté de cœur à un isolement politique et commercial qui serait des plus funestes, non seulement pour le moment, mais aussi pour l'avenir, surtout en présence des unions douanières qui sont projetées en Europe.
L'honorable M. de Perceval disait tout à l'heure que l'étranger, quand il voudra obtenir de nous un sacrifice en matière politique, le sacrifice d'une liberté quelconque, nous menacera d'une rupture douanière.
M. de Perceval. - Cela résulte du rapport.
M. Lelièvre. - Rien de pareil n'existe dans le rapport, mais seulement dans votre imagination.
M. de Haerne. - Je n'apprécie pas le rapport comme l'honorable M. de Perceval, c'est pour cela que je n'ai pas répété le mot qu'il vient de rappeler, mais telle est la pensée exprimée par lui que ce serait un trafic odieux de sacrifier nos libertés pour obtenir des avantages commerciaux. S'il s'agissait du sacrifice d'une de nos libertés, s'il s'agissait de sacrifier l'une ou l'autre des belles et grandes institutions dont nous sommes fiers, de porter atteinte à notre indépendance pour obtenir un avantage matériel quelconque, je serais de votre avis ; moi aussi je protesterais, moi aussi je proclamerais que ce trafic serait odieux et contraire à l'honneur, indigne d'un vrai Belge.
Mais franchement est-ce le cas ? La question dont il s'agit se rapporte-t-elle à l'amoindrissement d'une de nos libertés ? Non, mille fois non ; il s'agit de sacrifier, quoi ? Cette manie des outrages, des injures prodiguées à une grande nation dans la personne de son chef.
Voilà le sacrifice, si c'en est un, voilà le sacrifice qu'on vous demande.
Pour moi, ce n'est pas un sacrifice ; c'est un devoir, c'est une justice à (page 221) rendre ; et la nation l'aurait rendue depuis longtemps, si la question lui avait été posée.
On a singulièrement exagéré les conséquences que pourrait avoir la loi.
Je ne répéterai pas ce que l'honorable ministre des affaires étrangères vous a dit tout à l'heure pour défendre la loi ; je ne répéterai pas les paroles si lucides de l'honorable ministre de la justice. Je ne m'attacherai pas à démontrer qu'il ne s'agit aucunement d'interdire la discussion, la critique des actes d'un gouvernement. Mais j'irai plus loin : je dirai que dans ce pays qu'on présente comme ayant banni toute idée de liberté, il y a une certaine tolérance dont je n'ai pas à apprécier le but politique, mais qui n'est pas illusoire.
Nous en avons pour preuve l'autorisation accordée dernièrement d'y publier un ouvrage des plus intéressants pour la Belgique, par rapport à l'esprit de liberté qu'il respire. Je veux parler de l'admirable brochure dont nous sommes redevables à la plume de M. le comte de Montalembert.
Les Intérêts catholiques au XIXème siècle présentent une critique assez vive de ce qui se passe en France, pour que je puisse dire qu'elle effaroucherait bien d'autres gouvernements. Il y existe donc une tolérance assez grande, si ce n'est une liberté reposant sur des garanties. Et l'on va jusqu'à soutenir que la loi qui nous est proposée nous interdirait toute critique, à l'égard de l'étranger, c'est-à-dire qu'elle nous imposerait, sous ce rapport, un régime plus restrictif que celui qu'on admet en France.
Vous voyez, messieurs, que c'est là une exagération qui ne s'explique que par les idées préconçues.
Pour revenir à l'objet principal qui nous occupe, je ne crains pas de dire que le projet de loi est conçu dans l'intérêt de la Belgique plus encore que dans l'intérêt de l'étranger. Le peuple ne vit pas du pain du journalisme. Il y a chez le peuple belge un patriotisme ferme et sincère, capable de faire les plus grands sacrifices, de subir les plus dures privations. Mais réfléchissons.
Si l'esprit de parti venait à s'en mêler, si des émissaires de l'étranger venaient réveiller dans le cœur de nos ouvriers des souvenirs d'une prospérité passée ; si, en les trompant, on leur faisait entrevoir, dans la violation du premier des devoirs envers la patrie, la perspective d'une prospérité nouvelle, ne serait-il pas à craindre que ces suggestions, ces sollicitations ne fussent enfin écoutées, et qu'alors il ne devînt impossible à l'autorité, au clergé, aux patriotes, d'arrêter des tentatives coupables qu'on n'aurait pas eu la prudence de prévenir ?
Si le projet de loi qui nous est proposé venait à être rejeté, savez-vous, messieurs, quelle serait la conséquence de cette résolution ? Par le fait même du rejet, on renforcerait considérablement l'audace de ceux qui se font un jeu de traîner dans la boue le souverain d'une nation voisine. Tous les ennemis de ce gouvernement se donneraient plus que jamais rendez-vous en Belgique, et comme les ennemis de tous les gouvernements se donnent la main, on attirerait dans notre pays une foule de ces individus, assurés qu'ils seraient de trouver dans la presse belge, comme dans un arsenal, des armes pour attaquer leurs gouvernements respectifs.
La Belgique deviendrait le repaire des révolutionnaires de l'Europe.
L'esprit de révolte, encouragé par l'impunité de la presse belge, par l'imprévoyance des pouvoirs, ne manquerait pas, après un certain temps, de pénétrer dans le peuple et finirait, comme il arrive toujours, par se tourner contre notre propre gouvernement, d'autant plus qu'il s'appuierait sur la désaffection produite par l'isolement politique et commercial où se trouverait le pays.
Je dis donc qu'en empêchant d'insulter les gouvernements étrangers, c'est notre gouvernement que nous protégeons. En couvrant la couronne des nations voisines, c'est la couronne belge que nous couvrons.
Pense-t-on par hasard qu'en laissant outrager sans cesse un souverain quelconque, en permettant de prêcher la révolte et l'assassinat comme des devoirs à remplir contre ce souverain, pense-t-on qu'on ne s'expose pas à détruire petit à petit dans l'esprit du peuple le prestige qui entoure les têtes couronnées, et par suite à porter une atteinte dangereuse à la couronne nationale ?
D'après les principes catholiques, tout pouvoir émane de Dieu. De là le respect, l'espèce de culte à l'égard de ceux qui en sont investis. La majesté du pouvoir peut-elle être attaquée dans un souverain quelconque sans danger pour les chefs des autres gouvernements ? Craignons cette dangereuse contagion, et que la nation belge, qui s'identifie avec son Roi, se garde bien de réchauffer dans son sein un serpent qui pourrait la tuer dans la personne du souverain qu'elle s'est donné.
Si nous repoussions la loi, nous aurions l'air, nous, petite nation, d'insulter à notre aise et de gaieté de cœur une grande nation voisine dans la personne de son chef.
L'on nous dirait, à tort, je l'avoue, que nous agissons ainsi, parce que, assurés de ne pouvoir subir des attaques semblables, nous n'avons rien à craindre d'un pays qui s’est interdit toute défense sur ce terrain.
Certainement, le respect qu'inspire la couronne belge nous permettrait de mépriser les attaques, les insultes qui seraient dirigées contre elle ; mais comme ces attaques sont interdites à l'étranger, ne pourrait-on pas nous représenter comme des lâches, comme des pygmées s'attaquant à un géant qui s'est désarmé lui-même ?
Nous n'échapperions pas à cette flétrissure ; nous nous couvririons de mépris, et le mépris tue plus encore que les excès de la presse.
Il y a ici, selon moi, une question d'honneur pour la Belgique ; il suffit de la poser, comme je viens de le faire, pour la résoudre. Quoique la nation ne soit certainement pas responsable des faits qui se sont passés dans son sein, n'est-it pas à craindre qu'elle ne perde quelque chose de sa considération par ces faits mêmes ?
Si nous rejetons la loi, nous autorisons ces suppositions, nous fortifions les préjugés qui se sont élevés contre nous. Il est temps que nous sortions de cette fausse position, et que nous repoussions, par un acte solennel, par une grande manifestation, toute apparence de solidarité avec des actes que nous flétrissons tous au fond de nos cœurs.
S'il s'agissait, je le répèle, de porter la moindre atteinte, je ne dirai pas à la Constitution, mais à la liberté, je repousserais le projet. Quant à la Constitution, il est vrai que, dans des circonstances extraordinaires que le congrès national a voulu prévoir, on peut la modifier par des voies légales. Mais, je l'avoue, il faudrait, pour moi, de bien puissantes considérations, des dangers bien grands, bien imminents, avant que j'osasse porter la main sur ce que j'appellerai volontiers l'arche sainte de la nation. Mais ici il ne s'agit pas de toucher à la liberté ; il s'agit de consacrer un principe de droit international, de droit des gens, un principe qu'on peut appeler de protection naturelle, qui doit relier les peuples entre eux, dans la personne de leurs souverains.
Notre neutralité, on vous l'a déjà dit, nous impose certaines obligations particulières ; car elle nous défend toute intervention agressive à l'égard de nos voisins. Une presse constamment hostile et outrageante ne pose-t-elle pas des actes d'une véritable hostilité ? L'aigreur, qui s'est malheureusement manifestée entre la Belgique et un pays voisin doit cesser ; elle pourrait dégénérer en une espèce de lutte que je n'ose prévoir, mais qui pourrait aller loin et faire éclater une crise qui suffirait pour ruiner le pays, alors même qu'il ne ferait pas disparaître la nationalité.
Une pareille crise, une guerre est plus dangereuse pour de jeunes peuples que pour de vieilles nations. Nous, qui sommes entrés récemment dans la famille européenne, nous avons plus de précautions à prendre a cet égard que beaucoup d'autres.
La France et la Belgique sont faites pour s'entendre. A toutes les époques elles ont senti le besoin de relations réciproquement amicales. On ne brise pas brusquement des liens formés depuis des siècles. Donnons toute garantie à l'harmonie internationale, rétablissons les relations séculaires en repoussant toute solidarité avec les hommes qui les ont compromises.
Je termine, messieurs, en vous remerciant de la bienveillante attention que vous m'avez accordée.
J'accepte la loi dans le sens que je viens d'indiquer, persuadé que, loin de porter la moindre atteinte aux libertés publiques, je pose au contraire un acte qui sera une véritable garantie pour le maintien de ces libertés et en particulier pour la liberté de la presse. Car, comme j'ai eu l'honneur de le dire, il n'y a rien de plus compromettant pour les libertés que les excès auxquels on se porte dans l'usage de ces libertés. En un mot, messieurs, je vois dans l'acceptation du projet de loi un gage de paix, je dirai un traité de paix avec l'Europe ; j'y vois les préliminaires de traités de commerce honorables que la Belgique réclame, et dont son génie industriel éprouve le besoin.
M. le président. - Voici l'amendement que M. Van Hoorebeke, ministre des travaux publics, a fait parvenir au bureau, amendement proposé au second alinéa de l'article premier du projet :
Ajouter au commencement de cet alinéa, les mots : « Dans le cas de récidive prévu par l'article 58 du Code pénal, le coupable, etc. » (Le reste comme au projet.)
- Cet amendement est appuyé ; il sera imprimé et distribué.
M. le président. - La parole est à M. de Steenhault sur le projet.
M. de Steenhault. - J'avais demandé la parole pour déposer un amendement et combattre une disposition du projet qui me paraissait exorbitante et que le gouvernement vient de modifier.
Devant ce fait nouveau je cède la parole à mon collègue M. Orts, me réservant d'appuyer les amendements qu'il a de son côté à proposer.
- La séance est levée à 4 heures et demie.