(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1851-1852)
(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)
(page 681) M. Ansiau fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. T'Kint de Naeyer lit le procès-verbal de la séance d'hier.
M. Osy. - Messieurs, en présence de l'ordre du jour motivé adopté hier, et que je n'ai pas voté, je renonce pour aujourd'hui à faire l'interpellation que j'avais annoncée, me réservant mes droits de la faire lorsque je le trouverai convenable et utile.
- La rédaction du procès-verbal est adoptée.
M. Ansiau présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Corneille Schurmans, boutiquier à Bar-le-Duc, né à Castelré (Pays-Bas), demande la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »
- Renvoi au ministre delà justice.
« Le sieur Toussaint soumet à la chambre des réflexions sur les moyens de restreindre la mendicité et de moraliser les classes ouvrières. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs propriétaires et cafetiers à Namur réclament contre l'établissement d'un café-restaurant dans la station du chemin de fer de cette ville. »
- Sur la proposition de M. Lelièvre, même renvoi, avec prière de faire un prompt rapport.
Composition des bureaux de section pour le mois de mars 1852
Première section
Président : M. Destriveaux
Vice-président : M. Lelièvre
Secrétaire : M. Deliége
Rapporteur de pétitions : M. Deliége
Deuxième section
Président : M. Cumont
Vice-président : M. Osy
Secrétaire : M. de Pitteurs
Rapporteur de pétitions : M. Vermeire
Troisième section
Président : M. Moncheur
Vice-président : M. de Breyne
Secrétaire : M. Coomans
Rapporteur de pétitions : M. Mascart
Quatrième section
Président : M. Ch. Rousselle
Vice-président : M. de Renesse
Secrétaire : M. Van Iseghem
Rapporteur de pétitions : M. Allard
Cinquième section
Président : M. H. de Baillet
Vice-président : M. de Man d’Attenrode
Secrétaire : M. de Steenhault
Rapporteur de pétitions : M. Jacques
Sixième section
Président : M. Lange
Vice-président : M. Lesoinne
Secrétaire : M. Julliot
Rapporteur de pétitions : M. Moxhon
M. le président. - La chambre en est restée à l'article 83.
« Art. 83. L'action en cantonnement peut être exercée tant par le propriétaire que par les usagers. Le propriétaire et les usagers auront respectivement le même droit quant à l'action en rachat ou en indemnité.
« Elle comprendra tous les droits dus aux mêmes usagers dans la même forêt. Si ces usagers possèdent à la fois des droits des deux catégories indiquées dans l'article précédent, ils feront tous l'objet de l'action en cantonnement. »
La commission propose de rédiger l'article 83 comme suit :
« L'action en cantonnement ne peut être exercée que par le propriétaire. Le propriétaire et les usagers auront respectivement le même droit quant à l'action en rachat ou en indemnité.
« L'action comprendra tous les droits dus aux mêmes usagers dans la même forêt. S'ils possèdent à la fois des droits des deux catégories indiquées dans l'article précédent, ces droits feront tous l'objet de l'action en cantonnement. »
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il à l'article de la commission ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Non, M. le président.
M. le président. - M. Moncheur avait proposé de rédiger l’article 83 comme suit :
« L'action en cantonnement ou en rachat n'appartient qu'au propriétaire. L'action intentée ne pourra toutefois être abandonnée que du consentement des usagers.
« Elle comprendra tous les droits dus aux mêmes usagers dans la même forêt. Si ces usagers possèdent à la fois des droits des deux catégories indiquées dans l'article précédent, ils feront tous l'objet de l'action en cantonnement. »
Plus tard, M. Moncheur a modifié cet amendement. L'honorante membre se borne maintenant à ajouter au paragraphe premier de l'article 83 de la commission, après les mots : « l’action en cantonnement », ceux-ci : « ou en rachat » ; et il supprime la dernière phrase de ce paragraphe premier.
Le paragraphe 2 resterait tel qu'il a été proposé par la commission.
La parole est à M. Moncheur pour développer son amendement.
M. Moncheur. - Messieurs, la question que vous avez à décider l'occasion de cet article est très importante : c'est celle de savoir si les usagers peuvent contraindre les propriétaires de bois et forêts au cantonnement ou au rachat ; en d'autres termes, si lorsque les propriétaires, c'est à-dire l'Etat ou des particuliers, ont, très anciennement, concédé aux habitants d'une localité, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux, des usages dans les forêts, les usagers peuvent dire aujourd'hui à l'Etat ou aux propriétaires : Nous n'entendons plus jouir des usages dont nous sommes en possession ; mais en échange de ces usages, noue exigeons de vous soit une partie, en toute propriété, de votre sol, s'il s'agit de droits d'usage importants, soit une indemnité en argent s'il s'agit d'usages moins considérables. Il semble, messieurs, que poser ainsi cette question, c'est la résoudre.
En effet, jamais les usagers n'avaient été admis à intenter contre les propriétaires une action en cantonnement ou en rachat, c'est-à-dire une action en partage.
Cette faculté n'avait été introduite par la jurisprudence et ensuite par la loi qu'en faveur du propriétaire, afin de lui donner un moyen de libérer son fonds, s'il le préférait ainsi.
Une ordonnance du 20 juillet 1782, rendue spécialement pour le Luxembourg, a reconnu le droit au propriétaire d'exiger le cantonnement, mais elle ne l'a pas conféré réciproquement aux usagers.
Il en fut de même de la loi du 27 septembre 1790 rendue par l'assemblée constituante.
Ce point de doctrine et de législation était bien établi et bien constant, lorsqu'une loi du 28 août 1792, dont, comme disait le comte Roy, la date seule peut expliquer l'existence, lorsque, dis-je, cette loi permit aux usagers d'intenter contre les propriétaires l'action en cantonnement.
Mais cette loi a été abrogée en France sans la moindre opposition.
La commission gouvernementale et votre commission vous proposent également, messieurs, d'en revenir aux anciens principes sur cette matière, tandis que le gouvernement soutient le système contraire.
J'abandonne à l'honorable rapporteur la tâohe de vous exposer les motifs de la proposition de la commission.
Permettez-moi seulement de vous lire le passage très court des motifs de la commission gouvernementale, motifs par lesquels celle-ci justifia son retour à l'ancien droit.
« La commission a pensé qu'il fallait en revenir au système des lois antérieures. Le droit accordé au propriétaire se justifie par la faveur attachée à la libération de la propriété, mais le même motif n'existe pas en faveur de l'usager ; celui-ci n'a qu'une espèce d'usufruit qui est exclusif du droit de propriété et ne peut dès lors fonder une demande en cantonnement, qui est une véritable demande en partage ; il doit se contenter de l'exercice de son droit d'usage, la seule chose qui lui est garantie par son titre ou par sa possession, tant que le propriétaire ne veut affranchir sa propriété de cette servitude. »
Ainsi, messieurs, en principe, le droit manque aux usagers pour intenter contre les propriétaires l'action en cantonnement ou en rachat. ; et ce droit leur manque parce que l'action en partage, l'action pour sortir d'indivision n'appartient qu'aux copropriétaires et que les usagers n'ont point cette qualité, puisqu'ils n'ont qu'un simple droit de jouissance d'une partie des fruits.
Il est évident en outre que la réciprocité de l'action en cantonnement serait contraire à l'origine des usages et aux intentions des parties contractantes, comme cela vous sera démontré.
Mais, messieurs, et voici sur quoi tombe mon amendement, votre commission a fait, entre le système du gouvernement et le sien propre, une transaction qui ne repose sur aucun motif plausible, et qui répugne même à la logique.
Elle a refusé l'action en cantonnement aux usagers d'une catégorie, c'est-à-dire à ceux qui ont des usages considérables tels qu'au bois de chauffage ou de construction, tandis qu'elle a accordé l'action en partage ou en indemnité aux usagers d'une autre catégorie, c'est-à-dire à ceux qui n'ont que des usages de moindre valeur, tels qu'au bois mort, au pâturage, à la glandée, etc. etc. Or je dis que s'il y avait une différence à faire entre les usagers de la première et de la seconde catégorie, ce devrait être en sens opposé à ce qu'a fait la commission, c'est-à-dire qu'on devrait refuser, à plus forte raison, à ceux qui n'ont qu'un droit moindre, un droit qu'on refuse à ceux qui ont un droit plus ample. En effet, si les usagers qui prennent une partie des fruits principaux, des fruits ordinaires des forêts, n'ont pas la qualité de copropriétaire requise pour intenter l'action en partage, à plus forte raison, les usagers qui n'ont droit qu'aux fruits très accessoires des forêts ne peuvent-ils jouir de cette prérogative.
Ils doivent se contenter de l'exercice de la servitude ou plutôt du droit de jouissance tel qu'il leur a été octroyé, et ils peuvent, moins que les autres, venir dire au propriétaire : « Au lieu de mon usage au bois mort, ou au pâturage, ou à la glandée, vous me donnerez une somme d’argent. »
Accorder ce droit exorbitant aux usagers des fruits accessoires tandis (page 682) qu'on le refuserait aux usagers des fruits principaux, ce serait la une singulière anomalie, et une inconséquence que la chambre ne commettra certainement pas.
Aussi, messieurs, vous aurez pu remarquer que l'honorable rapporteur n’a pas trouvé un mot pour justifier une semblable anomalie dans un rapport aussi logique, d'ailleurs, que celui qu'il voulait vous présenter.
C'est pourquoi pour faire cesser cette anomalie, je propose d'ajouter dans l'article 83, après les mots : « l'action en cantonnement », les mots suivants : « ou en rachat » ; et de supprimer la seconde phrase du premier paragraphe de cet article.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, le système qui vous a été proposé par le gouvernement, relativement au rachat et au cantonnement des droits d'usage, n'est autre chose quî le maintien de la législation actuelle.
Aux termes de la loi de 1790 concernant certaines pâtures, et de la loi de 1792, le droit de demander le cantonnement elle rachat appartient à la fois au propriétaire et aux usagers. C'est ce système que je demande à la chambre de maintenir ; je propose de laisser aux deux parties le même droit.
La commission nommée par la chambre propose d'innover ; elle nous propose de déclarer qu'à l'avenir le droit de demander le cantonnement n'appartiendra qu'au propriétaire ; elle maintient le système du gouvernement, en ce qui a rapport au rachat de certains droits.
Je ne saurais me rallier à ce système, principalement parce qu'il tend à consacrer une véritable injustice. Sur quoi la commission se fonde-t-elle ?
Elle nous dit d'abord qu'anciennement le droit de demander le cantonnement n'appartenait qu'au propriétaire ; que ce droit était consacré par une ordonnance de 1782, spéciale pour le Luxembourg ; que c'est par suite de fausses idées historiques sur l'origine du droit d'usage que la loi de 1792 a accordé la même faculté au propriétaire et à l'usager ; que le droit d'usage ne constitue qu'une servitude, et que celui qui a la jouissance d'une servitude ne peut avoir le droit de demander une part de la propriété. Voilà ce que dit la commission pour défendre son système.
Messieurs, anciennement aucune des deux parties n'avait le droit de demander le cantonnement : le propriétaire pas plus que l'usager.
Le droit de demander le cantonnement a été introduit au dix-huitième siècle ; il ne se faisait alors que par un rescrit du prince, le prince représentant la commune, et le propriétaire intervenant.
Ultérieurement, en 1790 seulement, a été consacré le droit absolu pour le propriétaire de demander le cantonnement.
En 1792, ce droit a été accordé aux usagers, et à en croire la commission, c'est par suite de fausses notions historiques sur l'origine du droit d'usage. Je ne pense pas que ce soit là le motif qui a déterminé le législateur, soit en 1790, soit en 1792. Je crois que ce sont des raisons d'un ordre plus élevé qui ont fait admettre cette extension du cantonnement.
Les droits d'usage qui consistent en bois, en vaine pâture même, ont ceci de particulier, qu'ils ont pour objet l'absorption d'une partie des produits, à la différence de certaines autres servitudes où la charge est d'une toute autre nature.
Le droit d'usage établit donc une véritable copropriété, quant aux produits, et cette indivision a tout à fait le même inconvénient que l'indivision qui existe, quant à la propriété elle-même.
Mais, il est inutile de le dire, la propriété n'a de valeur que par les produits. C'est cette indivision qu'établit le droit d'usage, nommez-le servitude si vous le voulez, c'est cette indivision qui à mon sens a donné lieu au droit conféré aux usagers de demander le cantonnement.
Pourquoi ne veut-on pas que l'on puisse stipuler l'indivision quant aux propriétés ? Parce que cela paralyse toutes les améliorations quant à la propriété. Ainsi le propriétaire de bois, de fonds grevés de droits d'usage, se trouvera arrêté dans les améliorations qu'il voudra faire subir à ses produits, pourquoi ? Parce que nécessairement il est dans le cas de faire profiter une partie des usagers des améliorations qu'il voudra introduire dans ses produits.
C'est pour cela que, dans la loi de 1791 on a réservé, lorsqu'il s'est agi de vaine pâture, le droit, pour le propriétaire, comme pour les usagers, de demander le cantonnement, le tout sans préjudice au droit de cantonnement, porte la loi de 1790 en parlant de vaine pâture.
Cette indivision quant aux produits paralyse toutes les améliorations, le propriétaire de prés n'améliorera pas parce qu'il voudra profiter d'une partie de ses améliorations et il sera dans le cas de ne pas retirer de ses améliorations tous les bénéfices qu'il serait en droit d'espérer s'il n’était pas propriétaire.
D'un autre côté, l'usager, en supposant qu'il ait le droit de toucher au sol, et le droit de replanter, par exemple, dans les forêts dans lesquelles il a un droit d'usage, encore se trouverait-il arrêté parce qu'il dirait que nécessairement le propriétaire en prendrait une certaine quotité. De sorte qu'il y a là des raisons d'intérêt général ; des raisons d'un ordre élevé pour faire en sorte que l'indivision ne puisse pas subsister.
Voilà, dans mon opinion, ce qui a fait admettre par les lois de 1790 et 1791 le droit des usagers à demander le cantonnement comme le propriétaire l'a lui-même. A côté de cela il y a un intérêt de justice à maintenir ce droit, une raison de justice qui me paraît, à moi, tout à fait péremptoire, tout à fait incontestable. On veut appliquer à l'usager des principes relatifs à la servitude. On dit à l'usager : Mais vous n'êtes pas copropriétaire du sol, vous n'avez droit qu'à certains fruits ; par conséquent vous ne pouvez pas venir demander une partie de la propriété du fonds, vous ne pouvez pas exercer l'action en cantonnement.
Je veux bien qu'on applique à l'usager les principes relatifs aux servitudes, mais à une condition, c'est qu'on applique les mêmes principes aux propriétaires. Je demande pourquoi vous feriez aux uns et aux autres des positions différentes, pourquoi vous respecteriez tous les droits des propriétaires, alors que vous ne respectez pas les droits des usagers.
Vous savez que le propriétaire n'a pas le droit de se rédimer d'une servitude ; le propriétaire, quand il s'agit de servitude ordinaire, ne peut pour se racheter vous donner une certaine partie du fonds ou s'acquitter en argent pour remplacer la servitude que vous avez le droit d'exercer.
On va me répondre que la libération du fonds doit être plus favorablement traitée ; ici, j'arrive à la raison que j'indiquais tantôt, à la raison de justice qui doit faire maintenir à l'usager le droit de demander le cantonnement.
Vous donnez à l'administration le droit de porter atteinte à la servitude, vous déclarez que l'administration pourra seule réduire certains droits ; par l'article 90, vous déclarez que les usagers ne pourront jouir de leur droit de pâturage, glandée et panage que pour les bestiaux à leur propre usage et non pour ceux dont ils fonl le commerce.
Par l'article 91 vous dites que quel que soit l'âge ou l'essence des bois et nonobstant tous titres et possessions contraires, les usagers ne pourront exercer les droits mentionnés à l'article précédent que dans les cantons qui auront été déclarés défensables par l'administration forestière.
A l'article 92 vous restreignez encore leurs droits, non pas seulement pour les bois de l'Etat et des communes, mais encore pour les bois des particuliers, car vous déclarez toutes les dispositions de la présente loi applicables aux bois particuliers.
Ainsi l'usager est exposé à voir porter atteinte à son titre par les actes de l'administration. Ses droits peuvent être diminués à ce point que certains droits soient totalement détruits. Par exemple, un acte administratif peut aller jusqu'à déclarer que le pâturage ne s'exercera qu'à une époque où ce pâturage n'est qu'une chose illusoire. Ainsi, rien n'empêcherait l'administration, si elle le voulait, de déclarer que le pâturage ne pourra s'exercer qu'après la 15ème ou la 20ème feuille, c'est-à-dire après une époque où il n'est plus possible. Voilà une atteinte portée au droit d'usage. Vous devez laisser à l'usager un moyen de recouvrer les droits résultant de son titre primitif. C'est pour cela qu'il faut lui laisser le droit d'exercer l'action en cantonnement. Ce principe, vous ne l'admettez pas pour les autres servitudes. Les principes contraires sont alors consacrés, puisque le propriétaire du fonds débiteur de la servitude ne peut rien faire qui en diminue l'usage, ni qui le rende plus incommode. Voilà le principe écrit dans le Code civil.
Je comprends que lorsque vous mettez le propriétaire et l'usager sur la même ligne, lorsque vous dites au propriétaire : « Vous ne pouvez rien faire qui diminue l'étendue de l'usage, lorsque vous restez dans les bornes du titre primitif » ; vous pouvez dire à l'usager : « Vous n'avez pas à vous plaindre ; vous conservez l'exercice des droits, tels qu'ils vous ont été concédés primitivement. »
Mais quand vous viendrez dire au propriétaire : » Vous pourrez diminuer la jouissance, et l'usager devra toujours s'y soumettre, sans qu'il puisse jamais revendiquer, même par le cantonnement, les droits résultant de son titre primitif », vous consommez une iniquité.
De quel droit privez-vous l'usager du droit qui lui a été concédé primitivement, en lui refusabt le droit de demander l’exercice des droits résultant du titre primitif, en dégageant complètement l’intérêt général, cause des restrictions apportées à l’exercice de son droit ? Je ne comprendrais pas qu’il en fût ainsi.
Si vous voulez être justes, tenez-vous-en aux titres primitifs ; dites que nul ne pourra y porter atteinte.
J'admets qu'alors vous refusiez à l'usager l'action en cantonnement. Man quand vous déclarez que les droits de l'usager devront être restreints, nous ne pouvez repousser une disposition où il trouve la compensation de l'atteinte portée à son droit. Je le répète, en agissant ainsi, vous feriez une chose qui ne serait pas conforme aux règles de la justice.
Dans la discussion qui a eu lieu en 1842, ces principes ont été admis d'une manière incontestable par tous les membres, par ceux qui étaient (page 683) d'avis d'admettre une interprétation, comme par ceux qui étaient d'avis d'en admettre une autre.
On a prouvé incontestablement à cette époque, que le seul remède apporté au droit laissé à l'administration de parler atteinte aux titres primitifs, de diminuer la valeur du droit accordé par ces titres, était de donner à l'usager le droit de réclamer le cantonnement, lorsqu'une semblable mesure était prise par l'administration. Cela a été reconnu dans l'une et l'autre opinion.
Voici ce que disait l'honorable M. Raikem.
« Mais est-il vrai que le droit de demander le cantonnement appartenait aux propriétaires et qu'à cet égard les usagers n'avaient aucun droit ? Voyons comment a été introduit le cantonnement ; ce fut au commencement du XVIIIème siècle. Comment s'est-il formé ? Comment a-t-il eu lieu ? Ils ont été stipulés au nom du conseil, rendus au nom du souverain où le souverain était censé intervenir.
« Le propriétaire demandait le cantonnement. Il y avait donc consentement de sa part ; il fallait aussi le consentement de la commune ; mais le souverain était considéré comme le tuteur né et légal de toutes les communes ; le cantonnement quand il l'ordonnait était regardé comme une convention qui interversissait les titres primitifs.
« La loi de 1790 a renvoyé devant les tribunaux l'action formée par le propriétaire seul. Mais on se sera aperçu qu'on avait converti une faculté en droit et vu qu'il était de toute justice qu'il y eût réciprocité et que le même droit fût accordé aux communes, la loi de 1792 est venue compléter la loi de 1790. »
Voilà quelle était l'opinion de l'honorable M. Raikem, qui soutenant l'interprétation qui a encore été admise par la chambre.
L'honorableM Orls père combattaite cette interprétation ; et quelle était son opinion à ce sujet ? Elle était celle que je défends en ce moment.
Voici ce qu'il disait :
« Si conformément aux anciens titres vous pouviez faire paître les bestiaux dans les forêts au bout de quatre ans ; si par suite de la loi vous ne pouvez plus les faire paitre que lorsque la feuille a atteint la 8ème année, il est clair que votre avantage se trouve diminué de moitié. Maintenant quel est le moyen que peut employer l'usager qui ne veut pas se contenter de faire paître les bestiaux au bout de huit ans. Ce moyen, c'est le cantonnement par lequel en échange du droit de faire paître ses bestiaux, on lui assigne en propriété une partie du bois équivalents à la jouissance qu'il avait. »
Voilà le raisonnement que faisait à cette époque l'honorable M. Orts, père. Il disait : Mais si vous n'êtes pas content d'un acte de l'administration qui vient déclarer que l'on n'aura le droil de faire paitre qu'à la dixième, à la douzième, à la quinzième feuille, vous usagers, vous avez le droit de demander le cantonnement. Voilà où est le remède contre les abus que peut présenter le droit laissé à l'administration.
J'avoue qu'à ce raisonnement, il me semble qu'il n'y a rien à objecter.
M. Lelièvre. - J'ai déjà, dans la discussion générale, émis mon opinion sur la question qui vous est soumise. Pour moi, je suis d'avis que le cantonnement ne peut être considéré comme un droil appartenant aux usagers.
En faveur de ce système, on peut invoquer des autorités imposantes : d'abord celle du législateur français de 1827, les résolutions de la chambre des députés et de la chambre des pairs adoptant l'avis de tout ce qu'il y a d'éminent dans la magistrature et le barreau français.
A cela viennent se joindre les avis de la commission gouvernementale et de la commission parlementaire.
Mais, messieurs, nous avons encore en notre faveur l'autorité de la raison et des principes.
Les droits d'usage n'atteignent que la jouissance, il n'est donc pas possible, contre le gré du propriétaire, de les convertir en droit de pleine et absolue propriété d'une portion du fonds.
Qu'on qualifie comme on voudra les droits d'usage, il est au moins certain qu'ils sont étrangers à la propriété même de l'immeuble sur lequel ils s'exercent ; il n'est donc pas possible qu'ils justifient de la part de l'usager une demande de partage du fonds lui-même.
Il y a plus, comme nous l'avons déjà dit, lorsque les droits d'usage ont été acquis par prescription, il y aurait énormité à autoriser l'usager à provoquer le cantonnement.
L'usager ne peut obtenir par la prescription que ce qu'il a possédé ; eh bien, on étendrait les effets de la prescription au-delà de l'étendue de la possession si l'on permettait à l'usager de réclamer une pleine propriété, tandis qu'il n'a jamais joui que des droits frappant la jouissmee.
Mais évidemment le propriétaire, tant qu'il laisse les usagers jouir de leur droit d'usage, ne peut être tenu à davantage. Il satisfait à toutes ses obligations résultant du titre ou de la possession en faveur des usagers.
Les droits des usagers sont limités par leur titre, ils ne peuvent avoir une plus grande étendue sans porter atteinte aux droits du propriétaire qui a concédé l'usage soit formellement, soit tacitement.
Le cantonnement est une faveur, par conséquent ce n'est pas au créancier, dont le droit est restreint par le titre, que cette faveur peut être attribuée, mais bien au débiteur de la servitude à l’effet de se libérer de la charge qui frappe la totalité de l’immeuble.
On dit que les droits d'usage ne sont pas simplement des droits de servitude, qu'ils sont des droits sui generis ; mais il n'est pas moins vrai qu'ils sont étrangers à la propriété du fonds et que par conséquent ils ne peuvent légitimer une demande de partage de ce fonds.
Il reste incontestable que c'est vouloir attribuer aux usagers des droits autres que ceux qui sont entrés dans les prévisions du propriétaire, lorsqu'il a consenti à les créer, que de l'exproprier d'une partie de l'immeuble alors qu'il n'a voulu qu'affecter la jouissance. C'est par conséquent aggraver sa position contre la lettre et l'esprit du contrat, c'est commettre une violation formelle du droit de propriété, reproche qui jamais, nous en sommes convaincu, ne pourra être adressé à la législature belge.
Une considération qui n'échappera pas à la chambre, c'est que les droits d'usage en question ont été acquis sous l'empire d'une législation qui n'accordait pas le cantonnement aux usagers ; par conséquent le propriétaire qui a laissé acquérir les droits en question sous l'influence de ce principe subirait, dans le système du projet, une aggravation de condition à laquelle il n'a pas dû s'attendre.
Les principes que je défends étaient ceux admis en Belgique sous l'ancienne jurisprudence. Ils étaient notamment en vigueur dans le pays de Luxembourg. Ils étaient reçus en France sous le régime antérieur à 1789.
Ce ne fut que par la loi du 28 août 1792, dans un moment où les passions politiques avaient altéré le sentiment du droit et de l'équité naturelle, ce ne fut qu'alors qu'on introduisit dans la législation un principe que je repousse parce que, à mon avis, il consacre une violation flagrante du droit de propriété.
Mais, dit-on, les droits d'usage empêchent toute amélioration du fonds ; je vous avoue que je conçois bien que ce motif est de nature à introduire le cantonnement en faveur du propriétaire qui le requiert, mais je ne comprends pas comment cette considération peut justifier le droit de cantonnement accordé à l'usager, lui qui est étranger au fonds dont par suite l'amélioration ne le concerne pas.
Ce n'est donc pas à l'usager à s'occuper des améliorations que peut réclamer la propriété, c'est là un soin qui regarde le seul propriétaire et, par conséquent, on ne peut contre son gré admettre une mesure qui tende à réaliser des améliorations dont lui seul est juge.
Une autre raison qui est aussi de nature à influer sur la décision de la chambre, c'est que, d'après les principes qu'elle paraît avoir consacrés relativement au premier amendement de M. Moncheur, c'est aux titres originaires et non à l'exercice réel des droits des usagers qu'il faut se référer en matière de cantonnement ; or, s'il en est ainsi, est-il possible d'autoriser les usagers à réclamer une mesure que les titres ne justifient pas ? S'il faut se rapporter aux titres, l'usager doit certainement les prendre tels qu'ils sont, et il ne peut réclamer un cantonnement repoussé par la teneur de ces mêmes titres.
Mais, dit-on, on modifie l'exercice des droits des usagers par la nécessité de subir les règles concernant la défensabilité ; par conséquent, il est juste d'accorder aux mêmes usagers le droit au cantonnement. Messieurs, il n'y a pas injustice à régler l'exercice des droits des usagers dans l'intérêt général, le propriétaire lui-même doit subir les modifications qu'il plaît à la loi d'introduire, le droit de propriété n'est que le droit d'user de la manière prescrite par les lois et règlements, est-il donc injuste que l'exercice du droit des usagers soit mis sur la même ligne que le droit de propriété quant aux mesures d'intérêt général ? N'avons-nous pas décidé tout récemment que le propriétaire était tenu de supprimer des puits d'absorption, en suite d'un simple règlement de police ? Maintenant parce que l'exercice des droits des usagers a subi des restrictions légales dans des vues d'ordre supérieur, est-ce un motif suffisant pour aggraver la position du propriétaire et pour substituer à son égard une obligation à une autre. Messieurs, le propriétaire qui a constitué l'usage ou l'a laissé prescrire, n'a contracté d'autre engagement que celui d'en souffrir l'exercice. Eh bien, on voudrait le forcer à subir un ordre de choses auquel il ne s'est soumis ni formellement, ni tacitement. On veut donc dénaturer une obligation et lui en substituer une autre.
Or, cela est contraire aux droits du propriétaire, cela l'astreint à des engagements qu'il n'a pas voulu contracter. Il n'est pas permis à la loi de remplacer un engagement par un autre qui n'est pas entré dans l'intention du débiteur.
MM. Raikem et autres, dont on invoque le témoignage, n'ont raison qu'en regard de la législation existante, telle qu'elle résultait de la loi de 1792, mais ils n'ont pas été appelés à émettre leur opinion sur le mérite de cette disposition législative et encore moins à la maintenir dans nos lois.
Pour moi, messieurs, je pense que les principes de droit qui dominent toute la matière des obligations, justifient pleinement le système de votre commission.
M. Orts, rapporteur. - Messieurs, le système de la commission est combattu à deux points de vuf parfaitement opposés l'un à l'autre. L'honorable M. Moncheur trouve le système de votre commission trop restreint ; le gouvernement le trouve trop large. L'honorable M. Moncheur croit qu'il y a quelque chose d'illogique à s'arrêter à moitié chemin, comme nous l'avons fait ; le gouvernement trouve que nous sommes allés trop loin.
J'espère, en peu de mots, surtout après le discours de l'honorable M. Lelièvre, pouvoir vous démontrer que la commission a fait une juste appréciation des choses et une juste conciliation des intérêts, des intérêts privés d'une part, de l'intérêt public de l'autre, en s'arrêtant au (page 684) système mixte, je le veux bien, juste milieu, si vous le préférez, qu'elle a cru devoir soumettre à votre approbation.
D'abord, messieurs, la commission a pensé qu'elle devait, non pas innover en matière de cantonnement, comme l'a dit M. leministre de la justice, mais revenir à ce qui existait partout avant une innovation isolée, innovation que rien ne justifie, qu'expliquent seulement, comme on vous l'a déjà dit deux fois, la passion et les préoccupations politiques du moment où cette innovation s'est produite.
Nous demandons, messieurs, que l'action en cantonnement n'appartienne qu'au seul propriétaire de bois grevés de droits d'usage. Nous ne voulons pas, comme le demande le gouvernement, que les usagers puissent exercer le même action contre le propriétaire et le contraindre, par conséquent, à abandonner, malgré lui, une part de sa propriété à des personnes qui ne sont pas copropriétaires.
Voilà tout le différend entre le gouvernement et nous ; pourra-t-on venir demander à un propriétaire, non pas de l'argent, notez-le bien, mais une part de sa propriété, alors que l'on n'est pas propriétaire, et le propriétaire sera-t-il obligé de sacrifier à ces exigences sa propriété exclusive, sa propriété personnelle ?
Jamais, messieurs, avant la loi de 1792, cette faculté n'a été donnée dans aucun pays, n'a été accordée aux possesseurs de droits d'usage sur le terrain d'autrui. Le cantonnement, c'est-à-dire la faculté pour le propriétaire d'un bois grevé de droits d'usage, d'abandonner une partie de son fonds aux usagers pour obtenir la libération du reste, est une innovation introduite, comme vous l'a dit M. le ministre de la justice, au commencement du XVIIIème siècle dans des vues d'intérêt général, dans des vues d'ordre public. On a voulu que les inconvénients de l'indivision de la jouissance ne pussent pas se perpétuer plus que les inconvénients qui résultent de l'indivision de la copropriété de la chose même. A ce point de vue d'ordre public, où le seul intérêt privé engagé dans la question était l'intérêt du propriétaire, on a dit au propriétaire : Vous qui avez le même intérêt que l'ordre public, vous pouvez vous débarrasser des inconvénients de l'indivision en abandonnant une partie de votre propriété. Si ce sacrifice vous semble trop dur, la loi qui a introduit pour vous une faveur, vous permet de ne pas l'accepter ; mais en aucune circonstance on ne vous condamne à faire ce qui en définitive est un sacrifice de la propriété.
Sous ce régime, la France a vécu jusqu'en 1789.
Dans notre pays, dans la partie forestière par excellence de notre pays, dans le Luxembourg, depuis 1782, le système que l'on voyait pratiqué à la frontière, en France, avec de grands avantages dans les départements forestiers, avait été introduit par la législation provinciale de ce pays.
Ainsi donc lorsqu'est venue la révolution de 1789, en France et dans une partie importante de la Belgique, c'était le propriétaire qui, en vertu des principes que je viens de formuler et qui ont donné naissance à l'action en cantonnement, avait seul le droit que nous voulons maintenir aujourd'hui à son profit exclusif.
Lorsque la première fois, en France, au milieu des réformes de 1789, on toucha à l'action en cantonnement, on la maintint au profit du seul propriétaire, et l'on se borna simplement à confier l'attribution de l'espèce de partage qui résulte du cantonnement, à l'autorité judiciaire au lieu de le laisser au pouvoir souverain.
C'est, comme on vous l'a dit, dans un moment de préoccupation politique et sous l'empire de très mauvaises passions, que l'on est venu au système contraire, par suite d'une fausse appréciation historique de l'origine du droit d'usage, comme je l'ai dit, comme je le maintiens et comme je le démontrerai en deux mots.
Quant à l'origine de la loi que nous voulons abroger aujourd'hui, pour faire retour aux anciens principes ayant en leur faveur tout un siècle de pratique, je me borne à citer une date pour toute justification. Quel jour est-on venu demander en France d'introduire l'action en cantonnement au profit des usagers ? C'est le 28 août 1792, c'est-à-dire au milieu de cette longue séance de l'assemblée nationale se déclarant en permanence, qui commença avec la triste matinée du 10 août 1789 pour finir le lendemain des massacres de septembre 1792.
Voulez-vous trouver dans la loi même, indépendamment de sa date, quelque chose qui prouve qu'elle a été portée sous l'empire de mauvaises passions et de préoccupations politiques, ouvrez le Bulletin des lois et lisez son préambule ! La loi, du reste, n'a pas été discutée. Voici en somme ce préambule, qui décèle la pensée du législateur : «Voulant restituer aux communes les droits dont elles ont été dépouillées par abus de la puissance féodale, l'assemblée nationale décrète.... Art. 5. L'action en cantonnement appartiendra aux propriétaires faux usagers. »
Ainsi, messieurs, c'est parce qu'on pensait que les communes avaient été dépouillées, par l'abus de la puissance féodale, du droit de demander le cantonnement en matière d'usage forestier, c'est parce qu'on pensait que l'usage forestier était une conversion violente du droit de propriété originaire des communes en une simple jouissance, qu'on a voulu, dans un moment de réaction, restituer aux communes ce qui ne leur avait jamais appartenu. Ainsi j'ai eu raison de dire que par une fausse appréciation des droits d'usage et de leur origine, on est arrivé a inscrire dans la législation de 1792 le principe que je combats aujourd'hui. Cette appréciation, je la maintiens fausse. Jamais le droit d'usage n'a eu pour origine une violation du droit des communes, une conversion de leur droit de propriété par l'abus de la puissance féodale en simple jouissance, avec attribution, au seigneur féodal, de la propriété du fonds.
Aujourd'hui, tons les jurisconsultes français qui ont éclairé le droit par l'histoire, ce qu’on fait malheureusement trop peu en France, ont reconnu que les droits d'usage ont pour origine en majeure partie des concessions faites par les seigneurs, c'est-à-dire par les souverains du lieu, dans le but d'attirer les populations qui leur procuraient, par leur seule présence, des avantages immenses nés du régime féodal ; avantages qui, aujourd'hui, n'existent plus, qui sont tombés avec le régime féodal, après les réformes de 1789.
Depuis la loi du 28 août 1792, devenue à la suite de la conquête la loi de la Belgique, comme elle était celle de la France, les usagers et les propriétaires ont pu demander le cantonnement. Cela est vrai ; de 1792 jusqu'en 1827, cette législation a vécu en France et elle subsiste encore en Belgique à l'heure présente ; mais lorsque en 1827, comme on le rappelait tout à l'heure, on a voulu faire retour à ce qui était le véritable précédent historique, le vrai principe du droit, comme l'a démontré M. Lelièvre, s'est-il élevé en France une protestation quelconque contre l'inscription dans le Code forestier français, de ce que nous voulons admettre dans le Code forestier belge ?
Chose remarquable ! à cette époque, où l'on était si défiant à l'égard de toute espèce de retour à l'ancien ordre de choses, ni dans la chambre des députés, ni dans la chambre des pairs, il ne s'est élevé une voix contre l'abrogation de la loi de 1792. Non seulement dans la commission personne n'a demandé le maintien de l'état de choses existant, mais dans la chambre même aucune réclamation ne s'est élevée, et vous savez cependant combien l'opposition, à cette époque, était soupçonneuse à l'endroit de tout ce qui paraissait une restauration des anciens principes.
Il fallait donc que le retour à ce qui existait avant 1792 fût une chose bien équitable, bien justifiée, bien peu dangereuse, pour que l'unanimité de la chambre des députés et de la chambre des pairs l'ait ainsi consacré.
Chez nous, messieurs, vous avez été, depuis la discussion du Code forestier, en présence de quelques réclamations soulevées par certaines dispositions de police comprises dans la loi nouvelle, mais je n'ai point rencontré de commune, d'usager se préoccupant du retour que nous voulons faire aux anciens principes français, au vieux droit national sur la matière.
Il n'y a pas eu, que je sache, une seule pétition qui s'opposât à la disposition nouvelle. Il y a, messieurs, dans ce silence quelque chose de très grave en faveur du système que nous réclamons ; il y a là une sorte d'aveu et de consentement des populations, qui doit certainement être d'un grand poids dans notre appréciation.
Les deux commissions, on vous l'a rappelé, ont été unanimes sur ce point. Pourquoi ? Parce que, non seulement les précédents, les enseignements de l'histoire et le droit antérieur sont là pour appuyer ce que nous proposons, mais parce que les principes du droit pur, le droit général, les règles de l'équité militent tout aussi victorieusement en faveur de notre thèse.
Il y a, messieurs, on ne peut le dissimuler, quelque chose d'inouï dans un droit qui permet à un tiers, quelle que soit sa position, de réclamer, alors qu'il n'est pas copropriétaire, une part de la propriété d'autrui ; la propriété est essentiellement personnelle ; on conçoit qu'elle soit grevée de quelques obligations, de quelques services, de quelques charges d'une espèce quelconque ; cela se comprend ; mais on ne conçoit le partage de la propriété qu'entre propriétaires. Or, ce qu'on veut introduire c'est le droit de réclamer une part de propriété au profit de quelqu'un qui n'est point propriétaire.
Cela existe-t-il ailleurs, dans notre législation ? Une exorbitance de cette espèce se rencontre t-elle pour un droit au moins aussi respectable que le droit d'usage forestier ? Non : ni en matière de servitude, ni en matière d'usufruit, ni en matière d'usage d'autre chose que de bois et forêts, un pareil droit n'existe nulle part.
C'est donc à la condition de placer le droit d'usage forestier en dehors de toute espèce de droit commun, à la condition d'en faire une chose sans précédent, que vous pouvez introduire ou maintenir dans la législation forestière ce qui s'y trouve aujourd'hui.
Il y a quelque chose, dit l'honorable ministre de la justice, à mettre en ligne de compte : les usagers ont vu restreindre leurs droits, puisque la loi forestière leur défend d'exercer, par exemple, leur droit d'usage dans les forêts avant qu'elles aient été déclarées défensables ; ils ont vu leur droit restreint à la possibilité des forêts ; ils ont vu leur droit de pâturage restreint aux bestiaux qu'ils possèdent pour leur propre usage avec défense de l'étendre à ceux dont ils font commerce ; toutes ces mesures ont porté atteinte au droit d'usage primitivement constitué : il faut donc faire quelque chose en faveur des usagers pour rétablir l'équilibre.
L'honorable ministre oublie ce qu'il a dit, il y a quelques jours, c'est que toutes ces modifications ne touchent pas au fond du droit, qu'elles touchent simplement à son exercice et qu'elles ont été introduites dans des vues d'ordre public et au profit de l'Etat, mais pas le moins du monde au profit des propriétaires. C'est pour cela précisément que M. le ministre disait récemment : Il faut évaluer le cantonnement, non d'après le droit, tel qu'il s'exerce aujourd'hui, mais d'après toute l'étendue du titre primitif constituant le droit d'usage.
Ce qu'on perd de vue ici, messieurs, c'est la position des propriétaires. Croyez-vous qu'alors qu'on a touché aux usagers dans un but d'ordre public, on n'a pas touché à la propriété ? Je vous disais que, dans la plupart des cas, le droit d'usage établi pour attirer une population sur un (page 685) territoire était un avantage énorme pour le propriétaire de la forêt, et que cet avantage, inhérent au régime féodal, est venu à tomber avec le régime féodal.
Tout cela a modifié quelque peu, ce me semble, la position des propriétaires. Si l'usager a vu son droit restreint dans l'exercice, le propriétaire a été bien plus maltraité, car il a vu son droit presque complètement détruit dans sa racine et son essence par les changements survenus dans la législation.
Concevrait-on qu'aujourd'hui un propriétaire vînt demander le cantonnement à la condition de tenir compte des profits féodaux qu'il aurait pu faire avant la révolution sur les usagers admis dans sa forêt ? Vous lui diriez que le régime féodal est détruit en vue d'un grand intérêt politique et public, que nous n'avons plus à compter avec le régime féodal, et vous auriez mille fois raison. Mais il n'en est pas moins vrai que c'est le propriétaire du fonds qui fait les frais de ce sacrifice.
Il y a donc une légitime compensation entre les restrictions apportées, dans des vues d'intérêt public, à l'exercice des droits des usagers, et les sacrifices radicaux imposés à la propriété.
Remarquez que d'autres charges sont encore venues frapper les propriétaires ; qu'ils ont été grevés, par exemple, de l'impôt foncier, tandis qu'on a épargné le droit d'usage dans la plupart des cas, et que M. le ministre s'oppose, dans le projet actuel, à ce qu'on les en grève.
Du reste, ces restrictions à l'exercice du droit des usagers ne sont pas nées d'hier, et surtout elles ne vont pas naître à l'occasion du vote que la chambre va émettre ; elles existaient partout où le cantonnement avait été introduit comme nous voulons l'introduire dans notre projet de Code forestier.
En Belgique comme en France, avant les lois de 1790 et de 1792 sur la matière, de tout temps les droits des usagers ont été limités dans un intérêt d'ordre public, par exemple, pour ce qui concerne la défensabilité ; partout vous retrouvez des restrictions de cette espèce ; vous en verrez en France et en Belgique, dans des documents qui remontent jusqu'au commencement du XVIème siècle. Ces restrictions ne sont pas les mêmes aujourd'hui, mais elles ont existé dans une certaine mesure à toutes les époques.
Ainsi les usagers n'avaient pas le droit de pâturage pour les bestiaux qui n'étaient pas à leur usage personnel. Pourquoi ? Parce que cela résulte de la qualification même d'usage donnée à leur droit. L'usage, c'est ce droit de se servir de la chose grevée pour ses besoins personnels et non pour les besoins d'un commerce ou d'une industrie. Le principe des restrictions a donc été de tout temps le contemporain du droit d'usage lui-même.
Lors de la discussion de la loi interprétative de 1842, lorsqu'il s'est agi de la question de savoir comment, pour le pâturage dans une forêt, s'opérerait le cantonnement, tout le monde, dit M. le ministre de la justice, reconnaissait que les usagers avaient le droit de demander le cantonnement. Je le crois bien ; il ne s'agissait pas alors de déclarer qui avait le droit de demander le cantonnement ; la chambre était seulement appelée à interpréter une disposition spéciale sur l'appréciation du droit d'usage ; elle n'était nullement appelée à continuer, à modifier ou à abroger la loi de 1792.
On disait alors dans le passage du discours qu'on a cité, et qui est une autorité pour moi plus que pour tout autre ; on disait alors, pour demander à faire cantonner les usagers sur le pied des restrictions apportées à leurs usages, qu'il fallait prendre en considération la faculté qu'ils avaient de réclamer le cantonnement tout aussi bien que les propriétaires ; on disait alors : Il est juste que les usagers puissent demander le cantonnement, parce que les usagers ne doivent pas seuls supporter, à leur préjudice, les restrictions qui ont été apportées à l'exercice de ce droit par les lois de police et de conservation forestière.
Si M. le ministre de la justice avait voulu admettre que le cantonnement eût lieu sur le pied des anciens titres pour tout le monde, pour les propriétaires comme pour les usagers, qu'on eût pris en considération tous les avantages, quels qu'ils soient, nonobstant les changements de législation survenus depuis, je comprendrais qu'il vînt réclamer la réciprocité pour la demande en cantonnement.
Il n'existe donc aucun motif pour admettre en Belgique ce droit de réciprocité au profit des usagers, alors que la France l'a supprimé elle-même en 1827 sans réclamation aucune, et que le système proposé par la commission existait dans notre pays, aussi longtemps que nous avons été maîtres de faire des lois imprégnées de notre esprit national, aussi longtemps que nous n'avons pas été forcés de subir des lois étrangères, à la confection desquelles nous n'avions pas concouru.
Il me reste à dire pourquoi, partant de ce principe si élevé et si certain nous n'avons pas cru devoir aller dans ses conséquences jusqu'où veut aller l'honorable M. Moncheur. Nous disons que lorsqu'il s'agira du rachat, à prix d'argent, de droits d'usage de minime importance, ces droits peuvent faire l'objet d'une action réciproque à la différence du cantonnement ; les usagers, comme le propriétaire, pourront exiger la libération moyennant une somme d'argent. Cela est d'autant plus illogique, dit l'honorable M. Moncheur, que vous traitez moins bien les usagers dont le droit se rapproche le plus du droit de propriété ; vous traitez plus favorablement les usagers qui ont le mince droit de pâturage.
Messieurs, pour faire cette différence entre les deux situations, nous sommes partis du principe qui a fait admettre l'action en cantonnement même ; nous nous sommes dit : L'intérêt général est là qui commande des restrictions aux droits d'usage compatibles avec le respect des droits acquis.
De l'aveu de tout le monde, les droits d'usage sont une mauvaise chose. Il est de l'intérêt général comme de l'intérêt de la propriété forestière que les droits existants disparaissent. Le gouvernement et la chambre en conviennent, puisque, d'accord commun, nous avons décidé qu'on n'en pourrait plus créer à l'avenir. Maintenant, au point de vue de l'intérêt général, nous nous sommes dit : Pour les droits d'usage importants, on a permis de se libérer en abandonnant une partie de sa propriété. On le permet au propriétaire seul ; c'est une sorte d'expropriation pour utilité publique facultative.
Eh bien ! nous l’admettons, mais sans vouloir que l'usager puisse réclamer la même chose. Mais il est incontestable qu'ici nous ne pouvions, sans porter une grave atteinte à la propriété privée, admettre la faculté, étendre la facilité du rachat à prix d'argent de droits de moindre importance que les usages en bois donnant ouverture au cantonnement. Il n'y a pas, en matière de cantonnement, de motif pour aller plus loin nous nous sommes arrêtés par respect pour la propriété privée. Mais lorsqu'il ne s'agissait que d'argent, ne pouvions-nous pas dire au propriétaire : Vous êtes grevé d'une charge qui vaut quelque chose, l'intérêt général exige qu'elle disparaisse, nous allons autoriser le créancier comme le débiteur à en demander le rachat. Cela ne peut être exorbitant au même degré que la mesure qui dit : Vous vous rachèterez par l'abandon d'une part de votre fonds.
Aussi, au cas de rachat, nous avons refusé aux usagers le droit de demander une part de la propriété. Mais, comme le rachat se fait ailleurs avec de l'argent, et que l'argent, à nos yeux, n'est pas aussi sacré que la propriété territoriale, nous avons cru que l'intérêt public parlait plus haut ; nous avons admis, pour une chose d'une importance infiniment moindre, une déviation dans les principes de M. le ministre de la justice. Sans admettre tout ce qu'il voudrait nous voir admettre dans la loi, et cela à titre d'exception, nous avons consenti à un léger sacrifice de la propriété à l'intérêt général.
Nous croyons devoir opérer une conciliation des deux intérêts privé et public, conciliation qui ne peut jamais être obtenue sans sacrifice réciproque. Une conciliation, une transaction est un abandon respectif de droits. Si l'on ne veut pas de conciliation, je donne la prééminence au droit de propriété privée sur l'intérêt public, mais je crois qu'une telle conciliation est admissible et désirable, et telle a été la pensée de la commission en vous proposant le maintien de la deuxième partie de l'article en discussion.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je vous ai dit tantôt que je soutenais le système proposé par le gouvernement moins parce qu'il lésait les droits des usagers que comme une question de justice. Cela a dû expliquer à l'honorable M. Orts pourquoi on n'a pas vu arriver à la chambre des réclamations au sujet de cette disposition.
Je sais très bien que cela ne porte au droit des usagers qu'une très légère atteinte.
Les usagers, en général, ne demandent pas le cantonnement parce que leur intérêt n'est pas de le demander ; et ce qui prouve qu'il n'est pas de leur intérêt de le demander, c'est que depuis 1792 qu'ils peuvent le faire, très peu y ont eu recours. Ce n'est donc que comme question de justice que je soutiens, je le répète, la disposition présentée par le gouvernement, et je dois le dire, ni l'honorable M. Lelièvre, ni l'honorable M. Orts, ne m'ont fait changer d'opinion.
L'honorable M. Lelièvre nous a dit qu'il serait insolite qu'aujourd'hui nous allions déclarer que l'usager peut demander le cantonnement, alors que la plupart de ces droits d'usage ont pris origine sous l'empire d'une législation qui n'accordait pas ce droit aux usagers. Il y a une réponse très simple à faire à cet argument, c'est que la plupart de ces droits ont pris naissance à une époque à laquelle ni l'usager ni le propriétaire ne demandaient le cantonnement.
Quand le propriétaire a-t-il obtenu pour la première fois le droit de demander le cantonnement ? C'est en 1782. Or, tous les droits d'usage sont antérieurs à 1782. Si l'on donnait aujourd'hui aux usagers le droit de demander le cantonnement, le propriétaire n'aurait pas plus le droit de se plaindre que l'usager n'avait le droit de le faire quand la faculté de demander le cantonnement a été accordé au propriétaire.
L'honorable M. Orts a dit que ce droit de demander le cantonnement a été introduit en 1792 par suite de fausses notions historiques sur l'origine du droit d'usage.
J'ai cité la loi de 1791 qui n'a pas été prise à une époque de réaction et sous l'influence des mauvaises passions dont a parlé l'honorable M. Orts, mais qui a été faite à un haut point de vue d'intérêt public, d'intérêt général, pour dégager les propriétés rurales des servitudes qui les grevaient.
M. Orts. - Un droit de vaine pâture est un droit réciproque.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Mais le droit de vaine pâture n'est qu'une servitude et l'on donnait à celui qui jouissait de la servitude le droit de demander le cantonnement. Le principe date donc non pas de 1792, mais de 1791 ; et il a pour origine une raison d'un haut intérêt général ; vous ne pouvez pas méconnaître que la servitude qui établit l'indivision de la propriété paralyse l'amélioration que le propriétaire pourrait apporter à sa propriété ; c'est ce qui a fait que le législateur a admis que tous les intéressés pouvaient provoquer le cantonnement.
(page 686) L’indivision pour la propriété n’est pas admise au-delà de 5 ans. L’indivision qu’établissaient les droits d’usage a des aussi pernicieux que ceux qui résultent de l'indivision quant à la propriété, et dés lors il faut par tous les moyens pousser à la division.
Est-il vrai que ce soit une fausse appréciation de l'origine des droits d'usage qui ait fait admettre le droit de demander le cantonnement pour les usagers ?
Je sais que des jurisconsultes, des historiens, ont prétendu qu'ils résultaient de concessions faites par les propriétaires à des individus qui, attirés par ces avantages, venaient s'établir sur leur propriété et, par l'agglomération de la population, offraient des avantages d'une autre nature, et très considérables, au propriétaire.
Sans doute on ne peut pas contester que certains droits d'usage aient eu cette origine, mais on est exposé à verser dans de graves erreurs quand on applique d'une manière trop absolue ce qui peut être une vérité historique dans certains cas. Ainsi quand on dit que les droits d'usage ont tous sans exception pour origine la concession faite par des propriétaires à des individus pour les engager à venir s'établir sur leurs terres, on verse dans une erreur.
Je crois que dans notre pays, il est peu de droits d'usage auxquels on puisse attribuer cette origine ; la raison en est que là où il n'y a pas de population, le bois n'a pas de valeur et que là où le bois n'a pas de valeur, il n'est point un appât suffisant pour engager quelqu'un à se dépayser.
Ainsi aujourd'hui en Amérique où il y a encore beaucoup de forêts vierges, vous aurez beau offrir aux populations qui voudront s'établir dans ces contrées des droits d'usages, personne ne s'y transportera pour jouir de concessions semblables.
La plus grande partie des bois grevés du droit d'usage se trouvent dans le Luxembourg, il y en a certainement beaucoup plus dans cette province que dans les autres parties du pays.
On ne peut admettre que les concessions de droits d'usage qui y remontent à quatre siècles aient été faites pour attirer des populations, car quelle était la valeur du bois au dix-huitième siècle, en 1720, dans la partie la plus fertile du Luxembourg ? Le double stère de bois ne se vendait, si les documents que j'ai vus sont exacts, au prix de 8 sols du pays.
Des usines ont été construites à cette époque par un propriétaire, parce que les maîtres de forges ne voulaient pas lui donner de son bois le prix que je viens d'indiquer.
Ce n'est donc pas dans les forêts des Ardennes qu'on a pu attirer des populations en leur concédant le droit de pâturage et le bois nécessaire à leur chauffage. Le bois n'avait pas de valeur, ce ne pouvait être pour les populations une raison suffisante de déplacement.
Les droits d'usage, en France dans certaines localités, peuvent avoir eu l'origine indiquée par la plupart des historiens, mais dans le Luxembourg ils ont eu, selon moi, pour origine la dépossession des communes, je crois que celles-ci étaient propriétaires, et que sous prétexte de faire la police dans les forêts on les a dépossédées.
Je ne dis pas que tous les droits d'usage aient cette origine, mais les études que j'ai faites m'ont convaincu qu'il en était ainsi pour la province de Luxembourg. Qu'on lise l'ordonnance de 1617, et l'on verra que les droits d'usage tels qu'ils s'exerçaient avant cette époque, tiennent beaucoup plus de la pleine propriété que des droits d'usage proprement dits ; l'on verra que par cette ordonnance même, il n'y avait guère que la police de la forêt qui fût réservée au propriétaire ; que, quant aux produits, aucune réserve n'est pour ainsi dire faite à son profit.
Ce n'est que peu à peu que les droits des usagers ont été restreints, que les droits des propriétaires ont été assurés et augmentés. Ce n'est que par l'ordonnance de 1754 que le tiers des produits a été assuré au propriétaire ; ce n'est que par des ordonnances postérieures que ses droits ont été étendus, et que le droit de ce que nous appelons usager a pris véritablement le caractère de la servitude.
Abandonnant maintenant ce point historique, est-il juste d'établir pour le propriétaire un autre régime que pour l'usager ?
Vous prétendez que le droit de propriété est sacré, qu'on ne peut y porter aucune atteinte. Je suis de votre avis ; mais je demanderai le même respect pour les titres des usagers ; je demanderai pourquoi on croit pouvoir plutôt porter atteinte aux droits des usagers qu'à ceux du propriétaire. Si vous, vous voulez respecter la propriété partout, et telle qu'elle est constituée par les titres, ne soyez pas favorable aux propriétaires et défavorable aux usagers ; déclarez que les titres primitifs seront maintenus, dites que l'usager ne pourra pas demander le cantonnement, tant que le titre primitif ne sera pas modifié, mais qu'il le pourra dès qu'une atteinte y sera portée.
Si l'intérêt général exige certaines restrictions, permettez aux usagers de dégager cet intérêt général, de lui donner satisfaction, en leur accordant le droit de demander le cantonnement.
J'admets que, dans un intérêt général, l'administration, la société prenne cette mesure. Mais pourquoi ne permettriez-vous pas à l'usager de donner satisfaction à l'intérêt général ? Pourquoi ne lui donneriez-vous pas le droit de dire : Si l'intérêt général exige qu'on réduise mon droit à une quantité moindre, je veux demander le cantonnement. Mon droit tombera sous le régime des lois forestières ; l'intérêt général sera satisfait. Le droit des propriétaires et des usagers sera concilié. Voilà ce qui est conforme à la justice. Mais lorsque vous prenez une mesure, d'une part pour le propriétaire, d'autre part contre l’usager, cela ne me paraît pas faire la partie égale au propriétaire et à l’usager.
On nous a dit que toutes ces restrictions, que nous établissons dans la législation actuelle, existaient déjà dans la législation précédente. Ce droit laissé à l'administration existe jusqu'à un certain point, surtout, dans les législations antérieures. Mais remarquez que ce que nous introduisons ce ne sont pas des règles fixes. Nous introduisons des règles pour l'avenir, laissant à l'administration le soin de les appliquer comme bon lui semble. Voilà le danger.
Prenons un exemple : aujourd'hui, les usagers ont le droit de pâturage, en vertu d'un titre. Je prends les forêts de l'Etat, qui sont grevées du plus grand nombre de droits d'usage. L'administration peut déclarer demain que le pâturage ne viendra qu'après la vingtième feuille. C'est une époque où le pâturage n'a plus aucune espèce de valeur. L'usager doit-il supporter cette modification à son titre, sans pouvoir jamais réclamer le cantonnement ? Il dépendra de l'administration de réduire les droits d'usage ; il ne dépendra pas de l'usager de donner satisfaction à l'intérêt général en demandant le cantonnement ! Il me semble qu'il faut faire la partie égale au propriétaire et à l'usager, ou respecter les titres en faveur de l'un et de l'autre, ou, si vous donnez au propriétaire certains droits, donner des droits équivalents à l'usager.
L'honorable M. Orts nous a dit que la position des propriétaires avait aussi été aggravée. Cela peut être vrai à certains égards ; mais le contraire existe aussi. La position des propriétaires, dans certains cas, est améliorée. Ainsi, par exemple, on a tracé, dans les ordonnances antérieures, des limites au-delà desquelles l'usager ne peut rien réclamer : ainsi le tiers de la forêt est réservé au propriétaire, quel que soit le nombre des usagers. Si cependant le nombre des usagers augmente, ils doivent tous payer la redevance, ce qui augmente la rente perçue par le propriétaire. Dans la plupart des droits d'usage, les rentes ne sont pas abolies ; elles existent encore aujourd'hui et sont acquittées tous les ans.
Je persiste donc à croire que le système proposé par le gouvernement est celui qui est le plus conforme aux règles de la justice. Le droit d'usage est, en lui-même, aussi respectable que celui de la propriété, il doit être sauvegardé aussi bien que celui de la propriété même, et quand on vient dire, comme l'a fait l'honorable M. Lelièvre, que l'usage n'est pas un droit à la propriété, c'est une sorte de jeu de mots ; car si ce n'est pas une copropriété dans le sens absolu du mot, ce n'en est pas moins un droit réel, qui est incrusté au fonds, que le propriétaire ne peut dénier, qui doit être respecté, comme le droit même de propriété.
Je crois, par ces motifs, que l'article doit être maintenu, comme le propose le gouvernement.
M. Orts, rapporteur. - Je ne veux dire qu'un mot, parce que je ne puis laisser passer sans contradition une assertion dangereuse de M. le ministre de la justice. Je considère, pour le Luxembourg, partout, l'origine des droits d'usage comme complètement différente de celle qu'il vient d'énoncer. Je n'admets pas comme possible, que les communes aient été, antérieurement au droit d'usage, propriétaires de forêts, et que ce soit par abus que le droit de propriété ait été converti en droit d'usage.
C'est la pensée, je le sais, qui a inspiré la loi de 1792, contre laquelle la commission s'élève pour faire prévaloir un régime différent, parce que cette pensée est fausse et injuste. Mais la commission peut invoquer en sa faveur l'opinion de la majorité des auteurs, historiens et juristes, et le plus grand nombre des décisions de justice, en France, dont les usages forestiers et les traditions ont, dans certaines provinces, tant d'analogie avec les nôtres.
Il n'y a qu'une raison en faveur du système de M. le ministre de la justice, il faut admettre la constitution des communes comme antérieure à la constitution des droits d'usage. Or, il est complètement faux qu'il y ait eu des propriétés communales rurales, des communes rurales constituées dans notre pays, avant l'époque à laquelle remonte la majeure partie des droits d'usage. Et je défie M. le ministre de la justice de citer, dans le Luxembourg, une commune rurale, aucune propriété communale rurale, à une époque se rapportant à celle où les droits d'usage ont pris naissance. Les titres sont là.
Les titres des droits d'usage, messieurs, ne sont pas aussi rares qu'on veut le faire croire. En l'an VIII, si je ne me trompe, de la République, ils ont été fournis au gouvernement pour être vérifiés. Beaucoup de ces titres sont entre les mains d'un grand nombre de communes.
J'ai eu l'occasion d'en voir un grand nombre,conccrnant la province de Hainaut entre autres ; j'ai constatéque ces titres étaient des chartes de communes, des octrois de libertés communales, pour ainsi dire l'acte de naissance de la commune elle-même. Ce qui prouve la vérité de mon appréciation pour le Luxembourg, c'est une disposition même de la coutume de cette province. Un article, dont le chiffre m'échappe, accorde aux communes le droit d'établir, par témoins, leur possession de l'usage, en ajoutant qu'elles ne pourront jamais prétendre à la copropriété du fonds. C'esl bien là l'exclusion la plus formelle du système de la propriété antérieure du fonds, dont parlait tout à l'heure M. le ministre de la justice.
Du reste, messieurs, les historiens de notre pays sont d'accord sur ce point avec les historiens français, avec toud ceux qui ont cherché à éclairer les lois par l’histoire, ce qui, comme je l'ai dit, est souvent très utile.
L'un des hommes qui connaissaient le mieux les usages de notre pays et qui les ont le mieux expliqués, Raepsael, dans son traité historique sur l'origine des droits des Belges, traite de l'origine du droit du cantonnement, du droit d'usage dans les forêts, au point de vue justement des coutumes du Luxembourg, des chartes de ce pays, des actes émanés de diverses autorités qui l'ont administré et qui l'ont gouverné, et M. Rapsaet arrive aux mêmes conclusions où sont arrivés pour la France MM. Guizot et Sismondi, et pour l'Allemagne, M. de Savigny, quant à l'antériorité prétendue d'une organisation communale des campagnes.
Je pense donc qu'on ne peut sur ce point conserver le moindre doute. Il est impossible d'admettre que la propriété communale soit plus ancienne que le droit d'usage. La commune elle-même est évidemment d'institution postérieure. On pourrait soutenir le contraire pour les pays où la domination romaine était fortement constituée, où le régime municipal romain avait pu s'introduire à la suite de la conquête, comme dans le midi de la France, dans ce que l'on appelait les pays de droit écrit. Mais une observation n'a pas échappé aux historiens que je citais : dans ces pays où la constitution municipale romaine a vécu et continué à vivre jusqu'aux temps modernes, on ne rencontre que peu ou pas le droit d'usage dans les forêts.
Je ne m'étendrai pas davantage sur ce point qui est surtout historique ; peut-être en ai-je déjà trop dit. Je me borne à ajouter deux courtes réflexions sur l'objet spécial du débat.
Je persiste à dire qu'il est injuste d'accorder l'action en cantonnement à l'usager. En effet par cette mesure et d'après les principes votés déjà, vous admettriez que l'usager a le droit de faire apprécier la valeur originaire de son titre dans l'action en cantonnement, c'est-à-dire de se faire donner une indemnité pour le pâturage des moutons, par exemple, supprimé depuis trois cents ans dans notre pays. Vous voudriez que l'usager qui ne peut plus exercer le droit de pâturage des moutons, pût venir demander une part de la propriété foncière équivalente à ce droit supprimé depuis trois siècles.
Voilà encore une des raisons capitales pour lesquelles je m'oppose à l'action en cantonnement attribuée a l'usager comme au propriétaire.
Le cantonnement, lorsqu'il s'agit d'usages en bois, a un second désavantage, un second inconvénient capital aujourd'hui pour le propriétaire, et qu'il n'avait pas jadis alors que les bois avaient cette mince valeur qu'invoquait très bien l'honorable ministre de la justice.
Que fait l'action en cantonnement ? Elle donne au propriétaire de bois, dans l'usage, qui ne peut faire commerce avec le bois provenant de son droit d'usage avant cette opération, l'opération faite un rival industriel dans la localité même où il se trouve. Ainsi, si le propriétaire doit abandonner pour cantonner un tiers de sa propriété dans une commune où il était seul vendeur de bois, il constitue un second vendeur qui a le tiers de son fonds industriel pour lui faire concurrence. C'est encore là une considération, me semble-t-il, très puissante pour ne pas favoriser outre mesure l'action en cantonnement en faveur des usagers.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne comprends pas la dernière raison que l'on vient de donner. On nous dit que le propriétaire de bois aura des rivaux dans les usagers.
M. Orts. - Après le cantonnement. Permettez-moi de m'expliquer.
Je suppose une forêt appartenant à un propriétaire qui est le seul dans la commune et qui est grevée de droits d'usage au profit de la commune. Ce propriétaire vend le bois qui lui appartient et il n'a pas de concurrent. La commune devient propriétaire du tiers de la forêt. Il a à côté de lui un individu qui a le tiers de son fonds industriel et qui vient lui faire concurrence.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Mais si les usagers ne reçoivent plus de bois, ils devront en acheter et le nombre d'acheteurs augmentera. Quant à l'origine du droit d'usage, la raison que l'honorable rapporteur croit péremptoire ne me convainc pas. Vous nous dites qu'il faudrait prouver que la commune, comme corps communal, existait avant le droit d'usage, pour pouvoir admettre qu'elle a été propriétaire de la totalité de la forêt. Mais, messieurs, il n'est pas démontré jusqu'à présent quelle est véritablement la nature du droit d'usage, si c'est un droit communal ou si c'est un droit particulier. C'est là une question très difficile, très contestée, et que je recommanderai à l'attention de l'honorable M. Orts.
C'est un droit qui, aujourd'hui, est communal dans son administration, mais qui est individuel dans sa jouissance ; et la commune ne pourrait pas disposer du bois provenant du droit d'usage, comme elle peut disposer, par exemple, du bois provenant de ses bois communaux, et, selon moi, il est certain que, dans le principe, les propriétaires faisant partie de l'agglomération appelée commune ont possédé la totalité de la forêt en quelque sorte ut singuli, possession qui a pu très bien exister sans que la commune ait été organisée comme nous la voyons aujourd'hui. Une preuve qu'aujourd'hui encore le droit individuel domine dans le droit d'usage, c'est qu'une commune ne pourrait, pour payer des charges communales, vendre le bois qui provient du droit d'usage.
Vous voyez donc bien que ce n'est pas là une propriété communale dans la véritable acception du mot, lorsqu'il s'agit de bois qui sont véritablement la propriété de la commune, celle-ci peut en disposer comme bon lui semble ; elle peut les vendre pour acquitter les charges communales ou partager le produit entre ses habitants.
Ainsi ce droit qu'on considère comme étant nécessairement antérieur aux communes peut avoir existé pour les particuliers faisant partie de la communauté, sans que la commune ait existé avec son organisation actuelle, ou moderne si l'on veut.
M. Moncheur. - L'honorable ministre de la justice nous a reproché de vouloir innover puisque la loi de 1792 établit un principe contraire à celui que nous voulons faire prévaloir aujourd'hui et que cette loi de 1792 est encore en vigueur en Belgique. L'honorable rapporteur vous a déjà très bien dit au milieu de quelles mauvaises passions cette loi de 1792 était née ; il vous a cité le préambule de cette loi qui en indique le but et la portée ; mais, messieurs, voulez-vous avoir encore une autre preuve du peu d'autorité que cette loi peut avoir, veuillez entendre la lecture de son article 6, vous verrez que non seulement les auteurs n'ont respecté aucun des principes établis sur la matière, mais encore qu'ils ont foulé aux pieds l'autorité de la chose jugée et la loi des contrats.
Cet article porte :
«Tous les cantonnements prononcés par édits, déclarations, arrêts du conseil, lettres patentes et jugements, ou convenus par transactions et aulres actes de ce genre, pourront être révisés, cassés ou réformés par les tribunaux de district. »
Vous voyez donc que cette loi de 1792 ne respectait pas même les droits acquis par des actes authentiques.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne défends pas tous les articles de la loi de 1792 ; mais la loi de 1791 admettait ce principe.
M. Moncheur. - Je cite cet article pour démontrer à la chambre dans quelles circonstances la loi de 1792, sur laquelle on s'appuie, a dû être portée pour pouvoir émettre des principes comme ceux-là, et combien on a eu raison en France de l'abroger.
Quant au sous-amendement que j'ai eu l'honneur de déposer, je dois malgré l'heure avancée répondre quelques mots à l'honorable rapporteur.
Voici, messieurs, quelle serait la législation sur la matière si vous n'admettiez pas mon amendement.
Il serait interdit à certains usagers, par exemple, aux usagers au bois de chauffage, d'exiger du propriétaire le cantonnement ; mais il serait permis à certains autres usagers, c'est-à-dire aux usagers au bois mort, au pâturage, à la glandée et autres usages moindres que l'usage au bois de chauffage ou au bois de construction, d'intenter contre le propriétaire la même action, excepté qu'au lieu d'une partie du sol, ils exigeraient une indemnité en argent. Ainsi ces derniers usagers pourraient venir dire au propriétaire : Nous ne voulons plus jouir des droits que nous possédons, mais en revanche nous voulons une somme d'argent. Je demande si cela est raisonnable et logique. Non, sans doute ; aussi comme je l'ai dit tout à l'heure, l'honorable rapporteur n'avait pas trouvé un mot pour justifier cette anomalie dans son rapport imprimé, et il l'a mal justifiée dans ce qu'il vient de vous dire. En effet, si vous refusez aux usagers qui ont le droit le plus proche de celui de la propriété, l'action en cantonnement, qui est une véritable action en partage, à plus forte raison devez-vous refuser cette action à ceux qui ont un droit moindre que ceux-là.
L'honorable rapporteur n'oppose en définitive à mon amendement que cette considération, qu'il serait moins dur pour le propriétaire de donner de l'argent aux usagers que de leur abandonner une partie de son terrain. Mais d'abord, messieurs, veuillez remarquer que cette considération est absolument indifférente quanl au fond du droit. De deux choses l'une, ou les usagers de la seconde catégorie ont le droit d'intenter contre le propriétaire l'action en rachat ou ils ne l'ont pas ; s'ils ne l'ont pas, cette considération que l'abandon d'une somme d'argent pourrait être un sacrifice moindre pour le propriétaire que la cession d'une partie du sol, cette considération, dis-je, ne peut avoir absolument aucune influence sur le principe même. Or, on ne peut transiger avec les principes.
Veuillez remarquer, messieurs, que la commission a établi les deux catégories d'usagers d'une manière arbitraire. Elle a même changé ce qui existe aujourd'hui. En effet, dans l'état actuel de la législation, l'usage au bois mort donne lieu au cantonnement. (Interruption.)
Oui, je repète que c'est la commission gouvernementale et après elle la commission de la chambre qui ont proposé de faire rentrer l'usage au bois mort dans la catégorie de ce que j'appelle les petits usages, lesquels ne donnent pas lieu au cantonnement, mais au rachat en argent ; or, il pourra arriver que les mêmes usagers aient, tout à la fois, dans le même bois et l'usage au bois mort, et l’usage au pâturage, et l'usage à la glandée, et l'usage au panage, etc.
Eh bien, ces usagers pourront donc intenter une action en rachat ou en indemnité pour tous ces usages réunis, ce qui pourra être considérable et emporter un sacrifice très lourd pour le propriétaire. Vous voyez donc, messieurs, qu'il ne s'agit pas ici d'imposer au propriétaire, comme l'a dit l'honorable rapporteur, un très léger sacrifice, à titre de transaction entre notre système et celui du gouvernement, transaction que, pour ma part, je réprouve.
(page 688) Que savez-vous, d'ailleurs, s'il ne serait pas plus dur, plus difficile, pour le propriétaire de donner une somme d'argent, que d'abandonner une partie de sa propriété ?
Vous voulez accorder aux usagers le droit d'intenter l'action contre le propriétaire ; mais si le propriétaire ne possède pas la somme suffisante, vous arrivez au même résultat que si vous accordiez l'action en cantonnement proprement dite, car vous forcez le propriétaire à vendre une partie de son fonds pour compter aux usagers la somme qui sera exigée de lui.
L'honorable rapporteur avoue qu'il y a quelque chose d'un peu exorbitant dans ce système, mais cependant pas aussi exorbitant que si on accordait aux usagers l'action en cantonnement ; je prends acte de cet aveu, et je ne comprends pas qu'on puisse faire fléchir ces principes devant une vaine distinction entre une indemnité en argent ou une indemnité en terrain ; cette distinction étant absolument nulle au point de vue du droit.
Mon amendement n'a donc pas été combattu par des raisons solides ; je pense, au contraire, qu'il repose sur des raisons irréfutables. Je persiste, en conséquence, à demander que tous les usagers soient mis sur la même ligne et que l'action en cantonnement ou en rachat leur soit refusée à tous.
- La séance est levée à 4 heures et demie.