(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 577) M. Ansiau procède à l'appel nominal à une heure et demie. La séance est ouverte.
M. de Perceval donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier dont la rédaction est approuvée.
M. Boulez demande un congé pour cause d'une maladie grave de sa fille.
- Le congé est accordé.
M. le Bailly de Tilleghem demande une prolongation de congé.
- Accordé.
M. le président. - Le bureau a nommé les commissions ci-après :
Commission chargée de l'examen du projet de loi relatif à l'érection de la commune de Riezes : MM. de Chimay, Ansiau, Ch. Rousselle, de Baillet-Latour, Dechamps.
Commission chargée du projet de loi relatif à la délimitation entre les communes d'Autelbas et de Bonnert, et à la délimitation entre les communes d'Attert et de Guirsch : MM. Jullien, Moncheur, Jacques, Moxhon et Pierre.
M. Lelièvre, au nom de la commission qui a examiné le projet de loi sur le régime hypothécaire, fait le rapport suivant. - Messieurs, la commission qui a examiné l'amendement proposé par l'honorable M. Orts, tendant à supprimer complètement l'hypothèque légale de la femme mariée, ne croit pas pouvoir l'admettre, d'abord parce que le principe contesté par l'amendement a déjà été consigné dans la loi sur les faillites, et voté par les chambres législatives. Or, tandis qu'on a admis l'hypothèque légale, au moins en certains cas, à l'égard des femmes des négociants, il y aurait des inconvénients à la rejeter visà-vis des femmes des individus non commerçants.
D'autre part, il a paru nécessaire de sauvegarder les droits de l'épouse, à raison de l'état de dépendance où elle se trouve vis-à-vis de son mari.
Or, est-il possible de la forcer à demander le consentement du mari pour obtenir une hypothèque à titre du remploi de ses propres et des autres causes d'indemnité nées pendant le mariage ? La suppression radicale de l'hypothèque légale de la femme aurait pour conséquence l'annulation complète des droits de l'épouse sans qu'il soit même libre à ses parents qui lui porteraient un véritable intérêt de prévenir le désastre que l'expérience de la femme ne lui permettrait pas de prévoir ?
Qu'on ne le perde pas de vue, sous le régime du projet, la femme peut même rester étrangère aux mesures de conservation prises dans son intérêt. La loi choisit des surveillants vigilants qui seuls ont, vis-à-vis du mari, la responsabilité exclusive des actes conservatoires qu'ils requerront, tandis que dans le système de M. Orts, la femme est mise en opposition directe avec le mari sans prendre égard aux graves inconvénients qui peuvent résulter de cet état de choses. La loi ne peut faire pareille position à l'épouse qui, bien certainement, préférerait souvent sacrifier ses droits que de se mettre en état d'hostilité vis-à-vis de son époux, et puis supposons que le mari refuse de donner à son épouse les satisfactions auxquelles elle a droit, comment peut-on exiger que la femme exerce contre son mari une action judiciaire qu'une femme honnête ne se résignera jamais à intenter, eu égard à l'éclat dont semblable démarche est toujours accompagnée ?
D'autre part semblable mesure, si la femme se résignait, serait la ruine du crédit de son mari, puisqu'elle serait la preuve indubitable que la femme elle-même n'a plus de confiance en lui, tandis que le procureur du roi pourrait d'office requérir l'inscription sans qu'elle entraînât des conséquences aussi graves.
Il est aussi remarquable que souvent les propres de l'épouse sont aliénés forcément. Cela arrive lorsqu'il s'agit d'une licitation de biens immobiliers dans lesquels elle a une part indivise à titre de son patrimoine et lorsque cette licitation est provoquée à sa charge pendant le mariage.
Eh bien, est-il juste de laisser la femme sans sécurité et de la forcer à exiger ds son époux une garantie dont la seule exigence sera considérée par lui comme un soupçon outrageant ? Du reste il n'est pas équitable que la femme, placée sous l'autorité maritale, soit entièrement assimilée vis-a-vis de son époux à une personne maîtresse de ses droits, en position de traiter avec son débiteur en pleine liberté et indépendance.
La commission pense qu'en soumettant l'hypothèque légale à l'inscription, elle fait en faveur du crédit tout ce qu'il est possible de réaliser, mois que sans sacrifier les droits de la femme mariée, sans amener la ruine complète de celle-ci en cas de déconfiture du mari, on ne peut admettre le système radical de l'honorablo M. Orts. »
Pour l'appréciation de l'amendement qui précède, la commission reproduit la note remarquable qui lui a été remise par l'honorable M. Orts et qui permettra à la chambre de décider la question en connaissance de cause.
L'amendement a pour portée d'introduire en Belgique le système hollandais concernant l'hypothèque de la femme mariée.
L'article proposé est la traduction littérale de l'article 1217, paragraphe final du Code hollandais.
L'hypothèque de la femme devient purement conventionnelle : elle résulte du contrat de mariage.
Motifs.
La commission de la chambre et la commission extra-parlementaire ont été d'accord pour prescrire le système du Code civil sur la matière. Le projet a pour but de continuer à protéger les femmes mariées comme le faisait le Code civil, mais à l'aide d'une hypothèque publique et spéciale.
Ce système mixte ou de transaction semble devoir être repoussé pour trois raisons principales. Il est inefficace ; il nuit au crédit ; il n'offre à la femme qu'une garantie illusoire.
A. Ce système nuit au crédit parce qu'il grève publiquement le patrimoine de tous les maris pour des dettes qui n'existeront peut-être jamais. Ce mal est plus ou moins grave selon que l'hypothèque de la femme sera accompagnée d'inscription forcée ou facultative.
C'est réellement immobiliser une partie considérable du sol national : une moitié de la fortune publique sert de garantie à l'autre.
B. Le système est inefficace, parce qu'il s'en remet pour l'inscription des hypothèques pendant le mariage : 1° A la femme : 2° Au mari ; 3° Aux parents et aux magistrats.
L'expérience a prouvé que le mari, les parents et les magistrats ne font rien ou exagèrent. Les articles 2137 et 2138, Code civil, sont tombés en désuétude et le gouvernement lui-même a recommandé aux parquets de ne pas les exécuter.
La femme, pendant le mariage, est en général peu soucieuse de son hypothèque et, à plus forte raison, de son inscription.
Lorsqu'elle s'en souvient, c'est pour l'aliéner au profit d'un tiers.
C. L'hypothèque légale de la femme est une garantie illusoire.
Tout le monde est d'accord pour reconnaître que la seule femme efficacement empêchée de se ruiner par l'hypothèque légale, est la femme mariée sous le régime dotal.
La femme commune ou non commune, libre d'aliéner son hypothèque, ne manque jamais de le faire, soit en s'obligeant avec son mari, soit en renonçant directement. Comme l'a dit M. de Vatisménil, cette hypothèque est un danger plus qu'une sauvegarde, puisque c'est à cause de son existence qu'on fait souscrire à la femme des obligations personnelles qu'on ne lui demanderait pas, si elle n'avait pas d'hypothèque légale.
La femme assez forte pour résister à son mari qui lui demande sa signature pour renoncer à son hypothèque légale, résistera aussi bien lorsqu'il lui demandera de consentir à l'aliénation de ses propres, etc.
Le régime dotal, le seul protégé efficacement par l'hypothèque légale, n'est pas dans nos mœurs. Il est, d'ailleurs, mauvais, suranné, hostile au crédit.
Les procédures de la femme et de ses parents, pendant le mariage, contre le mari, sont contraires aux principes du mariage et de la famille.
Il n'est pas bon non plus que la femme, associée aux succès, à la bonne fortune du mari, ne soit pas associée aussi à sa misère et à ses fautes.
Le remède suprême de la séparation des biens est d'ailleurs là, pour les cas graves.
En somme, l'hypothèque légale de la femme, pour faits survenant après le contrat, est sans utilité et pleine d'inconvénients.
Il semble juste de replacer la femme, quant au droit d'hypothèque, sous l'empire de la loi commune : d'en faire un créancier comme un autre. Tel est le but de l'amendement.
Section II. Des oppositions immobilières
La chambre est parvenue à la section II. « Des oppositions immobilières. » Les articles 8 et 12, composant cette section et dont la commission propose la suppression, supposent qu'il n'y aura plus d'hypothèque judiciaire. En conséquence la chambre, sur la proposition de M. le président, décide que la discussion s'établira sur cette question de principe : « Conservera-t-on l'hypothèque judiciaire ? »
(page 578) M. Lelièvre. - Relativement à l'hypothèque judiciaire, trois systèmes se produisent :
Le premier tend à supprimer radicalement l'hypothèque judiciaire.
Le second, tout en la supprimant, la remplace par un droit d'opposition qui empêche le débiteur d'aliéner ses immeubles. C'est le système du projet de loi.
Le troisième maintient l’hypothèque judiciaire, mais assure la spécialité en prescrivant des mesures faisant cesser quelques-uns des inconvénients du système actuel.
C'est la proposition de la commission amendant le projet en discussion.
Je me hâte de dire que je fais partie de la minorité de la commission qui n'admet pas l'hypothèque judiciaire. J'en ai déduit les motifs dans le rapport et après examen approfondi, ils m'ont paru mériter la sanction de la chambre.
Je vais les résumer brièvement.
Lorsque plusieurs créanciers ont suivi la foi d'un débiteur, leur position doit être égale, et il n'est pas possible qu'un jugement obtenu par l'un d'eux lui donne un droit de préférence alors que la nature de la créance les plaçait sur la même ligne.
Un jugement ne fait que décréter un droit préexistant, et ce n'est que parce que la justice a ordonné l'exécution de l'obligation que la créance acquiert une faveur à laquelle elle n'avait pas droit dans l'origine. Les jugements n'ont d'autre effet que de conférer au créancier un titre exécutoire, mais ils ne changent pas la nature de la créance. Par conséquent, en bonne justice ces décisions ne peuvent conférer à ceux qui les ont obtenues des droits que l'on dénie à des individus qui ont à faire valoir une créance de même nature, mais non reconnue par le juge.
Ces principes étaient sanctionnés par les lois romaines et ont été en vigueur en Belgique jusqu'à la publication de la loi de brumaire an VII. Sous l'ancienne jurisprudence, les jugements ne conféraient pas hypothèque. On avait compris que les jugements étaient déclaratifs d'un droit et n'étaient qu'un moyen d'en obtenir l'exécution, mais que jamais ils ne pouvaient créer des droits nouveaux au préjudice des tiers.
Voulez-vous une preuve évidente qu'il doit en être ainsi ? Mais voyez ce qui a lieu même sous notre législation. Un créancier qui a obtenu un jugement, frappe de saisie-exclusion les meubles de son débiteur ; il les frappe de saisie-brandon ; son jugement ne lui confère pas un droit de préférence sur le prix des meubles. Mais s'il en est ainsi du mobilier, à quel titre et par quel motif devrait-il en être autrement relativement aux immeubles ?
Quoi ! un jugement suivi de saisie mobilière ne conférera pas au saisissant un droit de priorité, il en sera de même de la saisie d'une rente ou d'une créance, et pour quel motif admettrait-on un principe contraire relativement aux immeubles, principe contraire à la règle que tous les biens d'un débiteur forment le gage commun de ses créanciers ?
Ce n'est pas tout, la partie qui attrait en justice son débiteur, ne réclame que l'exécution de l'obligation, obligation que les parties, en la formant, n'ont pas voulu garantir par une hypothèque.
Eh bien, si l'on admet que le jugement peut créer une hypothèque, en réalité il va au-delà de ce qu'ont voulu le créancier et le débiteur lorsqu'ils ont établi entre eux les rapports qui ont engendré l'obligation. Le juge se substitue ainsi à la volonté des parties, il aggrave la position du débiteur au détriment des tiers, contrairement à l'intention qui a présidé à la formation du lien de droit obligeant les contractants.
Il y a plus, le créancier chirographaire obtient au moyen du jugement de plus grands avantages que le créancier hypothécaire lui-même, car il peut frapper d'hypothèque les biens de son débiteur qu'il juge convenable, tandis que le créancier hypothécaire ne peut, en vertu de son titre, exercer ses droits que sur les immeubles qui lui ont été spécialement donnés en gage.
Voilà pour le droit ; voulons-nous examiner la question au point de vue de l'équité, nous serons amenés à la même conséquence.
Dans l'état actuel des choses, le droit de préference est le prix de la course. C'est le créancier le plus difficile se trouvant sur les lieux où réside le débiteur qui vient s'emparer du gage commun alors que le créancier plus éloigné qui n'est pas à même de connaître la position périclitante du débiteur se voit, pour ce motif, enlever sa légitime créance. Savez-vous ce qui résulte de semblable législation ? C'est qu'on ne contracte qu'avec des personnes qui se trouvent sur les lieux et dont on est en mesure de contrôler à chaque instant la situation.
L'hypothèque judiciaire empêche la circulation des capitaux, elle entrave les relations commerciales, parce que le prêteur est dans un perpétuel état de crainte qu'un débiteur éloigné de lui ne soit à son insu attrait en justice et que ses immeubles ne soient tout à coup frappés d'une hypothèque judiciaire, anéantissant toutes les créances chirographaires.
Si vous voulez que les relations se multiplient et ne se concentrent pas dans un seul arrondissement, si vous voulez donner un nouvel essor aux transactions commerciales et établir sur une base solide le crédit public et particulier, supprimez l'hypothèque judiciaire qui est le plus grand obstacle à la confiance, base du crédit industriel.
Enfin l'hypothèque judiciaire confère un privilège au créancier le plus impitoyable, à celui qui, par ses exigences, a anéanti le crédit du débiteur et précipité sa ruine.
La législation actuelle récompense ce créancier de ses rigueurs et de son insensibilité au préjudice du créancier indulgent qui est sacrifié précisément parce qu'il a cédé à la voix de l'humanité.
Ces considérations justifient évidemment ma proposition tendante à la suppression de l'hypothèque judiciaire. Mais cette suppression doit-elle être radicale ? Je ne le pense pas.
En effet, si un jugement ne doit pas conférer des droits nouveaux, au moins il doit assurer efficacement l'exécution de l'obligation qu'il décrète.
Or, ne pas remplacer l'hypothèque judiciaire par une mesure garantissant les droits des créanciers, ce serait favoriser les fraudes possibles auxquels recourrait un débiteur de mauvaise foi.
Dans le système que je combats, le jugement qu'un créancier obtiendrait contre son débiteur pourrait devenir tout à fait illusoire. Le débiteur, en alignant ses immeubles, éluderait la condamnation. Il est indispensable que le créancier, par la (erratum, page 593) force d'une condamnation, puisse acquérir certain droit sur les immeubles de son débiteur, au moins pour en empêcher l'aliénation à son préjudice.
Cette mesure est d'une nécessité indispensable. L'obligation peut résulter d'un quasi-contrat ou même d'un délit ou d'un quasi-délit.
L'obligation est née sans la volonté du créancier, et même quelquefois au mépris de sa volonté et par une violation de ses droits, et l'on dénierait à ce créancier les moyens d'assurer efficacement l'exécution de l'obligation et d'empêcher les manœuvres employées par un grand nombre de débiteurs pour éluder les obligations dont la justice a ordonné l'exécution.
Le système d'opposition immobilière me semble sauvegarder tous les droits, tous les intérêts. Il fournit au créancier le moyen d'empêcher que le débiteur ne soustraie ses biens à l'effet du jugement, par une aliénation frauduleuse. L'effet de cette opposition ne confère aucune préférence au créancier qui la pratique. Tous créanciers chirographaires sont placés sur la même ligne, ils partageront également le gage commun.
L'opposition, en un mot, est un moyen d'assurer l'exécution de ces jugements, et, sous ce rapport, je crois devoir l'appuyer comme établissant un ordre de choses conforme au droit et à l'équité.
Je pense que, sans le moyen d'opposition immobilière, il serait facile au débiteur de soustraire ses immeubles à l'action du créancier.
On me dira que le créancier pourra exercer l'action révocatoire. Mais nul n'ignore à quelles complications, à quelles difficultés cette action peut donner lieu. Il s'agit de prouver la fraude et la connivence du tiers avec lequel le débiteur a contracté.
C'est là une preuve très difficile à administrer. D'un autre côté, de là naissent des procès dispendieux et incertains auxquels on ne peut exposer facilement les parties. Il est donc nécessaire d'assurer l'exécution des jugements. Si l'hypothèque judiciaire, en tant qu'elle a pour résultat de changer la position des créanciers entre eux, doit être rejetée, il ne s'ensuit pas qu'on doive laisser le créancier désarmé et qu'on n'assure pas aux jugements d'une manière efficace l'effet qu'ils doivent produire vis-à-vis des débiteurs, c'est-à-dire l'exécution pleine et entière que doivent avoir les décisions judiciaires.
Or l'opposition immobilière me paraît devoir nous faire arriver à ce but.
En conséquence, je voterai pour le projet du gouvernement en soumettant à la chambre la résolution suivante : (L'orateur donne lecture de cette résolution.)
M. Deliége. - Messieurs, l'honorable M. Jullien nous disait, un des jours derniers, qu'il fallait y prendre garde, qu'il ne fallait toucher au Code actuel que pour autant qu'il serait jugé nécessaire, indispensable.
Cette règle de conduite, messieurs, a constamment été celle de la commission.
Tous, nous sommes les sincères admirateurs d'un monument de législation qui est le plus beau titre de gloire de celui qui y a attaché son nom, qui seul suffirait à une grande ambition, qui a eu l'insigne honneur d'être adopté par plusieurs peuples étrangers à la France.
Mais personne ne doit s'étonner si, en Belgique comme en France, comme ailleurs, plus qu'en France, plus qu'ailleurs peut-être, les défectuosités d'une partie de ce monument se sont fait sentir.
Personne ne doit s'étonner si, entre autres, le titre des privilèges et hypothèques a appelé l'attention des gouvernements français et belges.
Car quel est le meilleur système hypothécaire ? C'est sans doute, messieurs, celui qui, d'un côté, donne les moyens les plus sûrs pour reconnaître la propriété ; et qui, de l'autre, consacre un système de publicité tel que celui qui prête ne puisse être trompé.
Sous ces deux rapports, le Code actuel laisse à désirer. La France en convient, tous les jurisconsultes en conviennent, en Belgique surtout ; car, sous le premier rapport, notre législation antérieure au Code consacrait la réalisation ou transcription des titres de propriété.
Sous le second, nous avions admis le principe le plus large de la publicité des hypothèques, bien avant la France.
En France, sous Henri III, sous Henri IV, sous Louis XIV, des hommes éminenls avaient tenté d'introduire le système, mais en vain.
Un édit de 1073, qui introduisait la publicité des hypothèques, eut une année de durée. Il fut révoqué en 1074.
Colbert, le promoteur de cet édit, s'exprime ainsi au sujet de cette révocation :
« Il faudrait, disait-il, faire ce qui fut fait, il y a douze ans, mais qui n'eut point d'exécution par les brigues du parlement. Il faudrait établir des greffes pour enregistrer tous les contrats et toutes les obligations. Ce serait le moyen d'empêcher que personne ne fût trompé, et l'on y verrait, (page 579) quand on voudrait s'en donner la peine, les dettes de chaque particulier tellement qu'on saurait, à point nommé, s'il y aurait sûreté à lui prêter l’argent qu'il demanderait,
« Mais le parlement n'eut garde de souffrir un si bel établissement qui eût coupé l'hydre des procès dont il tire sa substance.
« Il remontra que la fortune des plus grands de la cour allait s'anéantir par là et qu'ayant pour la plupart plus de dettes que de biens, ils ne trouveraient plus de ressources dès le moment que leurs affaires seraient découvertes.
« Ayant su, sous ce prétexte, engager quantité de gens considérables dans leurs intérêts, ils cabalèrent si bien tous ensemble, qu'il fut sursis à l'édit qui en avait été donné. »
En Belgique, messsieurs, on n'avait eu aucun égard, ni à l'avidité des hommes d'affaires, ni à la fortune des grands, qui aurait pu être compromise.
La Belgique est regardée comme le berceau du principe de la publicité des hypothèques.
Un jurisconsulte, un orateur distingué, Réal, disait au conseil d'Etat, lors de la discussion du Code civil, « que ce principe ne blessait pas la propriété, puisqu'il était né dans un pays où la propriété était infiniment respectée, en Belgique. »
Il n'est donc pas étonnant qu'en Belgique on se soit élevé contre les vices du régime hypothécaire consacré par le Code civil, puisqu'il laisse subsister des hypothèques occultes.
C'est, messieurs, contre les hypothèques occultes que les hommes de science, que les praticiens réclament ; ce n'est pas contre l'hypothèque judiciaire.
C'est se tromper, me dit-on ; l'hypothèque judiciaire a ses inconvénients ; d'abord, elle est générale. Mais, sous ce rapport, l'hypothèque judiciaire ne présente pas, dans les six septièmes des cas plus d'inconvénients que l'hypothèque conventionnelle.
Remarquez-le bien, messieurs, dans les six septièmes des contrats, l’hypothèque est générale.
La propriété est ainsi constituée en Belgique ; elle est tellement morcelée que sur 700,000 propriétaires, 600,000 ont moins de 200 fr.de revenu cadastral. Or, qui de nous ferait à un homme ayant moins de 200 fr. de revenu cadastral, un prêt hypothécaire, à moins qu'il n'y affectât la généralité de ses biens ?
Et qui donc se plaint de ces hypothèques générales ?
On spécialise dans l'acte et dans l'inscription ; c'est-à-dire qu'on désigne chacun des biens par : « situation », « contenance et aboutissants », ou au moins d'une manière claire et précise.
Mais, d'après le projet de la commission, on devra aussi spécialiser l'hypothèque judiciaire dans l'inscription ; on devra désigner les immeubles grevés d'une manière aussi claire, aussi précise ; de la même manière.
Du reste, messieurs, l'hypothèque judiciaire est générale, le débiteur ne peut pas s'en plaindre, lui seul doit s'imputer d'avoir manqué à son engagement ; lui seul doit s'imputer d'avoir donné sa foi, d'avoir donné une parole à laquelle il a manqué ; il a dû, en contractant, savoir que le jour où il manquerait à sa parole, où il n'exécuterait pas la convention faite, la loi accorderait à son créancier une hypothèque générale sur ses immeubles, ce qui, pour moi, me semble très juste. Le débiteur a pu échapper à cet effet de l'inexécution de son obligation en donnant primitivement et même jusqu'au moment de la citation, une hypothèque suffisante.
L'hypothèque générale, sur tous les immeubles, ne préjudicie pas plus, dans la plupart des cas, que l'hypothèque divisée, que l'hypothèque spéciale. Elle n'est pas plus défavorable, ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je m'explique.
J'ai deux pièces de terre qui valent 2,500 francs chacune. J'ai besoin à deux époques différentes de 2,000 francs.
Je dois donc emprunter à deux fois deux sommes de 2,000 francs.
Sera-t-il plus favorable de donner chaque fois les deux parcelles de terre en hypothèque, ou d'en donner une à chaque créancier ?
Mais si j'en donne une à chaque créancier, je devrai, si je ne puis exécuter mes engagements, supporter les frais de deux expropriations, ce qui empêchera mes deux créanciers d'être payés intégralement et ce qui me mettra au nombre de ceux qui ne peuvent acquitter leurs dettes.
Ce résultat, de voir ma petite fortune en partie dévorée par des frais, ma triste position, la position de mes deux créanciers, je la devrai à cette circonstance, que je n'ai pas donné à chacun d'eux la généralité de mes biens en hypothèque. Car si j'avais constitué les deux hypothèques sur mes deux parcelles de terre, je n'aurais eu à supporter que les frais d'une expropriation, et j'aurais pu solder mes deux créanciers.
L'hypothèque générale n'entrave que bien peu le crédit foncier en Belgique. D'après l'état de la propriété, elle est souvent favorable et au créancier et au débiteur.
Remarquez-le bien, du reste, le système du projet, le système d'opposition ou de prénotation est tout aussi défavorable et au créancier et au débiteur, que le système actuel.
Si l'hypothèque judiciaire présente quelques inconvénients, oh ! l'opposition immobilière des articles 8 et suivants en présente bien davantage, car un seul créancier rigoureux peut, en quelque sorte, faire un appel à tous les créanciers d'un malheureux débiteur, les convier à se faire payer, leur dénoncer un moment de gêne ; et mettre en faillite un débiteur très solvable.
L'opposition immobilière se résume en quelques mots, qu'il est bon de remettre sous vos yeux :
L'article. 8 dit : « Tout créancier porteur d'un jugement pourra faire opposition au bureau de la conservation des hypothèques sur un ou plusieurs immeubles de son débiteur....
« Art. 9. Cette opposition se fera au moyen d'une inscription sur la présentation du jugement...
« Art. 10. A partir de cette inscription, les immeubles, sur lesquels elle porte, ne pourront plus être hypothéqués ni aliénés, au préjudice des créanciers.
« Art. 11. L'inscription, tant qu'il n'en aura pas été donné mainlevée par le créancier opposant profitera à tous les créanciers chirographaires du débiteur, quelle que soit la date de leur titre... »
Vous le voyez, messieurs, le jugement, qui est pour eux « res inter aliis acta », profite à tous les créanciers, il les convie à se faire payer, ils viennent au partage de la fortune de leur débiteur, que leurs créances soient exigibles ou non ; il constitua le débiteur en état de faillite, comme pour la faillite il fait appel à cette tourbe d'hommes d'affaires de bas étage qui ont bientôt dévoré une fortune !
Dans un pays comme le nôtre, où il y a tant de commerce et d'industrie, cette innovation me paraît grave, dangereuse, funeste même.
Oh ! messieurs, si l'hypothèque judiciaire présente quelques inconvénients, le remède qu'on veut y apporter est bien pire que le mal.
La suppression de l'hypothèque judiciaire aboutira, je le crains bien, à un tout autre but que celui qu'on se propose.
Que voulons-nous tous, messieurs ? Améliorer le crédit. Voilà notre but.
Mais il y a deux espèces de crédit ; l'un que l'on accorde à la personne, en raison de son travail, de son savoir, de sa fidélité à remplir ses engagements et beaucoup aussi de sa fortune ;
L'autre qu'on accorde à la personne en raison des immeubles qu'elle possède.
Le premier est le crédit personnel ; Le second, c'est le crédit foncier.
Le premier, c'est le crédit de tous les jours, pour beaucoup des personnes ; il y a beaucoup de personnes qui devraient cesser leurs affaires à l'instant même, si elles perdaient leur crédit personnel.
Le second, c'est le crédit exceptionnel ; il y a peu de personnes qui usent dix fois de ce crédit pendant leur vie.
Donc, vouloir améliorer le crédit foncier au grand préjudice du crédit personnel, c'est vouloir améliorer le crédit exceptionnel au préjudice du crédit de tous les jours, du crédit le plus usuel, le plus nécessaire, le plus important.
Le crédit personnel, on l'a dit dans une autre enceinte, c'est l'arme du commerce, c'est l'arme de l'industrie, c'est l'arme de l'agriculture, c'est un des éléments vitaux de la société ; en frappant le crédit personnel, vous frappez la société au cœur.
Il me sera facile, messieurs, de prouver que le nouveau système porte atteinte au crédit personnel.
Ne croyez-vous pas que le créancier envers qui l'on contracte une obligation personnelle ne se dira pas :
Je connais mon débiteur, je suis son voisin ; ou j'ai des relations fréquentes avec lui, je lui prêterai sur un simple billet, il a une fortune au soleil, il a telles maisons, telles fermes ; s'il avait des revers, il me donnera hypothèque ; s'il ne voulait pas m'en donner une, l'hypothèque judiciaire est là, je ferai en sorte de l'obtenir.
Ce langage, un créancier ne pourra plus le tenir, si vous adoptez la suppression de l'hypothèque judiciaire, car si mon débiteur ne veut pas me donner hypothèque, je ne peux plus acquérir qu'une hypothèque qui profitera à tous les créanciers, ce qui réduira ma créance de 25 ou de 30 p. c. Quand j'aurai poursuivi l'expropriation, que j'aurai fait toutes les démarches et beaucoup de frais qui n'entrent pas en taxe, les autres créanciers viendront partager avec moi. Je ferai à peu près l'office, qu'un certain quadrupède bien connu ferait près de Bertrand.
Eh bien, messieurs, je dis que vous nuiriez ainsi au crédit personnel ; que plus personne ne voudrait d'un engagement sans hypothèque.
Celui qui suit la fois de son débiteur est déjà soumis à une foule de chances, à une foule de pertes. N'augmentez pas, messieurs, ces chances par la suppression d'un droit légitime, d'un droit dont personne ne se plaint, d'un droit qui vit dans plusieurs Etats de l'Allemagne, côte à côte avec le crédit foncier, suppression qui imposera au débiteur des conditions plus dures.
Vous voulez faire diminuer le taux de l'argent, en améliorant votre système hypothécaire ; je le veux bien, je le désire, mais ce dont il faut se donner de garde, c'est de le faire diminuer dans un cas et de le faire augmenter dans cent autres.
Et c'est évidemment ce qui résultera de la suppression de l'hypothèque judiciaire.
Faites disparaître l'hypothèque judiciaire et vous donnerez un fort aliment à l'usure ; ce ne sera plus qu'à un taux élevé qu'on pourra trouver de l'argent sur billets ; croyez-vous, messieurs, qu'on viendra ainsi en aide au commerce, à l'industrie, à la propriété, à l'agriculture ? Oui, messieurs, à la propriété et à l'agriculture, car les propriétaires, les agriculteurs trouvent aussi tous les jours à emprunter sur billets ; et s'ils ne trouvent plus à emprunter sur billets, ils devront emprunter par acte authentique ; vous imposez ainsi au propriétaire et surtout au petit propriétaire et à l'agriculteur des frais d'enregistrement, des frais d'actes, des frais d'inscription, en un mot de nouvelles charges.
Un autre effet de la suppression de l'hypothèque judiciaire, c'est que si le débiteur ne paye pas sa dette à l'échéance, il sera poursuivi sans pitié, à outrance, le créancier voudra être payé tout de suite, il dirigera (page 580) ses poursuites de manière à ne pas donner un jour de répit au malheureux débiteur ; il ne voudra pas se soumettre à la mauvaise chance de voir arriver des concurrents sur le prix de l'immeuble de son débiteur.
L'expropriation produira encore moins qu'elle ne produit aujourd'hui, car on s'ingéniera à trouver tous les moyens possibles pour la cacher.
Si, au contraire, vous ne supprimez pas l'hypothèque judiciaire, quand on aura obtenu un jugement et qu'on l'aura fait inscrire, on s'arrêtera, et s'il y a eu panique, le débiteur pourra se relever.
Ainsi, messieurs, la suppression de l'hypothèque judiciaire aura encore eu deux mauvais effets, ces deux immenses inconvénients qu'elle rendra le créancier beaucoup plus difficile au moment de l'obligation (les capitaux sont si soupçonneux !), et qu'il le rendra dur, inhumain, sans pitié, à l'échéance du terme.
L'article 12 du projet va même jusqu'à dire que « l'opposition inmobilière n'aura effet que pour autant que l'expropriation aura été commencée dans l'année. »
Mais, dit-on, l'hypothèque judiciaire, c'est le prix de la course (le mot a fait fortune, messieurs) ; elle nuit aux créanciers bons, humains, un peu indolents peut-être, qui accordent des délais à leurs débiteurs, au profit des créanciers durs, impitoyables, qui poursuivent vigoureusement leurs droits.
Dès le moment qu'un débiteur semble devenir insolvable, les abords du palais sont obstrués par une foule de créanciers qui se pressent ; c'est à qui obtiendra un jugement, et le greffe a quelquefois des préférences pour accorder des expéditions des jugements rendus.
Le débiteur chicane aussi souvent l'un de ses créanciers et donne ainsi à l'autre le temps de se mettre à couvert.
Mais, messieurs, l'hypothèque judiciaire, c'est le prix de la course, c'est le prix décerné au plus vigilant. Mais l'hypothèque conventionnelle n'est-elle pas très souvent aussi le prix de la course, le prix du plus vigilant, du plus défiant ? La supprimerez-vous ?
Mais on a dit que le crédit personnel était le crédit de la confiance et que le crédit foncier était le crédit de la méfiance : supprimerez-vous le crédit foncier ?
Savez-vous ce qui arrivera, messieurs, si vous supprimez l'hypothèque judiciaire, avec le système d'opposition des articles 8 et suivants ? Chaque fois qu'un débiteur sera gêné et qu'il sera assigné devant les tribunaux, vous le forcerez à choisir l'un de ses créanciers, à qui il donnera hypothèque, qui, lui, remboursera le créancier poursuivant ; mais qui fera passer le débiteur par les plus mauvaises conditions, au détriment des autres créanciers ; car celui-ci sait que dès qu'il est assigné, au lieu d'une hypothèque judiciaire, au lieu d'une hypothèque générale au profit d'un de ses créanciers, dont ses biens auraient été grevés sous le Code actuel par un jugement, l'article 11 ferait peser tout à coup sur sa fortune immobilière toutes ses dettes personnelles, sans exception, exigibles ou non, car l'opposition n'est autre chose que l'hypothèque générale sur tous les biens du débiteur, au profit de tous les créanciers.
Chose singulière ! d'un côté on veut faire disparaître l'hypothèque générale, et de l'autre on crée, on introduit dans notre législation l'hypothèque la plus générale qui fut jamais. Le système d'opposition immobilière n'est pas nouveau, messieurs ; c'est une réminiscence de quelques coutumes françaises ; c'est un système depuis longtemps condamné ; c'est, messieurs, le système hypothécaire dans son enfance.
L'hypothèque judiciaire est le prix de la course ; mais trouvera-t-on mauvais que je veille à ce qui m'appartient ? Si mon débiteur manque à sa parole, n’aurai-je plus le droit de m'émouvoir ? De tout temps n'a-t-on pas admis le principe l'adage : jura vigilantibus prosunt ?
Si je m'aperçois que mon débiteur faillit, ne pourrai-je pas obtenir de lui, par mes démarches, un gage, ne pourra-t-il pas me vendre un meuble, ou un immeuble, ou me donner hypothèque ? Et je ne pourrais pas obtenir une hypothèque par un jugement !
S'il en était ainsi, mieux vaudrait appliquer la loi sur la faillite en matière civile.
Les abords du palais sont encombrés par la foule des créanciers aussitôt qu'un débiteur semble devenir insolvable.
Mais oublie-t-on qu'un débiteur échelonne ses obligations et que le possesseur d'une créance sous seing privé, non exigible, ne peut obtenir une hypothèque ?
Avant la loi du 3 septembre 1807, il pouvait obtenir un jugement de reconnaissance, d'écriture et faire inscrire ; aujourd'hui il ne le peut plus, la loi de 1807 le lui interdit.
On objecte encore qu'en contractant une dette personnelle, je n'ai pas voulu contracter une dette hypothécaire. Le créancier s'est contenté de ma foi. La loi ne peut vouloir autre chose que ce que nous avons voulu. Elle ne peut ajouter ni retrancher à la convention que nous avons conclue.
Mais depuis quand, messieurs, la loi ne peut-elle plus stipuler pour les parties ?
La loi ne fait-elle pas, dans le titre des successions, le testament de quiconque n'en fait pas ?
Ne fait-elle pas, au titre du contrat de mariage, le contrat de ceux qui n'en font pas ?
Et la contrainte par corps ne résulte-t-elle pas d'une foule d'actes où elle n'est pas stipulée ?
Et le droit de préférence du bailleur, le droit de gage, doit-il être stipulé dans le bail ?
La loi ne peut-elle dire : Si un propriétaire a besoin d'argent, et qu'il vienne à en emprunter, et qu'à l'échéance il manque à sa parole, le créancier qui peut en souffrir beaucoup, qui peut, s'il est commerçant, faire faillite, aura le droit de se pourvoir devant le juge, et celui-ci pourra lui accorder un jugement qui vinculera les biens du débiteur, qui les frappera d'hypothèque ?
Une loi semblable est une loi juste, dictée par le bon sens, conforme aux plus simples notions du droit.
D'ailleurs, prenez garde, messieurs ; en supprimant l'hypothèque judiciaire, vous allez jeter l'inquiétude dans l'esprit de ceux qui possèdent des obligations purement personnelles et qui ne manqueront pas de produire une certaine crise, ou au moins un certain malaise dans le commerce, dans l'industrie en se faisant rembourser.
Mais, dit-on, c'est par une espèce d'oubli involontaire qu'on a laissé exister l'hypothèque judiciaire.
Anciennement les actes authentiques produisaient tous hypothèque sans que ce droit réel y fût stipulé. Et comme les jugements étaient des actes authentiques, on en avait inféré qu'ils devaient aussi produire hypothèque.
On a supprimé l'hypothèque légale résultant des actes authentiques ; on a omis de supprimer l'hypothèque judiciaire. Les actes authentiques ont produit pendant des siècles hypothèque, sans que ce droit y fût stipulé : preuve que la loi peut ajouter aux contrats, peut expliquer les effets des contrats, qu'elle peut y attacher certains effets.
Quant au reste de l'argument, rien n'est plus inexact.
Il y avait des raisons, de bonnes raisons pour supprimer l'hypothèque résultant de l'acte authentique qui n'en stipulait pas. Il n'y en avait pas pour supprimer l'hypothèque judiciaire. J'ai démontré tantôt que cette hypothèque vient en aide au crédit. J'ai prouvé que si elle n'existait pas il faudrait la créer.
Messieurs, l'hypothèque judiciaire, si ancienne dans une grande partie de la Belgique, a apparu en France dès le moment que la législation française est devenue éclairée ; elle a apparu lorsqu'un grand homme a fait l'ordonnance de Moulins, après que les états généraux eurent demandé la réformation de la législation.
Elle ne résulte pas d'une méprise, elle n'y est pas arrivée, se cachant dans telle ou telle loi. Ni la loi de messidor an III, cette loi si radicale, ni la loi de brumaire an VII, ni le Code civil ne l'ont répudiée. Toutes les cours de France, toutes les facultés de droit, consultées en 1845, l'ont admise.
La grande commission nommée en 1845, présidée par M. Persil, après avoir pris l'avis conforme de M. Portalis, de M. Troplong, s'est prononcée pour la conservation de cette hypothèque.
Mais la commission de la chambre française, composée de savants jurisconsultes, a hésité, beaucoup hésité ; la chambre française a décidé qu'elle supprimerait l'hypothèque judiciaire.
J'oppose à l'autorité de la décision de la chambre, d'autres autorités ; l'avis de MM. Troplong et Portalis ; l'avis de la grande commission de 1845 ; l'avis de toutes les cours, de toutes les facultés de droit.
M. Roussel. - Messieurs, ni l'institution de l'hypothèque judiciaire ni même le nom par lequel le droit moderne la désigne, ne se retrouvent dans le droit romain.
Si je parle du droit romain, ce n'est pas pour faire de l'érudition, c'est pour en tirer un argument utile dans la discussion. Le droit romain se distingue surtout par la logique : aussi l'on pourrait dire que le droit romain est la logique juridique incarnée. Si l'hypothèque judiciaire avait le caractère d'une conséquence juridique incontestée, il n'y a pas de doute que les Romains n'eussent pas attendu que les modernes la découvrissent.
En effet, presque aucune des conséquences des principes juridiques en droit privé ne nous appartient ; elles ont été le fruit de l'application que les jurisconsultes romains avaient faite de ces principes avant l'existence du monde moderne.
L'hypothèque judiciaire (ni la chose, ni le nom) ne se trouve dans le droit romain. Ce que les commentateurs modernes appelent hypotheca judicialis n'est autre chose que que le pignoris capio, qui diffère essentiellement de l'hypothèque judiciaire comme nous la comprenons aujourd'hui, car elle était, pour ainsi dire, le contraire. En effet la pignoris capio exigeait en premier lieu chose jugée, définitive dans le jugement. L'hypothèque judiciaire peut être obtenue à la suite d'un simple jugement par défaut, d'un provisoire, d'un interlocutoire.
On exigeait ensuite chez les Romains que la pigoris capio eût été ordonnée par le magistrat compétent, c’est-à-dire qu’il y eût chose véritablement jugée. Le contraire existe encore aujourd’hui. Car l’hypothèque judiciaire peut être obtenue à la suite d’un simple jugement par défaut, d’un provisoire, d’un interlocutoire.
Enfin les Romains demandaient pour la pignoris capio l'appréhension de la possession, et aujourd'hui l'hypothèque judiciaire ne consiste en autre chose que dans l'inscription d’un titre hypothécaire.
Ainsi, messieurs, le droit romain ne peut nous fournir que des indications tout à fait défavorables au système des hypothèques judiciaires, tel qu'il a été admis dans le Code civil.
Notre ancienne législation, la législation coutumière, nous en fournit-elle de meilleures ? Nous fournit-elle quelque article à l'appui du système que le Code civil a établi dans notre pays ?
Messieurs, le droit romain était supplétif des coutumes ; par conséquent le principe que je viens d'invoquer était en général appliqué dans notre pays relativement à la force des jugements quant aux hypothèques, Certaines de nos coutumes cependant privilégiaient les créances confirmées par jugement ; mais nulles d'entre elles n'attribuaient à ces (page 581) privilèges des conséquences analogues à celles de l'hypothèque judiciaire. Vous en serez d'autant plus convaincus, messieurs, que vous voudrez bien vous rappeler que l'adjudication d'un bien par jugement ne donnait pas nécessairement, dans notre ancien droit, hypothèque sur ce bien.
Où donc la loi de brumaire an VII et l'article 2123 du Code Napoléon ont-ils trouvé l'hypothèque judiciaire ? Ils l'ont empruntée à l'article 93 de l'ordonnance française de 1539 ; à l'article 53 de l'ordonnance de Moulins de 1556 ; à la coutume de Paris, article 107. Et, veuillez-le remarquer, ce n'est qu'avec l'aide de la jurisprudence des parlements que l'on est parvenu à adapter au système d'hypothèque judiciaire, tel que nous le connaissons aujourd'hui, l'article 107 de la coutume de Paris, lequel était ainsi conçu :
« Cédule privée qui porte promesse de payer emporte hypothèque du jour de la confession ou recognoissance d'icelle faite en jugement ou par-devant notaires : ou que par le jugement elle soit tenue pour confessée, ou du jour de la dénégation, en cas que, par après, elle soit vérifiée. »
Voilà, messieurs, la base historique du système des hypothèques judiciaires que nous retrouvons dans l'article 2123 du Code civil.
Pour savoir maintenant, messieurs, si l'hypothèque judiciaire doit être maintenue, il faut, d'après moi, se poser trois questions :
La première question, c'est de savoir quelle est sa véritable nature, d'après le Code civil. En effet, cette nature nous dira si moyennant certaines modifications l'hypothèque judiciaire pourrait être maintenue.
La seconde question à examiner est celle de savoir si l'hypothèque judiciaire, telle qu'elle est établie par le Code civil, ne dériverait pas de quelque principe juridique incontesté et auquel le législateur lui-même devrait obéir, parce que nous, tous les premiers, nous sommes soumis dans la confection des lois à certains principes juridiques nécessaires.
Enfin, la troisième question et la seule à laquelle quelques personnes semblent attacher de l'importance, c'est la question d'utilité réelle de l'institution.
Cette troisième question, messieurs, a certes son degré d'importance ; mais je prie la chambre de vouloir bien remarquer qu'en matière d'hypothèque judiciaire, ce n'est pas seulement la question d'économie politique qu'il faut approfondir, mais qu'il faut tenir compte surtout des principes juridiques. La question d'économie politique n'est ici que l'accessoire.
J'aborde l'examen de la première question.
Je vais, messieurs, si vous me le permettez, rechercher la nature véritable de l'hypothèque judiciaire et voir si, moyennant quelques modifications que l'on a présentées dans la commission, on ne pourrait pas mettre l'hypothèque judiciaire en rapport avec les principes du droit et la faire dériver de quelques règles solides.
C'est bien à tort, messieurs, que le Code Napoléon, dans son article 2123, proclame que l'hypothèque judiciaire résulte des jugements. Le législateur, messieurs, s'est servi là de termes fort impropres.
L'hypothèque judiciaire ne résulte pas des jugements. Si l'hypothèque judiciaire résultait des jugements, messieurs, elle serait sacrée et il n'y aurait pas à discuter la question de son maintien ou de son abolition.
Elle serait sacrée, l'hypothèque judiciaire, si elle résultait des jugements, parce qu'elle naîtrait de la chose jugée et que je ne pense pas qu'un seul membre de cette chambre songe à supprimer les effets de la chose jugée.
Tous les membres de cette chambre savent parfaitement que la chose jugée est en quelque sorte une des ancres à l'aide desquelles la société se maintient. Je vous prie de me pardonner cette figure, elle n'est pas de moi, c'est Bacon qui a dit que la chose jugée est une des ancres de la société.
Mais il est si peu vrai que l'hypothèque judiciaire résulte des jugements, que le Code civil a établi, sous ce rapport, une présomption ou une fiction tout à fait contraire à la vérité.
L'hypothèque judiciaire, d'après l'article 2123 du Code civil, peut s'obtenir à la suite de jugements, soit contradictoires, soit par défaut, définitifs ou provisoires, à la suite de reconnaissances ou de vérifications faites en jugement, des signatures apposées à un acte obligatoire sous seing privé. Il est facile de comprendre que de pareils jugements ne présentent d'abord eux-mêmes, pour la plupart, aucun caractère véritable de chose jugée.
Ainsi, le simple jugement par défaut n'a point le caractère de la chose jugée.
Ainsi, le jugement interlocutoire au provisoire n'a point le caractère de la chose jugée. Qu'arrive-t-il donc, d'après le Code civil ? C'est que le jugement sur lequel l'hypothèque judiciaire est appuyée est en contradiction manifeste avec l'hypothèque elle-même, c'est que l'hypothèque confère par avance une espèce de droit définitif, une espèce de privilège, qui ne s'obtient ordinairement que par convention, convention résultant de la volonté commune des parties, tandis que la chose jugée, sur laquelle ce privilège devrait s'appuyer, n'existe réellement en aucune façon.
Qu'est donc une hypothèque judiciaire dans notre législation ? C'est la faculté accordée au créancier apparent (car, messieurs, le jugement peut être tel que la qualité de créancier ne soit pas sûre, opposition étant faite au jugement par défaut basée sur l'absence de qualité de ce créancier, le jugement par défaut tombe, et dès lors la qualité du créancier tombe aussi) ; c'est donc une faculté accordée au créancier apparent qui a pris la voie des poursuites judiciaires contre son débiteur, obtient une décision de quelque nature qu'elle soit contre lui.
Quand on est parvenu à obtenir une sentence judiciaire quelconque, c'est à raison de cette seule circonstance que la poursuite judiciaire est suivie d'un jugement attribué au créancier, plus que l'assimilation du droit d'un créancier hypothécaire conventionnel dérivant d'une convention, la loi des parties. Cette hypothèque judiciaire que nous venons de voir assise sur un fondement aussi peu sûr, et sur des bases si instables, ce jugement va donner au créancier le droit de prendre une hypothèque judiciaire générale sur les biens présents et à venir du débiteur. Il en résulte une deuxième contradiction, c’est-à-dire que le système de l’'hypothèque judiciaire se trouve en opposition flagrante avec tous les autres principes que vous admettez dans la loi nouvelle.
De cette définition de l'hypothèque judiciaire, il suit, d'après moi, qu'on ne peut apporter à cette institution aucune modification utile. J'espère le démontrer.
Les modifications, sur quoi pourraient-elles porter ? Elles ne pourraient agir que sur la nature des jugements donnant lieu à l'hypothèque judiciaire, ou sur le caractère de l'hypothèque judiciaire elle-même, ou enfin sur les deux choses à la fois. Nous aurons beau chercher, nous ne trouverons pas d'aulres modifications possibles.
Eh bien, quant à une détermination nouvelle des jugements qui pourraient donner lieu à l'hypothèque judiciaire, ou bien vous admettrez la chose jugée qui est le point fondamental en cette matière, vous admettrez la chose jugée comme principe dirigeant, et alors l'hypothèque judiciaire disparaît pour faire place au seul principe de la chose jugée que nous admettons tous. Quand le jugement décrétera hypothèque, tous les intéressés devront se soumettre à cette sentence ; mais lorsque le jugement ne portera rien à ce sujet, la décision judiciaire ne donnera pas lieu à l'investiture du droit hypothécaire ; c'est la suppression de l'hypothèque judiciaire actuelle. Ou bien vous maintiendrez, en la rétrécissant, la fiction qie le Code Napoléon a empruntée aux anciennes ordonnances françaises, et alors l’hypothèque judiciaire se restreignant à des pricilèges moins nombreux, vous rendrez le privilège par celle même plus injuste. Plus vous restreindrez, en conservant le système du Code Napoléon sous ce rapport, plus vous restreindrez les jugements d'où la faveur de l'hypothèque judiciaire doit résulter, plus vous ferez le privilège étroit ; plus par conséquent votre privilège est injuste. Le privilège est comme un cercle : plus il s'étend, plus il s'approche de la justice ; quand il est resserré jusqu'au centre, c'est le despotisme.
Voilà donc, pour ainsi dire, physiquement déterminée la situation dans laquelle vous vous trouvez quant aux jugements. J'attends quelque bonne réponse de la part de ceux de nos honorables collègues, qui espéreraient des modifications utiles au système des hypothèques judiciaires par le moyen d'une détermination plus précise des jugements atlributifs de l'hypothèque judiciaire.
Remarquez, messieurs, que ce privilège sera d'autant plus odieux que vous le restreindrez davantage ; car il forme une contradiction manifeste avec le principe sacré que les biens du débiteur forment le gage commun des créanciers. Par conséquent, je pense qu'il est impossible, sinon fort dangereux de changer la nature des décisions judiciaires qui pourront donner lieu à l'hypothèque judiciaire.
Parlons de la nature même de l'hypothèque judiciaire.
En ce qui concerne ce point, le remède a été essayé par quelques-uns de nos honorables collègues. Ils pensent trouver la solution de la question dans la spécialité de l'hypothèque judiciaire ; mais outre que ce remède ne remédie à rien parce qu'il ne guérit pas l'hypothèque judiciaire de son vice originel, ne voyez-vous pas que vous augmentez le vice originel de l'institution ?
En effet, de général qu'il était, vous transformez le privilège existant aujourd'hui en un droit peut-être plus exorbitant encore pour les créanciers de faire main basse sur la meilleure partie de l'avoir immobilier du débiteur.
Mais ce droit, comment le limiterez-vous ? comment le déterminerez-vous ? comment l'établirez-vous, ce droit, vis-à-vis des tiers qui ne sont point en cause, des créanciers qui n'ont point encore réclamé ? Un peu de réflexion vous démontre que la spécialité est impossible dans l'hypothèque judiciaire. Il semble résulter des débats qui ont précédé l'adoption de l'article 2123, que si les rédacteurs du Code civil avaient pu trouver un moyen de spécialiser l'hypothèque judiciaire, ils ne l'auraient pas laissé échapper ; mais ils n'en devaient pas trouver parce que ce moyen n'existe pas. Vous vous trouverez donc sans recours possible à un remède efficace.
Il en est toujours ainsi lorsqu'on a fait abandon des principes véritables du droit. A cette occasion, je félicite sincèrement notre honorable collègue M. Lelièvre et M. le ministre de la justice du soin avec lequel ils s'attachent aux principes du droit ; car ce sont ces principes qu'il s'agit d'appliquer. Il ne s'agit guère en ce moment de conventions de parties, de crédit. Cette observation est une petite réponse à l'honorable M. Deliége qui place toute la question dans le crédit personnel.
Notre devoir, en cette occurence, est d'étudier la nature et les conséquences des décisions judiciaires, pour voir si l'hypothèque en découle. C'est là une question pure de droit.
Il me semble donc évident que, d'après la nature de l'hypothèque judiciaire, elle n'est pas susceptible de modification.
La nature de l'hypothèque judiciaire bien établie, l'impossibilité de remédier à ses vices démontrée, il nous reste à rechercher si nous ne pourrions la faire dériver de quelque principe juridique incontesté.
Non, messieurs, c'est impossible. Nous l'avons vu, l'hypothèque judiciaire ne peut pas invoquer le principe de la chose jugée ; elle n'en (page 582) découle point. Bien loin de s’appuyer sur la règle que les biens du débiteur forment le gage commun des créanciers, l’hypothèque judiciaire en est la violation flagrante ; elle est la dérision légale et l’ironie de l’hypothèque conventionnelle
Elle donne au jugement une conséquence à laquelle il ne prétend pas. Un jugement est une œuvre de justice et non de privilège.
J'attends qu'on nous indique un principe juridique sur lequel repose, comme conséquence, l'hypothèque judiciaire. Je crois qu'on n'en indiquera pas. Nous attendrons ; si on en produit un, nous le discuterons.
J'arrive à la troisième question posée, celle de l'utilité. Si les principes du droit condamnent l'hypothèque judiciaire, l'utilité la justifie-t-elle ?
C’est ce que nous allons examiner, brièvement, la matière ayant été longuement discutée dans l’exposé des motifs et dans le rapport de l’honorable M. Lelièvre. C’est évidemment sur ce terrain de l’utilité que les adversaires de l'hypothèque judiciaire se trouvent le mieux fortifiés.
Il me semble que sur les principes du droit, ils sont bien assis ; mais sur le terrain de l'utilité, tout milite pour ainsi dire en leur faveur.
En effet, quelle utilité y a-t-il à privilégier un créancier qui s'est montré le plus âpre à la poursuite, au détriment d'autres plus humains ? Quelle utilité y a-t-il à autoriser le créancier qui a obtenu une condamnation contre son débiteur, à mettre la main sur tout l'avoir de ce débiteur, d'une manière complètement indéterminée, de telle façon qu'il n'est pris aucune espèce de précaution contre les fraudes possibles, et que la liberté du propriétaire est momentanément anéantie ?
Quelle utilité à privilégier le créancier poursuivant d'un droit que le créancier hypothécaire ordinaire ne pouvait môme obtenir au moyen de convention ?
Quelle utilité à conférer à la poursuite seule ce qui ne devrait provenir que du consentement libre des parties ? Comme condamnation, ainsi que le disait fort bien l'honorable M. Lelièvre, comme condamnation, le jugement forme, ou titre, ou confirmation d'un titre antérieur contesté.
Mais il n'est pas plus que cela. Place-t-il le créancier qui a poursuivi dans une situation différente de celle des autres créanciers ? Non ; si ce n'est qu'il y a chose jugée, quant au titre ; cela ne justifie pas les effets que le législateur de l'article 2123 a attachés à la poursuite et au jugement.
Cette poursuite est insignifiante, au point de vue dont nous nous occupons. Pour l'exécution du jugement, je reconnais qu'elle a des conséquences différentes ; mais, au point de vue d'une hypothèque, le jugement et le titre notarié sont identiques.
Il n'y a nulle nécessité de les distinguer.
Distinction d'autant plus nuisible pour la société tout entière, que ce privilège, concédé de cette manière, pourrait conduire à la fraude, élément de dissolution des contrats et, par conséquent, de la prospérité publique.
Dans la pratique (il n'est pas un homme de pratique qui me démentira) l'hypothèque judiciaire forme un moyen d'atermoiement du débiteur avec certains créanciers au préjudice évident de tous les autres ; et c'est une des formes les plus adroites que la loi fournit à l'esprit de concurrence frauduleuse entre les créanciers.
Au point de vue de l'utilité publique, l’hypothèque judiciaire fait tout ce que le projet veut empêcher :
L'inanité des hypothèques conventionnelles postérieures, l'inégalité parmi les créanciers chirographaires, la non-priorité légale parmi les créanciers hypothécaires, la non-spécialité des hypothèques ; c'est-à-dire précisément le contraire du but que se propose le projet de loi que nous discutons en ce moment.
Aussi, messieurs, toutes les idées que les deux commissions se sont faites de l'utilité en matière d'hypothèque excluent-elles nécessairement l'hypothèque judiciaire. Notre commission législative s'est évidemment trompée sous ce rapport.
En un mot, le maintien de l'hypothèque judiciaire même modifiée serait une contradiction avec tout ce que vous avez fait jusqu'à présent, et probablement avec tout ce que vous ferez jusqu'à la fin de la discussion actuelle.
En vain prétendra-t-on que l'hypothèque judiciaire présente cet avantage qu'elle tend à rendre moins fréquente l'expropriation. Je ne connais pas, sous ce rapport, les statistiques. Mais je pense que l'hypothèque judiciaire est rarement efficace à ce point de vue. Quand l'hypothèque judiciaire est prise, c'est que le créancier cherche l'avantage de primer les autres créanciers par la rapidité des poursuites ; c'est d'ordinaire le prélude de l'insolvabilité du débiteur. Ou le créancier achète le silence de son débiteur et son consentement tacite à l'effet d'obtenir l'hypothèque judiciaire, et sauf à bonifier au débiteur une certaine partie de la somme qui résultera de la vente de l'immeuble ; ou bien les choses se passeront régulièrement, et alors le créancier finira par exproprier, s'il n'est payé.
L'hypothèque judiciaire ne présente donc aucun avantage pour empêcher les expropriations, elle les facilite au contraire. En présentât-elle, ces avantages ne compenseraient point les inconvénients graves que j'ai eu l'honneur de vous signaler, ni le désaccord formel et manifeste de l'hypothèque judiciaire avec les autres dispositions du projet de loi qui vous est soumis.
Je me réserve, si la discussion continue, de dire plus tard quelques mots au sujet des oppositions immobilières.
M. Thibaut. - Messieurs, l'opinion que je me suis formée sur la question objet de nos débals, est justement la conséquence que quelques-uns d'entre vous auront peut-être déjà tirée des discours remarquables que vous venez d'entendre ; c'est-à-dire qu'avec les auteurs du projet de loi présenté par le gouvernement, avec les honorables MM. Lelièvre et Roussel, je rejette l'hypothèque judiciaire, et avre l'honorable M. Deliége, je crois que l'opposition immobilière ne vaut pas mieux que l'hypothèque judiciaire.
Dans cette question, messieurs, je fais abstraction de toute théorie juridique, et je puis, à la suite des économistes, me placer au point de vue des avantages ou des inconvénients que sa solution peut apporter au crédit. Ici en effet, il n'y a pas conflit entre des intérêts de différente nature ; il ne s'agit pas d'établir par la loi des garanties en faveur de personnes incapables de veiller elles-mêmes à leurs intérêts ou impuissantes à les sauvegarder. Tout au contraire, l'hypothèque judiciaire est une faveur accordée au créancier le plus prudent, le plus clairvoyant ; et souvent au créancier le plus intraitable.
Je crois pouvoir dire qu'il y a un certain défaut de logique à ne concéder à la femme mariée qu'une hypothèque facultative, quand on permet au créancier chirographaire contradicteur né de son débiteur, de se ménager une position plus favorable que celle que son titre lui accorde.
Pour moi, messieurs, je pense que l'on peut supprimer complètement l'hypothèque judiciaire et ne pas la remplacer parce que le gouvernement appelle opposition immobilière.
Remarquez, messieurs, que lorsqu'il y a entre les créanciers des causes légitimes de préférence à raison de la qualité de leurs créances, vous accordez des privilèges. Il ne s'agit donc ici que de créances dont les causes ne sont pas plus favorables les unes que les autres. Laissez dès lors subsister entre ces créanciers l'égalité complète dans laquelle leurs titres les ont placés, n'ajoutez rien à ce titre, n'attribuez pas à la diligence des uns, des effets exorbitants au préjudice des autres, n'aggravez pas non plus la position du débiteur.
L'hypothèque judiciaire a un double inconvénient. Elle excite à user de rigueur, et nuit ainsi au débiteur ; d'un autre côté elle favorise certains créanciers au détriment des autres.
L'opposition immobilière profite, il est vrai, à tous les créanciers chirographaires ; mais elle engage, autant que la perspective de l'hypothèque judiciaire, à agir avec précipitation pour conquérir une position meilleure que le créancier s'est faite à lui-même par son contrat.
L'hypothèque judiciaire et l'opposition immobilière nuisent donc au crédit. Je ne voudrais, par conséquent, accorder d'autre force au jugement que celle que possède le titre exécutoire.
Mais le gouvernement propose d'accorder au porteur d'un titre exécutoire, comme au porteur d'un jugement, le droit de former opposition immobilière. Le système nouveau, dit-on, aura cet avantage que le créancier pourra accorder des délais raisonnables sans nuire à ses intérêts.
C'est là, messieurs, passez-moi l'expression, une pure illusion. En effet, comment le débiteur sous le coup de l'opposition, qui ne peut vendre ni aliéner ses immeubles àu préjudice de ses créanciers chirographaires, pourrat-il payer le créancier poursuivant ? Où sera son crédit pour se procurer de l'argent ? L'opposition immobilière entraine donc nécessairement l'expropriation et ainsi c'est plutôt la forme de la saisie qu'il faut simplifier, c'est l'expropriation, qu'il faut rendre moins désastreuse pour le débiteur, afin d'arriver à une législation satisfaisante.
Dira-t-on que l'opposition, qui n'a d'effet que par l'inscription, pourra être réduite à certains immeubles ? Mais le créancier opposant, qui sait que son opposition profite à tous les créanciers chirographaires, étendra le plus possible son inscription afin de se ménager dans tous les cas un payement intégral.
Laissons donc, messieurs, dans le droit commun tous les créanciers qui n'ont pas pour eux des causes légitimes de préférence résultant des contrait ou accordés par la loi ; c'est le plus grand service que nous puissions rendre au crédit.
M. Jullien. - Messieurs, maintiendra-t-on en principe l'hypothèque judiciaire, ou lui substituera-t-on le régime de l'opposition immobilière ?
Telle est la question qui s'agite en ce moment devant vous. Cette question est des plus graves ; c'est peut-être la plus importante que soulève la révision du régime hypothécaire.
J'ai pesé les avantages et les inconvénients de l'un et de l'autre systèmes, et après avoir mûrement réfléchi, je crois devoir me prononcer pour le maintien de l'hypothèque judiciaire avec les améliorations et les modifications dont elle est susceptible.
Vous devez supprimer l'hypothèque judiciaire, vous disait tout à l'heure l'honorable M. Roussel, parce qu'elle ne repose sur aucun principe juridique incontesté.
Vous devez la supprimer parce qu'elle est contraire à la règle que les biens immeubles d'ua débiteur sont le gage commun de ses créanciers.
L'hypothèque judiciaire, ajoutait l'honorable membre, ne repose pas sur l'autorité de la chose jugée ; elle ne dérive point des jugements eux-mêmes.
Messieurs, que l'honorable M. Roussel me permette de le lui dire, il vous a fait une longue dissertation sur une expression impropre, consignée dans l'article 2123 du Code civil.
Oui, nous devons dire, avec l'honorable M. Roussel, que l'hypothèque judiciaire ne « résulte » pas des jugements ; mais, par contre, nous devons reconnaître que la loi attache et doit attacher aux jugements le droit d'hypothèque.
Le jugement n'est pas simplement uu (erratum, p. 613) titre exécutoire ; il peut encore servir de base à une inscription hypothécaire lorsque la loi lui accorde cette efficaccité.
(page 583) L'honorable M. Deliége vous a fait parfaitement ressortir quelles étaient les considérations d'un ordre élevé qui avaient engagé le législateur à attribuer aux créanciers porteurs d'un jugement le droit de requérir une inscription. Enlevez au créancier la ressource de l'hypothèque judiciaire, et vous affaiblirez de beaucoup le crédit personnel. Les capitalistes ne prêteront plus aussi facilement leurs fonds sur la foi de simples billets, s'ils ne peuvent espérer que, le débiteur n'exécutant pas ses engagements, ils auront le droit d'obtenir contre lui des sûretés hypothécaires.
L'hypothèque judiciaire ne repose pas sur un principe juridique. Mais que l'on veuille bien me dire sur quel principe reposera le droit d'opposition immobilière.
Ce droit d'opposition immobilière, vous le puisez dans un jugement, et c'est en vertu de ce jugement même que vous admettez une inscription au profit, non seulement du créancier qui a pris le jugement, mais encore au profit des créanciers qui n'y ont pas été parties. Et vous voudriez soutenir que votre opposition immobilière repose sur un principe juridique !
Mais s'il était vrai qu'on ne dût attacher aucune garantie hypothécaire au jugement, vous ne devriez pas y attacher davantage le droit d'opposition immobilière, surtout au profit de créanciers qui n'y ont pas été parties.
Il y a dans le principe de l'opposition immobilière une extension du bénéfice d'un acte auquel ils sont entièrement étrangers et qu'ils n'ont ni poursuivi, ni obtenu.
Le principe de l'hypothèque judiciaire a été, on doit l'avouer, introduit dans notre législation comme une sanction, comme une garantie tutélaire des prêts de fonds sur simples reconnaissances, sur simples billets.
Messieurs, les adversaires de l'hypothèque judiciaire la combattent en se fondant sur ce que les biens d’un débiteur sont le gage commun de ses créantiers ; et ils en infèrent cette conséquence que nul, parmi les créanciers personnels d’un débiteur, ne peut obtenir une préférence quelconque sur l’autre.
Serait-il donc vrai qu'il fût défendu à un créancier d'améliorer son sort ? Car, remarquez-le bien, vous qui êtes hostiles à l'hypothèque judiciaire, vous n'allez pas assez loin. Il ne suffit pas de prétendre que les biens d'un débiteur sont le gage commun de ses créanciers ; vous devez encore soutenir qu'un créancier ne peut pas améliorer sa condition par des garanties qu'il obtiendrait de son débiteur.
Mais, qu'on y prenne garde, ce principe que les biens du débiteur sont le gage commun des créanciers, que nul, parmi les créanciers personnels, ne peut obtenir une condition préférable à celle des autres, ce principe, posé et appliqué d'une manière absolue, conduirait à des résultats inadmissibles. C'est ainsi que, si vous appliquiez ce principe dans toute sa rigueur, ce principe qui est la base des adversaires du système de l'hypothèque judiciaire, vous devriez admettre qu'un créancier personnel, dont la créance serait échue ou non échue, ne pourrait être payé au détriment des autres créanciers.
Car un débiteur, en s'acquittant d'une dette envers un créancier personnel, en prélevant le montant de cette dette sur ses biens, diminue par cela même le gage des autres créanciers ; il empire leur condition. Or personne ne contestera à un créancier d'une dette civile le droit d'en recevoir le montant lorsque le remboursement lui en est offert.
Rien n'est au surplus aussi contraire au système du Code civil que l'application indéfinie de ce principe que nul, parm les créanciers personnels d'un débiteur, ne peut obtenir de préférence. En effet, lorsqu'une succession n'est acceptée que sous bénéfice d'inventaire, et lorsque dans ce cas la loi défend de prendre utilement des inscriptions sur les biens dépendant de cette succession, elle confère cependant, par un texte formel, à l'héritier bénéficiaire, le droit d'acquitter les créances et les legs à mesure que les créanciers et les légataires se présentent, du moment qu'il n'existe pas une opposition formelle entre les mains de cet héritier.
La législation civile admet donc, messieurs, qu'un créancier peut être payé de préférence à un autre à mesure qu'il se présente et l'on veut refuser à ce créancier de simples sûretés hypothécaires en vertu de ce jugement pour garantir un payement différé par son débiteur.
Il est une autre considération plus déterminante à mes yeux et qui justifie l'hypothèque judiciaire.
Vous ne voulez point de préférence entre les créanciers personnels d'un débiteur.
Vous voulez qu'ils soient tous rangés sur la même ligne, vous voulez qu'aucun d'eux ne vienne prendre une part plus large au gâteau que l'autre. Eh bien, pour être conséquents avec votre principe, décrétez en principe que, du moment où un débiteur se sera engagé par simple billet, du moment où le prêt aura été consommé sur la foi de la simple reconnaissance du débiteur, celui-ci ne pourra pas améliorer la condition d'un créancier en lui conférant conventionnellement des sûretés hypothécaires, car là doit conduire votre système.
S'il est vrai qu'il ne peut y avoir aucune préférence entre les créanciers personnels d'un débiteur, que tous doivent être traités sur le même pied, vous devez admettre comme conséquence inévitable de ce système que du moment où un débiteur a reçu des fonds pour le remboursement desquels il se sera engagé par simple billet, il ne pourra donner de sûretés hypothécaires à son créancier parce que ces sûretés hypothécaires seraient une atteinte portée au gage commun. Eh bien, il n'est jamais entré dans la pensée de personne de soutenir qu'un débiteur ne puisse fournir de gre à gré, après la réalisation du prêt, des garanties hypothécaires à son créancier.
Ce que le débiteur peut faire conventionnellement, la justice le fait pour lui, elle supplée son consentement. Souvent même elle ne fait que le décréter lorsqu'il y a eu promesse de dation d'hypothèque. A mesure que les créanciers se présentent devant elle, à mesure que les créanciers veillent à leurs droits, elle protège le plus vigilant. Et qui pourrait élever un grief contre une protection aussi légitime ?
En principe, messieurs, sous la législation actuelle, le jugement de condamnation ne peut être obtenu que par le porteur d'un titre exigible. Aujourd'hui, l'hypothèque même inscrite en vertu de jugement ne peut produire d'effet qu'à partir de l'exigibilité de la créance. Ce système est conforme aux véritables principes.
Désormais, si vous accueillez le système du gouvernement, il n'en sera plus ainsi ; l'inscription prise par suite de l'oppeisition immobilière profitera, non seulement aux créanciers dont le titre sera exigible, mais encore à des créanciers dont la créance ne sera pas échue et même à des créanciers dont le droit ne sera pas même né ! Tel sera, messieurs, le résultat du projet de loi, qui proclame, article 11, que l'inscription profitera à tous les créanciers chirographaires, quelle que soit la date de leur titre.
Ainsi, messieurs, les créanciers dont les créances seront exigibles n'auront pas plus de droit, pas plus de faveur que les créanciers dont les créances ne le sont point. Le sort de ces créanciers sera le même, et cependant ils ont des droits bien différents.
Poursuivons, messieurs, sommairement l'examen des difficultés que fera naître le système proposé par le gouvernement.
Aujourd'hui un débiteur malheureux est poursuivi par son créancier ; il se présente en justice ; il vient exposer à ses juges le bilan de sa situation, et il leur dit : Je suis un débiteur malheureux et de bonne foi ; prenez en considération la position pénible où je me trouve et accordez-moi un délai.
Il demande à la justice ce délai de faveur, la justice le lui accorde, mais en même temps elle permet au créancier des droits duquel elle suspend l'exercice, elle lui permet de prendre une inscription. Ce créancier a la faculté de garantir sa créance alors même que la justice accorde des délais à son débiteur. De cette manière, on ménage et la sécurité de la créance et le crédit du débiteur. Dans le système de l'opposition proposée par le gouvernement, lorsque les tribunaux accorderont la faveur d'un délai au débiteur, l'opposition immobilière ne sera pas même possible, car pour pratiquer cette apposition (c'est le projet du gouvernement qui vous le dit encore) il faut avoir obtenu jugement de condamnation pour une créance exigible.
Ainsi donc, messieurs, le débiteur qui aura souvent, contre la volonté du créancier, obtenu un délai, ce débiteur rentrera dans la pleine et entière administration de son patrimoine et dans sa libre disposition'en attendant que le délai expire et que le créancier puisse venir pratiquer l'opposition. Le gage du créancier, au moyen de cette facilité, pourra ainsî avoir disparu lorsqu'il se présentera, en définitive, pour former l'opposition immobilière.
Dans le système de l'opposition immobilière proposé par le gouvernement, le créancier poursuivant est le mandataire légal de tous les créanciers chirographaires du débiteur, il est même le mandataire de tous ceux dont les créances existent, mais encore de tous ceux dont les créances naîtront après l'opposition, singulier rôle qu'accepteront, je vous l'avoue, bien peu de créanciers ? Vous voulez que mon opposition profite à tous, et je supporterais seul les frais d'une instance dans laquelle j'obtiendrai un jugement qui servira de base à l'opposition ! Vous n'accorderez pas même à ce créancier qui aura fait les frais de l'instance, la ressource d'un prélèvement par privilège, les frais qu'il aura exposés dans une procédure qui profite aux créanciers qui n'y ont pas été parties.
Qu'est-ce donc que ce système qui repose sur la violation de ce principe écrit dans notre législation que les jugements, comme les conventions, ne peuvent profiter qu'à ceux qui y ont été parties ? Eh bien, foulant aux pieds ce principe, vous venez ériger en loi que les jugements désormais profiteront aux parties qui n'ont pas figuré dans l'instance dans laquelle ils ont été rendus. C'est là, il faut bien le dire, le mépris des principes les plus élémentaires de notre droit civil.
L'opposition immobilière, comme je le disais, profitera, dans les termes du projet de loi, à tous les créanciers existants, comme à tous les créanciers qui surgiront après l'opposition et dont le droit n'était pas même né au moment de l'opposition.
Savez-vous, messieurs, où ce système aboutira ? Mais le débiteur aura grand soin de simuler des créances, de se concerter avec des tiers complaisants, et les tiers se présenteront à la distribution ; et le débiteur, au moyen d'un concert auquel aura souvent présidé une fraude que l'on ne pourra pas prouver, le débiteur viendra, sous le nom de prétendus créanciers, obtenir une part dans la répartition des sommes frappées d'opposition.
Aujourd'hui, messieurs, un résultat semblable n'est pas possible : le créancier obtient un jugement emportant inscription, le débiteur n'a plus aucun moyen d'anéantir les effets de cette inscription.
L'opposition immobilière du projet de loi s'écarte encore de toutes les règles suivies en matière de distribution par contribution.
D'un côté, on vient vous dire qu'en cas de saisie-exécution, de saisie-arrêt, tous les créanciers du débiteur viennent prendre part à la (page 584) répartition. C’est là une véritable erreur ; il n'y a en matière de saisie-exécution, de saisie-arrêt, que les créanciers vigilants auxquels vous voulez refuser la protection de l'hypothèque judiciaire, qui peuvent se présenter pour prendre part à la (erratum, p. 613) dustribution.
Ainsi, pour pouvoir participer à une répartition de meubles saisis exécutés, ou de deniers saisis-arrêtés, il faut avoir pratiqué, soit une saisie-arrêt, soit une opposition sur le prix des meubles saisis-exécutés, soit encore un procès-verbal de récolement. Il faut, dans tous les cas, une opposition personnelle, un acte conservatoire posé par le créancier étranger pour qu'il puisse se présenter à la distribution. Eh bien, dans le système du projet de loi, il suffit d'une opposition pratiquée par le créancier, porteur d'un jugement, pour que cette opposition profite à des créanciers qui ne se sont pas même fait connaître.
C'est encore là une déviation des règles de notre législation en matière de distribution de fonds saisis-arrêtés ou de fonds provenant d'une saisie-exécution répartition.
Messieurs, les inconvénients du système d'opposition immobilière se révèlent d'une manière bien plus ostensible, lorsque vous descendez dans les conséquences mêmes de l'opposition. L'opposition est pratiquée : il en résulte que le débiteur, selon le projet de loi, ne pourra ni hypothéquer, ni aliéner ses biens ; l'opposition frappe le débiteur en quelque sorte de dessaisissement ; elle le place dans un état apparent de faillite.
L'hypothèque, au contraire, attachée au jugement, laisse le débiteur dans la plénitude de l'administration de ses biens et ne lui enlève ni la capacité d'aliéner ni celle d'hypothéquer ; elle sauvegarde son crédit ; elle le laisse à la tête de ses affaires ; mais quant à l'opposition immobilière, permettez que je vous le dise, elle vient tuer le crédit du débiteur.
Enfin l'opposition immobilière a un inconvénient non moins grave ; elle force la main au créancier et elle place le débiteur sous le coup d'une poursuite imminente. C'est si vrai que le débiteur devra nécessairement être exproprié, dans le délai d'un an, pour que cette opposition conserve tous les effets qu'elle doit produire. Vest-ce pas là un système étayé sur une base qui doit irrévocablement conduire à la ruine du débiteur ?
Ces considérations très sommaires me détermineront à voter pour le maintien de l'hypothèque judiciaire spécialisée, et améliorée par le projet tel qu'il est amendé par la commission.
M. Lelièvre. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission sur l'amendement présenté par l'honorable M. Orts à l'article 41 du projet de loi en discussion.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. de Brouckere. - Messieurs, vous comprenez que je ne veux pas discuter devant vous des principes de droit civil ; je viens plutôt défendre le projet, en ce qui regarde l'abolition de l'hypothèque judiciaire sous le rapport financier.
Cependant je viens d'entendre un honorable membre se demander comment la justice ne pourrait pas faire ce qu'un particulier fait.
Il faut qu'il y ait dans l'esprit de l'honorable membre une singulière confusion entre l'action des pouvoirs publics et l'action spontanée de l'individu, entre l'acte émané de sa libre volonté, de son libre arbitre, et l'intervention de la justice.
Oui certainement, le débiteur a le droit de donner à son créancier telle garantie qui peut lui convenir, d'accorder un gage s'il lui convient de le faire, en vertu d'une action qui lui appartient. Mais la justice a-t-elle le droit de faire en mon nom tout ce que je puis faire moi-même ? Pas le moins du monde.
La justice doit prononcer dans l'intérêt de tous, équitablement pour tous ; elle ne peut créer des droits nouveaux.
Or, un débiteur a vingt ou vingt-cinq créanciers. Eh bien ! le débiteur peut rembourser un des créanciers, peut lui donner des gages ; mais lorsque la justice, au nom de l'intérêt public, intervient, elle doit intervenir dans l'intérêt de tous les créanciers ; elle doit donner gage à tous indistinctement, s'il y a gage à donner, s'il y a droit nouveau à ouvrir.
Je ne tiens pas énormément à l'opposition immobilière. Toutefois j'aimerais beaucoup mieux l'opposition immobilière que l'hypothèque judiciaire ; encore une fois, par ce principe que la justice, si elle peut intervenir, doit le faire dans l'intérêt de tous.
Mais l'honorable membre qui m'a précédé, tout en s'opposant à l'hypothèque judiciaire, n'a pour ainsi dire rien dit contre l'hypothèque judiciaire.
M. Jullien. - J'en ai demandé le maintien.
M. de Brouckere. - Vous n'avez pour ainsi dire rien dit en faveur de l'hypothèque judiciairo, si ce n'est en débutant que vous avez dit que la suppression de l'hypothèque judiciaire serait la mort du crédit. Tout le reste est relatif à l'opposition immobilière. Quoi ! le retrait de l'hypothèque judiciaire serait la mort du crédit ? Mais, au contraire, il n'y a pas de crédit possible avec l'hypothèque judiciaire.
Quand vient-on demander en justice hypothèque contre son débiteur ? Quand on le croit malade. Or, du jour où il est attaqué devant les tribunaux, son crédit est complètement ruiné, c'est un homme perdu, parce qu'après un premier jugement en vient un second, puis un troisième, ainsi de suite. Il est perdu par les frais de justice et par l'acharnement des créanciers les plus diligents. Au contraire, en supprimant l'hypothèque judiciaire ou bien en admettant, comme nous le proposons, l'opposition immobilière, on y regardera à deux fois avant de venir attraire un créancier devant les tribunaux et on ne l'amènera devant la justice que quand on sera bien certain qu'il n'y a pas moyen d'obtenir la liquidation de sa créance ; autrement on soutiendra, au contraire, le créancier tant qu'il y aura espoir de le remettre sur pied, on l'aidera à se relever, on cherchera à le remettre dans la bonne voie
L'hypothèque judiciaire livre le débiteur au créancier, je ne dirai pas le plus diligent, mais souvent au créancier qui a le plus de mauvaise humeur, ou bien qui tient, par suite de dépit, à ruiner l'un de ses chalands, parce qu'il a été s'adresser à d'autres que lui, que c'est un client sur lequel il ne peut plus compter. Cela n'arrive que trop souvent. Quand une maison a été en relation pendant longtemps avec une autre et que celle-ci change de relation, la mauvaise humeur s'en mèlant, la première poursuit son ancien chaland, et se venge par la ruine de son crédit.
Je répète que, suivant moi, l'hypothèque judiciaire est ce qu'il y a de plus fatal au crédit. Si on revise la loi dans l'intérêt du crédit, de toutes les dispositions celle qu'il est la plus essentiel de faire disparaître, c'est l'hypothèque judiciaire.
M. le président. - Il n'y a plus d'orateurs inscrits.
M. Delehaye. - Je demande le renvoi de la discussion et du vote à demain ; l'honorable rapporteur a fait, au commencement de la séance un rapport de la plus haute importance, dont beaucoup de membres n'ont pas connaissance et qu'il serait bon de pouvoir lire avant de voter.
Il y aurait cet autre avantage qu'un plus grand nombre de membres pourrait prendre part à la délibération.
M. Delfosse. - Je ferai remarquer que la discussion n'a pas été close ; je suppose que M. le ministre de la justice voudra s'expliquer sur l'importante question qui est en ce moment soumise à la chambre.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Evidemment, je tiens à m'expliquer sur une question aussi grave que celle dont il s'agit en ce moment ; mais M. de Brouckere vient de parler en faveur du système du gouvernement, j'attendais qu'un orateur eût pris la parole contre. Si la discussion devait être close aujourd'hui, je prendrais la parole immédiatement, mais si on continue la discussion à lundi, je préfère ne parler que dans la prochaine séance.
M. de Theux. - Je pense que si M. le ministre de la justice voulait nous faire part de ses vues dès aujourd'hui, nous ne pourrions que profiter à les méditer d'ici à lundi. Il ne faut pas faire réserve de moyens pour les présenter au moment du vote ; il vaut mieux faire connaître toutes les raisons qu'on peut avoir à donner de manière qu'on puisse les peser avec soin. La question dont il s'agit est extrêmement importante ; il faut voir quel est le système qui tend à pressurer le moins le débiteur et à amener le plus de justice distributive.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne fais aucune opposition à la remise de la discussion à lundi. Si je préfère ne parler que lundi, c'est parce que des membres qui ne sont pas présents aujourd'hui assisteront à la séance d'après-demain.
M. Coomans. - Ils reçoivent le Moniteur.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Tout le monde ne lit pas le Moniteur et je doute que l'honorable M. Coomans en soit un lecteur assidu.
Ce n'est pas, du reste, parce que je tiendrais en réserve des moyens pour le moment du vote. L'honorable M. de Theux qui a assisté à la discussion dans le sein de la commission sait parfaitement sur quelles raisons j'appuie mon opinion.
Ce n'est pas quand une question a été traitée aussi souvent et quand elle vient de l'être par les jurisconsultes et les économistes les plus éminents de France, qu'on peut prétendre dire beaucoup de choses nouvelles. Quant à moi, c'est une prétention que je n'ai pas.
- Plusieurs voix. - A lundi ! à lundi !
M. le président. - Je pense qu'il est de la dignité de la chambre qu'elle soit plus nombreuse pour prononcer sur des questions aussi graves que celles dont il s'agit en ce moment.
J'espère que mes paroles seront entendues des membres qui ne sont pas présents et qu'elles les inviteront à venir se joindre à nous pour élaborer une des lois les plus importantes pour la prospérité du pays.
- La discussion est renvoyée à lundi.
La séance est levée à 4 heures.