Séance du 31 janvier 1850
(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 613) M. Dubus procède à l'appel nominal à une heure et quart.
La séance est ouverte.
M. de Luesemans donne lecture du procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.
M. Dubus présente l'analyse des pièces qui sont adressées à la chambre.
« Plusieurs propriétaires et cultivateurs de la commune d'Attenrode prient la chambre de rejeter le projet de loi du gouvernement sur les denrées alimentaires. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
M. le ministre de la justice adresse à la chambre, dûment instruites, six demandes en naturalisation ordinaire.
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. Ernest Vandenpeereboom demande un congé pour cause d'indisposition.
- Accordé.
M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre l'avis de la députation permanente et du gouverneur de la province du Hainaut sur les inclusions du rapport supplémentaire fait à la chambre par la commission chargée d'examiner le projet de loi concernant la délimitation entre la commune de Lambusart et celle de Moignelée.
- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet de loi.
M. le président. - La parole est à M. de T'Kint de Naeyer, inscrit pour le projet du gouvernement.
M. T’Kint de Naeyer. - Messieurs, je ne pense pas qu'une législation libérale, en matière de denrées alimentaires, soit un déni de justice envers l'agriculture; je ne pense pas davantage que le salut de l'agriculture, que sa prospérité réside dans l'élévation des droits.
Mais ce qui est indispensable, messieurs, pour que les entreprises agricoles puissent réussir, aussi bien que les entreprises industrielles et commerciales, c'est la stabilité. L'effet d'une législation qui est soumise à de fréquentes variations ne peut être apprécié d'avance. Son influence dépend d'une foule de circonstances accidentelles. De là cette incertitude et ces mouvements si brusques, si soudains, destructeurs des intérêts de toutes les classes.
Avec un droit permanent, tout le monde sait à quoi s'en tenir, le propriétaire aussi bien que le fermier. Le fermier peut établir ses calculs avec plus de certitude ; il peut apprécier l'importance du fermage qu'il sera à même de payer, sans se faire illusion, sans crainte d'être abandonné par une loi perfide.
Le commerce, d'un autre côté, n'ayant pas d'intérêt à importer le blé à une époque plutôt qu'à une autre, ne pourvoira qu'à des besoins réels.
Le principe qu'il importe avant tout de consacrer, c'est la stabilité; et si la proposition de l'honorable M. Bruneau pouvait atteindre ce but, je ne verrais pas grand inconvénient, pour ma part, à l'admettre, car, en définitive, les droits que l'honorable membre propose peuvent encore être considérés comme modérés.
J'ai dit, messieurs, qu'une législation libérale, en matière de denrées alimentaires, n'est pas un déni de justice. La protection douanière, qui est accordée à l'industrie manufacturière et qui est une condition d'existence pour elle, est efficace.
Cela est tellement vrai que les honorables membres qui demandent l'abaissement graduel du tarif reconnaissent qu'on ne pourrait pas faire disparaître cette protection aujourd'hui sans jeter la perturbation dans le pays. L'élévation des droits que vous demandez en faveur de l'agriculture est inefficace, et tout le monde le proclame à l'envi. Mais, dit-on, c'est une pierre d'attente, et effectivement je crois que c'est là le fond de la pensée de nos honorables contradicteurs.
Eh bien, messieurs, c'est une illusion qui fuira à mesure que vous croirez atteindre le but. C'est un point acquis à la discussion; le droit, à moins de l'élever d'une manière extraordinaire, ne peut opérer que lorsque la cherté commence, et alors personne ne voudrait le maintenir.
Si d'autres industries jouissent d'une protection particulière, une compensation est due à l'agriculture; mais entre-t-il dans l'intention de ceux qui se proclament ses défenseurs d'exagérer celle qu'ils attendent de mesures douanières?
Le seul résultat qu'on puisse attendre d'un droit modéré, c'est d'empêcher un choc trop vif, de mettre jusqu'à certain point un frein à des importations désordonnées, surtout par les frontières de terre.
Le fermier éclairé sait parfaitement à quoi s'en tenir quand on lui parle de droits protecteurs et d'échelle mobile; il a fait l'expérience de la loi de 1834, il sait ce que vaut ce prix rémunérateur de 20 francs qui lui avait été promis, qui s'est réduit en moyenne à 17 fr. 50 c, et qui n'a pas empêché le blé de tomber jusqu'à 14 fr.
Dans un pays aussi peuplé que le nôtre, avec cet immense marché de l'Angleterre qui s'est ouvert devant nous, ce n'est pas dans les tarifs que l'agriculture doit chercher sa prospérité.
Quant à moi, je repousse la protection que vous voulez donner à l'agriculture, parce qu'elle est chimérique; c'est un présent funeste que vous voulez faire à la propriété foncière; quand vous parviendriez à faire inscrire dans nos tarifs ce droit de 1 fr. 50 c. ou 2 francs qui comblerait en ce moment les vœux les plus exagérés, je vous le demanderai : Quel service aurez-vous rendu à l'agriculture? Aucun, vous le savez parfaitement, mais vous aurez peut-être forgé un nouveau prétexte, un nouvel argument au profit de ceux qui ne cessent de demander une augmentation de la contribution foncière.
Vous voulez l'égalité des droits protecteurs pour tous, et vous raisonnez dans un sens absolu, comme s'il était possible d'accorder le même genre de protection à toutes les industries. Mais alors que signifie notre tarif si varié, si ingénieusement combiné?
Messieurs, il y a quelque chose d'infiniment préférable à tout cela, ce sont les débouchés ; ouvrez à l'industrie manufacturière un débouché avec un simple droit de balance, comparable à celui de l'Angleterre, et nous serons bientôt d'accord; nous irons plus loin, nous ne vous demanderons plus rien.
Il faut se méfier des doctrines absolues et tenir compte des faits. L'intervention de l'Etat doit être intelligente. Il est impossible qu'elle se manifeste partout sous la même forme. L'enseignement agricole, le crédit agricole, l'augmentation de subsides en faveur de la voirie vicinale (j'insiste sur ce point), le dégrèvement des droits de barrières et des péages sur les canaux, les encouragements pour le drainage; voilà ce que j'appelle de la bonne protection.
Le gouvernement est entré dans cette voie, et nous devons l'en féliciter. Mais il reste encore beaucoup à faire, et je me demande si l'administration est assez éclairée sur l'état de l'agriculture dans chaque canton, s'il est en mesure de réunir les éléments de toutes les améliorations locales ou générales qu'il serait possible d'adopter pour perfectionner ou développer la production. N'y aurait-il pas moyen, pour ne citer qu'un exemple, d'employer plus fructueusement qu'on ne l'a fait jusqu'à présent les cours d'eau navigables et non navigables, qui sillonnent le pays? L'état de délaissement de ces cours d'eau, dans un grand nombre de localités est un fait vraiment déplorable, et je n'ai pas besoin de vous dire quel parti l'agriculture pourrait en tirer.
Je ne proposerai pas la création d'un corps d'ingénieurs agricoles. Mais je crois que le gouvernement pourrait utiliser plus encore qu'il ne l'a fait jusqu'à présent les connaissances spéciales de quelques agents de l'administration des ponts et chaussées. A ce sujet, je rappellerai que l'assemblée constituante de France a été saisie d'une proposition qui tendait à charger, dans chaque département, un ingénieur de toutes les questions relatives aux cours d'eau.
Je dois aussi appeler l'attention de M. le ministre de l'intérieur sur l'utilité qu'il y aurait à rechercher les moyens d'empêcher la déperdition des engrais dans les grandes villes , et sur la nécessité de réformer les règlements concernant l'emploi du sel. Ces règlements aujourd'hui sont tellement compliqués, tellement rigoureux que la faveur qu'on voulait faire à l'agriculture devient complètement illusoire. Les comices réclament de toutes parts contre de pareilles entraves. D'autres questions demandent un examen très sérieux. Celles qui sont relatives au prix de la viande et du pain viennent en première ligne. Il y a là un fait que je cherche vainement à m'expliquer. Les grains et le bétail sont à des prix extrêmement bas, et cependant le prix du pain, le prix de la viande restent constamment très élevés. Je crois que les règlements locaux, que la police des marchés peuvent exercer une certaine influence sur cet état de choses. Une enquête ferait peut-être jaillir la lumière.
Il y a au fond de la question, remarquez-le, messieurs, une véritable protection pour l'agriculture; car si le prix de la viande était en rapport avec celui du bétail, la consommation augmenterait dans une proportion considérable, et quel est le droit de douane qui pourrait faire jouir l'agriculture d'avantages aussi réels?
Ici, je dois un mot de réponse à l'honorable comte de Theux, qui a invoqué contre nous le droit d'octroi que la ville de Gand perçoit sur le froment.
Messieurs, il y a des erreurs économiques, legs d'un autre siècle, qui ont peut-être été maintenues parce que des nécessités financières impérieuses en empêchaient la suppression.
M. Delehaye. - Je demande la parole.
M. T’Kint de Naeyer. - Mais, messieurs, faut-il invoquer de semblables faits, qui ne sont pas applicables à l'espèce, pour engager ta législature à entrer dans une voie qui serait évidemment mauvaise? Cela n'est pas admissible.
Je crois, messieurs, que le cultivateur belge est à même de produire le blé à aussi bon marché que le cultivateur hollandais, le cultivateur français ou le cultivateur prussien. Je conviens que, dans quelques localités, l'agriculture est encore très arriérée. On ne comprend pas assez généralement qu'en ensemençant moins de céréales, en faisant consommer plus de nourriture par le bétail, le produit en céréales resterait le même, (page 614) parce que le rondement serait plus fort ; en outre, le terrain serait amélioré.
Messieurs, ici les propriétaires ont une tâche à remplir. Ils doivent agir auprès de leurs fermiers par voie de conseil et au besoin faire des avances de fonds, dont ils seront d'ailleurs amplement récompensés.
Il y a cependant une branche de notre agriculture qui laisse en général beaucoup à désirer, personne ne peut le méconnaître. C'est l'élève du bétail. Le gouvernement s'occupe sérieusement de l'amélioration des races. Mais ce n'est qu'au bout de quelques années que nos étables peuvent changer de face. Nous avons incontestablement le plus grand intérêt à faciliter l'entrée du jeune bétail et des vaches pleines; mais je crois que, pour les bêtes grasses, nos éleveurs ne sont pas encore à même de lutter avec la Hollande.
Messieurs, la raison en est fort simple. Nous ne sommes pas dans des conditions égales sous le rapport des pâturages. La Hollande a, à cet égard, une supériorité évidente ; je sais qu'elle a plus d'intérêt à diriger ses exportations vers l'Angleterre, mais lorsque les bêtes quittent les prairies, lorsqu'il n'y a plus de place dans les étables, la vente doit être prompte et alors le bétail hollandais arrive en quantités considérables sur nos marchés. Il en résulte une concurrence trop brusque, dont nos éleveurs se plaignent.
Pour le bétail en-dessous de deux ans, je voudrais un droit en quelque sorte nominal. Mais pour les bêtes grasses, il me semble qu'il y aurait intérêt à remettre en vigueur la tarification au poids. Ce serait un acte de justice. Car il ne faut pas oublier que nos éleveurs ont jouis pendant plusieurs années d'un système de droit, en quelque sorte prohibitifs. Leur industrie n'a pas encore fait assez de progrès pour qu'ils puissent se passer de toute protection.
Messieurs, après la discussion très approfondie à laquelle nous assistons depuis dix jours, je n'essayerai pas de faire valoir de nouveaux arguments en faveur de la thèse que nous défendons.
J'insisterai cependant sur un point :je veux parler de l'immense danger que la Belgique pourrait courir si elle ne pouvait pas compter en tout temps sur le concours d'un commerce fortement organisé. Elle a besoin du concours de ce commerce dans les temps d'abondance aussi bien que dans les temps de disette, et, je vous le demande, messieurs, croyez-vous que les prix des grains se fût maintenu à un taux plus élevé que ceux de France, par exemple, si le commerce n'avait pas formé des relations avec l'Angleterre, qui lui ont permis d'exporter pour plus de 12 millions de francs en froment seulement ?
On nous parle sans cesse de la concurrence des blés de la Baltique et de la Russie. Nous avons importé de ces blés, cela est vrai, mais nos exportations ont dépassé nos importations. C'est un véritable échange qui s'est opéré : nous avons reçu des grains de qualité inférieure, qui ont été employés pour l'industrie, les distilleries et l'engraissement du bétail, et nous avons exporté des grains qui ont été recherchés à cause de leur bonne qualité. Remarquez bien, messieurs, qu'il n'est pas de marché où l'on se montre plus difficile qu'en Angleterre; si nous y avons exporté, c'est que la qualité de notre grain a été trouvée bonne.
Vous savez que les ouvriers en Angleterre sont habitués à manger du pain blanc et du pain de la meilleure qualité.
Si nous nous attachons à perfectionner nos produits, nous ne devons pas craindre de manquer de débouchés. Nous pourrons toujours lutter, sur le marché anglais, avec les grains de la Baltique parce que nous sommes dans une situation exceptionnelle. Placés à quelques lieues, pour ainsi dire, du plus grand marché du monde, de Londres, nous pouvons y arriver en tout temps, nous pouvons faire face à des besoins immédiates; de là, des transactions toujours infiniment plus faciles, infiniment plus sûres qu'avec des pays éloignés.
Savez-vous, messieurs, ce que je redoute en jetant les yeux sur l'avenir? C'est un déficit de production dans les années médiocres et dans les années mauvaises. N'avons-nous pas, pendant une période de 10 années de 1835 à 1844, été obligés d'importer 5,540,000 hectolitres de denrées alimentaires?
Messieurs, personne aujourd'hui ne soutient plus que la Belgique produise assez de grains pour la subsistance de ses habitants, et d'un autre côté la population augmente en moyenne d'un dixième en dix ans. Ce mouvement a été constaté par les statistiques pour la période de 1810 à 1845. Ainsi, messieurs, dans 10 ans nous nous trouverons en face d'une population d'un demi-million en sus du chiffre actuel, et devant la nécessité d'un supplément de substances alimentaires, de 2 millions d'hectolitres, représentant un poids de 152 millions de kilog., et pour les transporter par mer il faudrait 765 bâtiments du port de 200 tonneaux, c'est-à-dire au moins deux fois, je pense, la marine belge.
Citer ces chiffres, messieurs, c'est faire ressortir les difficultés que peut présenter l'approvisionnement du pays, dans les temps difficiles; c'est, d'un autre côté, répondre à ceux qui redoutent des exportation exagérées, à ceux qui pensent que ces exportations n'ont pas de bornes, comme si la limite n'était pas dans la nature même des choses.
On a parlé de défrichements. Les défrichements, j'en ai quelque expérience, et vous le savez tous, messieurs, c'est une opération extrêmement lente, qui demande des capitaux très considérables; et en supposant que ces défrichements prennent un grand développement, ils pourront peut-être au bout de quelques années compenser une partie du déficit actuel. Mais cet immense accroissement de population que je vous ai signalé, y avez-vous songé?
Si la pléthore est à craindre dans l'industrie manufacturière, elle ne l'est certainement pas (erratum, page 652) en agriculture. Ne craignez pas de produire; les débouché, je le répète, s'étendront chaque jour. Ne perdez pas de vue, messieurs, que dans seize Etats de l'Europe la population croit aussi rapidement ou plus rapidement que chez nous. En Angleterre, cet accroissement est de 15 p. c. en dix ans, en Allemagne de 10 p. c, et si nous sortons d'Europe, aux Etats-Unis le mouvement de la population en dix années est de 33 p. c.
L'organisation politique des pays d'où nous sommes habitués à tirer nos grains tend à se modifier considérablement; l'honorable M. Lebeau vous en a fait dernièrement entrevoir toutes les conséquences.
Messieurs, la question des subsistances est évidemment la première de toutes les questions économiques. Son importance croîtra d'année en année, et malheur, messieurs, à ceux qui la méconnaîtraient ! Depuis deux ans, nous avons le bonheur de jouir d'une grande abondance. Mais, messieurs, le souvenir des mauvais jours est-il déjà complètement effacé? Les Flandres se relèvent aujourd'hui, mais elles sont peut-être encore à la merci d'un rayon de soleil.
Le gouvernement poursuit sa tâche avec intelligence, avec énergie; et cependant, je vous le demande, que pourraient ses efforts en présence d'une population affaiblie, mal nourrie? L'ouvrier flamand aime le travail, mais il doit avoir la force de l'entreprendre. Aujourd'hui, messieurs, il a retrouvé son antique énergie, grâce à une nourriture qu'il peut obtenir plus facilement.
Oui, messieurs, soyez-en bien convaincus, l'abondance des vivres est un bienfait, pour les populations des campagnes, aussi bien que pour les populations des villes , car je n'établis ici aucune distinction; demandez au fermier ce qu'il préfère : le prix modéré actuel des céréales ou la taxe des pauvres que des bandes de mendiants venaient régulièrement percevoir, chaque semaine, à la porte de sa ferme.
M. de Bocarmé. - Messieurs, malgré la haute portée et les complications de la question qui nous occupe, il serait difficile d'ajouter des considérations nouvelles de quelque importance à celles qui se sont entrechoquées, ébréchées, renversées dans cette enceinte. Car ainsi, selon l'adage, jaillissent les lumières; et nous ne devrions avoir qu'une voix pour l'adoption du système qui résumerait les meilleures raisons, si celles-ci n'étaient souvent colorées, altérées même par le prisme des idées préconçues. J'ai donc entendu beaucoup de bonnes choses auxquelles je n'avais pas songé; mais, d'une autre part, dans la chaleur des débats, beaucoup de raisonnements et de conseils se sont produits que je n'admets pas, et dont je me garderai bien, comme agriculteur, de faire l'application.
L'honorable M. Lebeau, délaissant y a quelques jours la sphère administrative et littéraire, où il a recueilli des beaux succès, s'est hasardé à faire une promenade dans la campagne; s'il continue ses excursions sans modifier ses opinions, je le crois sur la voie de se brouiller aussi bien avec les économistes qu'avec Cérès dont il méprise les blonds épis. Il nous a dit qu'à raison de l'aptitude complexe de la terre à produire, on pourrait, par un changement de législation, provoquer, en faveur des productions étrangères, la diminution du froment dans les assolements belges, opinion qui me semble avoir été partagée hier par l'honorable ministre de l'intérieur. Je le demande aux honorables membres de cette assemblée qui n'auraient que de simples notions sur l'agriculture, y a-t-il possibilité de suivre un pareil avis sans ruiner la plupart des fermiers et sans provoquer de disettes ? Je me hâte de le dire à l'honorable représentant de Huy, rien ne peut convenablement remplacer le blé, le don le plus précieux de la Providence envers l'homme. Autant vaudrait soutenir que le cuivre est aussi précieux que l'or. Reprenant cette même citation au point de vue de l'économie générale, ce ne sera plus ma modeste opinion que j'opposera à la maxime de l'homme d'Etat éminent dont je relevé ce que j'appellerai une distraction ; ce sera Jean-Baptiste Say : cet économiste, après avoir énuméré les dangers qu'il y aurait pour un pays fort peuplé à voir, par des causes quelconques,, diminuer sensiblement la culture du froment, continue ainsi :
« Les importations de l'étranger, on temps de famine et même de disette, sont toujours ou tardives ou insuffisantes; les premières années du dix-huitième siècle furent assez abondantes en France; par cette cause et d'autres, la culture du froment y fut négligée; cependant en 1709, la gelée, saisissant une terre lavée par les pluies, coupa le blé par sa base, la famine fut affreuse, et l'on dut consacrer des sommes énormes à des achats à l'étranger. »
Si, dans mon arrondissement, l'on suivait les procédés préconisés par l'honorable M. David (qui sont probablement avantageux pour son canton), non-seulement cela exposerait le novateur aux sarcasmes de ses voisins, mais il serait ainsi entraîné vers des déficits considérables. J'apprécie et je respecte, au reste, les intentions consciencieuses de ses honorables collègues; et je suis persuadé que je commettrais plus d'erreurs qu'eux si je me livrais à l’enseignement de certaines sciences commerciales ou industrielles, topographie, que sais-je?
L'honorable M. Cans nous a cité comme un bienfait l'augmentation du nombre des mariages pendant les séries d'années où les prix du blé étaient avilis; cette remarque n'est point neuve, elle a été faite par plusieurs économistes qui, d'ailleurs, n'en tirent pas la même conclusion; ils attribuent ces mariages, pour la plupart anticipés, dans les campagnes surtout, à l'absence de jouissances morales, au défaut d'une instruction suffisante et à l'imprévoyance qui en est la suite.
MM. Prévinaire et Cans nous ont dit, comme conséquence des tableaux (page 615) qu’ils ont élaborés, que la limite inférieure des baux et des blés tend à élever : aux lucides objections déjà faites par l'honorable M. de Luesemans, j'ajouterai, admettant les conclusions restées debout de ces honorables collègues, que pour cela les propriétaires et les cultivateurs ne peuvent pas être mis en dehors de la loi commune; n'est-ce pas aussi, pour une forte quotité, un résultat juste et nécessaire de l'avilissement du prix des métaux, dont l'abondance est de plus en plus considérable?
Les recherches de l'honorable M. Cans prouvent aussi que l'abaissement des droits sur les céréales, de l'autre côté du détroit, y a déjà produit une crise agricole, avouée par l'honorable ministre des finances, qui nous explique les symptômes de réaction indiqués par les journaux, et, bien que l'Angleterre soit le pays des grandes fortunes, je ne pense pas qu’il s'y trouve assez de ressources pour que le bel exemple de sir Robert Peel puisse être imité sur une assez grande échelle pour secourir efficacement les tenanciers.
Le free-trade, le mot l'indique, est un enfant d'Albion ; partout on sera porté à applaudir à cette conception, à l'idée si grande, si généreuse de la fraternité des peuples, à l'abaissement des barrières fiscales qui les séparent, qui sont une source d'immoralité, une école où l'on apprend à transgresser les lois par de petites guerres incessantes qui se font aux frontières entre les douaniers et les contrebandiers qui, les uns et les autres finalement, sans rien produire, vivent aux dépens du corps social : considérons cependant, messieurs, que l'Angleterre semble s'être préparée d'avance à cette innovation ; elle a acquis une supériorité incontestable dans l'industrie, le commerce et la navigation: elle est donc, plus que les autres nations, en mesure de désirer le brusque établissement d'un système de cosmopolitisme qu'elle a intérêt à faire prévaloir sous les dehors d'une philanthropie avancée.
Etabli sans secousse et surtout par la voie de la diplomatie, le libre-échange est destiné peut-être à donner une heureuse impulsion au monde politique et commercial; mais il serait imprudent de se livrer inconsidérément à ces brillantes théories ; quant à la loi qui nous occupe, messieurs, je pense qu'il serait d'une politique plus fausse, plus imprudente encore que machiavélique, d'appliquer le free-trade à l'agriculture sans lui assurer, en même temps, les avantages d'un abaissement proportionnel des tarifs sur tous les objets qu'elle utilise directement ou indirectement. Si des traités et des résistances de douane chez des voisins font obstacle à notre bonne volonté, eh bien ! alors continuons la protection dans des limites d'autant plus restreintes que nous aurons vaincu plus de difficultés, et le temps aidant, nous avancerons sans secousses, sans catastrophes au moins, dans la voie difficile, mais attrayante, du bien-être universel.
C'est avec raison, messieurs, que l'attention du gouvernement, et notamment de l'honorable ministre de l'intérieur, se porte vers l'agriculture : l'article des subsistances, vis-à-vis d'une population portée très haut, et qui tend à s'élever sans cesse, doit, sans doute, le préoccuper vivement ; car on ne peut temporiser avec la faim comme avec un habit qui montre la corde; mais ce n'est pas à dire pour cela qu'il faille, quand même et toujours, provoquer l'abaissement du prix des denrées alimentaires; législateurs, nous devons nous préoccuper des années qui, d'un lointain horizon, marchent vers nous, souvent autant que de celles qui sont plus sûrement de notre domaine. Ce qui serait le plus désirable, c’est que les prix moyen du froment flottassent constamment dans la zone moyenne, entre dix-sept et vingt et un francs, par exemple. La loi doit donc avoir pour but principal de pousser et de ramener vers ces chiffres. Car, pour cela, les saisons nous refusent trop souvent leur concours, les céréales ne pouvant réussir toujours et dans toutes les contrées au même degré.
Pour éviter autant que cela soit possible à l'homme, si faible quand il lutte contre la nature, pour éviter, dis-je, que les prix des blés débordent les limites sur lesquelles je viens de poser des jalons, on n'a rien imaginé de mieux que l'échelle mobile qui fonctionne encore si avantageusement en France : il est vrai que, dans quelques-unes de ses zones surtout, les influences, les exigences du commerce y sont beaucoup plus restreintes qu'en Belgique, où la proximité des ports et l'extrême facilité des communications amènent facilement ses investigations et ses spéculations sur tous les marchés; je pense donc par cette raison que l'on peut, bien que ce soit au détriment de l'agriculture, délaisser, au profit du commerce, l'excellent système des tarifs mobiles en faveur d'un droit fixe... Mais, quoique l'on fasse, à un certain degré, l'échelon mobile existera toujours et il faudra nécessairement que les prévisions législatives, sinon l'initiative du pouvoir, suspendent l'action financière et protectrice ;si minimes qu’elle puissent être, quand les prix des subsistances se seront fort élevés. Alors le hasard et des intérêts égoïstes, qui se jouent volontiers des hommes et des gouvernements, pourraient prendre pour axe ls chiffre fatal et mobiliser pendant longtemps les effets de la loi, par des alternatives de hausse et de baisse ; j’avoue d’ailleurs que ce sera l’exception ; mais on devra en convenir aussi, l’échelon préservateur que je viens de signaler ne peut se briser. Cette conviction est le motif de l’amendement que j’ai eu l’honneur de déposer sur le bureau, et dont l’esprit est d’amortit, autant que possible, les oscillations que je viens de signaler.
Quand la période de disette est arrivée, le gouvernement a d’autres devoirs à remplir que la suspension des droits ; il doit, si les prévisions du commerce n’ont pas été suffisantes, l’exciter par des primes ou noliser lui-même des bâtiments, pour assurer et hâter les arrivages ; l’argent alors ne doit pas être épargné : cette nécessité reconnue, n’est-il pas juste aussi, qu’en temps normal, le trésor reçoive, au moyen de droits établis avec modération, justice et intelligence, la compensation des sacrifices qui lui incombent ; alors surtout que ces capitaux sont puisés à une source étrangère et favorisent, excitent même la production similaire du pays ?
On a, par exemple, souvent cite la vente prompte et assez avantageuse qui s'est faite de la graine de colza par suite des demandes de la Hollande; c'est là un avantage accidentel, rare depuis une longue série d'années et auquel la plupart des cultivateurs n'ont point participé ; on sait que dans les contrées où l'on cultive le plus cette plante si sujette à périr par l'effet des gelées ; dans le Hainaut, par exemple, la plupart des villages et des districts entiers ne peuvent cependant se livrer à cette culture décevante ; le terrain n'y étant pas favorable, le plus souvent parce qu'il manque de profondeur.
On a omis dans la colonne du passif, que je ne me charge pas de remplir entièrement, les pertes énormes que font les agriculteurs par le défaut de demande des chevaux de gros trait, qui prend un caractère de permanence inquiétant. Les nombreux éleveurs du Hainaut, comme ceux des Flandres, éprouvent là une perte d'autant plus grande, que l'avilissement des prix est tellement prononcé qu'il les force à conserver des élèves, superflus pour les travaux et d'un entretien très onéreux. La vente de l'avoine, excédant la consommation de la ferme, leur offrait encore une ressource, bien ébréchée aujourd'hui par la rivalité de puissance tractive que la vapeur fait aux chevaux.
En ce qui concerne les droits sur les différentes catégories de bétail, je pense, messieurs, qu'ils doivent être établis d'une manière telle, que les animaux gras soient plus taxés que les autres; ceux-ci, qui gagnent en croissance ou en valeur, sont beaucoup moins redoutés et désirés même quelquefois, par les agriculteurs el les distillateurs : pour atteindre ce but, je pense, comme mon honorable collègue, M. Jullien, que l'appréciation au poids est préférable à celle par tête. Cependant je dois dire que, malgré les tableaux dressés avec soin par la douane, afin de faciliter, à l'aide du mesurage, l'application impartiale des taxes, la direction supérieure trouve des difficultés dans l'application et préfère le procédé qui a régi cet article eh 1849.
En attendant les lumières qui jailliront sur cette divergence, je suspendrai ma détermination, comme je la suspends pour la quotité du droit à établir sur les céréales,
(page 622) M. Moncheur. - Messieurs, arrivé tard dans ce débat important, alors que vous avez déjà entendu tant de discours si remplis de faits et d'arguments, alors que je vois encore de nombreux orateurs inscrits pour prendre la parole, j'ai cru devoir restreindre de beaucoup le cadre du discours que je me proposais de prononcer sur le projet de loi en discussion. Je vous demanderai cependant quelques moments d'attention pour vous exposer les motifs de mon vote.
Je repousse le projet du gouvernement; je le repousse, non pas parce qu'il s'agit entre lui et nous d'une différence de 50 centimes ou d'un franc quant au droit à établir à l'importation des céréales, mais parce que je ne puis approuver le système, la pensée qui a dicté ce projet.
Quelle est, en effet, cette pensée? Quel est ce système? Les voici, dégagés de toutes ambages, de toute circonlocution : L'industrie agricole belge peut et doit être livrée sans défense, sans garantie aucune et dans toutes les circonstances possibles, à une lutte indéfinie avec l'industrie agricole de n'importe quelle contrée de l'univers. Voilà quelle est la pensée du gouvernement; il vous l'a d'ailleurs déclarée franchement dès l'année dernière, alors qu'il proposait la libre entrée des céréales sans aucune espèce de droit.
S'il a accepté le droit de 50 centimes ce n'a été que par transaction ; et si, cette année, il représente le même droit de 50 centimes, ce n'est encore que par transaction, c'est, prétend-il, pour vous dessiller les yeux, pour faire votre éducation, pour vous prouver que vous avez tort de vouloir demander un droit quelconque à l'importation des céréales. Eh bien, je pense que le système du gouvernement est faux. Je ne crois pas que l'industrie agricole belge puisse et doive être livrée dès à présent, à toujours et d'une manière absolue, à une lutte inégale avec l'industrie agricole de tous les pays du monde, même de ceux qui sont les plus favorisés par la nature pour la production des céréales.
Messieurs, il y aurait, à mon avis, manque de justice et d'équité dans un pareil système ; il y aurait oubli de l'intérêt général bien entendu du pays, et il y aurait, en outre, un grand danger pour celles des autres industries manufacturières de la Belgique qui ont encore besoin, aussi, de la protection de la loi.
Il y aurait, dis-je, dans ce système, oubli des principes de justice distributive, et je crois pouvoir le prouver : On a invoqué l'économie politique à l'appui du système du gouvernement. Je reconnais les vérités absolues de l'économie politique, et si je vous dis que j'aime cette science et son enseignement, vous me croirez sans peine, si vous vous rappelez que j'ai demandé que l'économie politique fît partie des matières des examens à subir par les jeunes gens qui suivent les cours de la faculté de philosophie et lettres. Il est vrai qu'à cette époque j'ai eu pour adversaire l'honorable ministre de l'intérieur, qui m'a objecté que l'économie politique, cette science de trop fraîche date (ce sont, je pense, les propres expressions de M. le ministre), était beaucoup trop vague, trop incertaine pour pouvoir faire sérieusement l'objet des examens; de sorte, messieurs, pour le dire en passant, qu'aujourd'hui, en Belgique, on peut être docteur en philosophie et lettres sans avoir vu un seul mot d'économie politique qui fait pourtant partie de cette faculté.
Je dis donc que j'aime l'économie politique et que je reconnais les vérités absolues qu'elle a mises en lumière ; je veux surtout son enseignement sérieux, mais c'est parce que je sais que les véritables savants dans cette science enseignent, à côté de ces vérités absolues, le principe tout pratique qu'il faut se tenir en garde contre l'application imprudente, prématurée et hasardée de ces mêmes vérités. C'est aussi, vous vous le rappelez, messieurs, ce que vous a dit notre honorable collègue M. Ch. de Brouckere dans la brillante leçon d'économie politique qu'il nous a donnée. Une des vérités absolues de l'économie politique, c'est sans contredit qu'il faudrait que les individus comme les nations ne se livrassent qu'à la production des choses qu'ils sont le plus aptes à produire au meilleur marché possible.
La conséquence rigoureuse de ce principe serait qu'il faudrait abolirt4ous les droits qui protègent toutes les industries qui ne se trouvent pas précisément dans ces conditions, et la conséquence ultérieure, mais rigoureuse aussi, de ce principe serait que toutes ces industries devraient disparaître tout à coup du sol où elles ont été implantées depuis des siècles, où elles vivent à l'abri de lois protectrices. Cependant, messieurs, personne ne veut un semblable résultat ; tout ce qu'on prétend, c'est qu'il faut entrer, mais très prudemment et lentement, dans les voies indiquées par la science, c'est-à-dire par l'observation réelle des faits. Je suis également de cet avis, car je suis du nombre de ceux qui pensent que les vérités de cette science finiront par triompher. Ce ne sera, il est vrai, qu'après beaucoup hésitations, beaucoup de temps et beaucoup de sacrifices peut-être ; mais enfin elles finiront par triompher, à moins que des cataclysmes sociaux dont Dieu seul a le secret, n'arrivent avant ce dénouement.
Mais s'il faut entrer dans cette voie, il ne faut le faire qu'après avoir consulté l'opportunité, et à l'égard seulement des industries qui peuvent le mieux soutenir la lutte de la concurrence générale. Quant à l'opportunité, je dirai qu'il ne faut faire un pas que lorsque nos voisins, plus forts et plus puissants que nous, en font également un ; et quant au choix des industries par lesquelles il s'agirait de commencer, l'expérience du free-trade, et c'est ici le nœud de la question, je pense qu'il y a tout d'abord une distinction très importante à faire; la voici : Toutes les industries qui existent dans un pays peuvent se diviser en deux catégories.
Les unes sont fondées principalement sur des agents naturels, que la Providence a départis très inégalement sur la surface du globe; dans celles-ci, les agents naturels que l'homme peut utiliser, mais non changer, jouent le plus grand rôle, et le travail de l'homme qui les utilise n'est que l'accessoire; les autres, au contraire, dépendent principalement du travail de l'homme et du capital qu'il veut y engager.
Un exemple fera mieux saisir ma pensée. S'agit-il de l'industrie cotonnière? Eh bien, pour faire une toile de coton si fine, si parfaitement imprimée, si bien appropriée qu'elle soit au goût du consommateur, vous employez comme matière première une balle de coton en laine achetée en Amérique ; après quoi un certain capital et un certain travail se chargent de la fabrication. Or, nous sommes tous, en Europe, à cet égard, sur le pied d'une égalité parfaite; ici le succès dépend entièrement de l'intelligence de l'ouvrier, de son activité, de la perfection de l'outillage, enfin de toutes choses qui sont du domaine de l'homme. L'industrie agricole, au contraire, et plusieurs autres industries dont on a parlé ne sont pas dans une condition identique à celle-là.
Pour l'industrie agricole, quels sont les principaux agents de production? Ce sont des agents naturels : la terre et l'atmosphère; l'homme peut amender la terre, mais non y déposer les sucs que la nature lui a refusés. Il ne peut rien sur l'atmosphère.
Or, vous savez que sur des points nombreux du globe, ces agents naturels sont infiniment plus parfaits qu'en Belgique; et qu'une même somme de travail appliquée à la culture de la terre, en Turquie et dans diverses contrées de la Russie, de la Pologne et de l'Egypte amène un résultat de beaucoup supérieur à celui qu'on peut obtenir chez nous.
Vous savez que, dans ces contrées, la fécondité de la terre et l'état de l'atmosphère sont tels que le blé y croit presque spontanément; sous ces rapports, donc, nous sommes nécessairement dans des conditions très inférieures à celles des concurrents auxquels on veut livrer d'une manière absolue, définitive, et sans aucune espèce de garantie l'industrie agricole belge.
La raison indique, selon moi, que parmi les industries que l'on peut livrer à une lutte indéfinie avec les industries similaires étrangères, il faut d'abord choisir celles dans lesquelles les agents naturels jouent le moindre rôle, et à l'égard desquelles le travail de l'homme, son intelligence et son activité suffisent pour arriver au degré de perfection convenable.
Cependant, messieurs, c'est justement le contraire que fait le gouvernement. Ainsi, l'industrie cotonnière est celle qui est protégée par lui de la manière la plus extraordinaire. Les droits protecteurs de cette industrie sont de fait prohibitifs, puisqu'ils s'élèvent jusqu'à 80 p. c. de la valeur de ses produits; et en outre, le gouvernement lui donne des primes d'exportation; ces primes, messieurs, le gouvernement s'est fait autoriser à les donner pendant 5 années encore. On vous a dit, il est vrai, dans une séance précédente qu'elles devaient cesser pour les cotons au 1er juillet prochain et pour les lins au 1er janvier 1851. Je prends acte de ces paroles, et j'espère que quand ces termes viendront les arrêtés qui accordent des primes ne seront pas renouvelés ; mais le fait est que le gouvernement projetait encore, au mois de juin dernier, d'accorder des primes semblables pendant une période de trois années, et c'est à cette fin qu'il s'est fait autoriser par vous, messieurs, à disposer des fonds qui rentreraient tant sur le crédit de 2,000,000 de francs ouvert par la loi du 18 avril 1848, que sur le crédit de 1 million, voté en juin dernier, pour aider, au maintien du travail en général, notamment pour favoriser l'exportation des tissus de coton et de lin, et la colonisation intérieure des Flamands dans la Campine, etc.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous devons continuer le payement des primes accordées depuis un an ; ce n'est pas un système nouveau.
M. Moncheur. - Le système du gouvernement était, au mois de juin, que les primes accordées devaient no -seulement être payées, mais renouvelées pendant trois années. Evidemment, il n'y a pas d'autre sens à donner à l'article 3 de la loi du 23 juin dernier, qui porte :
« Art. 3. Les rentrées à opérer sur le fonds spécial, indiqué en l'article précédent, et celles qui pourront être remboursées sur le crédit de deux millions de francs, alloué par la loi du 18 avril 1848, pourront être employées pendant une période de trois années aux dépenses désignées ci-dessus sous les littera A et B. »
Or, le littera A concerne les primes, et dans la note annexée au projet de loi du crédit de 1 million, concernant le litt. B, il explique qu'il s'agit, il est vrai, d'améliorations agricoles en général, mais surtout et en (page 623) première ligne de la colonisation intérieure, c'est-à-dire de la confection, dans la Campine, aux frais du trésor public, de petites fermes pour y transporter des familles provenant des Flandres.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Lorsqu'il s'est agi d'encouragements à l'exportation, il n'a pas été seulement question d'allouer des primes. Il a été question aussi de favoriser l'établissement de comptoirs, en un mot d'encourager le commerce et l'agriculture par tous les moyens.
M. Moncheur. - C'est-à-dire, messieurs, qu'on nous a en effet demandé de pouvoir disposer d'une partie du crédit extraordinaire d'un million pour établir des comptoirs aux Indes; mais ce projet est, je pense, resté sans suite; quant à l'emploi des fonds pour les améliorations mentionnées sous le littera B, je dis qu'il ressort évidemment des documents annexés au projet que la confection de petites fermes venait en première ligne. « Il s'agit, dit la note explicative que j'ai en mains, de faire acte de bon propriétaire; de construire un certain nombre de petites fermes sur des points, choisis avec discernement, d'y établir comme fermiers un certain nombre de familles flamandes possédant encore leur outillage et quelques capitaux. »
Je crois que ce système a reçu un commencement d'exécution ; mais outre qu'il est tout à fait contraire aux principes d'économie politique, et on ne le niera pas je pense, qu'il n'aboutira à aucune espèce de résultat, car je suis convaincu que pas une famille flamande ne quittera ses parents, ses amis, son clocher, pour aller dans une terre inculte et déserte.
Et c'est lorsque la situation de l'industrie des Flandres se présente d'une manière aussi brillante que celle dont M. le ministre de l'intérieur vous a fait le tableau, qu'on ferait aux frais de l'Etat de petites fermes pour y envoyer des Flamands !
Je répète qu'aucune famille flamande ne consentira à quitter ses foyers pour aller dans la Campine.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il y en a déjà.
M. Moncheur. - Tant pis pour elles ; dans tous les cas, ou je me trompe fort, où les familles qui ont émigré ne doivent pas être des familles possédant un capital et un outillage, comme vous l'exigiez. Non, les Flamands n'émigreront pas; et j'invoque à cet égard des preuves qui ne seront pas suspectes, puisqu'elles émanent de rapports de hauts fonctionnaires des Flandres.
Voici quelques courts extraits de ces rapports :
Dans la commune d'Iseghem :
« Si les affaires continuent sur ce pied, les fabricants seront obligés d'augmenter le salaire par suite de la concurrence qui devient grande.»
Dans la commune de Cachtem :
« Il serait impossible, croyons-nous, de trouver un désœuvré. »
Dans la commune d'Aerzeele :
« La satisfaction de l'ouvrier va jusqu'à l'enthousiasme. »
Dans le rapport de M. le gouverneur de la Flandre occidentale, on lit, page 53 du rapport de M. le ministre de l'intérieur ce qui suit.
« En 1848, les commandes manquaient, aujourd'hui les bras et la marchandise font seuls défaut... les fabriques se disputent les apprentis tisserands. »
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Tant est grande le détresse dans les pays agricoles !
M. Moncheur. - Certes , il n'y a plus de détresse dans les Flandres, ni surtout dans leur industrie; d'où je tire la conséquence qu'appliquer aujourd'hui les fonds de l'Etat à construire des fermes dans la Campine, pour y transporter des familles flamandes, c'est véritablement jeter les fonds de l'Etat.
J'ai dit, messieurs, que le gouvernement était autorisé à disposer des fonds de l'Etat pour primes, colonisation intérieure et améliorations agricoles. Or, savez-vous quelle est l'importance des fonds qui ont été mis de cette manière à la disposition du gouvernement pendant la période de trois années, alors que vous ne lui permettez pas de dépenser 100 francs si ce n'est pour des objets spécialement prévus par chaque budget annuel? Vous l'avez autorisé à dépenser sur le crédit de 2 millions une somme de 1,031,158 francs ; car je vois dans la colonne des sommes à rembourser le chiffre que je viens d'indiquer. On me dira peut-être que toutes ces sommes ne seront pas réellement remboursées. Nous ne sommes ni dans le secret des chances, ni des termes du remboursement.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). Les termes sont indiqués dans le rapport.
M. Moncheur. - Eh bien, ils sont probablement plus rapprochés que le terme de 3 ans ; sans quoi, l'article 3 de la loi du mois de juin dernier, qui vous autorise à dépenser les sommes remboursées, serait sans aucune portée. Et si, sur le crédit extraordinaire d'un million voté en juin dernier, 500,000 fr. sont encore à rembourser, ce sont encore 500,000 fr. à ajouter au million dont je viens de parler et dont le gouvernement pourra disposer comme bon lui semblera en primes d'exportation, en encouragements à l'agriculture, en constructions de petites fermes dans la Campine, etc.
Plusieurs honorables orateurs, MM. Mercier et Osy, avaient pensé, comme moi, que c'était là une chose irrégulière ; quant à moi, je le pense encore. Il ne me semble pas que le gouvernement doive être mis à même de disposer de sommes aussi fortes pendant trois années, sans le contrôle ni l'assentiment des chambres. Mais la majorité a pensé autrement, je respecte sa décision.
Je reviens au sujet principal que je traitais, et je dis que les industries qui doivent être protégées, ce sont celles pour lesquelles l’homme ne peut pas faire tout par lui-même; pour lesquelles il dépend d'agents naturels qu’il n'est pas dans son pouvoir de créer ou de moduler, mais dont il subit la loi providentielle.
On vient de vous dire, messieurs, que l'approvisionnement de la Belgique peut dépendre d'un rayon de soleil. Cela est vrai. Mais si, dans d'autres climats, ce soleil est toujours ou presque toujours favorable; tandis que dans nos climats il est très souvent peu favorable, évidemment nous ne sommes pas sur un pied d'égalité avec nos concurrents.
Il est vrai, messieurs, que l'on prétend que l'industrie agricole belge est suffisamment protégée par l'éloignement des concurrents et, à cet égard, l'honorable M. Lebeau, entre autres, a fait une longue énumération des frais que coûte le transport des grains étrangers jusque dans nos ports. Il faut non seulement l'acheter sur les lieux de production; mais le conduire au port d'embarquement, l'amener au port d'Anvers, payer le fret, les assurances, le débarquer, transporter dans les greniers, etc.. ; Mais, messieurs, il n'y a qu’une simple question à faire à l'honorable membre, c'est celle de savoir à quel prix le négociant anversois, ou le négociant étranger ayant un correspondant à Anvers, peut y livrer à la consommation, y vendre son grain. Or, ce prix, on vous l'a dit, est de 13 à 14 fr.
M. Lesoinne. - Jamais.
M. Coomans. - Oui de 13 et 14 francs.
M. Moncheur. - L'honorable ministre de l’intérieur peut et doit avoir dans ses cartons la preuve officielle que les prix moyens de la vente des grains de la mer Noire sont, en moyenne; inférieurs à 15 francs, mais je crois que ces prix officiels sont exagérés, qu'ils sont supérieurs aux prix réels où les grains se vendent sur la place d'Anvers: Toutefois je ne prends que les prix officiels, eh bien, il est évident que si normalement le grain étranger peut être vendu à Anvers à un prix inférieur à 15 francs, il sera toujours impossible que le prix des céréales intérieures soit plus élevé; s'il est un peu plus élevé, ce sera peut-être d'un franc, en raison de la supériorité de la qualité. Mais le prix des grains étrangers sur la place d'Anvers sera un niveau inflexible que le grain intérieur ne pourra jamais dépasser.
Quel sera, messieurs, l'effet d'un droit à l'importation ? Mais il sera évidemment de relever un peu les prix des grains intérieurs, et il sera d'empêcher le spéculateur étranger de faire un bénéfice aussi considérable que celui qu'il pourrait réaliser sans cela.
Mais, dit l'honorable ministre des finances, si le prix des grains s'élève outre mesure, vous percevrez sur le pain un impôt énormissime. Messieurs, si le prix des grains s'élève, je ne dis pas outre mesure, mais seulement à un taux supérieur au taux moyen, je désire, en ce cas, que le droit disparaisse entièrement, ou tout au moins soit réduit. C'est, du reste, messieurs, à quoi vous serez toujours et inévitablement conduits; chaque fois que le prix des grains sera très élevé, le droit protecteur que vous aurez établi à l’importation disparaîtra.
Le sous-amendement de l'honorable M. Coomans répond à l'objection de M. le ministre des finances ; il permet au gouvernement de supprimer ou de réduire les droits en cas d'élévation exagérée du prix des grains.
L'éloignement, dit-on, protège suffisamment le producteur belge. Voyez Namur, dit l'honorable M. Lebeau ; Namur ne craint pas Arlon et cependant Namur n'est qu'à une très faible distance d'Arlon. Mais, messieurs, Namur ne craint pas Arlon pour une raison toute simple, c'est que le pays du Luxembourg n'est pas dans des conditions naturelles plus favorables pour la production des céréales que la province de Namur ou que le restant de la Belgique. C'est même le contraire, circonstance à laquelle il faut ajouter encore la distance assez considérable qu'il y a à parcourir par axe sur une route difficile.
Namur ne craint pas Arlon et Namur craindrait Odessa! dit l'honorable M. Lebeau. Mais, messieurs, Namur craint Odessa, parce que le grain d'Odessa, rendu même dans le port d'Anvers, peut être vendu à un prix beaucoup plus faible que celui auquel l'agriculteur belge peut donner le sien en obtenant un prix rémunérateur. Namur craint l'introduction du froment d'Odessa, parce que le froment d'Odessa tendra toujours, toujours davantage à déprimer tous les marchés du pays, parce que d'Anvers à Namur il n'y a pas loin, et que le chemin de fer peut y amener le grain d'Odessa à un prix minime.
Namur craint encore autre chose que le grain d'Odessa , messieurs, il craint le grain français. Dans le mois de décembre on a introduit de France 1,396,986 kilog., ce qui ferait, pour l'année, 16,763,832 kilog. de froment, et il a été introduit pendant ce même mois de décembre 928,462 kilog. de seigle. Vous savez, messieurs, que par la Meuse, les grains français descendent à très peu de frais jusqu'à Namur et que de là, au moyen du chemin de fer, ils sont introduits dans la Belgique entière.
Vous voyez donc que les frais résultant de l'éloignement ne constituent pas une protection pour l'agriculture.
Il est vrai, messieurs, que le gouvernement et plusieurs honorables membres ne veulent pas entendre parler de prix rémunérateurs pour l'industrie agricole. On joue agréablement sur le chiffre du prix rémunérateur. On demande si c'est 20, 21, 22 fr. et des centimes.
Messieurs, je ne pose, quant à moi, aucun chiffre pour le prix rémunérateur; il est impossible d'en poser un. Mais savez-vous à qui il faut s'adresser pour savoir quel est ce prix rémunérateur? Au bon sens public d'abord; et ensuite à des calculs très réels faits par ceux qui ne (page 624) demanderaient pas mieux que de pouvoir tirer parti de leur fond. Eh bien! demandez non pas aux grands cultivateurs, non pas aux petits cultivateurs, non pas aux fermiers, mais aux simples ouvriers agricoles et aux journaliers en général, demandez-leur pourquoi ils sont dans la gêne, pourquoi ils n'ont pas de travail, pourquoi ils sont oisifs dans ce moment (et il y en a beaucoup dans les contrées dont les industries sont souffrantes), ils vous répondront : C'est parce que le grain est à trop bon marché.
Demandez aux détaillants dans les villes pourquoi ils ne vendent plus leurs marchandises? Il vous répondront aussi : C'est parce que le grain est à trop bon marché, et que tous ceux qui participent à la production des céréales, ne peuvent faire de dépense au-delà du strict nécessaire.
Demandez enfin aux fabricants pourquoi ils ne fabriquent plus pour les détaillants ; pourquoi ils n'ont plus de commandes. Les fabricants vous répondront : C'est parce que le grain est à bon marché, et que les débitants en détail ne vendent pas.
Voilà, messieurs, ce qui indique le prix rémunérateur. C'est ce qu'il est pour ainsi dire dans la conscience publique de considérer comme tel.
Savez-vous , en second lieu, messieurs, à qui vous pouvez encore vous adresser pour savoir quel est le prix rémunérateur? Mais c'est au propriétaire, qui a intérêt à faire usage de sa propriété, et qui, tout calcul fait, ne peut pas faire cet usage.
Ainsi, un propriétaire a un terrain humide ou rocailleux, mais susceptible d'être conquis pour la culture; il se dit ceci : Si le grain est à un prix convenable, je puis défricher ce terrain, je puis le cultiver; mais, si le prix du grain est tellement faible qu'il m'est impossible de retirer un intérêt de l'argent que j'emploierai à cette opération, je dois nécessairement le laisser dans l'état inculte où il est. Eh bien, messieurs, voilà encore un indice du prix rémunérateur.
L'absence de ce prix compromet, comme je l'ai dit, l'intérêt général du pays, car l'intérêt du pays est qu'il puisse lui-même produire des céréales en quantité suffisante pour sa consommation normale. Quelle que soit, en effet, la régularité espérée du commerce et des importations des grains étrangers, on ne peut se fier à ces importations, dans telles ou telles circonstances données, pour l'alimentation du pays, en ce qui touche un objet de première nécessité comme le grain.
Messieurs, j'ai dit encore que je repoussais le système du gouvernement, parce qu'il compromet l'intérêt des industries manufacturières qui ont encore besoin de certaine protection. Et, messieurs, cela est bien évident, car la logique des faits vous conduira infailliblement, lorsque vous aurez exposé sans défense l'industrie agricole à la lutte universelle, la logique des faits vous conduira infailliblement, dis-je, à exposer également toutes les autres industries à une lutte semblable. C'est ainsi, messieurs, que vous risquez de faire manquer au travail intérieur la protection à laquelle il a droit.
Messieurs, je me résume et je dis que le système du gouvernement, la pensée qui a dicté la loi dont il s'agit ne peuvent pas être adoptés pat la chambre, parce que l'application de ce système serait injuste envers l'industrie agricole, parce qu'il serait contraire à l'intérêt général du pays, intérêt général qui veut qu'au moyen du prix suffisant du grain, tout le sol belge soit successivement mis en culture, parce qu'enfin le système du gouvernement est dangereux comme compromettant le sort d'autres industries manufacturières, dans lesquelles de nombreux capitaux se sont engagés depuis un temps immémorial et qui ont, par leur position, à l'égard d'autres pays, et par les conditions naturelles dans lesquelles elles se trouvent, besoin d'être encore protégées.
(page 615) M. Deliége. - Messieurs, la proposition qui vous est soumise peut être envisagée à trois points de vue différents :
Comme mesure financière;
Au point de vue de l'intérêt général, de l'intérêt des consommateurs;
Et au point de vue de l'agriculture.
Au point de vue de l'intérêt financier, on vous l'a dit, ce n'est pas sans doute par ce moyen que nous augmenterons les ressources du trésor; ce n'est pas par un impôt sur les denrées alimentaires, disons-le, par un impôt sur le pain, que nous augmenterons nos ressources financières. Aussi, messieurs, à ce point de vue, j'en suis convaincu, personne, ici, ne voudra de cet impôt.
On vous dira peut-être que le droit n'affectera pas les consommateurs, n'affectera pas les pauvres, mais qu'il sera payé par le commerçant ou par le producteur étranger. Mais je voudrais bien, messieurs, qu'on m'expliquât comment il se fera qu’un marchand belge allant à l'étranger acheter des denrées alimentaires, comment il se fera qu'en déclinant sa qualité de Belge, on lui rendra sur le prix du froment, par exemple, la somme nécessaire pour payer le droit à la frontière.
Quant au commerçant, il est de principe, en économie politique, et tous ceux qui ont écrit sur la matière l'ont dit, qu'il ne fait que l'avance du droit et qu'il le récupère sur la consommation avec un profit.
Ainsi reste le consommateur pour payer le droit.
C'est donc un impôt sur les denrées alimentaires que nous frapperons sur le pays.
Et prenez garde, cet impôt ne rapportera peut-être pas plus que les 50 centimes formant le montant du droit actuel.
Je vous citerai l'exemple de l'Angleterre :
Aujourd'hui que, se passe-t-il en ce pays? il y a eu pendant une longue période, pendant de nombreuses années, des droits très élevés en Angleterre. L'échelle mobile y a aussi existé. Qu'est-il arrivé ? Ce droit pendant 21 années a rapporté eu moyenne 572,000 livres sterling par année.
Et le droit minime d'un schelling qui existe aujourd'hui, qu'a-t-il rapporté en 1849? 502,600 livres. Ainsi, vous voyez encore une fois qu'en matière de finances 2 et 2 sont bien loin de faire 4.
D'ailleurs, j'examine les noms des honorables membres qui ont composé la section centrale, et je me demande s'ils sont de ceux qui ont l'habitude de se montrer très pressés de combler le déficit du trésor? Je lis attentivement les noms de ces honorables membres, et je dis qu'ils ne nous ont jamais montré un amour excessif pour le fisc.
(page 616) Je serais fort surpris qu'ils se fussent épris aujourd'hui d'un bel amour pour un impôt sur les denrées alimentaires, d'un amour de père.
M. de Man d'Attenrode. - J'ai toujours soutenu les intérêts du trésor public. Vous ne connaissez pas mes antécédents parlementaires.
M. Deliége. - L'honorable M. de Man voudra bien croire qu'il n'y a rien de personnel dans ce que je viens de dire; je respecte ses intentions comme celles de tous mes collègues.
Au point de vue de l'intérêt général, personne non plus ne soutiendra la mesure. Il est évident que le consommateur, dont il faut se souvenir dans toute discussion, n'est pas intéressé à ce qu'on perçoive un impôt sur les denrées alimentaires à la frontière. Je passe donc à l'intérêt agricole.
Messieurs, j'ai toujours vécu à la campagne, j'ai reçu bon nombre de marques d’intérêt de mes concitoyens des campagnes ; et cependant je repousse avec toute l’énergie dont je suis capable l’aggravation d’impôt qu’on vous propose ; non pas qu’il soit très élevé ; mais je sais ce que coûte un pas fait dans une voie : on me l'a appris par le pas qui a été fait : nous avons adopté un droit de 50 centimes, et aujourd'hui on nous demande un franc; demain, on nous demandera 1 fr. 50...
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - On le demande déjà.
M. Deliége. - Après-demain ce sera deux francs, et ainsi de suite. Mais je me pose exclusivement sur le terrain des intérêts agricoles ; j'abandonne l'intérêt du consommateur, et j'en viens à l'intérêt de l'agriculteur.
Et ne croyez pas que, quand je vous parle de l'intérêt de l'agriculteur, je vienne poser la question entre le propriétaire et le fermier, entre le fermier et l'ouvrier agricole. Non, messieurs; ce n'est pas ainsi que je poserai la question : je porte trop de respect à la propriété, pour soulever des antipathies contre elle. La propriété, je l'ai dit dans une autre occasion, c'est le droit à l'existence, c'est la condition de l'existence de l'homme et au moral et au physique :
Au physique, car si l'homme ne devenait pas propriétaire des fruits de son travail, il ne pourrait se nourrir, il devrait mourir;
Au moral, car si l'homme ne travaillait pas, il deviendrait mauvais, il se livrerait à la fainéantise, ses facultés intellectuelles s'affaibliraient : il mourrait au moral.
Ainsi la propriété est nécessaire; elle est une des conditions de l'existence de l'homme.
Cette condition, qui l'a faite? C'est, la Providence; la propriété est donc un droit providentiel. Ce n'est pas après avoir manifesté de tels principes que je voudrais soulever la moindre antipathie contre la propriété, d'autant plus que, dans mon opinion, le propriétaire, le fermier et l'ouvrier agricole sont intéressés à ce que nous rejetions l'augmentation de droit qu'on nous propose.
Pour le prouver, suivons le bon conseil de l'honorable M. de Theux : consultons les leçons de l'expérience, voyons ce qui s'est passé dans les pays qui nous entourent :
Eh bien, l'honorable ministre des finances vous a cité l'exemple de l'Angleterre. Quelles sont les périodes de prospérité pour l'agriculture? Et quelles sont les périodes de misère? Les époques de prospérité sont les époques de liberté du commerce ; les époques de misère sont les époques du système de protection. C'est ce qui est constaté à la dernière évidence. On vous dira :« Le système protecteur a régi l'Angleterre pendant les dernières années, et cependant son agriculture est dans un état prospère. » Non, messieurs, l'agriculture de l'Angleterre, dans plusieurs comtés, n'est pas dans un état prospère; dans ces comtés, les ouvriers agricoles sont dans l'état le plus misérable. J'ai ici sous les yeux deux enquêtes qui le prouvent. Je pourrais vous citer des comtés où le cultivateur, l'ouvrier agricole, sont logés dans de misérables cabanes, vivent dans la misère et sont à peine vêtus. C'est là un fait qui est clair; qui résulte d'une enquête établie par le gouvernement. Les propriétaires ont élevé des doutes sur cette enquête, et la rédaction du Morniny-Chronicle a fait faire à grands frais une seconde enquête qui a confirmé tout ce que la première enquête avait prouvé.
Voilà, les excellents effets de la protection, d'une grande protection accordée à l'agriculture.
L'honorable ministre aurait pu citer également l'Irlande.
Quand l'Irlande a-t-elle commencé à dépérir? Lisez, messieurs, l'histoire anglaise, et vous trouverez qu'en 1783 et en 1784, le parlement irlandais (car vous savez qu'à cette époque la réunion n'avait pas encore eu lieu), le parlement irlandais a fait des lois soi-disant protectrices de l'agriculture : il a imposé des droits très élevés sur les céréales étrangères: il a accordé des primes très élevées à la sortie.
Et qu'en est-il résulté? L'histoire le dit : la verte Erin était un pays de pâturages, elle a changé de parure, et elle est tombée dans la misère, dans un état de dégradation qu'on a déploré, non seulement dans les trois royaumes, mais encore à l'étranger. Encore une fois, voilà l'effet du système protecteur sur l'agriculture.
En France, le système protecteur existe encore aujourd'hui.
Et l'agriculture y est-elle dans un état bien brillant ?
Non, messieurs, les produits y sont à bas prix dans plusieurs départements. L'agriculteur est dans la gêne.
Mais n'allons pas chercher nos exemples dans d'autres pays ; en Belgique même, nous avons joui des prétendus bienfaits du système protecteur.
C'est en 1834 que l'échelle mobile y a été décrétée, et cette année et les deux années suivantes les céréales ont été à vil prix.
C'est ainsi que la Providence vient déjouer les calculs de l'intérêt.
L'honorable comte de Theux a cité la Hollande ; il vous a dit que dans ce pays, où le commerce devait être protégé, et non l'agriculture, les grains payaient 75 c. par 100 kil. à l'entrée.
L'honorable comte de Theux n'a pas été heureux dans sa citation; car, eu égard aux charges que la Hollande supporte, un droit de 73 c. ne doit pas y être considéré comme plus élevé qu'un droit de 50 c. en Belgique.
Et d'ailleurs aujourd'hui même le Moniteur belge nous apprend qu'une proposition de changer ce droit vient d'être déposée à la chambre hollandaise par le ministre des finances de la Néerlande. Ce haut fonctionnaire propose d'imposer les céréales étrangères à un florin le last ; c'est-à-dire que pour 50 hectolitres, on payera un florin de droit d'entrée, soit 7 centimes par hectolitre.
Voilà le pays que l'honorable comte de Theux citait comme exemple. Voilà ce qui se fait aujourd'hui en Hollande.
Ainsi, un examen attentif des faits qui ont eu lieu chez nous, autour de nous, nous fait rejeter, à nous propriétaires, à nous intéressés à la prospérité de l'agriculture, l'augmentation de droit qu'on propose. Ce n'est pas sur le terrain mouvant de la protection que je voudrais appuyer la propriété.
Je connais le cultivateur et son excessive prudence ; je sais qu'il doit être stimulé; je crains pour luit comme disait M. Huskisson à la chambre des communes, il y a peu de temps, son excessive prudence, sa crainte, en présence d'innovations, crainte qui peut être poussée à l'excès chez quelques-uns, et qui produit alors une indifférence complète, une déplorable torpeur, une indolente sécurité.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on vous demande la liberté du commerce pour les céréales en Belgique. L'honorable comte de Theux vous a dit que la protection était la règle en Belgique, que la liberté était l'exception. Eh bien, messieurs, c'est là la plus grande erreur.
En Belgique, en Flandre, dans le Brabant, anciennement c'était la liberté qui était la règle; la protection était l'exception. Je vois avec le plus grand plaisir que l'honorable M. Dedecker fait un signe affirmatif; je l'en remercie.
Du reste, c'est un fait; voici ce que les états de Flandre, disaient en 1783, dans un rapport sur la question : « L'agriculture n'a son essor que dans la liberté; c'est à cette liberté que l'on doit l'état florissant où l'agriculture est portée dans nos provinces. L'une et l'autre ont toujours suivi une progression égale. »
Voilà, ce que les états de Flandre disaient en 1783; et je crois que les états de Flandre n'auraient pas écrit ces paroles si le système de protection avait été la règle.
D'ailleurs, qui ne connaît cette boutade que Joseph II écrivit de sa main au bas d'un rapport du prince de Kaunitz qui lui demandait des restrictions à la sortie des grains, pour ses Etats des Pays-Bas, boutade dans laquelle il dit qu'il est étonné que l'on ne connaisse pas encore dans cette contrée « le grand principe de la liberté des produits; » que les conseillers collatéraux sont des gens qui vivent de gages et d'épices, qui craignent la cherté des vivres , qui craignent la disette, non, comme ils le disaient, dans l'Etat, mais dans leur bourse.
Aujourd'hui, en 1850, l'agriculture belge peut-elle encore craindre la liberté tant prônée, dès l'an 1781, par les états de Flandre? Je ne ferai pas, à nos agriculteurs, l'injure de décider cette question affirmativement.
Messieurs, si vous avez lu l'exposé de motifs qui accompagne le projet de loi que le ministère des Pays-Bas a présenté à la chambre de Hollande, vous aurez vu aussi qu'il entre largement dans le système de la liberté commerciale. Il cite l'Angleterre et dit qu'en présence de ce qui s'y est passé, il est impossible de ne pas entier dans ce système.
Prenons-y garde, notre commerce pourrait être péniblement affecté des mesures libérales qui vont être prises dans la Néerlande, si nous ne suivons la même voie.
Messieurs, il y en a certainement qui croient que cette liberté du commerce est une détestable chose; mais ceux-là n'ont-ils pas été émus du coup de massue que sir Robert Peel a donné au système protecteur en Angleterre ?
N'ont-ils pas été émus en voyant cette agitation pacifiques, ces réunions d'hommes éminents qui, sur tous les points du globe, ont proclamé la liberté commerciale?
Si vous avez passé à la frontière, ne vous êtes-vous pas souvenus que souvent, ici, nous avions des discussions sur le budget de la guerre, sans songer qu'à cette frontière il se fait une autre guerre, dont le résultat est de nous faire payer, de faire payer au peuple, car nous sommes du peuple, ce qui sert à le vêtir, ce qui sert à le nourrir, enfin tout ce qui sert à la vie, à un prix plus élevé? Ne vous êtes-vous pas dit qu'il était honteux pour un peuple de s'isoler ainsi, comme l'ours dans sa tanière; qu'il y avait là un aveu d'impuissance; que c’était reconnaître que nous ne pouvions pas fabriquer comme l'étranger?
Mais, dit-on, c'est une hypocrisie : vous ne voulez pas du libre-échange, vous voulez du système protecteur pour l'industrie et le commerce, vous n'en voulez pas pour l'agriculture.
Messieurs, nous voulons, nous désirons que le gouvernement entre dans le système du libre-échange pour l'industrie et pour l'agriculture, mais avec ménagement, avec mesure, en tenant compte des faits accomplis, des positions acquises, des capitaux engagés.
(page 617) Plusieurs d'entre nous ont prouvé qu'ils ne voulaient pas se borner à le brillants discours. L'honorable M. de Brouckere n'a-t-il pas dit qu'il en voulait pour l'agriculture? N'a-t-il pas dit pourquoi? N'a-t-il pas dit que la décadence de l'industrie du fer ne provenait que du défaut de liberté? N'a-t-il pas dit que la décadence de l'industrie linière venait aussi du défaut de liberté? Et l'honorable M. de Brouckere est intéressé dans l'industrie sidérurgique et dans l'industrie linière.
L'honorable comte de Theux a dit qu'il consentirait à ce que l'on entrât dans le système du libre-échange à condition qu'on donnât dix années aux industries pour s'apprêter au nouveau système.
Eh bien, à Liège, où il y a beaucoup d'industrie, un honorable membre du conseil provincial, attaché à une de nos meilleures familles industrielles, dont fait partie M. le ministre des finances, a déjà, depuis plusieurs années, déclaré dans une séance du conseil que, pour lui, il consentirait à entrer dans le système du libre-échange, en donnant au commerce une période de dix ans, c'est-à-dire en abaissant graduellement, par dixième, les droits de douane, sauf les exceptions que la situation de l'industrie rendrait nécessaires.
Voilà ce qui a été proclamé dans le conseil provincial de Liège.
Mais il y a plus : cette famille, on vous l'a dit, a joint l'exemple au précepte : elle possède une fabrique de fils de fer, la fabrique la plus importante du pays, peut-être la seule ; elle pouvait prétendre à un monopole. Qu'est-il arrivé? L'honorable ministre des finances a pris un arrêté par lequel il permet la libre entrée des fils de fer étrangers à une seule condition, c'est que, comme le fil de fer est principalement employé à faire des clous, on exporte autant de clous en pesanteur qu'on aura importé de fils de fer.
Voilà autre chose que de l'hypocrisie, autre chose que des préceptes. Voilà des exemples !
Quelle est d'ailleurs cette énorme protection qu'on nous offre? 1 franc. Est-ce que d'autres industries ne jouissent pas de droits qui dépassent 50 p. c. ? Et par le droit d'un franc, vous iriez vous asseoir au banquet de la protection. Pour y trouver quoi? Pour y trouver peut-être, l'honorable comte de Theux vous l'a fait pressentir, la taxe des pauvres, la lèpre de l'Angleterre.
Et cependant, notez-le bien, il vous sera impossible d'obtenir plus d'un franc, si vous l'obtenez.
L'intérêt du consommateur, l'intérêt général empêcheront toujours d'accorder une protection plus forte. Il est donc de l'intérêt de l'agriculture de persister et de demander plutôt que l'on entre dans le système du libre-échange.
Je sais que des clameurs se sont élevées, en Angleterre, contre ce système. Je sais que de vives clameurs se sont élevées contre Robert Peel. Devons-nous donc en être surpris? A une époque qui n'est pas éloignée de nous, à Verviers, on a introduit les mécaniques à filer, on a introduit le nouveau système, sans lequel le pays serait aujourd'hui dans la plus profonde misère. Qu'est-il arrivé? Le peuple s'est ameuté, et les premières mécaniques ont été brisées. Voilà ce qui arrive constamment. Le peuple égaré, poussé dans une fausse voie, hue quelquefois les bienfaiteurs de l'humanité, ceux à qui il devrait élever des statues.
Verviers a persévéré; Verviers a fait des efforts louables, des efforts inouïs pour faire progresser son industrie, et les blouses trouées de ses ouvriers, jadis en sabots, se sont changées en habits de laine, en de bons vêtements, et les villages voisins sont devenus des bourgs, et sa population s'est augmentée considérablement, nonobstant les sinistres prédictions de ceux qui disaient que les mécaniques empêcheraient le peuple de gagner son pain.
Du reste, si je désire qu'on entre dans la voie de la liberté commerciale, il est entendu, je le répète, je ne veux pas qu'on se trompe sur mes intentions, que je désire que l'on y entre avec mesure, avec prudence ; que j'adopterai bien volontiers, dès qu'on la présentera, et de quelque côté qu'elle vienne, une mesure marquée au coin de la sagesse, de la prudence, que je la repousserais, si elle pouvait être marquée au coin de l'étourderie.
Déjà l'agriculture française a apprécié les effets du système protecteur. Demandez au propriétaire de ce pays s'il faut changer notre législation sur cette matière? Il vous répondra que nous ne devons toucher à notre législation sur les céréales que d'une main tremblante. Il vous dira que si vous n'avez pas à vous louer sous le régime de la liberté, il a eu à se plaindre amèrement sous le régime de la protection.
D'un autre côté, voici ce qui arrivera à l'agriculture : dans les bonnes années, dans les années abondantes, le droit ne la protégera pas, ou la protégera très peu. Dans les années de disette, on viendra demander l'abolition des droits. Ainsi quel intérêt avons-nous à demander l'établissement d'un droit qui peut nous être ôté à chaque instant, qui nous serait ôté lorsque nous en aurions besoin, et qui pourrait devenir funeste dans des temps d'orage?
Je crois qu'il y a d'autres encouragements à donner à l'agriculture. Je crois que l'agriculture doit être protégée. Je crois qu'on doit lui donner des primes. Mais voici en quoi ces primes doivent consister : nous aurons dans peu à discuter une loi sur l'enseignement primaire. Je veux bien que, dans cette loi, on dise que l'on ornera le cœur et l'esprit de l'élève de tout ce qui peut l'orner. Je veux bien qu'on lui apprenne la géographie. Je veux bien que l'on apprenne à nos jeunes cultivateurs où sont situés le Mississipi cl l'Ohio, qu'on lui apprenne l'histoire de Joseph et de Pharaon. Mais ce que je veux, c'est qu'on lui dise aussi :
Il y a près de vous de la marne à quelques pieds de la surface du sol. Vous la laissez là. Pourquoi? Parce vous ne savez pas l'appliquer. Eh bien, vous le saurez.
Il y a chez vous du calcaire en quantité. Vous n'en faites pas de la chaux. Pourquoi? Vous ne savez pas l'appliquer. Vous le saurez.
Je voudrais aussi que le gouvernement prêtât les mains à d'autres encouragements qui peuvent être donnés à l'agriculture.
Dans les villes, il se perd une grande quantité de matières fertilisantes. Dans les boucheries, dans les égouts, il se perd pour des millions en Belgique. Faites en sorte que ces produits soient donnés à l'agriculture, qu'ils soient vendus à bas prix; alors vous verrez prospérer votre agriculture, vous verrez augmenter ses produits.
Que l'on donne à nos agriculteurs des notions plus exactes sur les défoncements, sur les assolements, sur la culture des plantes fourragères et sur les instruments aratoires. J'ai été très surpris de voir que l'on ait critiqué ce fait qu'un instrument aratoire, qu'un bon semoir ait été indiqué par le gouvernement, qui en a même donné. Un bon semoir, qui est inconnu dans nos provinces, ne vaut-il pas une prime, mieux qu'une prime à la sortie?
L'honorable membre qui a fait cette observation a oublié cet ancien proverbe que l'argent épargné est le premier gagné.
Le gouvernement peut faire beaucoup pour instruire nos cultivateurs. Il a ses conférences, ses concours. Il publie, en ce moment, des livres qui sont d'une haute utilité. Il peut lorsqu'il présentera le budget de l'intérieur, se souvenir des chemins vicinaux; car les chemins vicinaux ne sont pas ce qu'ils devraient être dans nos campagnes. Aux portes mêmes de nos grandes villes, nous trouvons des chemins très fréquentés, où il y a des ravins de 2 mètres de profondeur. Souvent les cultivateurs doivent faire un trajet de 2,000 mètres pour arriver à un terrain situé à 500 mètres de leur ferme. Encourageons l'agriculture dans ce sens. Je crois que nous aurons bien mérité de tous.
Gardons-nous surtout, messieurs, de frapper la terre de nouveaux impôts. Je sais, je reconnais que la terre ne paye pas relativement beaucoup en Belgique. Je sais qu'il y a une différence énorme entre ce qu'elle paye en Belgique et ce qu'elle paye on Angleterre. Mais peut-on comparer notre pays à un pays qui exporte pour 4 milliards de produits manufacturés, à un pays où l'agriculture, le commerce, l'industrie, trouvent de l'argent à 3 p. c? Pout-on comparer la Belgique à un pays qui a la position géographique la plus avantageuse? Je ne le crois pas ; je crois que sous ce rapport la comparaison laisse à désirer.
Messieurs, dans ces derniers temps une lutte, une mauvaise lutte, une lutte de l'envie, une lutte de la basse jalousie, une lutte de celui qui ne possède pas contre celui qui possède, a effrayé tous les cœurs honnêtes. Celte lutte a ensanglanté le pavé des grandes villes de France. Je vous le demande, est-ce le lendemain de cette bataille gagnée par la bonne cause, que vous voudriez soulever des antipathies contre la propriété? Je crois, messieurs, pardonnez-moi le mot, que ce serait là uns haute imprudence.
Me direz-vous que votre loi ne sera pas impopulaire? Mais souvenez-vous de tout ce que l'on a dit de l'échelle mobile et de la loi de 1834. Or. comparez les effets de cette loi de 1834 avec ceux qu'aura le projet de la section centrale; ils n'étaient pas aussi désastreux. Car la loi de 1834 n'a eu pour résultat que de nous faire payer un droit de 40 centimes sur le froment et sur l'orge, et un droit de 52 centimes sur le seigle.
L'agriculture, d'ailleurs, messieurs, a-t-elle tant à se plaindre ? L'agriculture en Belgique est-elle dans cette situation misérable où elle se trouve dans beaucoup de comtés anglais? Remarquez-vous aujourd'hui, comme à la suite des tristes années 1817 et 1818, beaucoup d'expropriations, beaucoup de ventes de mobiliers par autorité de justice? Mais, messieurs, c'est là un fait exceptionnel aujourd'hui à la campagne.
Je ne dis pas que le cultivateur soit dans un état bien prospère, qu'il ait beaucoup à se louer. Dans ce moment, évidemment non. Cependant, on ne peut pas dire que son état soit bien misérable. Je vais vous le prouver et vous le prouver mathématiquement.
Comment se font les baux? Ils se font ordinairement pour trois, six ou neuf ans.
Eh bien, prenez les mercuriales des trente dernières années et divisez-les en dix périodes de trois ans. Que trouvez-vous?
Que la moyenne des trois dernières années est la plus élevée. Je vais plus loin : partagez ces trente années en cinq périodes de six ans. Que trouvez-vous? Que la moyenne des six dernières années excède encore la moyenne des autres périodes. Allez plus loin encore : déduisez les trois premières années et partagez les vingt-sept autres en trois périodes de neuf ans. Que trouvez-vous? Vous trouvez pour la première période 17 fr. 8 c; pour la deuxième, 18 fr. 18 c. et pour la troisième, 21 fr. 4 c.
Voilà, messieurs, l'état de misère où se trouvent nos campagnes.
Je reconnais que pendant ces deux dernières années le grain s'est vendu à bas prix. Mais, comme l'honorable M. Lebeau le dit, il y avait l’abondance qui compensait les bas prix ; il y avait plus : il y avait d'autres produits dont la valeur n'était pas tombée comme celle des céréales.
Messieurs, un fait s'est accompli depuis plusieurs années. Le commerce des grains, qui se faisant sur une grande échelle dans un pays voisin, s'est transporté en grande partie chez nous.
Si vous touchez à votre loi sur les céréales, il émigrera, et ce commerce nous est des plus profitables; il a toujours fait l'objet des vœux des Belges; témoin les édits qui ont été portés dans le temps du règne de la maison d'Autriche.
(page 618) Messieurs, je le répète, dans l'intérêt de notre agriculture, ne brisons pas les relations établies par le commerce. L'agriculture, au lieu de vivre en inimitié avec le commerce, doit vivre avec lui en bonne sœur. Carie commerce lui a rendu des services, de très grands services. Voyez nos exportations de froment qui étaient, en 1843 et dans les années antérieures, d'environ 100,000 kilog., s'élèvent aujourd'hui à 54 millions, c'est-à-dire qu'elles ont augmenté dans la proportion de 1 à 540.
Grâce au commerce, messieurs, un brillant avenir s'ouvre devant nous; ne le compromettons pas.
Il est une chose que vous devez craindre. Aujourd'hui les protectionnistes renouvellent leurs efforts dans la Grande-Bretagne ; ils les renouvellent en Amérique; vous avez lu le message du président des Etats-Unis. Craignez ces efforts et demandez-vous si vous devez les appuyer par votre exemple. Dans peu de jours, vous apprendrez qu'il a servi de texte contre nous.
Ne nous retournons pas non plus contre l'industrie. Nous sommes grandement intéressés à ce que l'industrie puisse vivre et prospérer. Voyez les pays exclusivement agricoles, voyez les contrées où il n'y a pas d'industrie; voyez l'Espagne, voyez l'Italie. Voyez les contrées du midi de la Russie. Il y a, dans cette enceints, messieurs, d'honorables membres qui ont visité le midi de la Russie, et là ils ont trouvé l'agriculteur dans la plus profonde misère ils ont trouvé le fermier vivant sous terre comme les taupes.
L'industrie, messieurs, que vous devez tâcher de maintenir à l'état de prospérité où elle se trouve, l'industrie a fait des efforts considérables depuis quelques années. Voyez ce qui a été réalisé dans le Hainaut, dans la province de Liège et dans beaucoup d'autres parties du pays.
Allez demander à nos clouteries pour qui elles travaillent. Allez demander à la fabrique de canons de l'Etat pour qui elle travaille, veuillez-vous enquérir dans d'autres établissements, demandez à nos industriels s'ils auraient pu espérer de pareils résultats il y a dix ans. Eh bien, messieurs, ces résultats, je le répète encore, nous ne devons pas les compromettre.
Du reste, la mesure serait encore défavorable à l'agriculture sous d'autres rapports. Il est certain qu'en Belgique nous produisons les meilleurs froments, du froment de première qualité. Il se fait un échange avec les pays voisins. Celui qui tisse la soie ne la porte pas toujours : nos beaux froments vont en Angleterre où on les paye très bien, et nous achetons, dans d'autres contrées, des froments à plus bas prix; est-ce que cette opération n'est pas aussi favorable à l'agriculture qu'au consommateur?
Quant à l'avoine, il est évident que notre agriculture a besoin d'en obtenir de l'étranger. Il n'en produit pas assez. Nos cultivateurs trouvent plus de profit à cultiver d'autres grains et cependant notre droit la frappe et la frappe bien autrement que le froment. Vous frappez, en effet, du même droit l'avoine, qui ne vaut que 34 et le froment qui vaut 100. Ainsi cette céréale, dont nos cultivateurs ont besoin, dont ceux qui engraissent le bétail ont besoin, vous la frappez d'un droit très élevé.
On a dit que l'avoine que l'on importe, c'est pour les chevaux de trait, c'est pour les chevaux de luxe.
Soit! l'agriculture sous le rapport des engrais est intéressée à ce qu'il y ait en Belgique le plus grand nombre de chevaux qu'il soit possible, de trait, de luxe ou autres.
Maïs demandez aux cultivateurs du Limbourg et du Luxembourg avec quoi ils engraissent leurs bestiaux destinés à la consommation, et ils vous diront que c'est avec de l'avoine.
Ainsi qu'on vous l'a dit, messieurs, la mesure proposée par la section centrale poussera à la culture des grains d'hiver et vous savez l’honorable M. David vous l'a dit, ce qui est arrivé dans la campagne de Rome, où les terrains étaient les meilleurs, où ils ne produisent plus que pour nourrir quelques troupeaux de chèvres ; vous savez ce qui est arrivé dans la Virginie; vous savez ce qui est arrivé en Irlande.
Poussez à la culture des grains d'hiver, il en résultera un autre inconvénient tout aussi grave; c'est que le cultivateur abandonnera la culture des plantes fourragères et l'on sait ce que devient, en peu d'années, une ferme dans laquelle on ne cultive pas assez de fourrages.
Il y a une autre opération qui se fait encore en agriculture : le bon agriculteur va chercher à l'étranger de meilleures semences. Au bout d'un certain nombre d'années, le cultivateur doit changer ses semences. Cette opération, vous l'empêchez encore.
Nos cultivateurs, nos commissions d'agriculture vont en Hollande, en Angleterre même, acheter plus de 20,000 bêtes de gros bétail, destinées à garnir nos étables , à améliorer les races d'animaux destinés à l'agriculture. Et la section centrale, à leur grand détriment, vous propose d'entraver, d'empêcher peut-être ces achats si utiles, si nécessaires à nos cultivateurs; car elle nous propose d'en revenir aux anciens droits contre lesquels les agriculteurs avaient tant réclamé. Ce serait encore une charge pour l'agriculture, de plus de 100,000 francs.
Enfin, messieurs, après avoir examiné attentivement le projet de loi que la section centrale vous propose, non au point de vue large de l'intérêt du consommateur, mais au point de vue restreint de l'agriculture, je puis le résumer en quelques mots :
Protection illusoire pour nos agriculteurs, dommages sous tous les rapports pour eux; dommage, parce qu'ils ne pourront plus échanger leurs produits de première qualité, contre des produits d'une qualité inférieure.
Dommage de plus de 100,000 fr. parce qu'ils payeront le droit sur une forte partie de l'avoine qu'ils consomment.
Dommage parce que leurs terres s'altéreront par la culture des grains d'hiver.
Dommage parce qu'ils ne pourront plus aller à l'étranger acheter de nouvelles, de meilleures semences.
Dommage parce qu'ils cultiveront moins de plantes fourragères, qu'ils ne pourront ainsi nourrir qu'un bétail moindre et qu'ils auront alors moins d'engrais.
Dommage de plus de 100,000 francs, parce qu'ils payeront le droit sur les têtes de bétail, qu'ils achèteront en Angleterre et en Hollande' pour garnir leurs étables.
Dommage parce qu'on anéantira un commerce d'exportation, qui leur vient en aide, qui leur est des plus profitables.
Dommage, parce qu'ils payeront peut-être demain, par de nouveaux impôts, la prétendue protection qu'on leur accordera aujourd'hui.
Dommage, parce qu'en faisant participer l'agriculture à un semblant de protection, on la mettra dans cette situation qu'elle ne pourra plus réclamer contre la protection très forte que l'on accorde à certains produits.
Dommage, parce que l'industrie agricole pourrait s'attirer des représailles des autres nations.
Dommage en tout et partout pour les cultivateurs, voilà le résumé du projet de loi de la section centrale.
Messieurs, s'il vous reste quelque doute, consultez votre cœur ; allez, dans ce temps d'hiver visiter une de ces nombreuses familles d'ouvrier. Le père gagne un modique salaire pour nourrir ses enfants en bas âge, 1 fr. ou 1 fr. 20 par jour; il ne peut leur donner que des pommes de terre et du pain, et même peu de pain.
A sa vue, vous serez ému par la compassion, vous serez ému par la charité, vous ne laisserez pas apparaître devant lui un fantôme, le fantôme de la faim !
Vous vous souviendrez de l'admirable conduite de la classe ouvrière dans ces temps d'orage.
Vous vous souviendrez qu'une mauvaise année, l'année 1847, a été plus fatale au peuple belge qu'un jour de grande bataille : 25,000 hommes de plus sont restés sur le champ de bataille.
Et encore, messieurs, quel champ de bataille ! Mourir d'un coup de canon ! Il y a de l'honneur à mourir pour sa patrie. Mais mourir de faim, mourir de froid, mourir de misère.....Messieurs, je ne continuerai pas, votre cœur complétera mon idée.
M. Dedecker. - Messieurs, j'étais des premiers inscrits pour parler sur le projet de loi actuellement en discussion. Comme, au commencement de ce débat, il semblait qu'il n'y eût en présence que deux chiffres d'une différence insignifiante, et qu'il ne s'agissait que de faire une loi provisoire, j'ai renoncé à mon tour de parole. Mais aujourd'hui qu'il est question de donner à la loi un caractère définitif, aujourd'hui que la discussion porte non plus sur des chiffres, mais sur des systèmes, je crois devoir à mes convictions de prendre part aux débats.
Je commence par repousser de toutes mes forces les exagérations étranges qui ont été énoncées, de part et d'autre, dans cette discussion. Non, messieurs, il n'y a ici personne qui veuille se poser l'ennemi de la propriété; il n'y a personne non plus qui puisse vouloir affamer nos populations. Laissons donc là ces insinuations dont le moindre tort serait de détourner notre attention du fond même de cette discussion, discussion assez délicate de sa nature, assez compliquée par les intérêts qu'elle met en jeu, assez importante par les résultats qu'elle peut amener, pour qu'elle nous préoccupe seule, à l'exclusion de toute considération étrangère au sujet.
On l'a dit souvent : il est très important de bien poser les questions. Permettez-moi donc de poser la question qui s'agite devant vous, d'une manière qui ne me paraît pas encore avoir été indiquée dans la discussion.
Il me semble qu'on l'a trop exclusivement envisagée sous le rapport des intérêts de l'agriculture. Voici comment j'entendrais la position de cette question :
Au point de vue de l'intérêt général de la Belgique, dans les conditions actuelles de son existence, est-il avantageux au pays d'avoir un commerce de céréales?
Les uns disent : Oui, et je me hâte d'ajouter que je suis du nombre; d'autres disent : Non.
Messieurs, avant de développer l'opinion que je me propose de défendre, je vous demanderai la permission de passer en revue les objections faites par ceux qui croient que, dans l'état actuel de la Belgique, un commerce de céréales n'est pas avantageux au pays. En quoi consistent ces objections?
D'abord, dit-on, les céréales belges ont le droit d'être protégées contre la concurrence des produits similaires étrangers, tout autant que les produits manufacturés.
On dit, en second lieu : Les céréales belges souffrent de cette concurrence que leur font les céréales étrangères; or, notre intérêt exige que, loin de s'avilir, le prix des céréales indigènes s'élève.
Examinons ces deux objections dans tous leurs détails.
Je crois qu'il est inutile de lancer ici une profession de foi par rapport au système de la liberté commerciale. Je tiens seulement à déclarer, en passant, que je suis convaincu que l'avenir est à la liberté commerciale. J'y vois même, je l'avoue, une disposition de la Providence, car, à mes yeux, la plupart des difficultés sociales qui de nos jours entravent l'élan des nations et compromettent leur repos, proviennent, non de la (page 619) Providence, (ce serait un blasphème), mais des hommes qui entravent l'action de la Providence...
- Des membres. - C’est vrai !
M. Dedecker. - Mais, messieurs, tout en faisant ma profession de foi pour un avenir que je désire le plus rapproché possible, qu'il me soit permis de dire que je ne crois pas être inconséquent en voulant le maintien du système modérément, protecteur pour les produits manufacturés, et en demandant avant tout l'établissement stable et régulier du commerce des céréales.
« Liberté pour tous, ou protection pour tous, dit-on, l'industrie agricole-a droit à une protection tout aussi bien que l'industrie manufacturière. »
Commençons par détruire un sophisme qui n'a que trop défrayé cette discussion. Ce n'est pas l'industrie agricole tout entière qui est ici en jeu. Distinguons, je vous prie : il ne s'agit que d'une partie des intérêts agricoles.
Il y a, à côté de la production des céréales, bien d'autres produits agricoles, qui sont d'une importance extrême pour l'agriculture, qui sont protégés par le tarif, en ce sens qu'ils sont protégés par la liberté contre les intérêts que cette liberté peut alarmer. Ainsi, parmi les éléments nécessaires à la culture, les engrais, les cendres, les tourteaux jouissent dans leur importation ou dans leur circulation de certains avantages. Ainsi, parmi les produits agricoles, les colzas, les houblons, les lins, le bétail, les chevaux, les légumes, les fruits viennent, sous l'empire du tarif actuellement en vigueur, aider à la prospérité de l'agriculture.
Ainsi, qu'on ne feigne plus de voir toute l'industrie agricole dans la seule production des céréales ; qu'on n'oublie pas que, par la législation actuellement en vigueur, on s'est attaché à favoriser l'agriculture pour un grand nombre de ses produits, et de ses produits les plus importants qui ne se rapportent pas directement à l'alimentation indispensable du peuple.
Restent les céréales. La question est donc de savoir si, pour cette partie de la production agricole, il y a lieu d'adopter un système libéral, alors même qu'on maintient un système modérément protecteur pour les produits manufacturés. Evidemment, il y a des motifs sérieux pour établir cette différence de régime, que d'autres appelleront de l'inconséquence et que j'appelle de la logique. Voici pourquoi :
D'abord, il me paraît que dans cette discussion on se préoccupe exclusivement des moyens et l'on oublie le but. Une législation douanière n'est pas un but, mais un moyen d'arriver à la plus grande somme de prospérité nationale. C'est à ce point de vue, qui embrasse la généralité des intérêts belges, qu'il faut examiner chacune des questions de tarif qui se présentent devant nous. En matière de législation douanière, il est dangereux de suivre des principes absolus. Nous ne l'avons jamais fait.
Cela est si vrai que, selon la remarque présentée tout à l'heure par l'honorable M. T'Kint de Naeyer, si l'on tient à un système rigoureux et absolu, il faut modifier profondément notre tarif qui est une vaste échelle de protection, avec une variété infinie de degrés; car il y a souvent dans ce tarif plus de distance de telle protection à telle autre , que de telle protection à la liberté. Pourquoi ne songe-t-on pas à rendre ainsi la protection uniforme et égale pour tous nos produits? Parce qu'on a toujours consulté, d'une part, les besoins de chaque industrie, de l'autre, les intérêts des consommateurs.
Eh bien, c'est ce que nous devons faire pour la question qui s'agite en ce moment. Il y a ici des intérêts opposés, du moins en apparence; il s'agit de les concilier, et de les concilier à un point de vue d'intérêt général. Ainsi envisagée, la liberté du commerce des céréales n'est pas une inconséquence dans notre régime douanier, pourvu que cette liberté exceptionnelle se justifie, sous le rapport de l'intérêt général, but de toute notre législation douanière. Voilà donc toute la question.
Elle se justifie à mes yeux, par cette considération essentielle , que la production des céréales n'est pas, quoiqu'on en dise, une production ordinaire.
Qu'il me soit permis d'insister sur cette démonstration, parce qu'elle constitue le fond de cette partie des débats. A toutes les époques et chez-toutes les nations il y a eu des législations différentielles pour les céréales, parce qu'à toutes les époques on a compris qu'il y avait là en jeu, non pas simplement un intérêt de fabrication, mais toute une combinaison d'intérêts sociaux. Ainsi, en Angleterre, que l'on suppose régie de nos jours par les principes d'une complète liberté commerciale, malgré les dégrèvements de tarif qui ont été opérés, il y a encore une énorme protection pour la plupart des produits manufacturés ; celle protection est encore bien plus forte que celle qui est accordée en Belgique à nos produits manufacturés. Et cependant, à côté de cette protection, on n'a pas hésité à introduire un régime libéral pour les céréales. Si c'est là une inconséquence, il est assez significatif qu'elle soit pratiquée par le peuple le plus intelligent des temps modernes.
Qu'avons-nous vu en Belgique même? A l'époque où il y avait le plus de protection pour l'industrie, sous Marie-Thérèse et son gouverneur général, Charles de Lorraine, alors que tous les calculs de la prohibition avaient pour but de se réserver l'exploitation du marché intérieur, nous trouvons, à côté d'une législation protectrice de l'industrie, l'adoption et le maintien du régime le plus libéral quant aux céréales. Ainsi, n'avançons pas si vite des accusations d'inconséquence, car à toutes les époques et dans tous les pays, comme nous le voyons dans notre propre histoire, on a senti qu'il existe des motifs d'appliquer à la production des céréales un régime différentiel de celui qui est en Vigueur à l'égard des autres productions.
Sous beaucoup d'autres rapports encore, la production des céréales n'est pas une production ordinaire. Plusieurs orateurs ont signalé d'incontestables différences que je crois ne devoir plus reproduire ici. Voyons-en encore quelques-unes. Ainsi, la production des céréales n'est pas nécessairement en rapport avec la somme des capitaux et des travaux qui y ont été consacrés. Je m'explique, et j'appelle sur ce point l'attention de mon honorable collègue et ami M. Coomans, qui, pour écarter la concurrence étrangère, se préoccupe surtout de la conservation du travail national. La production des céréales ayant un caractère avant tout providentiel, le travail humain n'entre pas comme un élément rigoureusement appréciable dans les calculs de cette production ; car pour obtenir une quantité plus grande de produits, il ne faut pas nécessairement plus de travail que pour en obtenir une autre quantité moindre.
Le contraire a lieu pour les productions ordinaires de l'industrie : là on peut calculer ce qu'il faut et de main-d'œuvre et de matière première pour obtenir telle ou telle quantité de produits. Ainsi, l'on sait qu'il faut, pour fabriquer dix pièces de toile ou de drap, le double de matière et de travail qu'il n'en faut pour fabriquer cinq pièces. Au contraire, un hectare de terre, suivant qu'il y a abondance ou non, produit tantôt 20 hectolitres, tantôt 16, bien que la même somme de travail ait été consacrée à la culture de cet hectare.
Il est donc évident que dans la production des céréales, il y a ceci d'extraordinaire, qu'il n'y a pas de proportion certaine entre le travail et le produit obtenu.
M. Mercier. - En moyenne, si !
M. Dedecker. - Et c'est là une différence radicale, et que la langue elle-même semble avoir consacrée puisqu'on dit qu'on fait des produits industriels, tandis qu'on gagne des produits agricoles.
Pour un autre motif encore, la production des céréales n'est pas une production ordinaire, c'est qu'au fond elle décide du sort de toute l'industrie d'un pays. D'après la constitution actuelle de l'industrie moderne, la question des céréales règle les destinées économiques des nations, puisque tout aboutit, en définitive, à la question des subsistances combinée avec celle des salaires. A moins donc de renoncer à notre avenir industriel, il faut compter avec cet élément de la production, si influent pour fixer les prix de revient et pour déterminer les chances d'exportation.
Enfin, la question des céréales n'est pas une question de production ordinaire, parce que son importance est telle, même dans l'ordre politique, qu'elle domine, comme un redoutable problème, toute la situation d'un pays. Nous avons sous les yeux un exemple frappant sous ce rapport.
Si la physionomie de nos Flandres a complètement changé depuis quelque temps, c'est en majeure partie (l'introduction de quelques industries nouvelles a incontestablement contribué à augmenter la somme de travail), c'est, pour mieux dire, exclusivement au bas prix des denrées alimentaires qu'on doit un résultat si consolant. Consultez, à cet égard, tous les hommes d'expérience de la ville et de la campagne; ils seront unanimes à signaler le fait et à en déterminer la cause; et cette cause, je suis persuadé qu'elle a produit des effets analogues dans le reste du pays.
Voilà donc, messieurs, des motifs nombreux de soutenir que la production des céréales n'est pas une production ordinaire, et que, sans inconséquence, cette production peut et doit même être régie par d'autres lois que les produits ordinaires de nos industries.
Mais, dit-on, si en accordant la liberté de commerce pour les céréales, on admettait du moins aussi la libre introduction des produits manufacturés de l'étranger, alors les producteurs agricoles n'auraient pas le droit de se plaindre, puisque, supportant les inconvénients de la liberté, ils en recueilleraient aussi les avantages.
Qu'on s'explique franchement !
Veut-on proclamer le principe de la liberté absolue de commerce et l'appliquer immédiatement à toutes nos industries en général? Je ne pense pas qu'un seul des défenseurs de l'agriculture le veuille sérieusement; arrivé au pouvoir, pas un seul n'aurait le courage d'accepter la responsabilité d'une pareille politique. Qu'on laisse donc là cette espèce de menace. Néanmoins, essayons de prouver qu'en admettant la liberté commerciale pour l'introduction des produits manufacturés de l'étranger, on ne rendrait pas du tout aux populations agricoles le service qu'on suppose pouvoir leur rendre en prenant cette mesure. On a parlé particulièrement des produits qui servent à la confection des vêtements du peuple. Eh bien, je dirai : De deux choses l'une; ou ces produits manufacturés à l'usage du peuple se confectionnent, dès-aujourd'hui, en Belgique, à aussi bas prix que l'étranger pourrait nous les livrer, ou bien l'étranger pourrait encore les introduire avec avantage dans le pays.
Dans la première hypothèse, qui est la vérité, nos populations agricoles ne gagneraient rien à la libre entrée des tissus de lin, de laine et de coton de qualité inférieure. Dans la deuxième hypothèse, quel serait le résultat, pour l'agriculture, de la libre entrée des produits manufacturés de l'étranger? Cette libre entrée écraserait nos principales industries. Or, qui ressentirait le premier contre-coup de cette ruine? Les campagnes; d'abord parce que la ruine de l'industrie dans les villes y (page 620) diminuerait la consommation des produits agricoles ; ensuite, parce que les tisserands employés à ces industries, habitent les campagnes, et qu'eux-mêmes consomment une grande quantité de produits agricoles; quand le travail leur permet de satisfaire convenablement à tous leurs besoins. Quand, au contraire leurs travaux chôment, non seulement leur consommation se restreint, mais ils deviennent une charge pour les communes. N'oublions pas d'ailleurs que, dans quelques-unes de nos provinces, le travail industriel, comme le tissage, se combine avec la petite culture.
Ainsi donc, notre industrie manufacturière est-elle, quant à la confection de produits à l'usage du peuple, au niveau des industries rivales ; l'entrée libre des produits de l'étranger n'apporterait aucun soulagement aux populations agricoles. Notre industrie manufacturière est-elle, au contraire, notablement inférieure aux industries rivales de l'étranger; la libre entrée de leurs produits anéantirait, du moins momentanément, notre travail industriel et porterait ainsi le coup de grâce à nos campagnes.
Je crois donc avoir réfuté cette première partie des observations par lesquelles nos honorables adversaires réclament, dans l'intérêt des populations agricoles, soit un régime de protection pour la production des céréales, soit un régime général de liberté pour toutes les industries.
Messieurs, j'aborde la seconde partie des objections, qui peut se résumer en ces mots : L'agriculture souffre de la libre concurrence des céréales étrangères; or notre intérêt exige que le prix de nos céréales s'élève au lieu de s'avilir.
Ici encore un examen attentif des faits et des principes doit nous prouver que nos honorables contradicteurs ne sont pas dans le vrai.
On dit que nos céréales souffrent de la libre concurrence des céréales étrangères. Croit-on sérieusement que cela soit? Croit-on sérieusement qu'a une époque d'abondance, comme celle que nous traversons en ce moment, l'introduction des céréales étrangères puisse modifier, d'une manière sensible, l'état de nos marchés? Croit-on qu'en 1849, la prohibition absolue des céréales étrangères eût modifié notablement le prix des denrées alimentaires? Je ne puis pas l'admettre; mes convictions me disent le contraire.
N'en croyons pas nos convictions si vous voulez; voyons les faits.
Sous le régime de la loi de 1834, que vous considérez comme suffisamment protectrice, on a eu, pendant trois ou quatre ans, des prix bien inférieurs à ceux que nous avons eus en 1849. En France, où les droits sont pour ainsi dire prohibitifs en ce moment, les blés sont également tombés à des prix inférieurs d'au moins deux francs à ceux de nos marchés.
Non, l'importation des céréales étrangères n'est pas la cause de l'avilissement des prix, il faut l'attribuer exclusivement à l'abondance de nos récoltes. La preuve, d'ailleurs, que l'avilissement des prix n'est pas la conséquence de l'introduction des céréales étrangères, c'est que, dans le cours de la présente année, les exportations ont été bien plus considérables que les importations.
Je ne veux pas dissimuler ce fait que tous les grains exportés ne sont pas d'origine belge ; mais peu importe cette circonstance, car il reste toujours officiel que le chiffre des exportations est beaucoup plus élevé que celui des importations.
Voilà donc bien la preuve manifeste que ces bienfaits que l'on croit attendre de la protection ne sont que chimériques, et que le bas prix est dû, non pas à l'introduction des céréales étrangères, mais à l'abondance de nos propres récoltes.
Maintenant examinons s'il est vrai qu'il soit de l'intérêt de la Belgique de voir s'élever le prix des céréales.
Quant à moi, je ne puis point souscrire à une pareille appréciation de nos intérêts. Je le dis sincèrement et de bonne foi ; car je n'ai aucune espèce d'intérêt, je ne suis dominé par aucune espèce de prévention pour soutenir une opinion plutôt qu'une autre.
Je commencerai par constater qu'il est impossible, en présence d'une récolte abondante, de forcer les prix des céréales. Je pourrais donc m'abstenir d'examiner la question de savoir s'il est avantageux de voir hausser ces prix. Toute législation est impuissante sous ce rapport. Mais enfin, supposons qu'il n'en soit pas ainsi, et examinons la question posée.
Eh bien, je puis me tromper, mais, tout bien considéré, je crois que nous ne devons pas chercher, toujours au point de vue de l'intérêt général, à amener l'élévation des prix.
Qui donc y aurait de l'intérêt? Serait-ce le fermier? Dans les Flandres (et je parle toujours de ces provinces, parce que je les connais particulièrement), les fermiers n'ont pas, du moins dans les circonstances actuelles, intérêt à ces hauts prix, parce que les prix étant si élevés, ils voient en réalité s'aggraver les charges énormes qu'ils ont à supporter, soit par l'augmentation de leur quote-part dans la capitation communale, soit par les secours qu'ils sont forcés de distribuer à la porte de la ferme. Cette dernière charge est un impôt supplémentaire qui s'appesantit principalement sur le fermier, quand le prix des grains est élevé.
Et puis, il faut bien se rendre compte de la constitution de l'agriculture dans quelques-unes de nos provinces et surtout dans nos Flandres. La propriété y est fort divisée, et le système de petite culture y est généralement appliqué. La production des céréales ne s'y fait donc pas, en général, en vue de la vente. La majeure partie, la presque totalité est consommée dans l'exploitation qui la produit. On conçoit donc que le fermier, tant pour sa propre consommation que pour la consommation de ceux qui travaillent pour lui, attache du prix à avoir les céréales en abondance.
Les ouvriers, dont on a invoqué l'intérêt, les ouvriers agricoles devraient désirer sans doute la hausse des prix des céréales, si leur salaire était proportionné à ces prix.
Mais il n'en est pas ainsi : leur salaire reste le même, et vous savez que, dans les campagnes, le salaire est extrêmement bas.
Mais, dit-on, quand les prix sont plus élevés, le fermier fait travailler davantage; les ouvriers se dédommagent ainsi. Malheureusement, c'est tout le contraire qui a lieu.
L'effet naturel, immédiat de la hausse du prix des céréales, c'est de restreindre le travail agricole. Voilà le langage de la science; voyons celui de l'expérience. On ne peut, je pense, espérer obtenir pour les céréales un prix plus élevé que ceux obtenus il y a 3 à 4 ans. Eh bien, alors les ouvriers agricoles ont été sans travail. Il y en avait beaucoup qui abandonnaient leur famille, qu'ils laissaient à la charge du bureau de bienfaisance, et qui allaient travailler pour obtenir rien qu'un peu de nourriture pour leur seule personne.
Nous ne voyons donc pas, jusqu'à présent, qui, parmi les différentes catégories de personnes composant les populations agricoles, peut avoir intérêt à la hausse des prix des céréales. Au moins, si l'on pouvait dire que le haut prix des céréales contribue au progrès, au perfectionnement de l'agriculture ! Mais voyons si cela est. Supposons qu'un fermier se trouve avoir obtenu d'un prix élevé de ses céréales, croyez-vous qu'il consacre, en général, ce gain à l'amélioration des terres qu'il tient en location? Cela devrait être et probablement il s'en trouverait bien: mais, en fait, cela n'est pas. Pourquoi pas? Parce que, très souvent, les baux sont trop courts et trop élevés.
Les baux étant trop courts, le fermier ne consacre pas ses bénéfices à l'amélioration du sol, parce qu'il n'est pas certain de pouvoir recueillir, à cause du peu de durée de son bail, les fruits de ses sacrifices.
D'autre part, les baux étant trop élevés, il en résulte dans beaucoup de localités, qu'au lieu de consacrer ses bénéfices à améliorer la terre, le fermier accumule ses épargnes et les emploie à acheter, le plus tôt possible et au risque de se ruiner, sa pièce de terre, pour échapper ainsi à la hauteur de son bail.
Voilà des faits que je signale impartialement et de bonne foi. Allons plus loin ; car je ne crains pas d'avancer que le haut prix des céréales contribue à produire cet effet fâcheux pour notre agriculture, que les ouvriers désertent les campagnes.
Sans doute, il y a à ce fait des causes multiples; mais il est à remarquer qu'il a été précisément observé, dans nos Flandres surtout, aux époques des prix les plus élevés. C'est depuis cinq à six ans, depuis dix ans, si vous le voulez, qu'on remarque cette tendance des ouvriers agricoles à affluer dans les villes. Et cela s'explique parfaitement : les subsistances étant chères, les travaux d'une part, les secours d'autre part, se restreignent nécessairement à la campagne.
Ainsi, messieurs, je crois avoir prouvé que le haut prix des céréales n'est pas un avantage pour les différentes catégories de la population agricole; et qu'il n'est pas un élément de prospérité pour l'agriculture.
Après cela, que dire, quand on examine le haut prix des céréales dans ses rapports avec nos industries si souvent éprouvées par des crises si profondes, avec la population industrielle de nos villes, victime de ces crises ?
Je ne veux pas m'arrêter à ce tableau ; il est trop sombre. Je reconnais volontiers que la prospérité de la population agricole rejaillit sur celle des villes. Cela est vrai, il n'y a pas un homme de bon sens qui puisse le nier. Mais, d'abord, comment le mieux assurer la prospérité de la population agricole? Et puis, en sens inverse, la prospérité des industries ne rejaillit-elle pas aussi sur l'agriculture par une plus grande consommation des produits agricoles? Je crois même que les campagnes ont au moins autant d'intérêt à la prospérité des villes que les villes ont intérêt à la prospérité des campagnes, en ce sens que la population agricole, modeste et économe, épargne volontiers; tandis que la population des villes a des habitudes de dépense et consomme en général davantage; or, cette consommation se rattache presque toujours aux produits agricoles.
Mais, le haut prix des céréales devient quelque chose d'effrayant, quand on met ce haut prix en regard des privations déjà si cruelles des classes souffrantes de la société. Mon honorable ami M. Coomans estimait à un million le nombre des pauvres en Belgique. Je crois que, sans exagération, on peut dire qu'il y a en Belgique un million et demi de personnes qui, soit directement, soit indirectement, soit complètement, soit partiellement, ont besoin de secours étrangers. Eh bien! Figurez-vous les résultats, j'allais dire odieux, auxquels on aboutirait si, par une législation trop protectrice pour les céréales, on grossissait ainsi démesurément les flots de misère qui nous envahissent de toutes parts!
Je connais trop bien l'excellent cœur de mon honorable ami, pour croire qu'il veuille arriver, sciemment du moins, à un semblable résultat. Au contraire, il part de l'idée que les encouragements au travail agricole tendraient à diminuer le paupérisme. Mais c'est là, scion moi, une illusion.
D'abord, je viens de vous prouver que le travail agricole n'augmentera pas à cause de l'élévation du prix des céréales; mais lors même que ce résultat pourrait être atteint un jour, ses effets sur le paupérisme ne s'en feraient sentir que dans un avenir éloigné; et jusque-là, vous auriez ou doublé le budget de la charité publique et privée, ou cruellement éprouvé une population nombreuse et digne de toute notre sollicitude.
(page 621) Messieurs, après avoir rencontré les objections que l'on a faites contre le commerce des céréales, je tiens à vous dire en deux mots comment j'entends que ce commerce s'établisse et quels en sont les bienfaits.
Messieurs, supposons un instant la disette ou l'abondance.
En cas d'abondance, le système de protection est inefficace pour l'intérêt agricole, à cause de l'abondance même, comme nous l'avons vu ; le système de liberté est inoffensif pour l'intérêt agricole, puisque son action est peu sensible sur les prix.
En cas de disette, le système libéral se présente comme un bienfait, comme une nécessité; tandis que le système protecteur devient odieux et n’est pas soutenable.
J'entends qu'autour de moi, on propose le cas d'une récolte moyenne. Messieurs, nous devons moins nous occuper des années ordinaires quand les prix sont moyens. Le gouvernement fait bien alors de s'en mêler le moins possible.
La mission du législateur ne commence vraiment à être sociale que dans le cas de l'une ou de l'autre éventualité extrême. L'éventualité de la disette surtout doit le préoccuper. Or, l'un et l'autre système étant à peu près indifférent aux époques d'abondance, je donne la préférence au système libéral, parce que, en cas de disette, ce système est un bienfait et que le système protecteur serait un crime dont personne ici ne songe, certes, à assumer la responsabilité.
Messieurs, quand on parle de la liberté du commerce des céréales, je remarque souvent qu'on ne tient pas assez compte de la liberté des exportations. On ne voit dans la liberté du commerce que la liberté des importations, tandis que celle-ci doit être combinée avec la liberté des exportations. Or, par la liberté des exportations, on accorde un avantage évident à l'agriculture, de même que par la liberté des importations, sans nuire à l'agriculture, on rend service à la consommation. C'est ainsi que, par cette double liberté, on parvient à concilier des intérêts qui paraissent difficilement conciliables par le système protecteur, comme le prouve la fréquence des changements de législation sur la matière.
Et qu'on ne conteste pas les bienfaits de la liberté d'exportation. Messieurs, vous n'avez qu'à comparer les prix des céréales sur différents points de la Belgique. N'est-il pas vrai que dans les Flandres et à Anvers où les effets de la liberté d'exportation peuvent se faire sentir davantage, les prix sont plus élevés que dans le Luxembourg par exemple, qui ne peut malheureusement pas ressentir ces effets ! Et pourquoi cela? Messieurs, parce qu'en définitive les prix s'élèvent en proportion des chances de vente.
Messieurs, l'établissement d'un commerce de céréales, tel que je l'entends, suppose d'une part, la régularité, la stabilité du commerce extérieur, et suppose, d'autre part, la facilite, la bonne organisation du commerce intérieur. Eh bien, sous ces deux rapports, je ne crains pas de dire qu'il n'y a pas en Europe de pays mieux situé et se trouvant dans des conditions plus favorables que la Belgique.
Et d'abord pour le commerce extérieur. Pour le commerce d'importation, nous avons des relations suivies et faciles avec la Baltique et la mer Noire. Pour le commerce d'exportation, nous avons à nos portes cet immense marché qui vient de s'ouvrir, l'Angleterre.
Pour le commerce intérieur nous sommes encore dans des conditions extrêmement favorables. D'abord notre pays est petit, de manière que toutes ses parties peuvent plus ou moins participer aux bénéfices des exportations comme des importations; et puis, la Belgique est une des contrées qui se distinguent par l'excellente combinaison et le grand nombre de ses voies de communication de toute espèce.
Sous ce rapport, n'oublions pas l'influence que peuvent exercer nos chemins de fer, qui, venant en aide à nos canaux et à nos routes, contribuent singulièrement à faciliter la circulation de toutes les matières d'échanges, à créer, en un mot, ce mouvement incessant qui constitue la vie commerciale et qui donne aux produits agricoles comme à tous les autres produits une valeur nouvelle, une valeur qu'ils n'eussent pas acquise en dehors de ces conditions.
Je sais bien ce qu'on va me dire, et cela rentre dans l'objection que me fait, à l'instant même, l'honorable comte de Mérode.
Pourquoi ne pas réserver les bénéfices de l'exportation aux époques d'abondance, et les bénéfices de l'importation aux époques de disette?
Mais, messieurs, c'est là l'erreur dans laquelle on verse généralement. On croit qu'on peut ainsi improviser, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, toutes ces relations commerciales. Non, il n'en est rien. Le commerce que je voudrais voir s'organiser ne ressemble en rien à ces spéculations improvisées, dont le caractère et le souvenir ne sont guère propres, je l'avoue, à faire comprendre l'utilité du commerce tel que je voudrais le voir s'établir dans l'intérêt de la Belgique. C'est ce que je serais heureux de faire comprendre à la Chambre.
Qu'il me soit permis, en quelques mots, de rendre saisissante la différence qui existe entre le commerce de grains, improvisé sous le coup de la disette, et le véritable commerce de grains, reposant sur des bases stables et normales, jouissant de toute la plénitude de sa liberté de combinaison, présentant, en un mot, tous les caractères et tous les avantages d'un commerce ordinaire et régulier.
Le commerce des céréales improvisé aux époques de disette, rend d'immenses services; on ne saurait, sans injustice, le méconnaître. Mais précisément parce qu'il ne s'exerce que dans les moments de disette, ce commerce a pour bien des gens un caractère plus ou moins odieux ; il en résulte qu'il n'est exercé que par un nombre restreint de négociants et qu'il constitue, en fait, un véritable monopole pour quelques spéculateurs. Il en résulte aussi que ce commerce improvisé, par ses brusques demandes, fait hausser encore les prix des grains aux lieux de production, ainsi que le prix des transports.
Il en résulte encore que, n'ayant pas établi ou conservé de longue date des relations avec ces pays de production, il ne peut songer à échanger contre ces grains des produits nationaux et qu'il doit tout solder en numéraire.
Une autre conséquence de ce commerce improvisé, c'est que l'alarme est jetée dans tous les esprits. Le cultivateur, se mettant à spéculer, lui aussi, retient ses grains; ou bien, des marchands les accaparent de manière, qu'en définitive, les marchés sont de moins en moins fournis. La panique aidant, les prix deviennent bientôt exorbitants.
Messieurs, un commerce de céréales régulièrement établi produirait des résultats tout autres. S'il s'établit un commerce de céréales régulier (et l'existence d'un droit modéré comme celui même que propose la section centrale pour le froment, n'est pas un obstacle à l'organisation d'un tel commerce), qu'arrivera-t-il? D'abord, ce commerce prenant tous les caractères d'un commerce ordinaire, un plus grand nombre de négociants y prendront part, et toute trace de monopole disparaîtra. Ensuite, les demandes n'étant plus aussi brusques, les prix d'achat et les frets se régleront mieux. Puis, les relations étant établies sans interruption, et les combinaisons se faisant de longue main, il y aura beaucoup plus de chances d'exportation de nos produits. Enfin, on préviendra les soulèvements populaires aux époques de disette, parce que tout le monde saura que, le commerce opérant régulièrement, le pays sera toujours convenablement approvisionné. Cet approvisionnement deviendra d'autant plus certain, que le cultivateur lui-même, sachant qu'un commerce régulier existe pour l'importation des denrées, sera moins tenté de retenir ses grains et les exposera en vente. Les spéculateurs, eux aussi, n'auront plus le même intérêt à accaparer. En un mot, le commerce de grains, ainsi organisé, produira tous les avantages d'un commerce régulier, tel que celui qui a pour objet l'échange de tous les autres produits.
Messieurs, une considération encore et je termine.
Il y a trois grands faits dont il importe de tenir compte dans la solution de la question soumise à nos délibérations et qui doivent exercer une influence décisive sur nos déterminations.
D'abord, le rôle industriel de la Belgique est grand sur le continent et dans le monde entier. Depuis la révolution de 1830, un immense développement de la plupart de nos industries nous a pour ainsi dire révélé des destinées nouvelles. Nour n'en sommes plus à nous contenter de l'exploitation du marché intérieur ; nous avons besoin de nous répandre au dehors. Cet avenir ouvert à notre génie industriel est attaché à certaines conditions que nous impose la nécessité de concourir avec les industries rivales des nations voisines. Nos succès sont à ce prix.
Si donc nous voulons qu'en Belgique l'industrie poursuive ce magnifique élan qui lui est imprimé depuis 20 ans, il faut de toute nécessité chercher à assurer le bas prix des subsistances. Et je suis convaincu pour ma part, qu'avant peu d'années, toutes les nations industrielles seront fatalement poussées par les mêmes nécessités vers l'adoption de ce programme économique.
Sous le rapport commercial un autre fait s'est produit, c'est l'ouverture du marché anglais. Quoi ! d'autres nations feraient des sacrifices immenses pour créer à leur porte un si vaste marché, et nous, nous ne comprendrions pas les avantages énormes qu'il nous offre ! Encore une fois, que la Belgique ait la conscience de sa position, de sa vocation ; qu'elle procède du moins avec esprit de suite : si elle se croit, par son admirable situation géographique, par ses antécédents glorieux, appelée encore à intervenir dans le commerce des nations, qu'elle ne néglige pas cet élément commercial important qui s'offre à ses combinaisons.
Si, au contraire, nous ne nous croyons pas d'avenir commercial, alors refaisons notre histoire; cessons de stigmatiser le traité de Munster qui a fermé l'Escaut, et provoqué ce prodigieux développement du commerce de la Hollande basé sur le transport des céréales. Cessons de nous plaindre du traité de la Barrière, des traités de Fontainebleau et de Reichbach qui ont tari si odieusement les sources naturelles de notre prospérité commerciale !
N'accusons plus le gouvernement des Pays-Bas dont la politique tendait à nous enlever notre commerce au profil de la Hollande! Ratifions toutes les injustices commises à notre égard par des gouvernements étrangers; et, pour la première fois maîtres de nos destinées, anéantissons tout ce qui peut contribuer à leur donner un légitime et facile agrandissement.
Le troisième fait, messieurs, fait digne de toutes nos méditations, c'est le progrès du paupérisme chez toutes les nations de l'Europe. Ce progrès effraye à bon droit et les gouvernements et les peuples! A côté de ce fait, que voyons-nous? La production des subsistances se multiplie, dans des proportions gigantesques, chez certains peuples de l'Europe. Des populations entières fuient au-delà des mers, et là d'immenses espaces se défrichent et produisent déjà de quoi approvisionner les vieilles races européennes.
Oh ! messieurs, bien aveugles sont ceux qui ne voient pas dans ce fait une admirable disposition de la Providence! Pour moi, je m'incline devant cette manifestation de la pensée de Dieu. J'accepte comme un bienfait cette production à bas prix des céréales, et je ne sais vraiment pas ce que l’Europe deviendrait si, par quelque pitoyable bout de loi (page 622) douanière, on devait s'obstiner à neutraliser les dispositions miséricordieuses de la Providence.
- La séance est levée à 4 heures 3/4.