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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 27 novembre 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 151) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

- La séance est ouverte.

M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom fait connaître l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.

« La société de rhétorique de Ninove prie la chambre de voter au budget de l'intérieur un subside annuel en faveur de la veuve du poëte flamand Van Ryswyck. »

« Même demande d'une société de rhétorique à Knocke, de plusieurs sociétés littéraires à Anvers, de la société des Ouvriers réunis à Louvain et d'une société industrielle à Bruges. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.


« Par lettre de Paris, M. Le Hon annonce que des affaires de famille l'ont empêché d'assister à l'ouverture de la session et que son retour à Bruxelles est retardé par une indisposition qui l'oblige à garder la chambre. Il demande un congé jusqu'à son rétablissement. »

- Accordé.


Il est fait hommage à la chambre par M. l'avocat Louis de Fré, de 110 exemplaires de la brochure : « Le parti libéral joué par le parti catholique dans l'enseignement supérieur. »

- Distribution aux membres de la chambre.

Proposition de loi sur le libre exercice de la charité

Prise en considération

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, la proposition de l'honorable M. Dumortier serait adoptée par la chambre dans les termes dans lesquels elle a été présentée, qu'elle ne porterait pas atteinte aux principes essentiels de la législation actuelle.

« La charité est libre », dit M. Dumortier : personne ne le conteste.

« Nul ne peut en entraver l'exercice », personne n'a jamais soutenu le contraire.

« L'Etat ne peut intervenir que dans l'intérêt des familles et de la morale publique, dans les cas et dans les limites tracées à cet effet par la loi. « Jamais, messieurs, personne n'a demandé davantage ; jamais le gouvernement n'est sorti des limites qui lui étaient tracées ; jamais l'Etat n'est intervenu dans des cas qui n'avaient pas été déterminés par la loi.

« Les bureaux de fondation rendront compte à la députation. » Messieurs, ce n'est là qu'un détail, ce n'est là qu'une application d'un principe que l'on n'a pas écrit dans la loi. Que dois-je donc conclure de cette proposition ? C'est que, ultérieurement, l'on écrira dans la proposition ce qui n'est encore aujourd'hui que dans les développements, et que, pour préparer les esprits, l'on a jugé nécessaire de faire la critique de la législation actuelle et de l'administration qui l'a appliquée. C'est donc, messieurs, à ce point de vue que je dois me placer à mon tour pour juger de l'opportunité de la prise en considération de la proposition de l'honorable M. Dumortier.

Messieurs, l'on attaque la législation actuelle au nom de la liberté de la charité et au nom du développement de la charité. Que je sache, personne jamais, en Belgique, n'a mis en question la liberté de la charité ; jamais personne n'a eu la prétention de défendre à un citoyen de faire la charité quand et comme bon lui semblait ; personne n'a jamais contesté à un citoyen le droit de se livrer à telles œuvres de bienfaisance qu'il jugeait convenir. Mais ce que l'on a contesté, ce que nous contestons encore, c'est le droit de perpétuer ses bonnes œuvres. Ce que nous contestons, c'est que chaque citoyen soit législateur. Ce que nous contestons, c'est qu'il soit au-dessus du législateur, car alors que nous modifions continuellement les lois, la volonté d'un citoyen, d'un testateur resterait immuable à travers les siècles.

Il y a dans les prétentions qu'on élève une confusion entre le droit individuel de faire la charité de son vivant et le droit social qui tend à en perpétuer l'effet.

Maintenant ai-je besoin de dire que ce que l'on veut au fond, c'est le droit de créer des institutions ; ce que l'on veut, c'est donner le droit à chaque individu de créer des personnes civiles. Ce droit, la loi le dénie et sans atteinte aucune à la liberté.

Ainsi que l'indique le mot, le droit de créer des personnes civiles n'est pas un droit naturel ; c'est un droit qui ne puise son existence que dans la législation positive, et précisément parce que ce droit n'existe pas dans le droit naturel, parce que ce droit n'exisle qu'en vertu d'une législation positive, il n'y a aucune espèce d'atteinte portée à la liberté, lorsque la loi qui crée un droit, lui impose aussi des limites. Vous avez besoin de la loi pour exister, et vous avez la singulière prétention de ne pas vouloir vous soumettre à la loi dans les conditions qu'elle trace à votre existence.

Si vous concluez de la liberté de la charité à la liberté de créer des personnes civiles, de créer telles institutions qu'il vous convient de créer, vous devez aussi conclure de la liberté de l'enseignement à la liberté de créer tels établissements d'instruction que bon vous semble. Et cependant vous avez dû reconnaître vous-mêmes que ce droit ne vous appartenait pas, lorsque vous êtes venus demander à la législature la personnification civile de l'université de Louvain. (Interruption.)

Je sais parfaitement, M. Dumortier, que cette proposition n'émanait pas de vous, qu'elle émanait de M. Dubus et de M. Brabant ; mais comme il y a toujours une certaine solidarité entre les partis, on me permettra de croire que la droite n'était pas étrangère à cette proposition.

Je dis donc que vous avez reconnu que dans l’enseignement vous n'aviez pas le droit de créer des personnes civiles ; eh bien, la liberté d'enseignement en existe-t-elle moins ? Il est évident que si la liberté d'enseignement existe, sans que chaque particulier ait le droit de créer des personnes civiles, la liberté de la charité existe aussi, sans qu'il soit besoin, pour chaque individu, d'avoir le droit de créer tel établissement de bienfaisance qu'il voudra créer.

Messieurs, la liberté de disposer est restreinte par toutes les lois ; la liberté de tester trouve des limites dans toute la législation.

Il faudrait commencer également une croisade contre le Code civil, car le père de famille, dans un intérêt social, n'est pas libre de disposer de ses biens comme il veut. Il y a même dans le Code une entrave à la liberté de tester, qui a beaucoup d'analogie avec celle dont se plaint l'honorable M. Dumortier. Ainsi l'on ne pourrait léguer des biens à un enfant, à condition que le père n'en aurait pas l'administration. Faut-il en conclure qu'il y a lieu d'abolir toutes les dispositions qui restreignent la liberté de tester ? Cela n'est pas admissible.

Mais, on nous dit : « Vous entravez la charité, vous mettez obstacle au développement des œuvres de bienfaisance. »

Messieurs, personne, dans cette chambre, ne désire plus que nous le développement de la charité, parce que personne plus que nous dans cette chambre n'est préoccupé du sort des classes inférieures de la société. Mais nous ne voulons pas seulement que la charité soit faite, que ses sources soient toujours fécondes, nous voulons encore en surveiller la direction.

C'est dans l'intérêt de la charité bien entendue que nous maintenons tous les grands principes qui existent aujourd'hui dans notre législation. Ce que nous voulons, c'est que la charité aille soulager des misères, c'est qu'elle soulage l'infortune, et qu'elle n'entretienne pas l'oisiveté ou qu'elle ne devienne pas une arme aux mains d'un parti.

L'honorable M. Dumortier croit qu'il suffit d'établir un régime de liberté absolue pour faire disparaître toutes les difficultés, tous les abus, pour enrichir les pauvres et leur procurer l'abondance ! Que l'honorable M. Dumortier me permette de le lui dire, son système est une vieillerie qui ne date pas d'avant 1789, qui ne date pas de Joseph II, qui ne date pas de Marie-Thérèse, qui ne date pas de Charles-Quint ; son système est une vieillerie qui date du Bas-Empire. Et ce sont les innombrables et incroyables abus de ce système qui ont amené la législation actuelle.

C'est une erreur très grave de croire, comme le disait hier l'honorable M. Dumortier dans ses développements, que la législation actuelle est née d'une effervescence populaire, qu'elle soit le résultat d'un sentiment d'aversion pour le clergé.

La législation actuelle, comme la plupart des législations, est fille du temps ; elle a ses racines dans l'histoire ; la République et l'empire n'ont fait que continuer ce que pour la France les rois, et pour la Belgique les souverains avaient commencé. Je vais vous le démontrer de la manière la plus concluante.

Pour la France, je n'ai besoin que de vous citer une ordonnance qui date de 1749, et qui a été portée par Louis XV.

L'article premier de l'édit de Louis XV dispose qu'il ne pourra être fait aucun nouvel établissement de chapitres, collèges, séminaires, maisons ou communautés religieuses, même sous prétexte d'hospices, congrégations, confréries, hôpitaux ou autres corps et communautés, soit ecclésiastiques, séculières ou régulières, soit laïques, de quelque qualité qu'elles soient, si ce n'est en vertu de lettres patentes du roi, enregistrées par les parlements ou par les conseils supérieurs.

L'article 2 défend de faire des dispositions de dernière volonté dans le but ou à l'effet de fonder des établissements de ce genre, et les déclare nulles, même dans le cas où elles auraient été faites à charge d'obtenir des lettres patentes pour leur exécution.

«Art. 3. N'entendons comprendre dans les deux articles précédents, les fondations particulières qui ne tendraient à l'établissement d'aucun nouveau corps, collège ou communauté, ou à l'érection d'un nouveau titre de bénéfice, et qui n'auraient pour objet que... la subsistance d'étudiants ou de pauvres ecclésiastiques ou séculiers, des mariages de pauvres filles, écoles de charité, soulagement de prisonniers ou incendiés, ou autres œuvres pieuses de même nature, et également utiles au public ; à l'égard desquelles il ne sera pas nécessaire d'obtenir nos lettres patentes, et il suffira de faire homologuer les actes ou les dispositions qui les contiendront, en nos parlements et conseils supérieurs, chacun dans son ressort, sur les conclusions ou réquisitions de nos procureurs généraux.

« Voulons qu'il soit en même temps pourvu par nosdits parlements ou conseils supérieurs, à l'administration des biens destinés à l'exécution desdites fondations, et aux comptes qui en seront rendus. »

(page 152) Comme le voyez par l’article premier, il est décrété qu'aucun établissement ne peut être érigé sans lettres patentes du Roi, enregistrées au parlement ou au conseil supérieur.

L’article 2 annule toute espèce de disposition faite par acte de dernière volonté, quand même ce serait à condition de se procurer ces lettres patentes. L'article 3 réserve la faculté de créer certaines fondations, mais à quelles conditions ? De faire administrer l'institution par des individus désignés par le parlement ou le conseil supérieur, et à charge d'en rendre compte.

Quelle est la différence entre cette législation et la législation actuelle ? Pour la création des personnes civiles, que prescrit l'ordonnance de Louis XV ? L'obtention de lettres patentes enregistrées au parlement ou au conseil supérieur.

Que voulons-nous ? C'est que, pour créer des personnes civiles, il intervienne un acte émané de la législature. Or l'édit enregistré au parlement ou au conseil supérieur ressemblait considérablement à un acte législatif au temps de Louis XV.

L'article 2 de l'ordonnance annule toute disposition de dernière volonté tendante à l'érection des institutions prévues par l'article premier. Nous n'allons pas si loin ; en vertu de l’article 900 du Code civil, nous nous bornons à annuler toutes les dispositions contraires aux lois, aux bonnes mœurs ou à l'ordre public.

Par l'article 3, certaines dispositions sont exceptées ; il en est de même dans notre législation ; seulement au lieu d'être administrés par des individus désignés par le parlement ou le conseil supérieur, elles sont administrées par les hospices, par les bureaux de bienfaisance, administrations créées par la loi.

Ainsi, comme on le voit, la législation sous Louis XV ressemble singulièrement à celle qui existe aujourd'hui, et il faut confondre dans la même réprobation et cette législation et celle de la République et celle de l'Empire.

Pour notre pays, Marie-Thérèse, par une ordonnance de 1753, a fait pour la Belgique ce que Louis XV avait fait pour la France. Voici les dispositions de l'article 2 :

« Nous défendons, en conformité de ces édits, d'ériger ou fonder, dans nos provinces des Pays-Bas, des (…) couvents, collèges, hôpitaux ou autres maisons-Dieu ; fondations (…), corps ou communautés ecclésiastiques ou laïques, sans notre consentement. »

Ainsi, comme vous le voyez, le consentement du Souverain était nécessaire pour l'établissement d'institutions, d'établissements de couvents ou hôpitaux, quel que soit leur but, quelle que soit leur destination. Pour ce qui concerne spécialement la charité, à Bruxelles, antérieurement à l'ordonnance de Marie-Thérèse, il était intervenu un grand nombre d'édits de Charles-Quint et de Philippe II ; la charité avait été sécularisée par le pape Nicolas V ; elle était entre les mains d'un grand conseil qui avait été créé à cet effet.

Ainsi, l'on s'est tant récrié contre ce qu'on a appelé la sécularisation de la charité, et nous la trouvons établie depuis très longtemps en Belgique. Par qui ? Par le pape Nicolas V ; et nous voyons attacher tant d'importance aux conseils de charité que nous voyons Philippe II n'autoriser la publication des actes du concile de Trente qu'à la condition qu'il ne serait rien innové aux lois et ordonnances en vigueur qui donnaient aux magistrats et aux laïques exclusivement l'administration et la surintendance des établissements de charité.

Chose remarquable, alors que ces actes des souverains étaient accueillis partout comme un bienfait pour les pauvres, aujourd'hui, à un siècle de distance, une législation à peu près semblable est dénoncée à l'opinion comme tarissant la source de la bienfaisance, comme paralysant la charité !

Les temps sont-ils si changés ? Les mêmes abus ne pourraient-ils pas se reproduire ? Quelles sont les causes qui ont amené toutes les mesures restrictives que je viens d'analyser ?

Je ne citerai sur ce point que des documents officiels, des faits incontestables.

Rappelons d'abord le préambule de l'édit de Louis XV : « Louis, etc. Le désir que nous avons de profiter du retour de la paix pour maintenir de plus en plus le bon ordre dans l'intérieur de notre royaume, nous fait regarder comme un des principaux objets de notre attention les inconvénients de la multiplication des établissements des gens de mainmorte et de la facilité qu'ils trouvent à acquérir des fonds naturellement destinés à la subsistance et à la conservation des familles ; elles ont souvent le déplaisir de s'en voir privées soit pour la disposition que les hommes ont à former des établissements nouveaux qui leur soient propres, et fassent passer leur nom à la postérité avec le titre de fondateur, soit pour une trop grande affection pour les établissements déjà autorisés dont plusieurs préfèrent l'intérêt à celui de leurs héritiers légitimes. »

Le préambule de l'ordonnance de Marie-Thérèse reproduit les mêmes idées :

« Quelque salutaires que soient ces lois fondamentales sur le bien commun de la société, l'expérience ne fait que trop voir qu'on a trouvé des moyens de toute espèce pour en éluder l'exécution, tellement que les gens de mainmorte ont su continuer de parvenir à la jouissance de quantité de biens immeubles, ou réputés tels, par des voies contraires auxdites lois et édits.

« Nous connaissons toute la faveur que méritent des établissements qui n'ont pour objet que le service de Dieu, l'instruction des fidèles et le soulagement des pauvres... Et nous employons toujours volontiers nos soins pour la conservation des possessions légitimes de ceux qui ont été formés par les motifs de l’utilité publique et conformément aux lois. Mais l’intérêt et la voix commune de nos fidèles sujets nous invitent à veiller aussi à la conservation des familles, et à empêcher que, par des acquisitions contraires aux lois, une grande partie des fonds et autres biens immeubles ou réputés tels, ne soit soustraite au commerce. »

Ainsi ce régime de liberté, par un sentiment de vanité, par un zèle religieux exagéré, par un esprit de charité outré, mène à un trop grand amortissement des biens et à la spoliation des familles.

Mais quand les biens sont amortis, quand les familles sont dépouillées, sera-ce au profit des pauvres ?

Je lis dans un discours de M. Van Schoor :

« Sous l'ancien régime, Paris possédait beaucoup d'établissements créés par des particuliers en faveur de certaines catégories de malheureux, et dont la direction était confiée à des administrateurs spéciaux qui géraient à leur guise et en dehors de tout contrôle. Voyons le sort réservé à la plupart d'entre eux.

« En 1171, quelques particuliers érigèrent près de l'église St-Gervais un hôpital destiné à héberger les pauvres passants. Vers le XIVème siècle, on y introduisit des religieuses hospitalières ; elles s'y multiplièrent tellement, que les pauvres n'y trouvèrent plus de place, et cette institution ne tarda pas à être entièrement détournée de son but.

« Vers la fin du XIIème siècle, deux particuliers établirent un hôpital rue St-Denis, l'hôpital de la Trinité ; des religieux de l'ordre des prémontrés, placés pour y desservir la chapelle, ne tardèrent pas à s'emparer des propriétés de la maison. L'hospitalité cessa d'y être exercée et à son tour cette maison ne fut plus utile aux pauvres.

« En 1306, E. Haudri, panelier du roi de France, établit près de l'hôtel de ville un hospice en faveur de 32 veuves. Cet hospice était administré par des dames hospitalières, qui finirent par s'emparer et jouir des biens de leurs administrés. Vers le commencement du XVIIème siècle, plus une seule malheureuse n'y était entretenue, la maison n'était plus habitée que par des dames qui n'avaient d'hospitalières que le nom.

« En 1319, des bourgeois de Paris, qui avaient fait le voyage de Saint-Jacques en Compostelle, se réunirent en confrérie et établirent, rue Saint-Denis, un hôpital pour les pèlerins allant à Saint-Jacques et les pauvres passants ; plus de 80 malheureux y étaient journellement hébergés ; quatre prêtres furent chargés d'en desservir la chapelle, leur nombre alla toujours croissant ; à la fin du XIVème siècle, il s'élevait déjà à dix, plus tard il fut porté à vingt. Alors ces prêtres prirent la qualification de chanoine, et l'on vit tous les biens de cette maison, qui ne conserva d'hôpital que le nom, devenir la proie de ces chanoines. En 1672, Louis XIV, pour mettre fin à des abus qui régnaient dans cet établissement, en expulsa les chanoines et donna les biens de la maison à l'ordre de Saint-Lazare, sans toutefois y rétablir l'hôpital.

« En 1321, la confrérie des ménétriers de Paris établit, rue Saint-Martin, un hôpital destiné à héberger les ménétriers étrangers passant par Paris. Les prêtres, introduits dans cet établissement pour le desservir, y usurpèrent toute l'autorité et finirent par abolir l'hôpital ; ils se livrèrent à des désordres tels que, en 1644, l'archevêque de Paris les expulsa de cette maison et les remplaça par les frères de la doctrine chrétienne, sans toutefois non plus y rétablir l'hôpital.

« L'Hôtel-Dieu de Paris était administré par le chapitre de Notre-Dame, qui y nommait deux chanoines proviseurs. Des désordres, des abus, s'étant introduits dans cette maison, le parlement se vit forcé, en 1515, des renvoyer les sœurs hospitalières qui la desservaient, de les remplacer par une congrégation et de nommer huit bourgeois de Paris pour administrer cet hôpital. »

Voilà, messieurs, ce qu'étaient devenus les hôpitaux à Paris. Je vais vous lire un document authentique qui vous apprendra comment les faits se passaient à Bruxelles. Ce document a été rédigé en 1776, par l'administration de Bruxelles même, en suite de la demande qui en avait été faite par le prince Charles de Lorraine.

Voici, messieurs, ce que j'y trouve :

« Des hopitaux pour les malades.

« Nous avons dans cette ville cinq fondations pieuses faites en faveur des pauvres malades, qui sont l'hôpital Saint-Pierre, etc.

« Saint-Pierre.

« L'hôpital Saint-Pierre, dont l'acte de fondation n'est pas à trouver, fut fondé pour soigner ceux qui furent atteints de la lèpre. Celle maladie, que son ancienneté a rendue célèbre, est aujourd'hui si rare ou pour mieux dire parmi nous plus du tout connue au point que quelques-uns ont cru pouvoir nier qu'elle existât...

« Jean Ier, duc de Brabant, prit cette léproserie sous sa protection.

« Une ordonnance du magistrat de cette ville en date du 9 mars 1446 confirme que cet hôpital qui s'est plus tard changé en couvent existait depuis un temps immémorial.

« Cette maison, comme conste de la même ordonnance, était pour lors desservie par des frères et des sœurs laïcs.

« Il est impossible de découvrir vers quel temps cet hôpital a été changé en couvent et par qui. Des comptes de cette maison qui de tout temps se sont rendus et se rendent encore au magistrat de cette ville, se voit qu'en l'an 1498 cette fondation était encore desservie par de tels frères et sœurs et qu'on y recevait encore des malades, ce doit être au commencement du XVIème siècle que cet hôpital ait été changé en monastère des filles et vraisemblablement ce changement s'est fait insensiblement, (page 153) car il n'existe aucun acte de réforme ni de consentement à ce nécessaire soit du souverain, soit du magistrat de cette ville.

« Les frères laïcs ont été expulsés de cette maison, les sœurs ont eu l'art de convertir cet établissement en cloître et de s'appoprier les biens qui ont été donnés uniquement pour l'entretien et le soulagement de ces pauvres malades ; les titres les plus anciens des biens et revenus qu'elles possèdent encore aujourd'hui sont des années 1264, 1265, 1267, 1253, 1271, 1331, etc., etc. Ces actes consistent tous en des donations des terres et rentes faites en faveur des lépreux qu'elles n'ont plus reçus ni soignés depuis deux siècles.

« Il est plus que temps qu'on unît tous ces biens et revenus à l'hôpital général de Saint-Jean, car ayant été donnés à l'usage des malades, l'intention de ses fondateurs ne sera plus frustrée, ce qui est aussi conforme au Concile de Trente, ch. 8, sect. 25, où il est dit in verbis :

« Quod si hospitalia ad certum peregrinorum aut infirmorum aut aliarum personarum genus suscipiendum fuerint instituta ; nec in illo loco ubi sunt dicta hospitalia similes personae aut perpaucae reperiantur, mandat adhuc, ut functus illorum in alium pium usum qui eorum institutioni proximum fit ac pro loco et tempore utilem, convertantur. »

« Article 2. Hôpital de Ste-Gertrude.

« On voit d'un acte de l'an 1138 qu'une dame nommée Richeldis donna un fond situé près de la plaine de Ste-Gudule, pour servir d'hôpital aux pauvres malades tant hommes que femmes, sans que leur nombre soit limité.

« En l'an 1321, cette fondation pieuse était encore desservie par des frères et des sœurs comme il conste d'un acte de dispense de la même année sur quelques articles de leur règle.

« Il n'est pas possible de découvrir l'époque quand cet hôpital est changé en couvent ; il se voit seulement d'une nouvelle règle d'Henry de Bergen, évoque de Cambray, de l'an 1489, que pour lors il n'y avait plus des frères, mais seulement des religieuses qui avaient adopté la règle de St-Augustin, et qui seules gouvernaient cet hôpital où pour lors on n'acceptait plus que des veuves.

« C'est sous le prétexte de la direction de cette maison qu'elles se sont appropriée et le fond et les revenus de cet hôpital où les malades et les infirmes sont actuellement exclus. Il n'y a présentement que douze pauvres femmes qui demeurent et sont entretenues dans cette maison dont les collateurs sont ceux du magistrat sous le gouvernement duquel cette maison a toujours ressorti.

« Il est évident que ce couvent, connu de nos jours sous le nom de Ste-Gertrude, s'est élevé insensiblement. Il n'existe aucun acte d'agréation ni de consentement à ce sujet ; c'est un vol et une injuste détention des biens délaissés et appartenant aux pauvres malades ; c'est injustement que ces revenus sont aujourd'hui convertis à l'entrelien seulement de ces douze pauvres femmes et de ces religieuses qui subsistent uniquement des biens de cet hôpital. Il paraît que ce couvent tombe dans la classe de celui de St-Pierre et dans la susdite disposition du Concile de Trente, chap. 8, de reformatione.

« Les biens et les revenus de cette maison se sont insensiblement accrus par des legs et des donations que des âmes charitables lui ont de temps en temps faits ; ils sont aujourd'hui très considérables et consistent en ceux qui suivent, etc. »

Quant à l'hôpital Saint-Jean, voici un autre document authentique qui date de 1756. C'est un rapport fait par le procureur syndic à la Juinte d'amortissement qui existait à Bruxelles :

« Je joins ici deux requêtes présentées à Son Altesse Royale, au nom des religieuses de l'hôpital St-Jean en cette ville, envoyées à mon avis, la première par lettres de cette juinte du 22 avril 1754, la seconde par lettres du 5 août 1755, tendant l'une et l'aulre à obtenir l'amortissement des biens immeubles repris dans la liste délivrée par les suppliantes, en conformité de l'édit du 15 septembre 1753 ; j'y joins aussi ce dénombrement que je me suis fait subministrer au bureau de la juinte.

« Dès que les suppliantes firent solliciter l'expédition de mon avis sur la première de ces requêtes, je leur fis entendre qu'il s'agissait moins ici d'entrer dans la discussion de ce qui était sujet à un nouvel amortissement ou pas, que de prendre une connaissance exacte des circonstances où l'hôpital se trouvait ; ainsi je les chargeai de me procurer, avant tout, leurs trois derniers comptes ; mais au lieu de ces comptes, je reçus, au bout d'un intervalle de plus d'un an, la seconde requête dans laquelle je dus naturellement être surpris de voir qu'elles osaient avancer que je tardais à réserver mon avis jusque-là, qu'elle demandaient même, que S. A. R. daignât disposer sur leur requête, sans attendre en quelque façon ce que j'eusse pu dire.

« Cette requête ayant également été remise à mon avis, elles virent bien qu'il fallait passer par les éclaircissements que j'avais demandés ; ainsi elles me firent enfin remettre ces comptes de l'administration générale de l'hôpital, et puis encore deux petits registres particuliers, après quoi je devins assez instruit de tout pour entrer dans le détail où je voulais venir.

« J'observerai d'abord que les suppliantes joignent à la suite de leur dénombrement un article des comptes de l'hôpital, pour une partie des années 1597 et 1598, où il paraît que le conseil de Brabant leur aurait accordé, vers ce temps-là, un octroi pour acquérir quelques biens-fonds, en considération de ceux dont l'hôpital avait été obligé de se défaire pendant les troubles ; on y cite même le secrétaire qui devrait avoir signé cet octroi, et les frais qu'on avait dû payer pour la dépêche.

« Mais comme elles n’en font pas conster autrement et qu'elles ne spécifient ni date ni valeur de ce qu'il aurait été permis d'acquérir, je ne vois pas que cela puisse mériter grande attention.

« Ainsi il ne s'agirait jusque-là que de voir quels motifs pourraient engager S. A. R. à leur accorder l'amortissement qu'elles demandent, et sur quel pied on le pourrait accorder.

« Mais comme je crois qu'il y a encore d'autres objets qui devront entrer en considération, je serai obligé aussi d'entrer ici dans un autre détail.

« il n'est pas seulement utile, mais il est nécessaire qu'il y ait des hôpitaux ; la bonne police, le bien public, l'humanité, la religion, tout veut qu'il y ait des établissements fixes et permanents où chacun puisse trouver en cas de maladie, de blessures, ou autrement, les soins et les secours que la nature exige en ces sortes d'occasions, et que bien des gens ne peuvent souvent pas se procurer eux-mêmes, faute de moyens suffisants.

« Ainsi, il est clair qu'il ne faut pas confondre ici les hôpitaux avec les couvents, les chapitres et toutes ces autres mainmortes de la même espèce ; ils méritent à plus juste titre la protection et les égards les plus favorables de la part du souverain et de l'Etat.

« Mais en leur accordant quelque grâce ou faveur, il s'agit de prendre les précautions nécessaires pour qu'on puisse être assuré qu'elle tournera effectivement à leur avantage, et point à celui soit de quelques particuliers, soit de l'une ou de l'antre communauté religieuse, à qui l'on en confie l'administration.

« C'est au défaut de pareilles précautions qu'on doit attribuer le dépérissement et même l'anéantissement de plusieurs de nos hôpitaux et autres fondations faites en faveur des malades dont nous en avons eu autant, peut-être qu'en quelque pays que ce soit, les unes faites par les souverains, d'autres par les villes ou les communautés, et la plus grande partie par de simples particuliers.

« Tel a été le sort assez commun des fondations de cette nature, dont la direction a appartenue à des nonnettes. Qu'on les examine toutes dans leur origine, on y trouvera pour la plupart une assemblée de quelques filles ou femmes qui, dans l'esprit de charité chrétienne, s'y dévouaient au service des malades sans aucuns statuts particuliers ; d'autres étaient attirées à ce service par l'entretien, et sans doute encore par quelques autres petites récompenses qui avaient été attachées par les fondations.

« Mais quel que fût ou pas le motif de ce service, les unes et les autres étaient de simples servantes de malades et rien de plus. Leur nombre augmentant et la nature de leur service approchant de la pratique d'une œuvre de piété ou de dévotion, ces servantes prenaient insensiblement la forme d'une communauté religieuse, et par ce moyen elles devinrent des corps permanents attachés aux maladreries et puis elles reçurent des règles particulières de quelque ordre.

« Il ne faut pas douter qu'elles n'aient cherché dès lors à s'emparer de la direction des maisons et de la distribution des aumônes et des fondations ; il faut bien que cela se soit fait ainsi, car peu à peu elles devinrent les maîtresses absolues d'une bonne partie de ces maisons, surtout de celles qui avaient été fondées ou qui avaient du moins reçu leur principal accroissement par les largesses des particuliers.

« Dès qu'elles furent parvenues à ce point, et pour peu que les fonds pussent suffire à l'entretien d'une petite communauté, un peu de vanité et la fuite du travail et de la sujétion, leur firent secouer le fardeau du service ; celles qui étaient dans les lazarets, comme il y en avait plusieurs, refusèrent d'admettre d'autres malades que des lépreux, dont le nombre diminua considérablement depuis la diminution des croisades et de ces prodigieux pèlerinages outre-mer si fréquents autrefois, mais qui enfin ont cessé entièrement et dont on ne parle plus depuis près de trois siècles, non plus que de la lèpre, les autres refusèrent de recevoir des malades sous prétexte qu'elles ne les avaient reçus auparavant que par pure charité, et d'autres enfin dégoûtèrent ceux qu'elles avaient reçus parle peu de soin avec lequel elles les traitaient.

« Il y aurait sans doute bien eu moyen d'arrêter leur insolence et l'usurpation manifeste qu'elles faisaient d'un bien qui ne leur appartenait pas ; mais c'étaient les ecclésiastiques qui avaient alors presque toute la surintendance des hôpitaux et maisons-Dieu, et l'augmentation des communautés religieuses les touchait plus que la diminution des hôpitaux.

« Ainsi, de ces assemblées de servantes, on vit éclore des abbayes et des monastères, et on vit les biens des malades et des pauvres, c'est-à-dire du public, s'employer dans la suite en bonne partie à entretenir un corps inutile et souvent onéreux à l'Etat.

« A ne parler que du Brabant seul, tels furent les commencements des couvents de Saint-Pierre et Sainte-Gertrude en cette ville, de Terbanck près de Louvain, de Tersiekene à Anvers et nombre d'autres.

« Et s'il y a encore des hôpitaux dont les nonnettes ne sont pas devenues les maîtresses absolues, ce n'est pas à elles qu'on en a l'obligation ; on ne doit leur conservation qu'à la sagacité des magistrats des grandes villes, et à de sages règlements du conseil de Brabant, qui, ayant connu le mal, y a porté le rèmede chaque fois que l'occasion s'en est présentée. Tout cela montre combien il faut être attenlif aux moindres démarches de ces sortes de gens, afin qu'on les empêche d'empiéter sur le patrimoine des pauvres et qu'elles ne se relâchent en rien sur le service auquel elles se vouent, car il ne faut pas douter qu'elles ne soient animées toutes du même esprit que les autres, et que tôt ou tard cet esprit ne produisit les mêmes effets, si l'on n'y portait pas d'obstacle. »

(page 154) Voici un autre passage qui a trait à un autre ordre d'idées, mais qui se rattache toujours à des questions de charité et de bienfaisance et que je recommande à l'attention de la chambre ;

« Et une circonstance qui fait bien voir à quoi les choses en sont venues, c'est qu'après bien des demandes les suppliantes m'ont remis un petit registre où j'ai vu des biens-fonds et des rentes rédimibles produisant ensemble plus de quatorze cents florins par an, dont la recette n'a été successivement close que par l'archiprêtre du district de cette ville, sans que j'aie pu parvenir à connaître à quoi elles l'ont employée ; ce fonds s'est formé et a pris tous les accroissements sans la moindre connaissance ni participation des proviseurs, et qui sait si c'est là tout ?

« A la tête de ce petit registre se trouve le testament d'un curé de l'hôpital, mort en 1703, qui a laissé tous ses biens à l'hôpital, mais pour être employés par la supérieure soit aux besoins des malades, soit à l'avantage des religieuses, selon son discernement, la dispensant de rendre à ce sujet aucun compte à qui que ce fût. »

« Il s'y trouve après cela un testament d'un autre curé mort en 1748, derechef à peu près dans le même goût ; voilà donc tous les titres sur lesquels elles ont jeté les fondements de cette administration particulière.

« On voit d'abord pourquoi elles se sont crues dispensées de l'inspection que les proviseurs doivent naturellement avoir de tout ce qui concerne, soit les malades, soit les religieuses du moins pour le temporel.

« Mais les conséquences d'un tel principe seraient extrêmement pernicieuses, comme je l'ai déjà dit ci-dessus, puisque cela ne tendrait à rien moins qu'à enlever désormais au profit des seules nonnettes, tous les biens que des personnes charitables pourraient encore laisser à l'hôpital, car il ne faut pas douter que les religieuses n'inspirent à toutes ces personnes des dispositions faites avec de pareilles clauses.

« Ainsi il convient absolument que par un règlement à émaner par le ministère du conseil de Brabant on les rende ou déclare plutôt radicalement inhabiles d'avoir de ces sortes d'administrations particulières. »

Ce document, dont l'original repose aux archives, indique bien la marche des choses. D'abord ce sont des servantes qui se dévouent au service des malades. La charité est l'objet principal et exclusif. Un peu plus tard, la charité n'est plus que l'objet accessoire, et peu de temps après, c'est le couvent qui a pris la place de l'hôpital.

D'abord, ce sont des donations qui sont faites au profit des malades ; plus tard, ce sont des donations faites et dont on consent encore, mais à peine, à rendre compte ; puis enfin des dispositions conseillées, inspirées, par lesquelles on donne aux soeurs mais avec la condition qu'elles n'auront à en rendre compte à personne.

Voilà ce que nous verrions avec le système de M. Dumortier.

M. Dumortier. - C'est le contraire.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - On nous dit que ce serait absolument le contraire ; et pourquoi les abus qui existaient à cette époque, ne se reproduiraient-ils pas aujourd'hui ? Des raisons, je n'en vois pas.

L'honorable M. Dumortier disait hier que sous l'Empire et sous le roi Guillaume, l'on s'était en quelque sorte relâché de la sévérité des principes consacrés par la législation que nous appliquons.

Messieurs, en fait c'est là une erreur ; mais cela fùt-il vrai, cela se comprendrait beaucoup mieux sous l'Empire et sous le roi Guillaume que sous notre organisation.

Sous l'Empire et sous le roi Guillaume l'on avait tellement peur des corporations religieuses qu'on avait été jusqu'à proscrire l'association ; de cette manière, il est évident qu'à cette époque en n'était pas en présence du danger que vous avez à craindre dans notre pays.

Il ne faut pas perdre de vue la Constitution de 1830. La Constitution de 1830, en proclamant, d'une part, l'indépendance absolue des cultes, d'autre part la liberté des associations, a soustrait, d'un côté, le clergé à toute action du pouvoir, et a rendu, d'un autre côté, la faculté aux congrégations religieuses de se reconstituer. Eh bien, il y aura toujours, de la part de ces congrégations religieuses, une très grande tendance à récupérer ce qu'elles ont perdu : la perpétuité pour elles est une condition de puissance, d'avenir ; et la perpétuité, la personnification civile peut seule la leur assurer.

Messieurs, si nous nous relâchons des principes de surveillance en matière de charité, bientôt on verra derrière l'enseigne de la charité apparaître le cloître ; or, c'est une chose à laquelle nous ne consentirons jamais. Nous voulons que les congrégations religieuses restent sous le régime de la liberté d'associalion, et jamais nous ne permettrons qu'elles en sortent, pour rentrer dans le régime des corporations, qui est le régime du privilège.

Messieurs, les abus que je viens de signaler ne sont pas les seuls ; il en est bien d'autres qui s'introduiraient immédiatement, si la proposition de l'honorable M. Dumortier pouvait être admise.

Nous ne pouvons pas admettre que des conseils de fabrique administrent les biens des bureaux de bienfaisance ; nous ne pouvons pas admettre que les bureaux de bienfaisance administrent les biens des fabriques ; nous ne pouvons pas admettre que les fabriques administrent les écoles. Nous ne pouvons vouloir que la commune vienne administrer les bureaux de bienfaisance et les fabriques. Ce serait là une véritable anarchie.

Si un service pouvait empiéter sur le droit des autres, il arriverait que chacun se mêlant de toute choses, la séparation des pouvoirs disparaîtrait et, avec elle, la responsabilité des agents et l'administration elle-même.

La décentralisation aurait d'autres inconvénients. La décentralisation aboutirait nécessairement à deux résultats les plus défavorables à l'intérêt des pauvres. Vous seriez d'abord exposés à voir les uns recevoir au-delà de leurs besoins, les autres exposés à ne rien recevoir du tout.

Vous verriez les indigents livrés à l'arbitraire des administrations particulières.

Ce sont là encore des abus qui ont existé, qui ont été constatés.

Je puis, sous ce rapport, vous citer un document émané de l'administration du peuple souverain de Tournay, en 1792, et qui rend parfaitement compte des abus que le système qu'on nous vante avait engendrés. (Interruption.)

« Il était facile de prévoir, en effet, que tant qu'il n'y aurait que de l'arbitraire et ainsi de l'incertitude dans la perception des secours, plus l'enthousiasme en procurerait dans le principe, plus leur diminution insensiblement progressive et cependant certaine, jetterait plus tard dans l'embarras ; que la grande facilité à distribuer ces secours aux solliciteurs, créerait de nouveaux pauvres ou réputés tels, quand il ne s'agissait que d'assister les véritables ; il était facile de prévoir enfin, que la division des administrations, l'arbitraire laissé à chacune en particulier et même à des individus, devaient nécessairement nuire à l'économie des moyens, à l'unité des procédés, blesser l'esprit du pauvre par la jalousie, choquer l'opinion publique par l'idée d'injustice, et faire ainsi tarir la charité dans celui qui donne, et la satisfaction, ainsi que le doux sentiment de la reconnaissance dans celui qui reçoit.

« Combien de murmures en effet n'a-t-on pas entendus de la part des pauvres, dont les uns se plaignaient d'être moins bien traités dans une paroisse que dans une autre, et les autres attribuaient la différence de leur traitement à la partialité qu'ils croyaient voir dans leurs administrateurs particuliers ? De là sont résultés les plus grands maux contre la paix interne, le sentiment de gratitude et le bon exemple : personne n'ignore tout cela. »

Le second résultat auquel vous aboutiriez, c'est la multiplication infinie des frais d'administration, des frais de construction. Au lieu d'avoir un grand établissement, vous aurez un régime inconciliable avec l'économie, vous aurez des administrations morcelées, vous aurez des diminutifs d'établissements qui finiront par devenir bientôt la proie des administrateurs spéciaux. C'est encore un abus qui a été indiqué par l'administration de Bruxelles dans le document dont je vous lisais tantôt un passage.

Voici ce que je lis dans le chapitre intitulé : « Des abus » :

« Peu ou pour mieux dire aucune fondation est aujourd'hui exécutée selon l'acte ou la volonté de son fondateur : elles sont toutes pour la plus grande partie gouvernées selon les caprices de leurs administrateurs, qui n'en ont pris les soins, comme il paraît, que pour profiter d'une certaine rétribution et pouvoir favoriser leurs créatures, comme il se voit certaines personnes qui en profitent, nonobstant qu'elles n'ont aucune des qualités requises pour pouvoir jouir de ces bienfaits.

« Pour être convaincu de cette vérité, il n'a qu'à voir la liste de celles qui jouissent de la fondation de Valerius Zoorne, et la confronter avec l'acte de dernière volonté de son fondateur. L'hôpital de Sainte-Gertrude a été changé dans une habitation de vieilles femmes ; celui de Saint-Pierre dans un couvent ; dans la fondation de Pachéco où on doit préférer les personnes de bonne famille, on y place très souvent, par préférence, des personnes d'une basse extraction.

« Plusieurs de ces maisons pieuses servent de logement à de vieilles servantes, filles de chambre et anciennes citoyennes de cette ville : on a même y préférer des étrangers aux vrais sujets de Sa Majesté, et ce qui révolte le plus, c'est qu'il y a même des fondations dans lesquelles on a placé des personnes qui sont très en état de gagner leur pain par le travail et qui n'ont pas, à beaucoup près, atteint l'âge requis pour y être admises.

« Il y a dans ces habitations, ni ordre, ni union ; les infirmes et les malades y sont mal soignés, ce qui provient de la négligence des receveurs et de ce que les tuteurs ou proviseurs de ces maisons n'y vont presque jamais, sinon une ou deux fois dans l'an, non pour s'instruire de ce qui s'y passe, mais pour intervenir aux comptes, pour quelles peines ils sont payés ou pour conférer une place quand elle vient à vaquer.

(page 155) « On a fait observer, au commencement de ce mémoire, que nous avons dans notre ville plusieurs fondations qui cessent d'être exécutées à cause que leurs revenus ne sont plus suffisants pour en supporter les frais, n'ayant d'autres biens que des anciennes rentes qui, à la longue, ont perdu presque toute leur valeur.

« Il n'y a d'autres moyens pour faire revivre ces fondations, sinon (à l'exception de la fondation de Pacheco, qu'on devrait conserver uniquement pour des veuves ou filles de naissance) d'unir toutes les maisons pieuses faites en faveur des filles et veuves, et d'en former une fondation générale dans laquelle elles seraient toutes traitées sur le même pied que serait celui de la fondation la plus avantageuse, et par ce moyen on gagnerait des sommes très considérables en vendant les bâtiments et autres maisons de ces fondations qu'on peut estimer au moins à deux cent mille florins.

« De plus, on profiterait ces gages infinis et autres émoluments de tous ces revenus inutiles qui annuellement emportent une somme de 979 fl. 3 s. et 9 deniers, et finalement la somme de 1,435 fl. 14 s. et 4 d., qui fait l'import de l'entretien des bâtiments de toutes ces maisons pieuses. Ainsi, par cet arrangement on prospérerait par an une somme de 9,414 fl. 18 s. et 1 d., comme conste plus amplement par l'état ci-joint, n°.....

« Le plus bel emplacement pour une telle maison serait celui de Terarken, cette maison est susceptible d'agrandissement et à peu de frais à cause que toutes les maisons joignantes lui appartiennent. F

« Selon les actes de fondations (à l'exception de celle de Pacheco) cent et onze femmes filles ou veuves ont droit d'être logées et entretenues, la plus avantageuse de toutes ces maisons pieuses est celle de Terarken ; elles y ont, outre le pain, bois et charbons, 5 1/2 escalins par semaine, en remplissant présentement toutes les places vacantes, portant le nombre de ces femmes jusqu'à cent et onze et en leur donnant sur le pied de Terarken chaque 5 1/2 escalins par semaine, ceci ferait par an une somme de 11,111 fl, et 12 s.

« Or, n'étant pas même complètes, elles profitent annuellement entre elles en argent la somme de 6,124 fl. par an ; à quoi joint les 9,114 fl. 18 s. et 1 d., il resterait encore un boni de 4,428 fl. 7 s. et 7 d. »

Ainsi, messieurs, non seulement le système de liberté mène au dépouillement des familles, non seulement le système de liberté mène au dépouillement des pauvres même, mais encore il donne lieu aux plus graves abus dans l'administration, il multiplie les frais, il enlève toute espèce de surveillance sur la gestion du patrimoine des indigents, il ne laisse plus aucune espèce de garantie que les biens donnés pour servir au soulagement des pauvres y sont réellement appliqués.

Ce que j'ai dit ne tend pas à démontrer qu'il n'y ait absolument rien à faire, qu'il n'y ait pas dans les points secondaires de la législation des modifications à introduire. Vous savez que le gouvernement, il y a un an passé a nommé une commission chargée de réviser la législation de bienfaisance. Le gouvernement a fait un acte sérieux en nommant cette commission.

La commission a fait un travail préparatoire qui est en ce moment soumis à mon appréciation ; dès que je l'aurai examiné, un projet de loi vous sera soumis. Je laisse à la chambre à juger quelle utilité peut avoir le renvoi en sections dé la proposition de M. Dumortier et la discussion à laquelle elle donnerait lieu.

M. Dedecker. - Messieurs, nous devions nous attendre à une simple discussion de fait sur l'opportunité de la prise en considération de la proposition que mon honorable ami M. Dumortier a eu l'honnenr de présenter à la chambre. M. le ministre de la justice, élargissant le débat, s'est livré à une longue appréciation des développements que M. Dumortier a donnés hier à sa proposition, et à cette occasion, il a fait l'historique de nos anciennes législations concernant lesinstitutions charitables.

Bien que le moment ne soit pas venu d'examiner à fond quelle était l'ancienne législation sur cette matière, quelle était sa portée, quelle était sa tendance, je veux bien, en répondant, suivre un instant M. le ministre sur le terrain qu'il a choisi.

M. le ministre a voulu ne faire aujourd'hui que de l'histoire. Je n'éprouve aucune répugnance à faire de l'histoire avec lui ; il verra que très souvent nous sommes d'accord. Mais j'aurais voulu que de cet exposé historique eussent pu résulter d'autres conclusions.

Messieurs, s'il y en a dans cette enceinte qui s'imaginent que la charité a jamais été complètement libre, s'il y en a qui s'imaginent que la sécularisation de la charité date seulement de la fin du siècle dernier, ils sont dans une étrange erreur. Quant à moi, je n'ai jamais partagé cette erreur. J'ai constamment et loyalement exposé, sous ce rapport, la vérité historique, telle qu'elle vient d'être exposée par M. le ministre de la justice.

L'intervention du pouvoir temporel dans l'administration de la charité est si ancienne, qu'on pourrait presque dire, avec M. le ministre de la justice, qu'elle remonte jusqu'au Bas-Empire.

Elle est si ancienne que déjà au commencement du XIIIème siècle, en 1214, par une décision du concile de Latran, l'Eglise a admis l'administration laïque dans les hôpitaux soumis jusque-là exclusivement à la direction du pouvoir ecclésiastique.

Qu'on ne vienne pas dire que nous voulons faire une espèce de croisade contre les idées reçues depuis un grand nombre de siècles ; celc n'entre pas dans nos intentions, cela n'entre pas dans les miennes surtout.

Nous n'avons pas non plus l'intention de nier les nombreux abus qu'a entraînés à la longue l'administration des établissements de charité abandonnés à la direction du pouvoir ecclésiastique. Là, comme ailleurs, à côté de grandes choses opérées par la religion, se sont élevés un grand nombre d'abus. Nous avons si peu intérêt à cacher ou à nier ces abus, que la plupart ont été signalés et combattus par l'Eglise même.

Mais si nos anciennes législations contenaient des précautions au point de vue du pouvoir temporel contre les abus qu'il pouvait y avoir dans l'administration des établissements charitables par le pouvoir ecclésiastique, il y avait à cela un motif que M. le ministre de la justice, d'après moi, n'a pas bien compris. Il dit qu'aucune pensée hostile à l'influence du clergé n'a inspiré de pareilles précautions. Je dis, moi, que c'est là une erreur, et que toute l'histoire du moyen âge prouve que ces démêlés n'étaient que l'une des faces de la lutte constante du pouvoir administratif contre l'influence du clergé.

Et puis, veuillez remarquer que lorsqu'on nous oppose l'intervention du pouvoir temporel dans l'administration des établissements charitables, on ne voit qu'un côté de la question ; on ne veut pas voir l'ensemble de la constitution politique de ce temps-là. C'est encore une grave erreur : si vous invoquez l'exemple de ce qui existait à telle ou telle époque, il faut prendre les choses comme elles étaient, à cette même époque, dans leur ensemble.

Que voyons-nous à cette époque ? Le pouvoir civil prenant des précautions contre l'administration des établissements charitables par la puissance ecclésiastique ; mais, en revanche, cette puissance trouvait une protection efficace dans le pouvoir civil. L'Eglise jouissait d'un certain nombre de privilèges ; de même qu'elle rencontrait de nombreuses entraves. C'est l'ensemble de cette constitution qu'il faut étudier ; c'est se placer dans le faux que d'en détacher l'une ou l'autre partie.

Aujourd'hui, nous sommes sous un régime tout différent : l'Eglise n'a plus de privilèges ; elle n'en désire, elle n'en veut pas : mais elle a la liberté et elle en réclame tous les avantages. Si elle ne demande plus la protection du pouvoir temporel, qu'on ne lui oppose plus les obstacles que le pouvoir temporel opposait à l'action de l'Eglise dans les temps anciens.

Ainsi, j'admets, quant à moi, historiquement et même philosophiquement, l'intervention du pouvoir civil dans l'administration de la charité.

La révolution française de 89 (mais non pas la Convention) a proclamé des principes que, pour ma part, j'accepte. C'est comme un grand courant d'idées sociales nouvelles où. se meuvent les nations modernes. Il serait insensé de vouloir faire lutter la Belgique contre ce courant d'idées qui entraîne l'Europe entière.

Je n'entends pas ressusciter le passé ; je tiens compte des principes qui dominent la société au milieu de laquelle je vis. Mais tout à l'heure aussi, j'invoquerai les principes que, depuis, la Belgique a proclamés en 1830, dans sa Constitution nationale.

La grande révolution française n'a donc pas, elle la première, sécularisé la charité. Cela existait plus ou moins avant elle. Seulement, elle a centralisé l'administration de la charité publique.

Ici encore, je suis d'accord à beaucoup d'égards avec M. le ministre de la justice. Cette centralisation avait ses bons côtés ; d'ailleurs elle était devenue une nécessité. Il y avait une exubérance d'administrations des pauvres ; non seulement chaque ville avait la sienne, mais chaque paroisse, chaque confrérie, chaque métier avait la sienne. Il y avait un chaos immense d'administrations, ayant toutes une existence distincte, et souvent peu régulière.

Dans l'intérêt même de la charité, ce fut donc un acte de bonne administration d'établir une certaine centralisation. Cette centralisation, je l'accepte ; je veux la maintenir. Nous la voyons surtout se manifester dans la création de quelques institutions principales, centrales, qui résument pour ainsi dire toute l'action de la charité, qui constituent l'organisation de la charité légale ou administrative. Ce sont les bureaux de bienfaisance ; les commissions des hospices.

Cette organisation légale de la bienfaisance ne rencontre pas, je pense, d'adversaires.

Pour moi, j'admets pleinement l'existence et l'action des deux grandes institutions dont je viens de parler. J'admets même qu'ils aient chacune une destination distincte et spéciale dont il importe de ne pas s'écarter, sous peine de confusion.

Ainsi, nous sommes, je crois, parfaitement d'accord jusqu'ici.

L'organisation de la charité légale est sauve ; elle est en dehors de nos débats.

Messieurs, je viens de reconnaître franchement le courant d'idées générales dans lequel nous nous trouvons, acceptant les grands principes qui dominent l'Europe depuis un demi-siècle et qui sont appliqués, sans opposition, en Belgique.

Maintenant, nous avons à examiner quel est cet autre courant d'idées dans lequel la Belgique s'est lancé en 1830.

Qu'est-ce que 1830 au point de vue de la charité ? Au point de vue de la charité, comme au point de vue de l'instruction, c'est l'existence de la liberté, à côté de l'organisation par l'Etat. C'est la libre concurrence.

En matière d'instruction nous avons eu l'occasion de nous expliquer à la fin de la session dernière. Je ne sais s'il y avait des personnes qui, consciencieusement sans doute, croyaient que la Constitution de 1830 (page 156) s'oppose à un enseignement par l'Etat. J'ai soutenu le contraire. J'ai donc respecté l'intervention de l'Etat en matière d'instruction, je la maintiens en matière de charité ; mais à côté de cela, à côté du régime de l'instruction par l'Etat, de la charité par l'Etat, nous avons proclamé la liberté d'enseignement, comme aujourd'hui nous demandons la liberté de la charité.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Vous l'avez.

M. Dedecker. - Nous avons celle liberté, dit M. le ministre de la justice.

Évidemment, dans un certain sens, la charité est libre ; tout le monde jouit de cette liberté ; tout le monde peut exercer la charité comme bon lui semble, créer des établissements de charité.

Mais il s'agit de perpétuer ces établissements après soi ; il s'agit de la liberté de fonder des institutions qui aient, sous le contrôle de l'autorité publique, les droits et prérogatives attachés à la personnification civile.

Je ne recule pas, vous le voyez, devant l'exposé sincère des difficultés que nous rencontrons. Résumons donc la situation. Nous avons, d'une part, l'organisation de la charité par le gouvernement au moyen de ses bureaux de bienfaisance et de ses hospices. D'autre part, nous avons les tendances généreuses de la Constitution de 1830, en faveur de la liberté. Nous avons ensuite les dispositions de la loi communale, qui, s'écarlant du principe généreux de l'organisation de la charité légale, admet l'existence de fondations spéciales, administrées d'une façon spéciale et exceptionnelle.

Ce sont d'anciennes fondations, tant d'instruction que de charité, pour lesquelles la loi communale admet une administration spéciale, en dehors et à côté de l'organisation générale de la charité légale.

La question qui nous divise consiste à savoir (toute la difficulté est là) s'il faut, oui ou non, perpétuer ce système pour l'avenir ; c'est-à-dire s'il faut encore admettre des fondations organisées, administrées en dehors de la charité légale. Nous croyons que oui ; le gouvernement est d'avis qu'il faut s'arrêter aux fondations du passé, et que, pour l'avenir, il faut que toutes les fondations relèvent de l'organisation ordinaire de la charité légale.

Quant à moi, messieurs, je crois qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que, moyennant certaines conditions et certaines garanties, l'on admette des fondations spéciales pour l'avenir. Voilà tout ce qui nous sépare ; il est vrai, le point est important, car la liberté vraie et efficace de la charité y est fortement intéressée.

Vous ne voulez pas détruire la charité, dites vous. Je veux bien reconnaître que cela ne peut pas être formellement dans vos intentions. Je ne puis supposer une pareille intention à aucun de mes collègues ; et cependant, vous croyez devoir entraver cette liberté, relativement aux fondations charitables.

Eh bien, d'après moi, il n'y a pas de vraie liberté de la charité sans le droit de fonder pour l'avenir, mais sous le contrôle du gouvernement. Cela est essentiel en matière de charité. Les fondations, c'est toute la charité.

Les trois quarts des fondations de charité se font par disposition testamentaire, alors qu'on voit d'une part le néant des choses de la terre, et que d'autre part on se trouve en face de l'éternité. C'est alors qu'on se sent bien inspiré ; qu'on a des idées grandes et généreuses. C'est là pour les classes souffrantes une source de bienfaits qu'il ne faut pas tarir. Et puis, on est plus porté à faire le bien, lorsqu'on a la certitude que ce bien sera perpétué après soi.

Ainsi, messieurs, déclarer qu'on veut la liberté de la charité, qu'on ne veut pas détruire la charité, et, après cela, repousser la fondation de la charité, c'est là un système qui n'est ni conséquent, ni loyal,

Messieurs, on vient encore nous dire que nous ne voulons pas nous soumettre à la loi. Nous voulons nous soumettre à la loi. Mais il y a ici deux questions. D'abord interprétez-vous bien les lois existantes ? Tenez-vous compte, après avoir exhumé nos anciennes institutions historiques, des principes de la Constitution de 1830 et de ceux de la loi organique de la commune ? Et d'autre part, n'y a-t-il ici que des lois à interpréter ? Ne sommes-nous pas ici pour examiner si les lois appliquées sont en harmonie avec les principes constitutionnels qui nous régissent ?

Voulez-vous vous emprisonner dans les lois existantes ou croyez-vous avec nous que des besoins nouveaux exigent une législation nouvelle en matière de charité ? M. le ministre n'a-t-il pas fini lui-même par dire qu'il croit qu'il y a quelque chose à faire ?

Il faut une loi, dit-on, pour accorder la personnification civile ; nous sommes tous parfaitement d'accord là-dessus. Personne n'a le droit de créer par sa seule volonté des institutions qui doivent durer après lui sous forme de personnes civiles avec pouvoir de recevoir des donations directes. Mais la question est de savoir si le gouvernement ne doit pas favoriser ces tendances charitables.

Il y a danger à créer des fondations spéciales, dit M. le ministre de la justice. Eh bien ! je concevrais encore un pareil scrupule en matière d'instruction ; là il peut y avoir lieu à quelques précautions à prendre de la part du pouvoir, parce que toujours l'instruction au fond décide de la direction politique de la génération qui s'élève. Je conçois donc cette difficulté en matière d'instruction, mais en matière de charité, je ne la conçois pas. Je ne la conçois pas alors qu'hier encore l’honorable M. T'Kint de Naeyer vous parlait de ce grand nonibie de petites institutions qui se trouvent dans la plupart de nos communes où elles font tant de bien aux pauvres et d'une façon si économique, je ne conçois pas qu'on adopte un pareil système de défiance. Qu'on soit franc : il doit y avoir ici une intention qu'on n'avoue pas ouvertement, celle de s'opposer à la puissance du clergé. Eh bien, d'après moi, cela est pitoyable : sacrifier de si grands intérêts sociaux à la peur du clergé, peur qu'on n'a pas au fond, qu'il serait ridicule et absurde d'avoir ! En matière de charité, il faut savoir faire abstraction de tels préjugés, il faut donner un libre cours à l'action de sentiments généreux qui ne deviennent malheureusement que trop rares.

Ainsi, messieurs, qu'on ne fasse pas de confusion, qu'on ne me prête pas, qu'on ne nous prête pas (car je crois que je suis ici l'organe de tous mes collègues) des idées exagérées et absurdes. Nous admettons la charité légale, la charité administrative telle qu'elle est formulée par nos lois. Mais nous croyons qu'il faut tenir compte des principes constitutionnels, des principes de la loi communale, et d'autre part aussi des besoins sociaux sous lesquels nous sommes appelés à faire cette législation nouvelle, que M. le ministre de la justice nous a annoncée lui-même.

Messieurs, ne l'oublions pas, nous sommes en présence de bien grandes souffrances Si vous croyez, si quelqu'un d'entre vous croit que l'on peut remédier à ces souffrances par des vues philosophiques, par des livres, par des systèmes, je dirai même par des institutions seules, il se trompe étrangement. Non pas toutefois que je me refuse à seconder les efforts de l'administration et du gouvernement, chaque fois qu'il viendra nous proposer soit la reforme d'anciennes institutions, soit la création d'institutions nouvelles ayant un but essentiellement social.

Loin de là, je m'y associerai toujours et franchement. Mais à condition qu'on ne laisse pas tarir la grande source, qu'on n'écarte pas le seul remède efficace aux calamités qui nous entourent, la charité libre.

Il n'y a, messieurs, qu'un moyen de nous sauver de la situation où nous nous trouvons. Je le dis avec conviction, et après avoir étudié mûrement la question. Il n'y a qu'un moyen de nous sauver de cette situation, c'est le développement de la charité. Si vous voulez empêcher la violence d'en bas, il faut encourager, autant que vous le pourrez, la charité d'en haut. Si vous voulez empêcher la proclamation absurde de droits exagérés, commencez par permettre que les riches remplissent largement les devoirs que la Providence leur impose.

Voilà le véritable moyen de combattre ce qu'il y a d'exagéré et de dangereux dans ces tendances socialistes de l'époque. Sans la charité vous n'y parviendrez pas. Il ne faut pas, messieurs, se poser prophète pour dire que si nous n'assistons pas d'ici à peu de temps à un immense et nouveau développement de la charité, nous serons engloutis par ce flot montant d'idées et de passions qui viennent nous assaillir de toutes parts.

- M. Pierre, admis comme membre de la chambre dans une précédente séance, prête serment.

M. Dumortier. - Messieurs, j'aurais plusieurs choses à ajouter à ce que vient de dire mon honorable ami M. Dedecker. Mais comme je ne vois personne qui s'oppose à la prise en considération, je crois qu'il serait fort inutile que je prenne longuement la parole. L'honorable ministre de la justice a dit qu'il comptait présenter un projet de loi sur les fondations de charité ; je ne m'oppose pas à ce que ma proposition soit renvoyée, concurremment avec la sienne, à l'examen des sections. Les sections examineront ; elles prendront dans l'une et l'autre ce qu'elles croiront bon. Il me semble que cette manière de faire est très sage.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Retirez votre proposition.

M. Dumortier. - Nullement, ce serait d'ailleurs inutile, je pourrais la présenter de nouveau comme amendement, ce qui reviendrait au même.

Je prendrai cependant la confiance de faire remarquer à la chambre que mes idées se rapprochent infiniment plus de celles qu'a exprimées l'honorable minisire de la justice qu'il n'a paru le dire.

Que demande M. le ministre de la justice ?

Il s'appuie sur des lois relatives aux abbayes, qui n'ont ici rien à faire ; sur des rapports qui ne sont cependant pas de l'histoire, et il fait remarquer qu'il est nécessaire qu'en matière de fondations de charité, il y ait deux garanties : l'autorisation royale et la surveillance.

Eh bien, c'est précisément ce que j'ai demandé, car je demande aussi et l'autorisation royale et le contrôle de l'administration provinciale.

Ainsi, messieurs, nous voici d'accord sur ce premier point. Je ne conçois pas, pour mon compte, que chacun puisse créer à son gré des institutions permanentes, sans l'autorisation royale. Je ne veux pas non plus que l'on fasse une loi chaque fois qu'un citoyen aura voulu créer un établissement de charité ; je crois que le gouvernement doit avoir le droit de donner l'autorisation ; mais je crois d'un autre côté que la surveillance et le contrôle que j'ai indiqués, contrôle et surveillance qui existent pour toutes les institutions fondées sous le roi Guillaume, ont une signification réelle. Du reste, la chambre, dans les sections, pourra voir si le contrôle est suffisant et s'il ne l'est pas, il lui sera encore loisible de l'augmenter ; mais je fais remarquer d'un autre côté que je ne crains pas, comme M. le ministre de la justice, la multiplication des frais d'administration dont il parlait.

En effet, notre honorable collègue M. T'Kint de Naeyer faisait remarquer hier, avec le jugement qu'il apporte dans toutes les choses qu'il traite, que, dans les administrations du gouvernement, la journée de salaire des pauvres était de 45 centimes, tandis que, dans les établissements de charité dus à la liberté, la journée de salaire n'est que de 13 centimes et descend même quelquefois jusqu'à 11 centimes. Vous voyez, messieurs, (page 157) combien est peu à craindre le fantôme que présentait M. le ministre de la justice lorsqu'il nous a dit que la multiplication des frais d'administration tournerait au détriment des pauvres.

Les faits démontrent que rien n'est plus économique, que rien n'est plus favorable aux pauvres que les établissements dus à la liberté.

D'un autre côté je prie la chambre d'être bien persuadée que dans le projet de loi que j'ai présenté (et je l'ai dit clairement dans mes développements), il n'entre nullement dans ma pensée de toucher aux établissements du gouvernement. Mais je veux laisser à chaque personne le droit de donner par la main qui lui convient.

Si une personne veut donner aux hospices ou aux bureaux de bienfaisance, qu'elle donne à ces institutions, j'en serai heureux ; mais si une personne croit ne pas devoir donner aux hospices ou aux bureaux de bienfaisance, si elle préfère une autre main, je veux laisser à cette personne le droit d'exercer la charité comme elle l'entend. Ce que je demande, c'est le droit de faire par le gouvernement et le droit de faire pour les particuliers ; c'est la liberté pour les particuliers. Et permettez-moi, messieurs, de rappeler un fait : dans la discussion de la loi sur l'instruction, à laquelle l'honorable M. Dedecker faisait tout à l'heure allusion, M. le ministre de l'intérieur disait :

« Je suis partisan de la liberté, et si j'avais à opter entre la liberté et le monopole de l'Etat, je n'hésiterais pas un seul instant à opter pour la liberté. »

Voilà les paroles de M. le ministre de l'intérieur. Elles sont, du reste, en harmonie avec les principes qu'il a professés en 1830. Eh bien, messieurs, ce que je demande aujourd'hui pour la charité n'est rien autre chose que ce que demandait M. le ministre de l'intérieur pour l'enseignement.

M. Jullien. - Messieurs, en principe, la prise en considération d'une proposition ne préjuge jamais l'adoption de la proposition elle-même. Si donc nous prenons en considération la proposition de M. Dumortier, la chambre reste entière dans le droit d'examiner le fond de cette proposition.

Vous remarquerez, d'ailleurs, que le gouvernement n'a point explicitement demandé que la chambre décidât qu'il n'y a point lieu à délibérer ; si j'ai bien compris l'honorable ministre de la justice, il s'en est rapporté à la chambre sur le point de savoir jusqu'à quel point il y aurait lieu de renvoyer la proposition de M. Dumortier à l'examen des sections.

L'honorable M. Tesch nous a annoncé, d'un autre côté, que le gouvernement avait chargé une commission d'élaborer un projet sur la bienfaisance publique et qu'il vous saisirait de ce projet, aussitôt que lui, ministre de la justice, aurait eu le temps de le mûrir. Nous avons donc, messieurs, d'une part, la promesse de présentation d'un projet de loi sur la matière par le gouvernement, et, d'autre part, le projet de M. Dumortier, A l'occasion de ce dernier projet, j'exprime le regret que son auteur n'ait pas cru devoir donner plus de développements à l'article unique qui constitue sa proposition : l'honorable M. Dumortier aurait dû nous dire quelle devait être, selon lui, la sphère de l'action gouvernementale sur les fondations de bienfaisance et surtout quelles devaient en être les limites.

A cet égard, je ne trouve rien dans la proposition de M. Dumortier ; elle offre évidemment une lacune qui devra être comblée par des articles supplémentaires. « Le gouvernement, dit-il, interviendra dans l'intérêt des familles, dans l'intérêt de la morale, » et le gouvernement vous répond : « Il est un autre intérêt que je dois sauvegarder ; c'est l'intérêt social qui peut être compromis par l'institution de personnes civiles de par la seule volonté des fondateurs. » Il faut donc attendre que le gouvernement ait expliqué sa pensée sur ce point et qu'il nous ait indiqué lui-même le cercle et les limites de son intervention dans le contrôle des actes de bienfaisance par voie de fondation.

Sous ce rapport, la proposition de M. Dumortier me paraît devoir se rattacher au projet que déposera le gouvernement. Je viens, en conséquence, demander à la chambre qu'elle ne repousse point, par un dédaigneux ordre du jour, la proposition de l'honorable M. Dumortier, et qu'elle pose, conformément à ses précédents, un acte de respect pour l'initiative parlementaire. Toutefois, je ne demande pas que la chambre, en prenant en considération la proposition de l'honorable M. Dumortier, décide qu'elle sera immédiatement renvoyée aux sections. Le travail des sections, en ce moment, serait un travail prématuré. Je forme, au contraire, expressément la motion, que la chambre, tout en prenant en considération la proposition de l'honorable M. Dumortier, décide qu'elle en ajourne l'examen en sections jusqu'au dépôt du projet du gouvernement.

M. Dechamps. - Messieurs, si le gouvernement partage l'opinion de l'honorable M. Jullien, je n'ai rien à ajouter, car je voulais précisément développer les mêmes raisons. Si le gouvernement consent à la prise en considération de la proposition de M. Dumortier, avec cette réserve qu'elle ne sera examinée en sections que concurremment avec le projet annoncé par M. le ministre de la justice, alors je renoncerai à la parole. Je ne parlerai que dans le cas où quelqu'un s'opposerait à la prise en considération.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, nous devons remercier l'honorable M. Dedecker de la franchise qu'il a mise à exprimer son opinion. Elle diffère quelque peu (je puis le constater sans l'offenser aucunement) de celle que l'honorable membre a exprimée sur la même matière en janvier 1848.

M. Dedecker. - C'est la même opinion.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - A cette époque, l'honorable membre ne proclamait pas de la même manière la bonté, l'efficacité de ce qu'il nomme « le courant des idées de 1789. »

Alors l'honorable membre me faisait un grief d'avoir approuvé la révolution de 1789 ; il me demandait si l'éloge de la révolution de 1789 était bien placé dans la bouche d'un ministre du Roi.

M. Dedecker. - De 1793.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - De 1789.

M. Dedecker. - J'ai distingué.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne pense pas que vous ayez voulu me faire l'offense de supposer que j'eusse fait l'éloge des excès et des crimes de 1793.

Messieurs, je félicite l'honorable membre sous un second rapport ; c'est qu'il a dû hautement reconnaître que les principes généraux que le gouvernement soutient dans cette matière étaient bons et devaient être maintenus. C'est beaucoup, c'est immense ; c'est une accusation, longtemps dirigée contre le cabinet, qui vient à tomber entièrement...

M. Malou. - Je demande la parole.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Car jusqu'à ce jour, jusqu'à l'heure où je parle, le gouvernement a été accusé hautement, constamment, publiquement, avec acharnement, de vouloir tarir les sources de la charité. (Interruption.)

M. Rodenbach. - Vous avez entravé la bienfaisance ; c'est un fait. Prouvez le contraire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Des preuves ? me demande l'honorable M. Rodcnbach ; les preuves sont là ; oui, pour confondre ceux qui nous accusaient, elles sont là pour dire que, tandis que le gouvernement appliquait des principes salutaires pour la conservation du patrimoine des pauvres et que vous annonciez la décroissance journalière des actes de bienfaisance, les personnes charitables, comprenant la pensée qui anime le gouvernement, se dirigeaient plus qu'à toute autre époque, dans les voies de la charité. Jamais les dons ne furent plus abondants (la statistique publiée par le ministre de la justice le prouve), jamais les dons ne furent plus abondants en faveur des établissements de bienfaisance qui relèvent de l'autorité civile, que sous le ministère actuel...

M. de Haerne. - C'est que la misère n'a jamais été plus grande.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est pendant que cette misère existait que l'on osait affirmer que le système du ministère tarissait, les sources de la charité.

Il n'est guère resté entre l'honorable M. Dedecker et nous qu'un seul point : « Souffrez, dit-il, la libre expression de la charité ; laissez ceux qui veulent donner, laissez-les donner comme ils l'entendent ; laissez faire des fondations de charité ; je parle seulement de celles-là ; mais laissez à chacun la liberté de faire de ces sortes de fondations. »

Mais, en vérité, chacun a le droit de faire des fondations de bienfaisance ; chacun peut doter soit un hospice, soit un bureau de bienfaisance.

On jouit à cet égard d'une liberté illimitée. Quand donc une fondation au profit des hospices ou des bureaux de bienfaisance a-t-elle été refusée ?

Quand donc un obstacle a-t-il été apporté à ce qu'elle fût faite ?

Le législateur a constitué des administrations chargées de la gestion du bien des pauvres. Voilà les personnes civiles seules capables pour recevoir au nom des pauvres. Mais vous voulez autre chose ; vous voulez que, se transformant en législateur, chacun puisse, sous prétexte d'une fondation charitable, créer une personne civile.

Messieurs, je ne veux que ce que demande l'honorable M. Dedecker, pour arriver bientôt au rétablissement des couvents ; je n'en veux pas davantage (interruption) ; je dis que cela me suffit ; je n'ai pas besoin d'invoquer les faits anciens et si concluants qu'a cités mon honorable ami et collègue M. le ministre de la justice ; je ne veux que les faits modernes, les faits qui se passent sous nos jeux. (Interruption). Vous admettez, me dites-vous, le contrôle de l'autorité publique ; mais ce contrôle de l'autorité publique est écrit dans le décret de 1809 sur les congrégations hospitalières ; elles doivent rendre compte à l'autorité civile ; cela est prescrit par le décret ; eh bien, le jour où le gouvernement a réclamé les comptes de ces congrégations, vous avez entendu l'accusation la plus injurieuse dirigée contre l'autorité ; on a dit : « Voilà le premier pas dans la voie des spoliations. » Voilà ce qui se rencontrerait à chaque jour, à chaque heure ; voilà pourquoi il faut, pour l'administration des biens des pauvres, l'intervention active et constante de l'autorité civile. Or, cette intervention, vous ne l'auriez plus dans le système que vous préconisez ; elle serait inefficace ou illusoire, et de là le danger de voir renaître des abus qui n'ont pu être renversés que par une révolution.

Croyez-vous, au surplus, que la tentative de donner un caractère de perpétuité aux associations, de les ériger en personne civile, soit nouvelle dans le pays ? Croyez-vous que cette volonté apparaisse pour la première fois sous l'apparence, sous l'idée de la charité ? Croyez-vous, comme vous le dites, que c'est en suivant les inspirations du Congrès national qu'on essaye de faire prévaloir le système que je combats eu ce moment ? Tout au contraire, messieurs ; c'est après avoir échoué dans le sein du Congrès, dans le projet de faire conférer aux associations charitables la personnification civile, que l'on veut atteindre au même but par ce qu'on (page 158) nomme la liberté des fondations. Mais ce que la liberté d'association ne donne pas, on ne réussira pas à l'obtenir par les fondations...

M. Dumortier. - Je demande la parole.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vais, messieurs, en mettant sous vos yeux les discussions de la Constitution, vous dévoiler les projets que l'on poursuit, et vous prémunir contre un danger que le Congrès national a sagement évité.

Dans une lettre célèbre, du mois de décembre 1830,le prince de Méan, archevêque de Malines, écrivait au Congrès national ce qui suit :

« Les obstacles que les gouvernements précédents ont mis au droit qu'ont les hommes de s'associer pour opérer le bien, et qui pesaient particulièrement sur les associations religieuses et de bienfaisance des catholiques, font généralement désirer à ceux-ci que la liberté de s'associer, déjà rétablie par le gouvernement provisoire, soit confirmée dans la Constitution, et qu'il soit assuré aux associations des facilités pour acquérir ce qui est nécessaire à leur existence. »

Ainsi, remarquez-le bien, deux choses étaient demandées : l'une, c'était le droit de s'associer ; l'autre, c'était le droit d'acquérir certains biens.

La discussion s'ouvrit au Congrès sur l'article 16 du projet, qui est devenu l'article 20 de la Constitution. L'honorable M. de Pélichy proposa un amendement qui rentrait précisément dans la pensée exprimée par l'honorable archevêque de Malines.

Il était ainsi conçu :

« Les Belges ont le droit de s'associer, ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive.

« Les associations se consacrant au soulagement de l'humanité souffrante se feront reconnaître par la loi comme personnes civiles, seront autorisées à acquérir leurs habitations et locaux qui pourront être nécessaires au but de l'association ; elles pourront de même posséder les biens immeubles ou rentes, qui leur seront dévolus, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux ; ce à charge d'en donner connaissance au pouvoir législatif, qui statuera en cas qu'un tiers se trouvât lésé.

« Les associations se dévouant à l'éducation gratuite des indigents se feront reconnaître par la loi comme personnes civiles, seront autorisées à acquérir leurs habitations et locaux nécessaires au but de l'association. De plus elles pourront posséder en immeubles ou rentes jusqu'à la concurrence de 150 florins par an et par individu en forme d'alimentation. »

Le reste, disait l'auteur de l'amendement, comme à l'article du projet.

L'honorable M. Seron demanda le retranchement de toutes ces dispositions.

L'honorable M. Van Mecnen proposa la suppression des trois derniers paragraphes de l'article 16 ; il maintenait ainsi seulement la liberté de s'associer.

M. de Foere formula alors un nouvel amendement.

« Les Belges ont le droit de s'associer comme ils l'entendent. Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive.

« Les associations de bienfaisance pourront se constituer en personnes civiles, et en exercer collectivement le droit. Cependant, possédant, indépendamment de leurs locaux d'habitation, un revenu de fl. 200 par tête, elles ne pourront l'augmenter qu'avec l'assentiment du pouvoir législatif.

« Les autres associations pourront posséder, comme personnes civiles, leur local d'habitation.

« Les dispositions qui précèdent ne sont applicables, ni aux associations qui importent leurs capitaux ou leurs revenus de l'étranger, ni aux sociétés civiles et commerciales ordinaires, lesquelles sont régies par les Codes civil et de commerce. »

M. Legrelle fit enfin, dans le même ordre d'idées, une proposition analogue.

« Les Belges ont le droit de s'associer comme ils l'entendent. Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive.

« Pour que les associations soient considérées comme personnes civiles et pour qu'elles en exercent collectivement les droits, il suffit qu'elles fassent conster de leur existence au pouvoir exécutif, qui leur délivrera le certificat que cette formalité a été remplie. Cette formalité emporte le droit d'acquérir une habitation pour les associés, ou tel local qui pourra être nécessaire au but de l'association. Pour faire d'autres acquisitions de biens immeubles ou de rentes hypothéquées, à titre onéreux ou gratuit, les associations devront avoir l'assentiment spécial du pouvoir législatif. »

L'honorable M. Seron combattit ces propositions ; il démontra qu'elles ne tendaient qu'à faire revivre les anciennes corporations. Si du droit d'association on pouvait conclure à la personnification civile, les couvents seraient immédiatement rétablis.

D'autres orateurs prirent encore la parole sur cette question, notamment et dans le même sens, l'honorable M. Van Snick ; son discours est encore bon à méditer.

Le principe des amendements fut défendu par l'honorable M. de Sécus, père. Son discours est remarquable à plus d'un titre ; il révèle la pensée d'une notable fraction du Congrès ; il indique le moyen des fondations pour obtenir indirectement ce que ses amis et lui voulaient directemen a l'aide des amendements.

Deux moyens existaient, en effet, de donner à certaines institutions un caractère de perpétuité. L'un, c'était de déclarer que toute association pourrait, moyennant l'accomplissement de certaines formalités et sous certaines conditions, se constituer en personne civile ; l'autre, c'était par des fondations. Le Congrès a repoussé le premier ; on veut user du second. C'est ce que l'on décore de ce nom : la liberté de la charité.

Permettez-moi de mettre sous vos veux quelques parties du discours de l'honorable M. de Sécus :

« Messieurs, disait-il, il est de droit naturel que plusieurs personnes puissent se réunir, soit simplement pour vivre en commun dans une même habitation, en convenant de leur plein gré, de la règle qu'elles veulent se prescrire dans leur réunion ; soit pour exercer ensemble des actes quelconques qui ne sont pas défendus par les lois, et qui ne troublent ni l'ordre ni la morale publique. Aucune autorité n'a le droit de l'empêcher ni même de s'ingérer dans le régime intérieur de semblables associations.

« Ainsi des personnes bienfaisantes se réuniraient dans un vaste local pour y recevoir et donner des soins à des vieillards, à des infirmes, à des orphelins, nul n'a le droit de les entraver ; et c'est un des torts des agents de l'ancien gouvernement d'avoir tenté de le faire.

« Mais ces associations n'ont aucun caractère de stabilité ; elles ne peuvent donc produire qu'un bien éphémère ; aucun des associés n'est lié qu'autant qu'il le veut bien ; il peut s'en retirer à sa volonté.

« Les associations peuvent acquérir, parce que ceux qui les composent sont personnes civiles, mais ce n'est qu'au profit de tous et chacun des associés pour sa part, et au moins, à la mort de chacun d'eux, il en faut faire raison à ses héritiers ou à ses légataires.

« il ne s'agit point ici seulement d'associations religieuses, ainsi il ne faut pas s'effrayer ; il s'agit de toute réunion de personnes pour un but quelconque d'utilité publique.

« Ces réunions peuvent avoir lieu ou par la volonté libre des personnes qui se réunissent, ou elles peuvent être provoquées par des fondations.

« Pour que pareille association, quelle que soit son origine, acquière ce principe de stabilité qui lui permette d'opérer un bien stable dont les effets soient plus utiles, parce qu'ils sont permanents, il faut que la loi la reconnaisse personne civile, et qu'en cette qualité elle soit déclarée habile à exercer les droits qui lui sont octroyés par la loi qui leur confère telle qualité, comme l'exerce tout citoyen qui jouit de ses droits civils. Si elle a le droit de posséder, elle possède tant qu'elle existe et indépendamment des membres qui la composent. Ces personnes se renouvellent sans altérer en rien l'existence de l'association.

« Ce que j'observe ici relativement aux associations et à leur reconnaissance comme personnes civiles est déjà mis en pratique pour les fondations, telles que les hospices et fabriques d'églises qui sont régies par ces administrations ; il pourrait en être de même d'autres établissements, tels qu'universités, collèges, académies.

« L'article en discussion ne parle que d'associations ; mais des établissements d'utilité publique peuvent aussi se former par des fondations ; c'est une réflexion que je livre aux méditations de l'assemblée sans me permettre aucune proposition.

« L'utilité de semblables établissements qui, par une dotation suffisante, existent par eux-mêmes, ne sont point à charge au trésor public et sont ainsi à l'abri et de la mobilité des opinions et des caprices de ceux qui gouvernent, ne saurait être contestée ; je citerai en preuve la célèbre université de Louvain ; son indépendance lui a fait traverser plusieurs siècles ; elle est sortie victorieuse de la persécution de Joseph II et elle n'a péri que dans le gouffre qui a tout englouti.

« Je pense donc qu'il faut favoriserez les associations et les fondations, quand il en résulte une utilité publique ; il faut pourvoir à ce que le but qu'elles se proposent soit accompli d'une manière stable ; il faut que la loi qui statue sur leur érection en personne civile leur en donne les moyens.

« Il est bien à réfléchir que des établissements d'ulilité publique qui résulteraient d'associations ou de fondations tourneraient pour la plupart à la décharge du trésor public. Ainsi, sous ce rapport, cette cause se présente sous un aspect avantageux,

« Le grand principe admis aujourd'hui est liberté en tout et pour tous, il me semble qu'on peut aussi le réclamer en faveur des associations. »

C'est encore, vous le voyez, le même langage qui se trouve dans la bouche de l'honorable M. Dumortier, comme c'est encore le même but que l'on poursuit.

Mais le Congrès a voté et le Congrès a condamné cette opinion ; le Congrès a rejeté les divers amendements qui lui ont été présentés ; il n'a voulu qu'une seule chose : consacrer le droit d'association ; il a voulu le régime de la liberté, mais non le régime de l'exception, du privilège ; le droit commun, le droit d'association, nous ne consentirions jamais à ce qu'il y fût porté atteinte. Quant au régime du privilège, nous le combattons, nous le repoussons.

Il est donc inexact de dire que nous devions des idées du Congrès, que nous n'admettons pas ce qui a été admis dès cette époque. Nous persévérons au contraire dans les idées qui alors ont prévalu.

Ce dissentiment, comme vous le voyez, est grave et profond ; il nous (page 159) est impossible, pour notre part, sous la réserve des modifications à introduire sur des points accessoires, comme l'a dit M. le ministre de la justice, il nous est impossible de consentir à une modification des principes essentiels qui régissent cette matière : l'administration de la charité publique par l'administration publique.

Chacun est parfaitement libre de faire la charité comme il l'entend, comme le disait l'honorable M. Dedecker ; mais il n'est permis à personne de faire des fondations de charité en dehors des établissements institués par la loi ; il n'est pas permis de dire : Je lègue à la commune pour qu'elle distribue des aumônes ; je lègue au bureau de bienfaisance pour qu'il administre les biens de la commune. Nous nous opposons à ce chaos, à cette anarchie nous n'admettons pas cette source d'abus.

La proposition de M. Dumortier cache la pensée de vouloir établir le système des administrateurs spéciaux des fondations suivant le bon plaisir des testateurs. Je ferai remarquer que sa proposition n'atteint pas le but qu'il se propose. C'est un des motifs pour lesquels je l'engagerai à retirer son projet, en attendant la présentation du projet du gouvernement.

En effet, « la charité est libre, » dit-il ; c'est une déclaration de principe que personne de nous n'entend contester ; « nul ne peut être entravé dans l'exercice de la charité ; » tout le monde est d'accord sur ce point. « Le gouvernement ne peut intervenir que dans l'intérêt des familles, dans l'intérêt de la morale, dans l'intérêt des bonnes mœurs et dans les limites déterminées par la loi. » C'est ce que prescrit la législation actuelle, c'est ce que fait le gouvernement ; il n'intervient que dans l'intérêt des familles, dans l'intérêt de la morale, dans l'intérêt des bonnes mœurs ; nous pourrions donc voter la proposition de M. Dumortier ; elle n'amènerait aucun changement à ce qui existe aujourd'hui.

Le compte de toute fondation serait rendu non pas au bureau de bienfaisance, comme le proposait d'abord M. Dumortier, mais à la députation permanente. C'est là une condition tout à fait accessoire et qui n'est pas, certes, de nature à prévenir les abus que la législation actuelle a fait cesser.

Il n'y aurait donc aucune espèce d'utilité à renvoyer la proposition aux sections ; d'une part, le gouvernement annonce la présentation d'un projet de loi sur la matière ; d'autre part, la proposition, telle qu'elle est formulée, ne peut aboutir à aucune espèce de résultat. La pensée que l'on veut réaliser n'est pas écrite dans la proposition. Nous pensons que M. Dumortier devrait retirer sa proposition, en attendant le dépôt du projet de loi annoncé par le gouvernement.

M. Malou. - Messieurs, l'honorable ministre de la justice me disait tout à l'heure : Nous voulons donner son libre développement à la charité, mais nous ne voulons pas donner une arme aux partis. S'il s'agissait de chercher des armes pour les partis, si nous étions animés par de mesquines rivalités, nous nous abstiendrions. Jamais une faute dont les conséquences soient plus falales n'a été commise par un cabinet ; il nous suffirait de vous engager à continuer votre œuvre. Vous dites que vous conviez à la charité, mais vous agissez de manière qu'elle ne se développe pas ; ce que vous faites développe la force, assure l'avenir de nos opinions. C'est un suicide lent que vous consommez. Mais nous ne disons pas cela. Nous prenons l'initiative d'une proposition qui peut rencontrer sans doute des objections de détail, mais qui en principe est l'expression de l'idée la plus pure qui a présidé au développement de la civilisation moderne, l'expression de la charité chrétienne dans sa grandeur et dans sa liberté.

Pourquoi cette initiative ?

Parce que aujourd’hui, comme toujours, nous mettons l'intérêt national, l’intérêt permanent du pays, au-dessus des mesquines préoccupations de l'esprit de parti.

L'honorable ministre des finances nous dit à son tour : C'est donc un grief qui disparaît ; et dans quelle circonstance nous le dit-il ? Parce qu'il se trouve que quand nous nous expliquons sur les principes essentiels de la législation, nous sommes d'accord.

Ceux qui articulaient ce grief qui subsiste encore aujourd'hui, voulaient-ils rétablir le passé, et produire au grand jour ce fantôme que M. le ministre de la justice évoquait tout à l'heure et combatltait si longuement ? Voulait-il rétablir par l'initiative de chaque citoyen des personnes civiles ? Telle n'a jamais été notre pensée ; si elle pouvait surgir, nous ne serions pas les derniers à venir la combattre avec vous.

Ce que nous combattons, c'est cette invention nouvelle qui a fait de nos lois pour la volonté des testateurs, pour la liberté des citoyens, une espèce de traquenard ; ce que nous combattons, c'est une interprétation qui a dénaturé, falsifié tous les principes de nos lois dans l'application légitime des dispositions qu'elles ont consacrées ; ce que nous combattons, c'est ce fait qui ne s'était pas encore présenté, qu'on ne puisse pas, en Belgique, ce qui peut se faire en France, en Angleterre, partout, constituer un hospice complet en demandant à l'autorité d'exercer sa surveillance sur les individus préposés à la gestion de cet établissement de bienfaisance qu'on voulait perpétuer. Ce que nous combattons, c'est ce système d'après lequel il a été interdit à la duchesse de Montmorency de fonder en Belgique un élablissement de charité qu'elle a pu fonder en France sous la République.

Ce que nous combattons encore, c'est que lorsque la dernière volonté d'un homme a été exprimée, la libéralité qu'il a faite puisse passer en d'autres mains. Ce que nous ne voulons pas, c'est que l'on puisse casser des testaments en Belgique, parce que cela n'est pas même permis en Turquie.

Ce que nous combattons encore, c'est que lorsque des institutions de bienfaisance sont fondées, on puisse, par une rétroactivité sans exemple dans l'histoire, contester des droits acquis depuis 20 ou 30 ans.

Voilà des principes qui doivent être maintenus, et qui, je l'espère, ne trouveront pas de contradicteurs sur ces bancs. Malheureusement, ils ont été méconnus dans la pratique.

A quoi aboutit, en dernier résultat, la discussion actuelle ? Trois systèmes sont en présence : tout par l'Etat - tout par la liberté - concours de tous les efforts pour que la plus grande somme de bien se fasse dans la société.

M. le ministre des finances l'a dit tout à l'heure avec une franchise à laquelle je rends hommage, le système du gouvernement, c'est tout par l'Etat, tout par les institutions qu'il a fondées. Il est impossible qu'à côté de ces institutions de l'Etat viennent s'en placer d'autres.

L'on nous dit, avec un sérieux que j'admire, qu'un tel système a donné un grand développement à la charité publique. Comment ! vous avez deux manières de faire le bien ; vous en excluez une et vous dites qu'ainsi vous avez donné à la charité une rapidité, un élan extraordinaire !

Nous voulons qu'à côté de la charité, à côté de la bienfaisance exercée au nom de l'Etat, puisse se placer, dans certaines circonstances, avec certaines garanties, l'intervention de la bienfaisance privée. Et ce n'est pas trop que de permettre la réunion des efforts de tous, en vue des misères qui vont plus vite que tous nos efforts, qui grandissent plus vite que la bienfaisance prête à les soulager.

On nous cite des abus. Mais quand on veut lire l'histoire, il faut la lire à toutes ses pages, il ne faut pas envisager quelques abus, mais voir toutes les grandes choses qu'a faites autrefois la charité chrétienne.

Vous avez fouillé dans les archives des hospices de Bruxelles. Examinez les archives de tous les hospices du royaume, vous verrez l'origine de tant de fondations. Jetez les yeux sur les dotations de tant d'établissements de bienfaisance, et vous verrez que si votre système avait existé depuis quelques siècles, comme il n'existe que depuis trois ans, nos pauvres en seraient réduits à attendre longtemps encore la première pierre de l'asile où ils sont reçus.

Nous voulons que la charité légale subsiste. J'irai plus loin avec vous ; si j'avais à exercer sur la volonté d'un donateur une influence quelconque, je lui dirais : « Donnez plutôt aux administrations existantes surveillées par l'Etat. »

Mais s'il ne se rendait pas à ces conseils, je lui dirais : Donnez d'une autre manière ; car mieux vaut que les pauvres reçoivent par la charité libre plutôt que de ne rien recevoir. Je ne dis pas : « Périssent les pauvres plutôt qu'un principe ! »

Et quel principe !

Si vous me dites qu'à l'époque antérieure à 1789 on ne trouvait aucune garantie suffisante dans l'organisation de la société, vous avez raison ; toute l'histoire le prouve. Le multiplicité des édits contre les gens de mainmorte démontre l'impuissance des précautions prises à cette époque.

Mais ne méconnaissez pas la force de nos modernes institutions : nous jouissons d'institutions libres parce que tous les droits trouvent leurs garanties, tous les devoirs leur sanction.

Lorsque vous parlez d'abus, vous vous méfiez de vous-mêmes. En plein XIXème siècle, vous calomniez la société, l'organisation actuelle de la société.

Comment voulez-vous que des abus tels que ceux qu'il y avait au temps de Marie-Thérèse et de Louis XV puissent se renouveler ! Mais examinez quelle est la force dont vous disposez, quelle est la sanction inévitable de toutes les dispositions que vous prenez. Aucun de ces abus ne peut revenir ; vos précautions n'ont pas de raison d'exister. Du reste, nous nous associerons à vous pour donner toutes les garanties nécessaires dans l'intérêt des familles, de l'ordre public, de la société.

A entendre certains orateurs, on défendrait ici un intérêt clérical. Non, messieurs, l'intérêt que nous défendons, c'est l'intérêt de la société, du pays, l'intérêt des familles ; nous voulons que le bien puisse se faire, que les familles, quand elles veulent consolider un acte de bienfaisance, en trouvent le moyen dans votre législation.

Comme le disait tout à l'heure mon honorable ami M. Dedecker, la charité sans le droit d'établir des fondations moyennant les garanties et conditions établies par la loi, ce n'est pas la charité, c'est l'aumône ; pour que la charité puisse librement se manifester, il faut reconnaître le droit de faire des fondations.

Quel serait le principe de cette législation ? Vous me permettrez de donner en aumônes une fortune considérable ; et je ne pourrais faire que ce bien profitât, non seulement à la génération actuelle, mais qu'il soit assuré à toujours ?

Ne nous perdons pas dans des questions d'interprétation de textes, dans des difficultés de légistes ; sachons être ici ce que nous sommes, soyons législateurs. Voyons, non pas ce que les lois peuvent recevoir d'interprétations, mais quel est le but véritable de toute législation.

Depuis 1830 j'ai vu la conciliation s'opérer sur de plus grands intérêts. Je l'appelle de tous mes vœux sur celui-ci ; j'espère qu'elle s'opérera, lorsque la discussion sera franchement abordée et j'y concourrai de tous mes moyens.

Mais je repousse avec énergie un système d'interprétation qui ne permet à personne de connaître avec certitude quels sont ses droits et qui paralyse les généreuses inspirations de la bienfaisance.

(page 160) Quand ce débat s'ouvrira, je combattrai, au point de vue de l'intérêt du pauvre, le système de la charité laïque exclusive.

M. Orts. - Je demande la parole.

M. Malou. - Quand je dis le système laïque, je ne voudrais pas que cette parole fût mal interprétée.

Je combats le système qui proscrirait l'intervention de l'idée religieuse dans la bienfaisance.

Voyez ce qui se passe : lorsqu'une calamité quelconque sévit dans notre pays, n'est-ce pas le clergé que vous trouvez partout rendant aux malheureuxde nombreux, d'incontestables services ? Après des calamités, n'est-ce pas à lui que vous avez à décerner des récompenses ?

Et vous ne voudriez pas que l'idée religieuse pénétrât auprès des pauvres en même temps que le pain matériel, en même temps que le secours !

Songez donc à l'origine même de cette charité ; songez aux bienfaits qu'elle a procurés à la société, et ne lui enlevez pas le plus précieux, le plus saint de ses attributs, celui de faire pénétrer, en même temps que le secours matériel, les consolations de l'âme au milieu des douleurs de cette vie. Laissez à la charité religieuse son noble caractère, son libre développement.

Il y a là aussi une grande pensée d'intérêt public. On s'applaudira peut-être un jour d'avoir secondé, d'avoir fortifié ces idées religieuses qui apprennent au pauvre la résignation chrétienne, qui lui enseignent, en vue d'un monde meilleur, à supporter l'inégalité des conditions sociales.

Je regrette, messieurs, que le gouvernement paraisse vouloir contester la prise en considération du projet. Le gouvernement a nommé une commission ; l'honorable ministre de la justice reconnaît qu'il y a quelque chose à faire, et il ne veut pas prendre en considération une simple idée, un principe qui sera modifié, qui, d'après ce que l'honorable auteur de la proposition vient de dire lui-même, serait soumise simultanément avec la proposition du gouvernement à un examen dans les sections.

En quoi cela peut-il blesser l'initiative du gouvernement ? Quelle question est préjugée contre lui ? On nous dit bien qu'on n'accepte pas la prise en considération ; mais je voudrais qu'on eût la bonté d'en donner les motifs. Je n'en ai entendu absolument aucun.

Ira-t-on jusqu'à dire, comme paraissait le vouloir soutenir tout à l'heure l'honorable ministre des finances, que la proposition est inconstitutionnelle ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Du tout, je ne dis pas cela ?

M. Malou. - Vous invoquez les discussions du Congrès, pour soutenir que l'on veut, en vertu de la proposition de l'honorable M. Dumortier, rétablir précisément le contraire de ce que le Congrès a voulu.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous m'avez mal compris, permettez-moi d'expliquer ma pensée.

J'ai dit qu'on nous accusait de revenir sur les idées du Congrès, sur les idées de liberté du Congrès ; et j'ai démontré, je pense, en citant les discussions du Congrès et des votes formels, qu'il n'avait pas voulu, sous le manteau de la liberté d'association, consacrer la constitution de personnes civiles, et qu'il n'avait pas voulu non plus le système de fondation dont vous parlez en ce moment.

M. Malou. - Je connais, messieurs, cette décision du Congrès. Elle a abouti à ce seul résultat, que le Congrès n'a voulu admettre aucune opinion exclusive ; qu'il a laissé à la législature le soin de régler tout ce qui concerne les personnes civiles.

Le Congrès n'a décidé que cela. Il y a eu des opinions extrêmes dans un sens comme dans l'autre : l'honorable M. de Sécus voulait que les associations, par cela seul qu'elles se constituaient, fussent personnes civiles ; l'opinion contraire tendait à interdire à la législature même le droit de constituer des personnes civiles.

Le Congrès n'a voulu rien décider, il a rejeté toutes les propositions, et laissé à la loi le soin de décider de la constitution des personnes civiles.

Si une autre interprétation était admise, le gouvernement jusqu'à ce jour, aurait commis une série incalculable d'inconstitutionnalités, puisqu'il a constitué des personnes civiles en vertu des lois existantes et qu'il en constitue encore.

Je regrette toutefois de le dire, depuis quelque temps le nombre de celles qui ont en vue la bienfaisance est fort diminué, et les pauvres n'ont pas à s'en louer.

J'espère, messieurs, que la chambre reconnaîtra, sans vouloir donner à ce débat de trop larges proportions, qu'il y a lieu du moins d'examiner, non pas immédiatement, mais lorsque le gouvernement aura osé de son initiative, quelles dispositions doivent être prises pour corriger les interprétations erronées et pour consacrer une législation qui soit en harmonie avec les voeux et les intérêts du pays.

- La séance est levée à 4 3/4 heures.