(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
M. Ansiau (page 1005) procède à l'appel nominal à 1 1/2 heure.
- La séance est ouverte.
M. de Perceval lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Ansiau présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les conseils communaux d'Humbeek, Steenuffel, CapelIe-au-Bois, Meysse, Beyghem, Grimberghen, Raemdonck et Strombeek-Bever demandent la révision de la loi relative aux dépôts de mendicité. »
- Sur la proposition de M. de Steenhault, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Le sieur Jehu, ancien maréchal des logis de la gendarmerie, demande une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Courtens propose d'établir un droit d'un quart de centime sur chaque plante de tabac plantée, afin de compenser la perte que subira le trésor, lorsque les tabacs des départements du Nord et du Pas-de-Calais ne pourront plus entrer en Belgique que par mer. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Le sieur Jacques-Léonard Opalle, employé au chemin de fer de l'Etat, né à Rouen (France), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
Hommage fait par M. Robert de 108 exemplaires de la quatrième et dernière édition de sa brochure intitulée : « Souvenir pieux à la mémoire de la Reine des Belges. »
- Distribution aux membres.
Lettre de M. le ministre de la justice accompagnant l'envoi des dossiers d'instruction de trois demandes de naturalisation ordinaire.
- Renvoi à la commission des naturalisations.
Lettre de M. le ministre des finances accompagnant l'envoi des états sommaires des adjudications, contrats et marchés passés par les divers départements ministériels pendant les années 1849 et 1850.
- Dépôt au bureau des renseignements.
M. Orts (pour une motion d'ordre). - Messieurs, à l'occasion de la discussion du budget de la justice, la section centrale avait proposé à la chambre le renvoi de plusieurs pétitions à M. le ministre.
Pour la régularité, comme par respect pour le droit de pétition, il faut nécessairement une décision de la chambre pour que cette proposition de la section centrale soit exécutée. Je demanderai donc à la chambre d'ordonner le renvoi des pétitions à M. le ministre de la justice.
- Cette proposition est adoptée.
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il aux amendements proposés par la section centrale ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je désire que la discussion s'établisse sur le projet du gouvernement.
M. le président. - Il en sera ainsi.
S'il n'y a pas d'opposition, me conformant aux précédents de la chambre, j'accorderai alternativement la parole aux orateurs inscrits contre, pour et sur. (Adhésion.)
La discussion est ouverte sur l'ensemble du projet.
La parole est à M. de Steenhault inscrit contre.
M. de Steenhault. - De toutes les questions qu'il ait été donné au gouvernement de soumettre à la législature, pas une peut-être, à l'égal du crédit foncier, n'a eu le singulier privilège de soulever autant d'opinions divergentes.
Pour les uns, tout émerveillés du magnifique avenir qu'elle prétend nous réserver, c'est parler le langage du temps, c'est mettre le pied sur la terre promise.
Pour d'autres, au contraire, pleine de périls, pleine de dangers, elle ne peut aboutir qu'à des désastres, qu'à des ruines.
Bien que partageant plutôt cette dernière opinion, si le système du gouvernement devait être admis dans son entier, je crois cependant, (page 1006) messieurs, avec la presque unanimité des membres de la deuxième section, qu'approprié à nos besoins, restreint à de certaines limites, il pent être utile et fécond en heureux résultats.
Ces conditions restrictives, je les trouve surtout indispensables en face de l'initiative gouvernemental, qui, incontestablement, nous impose le devoir d'écarter tout ce qui pourrait nous exposer aux mécomptes que font naître trop souvent des doctrines fraîchement élaborées.
Le législateur est tenu d'agir avec prudence, avec réserve. Il opère dans le vif, et toute expérimentation malhabile peut laisser après soi des traces ineffaçables.
Comme l'a fort bien dit quelque part Michel Chevalier, si les institutions de crédit ont une grande puissance pour le bien, elles en recèlent une non moins grande pour le mal. L'expérience nous prouve tous les jours combien il a dit vrai.
Je sais bien, messieurs, qu'en pareille matiere il est impossible de tout régler scientifiquement, qu'il est impossible de réglementer toutes les manifestations de la liberté individuelle, je sais cela parfaitement ; mais ce que je sais aussi, c'est qu'il y a là un motif de plus pour n'y faire intervenir l'Etat qu'avec la plus grande circonspection.
J'appréhende toujours, messieurs, cette intervention exagérée vers laquelle il semble que la plupart des gouvernements du continent sont fatalement poussés, mais que je le redouterais surtout ici, parce que, dans les conditiors que lui ferait le projet de loi, elle doit entraîner après elle une responsabilité effrayante, dont je vous parlerai tout à l'heure et qui peut, à un jour donné, entr'ouvrir un abîme et nous mener droit à notre perte.
Il y aurait, selon moi, plus que de la témérité à s'exposer de gaieté de cœur à de semblables chances ; aussi je n'hésite pas à condamner toute intervention du gouvernement qui ne réunirait pas la double garantie d'avoir un caractère essentiellement moral, et d'écarter tout ce qui pourrait offrir des dangers ou engendrer des abus.
Si ce but ne pouvait être atteint, le gouvernement, dont la tutelle des intérêts généraux est avant tout la raison d'être, doit s'abstenir et abandonner à l'initiative individuelle la création de pareilles institutions.
Pour moi donc, messieurs, et pour résumer ma pensée, rejetant tout ce qui pourrait compromettre la sécurité nationale, cherchant à fortifier le crédit capable de louables desseins, mais non pas celui dont l'erreur ou les passions se servent pour le malheur de ceux qui en usent, je n'admettrais l’intervention du gouvernement dans l'organisation du crédit foncier qu'à la condition de borner son action au développement de la circulation productive, sans lui faire courir les dangers de la circulation passive, de la consommation improductive.
Je regrette, messieurs, de n'avoir pas trouvé dans le projet de loi ces caractères généraux si évidemment essentiels, au point de vue de la Belgique, à la prospérité des individus pris isolément, comme en corps de nation.
Etayé de ce qui s'est fait en Galicie, en Pologne, en Prusse, allant plus loin même que plusieurs de ses modèles, le gouvernement généralise le système.
Sans s'inquiéter des dangers que pourrait offrir l'introduction, en Belgique, d'institutions fonctionnant ailleurs, dans des conditions qui nous sont complètement étrangères, sans s'enquérir de l'organisme, de la constitution du malade, permettez-moi la comparaison, afin de lui appliquer un remède approprié, il conclut de son application là-bas, à son applicabilité en Belgique.
Rien n'est cependant plus contestable que cette prétendue analogie, rien n'est moins réel que cette prétendue similitude d'intérêts et de besoins, et pour vous le prouver, permettez-moi, messieurs, de vous dire quelques mots de ce qui s'est passé en Allemagne.
Je serai court, je serai bref, je vous le promets.
L'idée de l'organisation du crédit foncier, comme vous le savez déjà, messieurs, a surgi de l'imminence d'un danger pour la propriété foncière, écrasée sous le poids d'une dette énorme, d'intérêts usuraires, et menacée d'expropriation.
Cette idée donna naissance à plusieurs associations successivement fondées, mais qui toutes, de l'aveu de M. Royer, dont l'opinion ne peut être suspecte aux partisans du projet du gouvernement, avaient pour objet de prêter à la propriété nobiliaire dont la conservation apparaît toujours comme la préoccupation la plus grave.
En regard de celle-ci, d'autres nécessités donnèrent naissance à de nouvelles institutions, dont les unes, pour ainsi dire le contre-pied des premières et avec un cachet beaucoup plus démocratique, tendirent à affranchir la propriété foncière des dîmes, des redevances féodales, et les autres à subvenir à d'autres besoins reconnus mais spécifiés.
Voici, messieurs, la statistique des dix-sept institutions de crédit d'Allemagne sur lesquelles M. Royer nous donne, dans son rapport au gouvernement français, quelques notions détaillées :
Trois prêtent exclusivement sur les propriétés nobiliaires ;
Sept admettent en outre les biens des paysans, mais à un minimum de valeur qui s'élève jusqu'à 5,000 ou 6,000 thalers (18.750 fr.) et à des conditions tellement onéreuses qu'il est évident que les emprunteurs de cette catégorie ne peuvent qu'à très peu d'exceptions près avoir recours à la caisse ;
Cinq, dont quelques-unes encore ne prêtent que sur des biens nobles, n'admettent des emprunts qu'avec un emploi spécifie et dont il faut justifier ;
Trois ne peuvent nous servir de point de comparaison, parce que deux d'entre elles, la banque de Munich et la caisse de Wurtemberg sont des établissements particuliers avec un capital limité de 12,000,000 pour la seconde et de 10,000,000 extensible à 20,000,000 de florins pour la première et ne bornant nullement leurs opérations aux prêts hypothécaires. Quant à l’institution de Gallicie, elle existe depuis trop pey de temps pour pouvoir l’apprécier, ce qui encore ne serait utile que pour autant qu’il serait prouvé qu’elle fonctionne dans une sphère identique à la nôtre.
Quelle conclusion tirer de cette nomenclature, si ce n'est que le caractère générique des institutions de crédit foncier en Allemagne consiste, d'une part, comme l'a fort bien dit M. Royer, dans un intérêt propre à la propriété nobiliaire, et d'autre part dans la spécification et la justification des capitaux empruntés, justification qu'on exige dès que l’objet de l'institution sort du cercle tracé par les autres établissements.
Le gouvernement n'accueillant pas ce dernier système, il ne peut en être question, et nous n'avons pas à nous en occuper pour le moment.
Mais pourquoi donc, me dira-t-on, ne pas admettre que des établissements du genre de ceux que je viens de citer en premier lieu puissent sans danger être créés en Belgique, quand ils fonctionnent fructueusement en Allemagne ?
Je vais au-devant de l'objection parce que je sais qu'elle me sera faite.
Les conséquences qu'on prétend tirer de leur application chez nos voisins sont fausses, messieurs, comme je vous l'ai déjà dit, et pour une raison bien simple, c'est que nous ne trouvons ici, ni dans la constitution de la propriété, ni dans nos mœurs et nos tendances, ni avant tout dans le texte même du projet de loi, les garanties qu'on possède en Allemagne. D'abord, messieurs, ne perdons, s'il vous plaît, pas de vue qu'en Allemagne ce sont généralement des associations particulières administrées par des sociétaires et complètement en dehors de l'action de l'Etat.
Ensuite, messieurs, pour les associations ne prêtant qu'à la propriété nobiliaire, ne trouve-t-on pas dans les fidéicommis et substitutions, dans l'intérêt commun des gouvernements et de la noblesse, un puissant contre-poids au dissolvant des emprunts ?
Pour ceux admettant les biens des paysans, ne retrouvez-vous pas une garantie aussi forte, si pas même une exclusion, dans ce minimum de valeur, s'elevant pour plusieurs à 5,000 ou 6,000 thalers (18,730 fr.), et surtout dans le taux du prêt qui jamais ne peut dépasser le quart de la valeur de l'hypothèque, condition excessivement dure et généralisée en Prusse par l'édit du 14 septembre 1811 ?
En Silésie, n'est-ce pas encore une condition bien restrictive que cette possession de dix ans exigée pour l'emprunt, à moins que l'on ne soit propriétaire par héritage ? Ces données sont puisées dans le rapport de M. Royer, et je doute qu'on puisse les contester.
Ne serait-on pas ensuite autorisé à penser que la division de la propriété a été considérée en Allemagne comme peu compatible avec les institutions de crédit ?
Quand on voit que ce sont précisément les deux pays où la propriété est le plus démocratiquement constituée, le Wurtemberg et la Bavière, qui nous donnent le double exemple de l'abstention la plus énergique de gouvernements n'intervenant à la lettre pour rien, et de banques particulières fonctionnant avec un capital limité.
En dehors de tout ceci, nous avons évidemment à tenir compte, messieurs, des mœurs, des tendances du peuple auquel on prétend appliquer un principe nouveau, tendances qui nécessairement doivent se modifier d'après les circonstances au milieu desquelles il vit.
Sans accuser le moins du monde le caractère généralement apprécié de mes compatriotes, je crois pouvoir affirmer, sans crainte d'être démenti, qu'il doit y avoir sous ce rapport un abîme entre l'Allemagne, où l'industrie agricole est de beaucoup la plus importante, est presque la seule, et la Belgique, où les industries manufacturières, les spéculations de toute espèce, l'agiotage et les jeux de bourse tiennent une place si remarquable.
Aux différences déjà si majeures, que je viens d'avoir eu l'honneur de vous signaler relativement aux conditions au milieu desquelles les établissements de crédit exerceraient leur action dans les deux pays, vient s'en joindre encore une non moins notable, quant à l'opportunité de son organisation.
On ne me contestera pas, je pense, qu'en Allemagne la question politique a généralement primé la question financière, et que la conservation de la propriété nobiliaire ou tout au moins de la grande propriété y a toujours été l'objet essentiel de la combinaison.
Ceci admis, l'intérêt usuraire se trouvant être pour une part très considérable dans la déplorable position de la propriété foncière, et cet intérêt excessif ayant sa raison d'être dans l'absence de sécurité et dans le défaut de garantie pour les préteurs, surtout vis-à-vis des fidéicommis ; il n'y avait, pour y remédier, que le principe de la solidarité, et cette solidarité, l'organisation du crédit foncier seule pouvait la donner.
Vous voyez donc bien, messieurs, que l'Allemagne se trouvait dans une impasse dont les associations qui fonctionnent aujourd'hui pouvaient seules la tirer.
Indépendamment des faits sur lesquels je crois devoir appeler votre attention, ces associations n'ont-elles eu que de bons résultats ?
Les avis, messieurs, sont, quoi qu'on en dise, excessivement partagés, non seulement ici, mais, d'après les informations que j'ai prises,en Allemagne même.
Pour ne vous citer qu'une autorité, qui certes ne sera pas révoquée en doute, permettez-moi de vous citer M. de Struensée : « M. de Struensée pensait que la faculté donnée aux propriétaires de (page 1007) se libérer par à-compte suffirait à l’extinction rapide des dettes ; mais il n’en fut rien. Les associations de crédit ont eu pour résultat d’augmenter le chiffre des dettes hypothécaires ; on a crée dans les diverses provinces pour plus de 375 millions de francs de ces dettes, dont plus d'un tiers appartient à la seule Silésie,
« La facilité d'obtenir des capitaux sur un bien de l'association a engagé des propriétaires à contracter des emprunts pour faire la banque et spéculer sur l'argent. Or, il est fâcheux 1° que ce goût d’agiotage s'empare des grands propriétaires ; 2° qu'avec 50,000 écus on puisse acquérir un bien de 100,000 ; 3° que tous les biens soient grèves d'hypothèques pour la moitié de leur valeur. Il peut arriver des calamités publiques qui réduisent de moitié la valeur des biens-fonds, et les propriétaires sont alors ruinés, s'ils ont à payer des dettes personnelles, outre leurs lettres de gage ; ce qui a lieu d'autant plus facilement, avec ce système, que les capitalistes sont persuadés que les propriétaires ne peuvent s'endetter au-delà de la moitié de la valeur de leurs immeubles, et qu'il reste encore de encore de la fortune à chacun, en sus de la garantie nécessaire à ces lettres de gage. »
Et qu'on ne me dise pas que cet état de choses n'était dû qu'à la déplorable organisation du crédit foncier sans amortissement forcé. Je conviens volontiers que cet amortissement forcé peut, dans certains cas, avoir de bons effets, être même nécessaire pour les industries qui ne peuvent que reconstituer lentement leurs capitaux. Mais en thèse générale, je crois que Say avait raison quand il l'appelait du charlatanisme. C'est un palliatif, il dissimule ou retarde la crise ; il atténue l'effet sans enlever la cause qui gît tout entière dans la grande facilité de l'emprunt.
Nous en avons la preuve en Allemagne, où il n'a pas empêché le chiffre de l'emprunt de progresser dans une proportion constante et quelquefois effrayante.
Ses avantages seraient donc loin d'avoir compensé les inconvénients qui résultent de l'ensemble du système.
Pardonnez-moi, messieurs, de m'être écarté si longtemps de ce qui concerne directement ce pays-ci, mais j'ai cherché, et je tenais avant tout à vous faire voir combien nous étions peu fondés en adoptant pour point de départ des institutions ayant une tout autre sphère d'action qu'ils n'auraient ici et destinées à venir en aide à des besoins qui ne sont pas les nôtres.
Nous n'avons pas en Belgique à pourvoir aux mêmes nécessités. Notre situation est essentiellement différente.
Les conditions du crédit sont loin d'être aussi anormales qu'elles l'étaient en Allemagne. Nous n'avons ni propriété nobiliaire ni redevances féodales.
Deux faits seulement, ou plutôt un fait et une lacune frappent nos regards et sollicitent notre intervention.
Ce fait, c'est la charge énorme qui pèse sur la propriété foncière.
Cette lacune, c'est l'infériorité relative de l'agriculture quant au crédit, et par conséquent le manque de capitaux pour elle.
Hors de là, j'ai beau me retourner, je l'avoue, je ne trouve rien.
En général, les capitaux sont abondants ; ils affluent de toutes parts.
Le commerce, l'industrie manufacturière ont leurs établissements de crédit spéciaux. Les capitaux ne leur manquent pas, et ils n'auraient jamais que très exceptionnellement recours aux caisses de crédit foncier dont la nature des opérations ne leur convient pas.
L'industrie manufacturière et le commerce ont besoin de capitaux de circulation ; l'agriculture demande des capitaux fixes. L'industrie, recomposant ses capitaux à des intervalles très rapprochés, ne demande pas le système de remboursememenl par annuités qui est nécessaire à l'agriculture.
Cette dissemblance bien tranchée suffit, je pense, pour prouver que ces deux genres de crédit nécessitent des établissements tout à fait distincts.
Quant à l'énorme dette qui grève la propriété foncière, bien qu'il résulte des calculs que nous trouvons dans l'exposé des motifs, et que j'ai au moins compris dans ce sens, que nous remboursons davantage aujourd'hui que si toute la dette était soumise au remboursement forcé par annuités, je ne vois pas pourquoi l'on ne pourrait pas encore favoriser la libération des débiteurs, en donnant à ceux qui voudraient en user la faculté de rembourser par annuités ; mais, je le répète, en tenant compte cependant des dangers que pourrait offrir un système trop étendu.
Quant aux besoins de l'agriculture, c'est là évidemment ce qu'il y a de plus saillant, de plus important ; c'est pour nous le grand côté de la question ; et je suis d'autant plus autorisé à le dire, que je me trouve, sous ce rapport, en parfaite conformité d'opinion avec M. le ministre des finances, et même, ce qui me flatte d'ailleurs beaucoup moins, avec tous les écrivains français qui ont traité de l'organisation du crédit foncier.
Les besoins de l'agricultuie ont toujours été leur point de départ, leur base d'édifice. Je sais bien que pour beaucoup d'entre eux, je parle des écrivains français, ce n'était qu'un pavillon destiné a couvrir une marchandise d'assez mauvais aloi, mais j'argumente de ce fait parce qu'il prouve qu'il y avait là un vice assez flagrant, assez réel, assez incontestable pour pouvoir frapper tout le monde et servir de manteau à ce qu'on voulait faire passer.
Cela n’empêchait pas que, généralement, on marchait dans un sens diamétralement opposé, et que les besoins de l'agriculture constatés, ils disparaissaient devant une préoccupation toute différente.
Sans avoir le même but, je me hâte de le reconnaître, le projet de loi qui vous est soumis n’est pas exempt de ce reproche.
Le sol, dit-on, demande des capitaux et l’on ne réfléchît pas que, loin de leur donner cette direction, le système du gouvernement vous conduit à un résultat tout contraire.
Comme l'eau cherche son niveau, messieurs, les capitaux cherchent les plus grands bénéfices, et il est évident que si vous en donnez le moyen, la majeure partie des capitaux empruntés par des propriétaires que les facilités qu'offre l'institution attireront, seront retirés du sol pour être déversés dans des spéculations le plus souvent hasardées parce qu'elles seront faites par des gens qui ne s'y entendent pas.
Les caisses d'épargne, et je dis cela sans blâmer cette institution, que je me plais à mettre au nombre des plus utiles, comme des plus philanthropiques, les caisses d'épargne, dis-je, ont déjà opéré une véritable révolution, en retirant de l'agriculture tous les petits capitaux que naguère prenaient ce chemin.
Votre crédit foncier sera une nouvelle pompe aspirante appliquée à l'agriculture ; loin d'y faire affluer les capitaux, comme vous le dites, c'est à les en extraire que vous travaillez.
Il n'y a pas de milieu, si franchement, si réellement vous voulez pousser aux améliorations agricoles, spécialisez l'emploi du capital prêté et donnez, en compensation de la restriction que vous imposez, des facilités paur l'emprunt et le remboursement.
C'est le seul moyen de provoquer les améliorations, en attirant les emprunteurs qui ne vous manqueront pas, dès le moment que la route sera tracée, que l'instruction sera répandue.
Dira-t-on peut-être que les améliorations agricoles sont un but trop restreint, que cela ne vaut pas la peine ?
Comment, messieurs, l'agriculture qui fait votre principale richesse, serait-elle tombée assez bas dans votre esprit pour qu'elle ne vous paraisse plus mériter une institution spéciale ?
Cette objection n'est pas possible et ne se produira pas, j'aime à le croire, car ce serait attacher aujourd'hui trop peu d'importance à ce sol qui en a toujours tant, quand il s'agit de lui demander des ressources.
Cette objection n'est pas possible, car ce serait, en vérité, paraître attacher plus de prix au chiffre de l'emprunt qu'aux intérêts qui sont en jeu.
C'est un privilège, dira-t-on aussi, mais bon Dieu ! messieurs, ce n'est pas plus un privilège que ne le sont vos établissements d'instruction, vos écoles militaires ou d'agriculture ; c'est tout bonnement un établissement spécial, créé en vue de besoins spéciaux, et voilà tout.
Loin d'être un privilège, ce sera, messieurs, un acte de justice et de logique en même temps que vous poserez.
Vous voulez que l'agriculture vous vende ses produits à bas prix, eh bien, soyez conséquents, soyez justes, et donnez-lui au moins les moyens de trouver, dans une production plus forte, une compensation au bon marché que vous demandez.
On a souvent parlé, messieurs, du danger résultant de l'inégalité de répartition des populations s'accumulant dans les grands centres ; et d'où proviendrait ce fait, si ce n'est de l'inégalité des bénéfices entre les industries des villes et celles des campagnes.
Si vous voulez conserver l'équilibre dans les populations, rétablissez-le dans les profits des diverses industries.
Vous n'atteindrez jamais ce résultat si vous n'égalisez pas les conditions du crédit en obtenant une répartition plus proportionnelle des capitaux.
Sont-elles ensuite si chimériques ces craintes que l'honorable M. Thiers s'était chargé de produire à la tribune française et qui prenaient leur source dans cette manie d'acheter, si commune chez les cultivateurs ? Pour ma part, messieurs, je les crois très fondées. Cet amour excessif de la propriété, quelque légitime qu'il soit, n'en est pas moins funeste, et tous ceux d'entre vous qui ont vécu à la campagne ont dù avoir l'occasion d'en constater les tristes effets. Les améliorations agricoles, le développement de la production n'ont pas de plus puissant ennemi que cette malheureuse tendance, qui pousse le cultivateur à sacrifier les intérêts les plus vivaces pour la possession d'un lopin de terre de plus.
Sans compter encore que celui qui emprunte pour acheter des terres se ruine, ce qui est une vérité passée à l'état d'axiome, il contribue, par les prix élevés qu'il paye d'ordinaire, à donner au sol une valeur factice dont les cultivateurs sont la première victime.
Cette augmentation insolite de valeur n'est pas une supposition gratuite de ma part ; nous en avons un exemple en Poméranie, où les institutions de crédit ont presque double le prix des terres.
D'autres dangers et plus sérieux se présentent encore avec le système du gouvernement.
De deux choses l'une, messieurs : Ou votre organisation du crédit foncier facilitera les emprunts, ou elle ne les facilitera pas. Si elle ne les facilite pas, elle est inutile. Dans l'hypothèse contraire, vous y poussez.
Or, messieurs, jusqu'à quel point est-il moral, est-il utile de pousser à la dissipation des capitaux ? La commodité de l'emprunt a toujours pour corollaire le goût des dépenses qu'on croit indispensables. N'oublions pas la Prusse, la Silésie où les dépenses de luxe ont eu une si large part dans la détresse de la propriété.
Franklin fait dire à son bonhomme Richard que ceux qui achètent le superflu finissent par vendre le nécessaire. Cela est surtout vrai quant l'emprunt est le bailleur de fonds.
J'admets volontiers que tous les emprunts n'ont pas toujours eu des dépenses improductives pour but, mais cela n'empêche pas la dette d'avoir constamment eu en Allemagne une marche ascendante, et comme je l'ai déjà dit, en dépit de l'amortissement forcé.
(page 1008) Où cela s'arrêtera-t-il ? Nul ne le sait,
Plaçons-nous un instant, messieurs, avec cette énorme dette, dans l'hypothèse de calamités publiques, dont l'Allemagne a déjà été frappée, dont nous avons eu un récent exemple en France, et qui peuvent également se présenter ici. Qu'aviendra-t-il quand à l'abaissement anormal de la valeur des propriétés (et en France il y a eu des départements où elle a baissé des trois quarts) viendra se joindre l'impossibilité pour les emprunteurs de satisfaire à leurs engagements ?
Tout le système étant basé sur l'amortissement forcé, un chaînon venant à manquer, tout l'édifice croule, et je vous laisse à juger de quelle intensité serait une crise dans laquelle, quoi qu'on en dise, la responsabilité de l'Etat serait sérieusement engagée.
Vous aurez beau faire et beau dire, apercevant le bras du gouvernement dans toutes les opérations de la caisse, c'est à lui qu'on imputera le désastre.
Et à quel état de choses aboutirait infailliblement une semblable débacle, si ce n'est, messieurs, à diviser la nation en deux camps : les prêteurs et les emprunteurs qui n'auraient pour caractère commun que la ruine et la désaffection pour un gouvernement dont ils se croiraient les victimes !
Si cela n'est pas probable, cela est au moins très possible, et un gouvernement ne doit jamais s'exposer à des éventualités de ce genre.
Je ne ferai pas au gouvernement l'injure de croire qu'il veut la mobilisation du sol.
Mais qu'il me soit au moins permis de lui dire que son système s'en rapproche singulièrement qu'il y a là une singulière confraternité.
Voici ce que M. Wolowski qui avait, je pense, mis au jour cette lumineuse idée de la mobilisation du sol, disait :
« Si l'on veut mobiliser la propriété foncière, il faut lui conserver dans le signe représentatif sa nature propre ; il faut que le titre auquel elle donnera naissance soit productif d'intérêts, comme elle est productive de revenu.
« Alors l'obligation foncière circulera comme un titre d'aliénation partielle et temporaire, sous clause de rachat à des conditions déterminées. »
Je demande au gouvernement s'il ne reconnaît pas bien un peu son projet de loi.
M. Wolowski ne mobilise pas la propriété elle-même, mais tout en ayant soin de ne pas trop effaroucher le propriétaire, il mobilise ce qu'il y a de plus réel, le droit au revenu, à l'intérêt.
Avec ce système, le propriétaire s'efface devant la caisse, devant des porteurs de lettres de gage qu'il ne connaît pas et qui sont cependant les véritables usufruitiers de ses biens.
Avec ce système, vous arrivez droit à l'indifférence, à la désaffection pour la propriété, et si vous atteignez le but que M. Wolowski voulait, n'oubliez pas non plus que vous sapez dans sa base cet attachement au sol qui sera toujours l'ancre de salut et la meilleure sauvegarde des nationalités menacées.
Rapporteur de la deuxième section, j'avais eu l'honneur de développer à la section centrale le système que j'avais été chargé de lui soumettre, et qui consistait principalement à borner l'application de l'organisation du crédit foncier aux améliorations agricoles.
Ce principe avait été adopté par la deuxième section, parce qu'il avait un cachet essentiel de moralité, parce qu'il coupait court à tous les inconvénients, à tous les dangers que j'ai eu l'honneur de vous signaler, parce que, par sa nature même, il ne pouvait jamais atteindre le développement colossal qui était possible avec le système du gouvernement.
Il dotait l'agriculture de capitaux fixes dont elle a si grand besoin et qui, ne pouvant être employés que reproductivement, devaient nécessairement contribuer au développement de la production et de la richesse nationale.
Il fermait la porte à tous les abus.
Il nous mettait à l'abri de toutes les éventualités, parce que la valeur du sol devait toujours s'accroître en raison de la défense faite et correspondre au taux de l'emprunt lui-même.
Vivifiant l'attachement du propriétaire pour le sol qu'il a bonifié, il enlevait tout prétexte au reproche de tendance à la mobilisation du sol.
La difficulté de constater l'application de la somme empruntée a été la principale objection qu'on a faite à ce système. Mon honorable ami le rapporteur de la section centrale vous a parlé dans son rapport de commissaires, d'inspecteurs, dont il paraît qu'il a une peur atroce ; nuis je crois qu'il s'est trop abandonné là à la vivacité de son imagination ; je pense, messieurs, que nous pourrions parfaitement nous passer de ce cortège, que je n'aime pas non plus, et qu'à l'aide des administrations communales on pourrait arriver déjà à un moyen pratique beaucoup plus simple et à coup sûr beaucoup moins dispendieux.
Cette idée, messieurs, n'est d'ailleurs pas neuve.
En Angleterre on a fait, à peu de chose près, la même chose pour le drainage qui, quoi qu'en dise mon honorable ami M. Deliége, se fait là dans des conditions complètement identiques aux nôtres.
En France, messieurs, le projet d'organisation du crédit foncier ne se reproduira pas à l'Assemblée nationale. M. Wolowski, qui, comme vous le savez, était le grand promoteur de cette innovation, et qui se vantait devoir vu son système accueilli par M. le ministre des finances de Belgique, a été obligé de s'amender lors des discussions qui ont eu lieu à la Société des économistes, et d'avouer que son système, presque textuellement reproduit dans notre projet, était d'une application difficile et dangereuse pour la France.
Voici ce qu'en disait encore la Réforme agricole au point de vue de ce dernier pays :
« Ren de plus simple, on le voit, que le système du crédit agricole. Toutefois, comme il faut toujours approprier les institutions au pays qui les accepte, nous croyons que ce système, s'il était adopté en France dans toute sa simplicité, y laisserait une grande lacune et ouvrirait la porte à de graves abus. Aussi avons-nous déjà fait entendre que, chez nous, il sera nécessaire d'imposer au crédit agricole la condition des améliorations obligatoires, du moins dans de certaines limites, ainsi que cela se fait en Angleterre, et d'une manière absolue, toutes les fois que le gouvernement concède à l'agriculture des avances de fonds.
« Que l'on veuille bien envisager sérieusement, consciencieusement, cette donnée presque nouvelle dans le problème qui préoccupe aujourd'hui tous les amis de l'agriculture, on reconnaîtra, nous en sommes convaincus, qu'en effet le système des améliorations obligatoires, jusqu'à concurrence de la moitié au moins de la somme empruntée, deviendra chez nous la condition pratique et vitale du crédit agricole. »
En Allemagne, messieurs, cinq établissements ne prêtent qu'à la condition d'un emploi obligatoire.
L'association de Paderborn prête exclusivement pour affranchir la propriété des dimes et redevances féodales.
La caisse de Westphalie ne prête que pour favoriser les grands travaux agricoles et, accessoirement, pour quelques entreprises industrielles.
L'institut de Lunebourg n'admet les emprunts sur la propriété nobiliaire que pour différents emplois qui sont spécifiés dans l'article 61 et dont l'article 62 des statuts exige la justification.
L'établissement de crédit du Hanovre a pour but de faire des prêts conformément aux deux dispositions suivantes de l'article 2.
1° Pour racheter les charges foncières déclarées rachetables par les lois des 10 novembre 1831 et 23 juillet 1833 ;
2° Pour payer les dettes contractées sur les biens, fermes et terres cultivées.
Enfin l'établissement de Danemark ne prête qu'aux cultivateurs pour faire exécuter des travaux d'améliorations importants dont les emprunteurs sont tenus de rendre compte année par année et sous peine d'amende.
Ces précédents, messieurs, vous prouvent surabondamment que cette impossibilité de constater l'emploi du capital emprunté est un argument qui ne peut être sérieux.
Une dernière observation, et je termine.
L'honorable rapporteur de la section centrale vous dit que les chambres se refuseront toujours à se placer au point de vue d'une seule classe, lorsqu'elles pourront se placer au point de vue des intérêts généraux du pavs.
C'est-à-dire que le système de la deuxième section est exclusif, esl illibéral.
Je repousse cette accusation, messieurs ; et je la retourne à l'adresse de mes honorables contradicteurs.
Comment ! nous ne nous placerions pas au point de vue des intérêts généraux quand c'est précisément parce que votre système est plein de périls pour la sécurité nalionale que nous le repoussons !
Comment ! nous serions exclusifs parce que nous préoccupant exclusivement des besoins réels, saillants, évidents du pays, nous allons droit au but, tandis que vous ne les constatez que pour en faire bon marché, pour leur passer sur le corps, sous prétexte de nécessités chimériques ou de principes plus larges !
Non, messieurs, soyons francs, votre projet de loi n'a pas et ne peut avoir ce cachet démocratique que vous prétendez lui donner ; pas plus que nous, vous n'avez résolu le problème de procurer des capitaux, des instruments de travail à celui qui ne possède que son activité, son talent, son génie.
Ne l'oubliez pas, il ne s'agit que du crédit foncier ; et sur ce terrain, notre système l'emporte incontestablement sur le vôtre, car les bienfaits que vous nous apportez ne valent pas les dangers que vous nous faites courir.
M. de Perceval. - Je félicite tout d'abord le gouvernement d'avoir présenté à la législature un projet de loi sur le crédit foncier. Je n'hésite pas à dire qu'en proposant la fondation d'une caisse de cette nature, il a bien mérite de la propriété foncière.
Contrairement aux idées émises par l'honorable M. de Steenhault, je tiens, et je vais m'efforcer de prouver que les services que cette institution est appelée à rendre aux propriétaires du sol, sont aussi nombreux qu'importants.
Depuis vingt ans, c'est-à-dire depuis notre régénération politique, il n'est presque aucun des intérêts du pays qui ne se soit adressé à l'Etat pour demander secours et protection, et chaque fois l'Etat est intervenu suivant la force de ses moyens, selon les prescriptions de ses devoirs.
Aujourd'hui la propriété foncière demande à son tour un allégement à ses souffrances.
D'où proviennent les maux dont elle se plaint et auxquels le gouvernement nous propose de porter remède ? Ils proviennent de l'état d'isolement dans lequel elle a vécu jusqu'à ce jour, de la protection tout extraordinaire et égoïste, il faut le dire, dont cet intérêt social s'est entouré à une époque où il gouvernait la société et dominait tous les autres intérêts.
La propriété immobilière est aujourd'hui victime des entraves établies par elle-même, croyant se protéger ; par un juste rejour des choses, ces entraves sont devenues les obstacles qui l'ont paralysée.
(page 1009) La propriété foncière vient donc à son tour réclamer la protection de l'Etat et demander pour elle la création d'une institution spéciale de crédit.
Elle a des droits, car n'est-elle point l'intérêt le mieux consolidé et peut-être aussi le plus considérable de la nation ? Elle représente une valeur totale de plus de 8,308 millions, dont 1,659 millions en propriétés bâties et 6,649 millions en propriétés non bâties ; elle offre aux prêteurs un gage sérieux, incontestable ; sous ce rapport, elle peut supporter la comparaison avec le commerce et l'industrie, avec n'importe quel grand intérêt social.
Dès lors, ne devrait-elle pas pouvoir trouver à emprunter au moins aussi avantageusement et aussi facilement ? Il n'en est rien cependant.
La propriété foncière a-t-elle besoin d'argent, elle doit courir après un prêteur, et, après beaucoup de peines, subir des intérêts et des frais usuraires inconnus du commerce et de l'industrie ; contraste d'autant plus étonnant qu'elle présente plus de garanties réelles.
C'est que le commerce et l'industrie jouissent depuis longtemps des avantages, des bienfaits d'une institution de crédit spécialement organisée pour eux, mise en rapport avec leurs besoins, avec leur mode d'activité.
Au nom de l'égalité des intérêts sociaux, la propriété demande à l'Etat la fondation d'une institution de crédit, également appropriée à ses véritables besoins. Elle devrait pouvoir trouver des emprunts à longue échéance, et elle n'en trouve que de courte durée. Il lui faudrait des capitaux à un bas intérêt, et elle les rencontre rarement dans les conditions que lui font les prêteurs.
Vous n'ignorez point, messieurs, que la moitié des emprunts hypothécaires contractés par les propriétaires subit jusqu'à 14 p. c. de frais en moins de 7 années, indépendamment des intérêts à 5 p. c. et du remboursement intégral du capital au bout du même temps.
Ces conditions sont évidemment ruineuses et incompatibles avec la lente reproduction des capitaux employés aux améliorations du sol.
Elles s'aggravent encore par ce fait qu'elles pèsent presque exclusivement sur les petits propriétaires. Pour s'en convaincre, il suffit de mettre le nombre de petits propriétaires en regard du nombre de petites créances hypothécaires.
Sur 738,512 propriétaires fonciers qu'on compte en Belgique, 712,967 ont un revenu cadastral qui ne dépasse pas 1,000 francs ; pour 517,492 il ne dépasse pas 100 francs ; pour 398,167 d'entre eux il est de 50 francs et au-dessous. Il est de 25 francs et au-dessous pour 263,699 propriétaires, c'est-à-dire pour plus du tiers du nombre total des propriétaires du pays.
Le nombre de petites créances hypothécaires est en rapport avec le nombre de petits propriétaires.
Sur 332,369 rentes et créances inscrites chez les conservateurs, il y en a 261,745 ne donnant qu'un revenu annuel de 80 francs et au-dessous ; 204,158 créances donnent un revenu de 40 francs et au-dessous ; et pour 132,952 créances il n'est que de 20 francs et au-dessous.
Eh bien ! messieurs, nonobstant les 14 p. c. de frais désastreux qu'occasionne tout petit prêt foncier, malgré la quasi-impossibilité dans laquelle doivent se trouver la majorité des emprunteurs de pouvoir se libérer au temps stipulé (ce qui entraîne à de nouveaux frais), la dette hypothécaire ne s'élevait pas à moins de 798 millions au mois de juillet 1848 ; 358 millions grevaient la propriété bâtie, et 440 millions la propriété non-bâtie, ou territoriale proprement dite.
L'impossibilité pour la propriété foncière de se libérer vis-à-vis de ses créanciers est reconnue par le gouvernement lui-même, lorsqu'après avoir étudié le mouvement d'extinction et de renaissance de la dette hypothécaire, il arrive à cette conclusion :
« Dans l'hypothèse où la propriété foncière serait entre les mains d'un seul individu, débiteur unique de toutes les créances inscrites, il résulte du tableau précédent, que ce propriétaire cesserait à l'avenir d'user de son crédit d'une manière productive ; qu'il emprunterait aux uns pour rembourser aux autres ; qu'indépendamment de 30 à 36 millions d'intérêts, il aurait à demander à ses ressources propres un supplément qui, pendant neuf années, serait d'environ 14 millions, pour parvenir à solder en 1863 la dette créée avant 1835 ; qu'en continuant ensuite à emprunter chaque année un capital de 57,593,000 fr., pour l'appliquer en entier à des remboursements, il demeurerait indéfiniment grève d'une dette de 590 millions et obligé de servir un intérêt de plus de 29 millions, sans compter les frais de l'emprunt annuel. »
Dans cet état de choses, la propriété foncière s'adresse à l'Etat afin qu'il la mette à même non seulement de liquider sa dette actuelle, mais encore de pouvoir contracter de nouveaux emprunts avec moins de frais, à un plus bas intérêt et suivant un mode de remboursement adapté à sa lente reproductivité. Abolissez mes privilèges, nous dit la propriété foncière, mais brisez aussi mes entraves, supprimez mes charges exceptionnelles.
Faut-il admettre ou repousser la demande de fonder au profit de la propriété immobilière une caisse de crédit foncier ?
A rigoureusement parler, d'après certaines opinions émises dans cette enceinte, l'Etat devrait refuser son concours de la manière la plus absolue. Il devrait répondre aux 758,000 propriétaires : Sachez que chacun ici-bas est responsable de sa destinée, ainsi le veut la loi du laisser faire et du laisser passer. Je n'ai donc rien à voir dans votre position.
Si vous avez des dettes, tant pis pour vous ; vous avez mauvaise grâce de vous plaindre ; n'avez-vous pas librement, volontairement contracté, avec vos créanciers ? Pour vous libérer, économisez et n'anticipez plus sur vos revenus. Vendez le tout ou une partie de vos biens qui passeront ainsi entre les mains de ceux qui pourront les faire fructifier mieux que vous. La mission de l'Etat est de rester neutre, de se croiser les bras devant la gêne des intérêts privés ; l'Etat a rempli tout son devoir lorsqu'il a assuré l'ordre public. S'il venait au secours de la propriété foncière, il devrait venir, le cas échéant, en aide à d'autres intérêts sociaux ; ce qu'il ferait aujourd'hui pour le capital, demain, pour être juste, il aurait à le faire pour le travail.
N'est-ce pas logiquement la réponse que les partisans de la responsabilité individuelle illimitée, les défenseurs du laisser faire, laisser passer doivent aux 758,000 propriétaires réclamant l'intervention de l'Etat pour l'institution d'une caisse de crédit immobilier ?
Quant à moi, adversaire de la doctrine qui veut sans pitié abandonner à ses propres efforts tout intérêt qui souffre, persuadé que l'ordre public sera mieux assuré par des institutions qui favorisent l'expansion du travail que par la force armée, je donne mon approbation au projet de loi présenté en faveur de la propriété foncière. A mes yeux, il est juste d'accorder aux propriétaires tout au moins autant de facilités pour emprunter et rembourser qu'on en a fourni aux commerçants et aux industriels.
Au point de vue du crédit, la propriété foncière a été dans une position anormale ; elle en sortira à dater de ce jour.
Le commerce et l'industrie ont été dotés l'année dernière par l'Etat de la Banque Nationale. La propriété territoriale reçoit aujourd'hui une institution qui sera aussi appropriée à ses besoins. De la sorte, le crédit se trouvera mis à la portée de ces trois grands intérêts sociaux dans des conditions plus larges et moins onéreuses.
Mais tout en remerciant le gouvernement d'avoir saisi la législature d'un projet de loi pour l'organisation d'une institution de crédit foncier, tout en votant cette mesure d'une utilité réelle pour la propriété foncière, j'espère qu'il nous présentera bientôt un projet de loi pour l'institution du crédit agricole.
Le cultivateur, le travailleur agricole doit être protégé au même titre que le commerçant, l'industriel et le propriétaire foncier.
Jusqu'ici, le cultivateur-locataire, le paysan n'a, pour ainsi dire, connu l'existence de l'Etat que par les charges, il faut désormais qu'il en ressente également les bienfaits.
L'institution du crédit agricole serait un pas sérieux dans cette nouvelle voie.
Qu'on ne perde pas de vue qu'en Belgique, le crédit au propriétaire n'est pas comme en Pologne, comme en Saxe, en Gallicie et dans le Hanovre, le crédit au cultivateur, à l'exploitant agricole.
Dans ces derniers pays, le propriétaire foncier est presque toujours lui-même exploitant agricole ; le crédit foncier peut donc y tenir lieu de crédit agricole. Mais il en est tout autrement en Belgique où les deux tiers du sol livré à la culture sont exploités en location.
D'après le recensement de 1846, en déduisant du domaine agricole les bois, les terrains essartés et les bruyères, on trouve :
1,179,583 hectares exploités en location, et seulement
613,573 hectares exploités par les propriétaires ou les usufruitiers.
Preuve évidente qu'en Belgique, le crédit foncier ne saurait tenir lieu de crédit agricole !
Dans les pays où les institutions de crédit foncier ont pris naissance et se sont si heureusement développées, la grande propriété territoriale a conservé en partie son caractère féodal ; le fermage, c'est-à-dire l'exploitation en location moyennant une redevance fixe au propriétaire, y est assez rare.
En Belgique, au contraire, le fermage est la règle générale.
Sur 572,550 exploitations agricoles, le recensement direct a trouvé 234,964 locataires pour la totalité des terres de leur exploitation ; 136,360 autres exploitants étaient locataires pour plus de la moitié ; 81,914 exploitants étaient propriétaires pour plus de la moitié des biens cultivés par eux ; seulement, 119,312 exploitants étaient propriétaires ou usufruitiers de la totalité de leur exploitation.
On peut donc déjà affirmer que près de la moitié des cultivateurs existant en Belgique étant locataires paur la totalité des biens qu'ils exploitent, ne recevront aucun service d'une caisse de crédit foncier.
Du reste, je vais faire le dénombrement des exploitants auxquels pourra profiter l'institution dont nous nous occupons.
Le nombre des exploitants agricoles, ai-je dit, s'élève à 572,550.
Il en faut d'abord déduire tous les 234,964 locataires pour la totalité, lesquels n'ont pas un pouce de propriété à offrir en gage à la caisse du crédit foncier.
Reste 337,586 exploitants propriétaires.
L'arlicle 7 du projet exclut du droit d'emprunter par l'intermédiaire de la caisse tout gage foncier inférieur à 1,000 fr. Cette condition, dit M. le ministre des finances (page 37 de l'exposé des motifs) exclut de la caisse environ 214 mille propriétaires, c'est-à-dire plus des 2/3 de tous les propriétaires fonciers de la Belgique. Or, nul doute où le nombre de ces petits propriétaires ne soit plus considérable à la (page 1010) campagne qu'en ville. Dans les communes rurales, mettre à la caisse d'épargne, c'est acheter un coin de terre. L'ambition de l'exploitant agricole, son désir le plus ardent est de s'affranchir, autant que possible, du fermage. Par ces raisons, les 214 mille exclusions de la caisse atteindront les propriétaires des communes rurales dans une proportion beaucoup plus forte que ceux des villes. L’exclusion, qui est de 2/3 pour tous les propriétaires réunis, dépassera cette fraction pour les propriétaires ruraux et elle restera en dessous pour les autres.
Supposons néanmoins, gratuitement, que la proportion de 2/3 soit la même pour les villes que pour les campagnes. Sur les 337,586 exploitants propriétaires, il y en aura donc d'exclus 135,034.
Ainsi, sur 572,550 exploitants, il y en aura tout au plus 202,552 qui pourront participer aux avantages de la caisse ; les uns, pour la liquidation de la dette qui les grève déjà ; les autres, pour contracter des emprunts nouveaux.
Je reconnais que la caisse de crédit foncier leur rendra d'incontestables services, mais elle abandonne à leurs propres efforts 309,993 exploitants-cultivateurs qui ne réunissent point les conditions que la loi impose pour pouvoir jouir des avantages qu'elle concède. Ils forment la grande majorité des cultivateurs du pays. Voulez-vous leur venir efficacement en aide ? Instituez le crédit agricole.
Après avoir donné le tableau de la répartition des exploitants par étendue de culture, par province et pour le royaume, M. le ministre de l'intérieur s'exprime ainsi :
« Ces chiffres ont de l'importance en ce qu'ils peuvent faciliter la solution de questions économiques qu'on a surtout agitées dans ces derniers temps, et notamment de celles qui se rattachent au crédit foncier. Nous ne nous en occuperons pas ici sous ce rapport, parce que leur valeur dépend en partie d'autres éléments que l'ordre de notre travail ne nous permet pas d'apprécier maintenant. Nous nous bornerons à faire remarquer que tous les propriétaires cultivateurs du pays peuvent se répartir en trois classes quant à l'étendue des biens qu'ils exploitent : les premiers, dont la culture ne dépasse pas 1 hectare, sont au nombre de 149,310, ou 44 p. c : les seconds, dont l'exploitation a de 1 à 5 hectares, sont au nombre de 122,603, ou 36 p. c, et les troisièmes, qui cultivent plus de 5 hectares, sont au nombre de 65,675, ou 19 p. c. Si l'on établit ces divers rapports pour toutes les parties du pays, on trouve que sur 100 cultivateurs propriétaires, il y en a pour tout le royaume de 44 à 45 p. c. cultivant moins de 1 hectare ; de 36 à 37 p. c. cultivant de 1 à 5 hectares, et seulement 20 p. c. cultivant plus de 5 hectares. »
En voici le tableau par province : (ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée)
Ces détails, que je livre à votre appréciation, ne prouvent-ils point que le crédit au propriétaire foncier ne saurait être regardé comme le crédit donné au cultivateur exploitant ?
Je le répète : en Allemagne, dans les contrées dotées d'institutions de crédit foncier, les exploitations agricoles, généralement très étendues, appartiennent au propriétaire du sol, dirigées par lui on pour son compte par un régisseur. En Belgique, au contraire, les exploitations agricoles sont extrêmement petites, puisqu'on en trouve 483,897 de 5 hectares et au-dessous, et seulement 88,653 ont plus de 5 hectares.
Pour tout le domaine agricole situé dans nos 2,521 communes, l'étendue moyenne productive par exploitation n'est que de 3 hectares et 13 ares !
Dans les conditions où se trouve le travail agricole, la Belgique présente une grande analogie avec la France.
En France, le morcellement du sol est aussi considérable, le commerce et l'industrie y occupent de même beaucoup de bras et de capitaux. Comme en Belgique, on s'y est préoccupé des moyens de fournir à l'agriculture les capitaux dont elle a un si pressant besoin et l'on s'est demandé naturellement si la solution de la question ne se trouverait pas dans la constitution du crédit foncier.
Dans une communication faite en 1845 par M. le ministre du commerce et de l'agriculture aux conseils généraux, je trouve :
« On a recherché, dans notre régime hypothécaire et dans notre législation, les causes de cette situation défavorable pour l'agriculture, et beaucoup d'écrivains ont réclamé la réforme de ces lois comme un moyen infaillible de l’améliorer. L’administration s’est empréssée de mettre ce sujet à l’étude. Par une circulaire en date du 7 mai 1841, M. le garde des sceaux a provoqué la solution de cette grave et difficile question. De précieux et volumineux renseignements, qui lui ont été transmis par la cour de cassation, les diverses cours Royales et les facultés de droit du royaume, ont été livrés à à publicité en 1844, ainsi que des renseignements spéciaux communiqués par l'administration de l'enregistrement. »
Quelle opinion le gouvernement français avait-il puisée dans l'étude de ces documents ? L'honorable M. Frère-Orban nous le dit dans son exposé des motifs.
Le ministre français y avait acquis la certitude « que les emprunts hypothécaires sont très rarement contractés en vue d'améliorer le sol qui leur sert de gage ; l'industrie manufacturière et le commerce y ont une part beaucoup plus large que l'agriculture elle-même, et s'il en résulte que l'accroissement des dettes hypothécaires perd de sa signification, quant à l'état de détresse ou de prospérité relatif de l'industrie rurale, il en ressort aussi la démonstration que l'amélioration, le perfectionnement même du crédit foncier, par le régime hypothécaire, les lois d'expropriation, de privilège, etc., peuvent ne pas procurer à l'agriculture le crédit dont elle a besoin. »
M. Cunin-Gridaine ajoute :
« Si les conseils admettent ce fait, que les industries manufacturière et commerciale peuvent seules, aujourd'hui, malgré les facilités qu'elles ont de se procurer de l'argent au-dessous du taux légal, rechercher encore celui que le crédit foncier leur fait payer si cher, et que l'agriculture ne peut leur faire à cet égard une concurrence profitable, ils voudront certainement rechercher la cause de cette différence, et ne croiront pas avoir résolu la question du crédit agricole, tant qu'ils n'auront pas trouvé cette cause et les moyens de la faire disparaître.
« Ils penseront vraisemblablement que les industries qui peuvent payer plus cher auraient encore une supériorité manifeste sur l'agriculture, si l'intérêt exigé pour le crédit foncier parvenait à s'abaisser au taux servi pour le crédit personnel et mobilier ; que peut-être cet abaisssement de l'intérêt à un taux uniforme serait favorable au crédit général, et ferait concourir plus largement la propriété territoriale au développement de ce crédit et à l'activité des affaires ; mais qu'il ne saurait rétablir l'équilibre entre les industries, ni même modifier leurs rapports ; que, par conséquent, il ne suffirait peut-être plus aux besoins du crédit agricole. »
Voilà, messieurs, qui est clair et précis. Le commerce et l'industrie qui ont absorbé jusqu'ici la majeure partie des emprunts fonciers, seront encore les premiers à profiter des avantages de la caisse du crédit immobilier. Je ne m'en plains pas ; loin de là ; je le constate seulement, mais l'agriculture, au profit de laquelle on a principalement sollicité la création de cette institution, ne viendra qu'après le commerce et l'industrie.
On m'objectera peut-être que cette situation, vraie pour la France, ne l'est pas pour la Belgique. Je réponds que chez nous l'activité industrielle et commerciale est au moins aussi grande, eu égard à l'étendue du territoire, et que les capitaux n'y sont pas plus abondants. La nécessité de recourir aux emprunts fonciers est donc au moins la même.
Ecoutez, d'ailleurs, l'opinion de M. le ministre des finances.
Après avoir fixé à plus de 798 millions le montant de la dette hypothécaire existant en 1848, en vertu de toutes inscriptions autres que celles faites d'office et non encore renouvelées, M. le ministre continue :
« Mais une chose bien moins contestable, c'est que les emprunts pour améliorations foncières forment une rare exception. Il n'y a que le commerce et l'industrie manufacturière qui, d'après les bases actuelles du crédit foncier, puissent emprunter sur hypothèque en vue d'un emploi productif, lorsqu'ils ne sont pas forcés de le faire pour parer à des embarras ou pour lutter contre des revers. Un fait qui semble prouver qu'ils usent assez largement du crédit territorial, c'est qu'il résulte du relevé des prêts inscrits pendant les cinq dernières années, que, sur une moyenne de 19,647 prêts par année, s'élevant à fr. 53,789,800,9,980 prêts, de l'import de fr. 21,121,940, ont eu lieu sur propriétés bâties, et 9,667 prêts, de l'import de fr. 20,664,860, sur propriélés non bâties. La première catégorie comprend les prêts dont le gage principal consiste dans des bâtiments, encore que l'hypothèque frappe en outre des terrains, cours ou jardins attenants aux bâtiments ; dans la deuxième catégorie on a rangé les prêts affectés principalement sur propriétés non bâties, alors même que le gage comprend des maisons ou constructions accessoires. »
Et comme une nouvelle confirmation de son opinion, M. le ministre démontre qu'en Belgique la propriété bâtie est grevée d'un peu moins que le 1/5 de la valeur, tandis que les propriétés non-bâties ne sont grevées que de 1/15.
Voulez-vous à présent, messieurs, une preuve surabondante pourrai-je dire après ce qui précède, mais plus directe encore de la large participation du commerce et de l'industrie à la dette hypothécaire inscrite en Belgique ? Elle m'est fournie par la statistique des inscriptions prises d'année en année depuis 1830 à 1849.
D'abord de 1830 à 1833, il y a eu un ralentissement très marqué dans les affaires industriels et commerciales, conséquence de la commotion politique de 1830. Pendant cette période de 4 années, la moyenne des inscriptions hypothécaires a été de fr. 44,401,852. Cet état de stagnation ou de langueur s’est brusquement modifié en 1834. Cette année fit le commencement de cette espèce de gièvre d’industrialisme qui a fait surgir une si grande quantité de sociétés anonymes et en commandite dont les produits se sont trouvés hors de proporiton avec les besoins du (page 1011) marchés ; véritable fléau, que l'imprévoyance du gouvernement d'alors a laissé se développer, qui a tant ravagé les fortunes privées, porté le désordre dans les familles et ébranlé jusque dans leurs fondements les deux grands établissements financiers du pays.
Le montant des inscriptions hypothécaires, qui avait été en 1833 de fr. 46,695,130, s'est élevé en 1834 jusqu'à fr. 67,924,820. En une année, l'augmentation de la dette hypothécaire, par le seul fait de l'extension des affaires industrielles et commerciale, a donc été de fr.21,229,690. En 1836, la fureur de l'industrialisme était à son apogée ; aussi, la dette hypothécaire inscrite du 1er janvier au 31 décembre est de fr. 71,719,750 ; à fr. 35,024,600 de plus qu'en 1833, trois années auparavant.
Pendant les années 1846 et 1847, l'industrie, le commerce et l'agriculture ont subi simultanément la crise des denrées alimentaires par suite de deux mauvaises récoltes, l'une de pommes de terre, l'autre de céréales. La dette hypothécaire inscrite pendant ces deux années a été de fr. 107,848,210 pour 1846 et de fr. 103,681,210 pour 1847.
Enfin, la perturbation que les événements de 1848 ont jetée dans le commerce et l'industrie, n'explique-telle pas comment les inscriptions hypothécairessesont élevées la même année à la somme de fr. 114,342,650 ?
Ces chiffres démontrent, je crois, à la dernière évidence que le commerce et l'industrie, quoique déjà en possession du crédit donné par les banques d'escompte, quoique trouvant en outre plus facilement que l'agriculture des capitaux pour des entreprises à long terme, ont reçu encore une bonne partie des emprunts hypothécaires contractés par les propriétaires fonciers pendant ces quinze dernières années.
Dès lors, n'est-on pas fondé à dire que si déjà dans les circonstances actuelles l'industrie et le commerce ont le pas sur l'agriculture, quant à la destination des capitaux levés par les propriétaires, cette prépondérance s'accroîtra bien plus encore lorsqu'on aura abaissé le taux de l'intérêt, aboli les frais onéreux et étendu la durée de l'amortissement.
Enfin, pour apprécier à sa juste valeur l'influence que le crédit foncier pourra exercer sur le développement de l'agriculture dans notre pays, je me permettrai, en terminant, de citer l'opinion de M. le ministre de l'intérieur lui-même :
« Le recensement nous a montré, dit-il, que le nombre des propriétaires qui cultivent eux-mêmes leurs biens est fort restreint dans notre pays. Il nous a fait voir, d'un autre côté, que la plupart d'entre eux ne mettent en valeur que des exploitations très petites, et qu'en général ils sont d'autant plus nombreux que la valeur du sol est moins considérable. On pourrait être tenté d'induire de ces données que les institutions de crédit foncier ne sont pas appelées à rendre en Belgique des services aussi éminents qu'on le pense, et qu'elles serviront bien plus à liquider l'ancienne dette hypothécaire qu'à provoquer des améliorations foncières nouvelles. Il nous semble que ce serait mal apprécier les choses que d'admettre sans correctif des inductions pareilles. »
Et en quoi consiste la réserve faite par l'honorable ministre de l'intérieur ? Elle consiste en ce que les propriétaires-cultivateurs, en position de recourir à la caisse, y trouveront des capitaux à des conditions plus avantageuses. Conclusion sur laquelle je suis entièrement d'accord et qui vient à l'appui de mon argumentation.
Des opinions et des faits que je viens d'avoir l'honneur de vous soumettre, ne résulte-t-il pas, messieurs, que l'agriculture proprement dite trouvera très difficilement dans la caisse du crédit foncier la protection qui lui est nécessaire ? Elle y trouvera moins de ressources que le commerce et l'industrie, déjà dotés d'une banque d'escompte destinée à étendre ses opérations à toute l'étendue du pays.
Sans aucun doute, la loi que M. le ministre des finances nous propose, protégera efficacement les propriétaires fonciers ; mais déduire de là, messieurs, à une protection efficace de l'agriculture, c'est confondre deux éléments sociaux, deux grands intérêts essentiellement distincts, la propriété et le travail agricole, c'est oublier ou méconnaître qu'en Belgique les deux tiers du domaine mis en culture sont exploités en location.
Pénétré de ces vérités, j'ai demandé il y a un an (séances des 27 février et 1er mars 1850) que la Banque Nationale,appelée à donner le crédit commercial et industriel dans toute l'étendue du territoire, fût chargée, en même temps, d'y donner le crédit agricole,c'est-à-dire le crédit au cultivateur, au fermier, au locataire.
La Banque Nationale, que le gouvernement vous propose de fonder, développera bien, vous disais-je, le crédit du commerçant et le crédit de l'industriel, mais pour être nationale dans la véritable acception, la Banque devrait être tout aussi protectrice pour le crédit de l'agriculteur. On laisse de côté la première de nos industries : l'agriculture, la plus importante, celle qui occupe le plus de bras, qui a le plus besoin de développer son crédit et de sortir des mains usuraires qui la paralysent actuellement.
J'ajoutai : En vous parlant du crédit agricole, je n'entends pas le confondre avec le crédit foncier. Ce dernier concerne les propriétaires du sol et d'autres immeubles, tandis que le crédit agricole ne regarde que les fermiers. Pouvez-vous refuser au travailleur du sol ce dont vous allez faire largement jouir le propriétaire ? Tout comme les industriels et les commerçants, les cultivateurs locataires, les fermiers ont besoin de crédit, d'avances momentanées, afin de parer à des événements inattendus, à des exigences extraordinaires. Dès lors, ne doivent-ils pas être mis en mesure d'y pourvoir au même titre, sans devoir recourir à des engagements usuraires ou à des ventes ruineuses ?
Le garde champêtre, le gendarme, la milice et le receveur des contributions doivent-ils continuer à être pour les habitants des campagnes à peu près les seules manifestations de l'existence de l'Etat ?
Non, messieurs, le crédit au cultivateur, j'ose l'espérer, prendra bien tôt sa place légitime vacante à côté du crédit au propriétaire foncier, du crédit au commerçant et du crédit au manufacturier. L'équité l'exige, l'intérêt général le commande. Aussi, votre section centrale a-t-elle unanimement accueilli une proposition d'inviter le gouvernement à examiner la question du crédit agricole.
« Elle a pensé, nous dit l'honorable rapporteur, M. Deliége, dans son consciencieux travail, que tout ce qui intéresse l'agriculture, qui est l'une des grandes sources de la richesse nationale, mérite de fixer l'attention du législateur. »
Ne perdez pas de vue, messieurs, que la population des communes rurales, qui s'élève à 3,244,689 habitants, vit principalement de l'agriculture et des industries qui s'y rattachent directement. Les populations des villes, dont le chiffre est de 1,092,507 habitants, sont presque exclusivement occupées par l'industrie manufacturière et le commerce. Développer le bien-être, l'aisance dans les communes rurales par l'institution du crédit agricole, n'est-ce pas développer les ressources, les moyens d'existence de l'immense majorité des habitants du pays ?
Voilà les raisons au point de vue de l'intérêt général et de la justice.
En ce qui concerne les garanties offertes par les cultivateurs, je crois avoir également démontré qu'elles sont pour le moins aussi sérieuses. Par le bétail qu'il possède, ses instruments aratoires, ses grains récoltés ou encore sur le champ, etc., le cultivateur-locataire ne présente-t-il pas des gages assurés ?
La grande majorité des exploitants agricoles exclue du bénéfice de la caisse du crédit foncier pour l'une ou l'autre des raisons que j'ai exposées, pourra recourir au crédit agricole. Si tous les 572,550 exploitants ne sont pas à beaucoup près propriétaires fonciers, tous sont propriétaires de bétail et de produits agricoles. Qu'importe la nature du gage, s'il est suffisant pour garantir la somme empruntée ? Si, d'un côté, il est constant que la plupart des sommes qui vont être empruntées par les propriétaires à la caisse de crédit foncier seront appliqués dans une faible mesure aux améliorations agricoles, il est certain, d'un autre côté, que les sommes fournies aux 572,550 cultivateurs par l'institution du crédit agricole, seront toujours appliquées à leur industrie. Le crédit agricole sera donc bien plus favorable à l'agriculture que le crédit foncier. C'est l'un des moyens les plus efficaces de lui venir en aide.
Je vous ai dit, messieurs, que l'agriculture offrait des gages mobiliers suffisants pour justifier la fondation d'une institution de crédit spécialement appropriée à ses besoins. En voici la preuve irrécusable.
Sans compter un seul centime pour les instruments aratoires, matériel, etc., des 572,550 exploitants, la seule valeur des chevaux, du gros et du petit bétail s'élève a plus de 330 millions. En voici les détails tirés du recensement agricole : (ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée).
Outre ce gage de fr. 330,066,440, les 572,550 exploitants possèdent tous les ans, défalcation faite de la semence, pour plus de 217 millions de francs de céréales.
En voici l'énumération : (ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée).
(page 1012) Enfin, en troisième lieu, ils sont chaque année propriétaires de plus de 46 millions de francs de plantes industrielles, de plus de 46 millions de francs de la récolte des pommes de terre, de plus de 10 millions de francs en plantes légumineuses, sans compter plus de 5 millions de francs des fruits des jardins et des vergers, 5 millions de francs pour le produit de la laine des moutons, etc. (Voir pour les détails de ces chiffres, pour la nature et la quantité de ces produits, la page ccxv, tome I, Recensement général de l'agriculture ; introduction.)
Donc ensemble pour les trois espèces de valeurs réunies :
Plantes, racines, produits divers : fr. 126,487,777
Céréales : fr. 217,168,101
Chevaux et bétail : fr. fr. 330,066,440
Ensemble : fr. 673,722,318.
En présence de ce chiffre, le cultivateur n'est-il pas en droit de réclamer pour la protection de ses intérêts l'organisation d'une institution spéciale de crédit au même titre que le commerçant, l'industriel et le propriétaire foncier ?
J'ai dit.
M. de Liedekerke. - (page 1013) Avant de m'engager dans la discussion, j'adresserai à la chambre une petite réclame en ma faveur.
Il est impossible, dans une discussion de ce genre, de ne pas être exposé à répéter les chiffres cités par les orateurs qui vous ont précédé, à faire des comparaisons techniques qui sont parfois des redites. Si donc je tombe dans quelques-uns des chiffres cités par les honorables MM. de Perceval et de Steenhault, j'espère que la chambre voudra bien les accueillir avec une bienveillante indulgence, comme des nécessités inhérentes à la discussion même.
Depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette enceinte, j'ai toujours combattu avec une grande constance, je dirai même avec une véritable ténacité, tout ce qui peut accroître la responsabilité du gouvernement, tout ce qui peut ajouter à une centralisation, à mon avis déjà beaucoup trop forte.
Le projet de loi qui nous est soumis offre ce double danger, et de toutes les mesures que le gouvernement, beaucoup trop enclin à augmenter ses droits et ses devoirs, nous a présentées aucune ne réalise dans une proportion plus considérable, et j'ajouterai presque plus effrayante, ces fatales tendances.
Toutes les fois qu'il s'agit de la terre, du sol, de la propriété foncière, j'avoue, messieurs, que je dresse les oreilles et que j'apporte l'attention la plus scrupuleuse, le soin le plus attentif à bien méditer, à bien examiner toutes les innovations, tous les changements, toutes les modifications qu'on peut nous proposer. Car il n'est sous ce rapport aucune mesure qui soit indifferente ; toutes ont une haute importance. Car de la solution bonne ou mauvaise qu'on leur donne, dépend, permettez-moi de le dire, la richesse publique, la sécurité du gouvernement et la force même d'une nation ; ainsi que le disait tantôt l'honorable M. de Steenhault aux applaudissements de la chambre... (Interruption.) Si je généralise trop, je dirai aux applaudissements de la plupart des membres de cette chambre.
Messieurs, lorsque la propriété foncière n'est pas sous l'empire de lois sages, prudentes et conservatrices, n'en doutez pas, les fortunes individuelles seront bien promptement atteintes, et le malaise qui frappera les propriétés particulières ne tardera pas à frapper la richesse et la fortune publique tout entière.
Il est trois grands agents, ou, si vous l'aimez mieux, trois grandes sources de toute richesse et de toute prospérité publique et particulière. Ce sont de brèves notions économiques que je demande à la chambre la permission d'émettre.
La plus importante des trois, c'est assurément la terre, parce que c'est de l'application du travail à la terre que naît, à son tour, le capital, qui est, dans les sociétés d'une civilisation avancée, le grand élément de toute richesse, de toute puissance industrielle, et le grand moteur de leur prospérité. Mais il y a cette différence, messieurs, c'est que le capital d'une part, le travail de l'autre, sont pour ainsi dire illimités dans leur étendue, illimités dans leur action. La terre, au contraire, messieurs, est limitée quant à ses produits et quant à son étendue. Mais par cela même qu'elle est l'élément le plus imposant de la richesse publique, et que, quel que soit le capital que vous enfouissiez dans la terre, vous n'êtes pas toujours certains d'en retirer un intérêt qui y corresponde ; elle a besoin d'une haute prévoyance, de lois sages et conservatrices.
Messieurs, la terre a subi, il y a un peu plus d'un demi-siècle, dans tout le rayon plus particulière nent parcouru par la révolution française, de profondes modifications.
Avant les événements de 1789, quel était le grand principe qui gouvernait et régissait le sol ? C'était le principe de la cohésion, le principe de l’indivision, et jusqu’à un certain point le principe de l’immobilité.
Je reconnais que cette situation présentait de grands abus, que sous l'influence du temps, sous l'influence corruptrice qui avait atteint à cette époque les plus grandes et les plus belles institutions, il s'était glissé des abus immenses et qui demandaient des réformes considérables. Mais, messieurs, on ne se contenta pas à cette époque d'une simple réforme, d'une sage modification. Non, l'on provoqua une révolution profonde ; on détruisit en un instant tout ce qui avait existé, et sans transition aucune on bouleversa toute l'ancienne situation pour substituer la division la plus absolue, la plus violente, et l'on érigea en nouveau dogme la mobilisation en tout et pour tout.
Ce fut enfin le Code civil qui vint amoindrir et affaiblir un peu ce que ce principe pouvait avoir d'exagéré.
Messieurs, je me hâte de reconnaître que le premier résultat fut magnifique ; que du retour dans la circulation d'une quantité de biens qui y avaient été injustement soustraits, naquit un étonnant essor. Mais à cette cause toute spéciale il faut aussi ajouter des causes accidentelles non moins importantes. N'oublions pas qu'à cette époque plusieurs milliards de biens furent donnés à des prix tout à fait inferieurs à leur valeur. Souvenons-nous de l'agitation, de l'ardeur étonnante de ces temps eux-mêmes si extraordinaires ! Il ne faut pas méconnaître les lois économiques alors infiniment mieux connues et mieux appliquées, la chute de toutes les barrières intérieures, un accroissement notable de la population, et enfin les bienfaits sérieux, incontestables, réels d'une liberté mieux sentie et de garanties civiles supérieures.
Mais, messieurs, quelque magnifiques, quelque grands qu'aient été ces résultats, permettez-moi de dire que, sous un voile si brillant, sous des apparences si magiques, n'ont pas tardé à éclater des conséquences qui se trahissent par des symptômes qui ne sont point équivoques et qui ont semblé alarmants à beaucoup de bons esprits. L'exagération d'un principe dans un sens, comme l'exagération d'un principe dans un autre sens, peut aboutir à des résultats également calamiteux.
Ainsi, messieurs, il n'est point contestable que la division et la mobilisation extraordinaires des terres produisant à leur tour une concurrence fiévreuse pour leur achat qui tourne au profit du vendeur, mais contre l'acheteur, on est entraîné à appliquer à la terre des capitaux qui sont tout à fait hors de proportion avec les revenus qu'elle peut donner. C'est là, messieurs, ce que reconnaissait l'honorable M. Thiers lui-même, dont tout à l'heure M. de Perceval... (interruption), dont tout à l'heure M. de Steenhault a cité quelques passages en parlant de la dette hypothécaire de la France.
M. de Perceval. - Je n'ai pas cité M. Thiers. C'est un homme d'Etat trop versatile, et qui n'est nullement une autorité pour moi.
M. de Liedekerke. - Je vous demande pardon de m'ètre mépris sur la personne qui avait cité M. Thiers.
M. de Perceval. - Je ne vous fais pas un reproche ; je dis seulement que M. Thiers n'est plus une autorité pour moi.
M. de Liedekerke. - C'est la différence qu'il y a entre vous et moi. Pour moi, M. Thiers est une autorité.
L'honorable M. Thiers reconnaissait qu'une grande partie de la dette hypothécaire de France provient d'acquisitions foncières exagérées. En effet, messieurs, il faut bien reconnaître que l'amour de la propriété est inhérent au cœur de l'homme et qu'il est même souvent poussé jusqu'au fanatisme.
Eh bien, qu'arrive-t-il ? C'est que lorsqu'on divise la propriété et qu'on la met en vente, il naît une concurrence extraordinaire et que ces parcelles de terrain, ces lopins de terrain sont achetés à des prix tellement fabuleux que lorsqu'il s'agit de leur faire produire un intérêt qui puisse correspondre au capital lui-même, l'acquéreur éprouve la plus grande déception et se trouve conduit à une situation souvent tout à fait désastreuse.
Il n'est également pas contestable, messieurs (et je m'adresse ici tout à la fois aux hommes de théorie et aux hommes pratiques), que les exploitations les plus économiques sont les exploitations un peu considérables. Comment en serait-il autrement ?
Est-ce sur un fragment de terrain, est-ce sur une exploitation extrêmement modeste que vous pouvez songer à essayer des semences nouvelles, à introduire des races d'animaux améliorées et perfectionnées, à établir des prairies artificielles ; que vous pouvez songer à faire l'acquisition d'instruments aratoires meilleurs et par cela même très chers ? Cela est impossible. Ce n'est pas sur une parcelle de terre que vous pourrez faire ces essais ; car ce n'est que d'une exploitation considérable que vous retirerez les revenus nécessaires pour trouver l'intérêt de vos capitaux et pour amortir successivement les grands frais que cela a pu occasionner au cultivateur intelligent.
J'ai souvent entendu regretter sur les bancs les plus élevés qui sont en face de moi, et je fais ici allusion aux honorables députés de Bruxelles, avec lesquels nous avons fréquemment engagé des débats économiques dans cette enceinte ; j'ai entendu souvent regretter que le fermier et le propriétaire, au lieu d'acheter des terrains, au lieu de vouloir toujours s'agrandir, ne préférassent pas enfouir leur argent dans la terre qu'ils possèdent, et en tirer ainsi un meilleur parti ; au signe affïrmatif que me font les honorables députés de Bruxelles, je vois que j'ai bien expliqué leur pensée ; eh bien, je suis parfaitement d'accord avec ces honorables membres, je suis convaincu que ce qu'il y aurait de mieux à faire, au point de vue de la richesse publique, ce serait, non pas d'agrandir toujours les propriétés, mais de mettre dans le sol des sommes considérables, afin d'en tirer un meilleur parti en leur donnant tout leur développement productif.
Mais lorsqu'on est en face d'un morcellement, d'un déchirement constant du sol, qui donc hasarderait des capitaux considérables pour son amélioration ? Personne, messieurs ; on aime mieux se donner une apparente richesse en agrandissant ses propriétés, afin de transmettre à chacun de ses enfants une part plus considérable.
Quant au fermier, comment en présence d'une exploitation agricole sans cesse exposée à être morcelée, divisée, comment le fermier qui par cela même n'obtient que des baux de 9, de 10 ou de 12 ans au plus, avec facilité de résiliation au bout de trois ou quatre ans, irait-il enfouir ses capitaux dans la terre ? Non ; ce qu'il a pu économiser par son exploitation, sur cette terre qu'il loue à terme court, il aime mieux le consacrer à des acquisitions qu'à le dépenser en améliorations dont il ne sera pas sûr de jouir, de profiter ; car rien n'est plus lent que la reproduction du capital agricole.
L'Angleterre, cette terre de la liberté civile, politique et religieuse, aurais-je ajouté, sans des débats et des mesures récentes, l'Angleterre a compris cela depuis longtemps. Aux exploitations morcelées elle a substitué les exploitations plus considérables ; à l'atelier agricole, elle a substitué la manufacture agricole, et c'est là ce qui a donné un élan si puissant et si magnifique à son agriculture.
Et voulez-vous voir immédiatement, sous l'empire des mêmes lois, la différence d'un système opposé ? Tournez vos regards vers l'Irlande. En Irlande on a maintenu les exploitations parcellaires, les exploitations des petites fermes ; eh bien, une des plus grandes causes de la détresse (page 1014) de l'Irlande gît là ; et lorsque sir Robert Peel parlant, il y a deux ans je crois, de cette situation terrible, recherchait le remède qui pouvait la soulager, il n'en trouvait pas d'autre que celui d'un changement et d'un bouleversement violent de l'aménagement de la terre et de l'agriculture.
Eh mon Dieu ! qu'avez-vous fait dans l'industrie et dans le commerce ? Vous êtes arrivés bien vite de l'isolement à l'association ; pour pouvoir exploiter toutes les grandes branches industrielles et commerciales, vous avez dû aboutir à la concentration des capitaux. Et relativement à la terre, vous croiriez, en sens inverse, contrairement aux lois économiques les plus élémentaires, pouvoir l'exploiter utilement, en morcelant toujours davantage l'exploitation et en détruisant ainsi tout ce que l'influence des capitaux a d'énergique et de puissant, pour la réduire à n'avoir plus pour capital que le bras du travailleur isolé !
Ce sont là deux idées qui se heurtent, qui se contredisent, qui se détruisent elles-mêmes.
Continuons le parallèle pendant quelques instants. Quel est le produit agricole de l'Angleterre ? Sur une étendue du bien moins considérable que la France, quel est le produit agricole de l'Angleterre ? Il s'élève à 4 milliards 500 millions de francs ; en France il est de trois milliards 528 millions. Ce sont les chiffres qui se rapprochent le plus de la vérité, c'est une moyenne. L'ouvrier agricole de l'Angleterre est parfaitement nourri. J'invoque une enquête de 1846, on sait ce que sont les enquêtes anglaises, j'invoque les attestations de fermiers propriétaires ruraux de ce pays.
Eh bien, l'ouvrier anglais est parfaitement nourri, presque tous les jours il mange de la viande, tandis que l'ouvrier français n'en consomme presque jamais, n'en obtient que le dimanche. C'est pour lui une rare exception. La moyenne de la consommation de viande en France est de 29 kilogrammes par tête et par an ; en Angleterre elle est de 65 kilogrammes ; aux Etats-Unis elle est de 122 kilogrammes ; en Allemagne elle est de 55 kilogrammes.
En France, le prix de la viande a toujours été en augmentant ; en Angleterre, il est resté à un taux qui a toujours permis à l'ouvrier de se la procurer.
En Belgique, en empruntant ce calcul au volumineux rapport qui nous a été remis dernièrement, quelle est la consommation moyenne de la viande par tête ? Cinq kilogrammes, en comprenant la consommation de la viande bovine, qui est la nourriture la meilleure, la plus succulente, et le veau maigre, la viande de porc, qui lui sont très inférieures comme qualité. Dans les villes, la moyenne ne s'élève pas au-delà de 15 kilog. par tête.
En établissant ce parallèle, en vous arrêtant sur cette comparaison entre des pays où la propriété n'est pas trop divisée, n'est pas exploitée d'une manière trop parcellaire, et ceux où elle est divisée avec excès et où l'on voudrait la fractionner davantage, j'ai voulu vous soumettre, messieurs, les résultats favorables que présentaient les uns et ceux défavorables que présentaient les autres au point de vue de la richesse nationale et même du bien-être privé.
Maintenant j'aborderai plus particulièrement le projet de loi.
De ces principes, de ces préliminaires, de ces considérations générales que je viens d'exposer, quelle est la conséquence à tirer ? C'est qu'il ne faut pas par les mesures nouvelles nées de l'initiative du gouvernement, et que la législature pourrait sanctionner, c'est qu'il ne faut pas pousser davantage à la mobilisation, à la division, au morcellement du sol.
On vous citait tout à l'heure le nombre des propriétaires possédant un revenu immobilier en Belgique ; ce nombre est de 738,512. Sur ces 738,512, 668,914 n'ont qu'un revenu de 10 à 400 fr.
Je crois que les calculs de l'exposé du projet de loi peuvent être vrais quant aux petits propriétaires, mais je les crois sujets à critique pour les revenus plus élevés.
Quant aux revenus inférieurs de 10 à 400 fr., il est rare que le propriétaire possède ailleurs que dans l'arrondissement ou la province ; mais quant à ceux qui jouissent de revenus élevés, je crois qu'ils possèdent en général simultanément dans diverses provinces. Comme vous groupez les propriétaires par province et non pour tout le royaume, il peut y avoir quelque inexactitude, sous ce rapport, dans l'exposé des motifs.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est une erreur ; le travail a été centralisé.
M. de Liedekerke. - Cela ne fait alors que confirmer davantage l'opinion, les principes, les craintes que j'ai eu l'honneur d'exposer. Ainsi, 668,914 propriétaires n'ont qu'un revenu de 10 à 400 francs. Evidemment, la grande partie de la dette hypothécaire correspond à ces petits revenus.
Eh bien, qu'est-ce qui peut constituer, pour des propriétaires aussi minimes, l'origine des dettes qui grèvent leur avoir ? Evidemment ce sont des acquisitions intempestives, imprudentes, faites sans discernement, sans moyen de pourvoir à leur payement ; car je soutiens que les propriétaires qui ont de 10 à 400 fr. de revenu grèveront rarement leur propriété pour autre chose que pour des acquisitions nouvelles. Voilà du moins ce qui me semble naturel, et d'accord avec les faits généralement observés.
Il est évident que, par la loi sur le crédit foncier, vous aurez donné à ces propriétaires des facilités nouvelles pour s'abandonner à cette passion qui les entraine vers des acquisitions irréfléchies.
L'honorable rapporteur de la section centrale l'a parfaitement reconnu. Je suis cependant d'accord avec lui que loin de s'opposer à certaines acquisitions foncières, il faut au contraire les encourager et les entourer de toutes les garanties possibles. Ainsi il n'y a rien de plus louable, je dirai même qu'il n'y a rien de plus estimable, de plus admirable que de voir l'ouvrier, le campagnard qui, après avoir rempli toutes ses obligations avec honneur et probité, est parvenu à réaliser quelques économies, à amasser quelque argent, les investir dans le sol. C'est ce qu'il faut respecter, c'est là ce qui est digne des encouragements directs du législateur.
Mais la loi ne doit point accorder sa sollicitude, ne doit pas faciliter ces acquisitions faites sous l'empire d'un désir irrésistible et imprudent d'accroître sa propriété, lorsque souvent on cède à la seule passion d'avoir un terrain qui y est contigu, sans posséder plus du quart du tiers, cela varie, de la somme nécessaire pour en solder le prix.
On se berce du fol espoir, de l'espérance rarement réalisée de solder le surplus avec les revenus. Eh bien, c'est un danger de pousser à de telles acquisitions. Savez-vous ce qui arrive alors, ce dont sont souvent témoins ceux qui, habitant la campagne, sont en rapport avec les campagnards ? C'est que non seulement celui qui acquiert un terrain dans de telles conditions n'en devient pas propriétaire, mais il perd trop souvent ce qu'il possédait auparavant, et de propriétaire il devient fatalement locataire de sa terre.
On vous disait également tantôt que la lettre de gage (c'est le nouveau système de crédit proposé par le gouvernement) était un nouveau mode d'aliénation, cela est vrai. La lettre de gage n'est autre chose qu'un titre d'aliénation temporaire, sujet à rachat, à certaines conditions déterminées. Il est évident que si cette institution pénètre dans les campagnes, vous engagez les campagnards dans une voie dont ils ne se rendront nullement compte, et qui leur prépare les déceptions les plus amères et les plus imprévues.
Aujourd'hui, lorsque le campagnard veut se procurer de l'argent, il n'en trouve pas toujours ; il rencontre parfois des difficultés insurmontables.
C'est un bonheur pour lui, car ses besoins ne sont pas toujours très vrais, très sérieux : ce qui le pousse à chercher à emprunter, c'est ou l'inconduite, ou des séductions de famille auxquelles il cède trop facilement et qu'il est trop heureux de voir entravées par la force des choses. Ne trouvant pas l'argent qu'il cherchait, il se soumet à des privations plus dures, et finit, en échappant à un emprunt presque toujours funeste à son avenir, par rétablir l'équilibre de sa position.
Ecartez maintenant ces difficultés, ces entraves souvent salutaires, faites que la volonté du petit propriétaire agricole suffise pour se procurer de l'argent, donnez-lui cette facilité par l'institution de la caisse du crédit foncier, que dira le spéculateur, l'agent d'affaires au campagnard qui désirera emprunter : « Rien n'est plus facile. Je vous ferai délivrer une obligation ; vous obtiendrez des lettres de gage ; c'est une courte et simple formalité à remplir. » On ira au bureau des hypothèques ; on obtiendra cette lettre de gage.
Lorsqu'on l'aura obtenue, que sera-t-elle pour les campagnards ? Un chiffon de papier, ce qu'ont été pour eux (j'en appelle à vos souvenirs) les titres de l'emprunt forcé. Ces titres, émis et garantis par l'Etat, par la nation entière, offraient, je pense, assez de sécurité et donnaient un intérêt de 5 p. c.
Eh bien, dans les campagnes, ils se sont vendus à 60 p. c. et même-au-dessous. J'ai eu connaissance de ventes qui ont eu lieu au taux de 55. Je suis parvenu à en empêcher quelques-unes ; mais tout le monde sait qu'il s'en est fait beaucoup dans les localités éloignées des grandes villes.
Ces lettres de change ne seront qu'un chiffon de papier, moins connu, moins accrédité que les titres d'emprunt de l'Etat. Ce chiffon de papier, cette lettre de gage rapportera un intérêt de 4 p. c. Le spéculateur, l'agent d'affaires la reprendra au taux où seront les fonds publics qui rapportent 4 p. c, soit au taux de 82, 83, 84 ; cela varie. Voilà donc une première perte de 14 ou 13 p. c. sur le capital.
- Un membre : Cela pourrait bien ne pas arriver.
M. de Liedekerke. - Sans doute ; mais pour celui qui connaît les précédents, c'est extrêmement probable. Le campagnard fera donc une perte de 14 ou 13 p. c.
Ce n'est pas tout : il faudra qu'il paye, avant la fin du cinquième mois, la moitié d'un intérêt de 5 1/4. Or, le revenu de la propriété foncière est de 3 p. c. au plus ; il n'est même, je crois pouvoir l'affirmer, que de 21/2 pour les exploitations minimes. Quel en sera le résultat ? Par un effort considérable, le petit emprunteur payera peut-être un premier et même un second semestre, mais à la longue il ne suffira pas régulièrement, avec suite, au payement des intérêts aux dates fixes et précises. Vous devrez alors recourir à l'expropriation et le poursuivre avec rigueur, dans l'intérêt pressant de votre caisse. Et ce même spéculateur, ce loup-cervier qui aura procuré la délivrance de la lettre de gage qui l'a échangée contre écus en imposant au petit propriétaire, au malheureux emprunteur une perte de 15 ou 18 p. c. sera un des premiers en ligne pour acheter cette même propriété, obérée par ses perfides conseils dans la prévision malheureusement trop souvent justifiée, de s'en emparer tôt ou tard !
Voilà, je le crains bien, les conséquences pratiques qu'aura dans son exécution le projet de loi.
L'honorable rapporteur de la section centrale se félicite beaucoup de ce que 253,795 propriétaires, qui n'ont que de 25 à 100 fr. de revenu, seront appelés à jouir du crédit. Toutes les observations que j'ai présentées (page 1015) à l'égard des petits emprunteurs sont naturellement bien plus fortes à l'égard de cette catégorie. Il sera rare, j'en suis convaincu, que l'emprunteur vive assez longtemps pour voir la fin de son amortissement.
Cet amortissement se prolongera presque toujours au-delà de sa vie et s'étendra à ses successeurs.
Quand vous aurez un gage de mille francs ou de deux mille francs et que vous serez en face d'une division entre les héritiers de familles, généralement assez nombreuses dans les campagnes, que deviendra la solidité de votre gage ? Votre gage s'éparpillera en lambeaux insuffisants. L'hypothèque est indivisible, me dites-vous. Bien ; mais vous ne pouvez pas empêcher la division de la propriété. Et évidemment elle ira entre les mains de ceux qui y ont droit. Vous ne comptez pas suspendre le droit d'héritage ?
Si vous trouvez que le gage n'est plus suffisant, vous êtes en face de ces propriétaires, et obligés à quoi ? Evidemment dans la nécessité d'exiger le remboursement. Eh bien, ajoutez les difficultés d'un remboursement à tous les frais d'une succession et voyez dans quelle position vous mettez les héritiers du petit propriétaire !
- Un membre. - Comme aujourd'hui.
M. de Liedekerke. - Je supplie qu'on veuille bien réserver les interruptions pour me répondre.
J'ai devant moi des adversaires éloquents et bien pénétrés de la matière. Je leur demande de me laisser suivre le fil de ma pensée. Je pense que l'objection que je viens de faire n'est pas sans quelque fondement, et j'y persiste.
On dit : Mais ces difficultés existent aujourd'hui. Singulière logique, en vérité, qui aboutirait à créer des charges ou des difficultés nouvelles, parce qu'il en existe déjà.
Messieurs, l'Etat doit-il, de loin ou de près, être mêlé aux opérations de la caisse du crédit foncier ? Dans mon opinion, il doit en être complètement séparé. Et quand j'envisage le projet de loi et toutes ses conséquences, il me paraît impossible qu'il puisse dans l'avenir, dans tous les cas, rester étranger aux opérations de la caisse du crédit foncier.
On s'est beaucoup appuyé sur l'Allemagne ; on invoque constamment l'Allemagne ; et dans l'exposé des motifs du projet de loi de M. le ministre des finances et dans le rapport de l'honorable M. Deliége, c'est toujours l'Allemagne que l'on invoque, c'est toujours l'Allemagne que l'on cite.
Veuillez me permettre, messieurs, d'établir par quelques traits principaux le parallèle entre ce qui se fait en Allemagne et ce qui se fera dans ce pays.
En Allemagne les établissements de crédit foncier sont éminement provinciaux et locaux.
Le gouvernement y est complètement étranger.
il n'y a que deux pays où le gouvernement y soit directement mêlé : ce sont le Hanovre et la Hesse, si je ne me trompe. Voilà les seuls pays où le gouvernement est mêlé, directement mêlé à la caisse du crédit. Dans les autres pays, il n'exerce qu'une certaine surveillance.
Je dis que les caisses de crédit en Allemagne sont provinciales et locales. Dans le rapport de l'honorable M. Deliége, on vous énumère 16 ou 17 caisses pour toute l'étendue de l'Allemagne, et je crois qu'elle comporte une population de 36 à 40 millions.
Ces caisses sont des associations volontaires de particuliers, de propriétaires considérables lesquels sont la plupart du temps solidairement engagés. J'insiste sur ce mot de solidarité. Il n'y a guère que dans la Bavière où la caisse de crédit foncier se trouve rattachée à un grand établissement d'escompte, de circulation et de banque. Dans toutes les autres parties de l'Allemagne, ce sont presque toujours des associations volontaires de particuliers solidairement engagés.
Messieurs, quand sont nées les premières caisses de crédit foncier ? Elles sont nées après la guerre de sept ans ; quand il s'agissait de rattacher à la monarchie prussienne des provinces nouvellement conquises ; c'est lorsque la propriété foncière de la Silésie fléchissait sous les ravages de la guerre, sous les désordres des propriétaires ; lorsque, jouissant de privilèges nobiliaires très étendus, en face d'un système hypothécaire déplorable, les capitaux des juifs venaient seuls s'adresser à la terre et au taux exorbitant de 10 et 12 p. c. sans compter la commission, tandis que tous les capitaux honnêtes allaient se cacher. Eh bien, que fit le grand Frédéric ? Par un sentiment de politique que M. Thiers caractérise de profonde parce qu'elle était généreuse, il approuva l'idée d'un commerçant de Berlin, d'un nommé Kaufmann Büring ; il avança à l'association immobilière de Silésie, 1,125,000 francs à l'intérêt de 2 p. c. L'association se fonda, association solidaire, embrassant forcément tous les biens nobles de la Silésie.
Les capitaux honnêtes, qui s'étaient cachés jusqu'alors, affluèrent vers cette caisse.
Et permettez-moi, en passant, une réflexion : c'est qu'en Allemagne, il n'y a pas, comme dans notre pays, comme en France, comme en Angleterre, des placements pour les épargnes, pour les capitaux : c'est qu'à cette époque, il n'y avait pas de dette publique connue ; c'est que les idées financières y étaient peu avancées ; qu'elles l'étaient si peu en Allemagne, que le grand Frédéric avait accumulé d'immenses ressources pour parer aux éventualités de l'avenir, c'est qu'à cette époque on ne fit que régulariser, qu'améliorer ce qui existait, ce qui se pratiquait, tandis que vous voulez créer, innover, introduire ce qui n'a jamais existé. Voilà la différence.
Messieurs, j'ajouterai, et ceci mérite aussi votre attention, que l'agriculture dans ces pays était fort arriérée ; qu'à l'heure qu'il est, elle l'est encore extrêmement ; qu'il y avait une faute de bonnes terres qui n'étaient pas exploitées, tandis que je ne pense pas que vous ferez l'injure à votre pays de lui dire que son agriculture est arriérée, non plus que de soutenir que la plupart de ses bonnes terres, de celles qui ont une véritable valeur, ne sont pas exploitées.
Enfin, la législation prussienne, en 1835 et 1836, a fait baisser l'intérêt à 3 p. c. C'est là un grand, un immense avantage. Car 1 p. c. de gagné pour la terre est très considérable.
Maintenant, quelle est l'importance des prêts qui se font en Allemagne ? C'est, dans le Wurtemberg, 2,000 florins ou 4,000 deux ou trois cents francs ; avec des garanties particulières, 1,000 florins ; avec la garantie communale, 500 florins.
En Silésie qui est le pays dont vous avez invoque la législation relativement au crédit foncier, le minimum du gage est de 1,000 florins. Dans le grand-duché de Posen, où les lettres de gage ont atteint et même dépassé le pair, la propriété sur laquelle on prête doit avoir une valeur de 18,750 francs
Vous voyez donc que nulle part dans toute l'Allemagne, soit qu'il s'agisse des pays que vous appelez démocratiques, soit qu'il s'agisse des pays non-démocratiques, nulle part le minimum de la lettre de gage n'est descendu à un niveau aussi infime que celui que vous voulez fixer dans ce pays.
Messieurs, après vous avoir rapidement indiqué ce qui se fait en Allemagne, permettez-moi de fixer votre attention sur ce qu'on vous propose pour ce pays.
Est-ce une caisse provinciale, une caisse locale, une association de particuliers qui se connaissent et qui peuvent se contrôler ? Non, c'est une caisse centrale ; c'est une administration centrale ; c'est le désir de faire affluer dans une seule et unique caisse tous les capitaux.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pas un sou de capital.
M. de Liedekerke. - C'est de faire partir de cette caisse toutes les décisions qui concerneront le crédit foncier.
Qui est-ce qui instruira les demandes ? C'est la caisse avec les agents du département des finances.
Qui délivrera les lettres de crédit ? Le conservateur des hypothèques.
Qui s'assurera de la réalité du gage hypothécaire ? Le conservateur des hypothèques.
Qui négocie, qui doit négocier d'après l'amendement de la section centrale, les lettres de gage dans certains cas ? Le conservateur des hypothèques.
Ainsi, à toutes ses autres qualités, vous ajoutez celle d'un agent de change. Qui est-ce qui doit faire les recettes de la caisse de crédit ? Les agents de l'Etat. Qui est-ce qui administre la caisse de crédit ? Une commission nommée par le Roi, émanant directement, sans contrôle aucun, du pouvoir exécutif. Qui est-ce qui contrôle les opérations de la caisse de crédit ? Le pouvoir financier le plus éminent de notre pays, la cour des comptes. Depuis le premier échelon de l'institution jusqu'au dernier, je vois apparaître partout l'Etat, les agents de l'Etat, les administrations de l'Etat, l'Etat partout, et vous soutiendriez que l'Etat sera étranger à l'institution ! Mais c'est soutenir l'impossible !
Tantôt je prouverai, messieurs, que la responsabilité de l'Etat sera forcément engagée, que vous ne pourrez pas l'éviter et que vous serez invinciblement conduits, par la force des circonstances, à l'étendre bien au-delà de ce que vous pouvez prévoir pour le moment par votre loi.
Messieurs, quel est le but qu'on se propose par l'établissement d'une caisse de crédit foncier ? Est-ce de venir simplement au secours des propriétaires fonciers ? Non, messieurs, l'une des idées inscrites dans l'exposé des motifs du projet, c'est d'opérer la transformation de la dette hypothécaire actuelle, c'est de substituer à l'ancienne dette hypothécaire une dette hypothécaire nouvelle, ou, pour me servir d'une expression plus claire, c'est d'opérer la fusion de la dette hypothécaire.
Je le comprends, cette concession correspond assez bien aux idées habituelles de centralisation du gouvernement. Le gouvernementa compris, et je m'explique parfaitement cette pensée chez ceux qui ont le pouvoir, le gouvernement a compris qu'en présence de l'affaiblissement général des institutions et des instruments politiques, il était utile de se saisir de l'administration, de la direction des intérêts et de consolider sa puissance dans le pays par la satisfaction des intérêts matériels.
Mais enfin, cette fusion, permettez-moi de vous le demander, comment l'opérerez-vous ? La dette hypothécaire actuelle est-elle établie jusqu'à concurrence du quart ou de la moitié de la valeur de l'immeuble ? Je ne le crois pas : dans la plupart des cas on prête plus que le quart de la valeur d'une propriété bâtie, plus que la moitié de la valeur d'une propriété non bâtie. Ainsi, voilà une première difficulté. Pour rendre ma pensée plus claire, je citerai un exemple : Je suppose une propriété bâtie, d'une valeur de 40,000 francs, et sur laquelle on a emprunté 15,000, 17,000 ou 18,000 fr. ; comment opérerez-vous la transformation de cette dette, puisque vous ne prêterez que 10,000 francs ? Voilà donc un obstacle insurmontable à la fusion.
Mais j'admets la fusion, j'écarte mon raisonnement. Je vous concède que la fusion s'opérera ; et bien, je vous avoue qu'alors mes craintes et mes alarmes ne feraient qu'augmenter. Vous vous trouveriez en face de la transformation d'une dette hypothécaire considérable. On vous a dit qu'elle pourra atteindre 80 millions par an. Mais il n'y a pas de raison pour qu'elle n'atteigne pas tout aussi bien 150 ou 200 millions, si vous vous placez au point de vue du succès de la loi et, je pense que les (page 1016) auteurs de la loi, si pour eux elle est serieuse, doivent se placer à ce point de vue.
Dans la Silésie, où la population n'est que de 3,065,809, la dette hypothécaire comporte une valeur de 153,252,218 millions. Eh bien, je crois que dans notre pays, il faut admettre que la dette hypothécaire par lettres de gage pourrait au moins s'élever à 150 millions.
Mais, messieurs, pour faire face aux intérêts d'une dette si considérable, qu'avez-vous ? Vous n'avez autre chose que le payement des intérêts par les emprunteurs et le payement le plus régulier ; remarquez, en effet, que de la régularité du payement des intérêts dépend toute l'économie de votre système. Une interruplion partielle, fùt-elle même peu longue, dans le payement de quelques rentes vient détruire tout votre système. Car vous fondez une société anonyme, mais vous la fondez, non pas à l'instar de toutes les autres sociétés anonymes, avec des capitaux ; non, vous faites une autre merveille : vous fondez une société anonyme sans capitaux !
Messieurs, je le conçois : les auteurs de la loi sont fort à leur aise, ils ont l'article 18. C'est là la planche de salut. Oh ! vous exproprierez, je le veux bien. Mais exproprierez-vous toujours ? Exproprierez-vous surtout d'une manière avantageuse, et ne craindrez-vous pas tout l'odieux que doit avoir une si extrême mesure ?
Que font les caisses qui existent dans ce pays-ci ? Mais ces caisses ont une réserve qui leur permet de parer à une première interruption dans le payement des semestres, et qui leur donne même la faculté d'acheter des biens-fonds dans le cas d'expropriation à l'amiable. Vous n'avez aucune réserve ; vous indiquez bien dans le projet de loi, comme moyen de créer une réserve, le payement anticipatif des intérêts, mais il faut de très longues années pour que cela puisse produire une valeur de quelque importance. Vous avez ensuite une dernière réserve dans ce que j'appellerai le payement posthume de 5 années d'intérêt que vous faites solder au propriétaire après sa libération...
L'honorable ministre des finances me fait un signe de dénégation, mais je crois qu'il est parfaitement établi dans la loi, par l'article 6, que lorsque l'emprunteur, après 42 années, se sera entièrement libéré envers la caisse de crédit foncier, il sera tenu de payer, en cas de pertes par la caisse, 3 années supplémentaires afin de parer éventuellement aux déficits qui seraient avérés.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, vous n'avez pas compris le projet, permettez-moi de vous le dire.
M. de Liedekerke. - Je serais heureux de m'ètre trompé sur ce point, et d'apprendre qu'on ne fera point payer au propriétaire qui s'est libéré en 42 ans, 3 années supplémentaires, car ce serait la plus souveraine injustice de faire payer à un homme qui ne connaît ni directement ni indirectement les opérations de la caisse, de lui faire payer 3 années supplémentaires pour parer à des déficits, à des pertes auxquels il est peut-être complètement étranger, et dont il est assurément innocent, puisqu'il s'est loyalement libéré.
Enfin, messieurs, supposez des circonstances extraordinaires, des calamités révolutionnaires, les désordres de la guerre, la disette dans le pays, l'affaiblissement de ses ressources pécuniaires et l'impossibilité où seront les débiteurs de payer généralement les intérêts ; en face de quoi vous trouverez-vous ? Je le répète, en face de l'expropriation, dont la nécessité se présentera pour vous sur l'échelle la plus étendue, la plus effrayante. Pourrez-vous procéder à une expropriation universelle ? Réaliserez-vous même, dans cette cruelle hypothèse, des valeurs suffisantes ? Je réponds : Evidemment non. En 1806, 1807, 1812, lorsque la Prusse était ravagée par les grandes guerres de cette époque, que fut-on obligé dé faire ? On fut contraint de suspendre pendant trois années entières le payement des intérêts.
Eh bien, messieurs, vous serez en présence d'une semblable nécessité. Les biens-fonds tombent de 20, 30, 40 p. c. et, même quelquefois, ne trouvent pas d'acheteurs à ce taux. Vous serez donc bien obligés de suspendre le payement des intérêts ou de subir une nécessité qui ne vous est pas tout à fait inconnue, celle de demaneler un crédit pour combler le déficit et payer les intérêts que les emprunteurs des lettres de gage seront hors d'état de solder.
Un autre but que se propose M. le ministre des finances par son projet de loi, c'est de placer en lettres de gage les fonds de la caisse d'épargne.
Eh bien, quel est le grand problème des caisses d'épargne ? C'est là une idée vulgaire : le grand problème des caisses d'épargne, c'est d'avoir les capitaux disponibles et d'en payer en même temps l'intérêt. Or, en plaçant en lettres de gage les fonds des caisses d'épargne, évidemment vous arriverez à immobiliser encore davantage ces fonds.
On a cru qu'une des meilleures mesures qu'on pût prendre pour les capitaux des caisses d'épargne, c'était de les mettre dans les fonds de l'Etat ; on a dit que ces fonds étant hypothéqués sur la bonne foi de la nation entière, il ne pouvait pas y avoir de placement plus simple et plus sûr.
Et cependant, messieurs, vous avez vu ce qui est arrivé en France et même dans ce pays, et qui a donné lieu à de constantes récriminations dans cette enceinte ; vous avez vu les fonds de l'Etat baisser, et les malheureux détenteurs des livrets des caisses d'épargne être forcés de subir des pertes de 20 à 25 p. c. Eh bien, vous voulez immobiliser davantage les fonds des caisses d'épargne ; vous voulez les placer dans des lettres de gage, sur l'avenir desquelles vous n'avez encore aucune donnée.
Messieurs, je disais tout à l'heure que la responsabilité de l'Etat me paraissait fortement engagée par le projet de loi. Mais si l'on ne considérait cette responsabilité que relativement à cette seule mesure, on pourrait me taxer d'exagération. Mais voyons quelle est la série des institutions que l'Etat gouverne et dirige ; voyons quel est l'ensemble de sa puissance, de sa responsabilité financière, directe et éventuelle.
Par le payement des impôts, le gouvernement se trouve à la tête de 117 ou 118 millions, somme qui est la portion la plus claire et la plus nette du revenu de la nation ; je ne parle pas des neuf ou huit millions dont M. le ministre des finances nous entretient périodiquement et assez bénévolement, sans nous avoir jusqu'ici révélé encore les ingrédients au moyen desquels il composera cette fameuse recette, et dont, à cause du mystère prolongé qui l'enveloppe, on peut dire que c'est non deus ex machina, mais deus in machina ; je disais donc que par ces 117 ou 118 millions le gouvernement jouit de la partie la plus claire et la plus liquide du revenu de la nation. Par les chemins de fer, par les canaux, il est tout à la fois messagiste, voiturier, quelque peu fabricant, souvent à perte...
- Un membre. - Toujours à perte.
M. de Liedekerke. - C'est bien mieux, j'accepte l'interruption, toujours à perte. Relativement aux caisses d'épargne, vous savez, messieurs, par une expérience qui n'est pas ancienne, que dans les moments difficiles, la responsabilité de l'Etat y est directement engagée ; vous savez que par un sentiment de politique, d'humanité, de grandeur et de générosité nationale, dans les moments difficiles, jamais l'Etat ne peut, ne doit, abandonner l'épargne si respectable du pauvre, de l'honnête ouvrier, et l'on a raison de le vouloir ainsi.
Par la caisse de retraite, si cette caisse dans l'avenir ne doit pas être autre chose qu'une lettre morte, il se trouvera à la tête des épargnes qu'accumule l'âge mûr pour les souffrances de la vieillesse. Enfin, par l'organisation de la caisse du crédit foncier, il obtiendrait la haute influence sur le gouvernement de la plus imposante des institutions financières qu'on peut créer dans le pays.
Eh bien, je dis que c'est là un ensemble de soins, que c'est là un total de responsabilité trop grande pour quelques-uns, et qui dépasse de beaucoup les forces et la capacité individuelles. C'est vouloir établir un gouvernement providentiel, humain. Je soutiens que dans les temps ordinaires, ce sera une source de grands désordres ; que dans les temps difficiles, le gouvernement fléchira sous une ambition aussi démesurée et sous la grandeur de ses obligations.
Ce n'est là ni le droit ni le devoir d'un gouvernement. Non, non, il n'a pas le droit, et ce n'est pas non plus son devoir d'accaparer l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, de lui dire : Je vous élève ; j'agis pour vous ; je veille pour vous, je vous fais travailler dans votre maturité, je vous abriterai et je vous soignerai dans votre vieillesse. Non, ce n'est pas là la vraie mission du gouvernement.
La Providence divine, supérieure à toutes ces providences humaines qui ne font que passer, à tous ces gouvernements terrestres si transitoires ; la Providence vraie, éternelle, dont tout relève, a donné à chaque homme sa responsabilité, son droit d'initiative, sa liberté ; elle lui a donné la mission de soigner son présent et de songer à son avenir ; elle lui a confié la vie à condition d'en disposer par lui-même.
Eh bien, lorsque vous voulez accaparer tous ces droits, tous ces devoirs, quand vous voulez enserrer la société dans les mailles étroites de votre réseau gouvernemental et administratif, ce que la Providence n'a pas voulu, vous dépassez les limites qu'elle s'est tracées à elle-même pour tomber dans ces utopies déplorables que tous nous devons repousser. Oui, involontairement vous y arrivez ; et pour me servir d'un terme souvent aventuré et témérairement employé, vous aboutissez à un socialisme, à un communisme légal ; mais je l'augure impuissant, car dans ce pays de prudence, de circonspection et de sagesse, un tel système sera toujours repoussé par la nation entière.
Si vous voulez une autre formule, je dirai que ce système ne serait autre chose que le despotisme de l'Etat, de l'intérêt public sur tous les intérêts privés.
Messieurs, on prétend que le projet de loi sur le crédit foncier est principalement destiné à venir au secours des campagnes. Eh bien, ma conviction profonde, sincère, est que la mesure ne pénétrera que difficilement dans les campagnes, et que, si elle y pénètre, elle n'y pénétrera que pour faire des dupes.
En prenant les chiffres mêmes qui se trouvent dans l'exposé des motifs du projet de loi, nous voyons que la dette hypothécaire est de 798 millions ; que de ces 798 millions, la moitié à peu près correspond aux propriétés bâties. Eh bien, si ces proportions ont été vraies pour le passé, elles doivent se continuer dans l'avenir ; dès lors une grande partie de votre crédit foncier, loin d'être une faveur pour les habitants de la campagne, profiterait exclusivement aux habitants des villes, aux industriels et aux manufacturiers qui les habitent.
J'insiste sur cette observation, comme parfaitement fondée.
Ainsi, le crédit foncier que vous voulez présenter comme un remède, comme une panacée, aux habitants de la campagne, sera très ulile aux habitants des villes, sera exploité par les constructeurs de maisons, par les manufacturiers, etc. ; et pourquoi ? Parce que ceux-là sont bien plus à même de connaître le mécanisme, la valeur de la loi ; parce qu'ils sont bien plus ingénieux pour choisir le placement de leurs lettres de gage à un taux plus élevé.
Et réfléchissez, messieurs, à cette dernière considération, c'est que les exploitations, les industries des habitants des villes étant beaucoup plus lucratives, ceux-ci réaliseront des bénéfices élevés qui laur permettront (page 1017) de solder et de payer facilement et généralement, sans gêne, l'intérêt et l'amortissement. Mais il n'en est pas de même dans les campagnes ; rien n'est plus lent que l'amélioration de la terre ; l'exploitant agricole ne se trouvera pas, comme l'habitant de la ville, à la hauteur du payement semestriel des intérêts. Il lui sera bien difficile de faire régulièrement ses fonds.
Un honorable membre disait tantôt qu'il voudrait borner le crédit foncier à la bonification, à l'amélioration de la terre et au rachat des anciennes dettes hypothécaires. Quant à ce rachat des anciennes dettes hypothécaires, je ne sais pas jusqu'à quel point il pourrait s'accomplir, je ne m'en occuperai pas. Je dirai seulement qu'on pourrait élever des doutes sur la justice qu'il y aurait à permettre le rachat des dettes hypothécaires anciennes, a l'exclusion de celles qui seraient contractées dans l'avenir.
L'honorable membre voudrait borner l'application du crédit foncier à l'amélioration, à la bonification de la terre. Je crois que cette idée de n'appliquer les fonds du crédit foncier qu'à l'amélioration du sol et de l'agriculture mérite une sérieuse considération. C'est ce qui a eu lieu en Angleterre. Le gouvernement qui venait d'y bouleverser la situation de la propriété foncière par des lois nouvelles, a fait voter des sommes considérables, non 75 millions, mais 150 millions, en deux termes pour venir au secours de l'agriculture qu'il venait d'ébranler par le choc de lois qu'on a comparées à une révolution.
Ces 150 millions sont prêtés uniquement pour des améliorations, pour des opérations de drainage, pour la bonification de la terre. M. le rapporteur ne veut pas de cette bonification, de cette amélioration.
Il dit qu'en Belgique, ce système serait impossible ou fort difficile à appliquer.
« En Angleterre, dit-il, on a adjugé 75,000,000 de francs, je crois que c'est 150,000,000, dans un but déterminé, pour le drainage. Mais, en Angleterre, les terrains à drainer sont tels, qu'il est facile de savoir quel sera le montant de la dépense du drainage pour un hectare de terre. »
Ainsi, l'honorable rapporteur trouve tout naturel qu'en Angleterre on prête pour le drainage, parce que là on peut savoir exactement quel sera le montant de la dépense de drainage pour un hectare de terre.
« Mais, en Belgique, ajoute-t-il, même pour cette opération il est difficile de fixer la dépense à faire ; les terrains sont plus ou moins humides ; des parties d'un même terrain sont très sèches ; d'autres constamment humectées par des eaux de source. »
Mais, croyez-vous donc, messieurs, que ces mêmes inconvénients ne se présentent pas en Angleterre ; que là aussi il n'y a pas des terrains plus ou moins humides, des parties très sèches et d'autres humectées par des sources vives ?
Nos terres auraient-elles seules ces vices et ces défauts ?
Evidemment, si c'est là la seule raison pour laquelle il est impossible d'appliquer le drainage et d'autres améliorations agricoles en Belgique, l'opinion de M. le rapporteur pourrait être susceptible, je le crois du moins, de subir quelque modification.
M. Deliége, rapporteur. - Je n'ai pas dit qu'on ne pouvait pas, mais qu'il était difficile de faire, en Belgique, ce qui se fait en Angleterre.
- Un membre. - Il faudrait lire l'énoncé de la pensée entière.
M. de Liedekerke. - Permettez-moi de dire que le crédit foncier peut être bon quand il sert à réaliser des capitaux qui sont ensuite appliqués à la bonification de la terre. Quand grâce à leur intervention on tente de se placer à la hauteur de nations plus avancées et de rivaliser avec elles en introduisant dans l'exploitation du sol toutes les améliorations dont elle est susceptible.
Mais lorsque, loin d'attacher le crédit à cette amélioration de la terre, à cette bonification de la culture, vous le concédez pour tous les besoins, même les plus irréguliers, loin d'élever la valeur de la propriété, vous aidez à précipiter ceux qui la détiennent et l'administrent dans une situation plus difficile, plus onéreuse que celle dans laquelle ils se trouvent aujourd'hui ; vous les mettez à même de créer des dettes ruineuses, de faire des dépenses folles, des dépenses de luxe, de se livrer à des prodigalités déplorables.
Messieurs, je crois qu'on aurait pu borner ce projet à quelque chose de plus simple, de moins fastueux. Si vous vouliez faciliter aux capitaux l'accès de la terre, les en rapprocher, voici ce qui pouvait se faire.
Vous vous êtes départi de l'ancien système hypothécaire qui, par sa sollicitude pour la veuve et l'orphelin, présentait un côté très touchant. Vous avez récemment introduit la publicité, la spécialité des hypothèques après avoir établi les mutations des propriétés d'une manière plus claire, plus nette ; maintenant, si vous aviez ajouté à cette simplification des hypothèques, obscures jusqu'alors, un système d'expropriation plus facile, plus aisé, présentant moins de difficultés légales, moins de prise à la chicane judiciaire, si, de plus, vous aviez exonéré les titres hypothécaires qu'on veut céder à des tiers, des droits qui s'élèvent en principal à 1 fr. 30 c, avec les frais de notaire et accessoires à 2 p.c., en exonérant, dis-je, de cette charge considérable les titres des créances bypothécaires, vous auriez suffisamment amélioré le crédit foncier qui existe maintenant ; car les capitaux sont abondants, ils sont toujours prêts à s'offrir à ceux qui inspirent confiance et sécurité ou qui présentent un gage suffisant.
On aurait évité ainsi, dans le but d'amener les capitaux vers la terre, le système compliqué, si hasardé, et à mon avis si dangereux, qu'on vous a soumis. Vous eussiez, en un mot, ce qui est infiniment préférable, laissé à chacun le soin de pourvoir, de veiller et de régler librement ses intérêts et ses besoins personnels.
Je me résume. J'ai combattu le projet parce qu'il pousse à la division de la terre, parce qu'il donne plus de facilité aux petits propriétaires pour changer en valeurs mobilières leurs immeubles et dissiper inconsidérément leur avoir, et enfin en troisième lieu parce que je trouve que l'action du gouvernement, qui n'est en temps ordinaire que l'auxiliaire de cette caisse, le contraindra dans des circonstances difficiles et extrêmes à en devenir nécessairement l'âme, et la plus ferme colonne.
Messieurs, une dernière observation : un des caractères de cette loi sera de faciliter l'entraînement vers des dépenses folles exagérées ou au moins peu réfléchies. Le cachet de notre époque est la mobilité qui s'est emparée de tous les esprits ; à la vue des fortunes extraordinaires qui se sont élevées comme par enchantement, en présence du spectacle des péripéties étonnantes, des vicissitudes les plus extraordinaires, des grandeurs et de revers inattendus, le vertige s'est emparé de bien des têtes, et a ébranlé bien des caractères. Le rêve de grandes richesses, la cupidité et l'amour de l'argent, ont troublé bien des cœurs ; et l'agitation, le besoin de l'inconnu s'est manifesté à un degré effrayant. Ce que je vous demande, messieurs, c'est de ne pas ôter à la terre cette fixité, cette solidité qui est son caractère éminent. Prenons garde de l'entraîner dans cette sphère mobile et enflammée, de la livrer comme une proie aux penchants, aux passions désordonnées du jour ; elle est le fondement le plus solide de tout gouvernement, de tout Etat, ne l'oublions jamais, et le projet de loi tend surtout à la mobiliser plus qu'elle ne l'est. Aussi, je ne regrette pas l'énergie avec laquelle je l'ai combattu, mais bien la longueur de ce débat, et j'invoque l'indulgence de la chambre pour avoir abusé si longtemps de sa patience et de son attention.
(page 1012) - La séance est levée à quatre heures et demie.