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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 1 avril 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. A. Vandenpeereboom (page 1063) procède à l'appel nominal à une heure et demie.

La séance est ouverte.

M. de Perceval lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs habitants de la ville de Bruxelles demandent la révision de la loi sur la garde civique, et prient la chambre de diviser cette garde en deux bans. »

- Même renvoi.


« Plusieurs habitants d'Ousselghem demandent qu'il soit pris des mesures pour relever l'industrie linière. »

« Même demande de plusieurs habitants d'Ardoye. »

M. Rodenbach. - Messieurs, une centaine de notables d'Ardoye, district de Roulers, parmi lesquels on remarque les autorités de la commune, signalent le malheur qui vient d'atteindre les ouvriers tisserands de cette nombreuse population. Ils supplient le gouvernement de venir promptement au secours de l'industrie linière par l'établissement d'une société d'exportation, afin que les magasins ne restent plus encombrés de marchandises et le travail en stagnation, faute de débouchés.

Je demande pour cette pétition, ainsi que pour celle d'Ousselghem, arrondissement de Thielt, le renvoi à la commission avec demande d'un prompt rapport.

M. le Bailly de Tilleghem. - J'appuie cette proposition.

- Cette proposition est adoptée.


M. Laurent, professeur à l'université de Gand, fait hommage à la chambre de son Histoire du droit des gens et des relations internationales.

- Dépôt à la bibliothèque.


M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre 110 exemplaires du mouvement de l'état civil pendant l'année 1849.

- Distribution aux membres.

Projet de loi sur le crédit foncier

Discussion générale

M. Clep. - Messieurs, j'ai bien examiné, je crois, le projet de loi ; j'ai écouté attentivement la discussion, et je dois déclarer à la chambre que je n'augure pas de cette loi tous le bien que ses auteurs s'en sont promis, ni tout le mal qu'en attendent ses adversaires. De part et d'autre l'on est allé peut-être jusqu'aux extrêmes.

Je n'examinerai pas le projet de loi au point de vue où se sont placés la plupart des orateurs qui ont parlé dans ce débat. Je ne suis pas assez familiarisé avec la législation qui régit cette matière dans d'autres pays ; ce qu'il importe de rechercher, c'est de savoir si les dispositions qui nous sont présentées se trouvent en rapport avec les besoins de notre pays, la circulation des capitaux, le cours des intérêts et l'état de subdivision de la propriété en Belgique. Je laisse à d'autres l'examen des questions purement théoriques, mais permettez-moi comme homme pratique et comme ayant acquis, dans une assez longue carrière, quelque expérience de la manière dont se font les prêts hypothécaires, de vous présenter certaines observations pour lesquelles je n'abuserai pas de votre obligeante attention.

Je dois le reconnaître, le projet de loi a été inspiré par les meilleures intentions ; mais la loi n'est ni urgente ni nécessaire. Si elle est adoptée, elle restera longtemps à l'état de lettre morte ; elle ne fonctionnera pas ou le fera très faiblement, et cependant le conseil d'administration, les commissaires et le surplus du personnel seront salariés ; il y aura encore bien d'autres frais d'administration. Le payement de tous ces traitements et frais sera chose sûre, cette dépense influera sur le cours des lettres de gage, le remboursement sera différé ou ne se fera pas, et tout cela occasionnera un large mécompte à la liquidation de l'association.

J'ai dit que la loi n'était ni urgente ni nécessaire ; et en effet, messieurs, bien mal avisé serait l'individu qui s'adresserait à la caisse du crédit foncier pour emprunter par lettres de gage, lesquelles, vendues au cours de la bourse, diminueraient probablement à l'instant le capital du cinquième, et par conséquent élèveraient à 6 1/4, ou à peu près, l'intérêt de l'argent réellement reçu, y compris l'annuité de 1 p. c. destinée à l'amortissement ; tandis qu’il est généralement connu que l'un trouve aujourd'hui à emprunter chez les particuliers et les notaires à l'intérêt de 4 et 4 1/2, même sans hypothèque, pour les personnes solvables.

Il y a, à la vérité, bien encore des prêts et reconnaissances sur hypothèque à l'intérêt de 5 du cent, et communément cela se rencontre lorsque le débiteur n'a pas de fortes garanties à présenter ou que le créancier est obligé d'accepter l'hypothèque telle qu'elle se trouve, sinon à s'en voir privé ; ces hypothèques sont aussi très souvent sur le dernier ou le seul immeuble du débiteur et encore les hypothèques judiciaires. Mais pour le propriétaire qui offre de n'hypothéquer, à savoir : ses propriétés bâties et les forêts que jusqu'à concurrence du quart de la valeur, et ses autres biens immeubles jusqu'à la moitié de la valeur et par première hypothèque, ainsi qu'il serait tenu de le faire vis-à-vis la caisse de crédit, d'après l'article 7 du projet de loi. Pour celui-ci, soyez-en sûrs, messieurs, il trouvera partout à emprunter en Belgique à 4 1/2, et le plus souvent à 4 p. c.

Messieurs, j'ai avancé aussi que l'intérêt seul de l'argent à provenir de la lettre de gage s'élèverait à 5 et 1/4, non compris et indépendamment l'annuité de 1 p. c. à payer pour l'amortissement. Cela est l'on ne peut pas plus palpable ; et, en effet, messieurs, ce sera pour se procurer des espèces que l'emprunteur s'adressera à la caisse de crédit, et pour sa lettre de gage au capital de 100 francs, à 4 du cent, il ne recevra sur le cours actuel, réellement que 80 francs ou très peu plus. Voilà donc de suite l'intérêt monté à 5 et 1/4 ou très rapproché. Cela est incontestable au cours du jour, et d'après toutes les probabilités le taux des fonds publics ne s'améliorera pas d'ici à longtemps. Ce n'est pas tout, outre les 5 du cent et au-delà d'intérêt proprement dit, l'emprunteur resterait encore tenu de contribuer dans l'éventualité des pertes de l'association, et à payer un supplément d'intérêt, ainsi qu'il est réglé par l'article 6, s'il entend se libérer avant le terme. Mais ensuite que d'embarras, que de lenteurs et de démarches avant d'obtenir des lettres de gage et avant qu'elles soient réalisées en espèces ; l'emprunteur devrait encore la plupart de temps passer par une expertise, dont, à coup sûr, la dépense onéreuse serait à sa charge, au lieu qu'en empruntant d'un particulier, il éviterait tous ces embarras, ces frais et il recevrait le plus souvent à l'instant les espèces.

Si maintenant je fais la comparaison des frais à payer pour les emprunts à faire à la caisse de crédit et pour ceux sur hypothèque entre les particuliers, je trouve la dépense bien supérieure, bien plus onéreuse envers la caisse de crédit. Il est vrai que dans le calcul des intérêts j'ai fait entrer en ligne de compte le quart ou les deux huitièmes à payer pour frais par forme d'intérêts, mais aussi et abstraction de ce quart, j'ai démontré que l'intérêt restant s'élèverait encore toujours jusqu'à 5 du 100 tout au moins, de la somme en espèces réellement reçue pour la vente de la lettre de gage. Que ce quart soit compté pour la dépense de l'administration, l'acte notarié et l'enregistrement, n'importe, c'est l'emprunteur qui le payera annuellement. Je puis donc raisonnablement me permettre de compter ledit quart pour frais.

Or, ce quart élèverait la dépense, pour un prêt au capital de 10,000 fr. remboursé au terme convenu de 42 ans, jusqu'à la somme énorme de 10 1/5 p. c. de la lettre de gage, et à bien plus encore sur la somme réalisée en espèces ; car je vous prie de bien vouloir remarquer, messieurs, que la lettre de gage à 4 p. c. se vendra toujours infiniment au-dessous du pair ; lesdits frais se monteront encore à 5 du cent pour l'emprunteur qui se libérera à 20 ans. Cette dépense serait excessivement onéreuse ; la proportion serait la même pour les sommes plus ou moins fortes, car il est très probable que peu d'emprunteurs contracteront avec l'intention de se libérer plus tôt ou dans un délai plus rapproché, puisque pour la réalisation des lettres de gage en espèces, ils devraient perdre de suite le cinquième ou à peu près sur le capital des mêmes titres. Indépendamment desdits frais exorbitants, l'emprunteur sera encore tenu de payer ; 1° le plus souvent un homme d'affaires, l'intermédiaire entre l'emprunteur et le courtier qui vendra la lettre de gage ; 2° les frais de courtage ; 3° les frais de transport des espèces en province ou à la campagne ; 4° les frais des remboursements nécessités en vertu de l'article 13, alors que des hypothèques antérieures grèvent l'immeuble offert en garantie ; 5° et tous les salaires alloués par l'article 26 au conservateur des hypothèques.

Par contre et pour les prêts entre particuliers, la dépense à payer aux notaires, enregistrement et celle aux hypothèques compris, cette dépense ne serait, sur un même capital de 10,000 francs, que de 200 à 225 fr, ou de 2 à 2 1/4 du cent tout au plus ; cette différence en moins est véritablement énorme et est tout au désavantage des prêts contractés à la caisse de crédit.

Si l'on m'objecte que la dépense des emprunts sur hypothèque entre particuliers est relativement plus élevée que 2 à 2 1/4 du cent, pour des capitaux minimes, je pourrai répondre qu'il ne dépend que du gouvernement de nous demander le pouvoir de faire un tarif pour diminuer lesdits frais sur les prêts de peu d'importance, ainsi qu'il l'a fait tout récemment pour les ventes et partages de biens immeubles, à l'occasion de la loi sur la révision du régime hypothécaire.

Puisque je parle des frais, je me permettrai de relever une erreur échappée sur cet objet à M. le ministre des finances. Dans la séance de samedi dernier, M. le ministre a dit que les actes de prêts sur hypothèque, entre particuliers, doivent être renouvelés au bout du terme pour lequel ils ont été convenus, et par conséquent qu'il faut de nouveaux frais. C'est là une erreur, une méprise involontaire, j'en suis sûr, de M. le ministre, car si, à l'expiration du terme, le prêteur ne réclame pas le remboursement et que le débiteur désire retenir le capital, l'acte notarié peut continuer de subsister et de maintenir l'hypothèque durant 30 ans ; c'est seulement le bordereau d'hypothèque qui doit se renouveler tous les 10 ans, et cette dépense est très minime. Si, comme je le suppose, M. le ministre est d'accord avec moi sur l'explication que je (page 1064) viens de donner, c'est que je l'aurai mal compris, et par suite qu'il reconnaît que les frais des prêts sur hypothèque entre les particuliers ne sont pas toujours aussi onéreux que son discours permettait de le faire supposer. M. le ministre aurait donc pu se dispenser de parler dans un sens aussi général des actes de renouvellement et de nouveaux frais véritablement inutiles entre les mêmes parties.

Les membres de la chambre qui sont favorables au projet de loi ne manqueront pas de répéter ce qui déjà a été dit, que la faveur de l'éventualité du sort pour les porteurs des lettres de gage d'être remboursés au pair, que cette chance de gain fera négocier les titres au taux rapproché du pair. Je ne partage pas l'opinion de ces honorables collègues ; cette circonstance influera bien un peu sur le cours, mais ce qui paraît certain pour moi, c'est que cette éventualité ne pourra jamais compenser les intérêts supérieurs et les frais plus élevés que ces emprunteurs seront tenus de payer en plus que pour les emprunts sur hypothèque entre particuliers.

En résumé, je répéterai que je crois que le projet de loi a été inspiré par les meilleures intentions ; mais en présence de la confiance et du capital circulant en Belgique, la loi n'est ni nécessaire ni opportune. Je pense encore, s'il arrivait qu'elle fût adoptée, qu'elle resterait à l'état de lettre morte par la raison incontestable, selon moi, que les emprunteurs à la caisse de crédit auraient à payer, je le redis encore, des intérêts supérieurs et des frais plus élevés que pour les emprunts sur hypothèque entre particuliers.

Messieurs, puisque j'ai été amené à dire un mot de la loi sur la révision du régime hypothécaire, loi si intimement liée au crédit foncier, j'ajouterai que je n'ai pas pris la parole lorsqu'elle s'est présentée devant la chambre. J'ai laissé à d'autres, plus habiles que moi, les soins de la discussion. La raison en est simple, c'est que j'approuvais les modifications proposées à l'ancienne législation. Aujourd'hui il n'en est pas de même, il en est tout autrement, et je dois déclarer que le projet en discussion, dans sa rédaction actuelle, ne saurait obtenir ni mes sympathies, ni mon vote.

Tout ce que le gouvernement devrait faire pour améliorer le crédit foncier, ce serait, selon moi, de présenter au plus tôt la loi qu'il nous a promise pour modifier dans une foule de ses dispositions la législation existante sur les expropriations forcées, et pour simplifier la procédure sur les ordres et distributions du prix des adjudications ; cette loi exercerait une grande influence sur les placements des fonds avec hypothèque, surtout pour les immeubles de peu de valeur, et probablement elle ferait diminuer encore le taux de l'intérêt de l'argent, ce que le gouvernenement paraît avoir en vue.

M. Cans. - Messieurs, un des principaux motifs mis en avant par plusieurs adversaires du projet de loi dont nous nous occupons, pour lui refuser leur approbation, c'est l'intervention du gouvernement, dont on trouve la responsabilité engagée ici d'une manière effrayante. On a fait de grands efforts pour démontrer que le gouvernement compromet l'avenir du pays par les mesures qu'il vient nous proposer. On a rappelé la doctrine déjà développée dans cette enceinte, qui ne laisse au gouvernement qu'une seule mission à remplir, celle de garantir la sécurité des personnes et des propriétés. C'est bien là le premier, le plus impérieux devoir de tout gouvernement, mais ce n'est pas le seul. L'institution des tribunaux pour rendre la justice, l'organisation de l'armée pour maintenir la tranquillité à l'intérieur et faire respecter les frontières, rendent nécessaire la création d'un troisième service destiné à assurer l'existence des deux premiers et la sienne propre ; c'est l'administration financière qui doit pourvoir à la perception de l'impôt.

Cette administration qui, à son origine, n'était entre les mains de l'Etat qu'un instrument destiné à faire arriver les impôts au trésor, ne peut-elle rendre d'autres services ? L'instrument ne peut-il être perfectionné et devenir d'une utilité plus grande et plus générale ? Au risque de m'écarter un peu des principes les plus rigoureux dont deux de nos honorables collègues se sont faits les champions, je n'hésite pas à me prononcer pour l'affirmative. J'y mets toutefois une condition : c'est que l'industrie privée soit impuissante à remplir efficacement la tâche que l'administration consent à assumer dans l'intérêt général. Toute la question est donc de savoir si l'intervention du gouvernement est nécessaire, si ses agents peuvent, mieux que d'autres, être utiles en prêtant leur ministère à des institutions d'une nature spéciale, comme la caisse du crédit foncier, ou comme la caisse de retraite votée l'année dernière.

Pour résoudre la question, il suffit de remarquer que la caisse de retraite pourra avoir à payer des rentes viagères, plus de 80 ans après le jour où le versement constitutif de la rente aura été effectué ; que la caisse du crédit foncier aura à recevoir, pendant 42 ans, les versements partiels destinés à amortir des fractions du capital emprunté et à rembourser au bout de ce terme la dernière lettre de gage. L'industrie privée, l'association, quelque solides que soient les bases sur lesquelles elle se sera établie, ne peuvent offrir les mêmes garanties de sécurité et de durée que l'Etat, pour des opérations qui doivent embrasser une période de temps tellement longue que deux ou trois générations auront disparu avant qu'elle ait pris fin. Comme pour la caisse de retraite, je n'éprouve donc aucun scrupule à accorder au gouvernement la part d'intervention, sans responsabilité, qu'il s'offre de prendre dans l'institution de la caisse du crédit foncier.

Messieurs, on ne reprochera pas à l'Angleterre de porter jusqu'à l'exagération le système de l'intervention de l'Etat, puisque le gouvernement y reste étranger à la construction ou à l'entretien des routes, ce que nous sommes habitués à considérer comme étant tout à fait de son domaine ; qu'il laisse à l'industrie privée la construction des canaux, des bassins de commerce dans les ports, des entrepôts, etc. Cependant, l'Angleterre a été la première à nous donner l'exemple de la création des rentes viagères, afin d'ouvrir une voie nouvelle aux placements des caisses d'épargnes, quoique le gouvernement eût pu ne pas s'en préoccuper.

Pour le crédit foncier, le gouvernement anglais va même beaucoup plus loin, car l'Etat se fait lui-même emprunteur, pour prêter directement aux propriétaires obérés de l'Irlande ; tandis que le projet de loi qui nous est soumis tend seulement à rapprocher les préteurs des emprunteurs, en donnant plus de sécurité aux uns, plus de facilités aux autres et en diminuant les frais pour tous.

L'Etat n'interviendra donc, en Belgique, que d'une manière passive et, pour me servir d'une expression employée par un honorable préopinant, je dirai que, dans l'exécution de la loi, l'administration des finances cessera de fonctionner comme pompe aspirante, pour se transformer en canal d'irrigation destiné à répandre la fertilité et la vie sur le sol hypothécaire.

Ce n'est pas, au reste, le seul service devenu public aujourd'hui, qui, dans l'origine, ait été institué pour l'usage exclusif des gouvernants. Il existe un édit de Louis XI sur les postes où on lit, que ledit seigneur ne veut et n'entend que la commodité dudit établissement ne soit autre que pour son service, à peine de la vie, pour les maîtres courriers qui y contreviendraient.

La génération qui va naître ne comprendra pas que, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, le service des télégraphes ait été réservé exclusivement à l'Etat dans plusieurs pays de l'Europe.

Qui oserait reprocher aux gouvernements d'avoir laissé le public prendre sa part des facilités, profiter des avantages que peuvent offrir des institutions créées d'abord en vue seulement des besoins de l'administration, pourvu que les services publics n'en souffrent pas, et à condition, bien entendu, que l'intérêt général le réclame ?

On agitera longtemps encore ces questions :

L'Etat doit-il tout faire ? l'Etat ne doit-il rien faire qui puisse être entrepris par l'industrie privée ?

La vérité, messieurs, n'est pas dans ces extrêmes.

On ne peut, à cet égard, poser des règles absolues : il faut avant tout tenir compte des moeurs et des habitudes des populations, tout en s'efforçant de les ramener vers les vrais principes.

Les peuples se ressentent du régime sous lequel ils ont vécu, longtemps même après qu'il a cessé de subsister. Pouvons-nous déjà nous flatter de pouvoir nous passer en tout et partout de l'intervention de l'Etat et devons-nous complètement la repousser ? Lorsque l'initiative individuelle restera en défaut de procurer à la société certaines améliorations dont le besoin commence à se faire sentir, le gouvernement devra-t-il s'abstenir ? Ne sera-t-il pas de son devoir de signaler à l'attention publique ces améliorations, d'indiquer et, au besoin, d'ouvrir la voie qui doit y conduire ?

La solution de ces questions ne me paraît pas douteuse.

Si le concours de l'Etat n'est pas pour moi un motif de repousser le projet de loi, les autres objections qu'il a soulevées ne m'ont pas touché. Je suis convaincu que la caisse du crédit foncier ne justifiera nullement les craintes que l'on a manifestées.

Pour prouver combien ces craintes sont empreintes d'exagération, il me suffira de grouper ce qui a été dit par quelques adversaires du projet : ce serait le meilleur moyen de les réfuter, s'il était encore besoin de le faire après le discours prononcé dans la séance de samedi par M. le ministre des finances. Ainsi qu'il l'a démontré victorieusement, le projet de loi ne donne aux propriétaires aucun droit nouveau. Ils ont depuis longtemps le droit de faire des emprunts et de donner leurs biens en hypothèque : depuis longtemps aussi ils en ont usé ; ils ont pu en abuser et ils pourraient le faire encore lors même que la caisse du crédit foncier ne serait pas instituée.

Un honorable orateur nous a dit que les charges dont la terre est grevée sont imputables en grande partie à la dissipation, à la passion du luxe et du jeu ; un autre, qu'en Belgique les spéculations de toute espèce, l'agiotage et les jeux de bourse tiennent une place très remarquable ; un troisième orateur nous a appris que c'est un grand bonheur pour le campagnard, lorsqu'il veut se procurer de l'argent, de n'en pas trouver ; que ce qui pousse le campagnard à chercher à emprunter, c'est ou l'inconduite, ou des séductions de famille auxquelles il cède trop facilement ; un quatrième enfin : qu'avec la facilité de trouver de l'argent à la caisse du crédit foncier, on fera des folies et que, dans ce siècle de luxe, on se dérangera de plus en plus ; que les pères de famille se diront : J'ai 42 ans devant moi, je puis jouir ; mes enfants pourront se débrouiller.

En entendant ce concert d'assertions étranges, je me suis demandé si l'on parlait de la Belgique et des Belges, et si l'on en parlait sérieusement.

Mais, si dans notre pays l'esprit de dissipation est porté si loin, les honorables membres ne doivent pas se borner à repousser le projet de loi, ils doivent demander l'interdiction absolue de la faculté d'emprunter ou même de vendre ses biens sans un conseil de famille. Il était inutile, comme nous venons de le faire, de réviser la législation sur le régime hypothécaire. Car la passion ne calcule pas. Pour celui qui veut dissiper, jouer, ce n'est pas par quelques formalités, par une (page 1065) différence de deux ou trois pour cent sur le produit, qu'il se laissera arrêter. Au dissipateur, il faut de l'argent, de l'argent à tout prix, et pourvu qu'il ail quelque garantie à donner, fût-elle même d'une réalisation éloignée, il est sûr d'en trouver.

Voyons-nous donc autour de nous tant de dissipateurs qu'il s'en faille alarmer à ce point ?

Toutefois, je veux bien admettre qu'il y en ait quelques-uns ; combien en compterons-nous ? Est-ce un sur cent, un sur cinquante, un sur vingt ? Mais pour empêcher un homme de dissiper son bien, ce qu'il peut faire d'ailleurs aujourd'hui déjà par d'autres moyens, renoncerez-vous à adopter des mesures qui doivent être utiles en général à tous ceux qui sont grevés de charges hypothécaires, ou qui seront dans le cas d'emprunter ?

Je crois, messieurs, que les honorables membres auxquels je réponds ne peuvent disconvenir qu'ils se sont laissés aller à un écart d'imagination. L'esprit d'ordre et d'économie qui est un caractère distinctif de nos populations ne sera pas modifié par l'institution de la caisse du crédit foncier. Ce caractère a résisté au contact des peuples avec lesquels nos pères se sont trouvés en rapport, lorsque la Belgique était gouvernée par des souverains étrangers. Malgré les guerres dont notre pays a été si souvent le théâtre, les ravages, les pertes que les invasions des armées étrangères ont causés ont toujours été promptement réparées.

Si la Belgique a été depuis longtemps un des pays les plus riches, si elle l'est encore aujourd'hui, c'est à cet esprit d'ordre et d'économie qu'elle le doit, et malgré quelques rares exceptions, nous le verrons se perpétuer.

Loin de contribuer à dissiper le capital acquis, la caisse du crédit foncier servira, au contraire, à l'accroître dans une proportion plus rapide que par le passé, en offrant un placement sûr, un emploi constant, et pour des fractions très minimes à toutes les épargnes qui restaient jusqu'ici souvent improductives.

Mon honorable collègue, représentant comme moi l'arrondissement de Bruxelles, nous a appris que les capitaux ne manquent pas au commerce et à l'industrie manufacturière... Je ne dirai pas que les capitaux manquent d'une manière absolue, mais s'ils ne manquent pas, ceux qui s'offrent sont tenus à un prix trop élevé : c'est le cri général de notre industrie, et l'honorable M. Rodenbach s'en faisait l'organe, il y a quelques jours, quand il nous disait, dans la discussion du traité avec la Sardaigne, que les tisserands flamands ne pouvaient lutter sous ce rapport avec les fabricants de toiles d'Irlande.

L'abaissement du taux de l'intérêt facilite le travail et permet de produire à bas prix ; les bas prix donnant aux classes ouvrières la possibilité de se procurer en plus grande abondance les choses nécessaires à la vie, réagissent à leur tour sur le travail pour lui donner une plus grande impulsion. Il est donc utile, nécessaire de travailler à amener un abaissement continu du taux de l'intérêt. Pour atteindre ce but, il n'y a qu'un moyen, c'est d'augmenter l'offre des capitaux ; c'est de faire en sorte que l'offre soit toujours égale, sinon plus grande que la demande. Pour y parvenir, il faut faire affluer sur le marché et rendre productifs les capitaux inactifs ou qui se cachent, soit faute d'emploi, soit parce que la sécurité paraît insuffisante. Les lettres de gage doivent amener ce résultat, et pour moi, ce serait un motif suffisant de donner à la loi mon vote approbatif.

Mais un avantage bien plus grand de l'institution, c'est d'opérer la libération par petits versements, par un amortissement si peu sensible que pour beaucoup d'emprunteurs, cumulé avec l'intérêt, il ne dépassera pas le taux payé annuellement pour l'intérêt tout seul, dans le système du remboursement du capital en un seul payement.

A propos de l'amortissement, je crois que mon honorable collègue de Bruxelles s'est mépris complètement sur l'opinion qu'il prête à Say, quand il a dit que cet auteur appelait avec raison l'amortissement du charlatanisme. Say a pu appliquer cette qualification à l'amortissement que décrètent les gouvernements qui font des emprunts, et qui greffent emprunts sur emprunts dans une proportion plus grande que l'action des amortissements antérieurement stipulés ; mais l'amortissement de sa dette par un propriétaire qui y affecte tous les ans une partie de son revenu n'est pas autre chose qu'une épargne capitalisée et ne mérite pas le nom de charlatanisme

Je relèverai, en passant, une erreur qui a échappé à deux honorables membres, MM. de Liedekerke et Osy. Suivant eux, l'emprunteur obligé de faire à la caisse un payement annuel de 5 1/4 p. c, tandis que le revenu de la terre n'est que de 2 1/2 à 3 p. c, sera forcé de suppléer environ 2 1/2 à 3 p. c, à prendre sur d'autres ressources. Ces honorables membres n'ont pas remarqué que l'emprunteur ne paye 5 1/4 p. c. que sur la moitié de la valeur de la propriété d'après le revenu cadastral, tandis que les 2 1/2 à 3 p. c. qu'ils supputent comme étant le produit du fermage doit se prendre sur la totalité : il restera donc, au contraire, un excédant à l'emprunteur. Je suppose une propriété dont le revenu cadastral serait de 2,000 fr, l'emprunteur obtiendra 40,000 fr. et payera pour annuité 2,100 fr. Le revenu cadastral étant en général d'un sixième au-dessous du fermage réel, le propriétaire recevra du fermier 2,400 fr. il aura un excédant de 300 fr., outre le profit qu'il retirera du capital de 40,000 fr. emprunté, car on ne peut pas supposer qu'il ait levé un capital pour ne pas le faire valoir.

Quoique ce soit une tâche assez désagréable que celle de relever des erreurs qui ont été articulées dans cette discussion, il est peut-être utile de le faire, pour éviter que le mécanisme et les effets de la loi soient envisagés sous un faux jour. Après le discours de M. le ministre des finances, c'est presque tout ce qu'il me reste à faire.

L'honorable M. Thibaut a cru qu'un passage de l'exposé des motifs contenait une erreur et, pour la redresser, il a dit qu'en 41 ans on rembourse 100,000 fr. par 41 à-compte, dont le premier est de 1,000 fr. et le dernier de 5.000 fr. à peu près. C'est l'honorable M. Thibaut lui-même qui s'est trompé. L'emprunteur rembourse 100,000 fr. par 41 à-compte annuels de l,000 fr. chacun, égaux du premier au dernier, ou 82 semestres de 500 fr. Mais comme il est palpable pour tout le monde qu'on ne peut rembourser 100,000 fr. avec 41 payements de 1,000 fr., on comprend que les intérêts composés sur tous ces payements successifs de 1,000 fr., pendant 41 ans, forment une somme de 59,000 fr. environ qui, avec les 41,000 fr. versés, reconstituent le capital de 100,000 francs emprunté.

Un autre orateur me semble également s'être trompé, quand il a avancé que la fusion ou la transformation de la dette hypothécaire sera impossible.

Au moins l'exemple qu'il a cité n'est-il pas concluant. Un propriétaire qui a emprunte 18,000 francs sur une propriété bâtie d'une valeur de 40,000 francs pourra, à son grand avantage et sans aucunement nuire à la position du créancier inscrit en première ligne, demander des lettres de gage pour les 10,000 francs qu'il peut obtenir. Ces 10,000 francs seront remboursés au créancier à qui il ne sera plus dû que 8,000 fr., j et quoique ce dernier ait laissé primer son inscription par la caisse, et dès lors, arrive seulement en seconde ligne, il verra sa position s'améliorer d'année en année par l'action lente mais continue de l'amortissement.

Le créancier n'aura donc pas de motif de refuser son consentement à cette opération.

Quant au débiteur, il est probable qu'il paye déjà 5 p. c. d'intérêt des 18,000 francs empruntés sur propriété bâtie ; il continuera encore à payer la même somme, mais elle ne servira plus seulement à acquitter les intérêts : une partie sera affectée à l'amortissement et il ne sera plus sous le coup d'un remboursement du capital que pour une somme de 8,000 francs. La demande du remboursement survenant dans un moment peu opportun, il sera bien plus facile d'y faire face pour 8,000 francs que pour 18,000 francs.

J'ai raisonné sur les chiffres adoptés par l'honorable membre dans l'exemple qu'il a cité ; il en serait de même si le montant de la créance était plus élevé : la position du créancier dont l'inscription suit celle de la caisse tendra constamment à s'améliorer. La fusion de la dette hypothécaire est donc loin d'être impossible.

L'honorable membre auquel je réponds a rappelé que dans les discussions sur la loi des denrées alimentaires, raisonnant au point de vue de la production, j'ai exprimé le regret que beaucoup de propriétaires et de fermiers avec un capital insuffisant cherchassent à agrandir leur domaine plutôt qu'à l'améliorer. Je n'ai pas à retirer ce que j'ai dit ; le fait est, je crois, incontestable ; mais je ferai observer que c'est là un état de choses, résultat de l'ignorance et des préjugés, qui n'a pas attendu, pour prendre naissance, l'institution du crédit foncier. L'honorable membre le reconnaît lui-même quand il dit que l'amour de la propriété est souvent poussé jusqu'au fanatisme. Ce fanatisme du propriétaire comme la passion du dissipateur ne raisonne pas. Quel remède faut-il opposer à ce mal ? Un bon enseignement agricole qui remplace la routine par l'instruction et surtout l'exemple donné par les propriétaires les plus éclairés.

C'est autant par l'exemple des propriétaires que par la constitution même de la propriété que l'agriculture a fait tant de progrès en Angleterre. L'enseignement agricole doit surtout revêtir la forme de l'enseignement mutuel ; les propriétaires doivent s'en faire les moniteurs. Lorsque les cultivateurs verront les grands propriétaires ne chercher à arrondir leur domaine qu'après y avoir fait exécuter toutes les améliorations dont il est susceptible, ils comprendront que la terre n'est pas la seule propriété à laquelle il faille attacher du prix, ils consacreront une plus grande partie de leur capital en améliorations, en acquisitions d'ustensiles perfectionnés et de bestiaux, et petit à petit disparaîtra le préjugé qui jette encore une certaine défaveur dans nos campagnes sur le propriétaire qui emprunte en hypothéquant son bien. Alors augmentera l'importance de la caisse du crédit foncier, et l'heureuse influence qu'elle est appelé à exercer sur la condition de l'agriculture dans le pays portera ses fruits.

Messieurs, mon vote sera favorable à la loi, parce qu'elle concilie l'intérêt général du pays, avec l'intérêt particulier des propriétaires et des capitalistes.

Pour le pays, l'institution de la caisse du crédit foncier doit amener une réduction du taux de l'intérêt, favorable au travail national, en faisant affluer sur le marché et rendant productifs des capitaux jusqu'ici inactifs.

Elle offrira un placement plus sûr que les fonds publics, aux établissements publics et aux caisses d'épargne. Pour le propriétaire qui doit emprunter : 1° Elle lui fera trouver plus facilement des capitaux ; 2° Elle lui permettra d'opérer sa libération par fractions ; et par là : 3° Elle lui évitera l'obligation de satisfaire à des demandes da remboursement lorsqu'il n'y est pas préparé, ce qui souvent le met dans la nécessité de se défaire désavantageusement de son bien.

(page 1066) Pour le capitaliste :

1° Il trouvera à placer plus facilement son capital qui, maintenant, reste quelquefois sans emploi, quand il ne veut pas le fractionner entre plusieurs hypothèques. Il y aura moins de perte d'intérêts.

2° Il reconnaîtra que le placement est non seulement plus sûr, mais que le service des intérêts se fait plus exactement.

3° Il n'aura pas à s'inquiéter si l'immeuble est une propriété bâtie ou un bois ; il sera dispensé de le surveiller, ce service sera fait par l'administration et sans frais pour lui.

4° Il deviendra étranger à toute expropriation, il n'aura plus à s'embarrasser dans des procédures lentes et compliquées, qui, malgré les deux années d'intérêts ajoutées au capital inscrit, le laissent souvent en perte.

Ces avantages me semblent assez grands pour déterminer la chambre à adopter le projet de loi.

M. de Theux. - Messieurs, le projet de loi créant la caisse de crédit foncier a rencontré dans cette chambre une vive opposition et, certes, il n'y a pas lieu de s'en étonner.

D'abord, la loi, en mettant aux mains du gouvernement le crédit foncier pour être administré par ses agents, lui donne en réalité une gestion qui peut s'élever à huit cents millions, somme égale à la dette hypothécaire actuelle, et peut-être au-delà, si les espérances du ministre se réalisent. C'est là la machine électorale la plus puissante qui ait été inventée jusqu'ici, j'ose le dire. (Interruption.)

Nous examinerons ce point tantôt ; ce n'est que l'énoncé d'une proposition ; je dis que ce projet de loi met aux mains du gouvernement la machine électorale la plus puissante qui ait été inventée jusqu'ici, et ainsi la plus incompatible avec nos institutions libérales.

D'autre part, la loi constitue le gouvernement receveur de créances de particuliers pour une somme qui, intérêt et amortissement compris, doit s'élever un jour au moins à 42 millions de francs par an. Ces recettes devant se faire avec beaucoup de rigueur, pour que le service de la caisse se fasse avec quelque exactitude, il en résultera beaucoup d'odieux pour l'administration publique.

Le projet de loi est destiné à faire affluer de plus en plus les capitaux vers l'industrie manufacturière et vers le commerce et à les enlever à l'agriculture, par cette raison bien simple que les profits de l'industrie agricole ne peuvent point compenser l'intérêt annuel de 4 p. c, augmenté de l'amortissement et augmenté de tout ce qu'il y a d'onéreux dans un payement à terme fixe et exigé d'une manière rigoureuse.

Elle sera donc, pour les petits propriétaires en général, et spécialement pour le cultivateur, une source fréquente de déceptions. Car ce serait se faire illusion que de compter, pour cette classe de la sociélé, sur une continuité d'aisance pendant quarante-cinq ans ; supposition qui est cependant nécessaire pour que l'emprunteur puisse s'acquitter de sa dette envers la caisse.

Le projet de loi, messieurs, en facilitant le placement de l'emprunt, tend puissamment à accroître la dette hypothécaire.

C'est là une source féconde et je dirai la source principale de la mobilisation du sol. Enfin, à l'époque des crises financières, cetlc institution sera une source d'embarras extrêmement graves pour le gouvernement.

Telles sont, messieurs, les propositions que je vais développer successivement.

Le projet de loi crée un droit au crédit, pour tout propriétaire possédant une valeur cadastrale de 1,000 francs au moins.

Mais ce droit au crédit n'est pas absolu, et c'est précisément ici, messieurs, que commence l'influence dont le gouvernement pourra toujours abuser tôt ou tard.

Je dis que le droit au crédit n'est pas absolu. En effet, qui doit délivrer les lettres de gage ? Le conservateur des hypothèques, sur la décision de l'administration de la caisse régie par les agents directs du gouvernement. S'il les délivre sur des propriétés bâties ou boisées, il ne le fait qu'à la suite d'une expertise, et ces experts sont nommés par l'administration publique de la caisse.

Ce n'est pas tout, messieurs, l'administration peut toujours décliner le procès-verbal d'expertise sur le rapport du receveur de l'enregistrement, autre agent direct du gouvernement.

S'agit-il de propriétés d'une autre nature ? Là le gouvernement admet pour point de départ une évaluation légale de quarante fois le revenu cadastral.

Mais notez-le bien, l'administration de la caisse devra, indépendamment de cette évaluation légale, consulter le receveur de l'enregistrement sur la valeur réelle de l'immeuble, et ce n'est que lorsqu'elle aura acquis la conviction la plus positive de la valeur réelle de l'immeuble sur le rapport du receveur de l'enregistrement, qu'il délivrera les lettres de gage.

L'honorable Delfosse me fait des signes de dénégation. Eh bien, je le prie de consulter la page 37 de l'exposé des motifs du gouvernement. Il y trouvera exactement ce que je viens de dire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est une erreur.

M. Delfosse. - Vous n'avez pas lu le projet de loi.

M. de Theux. - Je vous prierai de vous abstenir d'observations semblables.

M. Delfosse. - Il ne fallait pas m'interpeller.

M. de Theux. - Si vous ne m'aviez pas fait de signe de dénégation, je ne vous aurais pas interpellé.

Voici, messieurs, ce que nous lisons dans l'exposé des motifs, page 37 :

« Pour l'évaluation des immeubles, le cadastre offre une précieuse ressource. A l'instar de ce qui se pratique en Pologne et en Saxe, le gouvernement propose de prendre le revenu cadastral pour étalon de la valeur vénale, mais seulement quant aux immeubles dont la valeur principale ne réside pas dans la superficie. En supputant le capital immobilier du pays, nous avons dit que pendant les dix dernières années le rapport existant entre le revenu cadastral et la valeur des propriétés non bâties avait parcouru l'échelle de 40 à 80. Si l'on adopte le minimum de cette échelle, en considérant la valeur des propriétés non bâties autres que les bois et forêts, comme égale à 40 fois le revenu cadastral, la caisse n'aura pas le moindre mécompte à craindre, les opérations préalables à la conclusion de l'emprunt seront simplifiées, et l'emprunteur évitera la publicité et les frais d'une expertise. Toutefois l'administration de la caisse ne sera pas obligée de s'en tenir à cette base d'évaluation, si, dans chaque cas particulier, elle n'en a obtenu la plus complète confirmation par l'intermédiaire des receveurs de l'enregistrement. »

Vous voyez donc bien, messieurs, que, malgré l'évaluation légale, le receveur de l'enregistrement sera obligé de donner son avis.

Eh bien, messieurs, je maintiens mon assertion que l'avis du receveur de l'enregistrement, agent du gouvernement, pourra toujours paralyser les demandes d'emprunt ; que, par conséquent, le droit au crédit n'est pas absolu, et qu'il y a place à l'arbitraire de la part de l'administration.

M. Delfosse. - Ce n'est pas le conservateur, c'est l'administration de la caisse qui prononce sur les demandes d'emprunt.

M. de Theux. - La caisse est gérée par les agents du gouvernement. Je dis donc, messieurs, que ce sont les agents du gouvernement qui délivrent les lettres de gage d'après leur volonté sur le rapport des arbitres qu'ils ont nommés, et sur l'avis du receveur d'enregistrement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est une erreur. Lisez l’article 22 du projet.

M. de Theux. - Si M. le ministre des finances s'est trompé dans l'exposé des motifs, j'admets l'erreur. Du reste, je ne puis faire mieux que de lire l'exposé des motifs ; je m'y tiens et je vous prie de ne plus m'interrompre.

M. Delfosse. - Je suppose que je puis faire un signe de tête. On m'a interpellé parce que j'avais fait un signe de tête.

M. de Theux. - Il est vrai, messieurs, que l'honorable rapporteur de la section centrale, qui, elle aussi, avait été frappée de l'inconvénient que je viens de signaler, a consigné dans son rapport cette observation que l'administration serait responsable de l'arbitraire envers les chambres ; mais vous concevez parfaitement bien qu'en pareille matière la responsabilité envers les chambres serait une véritable illusion, à moins que les abus ne fussent poussés à un point véritablement extravagant. Ces abus, messieurs, resteront insaisissables comme tant d'autres pour le pouvoir parlementaire.

Une autre source de faveurs réside, messieurs, dans la recette qui se fait encore par les agents de l'administration. Nous trouvons bien dans la loi que le débiteur en retard de payer un semestre échu doit payer les intérêts des intérêts ; mais nous n'y trouvons rien, quant à l'époque où les poursuites devront être dirigées contre le débiteur retardataire. Or, n'est-il pas sensible que les agents, chargés de la recette, pourront user d'une certaine indulgence à l'égard des uns et d'une certaine rigueur envers les autres ? Je pense que cela n'est douteux pour personne, à moins d'être entièrement optimiste.

Je disais que la dette hypothécaire, d'après les renseignements qui nous ont été fournis par le gouvernement, s'élève à 800 millions. Si l'institution est telle que le gouvernement le suppose, si elle doit opérer la transformation de la dette actuelle en obligations nouvelles de la caisse hypothécaire, ce seront des intérêts à percevoir d'une somme de 800 millions, plus l'amortissement à 5 1/4 p. c ; cela fait 42 millions ; voilà une recette de 42 millions entée sur une autre de 18 millions, du chef de l'impôt foncier : ce qui forme une somme totale de 60 millions, à prélever annuellement par les agents du trésor sur le revenu le plus net de la propriété foncière.

Je ne sais si une pareille mission imposée au gouvernement pourra avoir, dans la suite, un caractère bien populaire ; j'en doute beaucoup ; tout ce que je sais, c'est que l'influence qu'aura le gouvernement, soit quant au placement des lettres de gage, soit quant aux délais à accorder aux débiteurs, est une influence immense qui ne trouve de précédent dans aucun pays. (Interruption.) Une administration organisée comme celle de votre caisse hypothécaire n'existe nulle part. Et comme de raison l'institution s'étend au pays entier.

En temps de crise financière, le gouvernement sera-t-il bien venu à exiger le payement exact d'une somme aussi énorme ? Ne sera-t-il pas dominé par les réclamations, par les pétitions, par la presse et par tous les moyens qu'on sait faire mouvoir dans un gouvernement représentatif ? Et s'il est amené, par suite de ces réclamations incessantes, à accorder un sursis pour le payement de la dette hypothécaire, il faudra bien qu'il ait recours à un moyen de crédit quelconque pour faire face aux dettes et aux charges de la caisse, à moins qu'il ne se décide à la discréditer.

L'honorable M. Lebeau disait dernièrement que le gouvernement ne contracte pas une obligation absolue par la loi ; mais qu'en supposant (page 1067) que cette obligation résultât de la nature des choses, il serait alors dans la même position que celle où il s'est trouvé en 1848, quand la Société Générale a demandé le secours du gouvernement afin de n'être pas exposé au danger de suspendre ses payements. Mais, messieurs, il n'est pas indifferent d'ajouter une éventualité aussi considérable à des éventualités déjà existantes.

Ainsi, en 1848,le gouvernement n'a pas eu à se mêler de la dette hypothécaire ; c'était une affaire de particulier à particulier, personne n'a songé à réclamer l'intervention du gouvernement à cet égard.

Messieurs, les charges du gouvernement continueront à s'accroître à raison des caisses d'épargne, parce que cette institution est appelée à prendre de nouveaux développements. D'autre part, le gouvernement belge, s'isolant des autres gouvernements européens, s'est chargé de l'exploitation du chemin de fer ; or il est notoire qu'en temps de guerre, les revenus du chemin de fer peuvent cesser en très grande partie.

D'autre part, la situation de la Belgique est encore exceptionnelle en ce qui concerne la concentration des populations industrielles ; chaque fois qu'une crise industrielle éclate, le gouvernement doit venir au secours de ces populations ; la situation financière, à l'époque de chaque crise, embarrasse l'action du gouvernement de plus en plus. Quelles seront les conséquences d'une pareille situation ?

C'est que le sol étant le seul objet facilement saisissable en pareille circonstance, c'est à la propriété qu'on viendra demander le supplément qui pourra manquer au gouvernement par suite de la situation que la nature des choses et les lois qu'il a provoquées auront créée.

Le gouvernement a attache de grands avantages à son projet de loi, il en fait découler la prospérité publique. En premier lieu il offre de grandes facilités, de grands avantages pour le placement des capitaux ; facilité d'acheter à la bourse des lettres de gage de toute valeur, payement des intérêts de chaque semestre, amortissement garanti, exemption de réclamation de payement et de tout ce qu'il y a d'odieux dans les mesures coercitives exercées par le créancier à l'égard du débiteur ; enfin facilité de réaliser les lettres de gage à la bourse. Tout cela est parfait pour le capitaliste. Mais il restera toujours un inconvénient pour ceux qui voudront rentrer dans la somme exacte qu'ils auront hypothéquée.

Ici sera la véritable différence entre le créancier hypothécaire actuel et le porteur de lettre de gage. Si le créancier a absolument besoin du capital constitué sur hypothèque, il pourrait bien ne rentrer que dans une partie de son capital, par suite de l'abaissement de la valeur de la lettre de gage. Sans cette circonstance, j'admets, avec M. le ministre des finances, que le projet procure un avantage considérable au capitaliste. Mais je tire de là des conclusions différentes de celles de M. le ministre des finances.

Par suite de tous ces avantages, il vaudra mieux être porteur de la lettre de gage que propriétaire du sol ; car le porteur de la lettre de gage retirera de ses fonds 4 p. c. quand le propriétaire du sol, la plupart du temps, n'obtiendra que 2 1/2 p. c. Mais y a-t-il nécessité de créer des facilités de placement pour les capitalistes ? Nous croyons que des facilités suffisantes existent en Belgique.

Nous ajouterons que plus vous faciliterez le placement des capitaux, plus vous en élèverez le prix. Or, dans l'état actuel, s'il existe un mal, c'est précisément le prix élevé des capitaux ; et, sous ce rapport, je ne puis que féliciter de nouveau l'honorable M. De Pouhon qui a avec tant de talent défendu le système de l'abaissement de l'intérêt des fonds publics, si son système avait pu être mis complètement en pratique, il aurait rendu à l'industrie, au commerce et à l'agriculture les services les plus signalés qu'il soit possible de leur rendre. Si les capitaux sont encore accessibles à l'industrie et au commerce, malgré le prix élevé auquel on doit les obtenir, c'est que dans cette branche de la fortune publique, on peut encore réaliser des bénéfices correspondants et même supérieurs à l'intérêt des capitaux empruntés.

Mais, quant à l'industrie agricole, dès aujourd'hui les capitaux y sont inaccessibles et ils y resteront inaccessibles avec votre loi, car, indépendamment des 4 p. c. qui devront être réalisés sur les bénéfices de l'industrie agiicole, il y aura à ajouter ce déficit au capital.

D'après les calculs de l'honorable rapporteur de la section centrale, en 41 ans l'emprunteur rembourse son capital, plus un et demi au profit de la caisse ; comme le payement est obligatoire pendant 42 ans, ce sera 6 3/4 de perte puur l'emprunteur sur le capital ; mais comme il est très probable que la prévision du projet se réalisera et qu'on devra payer pendant 45 ans, ce sera un supplement de 22 1/2 p. c. que les emprunteurs devront fournir à la caisse ; indépendamment de ce supplément à ajouter au capital, les débiteurs auront à supporter tout ce qu'il y a d'onéreux dans ces payements exigés rigoureusement à l'époque déterminée par le contrat.

Mais, dit-on, il y a bien un autre avantage attaché au projet, c'est l'extinction de la caisse hypothécaire, en 42 ans la propriété sera libre d'hypothèque ; nous allons forcer tous les propriétaires à faire des économies, nons les empêcherons de dissiper ce qu'ils dissipent aujourd'hui, tous les profits du travail vont être reservés pour faire l'amortissement en 42 années.

Il est bon de remarquer qu'il y a dans la société deux classes d'hommes, les uns, qui n'ont pas d'établissement, et les autres, qui ont un etablissement. Pour ceux qui n'ont point d'établissement, de famille, tels que les domestiques, les ouvriers non encore mariés, il y a la ressource des caisses d'épargnes ; là ils peuvent placer le fruit de leurs économies ; mais ceux-là n'iront point faire des emprunts hypothécaires ; d'abord, ils n'ont pas de propriétés, et, en second lieu, ils n'ont pas besoin de faire des emprunts ; quant à ceux-là, votre loi sera tout à fait inopérante, la caisse d'épargne est là qui doit leur suffire.

Quant à l'autre classe, celle qui a un établissement à faire valoir, une famille à entretenir, cette classe-là a beaucoup plus d'avantage à employer les épargnes de son travail à l'amélioration de la situation de la famille, de la nourriture, du logement, des vêtements, à l'amélioration de ses moyens de profil ; s'il est agriculteur, l'augmentation de son bétail, le travail du sol ; s'il est négociant, industriel, l'augmentation de sa petite industrie, de son petit commerce ; ceux-là ne dissipent point, comme M. le ministre des finances le suppose bien gratuitement, ils emploient l'excédant du produit de leur travail sur les stricts besoins de la vie, ils font un emploi utile de cet excédent de produit.

Je dirai maintenant que dans beaucoup de circonstances, pour cette classe de débiteurs, l'obligation d'amortir annuellement une fraction du capital constitue une charge onéreuse plutôt qu'elle ne leur procure un avantage, même éloigné.

D'après le rapport de la section centrale, le projet de loi doit être grandement ulile aux petits industriels, aux petits commerçants qui possèdent quelque propriété foncière. D'après le gouvernement, c'est surtout la classe des cultivateurs, des petits propriétaires agricoles qui vont recueillir du projet tous les avantages. Plus la propriété, plus la cullure sont morcelées, plus il faut morceler les capitaux et les mettre à leur portée.

D'abord, en ce qui concerne l'industrie et le commerce, nous tâcherons (et ici je suis heureux de me trouver d'accord avec l'honorable ministre de la justice, dans la discussion du projet de loi sur la réforme du régime hypothécaire ; l'honorable M. Tesch disait : Les capitaux affluent avec trop d'abondance vers l'industrie et le commerce, la réforme du régime hypothécaire les fera retourner vers l'agriculture). Eh bien, messieurs, si je consulte les faits signalés dans l'exposé des motifs, je trouve que les propriétés bâties comparativement aux propriétés non bâties empruntent sur hypothèque dans la proportion de 3 à 1. Quelle conclusion en résulte-t-il ? C'est que les emprunta hypothécaires se font, continueront à se faire principalement en vue d'opérations industrielles et commerciales. Nous en avons dit la raison ; c'est l'inégalité des produits de l'industrie agricole et d'autres industries qui est la cause d'un placement plus facile pour les travaux industriels.

253,793 propriétaires d'un revenu cadastral de 25 à 100 francs, ne peuvent point, nous dit-on, d'après la loi actuelle, faire d'emprunts hypothécaires, à l'avenir ils pourront en faire.

Si ces petits propriétaires sont cultivateurs, ils feront fort bien de ne point recourir à la caisse du crédit foncier, parce que ce serait pour eux une source de déceptions au lieu d'être une source de prospérité. En effet, ajoutant ce que l'emprunteur doit ajouter en 45 ans à son capital, nous arrivons, comme l'a très bien dit l'honorable M. Osy, à un intérêt annuel de 4 1/2 p. c. Mais supposons gratuitement qu'il y ait réellement un bénéfice annuel de 4 p. c. pour le propriétaire à emprunter à la caisse du crédit foncier, plutôt que d'emprunter à des particuliers,

Nous disions, messieurs, que cette différence d'intérêt disparaît complètement devant les exigences impérieuses à époque fixe de la part de l'administration publique au profit de la caisse.

En effet, messieurs, il est constant pour chacun que le débiteur gêné dans ses payements trouve facilement quelques mois, mèma souvent quelques années de crédit auprès de son créancier ; mais auprès d'une administration publique, il ne peut en être ainsi. Le débiteur de la caisse hypothécaire ayant reçu sa lettre d'avertissement, se voyant déjà frappé de l'intérêt du semestre échu, se dira : Je dois réaliser à l'instant même des têtes de bétail, des céréales, d'autres denrées, quel que soit le prix auquel il faille les vendre.

Or, je n'hésite pas à dire que si un propriétaire exigeait toujours rigoureusement, au jour fixé par le bail, le payement de son fermage, tandis qu'un autre accorderait du crédit suivant les besoins du locataire, il y aurait entre les prix de location de l'un et de l'autre plus d'un cinquième de différence au moins pour les petites propriétés.

L'honorable rapporteur de la section centrale nous a fourni un moyen d'appréciation. Il nous dit que l'agriculture a tellement besoin de termes de payement, qu'il n'hésite pas à acheter du bétail dans des ventes publiques à six mois de crédit, en payant ce crédit d'un honoraire de 15 p. c. au profit du notaire ou de l'huissier chargé de la vente, ce qui équivaudrait à un intérêt annuel de 30 p. c.

Messieurs, ces cas sont assez rares ; car on ne vend du bétail publiquement qu'en cas de saisie de mobilier d'un exploitant ou lorsque l'exploitant vient à cesser son exploitation pour d'autres motifs. Mais ce qui arrive très fréquemment, c'est que les cultivateurs achètent des herbes sur pied, achètent du bois de chauffage sur pied aux conditions indiquées par l'honorable rapporteur de la section centrale. Or, messieurs, si beaucoup de cultivateurs se déterminent à acheter ainsi, à cause du crédit, vous pouvez facilement apprécier combien est onéreuse cette clause de payer exactement par semestre à l'expiration du cinquième mois, ou de payer les intérêts des intérêts, d'être exposé à des poursuites, à la saisie et à la vente de son mobilier.

Et puis, messieurs, pouvons-nous sérieusement croire que le propriétaire d'un revenu cadastral de 25 à 100 fr. maintiendra sa famille pendant 45 années dans cette situation qui lui permette de faire face aux engagements pris ? Non, messieurs, ce serait se faire une illusion complète. Cela n'existe pas. Dans le cours de 45 années, il survient trop d'adversités dans les familles, pour que celui qui ne possède qu'un aussi (page 1068) mince revenu ne se trouve pas empêché d'acquitter exactement sa dette. Il est vrai que l'emprunteur qui aura déjà acquitté par annuités une partie du capital emprunté obtiendra peut-être le moyen de faire un nouvel emprunt et de reconstituer sa dette primitive, je crois que ce cas se présentera très fréquemment. Mais alors comment s'imaginer que la dette hypothécaire sera éteinte au bout de 45 années ?

Non, messieurs, tant par les réemprunts qui devront se faire que par les emprunts qui continueront de se faire et qui se feront de plus en plus par les avantages apparents que le gouvernement signale et qui laissent tant d'illusions au débiteur qui a confiance dans la continuation d'une situation aisée dans l'avenir, au moyen de tout cela, la dette hypothécaire, non seulement ne s'éteindra pas, mais je crois qu'elle s'accroîtra en raison de la facilité des placements, en raison de la facilité d'emprunter. Il pourrait très bien arriver que la propriété foncière, qui n'est aujourd'hui grevée que de 10 à 11 p.c de son capital, fût un jour grevée de 20 à 25 p. c. de son capital ; et alors je ne pourrais pas féliciter le gouvernement du succès que sa loi aurait obtenu.

Messieurs, ce qui résulte de cette loi, c'est que, pour engager les capitalistes à placer leurs fonds sur hypothèque, on substitue la rigueur anonyme de la caisse aux tempéraments que les créanciers apportent ordinairement dans l'exigence des payements qui leur sont dus.

Anciennement, messieurs, les petits propriétaires avaient certains avantages qui pouvaient garantir en quelque sorte la perpétuité de leur état, ils achetaient souvent sous rentes foncières. Ces rentes, messieurs, ils n'étaient jamais forcés de les rédimer. Il est vrai qu'il y avait à cela un inconvénient : c'est qu'ils ne pouvaient pas non plus la rédimer.

Mais ils avaient un autre avantage dans un autre mode de placement : la rente constituée. Celle-là, ils pouvaient la rembourser ; mais ils n'étaient jamais tenus de la rembourser, et alors l'emprunteur n'était pas obligé de s'occuper de refaire son capital ; il pouvait employer tous ses profits à l'amélioration de son état.

Aujourd'hui notre législation allant à l'encontre des vrais intéréts du débiteur, a grevé des droits beaucoup plus élevés l'emprunt sur rente constituée que l'emprunt à terme.

Je pense, messieurs, que si l'on veut rendre service aux cultivateurs, il faudrait supprimer ce droit d'enregistrement sur les rentes constituées, ou au moins l'abaisser considérablement.

Il faudrait réduire les frais des placements directs et à terme, il faudrait surtout simplifier les procédures auxquelles donne lieu l'exercice du droit hypothécaire, et non pas réserver toutes les faveurs de l'administration pour la caisse hypothécaire.

Messieurs, il n'est pas douteux que les causes les plus fréquentes des mutations de propriétés par vente, ce sont les dettes hypothécaires. Or, le congrès agricole, invoqué par l'honorable ministre des finances, a surtout demandé que l'on n'établît dans la loi aucun principe qui pût donner lieu à une mobilisalion plus fréquente de la propriété ; et ses motifs sont très puissants ; c'est que lorsqu'une propriété change souvent de maître, elle change aussi souvent de locataire. Car les nouveaux propriétaires cherchent très souvent à substituer un nouveau locataire à l'ancien, espérant obtenir un revenu plus considérable. Il en résulte un renchérissement des baux ; et de plus il en résulte que le propriétaire et le locataire d'un bien grevé, se voyant toujours sur le point d'être privés, l'un de sa propriété, l'autre de sa culture, ne font aucune amélioration agricole.

Ainsi ce point de vue du congrès agricole est parfaitement justifié.

M. le ministre des finances avait invoqué à l'appui de son projet l'autorité du congrès agricole et, messieurs, j'ai été curieux de lire le mémoire fait par un de nos anciens collègues, M. de Luesemans, et qui a été lu au congrès agricole ; eh bien, j'y trouve que ce que l'honorable M. de Lucsemans demandait, c'est le crédit agricole qui puisse profiter au cultivateur, mais je n'y trouve rien qui puisse justifier le projet de loi actuel ; au contraire, j'y vois exprimée l'opinion défendue par l'honorable M. de Steenhault, que, loin de faire converger les capitaux vers l'agriculture, le projet les en détournera. Aussi l'honorable député de Malines qui, le premier, s'est prononcé en faveur du projet, a dit qu'il ne constitue en aucune manière le crédit agricole, et il a donné d'excellentes raisons pour prouver que les cultivateurs n'en profiteraient aucunement, que si l'institution peut être utile dans les pays de grande propriété, il en sera tout autrement en Belgique, où la propriété et la culture se trouvent éparpillées en un très grand nombre de mains, et que le cultivateur ne pourra pas profiter des bénéfices de la loi si tant est qu'elle en renferme.

En résumé, messieurs, à mon avis, il y a dans la loi de très graves inconvénients pour le gouvernement et pour le pays. Elle ne répond en aucune manière au but agricole que le gouvernement s'est proposé. Loin de là, messieurs, conformément à l'opinion émise par l'honorable ministre de la justice dans la discussion relative au régime hypothecaire, et par plusieurs orateurs, dans cette discussion, nous croyons qu'elle détournera de plus en plus les capitaux des entreprises agricoles.

Nous disons, messieurs, que la loi n'est point appuyée sur la raison, mais elle paraît appuyée sur des exemples ; toutefois les exemples qu'on a cités n'ont point d'analogie avec la situation de la Belgique. D'abord, quant à l'organisation de la caisse elle-même, les institutions déjà existantes en Allemagne diffèrent beaucoup de celle que le gouvernement propose de décréter.

Il existe, en Belgique, un morcellement extraordinaire du sol et une grande abondance de capitaux ; le pays se trouve maintenant dans une situation normale,

Le gouvernement a une situation financière embarrassée, car, en se chargeant de l'exploitation des chemins de fer, il s'est exposé à une cause inévitable de déficit dans un temps de guerre ou de troubles.

D'autre part, le gouvernement centralise la garantie des caisses d'épargne, il vient au secours des banques, il vient au secours des populations industrielles. et c'est, messieurs, lorsque le trésor a tant de charges, lorsqu'il n'a point cette réserve que l'on a dans presque tous les Etats d'Allemagne pour faire face aux besoins de l'armée en temps de guerre, c'est alors que le gouvernement propose de créer encore une nouvelle institution qui, dans certaines circonstances données, peut singulièrement embarrasser sa marche et exiger une intervention de sa part, une garantie envers les porteurs de lettres de gage et une suspension de payement pour les débiteurs.

Je dis, messsieurs, que la loi sera une source de mécontentement de la part de tant de débiteurs ayant affaire directement aux agents du trésor, et qu'à ce point de vue, elle est grandement impolitique. Je dis qu'elle est encore impolitique parce que, à tort ou à raison, on croira toujours que le gouvernement fera de cette loi un instrument électoral.

Pour terminer, messieurs, nous demandons si à cette époque les gouvernements sont si fortement constitués, s'il est prudent de créer des institutions qui augmentent de jour en jour le nombre de leurs adversaires, car que l'on ne vienne pas dire que ceux qui auront reçu le bénéfice de l'emprunt seront de fermes défenseurs du gouvernement.

Non, messieurs, il ne faut pas compter là-dessus : le gouvernement de Louis-Philippe avait certainement fait en France beaucoup de bien, au point de vue matériel surtout, cela est incontestable pour tous les hommes de bonne foi ; il avait fourni d'immenses facilités de placement par l'accroissement continuel de la dette publique, accrue pour des travaux d'une grande utilité ; eh bien, ni les porteurs de la dette publique ni tous ceux qui avaient obtenu ces avantages du gouvernement, ne se sont présentés sur la place publique pour le défendre. Les mécontents, messieurs, sont bien autrement actifs que ceux qui sont satisfaits.

D'allcurs le nombre des satisfaits qui se déclarent tels n'est guère considérable, et la reconnaissance surtout, envers le gouvernement, n'est point une vertu du jour ; au contraire, plus le gouvernement offre, en apparence, de bienfaits, plus on en exige de lui ; et soyez certains que, après avoir créé cette caisse, vous aurez, messieurs, des démonstrations dans la presse, dans les pétitions, dans les discussions parlementaires, pour obtenir une autre institution analogue, en faveur de ceux qui ne possèdent pas mille francs de capital cadastral. Vous n'êtes pas au dernier terme des concessions que vous aurez à faire. Quant à moi, messieurs, voulant autant que possible épargner au gouvernement des difficultés, des causes d'opposition, lorsqu'il n'y a point impérieuse nécessité de sa part de poser des faits qui les provoquent, je voterai contre la loi.

M. Destriveaux. - Messieurs, après avoir mûrement examiné le projet soumis à la discussion de la chambre, après avoir entendu surtout les objections dirigées contre ce projet, je croyais avoir acquis la conviction intime que mon devoir me conduisait à voter favorablement sur cette proposition. Mais, aujourd'hui cette conviction si intime s'est un instant ébranlée. Je me suis demandé ce que c'était qu'un projet capable, sinon destiné à mettre une machine électorale dans les mains du gouvernement par l'organe de tous les agents qu'il emploie. Je me suis demandé dans quel pays nous vivons donc, de quoi le gouvernement est formé, quels agents il a à sa disposition pour que l'on puisse craindre une semblable éventualité ; et plus l'autorité de l'honorable membre qui a fait une pareille supposition, est capable de m'en traîner, plus j'ai souffert du doute que j'éprouvais.

Ce projet est donc une élaboration destinée à compromettre l'honneur du pays, a compromettre l'honneur du gouvernement capable de former un pareil projet, de s'environner de complices prêts à l'assister ; et pourquoi faire ? pour imposer au peuple trompé, à la nation égarée ; pour lui imposer, à son insu, des élections qui la compromettraient.

Mais, messieurs, ces appréhensions sont-elles donc fondées ? Aurions-nous eu, depuis notre existence nationale, l'exemple de semblables prévarications, de semblables manœuvres, dans toutes les compositions de gouvernement qui se sont succédé les unes aux autres ? Ce n'est pas moi qui oserais le dire ; je suis convaicu du contraire ; je pense que l'honneur du pays est tellement apprécié, qu'au besoin il contiendrait la conduite déloyale d'un gouvernement capable de s'avilir au point de descendre à de pareilles manœuvres.

Ces appréhensions ne sont donc pas fondées ; elles ne peuvent pas l'être ; et ici mes hésitations sont dissipées par la gravité même des craintes qu'on a émises.

Les élections resteront libres ; ces honteuses manœuvres n'auront pas lieu ; le gouvernement restera pur de semblables machinations ; la nation restera pure même de la pensée d'une pareille faiblesse.

Messieurs, le projet de loi a été vivement attaqué dans toute son étendue, dans toutes ses applications. On croyait, par le projet, avoir apporté un facile et sûr secours à ceux qui particulièrement éprouvent le besoin de petits capitaux ; on avait cherché à faire descendre l'emprunt et les avances qui lui correspondent, jusqu'à des capitaux qui ne sortiraient pas facilement des mains de ceux qui prêtent d'une manière privée. Des capitaux de 500, de 250 francs ne se trouvent pas facilement, et une raison empêche qu'on n'ait alors recours à l'emprunt : les frais sont trop élevés en proportion des secours qu'on peut retirer. Il faut dépendre de trop de combinaisons et de circonstances, faire trop de démarches. (page 1069) Je sais bien qu'un des orateurs qui ont été entendus aujourd'hui a fait une énumération effrayante des frais qui écraseraient l'emprunteur à la caisse du crédit dans des négociations analogues.

Mais, messieurs, les frais sont-ils donc déterminés par le projet de loi qui nous est présenté ? Est-ce que la caisse du crédit foncier ne sentirait pas que pour donner un cours fécond à ses opérations, elle est obligée de faire descendre le taux des frais à un degré inférieur à celui que supporteraient les emprunteurs auprès des préteurs privés ?

Croit-on donc cette administration, établie comme elle le sera, assez aveugle pour s'imaginer que, malgré l'exagération des frais, les emprunteurs viendront chez elle, surtout quand ils ont devant eux la perspective de ne pouvoir trouver des fonds que sur la partie libre (première inscription) de leurs propriétés immobilières ? On sent bien que le crédit, borné à ces conditions, ne devra pas encore être restreint par des frais énormes, et plus considérables que ceux qui seraient supportés dans les contrats ordinaires.

On a tout reproché à la loi, je le répète ; les faits sont exagérés ; on croyait avoir rencontré une facilité donnée pour le remboursement aux emprunteurs, dans le long temps ouvert devant eux ; aujourd'hui c'est une charge nouvelle ; l'intérêt de 4 p. c. n'est qu'une valeur nominale et pour ainsi dire décevante ; mais la partie qu'on perçoit, la destinant à l'amortissement, oh ! cette partie équivaut pour ainsi dire à une usure.... Mais on n'a donc pas réfléchi que moins on paye d'annuité, moins celui qui emprunte souffre de la prestation à laquelle il s'est soumis. Eh bien ! force-t-on les emprunteurs à attendre 42 ans pour se libérer ? Mais non ; les emprunteurs qui jugent plus convenable à leurs intérêts de se libérer avant le temps, peuvent le faire ; et s’ils ne le font pas, c’est que le délai de 42 ans est conforme à leurs intérêts.

« Les emprunteurs, dit-on, sont induits en erreur sous plusieurs rapports. Les emprunteurs, surtout ceux qui se livrent à des travaux d'agriculture, seront entraînés par la facilité de l'emprunt, d'une part, à se livrer à des opérations décevantes de commerce ; d'autre part, à rechercher la première portion de terre qui sera à leur convenance pour l'acheter. »

Je vous avoue, messieurs, que voyant cette diversité des motifs exposés par des hommes graves, pour justifier l'opposition qu'ils font au projet de loi, je me suis demandé si cette diversité de jugements n'était pas une preuve que ces jugements n'étaient pas fondés ; que les appréhensions trompaient même ceux qui les avaient conçues.

Messieurs, quand on a quelque expérience de l'esprit général qui anime ces populations, on sait bien que chaque chef de famille est plutôt conduit au désir d'acquérir des propriétés d'agriculture que d'aller chercher les chances éventuelles d'un commerce qu'il ne connaît pas. La propriété a un charme spécial pour l'habitant des campagnes ; la propriété, si chère à la généralité des hommes, prend un caractère plus précieux encore pour l'habitant des campagnes ; et, pour répondre à une pensée que j'ai entendu exprimer dans cette enceinte, il faut applaudir au désir de l'habitant des campagnes d'étendre sa propriété immobilière.

J'aime à voir dans les classes inférieures le désir de devenir propriétaire, j'aime à voir la propriété acquise dans ces mains qu'on croyait ne jamais pouvoir la posséder. Plus il y aura de propriétaires dans le pays, moins il y aura de révolutions à craindre. La propriété attache au sol, la propriété attache aux institutions, elle fait le citoyen ; et celui qui connaît ce que c'est que la propriété ne se laissera pas entraîner par des maximes qui trompent tant d'esprits de nos jours.

Je ne crois pas encore qu'on puisse trouver dans le projet présenté à vos délibérations, dans sa réalisation, une source de ces maux qu'on a trop accumulés dans une éventualilé trompeuse.

Mais quelle sera donc la marche de cette administration pour ainsi dire anonyme ? Pour lui donner un nom, l'on a dit que la société anonyme, c'était le gouvernement ; c'est, a-t-on dit, le gouvernement qui est là. Ce sont les agents du gouvernement qui font les évaluations ; et ces évaluations pourront être plus ou moins favorables, suivant la qualité et la position de celui qui demandera l'évaluation. La délivrance des lettres de gage aura lieu par les agents du gouvernement ; encore une nouvelle raison d'acquérir d'un côté une influence très grande et de l'autre de repousser à volonté par caprice en faveur du besoin factice, ceux qui ne plairont pas au gouvernement qui a chargé ses agents de ces opérations préliminaires.

On a cru pouvoir objecter par le système général du projet de loi que les agents étaient jugés les uns par la cour des comptes, que d'autres devaient rendre un compte à des délégués nommes par le sénat, par le Roi et par la chambre. Nous venons d'apprendre que cette responsabilité est absolument illusoire. Comment ! la responsabilité est illusoire ? Que devient la délibération et l'autorité de la législature ?

La responsabilité est illusoire ; non seulement elle le serait de la part du gouvernement, mais on devrait supposer le gouvernement assez avili pour rendre illusoire la responsabilité de ses propres agents, on devrait supposer que la législature entière aurait la tâche indulgence de rendre illusoire la responsabilité de ceux qui ont préparé, dirigé les opérations de la caisse.

Dans cette hypothèse, ce n'est plus le gouvernement seul, ce n'est plus l'homme isolé, le simple particulier qui est atteint, c'esl sur la législature que le soupçon s'étend. En vérité, si un projet de loi méritait de pareilles critiques, s'il renfermait le moindre germe qui pût les justifier, que devrait-on penser d'un gouvernement qui aurait pu présenter à vos délibérations un pareil système ?

Que je suis heureux de pouvoir reconnaître que de pareilles plaintes ne reposent sur aucun fondement ! Disons plutôt qu'on s'est laissé entraîner par une trop irréfléchie appréhension pour le pays. On a tellement redouté la moindre éventualité de blâme qu'on s'est laissé aller a voir l'apparence de la possibilité d'un mal, là où il n'y avait que la lueur d'un intérêt porté au pays tout entier. Je serais désespéré qu'on dénaturât ici ma pensée.

Ce n'est pas un blâme que j'élève, mais je dis que le motif en soi est louable, mais malheureusement le zèle pour le bien public a entraîné les imaginations au-delà de toutes les bornes.

Sous un autre point de vue, on semble toutefois avoir ressenti quelque sympathie pour le gouvernement, on a prévu le cas dans lequel la caisse serait obligée de poursuivre, où ceux qui agissent en son nom devraient déployer quelque sévérité contre les emprunteurs qui seraient en retard de remplir leurs engagements envers la caisse du crédit foncier, et l'on a dit : La sévérité, en pareille occasion, discréditera le gouvernement ; il sera exposé aux rancunes de celui qui aura été victime de la poursuite et de tous ceux qui pouvaient s'y intéresser.

Qu'on y prenne bien garde, ce n'est pas le gouvernement qui fera les poursuites. S'il y a lieu à faire des poursuites, le nom du gouvernement ne sera pas prononcé.

C'est sous l'influence du gouvernement, dira-t-on, et cela suffit.

Je sais qu'il y a quelquefois de ces esprits qui, dans toute occasion, trouvent moyen de faire remonter le blâme jusqu'au gouvernement, et ne manqueront pas de l'accuser des actes de sévérité que des circonstances ont rendus inévitables. Ce ne sont pas ceux-là dont les observations font autorité, on les repousse ; d'ailleurs, un individu se déshonorerait si sans aucune espèce de raison il produisait de pareilles plaintes. On dit : Mais le gouvernement sera obligé à plus de sévérité qu'un particulier. Le prêteur particulier accordera facilement un délai, donnera le temps de chercher des moyens de libération.

Messieurs, je ne sais pas si le caractère de tous les créanciers hypothécaires est si placide qu'on soit toujours certain d'obtenir les facilités nécessaires.

Mais quand on a vu les choses d'un peu près, il y a un fait qu'on a remarqué quelquefois, c'est la disposition dans laquelle se trouve un créancier hypothécaire de profiter de l'échéance d'une créance, de la position où se trouve le débiteur, et qui l'empêche de rembourser, pour acheter à un prix inférieur à sa valeur l'immeuble qu'il a donné en hypothèque. La caisse n'aura pas besoin de recourir à de tels moyens ; le débiteur qui aura 42 ans devant lui pour rembourser par minimes annuités n'aura pas besoin de demander du crédit.

D'une part on se plaint de la lenteur du crédit. D'autre part, dans l'intérêt de l'emprunteur, on conçoit la crainte que le terme ne soit trop court. Voilà la contradiction que l'on trouve dans l'argumentation des adversaires du projet de loi.

On a dit que le projet de loi était une innovation, et qu'il présentait le danger de toutes les innovations, celui de ne pas répondre à l'attente. Mais prenez garde à la nature du projet. Cette loi n'est pas directement impérative ; elle établit une institution dont personne n'est obligé de se servir : l'institution est là ; ceux qui voudront y recourir en examineront les détails, en combineront le principe, les moyens. Ce n'est pas comme si l'on créait une caisse, et si l'on forçait d'y recourir. Non ! on abandonne la chose à l'appréciation de l'intérêt particulier. Si elle trouve que les prêts faits par la caisse présentent plus de dangers que les prêts privés, la caisse n'agira pas ; et si elle agit, c'est que l'emprunteur n'y aura vu aucun danger.

Consultons maintenant l'expérience : je ne répéterai pas l'énumération des caisses hypothécaires qui ont été établies dans les différents pays de l'Europe, dans des temps difficiles, qui ont subsisté dans un temps meilleur, et qui ont continué à exister, lorsque les temps sont redevenus difficiles, qui ont traversé un premier orage (lequel leur a pour ainsi dire donné naissance), ont fleuri en temps de paix et ont subsisté malgré de nouveaux orages qui sont tombés, non sur un seul pays, mais sur toute l'Europe ! Je crois que c'est une expérience décisive. Il y a eu des diminutions dans la valeur des lettres de gage ; mais quand on les compare à la dépréciation des papiers publics, des dettes des gouvernements, on voit qu'il y a une énorme différence.

Je sais qu'on a demandé ce qui aviendrait des lettres de gage, dans le cas d'une perturbation générale. Je pourrais aussi demander ce qui en aviendra quand le monde finira. Mais quand, pour combattre un système, on en est réduit à supposer l'existence sociale compromise ou plutôt réduite au néant, on prouve par là même que la solidité du système est telle qu'il est à l'abri de toute espèce de révolutions.

Je ne suivrai pas les honorables membres d'une autre opinion que la mienne qui se sont lancés dans des calculs que je n'ai pas très bien compris et qui m'ont paru trop compliqués pour être saisis à une première audition. Il y a, dans l'assemblée, des calculateurs plus expérimentes que moi, à qui je laisse le soin d'y répondre.

Mais j'ai cru que dans une circonstance comme celle-ci, il m'était interdit de me taire. J'ai cru que ma sympathie pour le projet de loi avait pris sa source dans la conscience de l'honneur du gouvernement que l'on a voulu mettre en suspicion pour se faire un motif de suspicion. Il ne s'agit pas ici des hommes : il s'agit du gouvernement en général ; ceux qui en font partie, ceux qui n'en font plus partie, sont intéressés, comme citoyens, a ce que jamais on n'ébranle la foi dans l'honneur et la loyauté du gouvernement ; car, avec le régime représentatif, la nation en est solidaire.

M. Malou. - (page 1070) Le projet de loi soumis à vos délibérations me paraît mauvais dans son principe, beaucoup plus encore que dans ses applications.

J’exposerai à la chambre les motifs de cette opinion : pour les exposer je ne parcourrai ni la Poméranie, ni la Silésie, ni la Gallicie ; je tacherai de rester en Belgique ; soyons de notre pays ; faisons des lois appropriées aux faits, aux mœurs, aux besoins réels du pays.

L'honorable ministre des finances, dans la séance de samedi, a défini l'institution qu'il s'agit de fonder un établissement d'utilité publique, créé par l'Etat. La nature de cette institution quelle est-elle ? Est-ce, comme on l’a dit, une caisse ? Si c'est une caisse, je suis obligé de dire que c'est une caisse sans fonds ; pour la qualifier d'une manière plus vraie, il faudrait, puisqu'elle ne débite que des lettres de gage, l'appeler l'imprimerie du crédit foncier.

En réalité, messieurs, que fait-on, sinon de dire à ceux qui ont recours au crédit foncier : Voici une lettre de gage, négociez-la comme vous pouvez, si vous pouvez, et que Dieu vous bénisse ! Tel est le but, l'objet ; tel sera le résultat de l'institution.

Après l'avoir définie, examinons-la au point de vue de notre économie politique, de notre législalion civile, de la pratique et disons un mot, puisqu'il le faut, dans une loi de cette importance, du côté politique de la question.

En ce qui concerne l'économie politique, il me semble que le point de départ des partisans du projet, d'après la discussion qui a eu lieu jusqu'à présent, est un pur sophisme. Il faut, nous dit-on, faciliter la circulation des valeurs. Assurément, messieurs, si l'on faisait une distinction entre les valeurs mobilières et immobilières, je pourrais dire avec d'honorables préopinants que la circulation des valeurs mobilières est une source de bien-être, une source de prospérité ; mais il n'en est pas de même, bien au contraire, de la circulation rapide des immeubles. Les immeubles sont pour l'Etat comme pour les familles ce que j'appellerai le fond de placement, l'élément de stabilité ; une société où la circulation des immeubles serait trop rapide, trop générale, n'aurait pas de consistance politique.

Il y a, messieurs, une considération qu'il ne faut jamais perdre de vue : entre l'état de la propriété et l'état des institutions, il existe une connexion intime. Je me rappelle que peu de jours après la révolution de février, une discussion s'étant élevée au parlement anglais, un ministre de ce pays déclara que, pour lui, il n'y avait rien d'imprévu dans la révolution de février, et que, selon lui, à raison de la constitution de la propriété en France, fatalement, un peu plus tôt ou un peu plus tard, elle devait aboutir à la république.

Messieurs, la circulation des valeurs immobilières en Belgique est-elle assez rapide ? Consultez le tableau du mouvement de vos impôts ; vous verrez quel est le mouvement de rotation de la propriété foncière ; vous verrez qu'en moyenne le sol change de main tous les 25 ans. Faut il une mobilité plus grande ? Et si vous la produisez par votre loi, tout en faisant peut-être en apparence quelque chose de bon dans le moment actuel, n'aurez-vous pas peut-être compromis l'avenir ?

Que nous dit-on encore ? Il faut mobiliser le sol ; mais l'honorable ministre des finances, je dois lui rendre cette justice, déclare qu'il ne comprend pas ce que veut dire mobiliser le sol.

Il me semble que la définition de ce mot est assez simple, et la voici telle que je l'ai recueillie : c'est représenter le sol par des titres au porteur ; c'est créer une valeur négociable, transmissible de la main à la main et qui fasse de l'immeuble, du fond de placement de la nation quelque chose de parfaitement identique, par exemple, aux titres de la dette belge ou aux bons du trésor.

Telle est l'idée de la mobilisation, ou, si vous le voulez, de la monétisation du sol. Supposez un instant que le sol entier de la Belgique soit mobilisé de cette façon, et demandez-vous quelle perturbation profonde vous aurez produite et dans l'Etat et dans la famille.

Le Code civil n'est pas mobilisateur du sol. Il en favorise la division. Mais favoriser la division du sol, ce n'est pas en favoriser la mobilisation.

Il y a là deux idées complètement distinctes, et que je m'étonne de voir si souvent confondues. Du reste, je reviendrai tantôt sur ce point.

Voyons, messieurs, comment en Belgique la propriété se trouve constituée aujourd'hui. Quels sont les effets que le Code civil qui est en vigueur depuis à peu près un demi-siècle a produits quant au morcellement de la propriété ?

En premier lieu, d'après les documents distribués par M. le ministre des finances, je trouve que nous avons 738,312 propriétaires. Si vous supposez en moyenne qu'une famille est composée de 4 personnes en Belgique, et c'est le point de départ habituel, il se trouve que vous avez 738,000 propriétaires sur à peu près onze cent mille familles.

Chacun de ces propriétaires, en prenant encore une moyenne, possède à une petite fraction près, 4 hectares de terrain et dans cette moyenne se trouve comprise non seulement la fortune des particuliers, mais la fortune immobilière des institutions publiques, de l'Etat en première ligne qui possède des forêts, et qui est certainement le plus grand propriétaire de la Belgique. C'est celui qui maintient à son profit ou plutôt à son détriment la plus grande quantité de biens en mainmorte.Je trouve dans les mêmes documents que chaque propriétaire en Belgique aurait en moyenne 212 fr. 33 centimes de revenu cadastral.

J'y trouve encore qu'il n'y a pas 700 personnes en Belgique, y compris encore une fois les institutions publiques et l'Etat lui-même, qui aient plus de 15,000 francs de revenu cadastral en terre.

Et, pour le dire en passant, cela prouve quelle étrange illusion on se fait, lorsqu'on parle quelquefois, dans notre pays, de prélever l'impôt sur les riches. L'impôt sur les riches ne fera jamais beaucoup de bien à la caisse de M. le ministre des finances, je parle de sa caisse réelle et non de la caisse du crédit foncier.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est précisément pour prouver cela que la statistique a été faite.

M. Malou. - C’est pour prouver cela que la statistique a été faite, et c'est pour mettre ce fait en évidence que je me permets d'entretenir un moment la chambre des renseignements très curieux que M. le ministre des finances lui a communiqués.

Voilà, messieurs, quelques aperçus généraux sur l'état de la propriété ; examinons maintenant quel est l'état des cultures en Belgique ; quelle est la division du sol quant à l'exploitation.

Dans l'un de ces quatre volumes énormes qu'on nous a distribués dernièrement, et qui sont intitulés : Recensement agricole de 1846, j'ai trouvé que, sur 100 exploitants, 43.24 cultivent moins de 50 ares ; que, en réunissant ceux qui cultivent dix hectares ou plus, on arrive seulement à la proportion de 15 /2 p. c.

Il y a dans notre pays, quant aux cultures, 55, près de 56 p. c. de cultures qui sont de moins d'un hectare.

Voilà, messieurs, à côté de la division du sol comme propriélé, la division du sol comme culture, et dans ce chiffre se trouvent compris les bois qui sont en très grande partie exploités par les propriétaires eux-mêmes, les forêts domaniales et les propriétés des communes qui ont une si grande étendue dans certaines parties du royaume.

L'auteur de ce document, après avoir constaté ces chiffres, ajoute ce qui suit :

« Rien ne montre mieux que ces chiffres, jusqu'à quel point les cultures et les propriétés sont morcelées dans notre pays. On y voit, en effet, que plus de 52,000 cultivateurs n'arrivent à pouvoir exploiter un hectare de terre qu'en ajoutant un certain nombre de parcelles, louées à des tiers, aux quelques ares de terrain qu'ils possèdent eux-mêmes. Il n'y a peut-être qu'une seule contrée en Europe, la Suisse, où ce fait se reproduise au même degré. »

Je suis donc fondé à dire qu'en Belgique la propriété est démocratique, et je m'en félicite, messieurs, parce que je crois que dans la propriété divisée, appartenant à un grand nombre de citoyens, il y a pour nos institutions une garantie de stabilité, pour l'avenir de notre nationalité une force contre les crises qui peuvent surgir.

Quelle est la charge moyenne qui grève la terre en Belgique ? Les documents qui nous ont été distribués ne contiennent pas, à cet égard, de renseignements complets, mais on peut dégager d'une manière approximative ces données des chiffres qui nous ont été fournis, il existe une très grande inégalité entre les provinces sous le rapport des charges hypothécaires. Je citerai immédiatement les deux termes extrêmes : dans la province de Luxembourg, il y a pour mille francs de revenu cadastral à peu près 67 fr. et demi de charges hypothécaires. Ces chiffres sont constatés par les documents relatifs à la loi de 1848 sur l'emprunt forcé. Dans la province de Liège, au contraire, la dette hypothécaire s'élève à 266 francs par mille francs de revenu cadastral. Dans la Flandre occidentale, il n'y a que 96 francs.

Vous voyez, messieurs, combien il y a de disproportion entre les différentes provinces, quant aux charges qui grèvent la propriété : dans la Flandre occidentale, nous n'avons pas un dixième, dans la province de Liège, il y a quelque chose de plus que le quart.

Ce fait explique peut-être comment, dans certaines parties du pays, le projet de loi est accueilli avec plus de sympathie que dans d'autres : parce que, dans les premières, la propriété est plus grevée et que l'on croit peut-être y trouver une utilité plus immédiate.

Je fais cette observation sans vouloir jeter aucune défaveur sur les principes de qui que ce soit ; je conçois que, dans une discussion comme celle-ci, chacun soit influencé par les intérêts qu'il est spécialement chargé de représenter. Ce n'est donc pas pour incriminer les intentions des défenseurs du projet que je constate ce fait de l'inégalité des charges de la propriété en Belgique.

Il semblerait, messieurs, à entendre certains orateurs, que, pour arriver à la propriété, il suffit d'emprunter ; il semble que l'emprunt conduit à la propriété. Eh bien, j'en appelle aux notions pratiques de chacun de nous, je pourrais peut-être dire : j'en appelle à la raison publique, n est-il pas vrai que, le plus souvent, loin de conduire à la propriété foncière, l'emprunt en éloigne ?

Si vous faites donc ce projet pour faciliter l'acquisition de la terre par les cultivateurs, vous les engagez dans une voie ruineuse, parce que, je le répète encore, d'après l'expérience, l'emprunt sur la terre, c'est-à-dire l'achat de la terre au moyen de l'emprunt, conduit 99 fois sur 100, plutôt à la ruine qu'à la propriété. S'il en est ainsi, est-il d'une saine économie politique de favoriser l'emprunt, en vue de la plus facile acquisition de la terre ?

Du reste, ici je dois m'arrêter un instant : ma perplexité est grande, je ne sais si la loi est faite pour faciliter l'emprunt ou si elle est faite pour faciliter la libération. Il semble, d'après certains orateurs, qu'elle soit faite pour faciliter à la fois l'emprunt et la libération ; mais ce sont là deux données contradictoires ; si vous faites une loi pour faciliter l'emprunt, évidemment votre dette hypothécaire doit prendre des proportions plus considérables ; vous ne pouvez donc pas faire une loi dont (page 1071) l’effet soit de faciliter en même temps la libération et l'emprunt. Je demande donc qu'on veuille bien me dire si la loi est faite pour faciliter l'emprunt ou pour faciliter la libération, mais je n'admets pas la réponse qui consisterait à dire qu'on veut l'un et l'autre.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est cependant la seule que vous aurez.

M. Malou. - Cette réponse ne me satisfera nullement.

Je dis qu'en général l'hypothèque est un mal et qu'il y a peu d'exceptions à cette règle. Dans le droit romain, comme dans notre droit, l'hypothèque a été considérée comme une espèce d'aliénation, et cela est tellement vrai qu'à l'article 2124 du Code civil vous voyez posé très clairement le principe que nul ne peut consentir hypothèque s'il n'a le droit d'aliéner. Quelle est donc la pensée de notre législation sous ce rapport ? C'est la conséquence de ce fait que j'ai signalé tout à l'heure, que le plus souvent l'hypothèque conduit à l'aliénation. Cet effet est inévitable toutes les fois que l'argent coûte plus que la terre ne rapporte.

Si l'hypothèque n'était pas un mal, il faudrait tâcher d'amener un état de choses où tout notre pays serait hypothéqué, et qu'arriverait-il alors ? La propriété serait nominale, elle ne résiderait nulle part ; il n'y aurait aucune stabilité ni pour les familles ni pour l'Etat. Mais, si l'hypothèque est un mal, loin de chercher à favoriser le développement de la dette hypothécaire, une législation, fondée sur les vrais intérêts du pays, doit converger vers le but de restreindre les emprunts hypothécaires dans les limites de la stricte nécessité.

On a déjà beaucoup parlé de la manie d'acheter ; j'en dirai peu de chose et j'éviterai d'employer des expressions qui ne sont point de ce siècle ni de ce pays. Je dirai : les travailleurs agricoles, c'est le langage officiel d'aujourd'hui.

Est-il bon, messieurs, au point de vue des familles et au point de vue de l'Etat, non pas d'empêcher que l'on achète, personne ne songe à empêcher, mais de faire des lois pour faciliter ces acquisitions. (C'est là, je vous prie de le remarquer, la distinction que l'honorable ministre des finances a perdue de vue dans la séance de samedi dernier, en répondant à mon honorable ami M. de Liedekerke.)

Quels que soient les préjugés, quelles que puissent être les phrases sur l'amour de la propriété, quelles que puissent être les pastorales éloquentes qui viennent à ce sujet, je dirai qu'à mon avis il n'est pas bon de développer par la loi la passion si vive que l'on a dans quelques parties du pays, d'acheter la terre ; et la première raison que j'en donne au point de vue des familles, c'est que quand on achète une terre et qu'on emprunte de l'argent à un prix plus élevé que le rendement de la terre, on se ruine. Si par exemple, pour appliquer mon raisonnement à un fait saillant, vous empruntez la moitié de votre prix d'achat à 5 p. c. et si la terre ne produit que 2 1/2, un enfant de nos écoles primaires vous dira qu'en vingt ans l'une moitié aura mangé l'autre et que vous êtes ruiné. Faire une loi pour empêcher d'acheter serait aussi mauvais que faire une loi pour faciliter les achats. Il n'y a qu'une chose en Belgique qui gagne à cette manie, et c'est le trésor public par les droits de mutation. Les acquisitions qui se font dans ces conditions-là, lorsqu'il y a quelque changement dans l'état de la famille, sont suivies non pas du partage mais le plus souvent de l'aliénation, et dans celles de nos provinces où les exploitations se trouvent dans des conditions appropriées à l'état de l'agriculture et de la population, on ne les partage plus, on les vend et le trésor perçoit quelques droits de mutation ; la famille perd en frais et droits quelque chose comme 7 ou 8 p. c.

Au point de vue de l'agriculture est-il bon que l'on développe par la loi la passion, ou la manie si l'on veut, que les travailleurs agricoles peuvent avoir d'acheter les terres au-delà de leurs moyens actuels ?

Messieurs, je me permettrai à ce sujet de citer une opinion qui ne sera pas suspecte à l'honorable ministre des finances ; elle a reçu l'approbation de son collègue, M. le ministre de l'intérieur, qui préside, comme nous le savons tous, aux destinées de l'agriculture belge. Voici cette opinion puisée dans la publication que je citais tout à l'heure :

« Il est digne de remarque qu'en général les provinces où les cultivateurs semblent avoir la plus forte tendance à devenir propriétaires sont aussi celles où la culture est la moins avancée et fait les progrès les plus lents. Sans vouloir attacher à cette coïncidence une portée qu'elle n'a peut-être pas, on semble cependant autorisé à en conclure que le trop facile accès de la propriété pour les exploitants n'est pas favorable au développement de la production ; ce qui se comprend aisément si l'on fait attention qu'en consacrant une trop forte partie de leurs profits à acquérir des terres, les fermiers sont empêchés de les appliquer au sol qu'ils exploitent déjà et d'en augmenter ainsi la valeur productive. Il n'est pas douteux pour nous que ce ne soit là l'un des grands obstacles aux améliorations agricoles, dans certaines parties de notre pays, et que celles de nos provinces où, tout étant semblable d'ailleurs, l'appropriation du sol entre les mains des cultivateurs se fait le moins rapidement sont aussi celles où la culture se perfectionne le plus et donne les produits les plus riches et les plus abondants. »

Vous voyez, messieurs, d'après cette citation, que je ne pouvais espérer de rendre mieux l'opinion que je dois exprimer, qu'en empruntant les paroles auxquelles M. le ministre de l'intérieur a donné son approbation. Il est donc constaté olficiellenunt qu'il n'est pas bon pour l'agriculteur, pour le développement de la production, de faire des lois afin de favoriser la rapide appropriation du sol à ceux qui le cultivent ; et, encore une fois, c'est ce que je désirais de prouver, et je remercie M. le ministre de l'intérieur de m'avoir prêté secours et appui.

Je n'insisterai pas sur un autre fait, parce que déjà dans la séance d'aujourd'hui il a été parfaitement prouvé par mon honorable collègue et ami, M. de Theux, que le résultat inévitable de la loi doit être, non pas d'apporter de l'argent à la terre, mais de retirer plus d'argent de la terre ; cela a été démontré d'une manière qui me paraît péremptoire. S'il n'en était pas ainsi, comprendriez-vous que les défenseurs du projet de loi, lorsqu'ils ont fait un éloge des dispositions proposées, demandent en même temps qu'on vote des institutions de crédit agricole ? Si l'on faisait un cadeau à l'agriculture, concevrait-on qu'à l'instant on demandât une autre loi pour le crédit agricole ? J'ai donc l'aveu des partisans mêmes du projet de loi.

Messieurs, me dira-t-on que je fais une espèce de réquisitoire contre le crédit ? Je prévois l'objection ; entendons-nous ; s'agit-il véritablement du crédit ? ou bien n'y a t-il pas sous cette expression une de ces métaphores dont un auteur disait qu'il priait chaque matin le ciel de le délivrer ?

Je conçois, par exemple, le crédit comme une confiance donnée à la personne, comme un moyen de stimuler son activité ; ce n'est plus alors la chose que l'on considère, mais on considère avec qui l'on traite ; en venant à son aide, on découple ses forces propres, et c'est là le crédit dont M. le ministre des finances nous a fait, dans la séance de samedi, un si juste et si brillant éloge, en le conduisant à travers les siècles de son berceau jusqu'au crédit foncier inclusivement.

Mais en est-il ainsi du crédit territorial ? Le crédit territorial consiste à avoir confiance dans la chose sur laquelle, en vertu de la loi, on se réserve de mettre la main, si la dette n'est pas payée. Etrange confiance que celle-là, qui consiste à dire qu'on n'a pas confiance, qu'on veut pouvoir prendre la chose à l'échéance, si la dette n'est pas payée.

On nous dit, messieurs, que le crédit est l'assistance. A ce mot, il y a quelque tempérament. Si le crédit se donnait dans les termes de cette généreuse erreur économique de l'Eglise dont l'honorable ministre des finances a parlé, s'il s'agissait du véritable crédit qui procède du sentiment de la fraternité chrétienne, je le comprendrais ; mais l'assistance à 5 1/4p.c, c'est quelque chose d'autre ; il me semble que l'assistance à 5 1/4 p. c. participe tout à fait de la nature des contrats qu'en droit on nomme commutatifs, et où chacun trouve son avantage.

Messieurs, y a-t-il au moins dans les faits dont nous sommes témoins ; y a-t-il dans l'état de l'opinion des motifs pour faire cette loi ? Des faits !... mais je prends pour point de départ les chiffres indiqués par M. le ministre des finances : la propriété foncière est grevée de huit cents millions.

Il y a dans une dette deux éléments bien distincts ; la dette ancienne et la dette qui se crée et s'amortit tous les jours.Dans la dette ancienne, il y a à peu près 300 millions qui sont constitués à très bas intérêt et qui ne sont pas amortis, parce qu'ils sont constitués à très bas intérêt. Et vous en avez la preuve dans le renouvellement des inscriptions hypothécaires fait en 1843.

Messieurs, j'en appelle à votre expérience à tous : tout le monde sait qu'il existe dans notre pays un nombre considérable d'anciennes rentes qui ont été constituées à un intérêt excessivement bas dans la seconde moitié du dernier siècle, alors, par exemple, qu'on faisait queue à Amsterdam pour obtenir du 2 1/2 au-dessus du pair. Il existe beaucoup de ces rentes à Bruxelles et dans d'autres parties du pays. Vous n'allez évidemment pas venir au secours de cette partie de la dette hypothécaire ; personne ne va faire la conversion d'un intérêt faible en un intérêt plus fort. Eliminons donc de vos prévisions à peu près 300 millions.

Voici le progrès que vous faites faire à la partie restante de notre dette hypothécaire.

Il résulte de l'exposé des motifs que la dette qui est constituée aujourd'hui au taux moyen de 4 ou de 4 1/2... (Interruption.) Voulez-vous de 3 p. c, mon argument n'en sera pas affaibli. Il résulte, dis-je, de l'exposé des motifs que cette dette s'amortit en 19 ans, à peu près dans la proposition de un 19ème par année. Eh bien, voici le progrès que la loi va faire faire à cette partie de notre dette hypothécaire. C'est que désormais elle s'amortira en 42 années. (Interruption.) Je vois que j'excite involontairement l'hilarité de M. le ministre des finances. Je suis donc obligé de répéter mon observation, et je dis que la dette qui se crée aujourd'hui, d'après un passage de l'exposé des motifs (page 4), s'amortit en 19 ans.

Je prouverai du reste à M. le ministre des finances qu'il a parfaitement raison, que la dette s'amortit de cette manière et non pas en 42 années ; je le démontrerai tout à l'heure, en parlant des institutions de crédit foncier qui existent actuellement en Belgique.

J'ai examiné aussi rapidement que le comporte l'importance du sujet, l'état de la propriété, celui de la culture et les éléments de la dette hypothécaire. Je crois pouvoir conclure de ces observations qu'il n'est pas utile pour la propriété, pour l'agriculture, qu'il n'est pas utile pour l'extinction de la dette, d'adopter le projet qui nous est soumis.

Je passe maintenant à un autre ordre d'idées.

Le projet est-il bon au point de vue de notre législation civile ? On nous a dit que ceux qui combinaient le projet de loi sur le crédit foncier étaient animés d'un amour trop grand de l'immobililé, qu'ils étaient prêts à la sanctifier, qu'ils avaient peur de tout mouvement.

On est remonté à tous les progrès qui ont eu lieu a peu près depuis le déluge, pour démontrer que tous avaient rencontré de l'opposition. Je pense qu'un pareil argument ne peut avoir de succès : il ne suffit pas de se (page 1072) placer sur le char du progrès en ne laissant a ses adversaires que le rôle d'obscurs blasphémateurs du soleil.

Quand une réforme est proposée dans une chambre belge, il ne suffit pas de dire que c'est un progrès : pour qu'elle soit accueillie, il faut démontrer encore que l'innovation présente des avantages ; car il y a dans notre siècle beaucoup de prétendus progrès qui ne présentent pas d'avantage et celui-ci est peut être du nombre : Supposons néanmoins un instant que, comme autrefois, c'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière.

Pourquoi cette institution qui date de tant d'années en Allemagne et dans le Nord, n'a-t-elle jamais pu franchir certaine ligne géographique ? Pourquoi ne l'a-t-on jamais vu patronnée ou fondée par aucun gouvernement dans un pays jouissant d'institutions vraiment libres ? Si nous avons peur du mouvement, si nous voulons sanctifier l'immobilité, comme cette institution n'a pris racine ni en Angleterre, ni aux Etats-Unis ni en France, en un mot, dans aucun des pays libres du monde, nous avons de bien nombreux, de bien illustres complices.

N'y a-t-il pas une raison sérieuse, car je ne m'arrête pas à celle-là, elle est trop futile, n'y a-t-il pas, dis-je, une raison sérieuse expliquant pourquoi cette institution, qui s'est si admirablement développée en Allemagne, n'a pas franchi une certaine ligne et ne s'est pas naturalisée ailleurs ? Quelle est cette raison ? C'est en grande partie la législation civile, issue de la révolution française ; c'est parce que le Code civil existait dans ces pays, qu'il y avait reçu ses développements, produit ses conséquences, que ces institutions ne s'y sont pas répandues.

Il a été porté en France une loi sur la mobilisation des créances hypothécaires ; cette loi n'a laissé que de tristes souvenirs et qui sont de nature à nous faire bien réfléchir à ce que nous faisons en ce moment.

Sous la Convention, le 9 messidor an III, on avait adopté une loi analogue à celle qui vous est soumise en ce moment ; cette loi créait des lettres de gages émises par le conservateur des hypothèques ; ces lettres n'étaient pas au porteur, mais transmissibles seulement par la voie d'endossement ; on faisait donc beaucoup moins pour mobiliser la propriété, que vous ne faites aujourd'hui.

En France,où l'on n'improvise pas les lois de cette importance avec la même facilité que nous le faisons ici, quand on a voulu réformer le régime hypothécaire, on a soumis le projet de loi à de longues enquêtes ; avant de le présenter aux chambres on a consulté, ce qu'on n'a pas fait ici, les cours royales et les facultés du droit. Le résumé de cette enquête a été publié en France, en 1844, par M. Martin du Nord.

Je dois dire qu'en parcourant les avis émis par les cours royales et par les facultés de droit, ce n'est pas seulement de la répulsion, mais une sorte d'horreur qui se manifeste pour la loi de messidor an III. Elle a été condamnée à la presque unanimité ; cependant quelle était la question ? S'agissait-il de lettres de gage comme les nôtres, de titres au porteur circulant de la main à la main comme des billets de banque ? Non ; la question était desavoir si, d'après l'état de la propriété en France, de sa division, il était utile de donner la faculté de transmettre par voie d'endossement les titres hypothécaires. Voilà la question qui a été posée et qu'on a résolue négativement d'après l'état des mœurs, des lois et d'après les besoins de la société française.

Voici d'abord comment la loi de messidor an III est qualifiée :

« Le législateur de l'an III ne s'était occupé que des formes extérieures de la transmission des titres et, loin de consolider les cédules, il laissait au conservateur des hypothèques le soin d'évaluer, sous sa responsabilité illusoire, les biens hypothéqués... En résumé, ce papier n'eut jamais cours ; la loi de l'an III, malgré ses cinq prorogations successives, ne put s'exécuter. » (Martin du Nord. Documents sur le régime hypothécaire, Paris, 1844. Tom. 1, Introd. p. XXI.)

Remarquez, je vous prie, messieurs, que l'on considère la responsabilité des conservateurs des hypothèques, seule garantie offerte par notre projet de loi, comme étant tout à fait illusoire.

Voici le résumé de l'enquête :

« La pensée du Code civil est profondément empreinte dans sa confection ; il ne considère l'engagement de la propriété que comme une triste extrémité, et il l'environne d'obstacles ; les justifications préliminaires, les formes compliquées, les frais, les délais, une dépossession publique, tout est accumulé pour que le mal de l'hypothèque ne soit ni trop fréquent, ni trop irrémédiable (…)

« Dans un pays où il existe une propension extrême vers les spéculations hasardeuses, où les mœurs du propriétaire, son amour du sol luttent seuls encore contre l'ébranlement général, mobiliser la terre, enlever à la propriété foncière ses caractères de stabilité, de perpétuité, convertir cette propriété en lettres de change, de sorte que pour emprunter, jouer, parier, céder à ses passions, à ses faiblesses, à ses caprices, on n'ait qu'à endosser ses titres, amener ainsi les patrimoines au marché de la bourse, pour qu'ils servent d'aliment à un nouvel agiotage, c'est ruiner l'avenir des familles qui est aussi l'avenir de l'Etat ; c'est vouloir que bientôt l'agriculteur ne soit plus qu'un simple colon sur son champ actuel, et qu'il travaille avec mollesse ou qu'il épuise sa terre au détriment da la richesse publique.....Or, les cours royales et les facultés de droit sont presque unanimes pour voir dans l'endossement, dans la simple mobilisation des créances hypothécaires, la mobilisation du sol. » (Ibid., page XCIV et XCV.)

Telle est la cemclusion de l'enquête.

Qu'on ne dise pas que l'agiolage n'est pas à craindre ! Pouvons-nous le dire aujourd'hui en consultant un passé qui n'est pas loin de nous, n'avons-nous pis vu l'opinion publique se passionner parfois pour certaines valeurs hasardeuses ? N'avons-nous pas tous quelque souvenir des fièvres d'agiolage qui, pour des objets différents, se sont emparées des esprits et qui, malgré les ruines qu'elles ont causées, n'ont peut-être guéri définitivement personne ? Si l'un de ces engouements irréfléchis, comme il en a existé, par exemple, pour les fonds espagnols, venait à se produire pour une valeur créée en Belgique ou à l'étranger, ne craignez-vous pas que la facile mobilisation du sol, l'obtention de lettres de gage ne donne plus d'intensité au mal ?

A mes yeux, les principes du Code civil, l'égalité des partages, l'abolition des majorats et des substitutions, sont des conquêtes définitives.

Je ne crois pas que, d'après l'état de notre civilisation et de nos mœurs, il soit jamais question de renoncer à ces conquêles.

Depuis un demi-siècle la propriété ne se divise-t-elle pas assez rapidement en Belgique, sous l'influence de cette législation ? Voulez-vous que ce morcellement soit plus rapide ; voulez-vous détruire ainsi tout à la fois le principe de notre législation civile et l'élément stable de la propriété ? Le voulez vous ? Adoptez la loi !

Si, au contraire, vous désirez que notre législation reste debout avec son double principe de la justice dans la famille et de la conservation ; si vous ne voulez pas qu'il y ait une cause d'instabilité de plus, pour la propriété, dans notre pays, ne l'adoptez pas.

D'après une définition donnée dans une précédente séance, je serais presque tenté de croire que nous exagérons la portée du projet de loi ; car on nous l'a fait si petit, si bénin, que vraiment nous aurions pu, si cette appréciation était exacte, clore la discussion actuelle : on nous a dit, en effet, qu'il s'agissait de faire encore un pas, d'utiliser seulement les instruments existants et dont le gouvernement dispose. Les conservateurs des hypothèques existent, l'espèce d'organisation du crédit foncier que l'on possède, procède de l'Etat qui, par ses agents, garantit les droits des propriétaires ; il ne s'agit que de faire quelque chose de plus ; mais ce quelque chose c'est tout ; c'est dénaturer le caractère de l'intervention du gouvernement.

Aujourd'hui que font les fonctionnaires, institués en vertu de la loi ? Quand les particuliers ont assigné telle valeur à leur propriété, ils la consignent dans des documents ou registres publics où sont actées les conventions des particuliers et les droits qui en résultent.

Si le projet de loi est adopté, l'intervention du gouvernement par ses agents changera de caractère. Vous avez l'air de ne faire qu'un pas, lorsqu'en réalité vous parcourez un espace immense ; puisque le gouvernement se fait dispensateur de crédit, puisque ses agents se font dispensateurs de crédit, il devient responsable en droit, en équité, en morale. Il ne vous manquera plus qu'une chose qui, du reste, ne vous manquera pas longtemps, ce sera d'être responsable en fait.

Il ne s'agit, dites-vous, que d'utiliser les instruments actuels. Mais faites encore un pas ! Si les raisons qui vous engagent à les utiliser de cette manière, pour les prêts, sont bonnes, elles devraient vous engager à les utiliser également pour les ventes. Entremettez-vous entre le vendeur et l'acheteur ; après vous être fait prêteur, faites-vous acquéreur et vendeur, vous ferez aussi chose utile ; vous faciliterez les transactions immobilières ; continuez ainsi, et bientôt, grâce à quelques progrès nouveaux, vous aurez la Belgique entière en régie.

Au point de vue de notre législation civile, comprend-on qu'en 1851 on vienne nous proposer une institution de cette nature, qui ne vit que par le privilège depuis sa naissance jusqu'à sa mort.

Sans égard ni aux intérêts, ni aux droits des tiers, vous dites que l'action hypothécaire n'est suspendue en aucun cas à l'égard de la caisse, nonobstant toutes dispositions des lois ; elle obtient un mode exceptionnel pour l'exproprialion ; elle ne peut être arrêtée par aucune des formes et des garanties qui assurent les droits de tous et règlent l'ordre entre divers créanciers.

Ce sont quelques-uns des privilèges que vous donnez. Si vous ne les donniez pas, votre institution ne serait pas viable. Vous êtes donc renfermé dans ce dilemme : Ou le privilège, ou la mort. Votre institution sera privilégiée, ou mort-née.

Posons un exemple : La caisse se fait substituer aux droits d'un créancier premier inscrit ; je suis inscrit deuxième ; j'ai le droit de contester l'inscription de celui qui me précède ; je dois agir si l'on paye la caisse qui a donné terme ; et si moi, deuxième créancier, je ne suis pas payé. Si j'exproprie, je dois suivre les règles du Code de procédure. Si la caisse exproprie, elle a une justice sommaire différente d'après le projet de loi.

Il y a plus : J'ai des moyens péremptoires d'empêcher l'inscription de la caisse d'avoir effet ; je veux les faire valoir ; je ne le puis d'une manière utile et selon le droit commun ; il faut qu'on la paye par préférence ; pour moi, je me tirerai ensuite d'affaire comme je pourrai. C'est l'un des résultats de l'article 18 du projet de loi !

Cela ne peut-être.

J'ai la conviction que, quel que soit le vote de la chambre sur le principe, cette disposition disparaîtra.

Privilège à l'égard du trésor : on dit que le trésor recevra 1/8 p. c. tous les ans, que ce sera l'équivalent des droits qu'on ne paye pas comptant. Comment cela est-il possible quand vous dites, dans la même loi, que le débiteur aura le droit de se libérer par anticipation ? S'il rembourse le tout, après avoir payé 3 annuités, l'Etat n'aura perçu que 3/8 p. c.

Ou vous m'interdisez le remboursement par anticipation, ou vous (page 1073) subissez cette conséquence, à moins que, lorsqu'on voudra se libérer par anticipation, le gouvernement ne perçoive les 1/8èmes p. c. qu’il doit percevoir en 42 ans. Ce serait encore un progrè, d’un nouveau genre, pour le gouvernement, de se faire ainsi escompteur d'une partie d’annuités.

On dit que les frais sont excessifs ; il y a un remède bien simple : réduisez-les. Mais parce que les frais sont excessifs, parce qu'il est trop pénible de payer quelques pour cent, faut-il créer un privilège au profit de quelques-uns, en leur permettant d'acquitter l'impôt en 42 annuités, ou même, comme je l'ai démontré, de n'en payer qu'une très petite partie ? Au surplus, vous faites peu de chose pour l'empêcher ; vous faites payer le même droit d'une autre manière.

Les formalités sont compliquées ! Simplifiez-les pour tous ; la caisse en profitera comme d'autres.

Du reste, ne nous hâtons pas de trop simplifier les formalités. L'auteur du Code civil, qui était un homme de génie, quoiqu'il n'eût ni inventé, ni adopté le crédit foncier, disait :

« La trop grande simplicité dans la législation est l'ennemie de la propriété. »

Il considérait ces formalités comme la garantie du droit de propriété. Je reconnais, du reste, qu'il y a des simplications à faire en ce qui concerne l'expropriation et les procédures d'ordre. C'est par là qu'il aurait fallu commencer.

Si vous vous votez le principe, n'admettez du moins pas l'article 18 du projet de loi. Ou si nous le votons, que ce soit pour tous : le droit commun, l'égalité devant la loi doivent être scrupuleusement respectés. De telles privilèges ne sont ni de notre pays ni de notre temps.

J'aborde la question pratique. Le premier et le plus grand de tous les progrès consisterait-il par hasard à constituer une institution de cette nature sans capital ? Cela ne s'est pas encore vu. Ainsi, quand on a constitué la première caisse, il y a eu une dotation qui en a facilité les mouvements. S'il n'y a pas de capital, et si vous avez un retard d'un certain nombre d'annuités, comment ferez-vous ? Vous irez à la caisse de l'Etat ; s'il y a des fonds vous en prendrez ; mais s'il ne vous en prête pas, vous serez arrête par le moindre retard dans les payements d'annuités.

Vous mettez des pénalités pour que les annuités soient payées régulièrement. Il se peut cependant que dans un moment de crise, à raison des prêts que vous aurez faits, ou des erreurs qu'on aura pu commettre dans l'apprécialion des valeurs, vous soyez dans l'impossibilité absolue de recouvrer ; et alors que faites-vous ? Je vous entends ; vous me direz : Je diffère de rembourser les lettres de gage. Mais si vous faites cela, votre institution est compromise ou ruinée.

Ceci m’amène, messieurs, à vous dire quel est, selon moi, le mécanisme de l’opération. Il semble, lorsqu’onn’approfondit pas la question, qu’il s’agit de placer le produit des annuités au moment où il arrive. Nullement ; il s'agit de racheter des lettres de gage à mesure que les annuités rentrent ; et pourquoi ? Afin d'éteindre la dette et de reconstituer le capital en 41 ans.

Vous pouvez l'éteindre, en effet, si vous employez immédiatement le produit de vos annuités en remboursement de lettres de gage. Mais si vous retarder le remboursement, ceux qui emprunteront sauront dès à présent qu’ils auront à payer trois annuités supplémentaires dont j’aurai l’honneur de vous entretenir tantôt, parce qu’elles en valent bien la peine.

On a fait plus d'une fois dans ce pays l'expérience du papier que j'appellerai hypothécaire. Ainsi, du temps du royaume des Pays-Bas, le syndicat d'amortissement a fait une grande négociation de domein-los-renten. C'étaient des bons qui pouvaient être versés au pair en payement des domaines vendus pour le syndicat, biens qui étaient déjà à sa disposition en vertu d'une loi.

Pendant plusieurs années consécutives, à l'époque même où les aliénations se faisaient, lorsque l'escompte était à 3 p. c. dans presque toute la Belgique, les los-renten étaient de beaucoup au-dessous du pair. Et remarquez-le, messieurs, nous étions associés alors à une nation chez qui l'habitude de ces sortes de placements est beaucoup plus développée qu'elle ne l'est en Belgique. Cependant les los-renten sont restés longtemps, avant les événements de 1830 (je ne parle pas de l'influence de ces événements) cotés au-dessous du pair.

Je pourrais, messieurs, induire de ce fait à priori que les propriétaires qui obtiendront des lettres de gage ne les placeront pas au pair même dans les circonstances normales.

Nous avons, en Belgique, plusieurs sociétés, nous en avons quatre dont une en liquidation, qui font des opérations analogues à celles que le projet de loi confierait au gouvernement.

Ces sociétés, plusieurs d'entre elles du moins, ont également émis des obligations, obligations hypothécaires à termes rapprochés et à intérêts plus élevés que celui que vous mettez dans la loi. Ainsi, par exemple, le dernier emprunt de 6 millions de la Banque foncière a été émis à 3 1/2 p. c. plus 1 p. c. de prime, ce qui fait 4 1/2 p. c ; et il y avait encore cet attrait de la prime, attrait qu'aucune loi, même la suppression de la loterie n'a pu faire disparaître. Eh bien, je crois pouvoir dire, d'après le témoignage des personnes qui ont suivi cette négociation dans le temps à la bourse, que les obligations hypothécaires, même à Bruxelles, où se concentre presque tout le mouvement de ces sortes de valeurs, n'ont jamais fait l'objet de transactions journalières. On pourra vérifier ce fait ou le rectifier si je me trompe, mais je l'ai puisé à de bonnes sources.

On nous parlait hier des bénéfices fabuleux qui avaient été fails par une de ces institutions. Si en deux ou trois années, on avait pu faire, en prêtant à 5 p. c., un bénéfice tel que le remboursement de la moitié du capital fût possibe, je proposerais à M. le ministre des finances, si son choix n’est déjà fait, de mettre à la tête du crédit foncier celui qui a pu amener d’aussi beaux résultats.

En deux ans, en prêtant à 5 p. c, gagner 50 p. c. du capital !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Qui a parlé de 2 ans ?

M. Malou. - C'est moi, parce que le rapport est de 1837 et que l'institution a commencé en 1835.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le rapport est de 1840.

M. Malou. - Soit ; voulez-vous quatre ans ? C'est encore très beau.

Mais vous n'avez pas lu tout ce qui a été publié ; ce fait s'explique très naturellement. On a compté, et on avait le droit de compter dans une opération de cette nature, ce qui devait être perçu ultérieurement en vertu des contrats faits, en vertu des échéances successives.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est ce que j'ai dit.

M. Malou. - Il ne s'agit donc pas de bénéfices énormes et rapides que l'emprunteur aurait à payer. Je vois d'ailleurs à la bourse un thermomètre de la valeur de ces institutions.

Ainsi, le Moniteur de ce matin nous apporte la cote de ces actions. Les unes sont cotées à 800 francs pour mille ; les autres à 300 pour 600, ce sont celles de la caisse qui est en liquidation. Une troisième est cotée à 490 pour 500, donc aussi, en dessous du pair. Il y en a une quatrième, la Banque liégeoise, qui n'est pas cotée parce qu'elle est à main ferme. Tout le monde sait que ce sont des actions nominatives qui ne sont pas cotées à la bourse de Bruxelles. Je crois qu'elles valent quelque chose de plus que le pair, mais cette Banque fait d'autres et de plus importantes opérations que les prêts hypothécaires.

Ces sociétés qui existent, comment fonctionnent-elles ? D'abord, la plupart ne disent pas à celui qui vient emprunter : Je vous donne le quart ou la moitié de la valeur de votre propriété ; mais elles disent : Je vous donne les deux tiers ou les trois quarts. Elles ne disent pas : Je vous donne une lettre de gage que vous négocierez comme vous le pourrez, mais elles lui donnent de l'argent. Or, on aura beau dire, personne ne croira en Belgique que si vous faites une loi où l'emprunt est payé en papier, vous preniez une mesure favorable aux campagnes, utile à l'agriculture : vous prenez, au contraire, une mesure fatale aux campagnes. Consultons encore et toujours les faits.

Je me rappelle d'avoir, en 1831, en visitant les fermes, vu les bon ; des emprunts de 10 et 12 millions collés sur les portes ; c'étaient des assignats, disait-on, quand j'en demandais la raison.

Rappelons des faits plus récents : en 1848, n'y a-t-il pas eu, dans les campagnes, une grande partie de l'emprunt forcé négocié à 25, 30, 50 et même 55 p. c. de perte.

Et c'est avec de telles habitudes, lorsque la foi des populations des campagnes n'existe pas quant au papier représentatif des valeurs les plus solides, c'est dans de telles conditions que vous dites qu'en donnant du papier pour les emprunts hypothécaires, vous prenez une mesure favorable aux campagnes. Naguère encore les campagnes croyaient à la réalité de valeurs de l'or et de l'argent. Aujourd'hui, après tout ce qui s'est passé, elles ne croient plus qu'à l'argent.

Il y a encore entre les institutions qui existent aujourd'hui et la caisse qu'il s'agit de créer une différence très essentielle : ces institutions, plusieurs d'entre elles du moins, admettent diverses combinaisons. Ainsi il y a des termes d'annuités. Vous empruntez pour 10 ans, pour 15, pour 20 ans, si cela vous convient ; vous payez telle annuité que vous voulez ; vous prenez tel terme de remboursement qu'il entre dans vos convenances. Ici, au contraire, on a fait un cadre et l'on dit que personne ne peut en sortir. Tout le monde amortira en 42 ou pour mieux dire en 45 ans.

Malgré tous ces faits, ces institutions ont-elles pris un très grand développement, et où ont-elles pris du développement ?

Si mes souvenirs sont fidèles, dans la province où les charges sur la propriété sont les plus considérables, dans la province de Liège, les prêts hypothécaires de la Banque liégeoise, d'après son dernier bilan qui doit être publié chaque année, étaient à peu près de trois millions.

Je suis autorisé à conclure des faits qui se sont passés en Belgique, que cette habitude d'emprunter et de rembourser par annuités n'y existe pour ainsi dire pas, que si l'on invoque ici les besoins de l'opinion publique, on se berce un peu d'illusions, puisque le public, qui avait une telle chose à sa portée n'y a pas eu largement recours.

On dira peut-être que le taux du prêt de ces institutions était excessivement élevé, eh bien ! C'est en général, je crois, 5 p. c. et 1 p. c. d'amortissement, en y comprenant tous les frais, même la prime d'assurance. Au surplus, pour répondre à cette objection,je dois faire le calcul des petits accessoires qui se trouvent dans le projet du gouvernement. L'on prête à 4 p. c. plus 1 p. c. d'amortissement et 1/4 pour les frais et droits ; mais j'ai beaucoup de choses à ajouter à ces 4 p. c, afin que les emprunteurs sachent bien ce qu'ils auront à payer. Il y a d'abord une très grande inconnue dans cette équation, on ne définit pas les conditions de la libération anticipée, qu'un honorable membre rappelait tout à l'heure à mon souvenir ; or, vous pouvez, d'après la manière dont vous réglerez la libération anticipée, perpétuer l'emprunt ou en faciliter l'extinction et votre loi n'en dit absolument rien. Je suppose que (page 1074) l’intention du gouvernement est de laisser faire le remboursement au pair.

Vous avez ensuite les trois annuités supplémentaires. Les trois annuités supplémentaires, je vous avoue, qu'après avoir bien étudié la question, il m'est encore impossible de les comprendre.

Il y a trois alternatives ; je viens pour me libérer la dixième année, me demanderez-vous de payer les annuités supplémentaires à raison de 10/42 ? Réserverez-vous à mon égard vos droits pour le cas où les 10/42 seraient dus un jour ? M’en ferez-vous remise ? Il n'y a que ces trois alternatives...

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il y en a encore une.

M. Malou. - Laquelle ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - On fait votre compte particulier et, s'il y a perte, vous contribuez.

M. Malou. - —Dans l'intérêt de mon raisonnement je préfère cette quatrième solution. Dans les trois premiers voici ce qui arrive : Si au moment de la libération vous percevez 10/42 de 3 annuités, vous êtes injuste, car vous ne savez pas si ce supplément sera dû ; si vous réservez vos droits, vous tenez ma propriété grevée pendant 32 ans de 21 p. c. Si vous renoncez à ce droit, vous êtes injuste envers mes codébiteurs solidaires. Mais vous voulez constater au moment de la libération s'il y a perte ou non. Eh bien ! je vais vous prouver que c'est impraticable.

Vous dites que nous tous, qui venons faire un emprunt en 1852, par exemple, nous sommes solidaires ; mais dix ans plus tard, je me dégage de la solidarité en me libérant ; je ne participerai en rien aux pertes qui pourront être subies pendant les 32 années suivantes du chef de tous les emprunts faits en même temps que le mien ! Mais alors les derniers supporteront à peu près toute la perte. Ceci, permettez-moi la comparaison un peu vulgaire, mais que je crois juste, ressemble tout à fait à ce jeu où l'on se passe une allumette dont chacun s'empresse de se débarrasser pour ne pas la tenir en main au moment où elle s'éteint. Si vous admettez que celui qui vient se libérer se dégage de la solidarité, le jour où vous faites de mauvaises affaires, ou même lorsque le crédit sera ébranlé, votre caisse est perdue ; tout le monde empruntera ailleurs pour se libérer de la solidarité et s'affranchir des chances défavorables. J'avais donc raison de dire que j'aimerais mieux, pour prouver les vices du projet, votre solution que celles que j'avais indiquées moi-même. (Interruption.) C'est donc une véritable loterie. J'avais compris qu'il y avait solidarité entre les emprunteurs ; mais s'il y a solidarité entre les emprunteurs, il est impossible qu'il m'appartienne à moi de me dégager de cette solidarité. Les différents emprunteurs d'un exercice forment une espèce d'unité et mes droits doivent être réglés d'après le résultat de l'ensemble des opérations qui se rapportent à cette unité, ou bien c'est une loterie à chances inconnues que vous avez établie. Vous ne saurez jamais vous-même s'il y a perte ou non, puisque cela dépend de l'avenir.

Maintenant, consultons un peu quelles sont les habitudes tant des emprunteurs que des prêteurs en Belgique. Quels sont les capitaux qui se placent en rentes hypothécaires ? sont-ce les plus aventureux, les plus hardis ? Au contraire, ce sont les plus défiants et les plus timides.

Les capitaux les plus hardis, et dans notre pays, malheureusement, ils sont un peu rares, se placent dans les entreprises commerciales et industrielles ; d'autres, un peu moins aventureux, osent aborder les fonds publics ; d'autres se placent en terres, mais ceux qui se placent en rentes hypothécaires forment une quatrième catégorie qui n'ose pas même se placer en terres. C'est à ceux-là que vous allez offrir du papier. D'autres considérations agissent sur ces prêteurs ; c'est la personnalité ; par exemple, on veut savoir à qui l'on prête et pour quel temps on prête. Ici vous donnez une obligation qui peut sortir l'année prochaine, c'est-à-dire donner le désagrément d'avoir mille francs à replacer, ou bien qui peut ne sortir que dans 42 ans. Cela est tout à fait contraire aux habitudes de notre pays.

Vous prêtez un quart ou la moitié selon qu'il s'agit d'une propriété bâtie ou d'une propriété non bâtie. Si vous voulez examiner l'état de la propriété en Belgique et les causes les plus ordinaires des emprunts, vous verrez que les propriétés sont libres ou qu'elles sont grevées de plus du quart ou de la moitié de leur valeur ; lorsqu'il en est autrement, c'est une exception.

Vous dites qu'à l'échéance, et un mois d'avance, il faut que la somme soit payée. Mais nous avons encore ici un moyen de connaître les habitudes des prêteurs et des emprunteurs : nous voyons beaucoup de capitaux prêtés à intérêt faible, c'est-à-dire qu'il y a une différence entre le payement prompt et le payement différé ; cette différence est d'un quart et quelquefois d'un demi pour cent ; cette tolérance est chose très précieuse, elle vaut bien un demi pour cent ; elle n'est pas seulement bonne pour le débiteur, mais elle est bonne pour la société, parce que les poursuites et l'expropriation sont un mal. La loi l'a reconnu en disant que l'hypothèque couvre à la fois le capital, les frais éventuels d'expropriation, deux années d'intérêt et l'année courante. Elle convie ainsi le créancier à l'indulgence ; vous, au contraire, par la condition même de cette institution, vous conviez à la rigueur.

Faisont le compte de la caisse. On me demande en tout 5 1/4 p. c, mais je puis être tenu à 3 annuités supplémentaires. Voici déjà quelque chose dont il faut tenir compte, et en répartissant le montant de ces 3 annuités sur la durée du prêt, j'arrive à 1/2 p. c. par an ; c'est donc 5 3/4 que je dois me considérer comme obligé de payer, puisque c'est une caution du prêt.

Si je me libère par anticipation et en numéraire, je dois payer une de ces petites primes qui entretiennent l'amitié, et peuvent soutenir un peu le cours des lettres de gage, une prime de 2 p. c.

Il faut en tenir compte. Je dois payer, non pas à l'échéance, comme dans les sociétés hypothécaires, mais un mois d'avance : c'est un sixième sur chaque annuité. Je supporte les frais d'assurance, soit en moyenne un par mille par an.

Si j'emprunte, je dois tenir compte de l'éventualité d'un retard de quelques jours, de quelques mois peut-être ; c'est encore une clause onéreuse que nous ne pouvons pas négliger. Ajoutez à cela que pour les lettres de gage, dans certains moments, dans des moments où le besoin d'une hypothèque sera le plus grand, vous êtes exposés à perdre 8 ou 10 p.c. sur le capital...(Interruption) 25 p. c, me dit-on ; oui, cela peut avoir lieu dans des moments de crise, mais je tiens à ne rien exagérer. Il arrive ainsi en combinant tous les éléments de dépense que les conditions de l'emprunt diffèrent peu de celles des institutions analogues qui existent en Belgique et que ces conditions sont plus onéreuses que celles d'un grand nombre de prêts entre particulier.

Messieurs, je ne veux pas abuser plus longtemps de la bienveillante attention de la chambre ; je ne dirai que quelques mots sur le côté politique de la question.

On a beaucoup discuté sur la théorie de l'intervention du gouvernement. Pour moi, messieurs, en pareille matière, il ne faut pas poser des principes absolus ; il faut voir dans chaque cas déterminé, si l'intervention du gouvernement est utile, nécessaire ; car je n'admets qu'une raison essentielle de sa légitimité : c'est sa nécessité même. Si vous allez plus loin, si vous faites de l'intervention, de l'action du gouvernement, en dehors de besoins constatés, c'est un effet sans cause, un danger sans compensation.

Ainsi, que le gouvernement ait créé les chemins de fer en Belgique, j'en félicite le pays ; par cette création, notre jeune nationalité a acquis une plus grande force politique ; si le gouvernement n'en eût pris l'initiative, personne probablement n'eût construit ces voies de communication, ou du moins il ne les eût pas construites de manière à desservir aussi complètement les intérêts nationaux.

Que, par exemple, dans les améliorations agricoles, le gouvernement intervienne par voie d'encouragement, par voie de conseil et sans prétendre tout faire ; qu'il intervienne de même pour stimuler l'aclivité individuelle dans l'ordre des intérêts industriels ou commerciaux, les résultats qu'il pourra produire peuvent le justifier.

Mais ici, c'est de l'intervention gouvernementale sans qu'il y ait aucun mouvement de l'opinion publique qui la demande, sans qu'il ait aucune nécessité sociale qui la réclame ; c'est un mauvais principe sans excuse.

Je me demande, messieurs, si un gouvernement est propre à tout faire et à tout bien faire. Je crois que non ; il y a une foule de choses qu'il fait plus mal que d'autres. Vous comprenez que je ne parle pas ici du cabinet actuel, je parle du gouvernement.

La chose qu'on veut déléguer au gouvernement est de la nature de celles qu'il puisse mieux faire que tout autre ; ma réponse est que le gouvernement est profondément incapable de faire cette chose-là.

Il en est incapable, d'abord par une raison qu'on a touchée tout à l'heure, par une raison qui se déduit de la nature de nos institutions. Le gouvernement, il faut bien le dire, est assiégé par une foule d'influences dans notre pays ; les influences individuelles, locales, politiques ont une action incontestable sur le gouvernement. Ne nous faisons pas meilleurs que nous ne sommes ; à certaines époques, envers certaines personnes, vous ne serez pas justes, si vous êtes les dispensateurs du crédit ; vous introduirez, malgré vous, à votre insu, à certains moments, non pas vous qui êtes assis aujourd'hui au banc ministériel ; mais vous, gouvernement, qui personnifiez la nation ; vous introduirez un sentiment qui est hostile à son esprit et à ses mœurs : la partialité du crédit. Vous aurez une autre partialité, et celle-là sera plus dangereuse peut-être : la partialité de l'indulgence ; vous vous abstiendrez de poursuivre celui que vous devriez poursuivre. Et si vous êtes partiaux en donnant, ou partiaux, en retirant le crédit, je demande comment le prestige du gouvernement pourra se maintenir chez un peuple où le sens moral est profondément enraciné.

Et vous ne seriez pas partiaux, soif pour donner le crédit, soit pour le retirer, soit pour faire opérer l'expropriation, soit pour vous en abstenir, que je croirais encore vous faire un funeste cadeau en votant cette loi, parce que si vous n'êtes pas partiaux, vous serez accusés de l'être, et si vous êtes accusés de l'être, et si cette opinion se propage dans la nation, vous aurez produit, sans aucun bien matériel, un immense danger pour l'avenir.

Je ne veux donc pas que vous puissiez être partiaux, ni que vous puissiez être accusés de l'être en accordant ou en retirant le crédit.

Le crédit, dans son développement, dans son action, ne peut exister dans un pays libre que par la liberté ; il faut qu'il se donne librement, qu'il se reprenne librement, et que nulle part, lorsqu'il s'agit de recevoir le crédit, ce qui vivifie, ou de se le voir retirer, ce qui tue, on ne sente la main du gouvernement.

- La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée à 5 heures.