(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
M. Ansiau procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
(page 553) M. de Perceval donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. Lelièvre dépose un rapport sur divers amendements au projet de loi relatif au régime hypothécaire.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport.
M. Loos dépose un rapport de la commission d'industrie sur une demande d'abaissement de droits, présentée par divers fabricants de cordages des provinces de Hainaut et de Brabant, pour l'introduction des écorces de tilleul, servant à la fabrication des cordages.
- Ce rapport sera imprimé et distribué. La discussion en aura lieu à la suite des objets qui se trouvent déjà à l'ordre du jour.
M. le ministre de la justice (M. Tesch) présente un projet de loi relatif à la juridiction des consuls.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoie à l'examen d'une commission qui sera nommée par le bureau.
M. le président. - M. le ministre de la justice étant d'accord avec la commission sur presque tous les points, je proposerai d'ouvrir la discussion sur le projet présenté par la commission.
- Cette proposition est adoptée.
La discussion générale est ouverte.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, avant d'aborder la discussion des articles du projet soumis à vos délibérations, je crois qu'il est utile de faire ressortir les causes principales qui ont déterminé le gouvernement à vous le présenter, et de vous indiquer les modifications principales qu'il apporte à la législation actuelle.
Il est, messieurs, un fait qui doit avoir frappé tous ceux qui, dans, ces derniers temps, se sont occupés d'économie sociale, c'est que lorsque le commerce et l'industrie se développaient dans de colossales proportions, lorsque l'argent affluait vers ces deux branches de l'activité humaine au point d'engendrer l'agiotage, les capitaux se retiraient de l'agriculture, et les efforts qui étaient tentés même par des sociétés pour venir à son aide, restaient stériles, restaient infructueux.
Les causes d'un pareil état de choses ne pouvaient évidemment pas résider dans la propriété immobilière même. Par sa nature, la propriété offre certainement les plus fortes garanties, offre le gage le plus certain qui puisse être donné à un prêteur. C'était donc dans les lois qui la régissaient, qui en réglaient la transmission, le démembrement, qu'il fallait chercher les causes du peu de crédit que les capitalistes lui accordaient.
Les recherches dirigées de ce côté, l'on n'a pas tardé à découvrir que sous l'empire d'une législation où le propriétaire ne peut pas prouver sa qualité de propriétaire ; où il ne le peut pas de manière à commander la confiance ; où le prêteur ne peut pas s'assurer d'une manière certaine quelles sont les charges qui grèvent la propriété qui lui est offerte en gage, et où la mise en oeuvre de son action est entourée de tant de formalités et de formalités si coûteuses que le gage qui a été donné au prêteur n'est qu'une garantie tout à fait illusoire, il était impossible que la propriété immobilière fût une source de crédit.
Ainsi, vice dans notre législation relative à la transmission des propriétés en général ; vice dans la législation hypothécaire ; vice enfin dans toutes les règles relatives à l'expropriation forcée et à la distribution du prix. Messieurs, le projet de loi qui vous est présenté a pour objet de faire disparaître les deux premiers ; je compte, dans le courant de cette session, présenter un projet qui fera disparaître le troisième.
Aujourd'hui, quant à la transmission des droits réels, la règle est que tant à l'égard des parties qu'à l'égard des tiers, la propriété se transfère par le simple consentement. Ainsi, pas de signe extérieur, pas de formalité extrinsèque officielle qui indique que la propriété a passé d'une tête sur une autre. Ainsi, pas de possibilité pour un acquéreur ou pour un prêteur de s'assurer que celui avec qui il traite est, au moment où il traite, le véritable propriétaire ; pas de possibilité pour celui-ci-d'établir sa qualité de propriétaire, en d'autres termes son actif immobilier.
En vain le propriétaire exhibera-t-il des titres, rien ne prouvera que déjà antérieurement il n'ait vendu, rien ne prouvera que son vendeur n'ait aliéné avant de lui avoir vendu. Dans un semblable système, où l'acquéreur, le prêteur est livré à la bonne foi du vendeur, de l'emprunteur, la valeur représentative de la propriété ne peut pas exister.
Le projet proposé s'écarte complètement de ce principe. Aux termes de l'article premier, la transmission des droits réels n'aura d'effet à l'égard des tiers que par la transcription de l'acte translatif dans les registres à ce destinés. Les œuvres de loi de notre ancien droit sont remplacées par la transcription. A l'égard des tiers, la vente ne sera plus parfaite par la simple volonté des parties ; elle ne le sera que par la transcription. Le propriétaire restera propriétaire vis-à-vis d'eux tant que cette formalité officielle extrinsèque n'aura pas été remplie.
Cette première modification est des plus importantes. Elle est la base de toute réforme ; avant de pouvoir emprunter, il faut savoir établir son crédit, et ce crédit ne peut jamais être établi qu'on faisant dépendre les mutations à l'égard des tiers d'une formalité dans laquelle intervient l'autorité publique, et qui est soumise à la publicité.
(page 554) Quant au système hypothécaire que le projet a principalement pour objet de changer, des modifications tout aussi importantes y sont introduites. Elles portent principalement sur les dispositions relatives aux privilèges qui grèvent les immeubles, à l'hypothèque légale des femmes, des mineurs et interdits, et à l'hypothèque judiciaire.
Quant aux privilèges, vous savez, messieurs, quel est le régime actuel. Aujourd'hui les privilèges immobiliers doivent être inscrits ; mais cette inscription peut se faire à une époque éloignée de celle où le privilège a pris naissance. Le privilège, une fois inscrit, rétroagit au jour de l'acte ; et cette rétroactivité rend complètement illusoire la publicité à laquelle la loi a voulu l'assujettir. Le projet actuel prescrit des formalités pour assurer la publicité du privilège à partir du jour même ou il prend naissance,
A côté du privilège, et indépendamment de celui-ci, existe l'action résolutoire que rien ne révèle aux tiers, et qui peut être exercée alors même que le privilège a cessé d'exister. D'après le projet soumis à vos délibérations, l'action résolutoire ne subsistera que concurremment avec le privilège ; elle cessera avec celui-ci.
J'arrive maintenant au point qui offre le plus de difficulté, c'est celui qui est relatif à l’hypothèque légale de la femme, des mineurs et interdits. Vous savez, messieurs, que sous l’empire de la législation actuelle la femme mariée, les mineurs et les interdits ont une hypothèque légale, indépendante de toute inscription ; cette hypothèque grève les biens du mari en faveur des femmes, grève les biens du tuteur en faveur des mineurs et interdits.
Celte hypothèque, comme je viens de le dire, est occulte, elle n'est pas inscrite, elle est générale, elle grève les biens présents et futurs. Le projet que nous vous proposons modifie complètement ce système.
La femme conservera l'hypothèque légale sur les biens de son mari ; le mineur la conservera sur les biens de son tuteur ; l'interdit la conservera également sur les biens des personnes préposées à la gestion de leur fortune ; seulement cette hypothèque, qui est aujourd'hui secrète, devra être rendue publique par l'inscription sur les registres. Elle devra, de plus, être spéciale, sous le double rapport des immeubles sur lesquels elle sera assise et de la somme pour laquelle elle est prise. Le projet de loi prend toutes les mesures possibles pour assurer cette inscription, pour assurer la publicité et la spécialité. Je ne puis pas entrer en ce moment dans des détails à cet égard ; quand nous arriverons à l'article qui concerne cet objet, ce sera le temps d'examiner si les précautions prises sont suffisantes ou ne le sont pas.
Certes, les femmes, les mineurs et les interdits ont droit à la protection de la société. La société a un devoir à remplir envers eux ; mais il faut éviter que ce devoir qu'on a à remplir à l'égard des incapables, n'aille jusqu'à porter atteinte aux droits d'une autre partie de la société envers laquelle on a également des devoirs à remplir.
Aujourd'hui, on peut dire avec vérité que la moitié du sol de la Belgique est grevée d'hypothèques en faveur de l'autre moitié.
Ainsi, tous les biens des maris sont grevés d'hypothèques pour la sûreté des biens appartenant aux femmes.
Quant au tuteur, il faut éviter, quand déjà par la loi vous lui imposez une charge gratuite qu'il ne peut refuser, de frapper en quelque sorte tous les biens d'interdit ; je ne veux pas que la précaution aille jusqu'à paralyser, quant au crédit, l'emploi d'immeubles considérables qui font partie intégrante de la richesse sociale.
Quant à l'hypothèque judiciaire, le gouvernement en propose la suppression. Sur ce point, il n'est pas d'accord avec la commission. La commission, tout en modifiant l'hypothèque judiciaire qui, comme vous le savez, est générale aux termes du Code, cherche à en assurer la spécialité ; je ne pense pas que, par la disposition qu'elle présente, elle arrive au but qu'elle se propose.
Nous combattrons sur ce point l'opinion de la commission. L'hypothèque judiciaire est contraire aux principes de droit, contraire à l'équité, contraire à l'égalité entre les créanciers, et engendre des difficultés inextricables. Je ne fais qu'indiquer ces points ; par cela seul que le gouvernement est en désaccord avec la commission, ils seront l'objet d'une discussion spéciale ; c'est dans cette discussion qu'il y aura lieu de présenter les arguments qui militent en faveur de l'opinion du gouvernement.
Je crois devoir borner là mes observations.
Déjà plusieurs amendements ont été présentés sur les grands points
M. Thibaut. - Je m'étais fait inscrire pour parler dans la discussion générale.
Si la chambre préfère suspendre la discussion des grandes questions que soulève le projet de loi, pour s’en occuper aux différentes parties auxquelles elles se rattachent, je ne m’y oppose pas.
Je demanderai que M. le président veuille bien m'inscrirc à l'article 44, qui concerne l'hypothèque légale.
M. de Theux. - M. le ministre de la justice pense que le projet de réforme du régime hypothécaire est de nature à amener vers la propriété cette abondance de capitaux qui, aujourd'hui, se dirige surtout vers l'industrie et le commerce.
Il pense que, dans l'état actuel de la propriété, la transmission des propriétés n'offre pas assez de sécurités ; que, d'autre part, le créancier ne trouve pas non plus dans le prêt hypothécaire des sécurités suffisantes.
Je désirerais qu'il fût vrai que les modifications du régime hypothécaire pussent offrir cet heureux résultat de faire affluer l'abondance des capitaux vers les campagnes. Mais, pour moi, je ne crains pas de dire que, quelles que soient les modifications que la chambre adopte, cet heureux résultat ne sera pas obtenu. J'en dirai les raisons en peu de mots.
D'abord, en ce qui concerne la transmission des propriétés, je pense que les sécurités existantes suffisent en général ; et ce qui le prouve mieux que tout autre raisonnement, c'est le haut prix de la propriété foncière.
Si des abus peuvent être commis, sous l'empire de la législation actuelle, à défaut de la réalisation des contrats translatifs de droits immobiliers, il faut rendre cette justice à la moralité du peuple belge, qu'il est infiniment rare qu'une aliénation soit accompagnée de fraude. C'est probablement là le motif pour lequel les capitaux ne font jamais défaut, quand il s'agit d'acquérir les propriétés foncières. Quant à la valeur des propriétés, je pense que la loi n'exercera aucune espèce d'influence.
Reste le crédit de l'emprunteur.
Ici, je dirai encore que ce n'est pas le manque de confiance dans le prêt hypothécaire qui est cause que ce genre de prêts est moins abondant pour l'agriculture que les prêts pour l'industrie et le commerce ; car je pose en fait que, dans l'état actuel de la législation, le prêt hypothécaire offre beaucoup plus de garanties que les prêts commerciaux et industriels. Mais la véritable raison de diffeience est dans le profit que l'emprunteur peut retirer de ces emprunts. Ainsi le cultivateur, qui, à la sueur de son front, ne peut retirer qu'un faible intérêt du capital emprunté pour exploiter ou améliorer la propriété, ne sera jamais à même de payer, pendant de longues années, les intérêts élevés que le préteur exige.
Dans le commerce et l'industrie, il en est tout autrement. Là des bénéfices considérables peuvent être réalisés. Voilà pourquoi l'industriel, le commerçant fait volontiers des emprunts pour étendre son industrie ou son commerce.
Un autre motif pour lequel le prêt hypothécaire est de plus en plus rare, c'est le morcellement de la propriété. Il en résulte que le cultivateur, l'habitant de la campagne ne peut plus emprunter que de faibles sommes. Or, le capitaliste n'aime pas à morceler ainsi son capital. Il préfère, lorsqu'il trouve des sécurités convenables, prêter son capital à un grand industriel, à un grand commerçant, que le morceler entre une centaine d'habitants des campagnes qui ne peuvent faire que des emprunts très faibles, à cause du morcellement de la propriété, du morcellement de la culture.
D'ailleurs, messieurs, je pense que l'habitant des campagnes, le cultivateur fera très sagement de recourir le plus rarement possible à l'emprunt hypothécaire, car l'expérience justitie que la plupart de ceux qui se sont livrés à ces opérations pour étendre leur exploitation ou leur propriété, sont victimes de la confiance qu'ils ont dans les bénéfices qu'ils peuvent opérer au moyen de l'emprunt.
Le prêt hypothécaire, messieurs, est accompagné de beaucoup de formalités très dispendieuses ; et aujourd'hui que beaucoup de personnes, je dirai même la plupart des personnes,ont abandonné la constitution des rentes pour faire des prêts à terme, le paysan qui s'est aveuglément confié dans la fortune pour opérer le remboursement à l'époque voulue, se trouve déçu ; n'ayant pu, pour cette époque, épargner le capital nécessaire pour faire le remboursement de cet emprunt, il a posé la cause première de sa ruine. C'est ce que l'expérience justifie pour quiconque connaît les faits qui se passent dans les campagnes.
Je dis donc, messieurs, que nous ne devons nous faire aucune illusion quant à la prospérité que la nouvelle loi hypothécaire peut apporter aux campagnes. C'est là, messieurs, une illusion complète.
Est-ce à dire pour cela que nous ne devons pas chercher à améliorer le régime hypothécaire ? Non, messieurs ; cela est loin de ma pensée. Toute amélioration qui pourra être apportée à nos lois, surtout à une loi aussi importante que celle du régime hypothécaire, doit être accueillie avec faveur.
La chambre examinera, dans le cours de la discussion, si toutes les modifications proposées par le gouvernement apportent des améliorations réelles.
Je dirai seulement qu'en ce qui concerne l'habitant de la campagne qu'on a principalement en vue, je trouve, pour ne signaler qu'un seul article, que l'article 2 du projet va tout droit à l'encontre des intérêts de ceux qui ont à opérer des mutations de peu d'importance, mutations qui aujourd'hui peuvent se faire sous seing privé et qui, d'après le projet, ne pourront plus avoir lieu que par acte authentique.
Je n'en dirai pas davantage sur ce point. La discussion spéciale de l'article 2 fournira l'occasion de développer cette opinion.
L'hypothèque légale, au profit des femmes mariées et des mineurs serait sans doute de nature à apporter beaucoup d'entraves à l'exercice du droit de propriété dans les mains des maris et des tuteurs.
(page 555) Cependant, je pense que la bonne intelligence qui règne généralement entre les gens mariés, au moins dans notre pays, est de nature à prévenir les obstacles que la loi semble apporter aux transactions que le mari pourrait faire relativement à ses biens résultant de l'hypothèque légale de la femme.
Quant à ce point, messieurs, il ne m'est pas démontré que l'innovation proposée par le gouvernement soit bien conforme à nos mœurs ; qu'ainsi, par exemple, il soit dans les convenances que la femme qui se marie ou ses parents prennent déjà des précautions vis-à-vis du futur époux, en stipulant d'une manière formelle des garanties pour ses capitaux présents ou futurs. Je crois, messieurs, que si la loi passe, l'expérience fera voir que cette disposition amènera ou l'abandon complet du droit de la femme, ou peut-être provoquera, de la part du futur époux, des sentiments de susceptibilité qui seront de nature, soit à empêcher l'union de se conclure, soit à la faire contracter sous l'influence d'un refroidissement produit par des discussions de cette nature dans la famille.
Quant à l'hypothèque des mineurs sur les biens de leur tuteur, je ne vois pas non plus, messieurs, que jusqu'à présent il ait été démontré par l'expérience que les personnes qui ont eu à traiter avec des tuteurs aient eu beaucoup à se plaindre de l'hypothèque légale des mineurs. Je ne pense pas que l'on puisse dire que les biens des tuteurs aient été tellement grevés par le fait de leur gestion que les intérêts de leurs créanciers hypothécaires en aient été compromis.
Toutefois, j'en conviens, cette partie du projet aura pour résultat de sublever la charge hypothécaire ; mais, encore ici, l'intérêt des mineurs a obligé la commission et le gouvernement de proposer des mesures et des interventions qui seront, la plupart du temps, très blessantes pour les tuteurs, et qui, je le dis encore, ne sont guère en harmonie avec nos mœurs. Quant à moi, messieurs, je suspendrai mon opinion sur l'abolition des hypothèques légales de la femme et des mineurs en attendant les lumières que la discussion pourra encore produire.
Je n'en dirai pas davantage pour le moment. Je tenais seulement à répondre aux observations générales présentées par M. le ministre de la justice.
Ainsi que je l'avais prévu quand la loi a été mise à l'ordre du jour, la chambre aborde évidemment la discussion sans y être suffisamment préparée. Quoi qu'elle renferme dans son sein plusieurs jurisconsultes, je ne vois personne demander la parole.
J'espère que la chambre ne précipitera pas la discussion des articles, au point que les membres de cette chambre, qui s'occupent spécialement de jurisprudence, n'auraient pas le temps d'examiner mûrement toutes les dispositions qui sont en discussion, car il ne s'agit pas seulement de faire une loi et de la faire vite, mais il s'agit surtout de la faire bonne. J'espère donc que la chambre mettra, à cette discussion, le temps qu'exige une matière aussi importante. Quant à moi, quoique ayant fait partie de la commission, ayant été appelé encore, ces jours derniers, à examiner les divers amendements proposés, je vous avoue que je me sens moi-même en défaut de préparation, pour une discussion un peu complète, un peu approfondie.
Aussi, je n'en dirai pas davantage dans la discussion générale ; mais je ferai mes efforts pour apporter mon contingent dans la discussion des articles.
M. de Muelenaere. - Messieurs, je ne sais pas s'il ne conviendrait pas de régler d'une manière définitive la marche de la discussion. Je crois que M. le ministre de la justice, tout à l'heure, a manifesté le désir qu'on ouvrît une discussion spéciale sur chacun des points principaux qui font l'objet du projet de loi. Peut-être serait-il bon de suivre cette marche.
Cependant je répondrai quelques mots à l'honorable M. de Theux.
Messieurs, malgré les modifications que l'on pourrait apporter au système hypothécaire, il est évident que ces modifications ne feront jamais affluer vers la propriété les capitaux qui sont aujourd'hui utilement employés dans le commerce et dans l'industrie ; cela n'est pas, d'ailleurs, très désirable.
Mais je suis convaincu qu'avec un bon système hypothécaire, le propriétaire trouvera nécessairement les sommes dont il peut avoir besoin pour l'exploitation ou l'amélioration de sa propriété. Or, messieurs, il est évident pour tout le monde, que le système hypothécaire actuellement existant est tellement vicieux que s'il était plus généralement connu et mieux apprécié, on ne ferait plus un seul prêt sur hypothèque ; car il est évident, messieurs, que sous le système actuel, le prêteur n'a aucune espèce de garantie du remboursement de ses capitaux. Il est évident aussi, messieurs, que la transmission de la propriété est aujourd'hui tellement incertaine, sous le régime du Code civil, que celui qui a acquis une propriété n'est jamais sûr qu'il en est véritablement propriétaire, et que la propriété ne lui sera pas, du jour au lendemain, contestée par un tiers.
Sous ce rapport, je félicite sincèrement le gouvernement et la commission d'être entrés dans une voie nouvelle. Le projet qui nous est soumis renferme des améliorations très importantes. Sous le régime que ce projet tend à établir, il y aura, pour le prêteur, des garanties que le Code actuel n'offrait point. Celui qui voudra prêter sur hypothèque aura au moins la garantie que les capitaux qu'il confie à la propriété ne seront point perdus et qu'il pourra en obtenir le remboursement.
En ce qui concerne la transmission de la propriété, je trouve, messieurs, que le mode proposé par le gouvernement est également d'une utilité incontestable.
Le projet renferme encore d'autres améliorations, et notamment cette amélioration très grande pour moi, qu'il fait disparaître les hypothèques occultes qui sont un des grands vices de la législation actuelle. L'hypothèque, messieurs, pour être bonne, pour être utile, doit être publique ; il ne doit y avoir d'hypothèque que moyennant inscription ; toute autre hypothèque ne tend qu'à faire des dupes, ne tend qu'à tromper les individus qui ont eu confiance dans la loi.
Lorsque nous arriverons aux différents chapitres, notamment à celui qui concerne l'hypothèque des mineurs et des femmes mariées, il sera facile de démontrer que le système du gouvernement, qui est aussi celui de la commission, est infiniment plus avantageux que celui qui existe aujourd'hui. Je ne veux pas entrer maintenant dans les détails ; seulement je me permettrai de faire observer dès à présent à la chambre qu'il conviendrait d'établir également une discussion spéciale sur la question de savoir si l'on conservera les hypothèques judiciaires ou si elles seront remplacées par le mode que le gouvernement a proposé. Quant à moi, je combattrai de tous mes efforts la conservation des hypothèques judiciaires telles qu'elles existent aujourd'hui. J'aime infiniment mieux le système proposé par le gouvernement.
Toutefois, messieurs, je proposerai une modification à ce système : il me semble que le délai d'une année accordé au créancier pour l'expropriation d'un immeuble est un délai trop restreint ; et je prie M. le ministre de la justice de réfléchir dès à présent sur le point de savoir si l'on ne pourrait pas porter ce délai à trois ans. Ce serait faire, ce me semble, en faveur du débiteur et en faveur du créancier, une chose extrêmement utile.
Je bornerai là mes observations pour le moment ; mais je renouvelle la demande, qu'on veuille bien dès à présent fixer le mode de la discussion ; qu'on s'arrête définitivement sur la marche qu'on suivra. Quant à moi, je pense qu'il faudrait mettre en discussion successivement chacun des points les plus importants du projet, chacune des modifications les plus radicales que le gouvernement et la commission proposent à la loi actuellement existante.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, quand je disais tantôt qu'une discussion séparée devait s'établir sur chacun des points principaux que j'ai indiqués, voici comment j'entendais mes paroles.
L'article premier soumet à la transcription les différents actes dont il fait mention ; il consacre la nécessité de la transcription, pour que la transmission des droits immobiliers opère à l'égard de tiers ; à propos de cet article, nous discuterons ce principe.
Les articles 8 et 9 s'occupent des dispositions qui doivent remplacer l'hypothèque judiciaire ; quand nous arriverons à ces articles, nous discuterons la question de savoir s'il faut ou non conserver l'hypothèque judiciaire.
Lorsque nous serons arrivés aux articles 21 et 22, nous discuterons la question de la publicité des privilèges.
L'article 41 traite de l'hypothèque légale ; quand nous serons venus à cet article, nous discuterons la question de l'hypothèque légale.
C'est là, à mon avis, la marche la plus rationnelle que nous puissions suivre, pour éviter toute espèce de confusion.
- La discussion générale est close.
On passe aux articles.
M. le président. - L'article premier a été rédigé par la commission, d'accord avec M. le ministre de la justice, de la manière suivante :
« Tous actes entre-vifs à titre gratuit ou onéreux, translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers, autres que les privilèges et les hypothèques, seront transcrits en entier sur les registres du bureau de la conservation des hypothèques dans l'arrondissement duquel les biens sont situés. Jusque-là, ils ne pourront être opposés aux tiers qui auraient contracté sans fraude.
« Il en sera de même de toute renonciation à ces droits, des baux de plus de neuf années, en tant qu'ils excèdent ce terme, et de ceux de moindre durée contenant quittance de trois années de loyer ou au-delà. »
M. Jullien proposait de rédiger l'article premier de la manière suivante : « Tous actes entre-vifs à titre gratuit ou onéreux, translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers, autres que les privilèges et les hypothèques, tous jugements emportant mutation de semblable droit, seront transcrits en entier sur les registres du bureau de la conservation des hypothèques dans l'arrondissement duquel les biens sont situés. Jusque-là ils ne pourront être opposés aux tiers qui auraient contracté sans fraude avec le précédent propriétaire.
« Il en sera de même :
« A. de tous actes et jugements renfermant révocation de ces droits ;
« B. des baux de plus de neuf années, en tant qu'ils excèdent ce terme, et
« C. de ceux de moindre durée contenant quittance de trois années de loyer ou au-delà. »
Cet amendement avait été renvoyé à l'examen de la commission, sauf à voir si plus tard il serait appuyé.
La parole est à M. Jullien pour développer son amendement.
(page 556) M. Jullien. - Messieurs, l'amendement que j'ai eu l'honneur de soumettre à la chambre portait principalement sur deux points.
Je demandais d'abord que tous les actes translatifs ou déclaratifs de servitudes apparentes fussent soumis à la formalité de la transcription, à l'instar de tous autres actes translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers.
Cette partie de mon amendement a été accueillie par la commission ; la commission a fait disparaître du texte de l'article premier l'exception quelle avait d'abord consacrée relativement aux servitudes apparentes ; elle a admis sur ce point la loi française, et elle a bien fait.
Il n'y avait, en effet, aucune raison solide d'excepter de la formalité de la transcription les actes constitutifs des servitudes apparentes, puisque ces actes peuvent renfermer des stipulations particulières, relatives à l'exercice et au lieu de l'emplacement de la servitude elle-même, à sa limitation ou à son extension à l'époque où elle prendrait cours, stipulations intéressant des tiers et qui ne seraient en aucune manière révélées par le signe apparent de la servitude.
Je ne crois pas devoir entretenir plus longuement la chambre de cette partie de l'amendement, puisque la commission, d'accord avec M. le ministre de la justice, y a donné son assentiment.
Une autre branche de mon amendement était relative aux jugements emportant mutation de droits réels. Je demandais que les jugements ayant ce caractère fussent soumis à la formalité de la transcription.
La commission s'est occupée de cette question à un point de vue seulement, au point de vue des jugements portant résolution de droits réels ; mais elle ne s'en est pas occupée, du moins d'après l'examen que j'ai fait du rapport supplémentaire déposé par l'honorable M. Lelièvre, en tant qu'il s'agit de jugements portant ventes ou reconnaissance de ventes : c'est cependant, messieurs, en vue de ces jugements que j'avais proposé monamendement.
La commission admet en principe que tous actes entre-vifs, à titre gratuit ou onéreux, translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers, doivent être transmis, pour être opposés aux tiers. Eh bien, la chambre comprendra facilement qu'il doit en être ainsi à l'égard de jugements tenant lieu d'actes de mutation. Les ventes ne sont pas toujours constatées par écrit. D'après la législation qui nous régit, la propriété, comme l'a dit tout à l'heure M. le ministre de la justice, se transmet par le simple consentement.
Une vente verbale peut être faite. Le vendeur peut se refuser à reconnaître l'existence de cette vente. Le refus du vendeur met l'acheteur dans la nécessité de l'attraire en justice, à l'effet de faire reconnaître la convention. L'acheteur obtient un jugement qui, malgré les dénégations du vendeur, reconnaît l'existence de la vente ; ce jugement tient lieu de la convention elle-même de la vente. Il est, dans ce cas, de la dernière évidence qu'il devra être transcrit conformément à l'esprit du projet de loi lui-même, puisqu'il remplace le contrat même translatif de la propriété.
Je crois que sur ce point il ne peut exister le moindre doute.
La commission aurait-elle peut-être entendu que, sous la dénomination d'actes entre-vifs translatifs de droits immobiliers, on dût ranger les jugements qui tiendraient lieu d'une convention de ce genre ? Si elle l'a entendu ainsi, elle doit s'en expliquer d'une manière formelle ; mais encore une fois ce n'est pas là le langage de la loi. Dans le langage de la loi, les actes entre-vifs n'embrassent point les décisions judiciaires.
Je pense donc, messieurs, que pour empêcher toute espèce d'équivoque, il n'y aurait aucun inconvénient à insérer dans le texte premier de la loi la phrase suivante : « Tout jugement qui tiendrait lieu de ces actes » ; en d'autres termes tous jugements qui tiendraient lieu d'une convention translative de droits immobiliers.
Quant à la troisième partie de mon amendement relative à l'insertion des mots « précédent propriétaire », rejetée par la commission, je déclare ne point insister pour qu'il y soit fait droit, la rédaction soumise par la commission étant beaucoup plus large et atteignant le but que je me proposais.
Puisque j'ai la parole sur l'article premier de la loi, je me permettrai de demander à M. le ministre de la justice et au rapporteur de la commission des explications qui me paraissent infiniment importantes pour le sort des créanciers hypothécaires.
D'après la législation qui nous régit aujourd'hui, l'hypothèque ne dessaisit point le débiteur du droit de jouir de sa chose et d'administrer sa chose ; il conserve notamment le droit de l'antichréser.
A la vérité, une concession d'antichrèse, un contrat d'antichrèse sous l'empire du Code civil, ne nuit aucunement aux créanciers inscrits.
Nonobstant ce contrat, ils peuvent exproprier leurs débiteurs et faire cesser tous les effets de l'antichrèse. Le gage des créanciers inscrits n’est donc pas altéré par cette voie qui ne préjudicie point aux droits légalement établis sur le fond de la chose ; mais, remarquez-le, ce gage peut être singulièrement altéré par une autre voie ouverte au débiteur ; je veux parler des baux qu'il consentirait de l'héritage hypothéqué.
Aujourd'hui le débiteur a le moyen de placer un créancier personnel dans une position en quelque sorte plus favorable que le créancier hypothécaire lui-même.
Aujourd'hui, messieurs, le débiteur qui aura affecté sa chose pour le payement d'une créance hypothécaire, peut affermer ostensiblement la même chose à son créancier personnel et l'affermer pour une durée de plusieurs années ; par le bail, il stipule avec son créancier personnel que les loyers se compensent avec sa dette, et à l'aide de ce pacte, le créancier personnel jouit ainsi de la chose hypothéquée au détriment du créancier hypothécaire inscrit ; il est ainci payé de préférence sur les fruits de cette chose, contrairement aux droits du créancier hypothécaire.
Ce que le débiteur fait ouvertement avec son créancier personnel en lui abandonnant à titre de loyers les fruits de la chose hypothéquée pour se payer de ce qu'il lui doit, le débiteur le pratique assez fréquemment encore pour se procurer des fonds. Tous les jours on voit des débiteurs affermer l'immeuble hypothéqué à des tiers à qui ils donnent par anticipation quittance des fermages.
Le créancier inscrit, du moment qu'il ne peut prouver la fraude, se trouve désarmé devant un semblable bail. En effet, sous l'empire du Code de procédure civile, il suffit que le bail ait date certaine antérieure au commandement à fin de saisie, pour qu'il doive être respecté.
Selon M. Troplong, ces baux sont obligatoires pour les créanciers même antérieurement inscrits, quand ils ne peuvent pas établir la fraude, fussent-ils consentis pour plusieurs années ; M. Troplong ne leur donne pas, même dans ce cas, le droit de saisir-arrêter les fermages qui ne sont pas dus, puisqu'ils sont quittancés.
Il est évident pour tout le monde que de semblables facilités accordées à un débiteur à rencontre des créanciers hypothécaires inscrits portent atteinte à la position légale de ceux-ci.
Il y a, je le reconnais, dans le projet, une amélioration, en tant qu'il reconnaît que les baux ayant plus de 9 ans et ceux de moindre durée portant reconnaissance de payement par anticipation de 3 années de loyer et au-delà devront être transcrits pour pouvoir être opposés aux tiers qui contracteraient postérieurement avec le bailleur.
Mais quel sera le sort de ces baux relativement aux créanciers antérieurs à la transcription ? Devront-ils respecter le bail qui renfermera reconnaissance d'un payement anticipatif de fermage, lorsque cette reconnaissance portera sur des loyers qui n'atteindront pas trois ans ?
Le texte de l'article premier est rédigé de manière à laisser tirer cette induction qu'il n'y a que les baux renfermant reconnaissance de payement anticipatif de fermage pour 3 ans et plus qui ne seront pas opposables aux créanciers antérieurs ; mais relativement aux baux contractés pour trois années et au-delà qui contiendraient reconnaissance de payement de fermage pour une durée moindre de trois ans, seront-ils opposables aux créanciers ?
Je crains bien qu'on ne résolve cette question affirmativement, en présence de la contexture du projet de loi. La position du créancier antérieurement inscrit pourra-t-elle être affectée par les stipulations d'un bail de cette catégorie ?
Telle est la question à laquelle je convie M. le ministre de la justice de répondre, afin de dissiper toute incertitude sur les droits du créancier hypothécaire auquel je fais allusion.
Je sais qu'en général on est porté à présumer la fraude quand un bail consenti par un débiteur porte reconnaissance de payement anticipatif de fermage ; mais on ne peut pas toujours prouver la fraude. Ainsi que je le disais, le débiteur, au lieu de s'approprier les deux années de fermage, peut traiter avec un créancier personnel et lui attribuer ces deux années en payement de ce qu'il lui doit. La bonne foi aura présidé au bail, et il y aura lésion manifeste pour le créancier hypothécaire !
J'engage M. le ministre de la justice et la commission à vouloir bien réfléchir sur cet abus trop fréquent. Peul-être serait-il utile d'insérer dans le projet de loi que tous les baux qui contiendraient quittance de fermage par anticipation devraient êlre transcrits, soit que la quittance porte sur trois années de fermage ou un nombre inférieur d'années de loyers. De cette manière, on diminuerait les facultés de fraude ouvertes au débiteur, et on maintiendrait intact le gage du créancier hypothécaire en laissant au débiteur l'administration de sa chose.
M. Lelièvre, rapporteur. - L'amendement de l'honorable M. Jullien tend à soumettre à la transcription tous jugements emportant mutation. La commission s'est occupée de la question de savoir si les jugements seraient soumis à cette formalité, et elle a établi la distinction dont nous allons parler.
Les jugements, comme l'on sait, prononcent la résolution, la rescision ou la révocation des droits immobiliers. Dans tous ces cas, ils emportent mutation ; par conséquent, ils seraient tous soumis à transcription, suivant l'honorable M. Jullien. Or, il ne peut en être ainsi.
En effet, il est évident que les jugements de résolution ou de rescision qui ont pour effet de remettre les parties au même état où elles se trouvaient avant la passation des actes doivent être exempts de cette formalité, puisqu'ils ont pour conséquence de faire disparaître les droits des tiers. La résolution ou la rescision opérant avec effet rétroactif au moment de l'acte, la transcription est réellement sans objet.
Quant aux jugements prononçant seulement la révocation, et par conséquent laissant subsister les droits acquis aux tiers depuis le contrat, la commission a fait droit à l'amendement de M. Jullien, en introduisant dans l'article 4 une disposition formelle.
Maintenant M. Jullien ne persiste plus dans son amendement ; mais il voudrait soumettre à la transcription les jugements emportant mutation lorsqu'ils constatent l'existence d'une mutation ; mais à ce point de vue, l'amendement est inutile. Lorsqu'un jugement condamne une partie à passer acte de vente et, à défaut de ce faire dans un délai déterminé, déclare que le jugement tiendra lieu de cet acte, ce jugement tient lieu de contrat, il le remplace, et par conséquent, il est considéré comme un acte entre-vifs soumis à la transcription, en vertu des expressions initiales de l'article en discussion.
(page 557) Il ne s'agit donc pas d'énoncer que la transcription de ce jugement d'une nature spéciale est obligatoire, cette vérité découle de l'article même, parce que, dans l'hypothèse dont il s'agit, le jugement se confond avec l'acte dont l'existence est reconnue par le juge.
J'aborde la seconde partie des observations de M. Jullien. L'honorable membre demande quels seront les droits du créancier hypothécaire antérieur aux baux dans lesquels il est donné quittance de trois années de loyer et au-delà. Il nous demande si ce créancier pourra impugner cet acte. Mais je ferai d'abord observer à l'honorable M. Jullien que son amendement contient aussi la disposition à l'égard de laquelle il demande une explication. Or, bien certainement, il connaît la portée de sa proposition, par laquelle il s'est approprié la disposition de la commission.
En second lieu, il ne s'agit nullement de se jeter dans les digressions auxquelles nous convie l'honorable membre. L'article premier est clair et précis. Pourquoi exige-t-on la transcription des baux dans lesquels il est donné quittance de trois années et au-delà ? C'est précisément pour avertir les créanciers ou l'acquéreur postérieur à cet acte. Le but de la formalité introduite par l'article premier est d'informer les tiers, ceux qui contracteront avec le propriétaire, que l'immeuble est vinculé par un bail dont le résultat est de rendre la jouissance stérile pendant plusieurs années à raison du payement anticipatif.
Quant aux créanciers antérieurs, la loi en discussion ne s'en occupe pas. Leurs droits restent en conséquence soumis aux règles du droit commun, et par conséquent l'article premier ne leur porte aucune atteinte. La question agitée par l'honorable M. Jullien est étrangère à la loi en discussion, qui n'a pour objet que le règlement des droits nés postérieurement aux baux dont il s'agit.
Mais, dit l'honorable membre, il est nécessaire de soumettre à la formalité de la transcription le bail, où même il ne serait donné quittance anticipative que d'une seule année. C'est, à mon avis, aller beaucoup trop loin.
Un semblable bail n'est pas de nature à porter une atteinte notable aux tiers qui contracteraient ultérieurement, et par conséquent il est inutile de prescrire une formalité exceptionnelle et exorbitante qui ne se conçoit que lorsqu'il s'agit d'un préjudice d'une certaine importance. Lorsque le propriétaire ne reçoit par anticipation que le payement d'une ou deux années, il n'y a rien là d'insolite, rien par conséquent qui nécessite l'obligation de la transcription. La propriété n'est pas affectée assez notablement pour qu'on exige une formalité semblable à celle requise pour l'aliénation de l'immeuble lui-même.
Ces considérations me paraissent suffisantes pour démontrer qu'il y a lieu à adopter l'article premier, sans s'arrêter aux observations de M. Jullien.
M. Jullien. - J’avais demandé des explications à M. le ministre de la justice et à l'honorable rapporteur de la commission, sur la signification que la commission avait attachée à l'expression d'actes entre-vifs translatifs de la propriété.
L'honorable rapporteur de la commission me répond qu'on a entendu renfermer sous cette énonciation les jugements qui peuvent être considérés comme tenant lieu de translatifs de la propriété.
S'il en est ainsi, mon amendement vient à tomber. La commission l'accueille par cela seul qu'elle decide que ces jugements seront soumis à la transcription. Mais il était nécessaire qu'elle s'en expliquât ; car il ne serait venu à l'idée de personne d'assimiler un jugement à un acte entre-vifs.
Dans le langage ordinaire, les actes entre-vifs ne sont que des contrats. Si donc la commission reconnaît que tous les jugements qui tiennent lieu de contrats de mutation de droits réels immobiliers seront soumis à la transcription, je n'insiste pas pour que la chambre statue sur cette partie de mon amendement, puisque la commission y donne indirectement son adhésion.
J'ai appelé l'attention de la chambre sur la position qui serait faite par le projet de loi aux créanciers inscrits antérieurement à la passation des taux.
J'ai signalé à la commission des faits qui sont autant d'abus qui se pratiquent tous les jours. L'honorable rapporteur me répond : Nous n'avons pas à nous en occuper. Vous n'avez pas à vous en occuper ! Mais lorsque vous améliorez le régime hypothécaire, il est de votre devoir de saper autant que possible tous les abus et de garantir les droits des créanciers hypothécaires.
L'honorable rapporteur conteste-t-il que les droits des créanciers inscrits sont compromis aujourd'hui par la faculté qu'a le débiteur d'affecter une partie du gage hypothécaire à un tiers, et cela en reconnaissant que des fermages lui ont été payés par anticipation, ou en faisant dation de ces fermages à titre de compensation avec sa dette envers un créancier personnel ?
Il y a là un péril véritable pour les droits du créancier antérieurement inscrit.
Dans l'état actuel des choses, ces sortes de baux lui sont opposables. On les opposera bien plus encore, lorsque vous aurez voté l'article premier du projet de loi et si vous l'admettez sans changement, croyez-le bien, on viendra s'emparer de cet article pour soutenir que si, vis-à-vis des créanciers posterieurs à la transcription du bail, le débiteur a pu donner une quittance anticipative de fermage pour trois ans et au-delà, il pourra à plus forte raison, vis-à-vis des créanciers antérieurs, répondre que du moment qu'il ne touchera que deux ans de loyer, le créancier antérieur n'a mot à dire.
M. Roussel. - Messieurs, le principe de la publicité, consacré par l'article premier, est incontestablement utile ; il est même devenu nécessaire. Cependant, je ferai remarquer que ce principe ne peut pas prendre, d'après moi, le caractère absolu que quelques-uns des honorables membres de cette chambre paraissent vouloir lui imprimer.
Je crois qu'on attache une importance démesurée à la transcription des jugements. De tous temps, messieurs, les jugements ont été considérés comme des actes doués, par eux-mêmes, d'une publicité suffisante pour obvier aux inconvénients. Veuillez, messieurs, ne pas oublier que le jugement donne lieu d'abord à une procédure qui, par sa nature, est publique ; le jugement est prononcé publiquement ; la minute du jugement est déposée dans un lieu public qui est le greffe.
Il faut laisser quelque chose à la vigilance privée, et la loi ne doit pas la remplacer complètement. Je ne vois donc pas la nécessité d'assimiler les jugements, d'une manière complète, sans aucune restriction, aux autres actes qui peuvent former transmission ou mutation de propriétés ou de droits réels. Les actes authentiques, qualifiés de publics par la loi, ne tirent leur apparence de publicité que de la personne de l'officier qui les reçoit et des formes dont ils sont entourés. Ainsi, l'acte authentique notarié reçoit tout son caractère public de l'officier public devant lequel il est passé et des formalités auxquelles il est astreint. Mais il n'en est pas de même du jugement.
Le jugement est une opération d'ordre public portant en elle-même-son caractère de publicité. Je ne m'oppose pas, du reste, aux transcriptions que la commission a admises. Mais l'observation que j'ai l'honneur de présenter forme réponse à la réclamation de l'honorable M. Jullien, qui voudrait faire comprendredans la transcription toute espèce de jugement qui pourrait avoir une inlluence quelconque, directe ou indirecte, sur la propriété, la transmission ou la mutation des droits réels.
La chambre voudra bien prendre en considération aussi que le soin que prend le législateur de poser un principe absolu en cette matière n'empêche pas quelque cas particulier d'échapper à son application. C'est ainsi qu'une simple lecture de l'article premier du projet démontre qu'il ne s'agit que des actes emportant transmission entre vifs ou mutation de droits immobiliers.
Quant aux actes testamentaires, ils n'y sont compris en aucune façon. Nouvelle preuve de cette vérité que l'intention du législateur n'a pu être de faire de la publicité une règle tellement rigoureuse qu'elle doive comprendre, sans restriction ni limites, tout ce qui, en fait d'actes, agit directement ou indirectement sur les transmissions de droits immobiliers.
Voilà, messieurs, la première observation que suggère l'amendement de l'honorable M. Jullien.
Une autre se présente immédiatement quant aux idées de notre honorable collègue relativement aux quittances anticipées de baux et loyers.
L'honorable M. Jullien pousse si loin l'idée de la publicité et des conséquences qu'elle doit avoir, qu'il arrive à ce point de forcer le législateur à tout garantir, même les créances antérieures à l'acte de transmission. C'est encore aller trop loin. En matière de droit civil, on ne peut pas admettre des devoirs aussi étendus pour la loi : les particuliers sont obligés aussi à contribuer à leur propre sauvegarde, et pour parler comme le vulgaire, il n'est pas de règle sans quelque exception.
Si vous voulez forcer le principe de la publicité de manière à tout y comprendre et à tout prévoir, il est indubitable qu'il en résultera des conséquences graves et imprévues sur d'autres parties du droit civil.
Vous ne pouvez vinculer complétement l'activité humaine à propos des garanties que vous avez à accorder aux contractants, sans nuire d'autre part à la liberté si précieuse des transactions. Vous devez laisser à chacun assez de liberté pour le bien-être de tous ; lors même qu'il en résulterait quelque abus, de crainte d'accidents plus graves, vous devez la concéder, sauf aux intéressés à remédier au mal par les autres moyens laissés à leur disposition par la loi.
J'estime donc, messieurs, que nous devons admettre le système de la commission et que nous ne pouvons adopter la deuxième partie de l'amendement de l'honorable M. Jullien que la commission a repoussée par des motifs moins généraux, mais non moins fondés que ceux que je viens de présenter.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je m'en rapporte aux explications qui ont été données tantôt par l'honorable rapporteur, M. Lelièvre, à l'honorable M. Jullien, sur les deux questions qu'il a posées.
Il est évident que lorsqu'un jugement ne fera que décréter une convention, que lorsqu'un jugement viendra déclarer qu'il sera passé acte de cette convention et qu'à défaut par les parties de passer cet acte dans les délais voulus, le jugement en tiendra lieu aussi bien en ce qui concerne le lien qui sera établi entre les parties que quant à la nécessité de la transcription elle-même.
Un jugement, dans ce cas, ou la déclaration des juges eux-mêmes, devient un véritable acte ; c'est ce qui a semblé incontestable à la commission, et dès lors, elle n'a pas cru devoir introduire, pour ce cas tout spécial, une disposition expresse.
J'arrive au second point. L'honorable M. Jullien demande ce qu'il en sera d'une créance hypothécaire dont le débiteur consentira un bail dans lequel il stipulera des payements anticipés. C'est bien, je pense, la question qu’il a faite.
(page 558) Eh bien, messieurs, comme l'a dit l'honorable M. Lelièvre, nous ne changeons absolument rien aux principes existants ; c'est plutôt une question de fait qu'une question de droit. S’il y a fraude, le créancier attaquera le bail. S'il y a au contraire bonne foi, le bail, comme cela existe aujourd'hui, continuera, durera pendant toute la périede pour laquelle il aura été contracté. Sous ce rapport donc, nous ne changeons rien à la législation ; et il sera très difficile d'y apporter la moindre modification ; car, remarquez-le bien, c'est un état intermédiaire, un état tout nouveau que nous allons créer pour le débiteur hypothécaire. Nous le privons en quelque sorte de l'administration de ses biens. Nous lui disons : Il vous sera défendu, du moment où une créance grève votre propriété, de la louer de telle ou telle manière. Eh bien ! je ne pense pas que nous puissions admettre, à propos d'une loi sur les hypothèques, un semblable système, qui entraînerait à beaucoup d'inconvénients. Je pense qu'il faut laisser cela sous l'empire des principes généraux.
Du reste, si l'honorable M. Jullien pense qu'une disposition, sous ce rapport, soit indispensable, qu'il en fasse l'objet d'un amendement.
La commission examinera cet amendement, elle verra quels en sont les avantages et les inconvénients, elle vous soumettra son rapport.
M. Thibaut. - Messieurs, je désirerais avoir une explication sur le deuxième paragraphe de l'article premier. Ce paragraphe statue qu'un bail de plus de 9 années ne peut pas être opposé aux tiers s'il n'a pas été transcrit. Je désirerais savoir ce qui arrivera dans ce cas-ci : je fais un bail de 18 ans et après la dixième année révolue je vends la propriété ; l'acquéreur pourra-t-il prétendre que le bail ne peut pas lui être opposé parce qu'il n'a pas été transcrit, ou bien le locataire pourra-t-il se prévaloir de son bail pour les 8 années qui restent à courir ? Je crois, moi, que le locataire pourra rester en possession de l'immeuble pendant ces 8 années, mais je désirerais savoir si c'est là l'opinion du gouvernement et de la commission.
M. Lelièvre, rapporteur. - Il me semble, messieurs, que la question soulevée par l'honorable M. Thibaut n'offre aucun doute : le bail de 18 ans doit être transcrit, puisqu'il excède le terme de 9 ans ; et s'il n'a pas été transcrit, il n'est pas opposable à l'acquéreur alors même qu'il n'aurait plus que 8 années à courir. Il aurait dû être transcrit lorsqu'il a été fait ; et, s'il ne l'a pas été, il n'a pas de valeur contre les tiers.
M. Thibaut. - Je pense qu'on ne peut pas admettre ce système : c'est pousser la rigueur trop loin. Je suppose qu'il ne reste plus qu'une seule année ; eh bien, d'après ce que vient de dire l'honorable rapporteur, le locataire pourra être expulsé immédiatement. Evidemment, cela n'est pas possible.
M. Orts. - Messieurs, je dois appuyer l'observation de l'honorable M.-Thibaut ; une fois entres dans la voie de la rigueur, nous pourrions aller loin si nous y persistions jusqu'au bout de la discussion.
L'interprétation donnée par l'honorable rapporteur est contraire aux principes généraux du Code ; elle est particulièrement contraire à l'article 1429 qui dispose pour le cas où le mari, qui ne peut louer que pour 9 ans, aurait fait un bail plus long. Dans cette circonstance, le Code civil veut qu'ensuive le système indiqué par l'honorable M. Thibaut, c'est-à-dire qu'au moment où le droit d'un tiers vient contrarier le bail excessif consenti, s'il ne reste plus que 9 ans à courir, ce bail subsiste pour la période qui n'excède pas les pouvoirs du bailleur.
Le cas dont l'honorable M. Thibaut a parlé est identique à celui-là, et le même système devrait être suivi.
M. Lelièvre, rapporteur. - J'ai dit ce qui arrivera si l'article premier est adopté ; mais si l'on veut proposer un amendement, nous l'examinerons.
M. Thibaut. - Si M. le ministre de la justice partage l'opinion de M. le rapporteur, je me réserve de présenter un amendement.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Il est impossible, messieurs, de discuter une loi aussi importante de cette manière. Je ne puis admettre que, supposant une hypothèse donnée, l'on vienne demander au rapporteur et au ministre, quelle devrait être, dans ce cas, l'interprétation à donner à la loi.
Déposez, si vous le voulez, des amendements, la commission les examinera ; mais il est impossible de prévoir tous les cas particuliers. La loi pose des principes généraux et, quant aux cas particuliers qui se présenteront ultérieurement, ils seront décidés par les tribunaux.
Il peut arriver que le rapporteur et le ministre n'aient pas la même manière de voir ; vous comprenez qu'alors leurs déclarations... (Interruption.) C'est pour cela que je demande qu'on propose des amendements. Je l'ai demandé depuis quinze jours pour qu'on pût examiner.
M. Deliége. - Messieurs, je crois, comme l'honorable M. Lelièvre, que le bail ne pourrait avoir que 9 ans de durée vis-à-vis des tiers dans le cas qui vient d'être posé par M. Thibaut ; mais je ne partage pas l'opinion de l'honorable M. Orts, qu'il y aurait dans cette disposition une très grande rigueur. Voici quelle serait, dans ce cas, la position du locataire : il ne pourra pas être expulsé à l'instant même, comme on veut bien le dire ; il se trouvera dans la position d'un locataire qui a un bail verbal, et on ne pourra l'expulser qu'après le terme fixé par l'usage des lieux et après un congé donne suivant le délai fixé par cet usage.
Si c'est une maison, le bail verbal sera censé fait d'année en année ; mais le congé devra être donné pour l'époque fixée pour la localité et plusieurs mois avant cette époque.
S'il s'agit d une ferme, il sera de 3 ans, car les fermiers ne peuvent être expulsés que de 3 en 3 ans.
Il me semble, messieurs, qu'il n'y a là rien de bien rigoureux.
M. Thibaut. - Messieurs, je propose de suspendre le vote de l'article premier, afin de permettre à l'honorable M. Jullien de déposer un amendement dans le sens des observations qu'il a présentées tantôt, et de me permettre également de présenter un amendement.
M. Orts. - Il est d'autant plus nécessaire de s'expliquer formellement, que le texte du projet est tout à fait conforme à l'opinion de M. Thibaut. L'article premier porte, en effet :
« Tous actes entre-vifs à titre gratuit ou onéreux, translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers, autres que les servitudes apparentes, les privilèges et les hypothèques, seront transcrits en entier sur les registres du bureau de la conservation des hypothèques dans l'arrondissement duquel les biens sont situés. Jusque-là ils ne pourront être opposés aux tiers qui auraient contracté sans fraude avec le vendeur.
« Il en sera de même de toute renonciation à ces droits, des baux de plus de neuf années, en tant qu'ils excèdent ce terme, et de ceux de moindre durée contenant quittance de trois années de loyer ou au-delà. »
Il me semble que les mots : « En tant qu'ils excèdent ce terme » décident positivement la question dans le sens des explications de M. Thibaut. Je crois que devant ce texte les tribunaux interpréteraient la loi dans ce sens. On ne pourrait pas même dire avec espoir de succès devant les tribunaux que l'avis de la commission doit prévaloir, car il y a bien des cas où les tribunaux ont repoussé les explications qui avaient été données par un rapporteur, sans contestation dans la chambre. Cela est arrivé, entre autres, dans une circonstance très remarquable. Lorsqu'il s'est agi de savoir comment il fallait entendre la loi qui accordait un délai de quatre années aux habitants des parties du territoire cédées en 1839, pour déclarer qu'ils entendaient conserver la qualité de Belge, la cour de cassation a repoussé, dans l'interprétation, l'opinion émise par le rapporteur de la section centrale.
M. Delfosse. - Il me semble qu'on pourrait rédiger le deuxième paragraphe de cette manière :
« Il en sera de même des actes de renonciation à ces droits et des baux qui seraient de plus de neuf années, eu tant qu'ils excèdent ce terme ou qui contiendraient quittance d'au moins trois années de loyer, »
M. Lelièvre, rapporteur. - Je me rallie à cette rédaction. Je propose de rédiger comme suit l'amendement de l'honorable M. Jullien.
« Les baux consentis pour un terme excédant neuf années, qui n'auraient pas été transcrits conformément au paragraphe premier, n'ont effet vis-à-vis des tiers que pour le temps qui reste à courir soit de la première période de neuf ans, si les parties s'y trouvent encore, soit de la seconde, et ainsi de suite. »
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je demande le renvoi de cet amendement à la commission ; la commission examinera jusqu'à quel point cet amendement est utile ; elle pourra peut-être se mettre d'accord sur l'interprétation à donner à la disposition et consigner cette interprétation dans son rapport.
- Le renvoi de l'amendement à la commission est ordonné.
La chambre, consultée, suspend jusqu'à demain la discussion sur l'article premier.
M. le président. - Nous passons à l'article 2. La commission, d'accord avec M. le ministre de la justice, propose de rédiger l'article 2 de la manière suivante :
« Les actes authentiques et les actes sous seing privé, reconnus en justice ou devant notaire, seront seuls admis à la transcription. »
M. Jullien propose de supprimer l'article. La parole est à M. Jullien.
M. Jullien. - Messieurs, l'article 2 du projet de loi qui nous est soumis consacre une innovation des plus graves. Il ne s'agit, en effet, de rien moins que de substituer l'acte authentique à l'acte sous seing privé.
N'admettre à la transcription les actes sous seing privé que lorsqu'ils auront été reconnus devant notaire ou en justice, c'est au fond, messieurs, proscrire littéralement l'acte sous seing privé en matière de ventes.
Ce système conduit au renversement radical du régime du Code civil. Et ce régime du Code civil, comment a-t-il fonctionné pendant 45 ans ? C'est avant tout ce que nous devons nous demander.
Que, s'il a donné lieu à des abus qu'il faille à tout prix corriger, qu'il faille à tout prix faire disparaître, je concevrais alors le remède qui vous est proposé ; mais si ce système a marché sans des inconvénients notables, et si le nouveau système par lequel on veut le remplacer doit ouvrir la porte à des inconvénients majeurs ; oh ! alors il ne faut toucher au système du Code civil qu'avec une grande circonspection.
Messieurs, l'on veut proscrire le contrat sous seing privé. Mais est-ce que tous les jours des transactions commerciales ne reposent pas sur des actes purement privés ? Est-ce que tous les jours il n'y a pas des millions en circulation sur la foi de billets à ordre, de lettres de change, d'effets de commerce, de titres purement privés en un mot ? A-t-on jamais songé à venir vous proposer de supprimer ce système qui régit toutes les transactions commerciales ? Et cependant, sa base, c'est le seing privé des parties contractantes.
(page 559) On veut qu'il en soit autrement pour les transactions purement civiles, pour les transmissions simples de propriété, alors cependant que l'acte sous seing-privé, en ce qui concerne ces transmissions, a réellement passé dans nos mœurs, alors que l'acte sous seing privé appartenait déjà à notre vieux droit coutumier
Le but du projet de loi est louable sans doute : l'on veut assurer la stabilité de la propriété, l'on veut prémunir les tiers contre les transmissions occultes ; on veut leur donner la garantie que ceux avec lesquels ils traiteront, sont réellement propriétaires ; l'on veut arriver à la certitude que la propriété qui réside sur la tête d'une partie contractante ne pourra jamais être contestée.
Est-ce que les tiers n'ont donc aucun moyen de se garder contre une éventualité sous le régime actuel ? Est-ce que le bailleur de fonds, est-ce que le tiers acquéreur qui traitent, soit avec un emprunteur, soit avec un vendeur, n'ont réellement aucun moyen de vérifier la sincérité des titres privés qui lui sont produits ?
Messieurs, le signe évident de la propriété, quand elle se produit appuyée d'un titre sous seing privé, ce signe patent de la propriété, étayé d'un acte sous seing privé, c'est d'abord la possession de l'immeuble qui réside sur la tête de la partie qui contracte. Ce signe trompera rarement le tiers à qui le titre sous seing privé est produit, car il a toujours la facilité de s'assurer si la possession est usurpée, ou si au contraire elle a pris naissance et a été continuée à titre de propriétaire.
Aujourd'hui, messieurs, une foule de moyens s'offrent pour vérifier la sincérité de la signature apposée sur un acte sous seing privé. Oa le tiers qui traitera, aura une connaissance personnelle de la signature, et, dans ce cas, il traitera avec toute espèce de confiance ; ou bien il n'aura pas une connaissance personnelle de la signature, il conservera des doutes sur la sincérité de la signature ; mais, dans ce cas encore, en recourant aux registres qui sont ouverts au public, il pourra compulser les actes de l'état civil, et il trouvera dans ces documents de quoi s'assurer si la signature est bien réelle. Lui reste-t-il des doutes, est-il dans l'impossibilité de vérifier par lui-même la signature ? Mais, messieurs, le tiers a un autre moyen encore, c'est d'exiger l'accession au contract des individus qui ont figuré dans l'acte sous seing privé sur lequel reposerait la propriété soit de son vendeur, soit de son débiteur.
Une foule de moyens se présentent donc pour mettre le tiers qui traite dans un état de sécurité ordinaire relativement à la stabilité du contrat qu'il conclut.
Les dénégations de signatures, des contrats de vente surtout, sont une exception heureusement très rare dans la société actuelle. Les dénégations de signatures sont à l'égard des actes sous seing privé ce qu'est l'inscription de faux au regard des actes authentiques.
Interrogez toutes les personnes qui ont suivi la pratique des tribunaux et elles vous répondront que les dénégations de signatures ne se produisent d'ordinaire et très rarement que contre des billets et reconnaissances, mais bien plus rarement contre des titres de propriété.
On veut rendre la propriété certaine, mais le but que l'on poursuit, l'atteindra-t-on au moyen du projet de loi actuel ? Vous voulez rendre la propriété à toujours certaine, que ferez-vous donc de tous les actes sous seing privé qui ont été passés depuis moins de trente ans ? Ces actes resteront malgré votre loi.
Mais, messieurs, le projet ne va pas assez loin. Si l'on veut garantir à tout jamais la stabilité de la propriété, on devrait proposer la suppression du testament olographe, car le testament olographe qui lui, est aussi un acte sous seing privé, ce testament tient et subsistera dans notre législation comme un moyen de transmettre la propriété. N'est-il pas vrai que quand un débiteur se présentera pour affecter à son créancier des immeubles qu'il ne détiendra qu'en vertu d'un testament olographe, il sera dans les conditions du débiteur ordinaire qui offrira des sûretés basées sur un titre entièrement privé ?
Je crois donc que, quoi que fasse le gouvernement, il ne réalisera jamais le but qu'il se propose.
Mais, messieurs, la mesure dont on vous demande aujourd'hui la sanction, cette mesure aura dans l'application des résultats que dès à présent je déplore, parce qu'ils ne tarderont pas à conduire nos habitants des campagnes à une masse de frais qu'il importe de leur éviter. Aujourd'hui il est certaines provinces, je puis citer le Limbourg et le Luxembourg, où la moitié des transactions civiles pour des transmissions de propriété se font par des actes sous seing privé.
Ces transactions, vous les rendrez désormais, sinon impossibles, tout au moins extrêmement dispendieuses par votre loi, en exposant les parties à des déplacements et, en tous cas, à des frais d'actes notariés que jusqu'ici elles n'avaient pas à supporter.
Vous allez donc consacrer, ne fût-ce qu'à ce point de vue, une innovation excessivement préjudiciable. Mais la mesure proposée sera-t-elle toujours praticable ? Y a-t-on réfléchi ? S'est-on demandé si dans certaines provinces il ne se trouvait pas de ces parcelles d'immeubles qui sont aujourd'hui dans le commerce et dont la valeur sera absorbée à l'avenir par les frais de l'acte authentique ? Dans le Luxembourg notamment, il est de ces parcelles qui figurent aux matrices cadastrales et qui consistent en un are ou deux ares de terre.
Un are de terre inculte peut être vendu par acte sous seing-privé ; il ne pourra plus l'être par acte notarié, à moins que vendeur et acheteur ne se décident à en gratifier le notaire pour le couvrir des frais d'acte. L'on veut, messieurs, que les actes sous seing privé soient, pour pouvoir être soumis à la transcription, reconnus devant notaire ou en justice. Oh ! je sais que la commission, par l'organe de son rapporteur, et M. le ministre de la justice viendront soutenir qu'on ne supprime pas par cette exigence l'acte sous seing privé, qu'on le maintient, que c'est seulement pour avoir une garantie nouvelle qu'on exige le dépôt dans une étude de notaire ou la reconnaissance de l'acte en justice ; mais il ne faut passe faire illusion. Comme je le disais, l'acte sous seing-privé reconnu devant un notaire ou en justice, dégénère en acte authentique ; c'est au fond un acte authentique que vous voulez ; pour obtenir ce résultat, que d'embarras ne créerez-vous pas à l'acheteur qui aura traité par acte sous seing privé ? Il n'a pas de moyen coercitif pour forcer son vendeur à venir reconnaître sa signature dans l'étude du notaire ; il ne lui restera dès lors que la ressource d'une action en justice. Il assignera son vendeur pour reconnaître que la signature apposée au bas de l'acte est la sienne.
Le vendeur ne comparaîtra pas ; ou bien s'il comparaît, il ne désavouera pas sa signature, et l'acheteur, d'après le Code de procédure qui nous régit, payera tous les frais de l'instance en vérification. Voilà où conduira cette idée d'exiger que tous les actes sous seing privé soient, avant la transcription, déposés chez un notaire ou légalisés par jugement.
On veut la suppression des actes sous seing privé, mais alors que l'on explique l'incohérence que renferme le projet. Il y a une incohérence, car le projet de loi consacre le privilège du bailleur ; en vertu de l'acte sous seing privé, vous lui accordez en effet la faveur du privilège alors que le bail est sous seing privé.
Vous la lui accordez même quand le bail n'a pas date certaine ; vous reconnaissez donc par ce privilège aux actes sous seing privé une valeur réelle.
Messieurs, quand on propose une réforme aussi radicale que celle qui est consignée dans l'article 2 du projet de loi, il faut des considérations d'un ordre bien élevé pour ia justifier ; il faut des considérations d'une autorité bien imposante pour toucher à une législation qui a marché depuis 45 ans sans grands inconvénients.
Prenons-y garde, ne portons pas légèrement une main hardie sur cette législation qui s'est conquis le respect de tous les peuples.
Je bornerai là pour le moment mes observations ; les autres raisons que j'ai à présenter trouveront utilement leur place dans la discussion quand elle sera engagée à la séance de demain.
M. le président. - Le bureau a composé de la manière suivante la commission pour l'examen du projet de loi relatif à la juridiction des consuls : MM. Lebeau, de Muelenaere, Le Hon, Dechamps, Jullien et de Perceval.
- La séance est levée à 4 heures et demie.