(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1751) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à deux heures et quart et donne lecture du procès-verbal de la séance de samedi; la rédaction en est approuvée. Il présente ensuite l'analyse des pétitions adressées à la chambre.
« Le sieur Flanneau, sous-chef de division au ministère de la guerre, demande la place de conseiller vacante à la cour des comptes. »
« Même demande des sieurs Deayossa et Leclercq, chef de division à la cour des comptes ; du sieur Grénon, chef de bureau au ministère des travaux publics ; du sieur Pépin, chef de la division de comptabilité à la cour des comptes, et de M. Jacques, membre de la chambre. »
- Dépôt au bureau des renseignements.
« Le sieur Gerard Gellens, sapeur-pompier à Bruxelles, né à Aix-la-Chapelle, demande la naturalisation ordinaire. »
-Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Derversier, chirurgien à Doel, demande que les brevets de chirurgiens de campagne et de ville soient assimilés aux diplômes de candidat en médecine. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'enseignement supérieur.
« Le sieur Delcourt prie la chambre de s'occuper du projet de loi sur les faillites et les sursis. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi.
MM. de Renesse et Pierre demandent un congé pour motif de santé.
- Ce congé est accordé.
M. le président. - Le bureau a composé la commission chargée d’examiner le projet de loi qui attribue aux tribunaux de commerce la connaissance des contestations relatives aux expéditions sur les chemins le fer de l'Etat, de MM. Orts, Loos, Destriveaux, Manilius, Dumortier, de Man d'Attenrode et Van Hoorebeke.
M. de Man d'Attenrode. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission qui a examiné le projet de loi autorisant le département des travaux publics à traiter de la main à la main pour quelques fournitures du chemin de fer par dérogation à l'article 21 de la loi de comptabilité.
- Ce rapport sera imprimé et distribué. La discussion du projet de loi est mise à l'ordre du jour à la suite des objets qui s'y trouvent déjà.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, nous sommes arrivés à un des derniers articles de la loi, l'article 33, relatif à la collation les bourses.
Je regretterais beaucoup, messieurs, que l'esprit d'union et de conciliation qui a présidé à l'adoption des autres principes de la loi, vînt à nous faire défaut pour l'adoption de ce dernier article.
J'espère qu'après les explications que je vais avoir l'honneur de donner, la chambre reconnaîtra que le gouvernement n'a rien demandé de trop en réclamant le droit d'affecter à l'enseignement de l'Etat les bourses créées par la loi.
Ainsi que je l'ai dit, messieurs, la loi sur l'instruction supérieure renferme deux grandes sections bien distinctes : l'une relative à la formation des jurys; l'autre relative à l'enseignement supérieur donné aux frais de l'Etat. Nous avons à régler, dans cette seconde partie, à quelles conditions l'enseignement supérieur aux frais de l'Etat peut être donné de la manière la plus avantageuse.
Lorsque nous avons réglé l'enseignement primaire public, des bourses ont été créées. Il n'a pas été décidé alors qu'une partie de ces bourses serait affectée à l'enseignement primaire libre. Elles ont été conservées pour l'enseignement primaire public.
D'abord une proposition avait été faite relativement aux écoles primaires élémentaires. Un honorable représentant avait proposé qu'il fût libre à chaque élève de suivre, soit l'école communale, soit une école privée, l'administration communale restant chargée de payer une rétribution de 6 fr. par élève, n'importe l'école que celui-ci voulait suivre. On avait invoqué alors, comme aujourd'hui, les principes de la Constitution; on disait qu'il était contraire à ces principes de forcer les parents des élèves à envoyer leurs enfants à telle école plutôt qu'à telle autre. Eh bien, messieurs, la grande majorité de la chambre repoussa une pareille prétention; elle décida que la commune allouerait une subvention par élève indigent; mais que cette subvention serait allouée à l'école communale, et non pas aux écoles privées non adoptées par la commune. Ce principe a été consacré par la loi sur l'instruction primaire, et à cette époque on n'a pas prétendu qu'il y eût là une lésion quelconque de la liberté d'enseignement.
Il y a plus, messieurs, par cette même loi sur l'instruction primaire, il est institué des bourses. L'article 28 porte :
« Des bourses de 200 fr. au plus chacune seront mises annuellement à la disposition du gouvernement, pour les accorder à des jeunes gens ou à des instituteurs peu favorisés de la fortune et qui font preuve d'aptitude, pour les aider à suivre les cours des écoles primaires supérieures ou des écoles normales. »
Voilà donc, messieurs, des bourses payées par l'Etat entièrement affectées à des établissements dirigés par l'Etat.
Voilà les principes qui ont prévalu dans la loi sur l'instruction primaire. Là aussi, messieurs, on aurait pu invoquer la liberté d'enseignement, comme on l'invoque aujourd'hui pour l'enseignement supérieur, et on aurait pu l'invoquer d'autant plus que dans l'enseignement primaire surtout, l'enseignement religieux joue un grand rôle, occupe une place essentielle.
Passons, maintenant, à l'enseignement moyen. Lorsque des projets de lois ont été préparés sur l'enseignement moyen, des bourses y étaient instituées; croyez-vous, messieurs, que l'honorable M. Van de Weyer et ceux de ses collègues qui admettaient, en très grande partie, son projet, croyez-vous qu'ils aient songé à proposer à la chambre de créer des bourses pour tout le monde, pour tous les établissements ? Non, messieurs, les bourses étaient affectées par le projet, aux établissements publics, aux collèges et athénées réglés par la loi. Cependant personne, à cette époque, n’attaqua le projet de M. Van de Weyer comme violant les principes de la Constitution. Les honorables collègues de l'ancien ministre de l'intérieur se séparèrent de lui sur une toute autre question; ils eurent soin de déclarer qu'ils étaient d'accord sur toutes les questions sauf une seule et vous savez, autant qu'on a pu suivre alors la cause du dissentiment, qu'il portait sur la part d'intervention à faire au clergé dans les établissements laïques.
Je n'ai pas ici à rappeler les diverses phases de cette lutte entre collègues, mais voici ce que portait le projet de loi, accepté par tous les collègues de M. Van de Weyer, puisque, hors la question qui amena la retraite de M. Van de Weyer, ils étaient d'accord sur toutes les autres :
« Eh bien, parmi ces dispositions du projet figure celle-ci :
« Art. 27. Cent vingt bourses, de la valeur e trois cents francs, peuvent être décernées annuellement par le gouvernement à de jeunes Belges peu favorisés de la fortune et qui annoncent des dispositions remarquables pour les études.
« Ces bourses ne pourront être décernées qu'aux élèves fréquentant la deuxième section des athénées et des collèges.
« Art. 28. Les provinces peuvent décerner des bourses de même valeur, jusqu'à concurrence de dix par athénée royal, et de cinq par collège communal.
« La collation de ces bourses appartient à la députation permanente du conseil provincial ; elle est soumise aux règles établies à l'article précédent pour les bourses de l'Etat.
« Art. 29. Les communes peuvent accorder des bourses d'études consistant en un droit de fréquenter gratuitement l'athénée ou le collège.
« Ces bourses sont conférées par le collège des bourgmestre et échevins ; la collation en est soumise aux règles établies pour les bourses de l'Etat. »
Vous voyez, messieurs, que dans ce projet on n'imagine pas d'attribuer aux études libres les bourses fondées par la loi même qui organise l'enseignement moyen donné aux frais de l'Etat ou de la commune. Les bourses sont un moyen d'encouragement affecté aux établissements publics, de la même manière que les établissements privés affectent de pareils encouragements en faveur des élèves qui veulent les suivre.
Si aujourd'hui l'on consacrait dans la loi nouvelle le principe de conférer des bourses aux élèves sans distinguer les établissements où ils doivent aller profiler de leurs bourses, vous poseriez un antécédent qu'on invoquerait nécessairement dans la loi de l'enseignement moyen. Là également il devrait être décidé que les bourses établies par la loi seraient (page 1752) destinées à tous les élèves, n'importe l’établissement on ils feraient leurs études. (Interruption.)
Nous croyons que le libéralisme consiste à protéger, à garantir la liberté de l'enseignement; mais nous croyons aussi que le libéralisme a pour mission de protéger, de garantir l'enseignement donné aux frais de l’Etat.
Il y a, messieurs, grande divergence entre l'honorable membre qui m'interrompt et moi : il procède constamment d'un sentiment de défiance envers les établissements de l'Etat; moi, je procède du sentiment contraire : j'ai confiance dans les établissements de l'Etat; je crois que les établissements de l'Etat méritent au premier chef la confiance publique.
Vous présumez, au contraire, que l'enseignement de l'Etat procède d'une source pour ainsi dire empoisonnée. Vous croyez que la liberté seule est apte à éclairer, à moraliser la nation.
Je n'ai pas de défiance de la liberté, mais je n'ai pas non plus une confiance illimitée dans l'enseignement donné par le premier venu, et nous en sommes là en Belgique.
On ne demande pas seulement au gouvernement, et c'est son devoir, qu'il protège la liberté d'instruction, qu'il la garantisse de tout trouble; on veut qu'il aille plus loin, on exige qu'il rémunère la liberté, qu'il récompense la défiance même qu'il inspirerait; le père d'un jeune élève viendra dire au gouvernement : Je n'ai pas confiance dans vos universités, je ne veux pas que mon fils les fréquente.
Le gouvernement lui répond : Allez étudier ailleurs ; vous êtes libres, des grades vous seront conférés, et, par suite de ces grades, des emplois pourront vous être accordes. Si vous n'avez pas confiance dans les établissements de l'Etat, permettez que l’Etat ne vous paye pas pour aller étudier ailleurs. Agir autrement, ne serait-ce pas outrer d'une manière peu raisonnable le principe de la protection qu'on doit à la liberté? Un tel système a été repoussé de la loi d'instruction primaire, il n'a pas été admis dans le projet d'enseignement secondaire préparé par M. Van de Weyer ; l'admettre aujourd'hui, en invoquant la Constitution, dans la loi d'enseignement supérieur, ce serait l'obliger à revenir sur ce qui a été fait, sous peine de laisser déposer dans une loi des principes contraires à la Constitution.
Messieurs, on était généralement d'accord dans le principe sur le système que nous défendons aujourd'hui, témoin le projet de loi de 1835, auquel avait concouru une commission composée d'éléments de diverses nuances ; dans ce projet les bourses universitaires à décerner par le gouvernement étaient destinées exclusivement aux universités de l'Etat.
Un honorable membre de cette chambre, qui faisait partie de la commission, M. de Theux y avait donné son adhésion; la section centrale d'alors proposa le système actuellement en vigueur, mais, je le répète, dans le sein de la commission dont MM. de Theux et de Gerlache, je pense, faisaient partie, personne n'avait soulevé la question constitutionnelle qu'on soulève aujourd'hui. Au point de vue pratique, on fait aussi trop grand bruit de cette question. Financièrement parlant, elle ne mérite pas les honneurs d'une pareille discussion.
Il s'agit de 60 bourses à distribuer entre quatre établissements; 60 bourses de 400 francs, c'est-à-dire 24 mille fr., ce qui fait 6 mille francs pour chacun d'eux, en supposant que ces bourses soient réparties également. Longtemps l'université de Bruxelles a été assez mal traitée sous ce rapport.
En 1840, je trouvai les bourses légales ainsi réparties :
Sur les 60 bourses, l'université de Bruxelles en avait 4; Louvain en avait 23.
M. de Mérode. - Qui les donnait?
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'était le gouvernement. Il s'agit des bourses légales. Je cherchai à rétablir un peu l'équilibre.
En 1841, Bruxelles en obtint 7. Il en resta 20 à l'université de Louvain, parce qu'il fallait bien continuer les bourses à ceux qui les avaient obtenues.
Depuis, on est arrivé successivement à une répartition plus égale. Bruxelles (c'est son maximum) en a eu 12 en 1848. Ainsi, pour Bruxelles, il s'agit d'une somme annuelle de 4,800 fr.
Pour Louvain, cette université est déjà assez richement dotée pour qu'une somme de 6,000 fr. (en supposant une répartition égale entre les quatre universités) ne constitue pas pour elle une question d'existence, ainsi qu'on le prétend.
Et encore, quand je répartis les 24,000 francs entre les quatre universités, je fais du monopole. Je partage entre les deux établissements de l'Etat et les deux universités libres. Mais viennent alors les établissements privés.
Comme nous avons fait prévaloir (et je m'en félicite) le grand principe de la liberté pour tous, il ne peut s'agir seulement des universités libres et des universités de l'Etat; il faut faire la part des études privées. Dans ce but, sans aller trop loin, on pourrait leur réserver le cinquième des bourses, et la part de Bruxelles et celle de Louvain se trouveraient diminuées d'autant.
Ce serait, me dira-t-on, trop faire pour la liberté. Et cependant, ce ne serait que logique.
Du même droit qu'un élève, suivant vous, peut dire à l'Etat : « Je n'ai pas confiance dans vos universités ; payez-moi pour aller à Louvain, » il pourrait dire : « Je n'ai pas confiance dans l'université de Louvain, dans l'université de Bruxelles. J’ai confiance dans telle faculté libre, tel professeur privé. Accordez-moi une bourse, au gré de mon envie. »
Voilà le raisonnement qui pourrait être tenu et auquel il faudrait bien donner satisfaction dans le système que je combats. Car dans ce système, tout le monde aurait le choix de son mode d'études ; le gouvernement serait le payeur; seul, il ne pourrait ne choisir. Une pareille thèse ne me paraît pas soutenable. Et l'on peut voir à quelle somme insignifiante sa mise en pratique pourrait réduire les bourses réservées aux universités libres.
Evidemment, l'intérêt financier mis en jeu dans la question est tout à fait secondaire. Vingt-quatre mille francs distribués en bourses ne décideront pas du sort des universités. Ce n'est pas par ce moyen que nous avons l'espoir d'assurer la prospérité des établissements de l'Etat. Cette prospérité ne peut se rattacher à d'aussi faibles causes.
Nous aspirons à donner à l'enseignement de l'Etat une véritable prééminence. Cette prééminence, nous la voulons constater, non par la présence de quelques élèves en plus, mais par le bon choix des professeurs a l'excellente direction des études.
C'est dans cette double condition qu'il faut chercher le secret de la vogue que peut acquérir une université : c'est sur ce terrain que doit s'établir la concurrence, et non dans le partage d'un nombre de bourses d'ailleurs très limité.
D'ailleurs, dans cet ordre d'idées, messieurs, il faudrait être juste et logique jusqu'au bout. Si la liberté veut que le gouvernement s'exécute généreusement, il faut que la liberté s'exécute de même; et voici la question que je pose : Auprès des établissements libres des bourses ont été fondées. Ces établissements libres entendent-ils qu'à l'aide de ces bourses, l'élève puisse venir étudier dans une université de l'Etat? Non.
M. de Mérode. - Je le veux bien.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous le voulez bien, mais d'autres ne le voudront pas, Ainsi à l'université de Bruxelles, un certain nombre d'élèves jouissent de l'enseignement gratuitement, moyennant le subside que la province accorde à l'université; trouverait-on juste que le même subside servit à faciliter aux élèves la fréquentation des universités de l'Etat ?
La province de Flandre orientale, la ville de Gand, affectent des bourses aux élèves qui suivent l'université de Gand. Est-ce que les aspirants boursiers de la ville et de la province ne pourraient pas se plaindre, que le droit d'étudier là où ils veulent se trouve blessé par l'exclusion de l'université de Bruxelles, de l'université de Liège, de l'université de Louvain, dans le partage des bourses? Evidemment, messieurs, s'il y a lésion de la Constitution dans l'affectation spéciale d'une bourse à un établissement spécial, vous devez interdire aux villes et aux provinces d'affecter certaines bourses à un établissement déterminé.
Il faudrait, pour être conséquent, laisser ces bourses à la disposition, non pas de la commune, non pas de la province, mais des habitants. Cela est évident. Le droit est le même, les devoirs sont les mêmes. S'il y a lésion à voir l'Etat affecter à ses propres établissements certaines bourses, il y aurait lésion à voir les communes, à voir les provinces affecter à certains établissements des bourses qui ne seraient pas concédées à d'autres.
La thèse que l'on m'oppose a certainement un côté séduisant. On peur, en s'en emparant, se donner des apparences d'un grand libéralisme. Mais au fond, elle revient à ceci : Mettre le budget au pillage, le livrer au premier venu, le distribuer sans examen, sans contrôle, sous prétexte d'être favorable à la liberté.
Messieurs, nous avons la liberté; mais nous avons aussi les règles suivant lesquelles les dépenses doivent se faire. Nous avons la liberté d'enseignement ; mais nous avons aussi un enseignement à régler par l'Etat ; et lorsque vous réglez un enseignement donné aux frais de l'Etat, vous devez faire une loi qui garantisse à ces établissements de l'Etat les mêmes moyens d'action que ceux qui sont mis en pratique par la liberté ; et si vous en trouviez de plus efficaces encore, il ne faudrait pas hésiter à les inscrire dans votre loi.
Messieurs, je l'ai déjà dit, je ne suis pas absolu, et il me plairait fort de pouvoir distribuer des subsides à des jeunes gens qui montrent de grandes dispositions, alors même qu'ils ne fréquenteraient pas les universités de l'Etat. Je ne me refuse pas à répéter que si des jeunes gens distingués, ayant donné des preuves d'aptitude extraordinaire, se présentaient même sans la condition de fréquenter les universités de l'Etat, il pourrait arriver que je ne refusasse pas sur le budget certains encouragements à de pareils sujets, mais ce ne serait pas en vertu de la loi sur l'instruction supérieure donnée aux frais de l'Etat que j'accorderais ces subsides: je les accorderais en vertu du budget, qui permet au gouvernement de venir en aide aux intelligences qui se distinguent et qui promettent des travaux utiles au pays. Le budget reste ouvert pour de pareilles éventualités. Mais déclarer, dans une loi ayant pour but de régler l'enseignement donné dans les universités de l'Etat, que des bourses seront accordées en faveur de l'enseignement donné dans d'autres établissements, cela me ferait répugner aux règles de la logique.
J'ajoute une considération au point de vue de la liberté. Il faut qu'on y prenne garde, je l'ai déjà dit.
En voulant entrer dans la loi pour obtenir certaines faveurs, la liberté se lie, elle court risque de s'enchaîner. En effet, messieurs, si on décidait d'accorder, en vertu de la loi, des bourses aux jeunes gens qui suivront des établissements libres, déciderait-on aussi que ces bourses seront accordées sans aucune espèce de condition, sans aucune espèce de contrôle ? Suffirait-il qu'un jeune homme désignât un établissement comme objet de sa préférence, pour que le gouvernement fût tenu de les accorder une bourse?
Non, messieurs, le gouvernement devra, je suppose, examiner quel est (page 1753) l’établissement, pour lequel la bourse est demandée, ce qu'on enseigne dans cet établissement, de quelle manière on y enseigne. Vous ne voulez certes pas que ces bourses soient données sans aucune espèce de contrôle? La bourse n'est qu'un subside, et il est passé dans tous nos principes que tout subside accordé par l'Etat confère à celui-ci le droit et l'obligation de se faire rendre compte de la manière dont ce subside est appliqué, est dépensé.
Ainsi si vous voulez que des bourses continuent à être affectées par la loi à certains établissements libres, vous engagez par là le gouvernement à pénétrer dans le sein de ces établissements, à leur demander ce qu'ils enseignent aux élèves boursiers. Cela ne peut pas se faire aujourd'hui ni demain; mais cela peut se faire, messieurs, dans un temps plus ou moins éloigné. Songez-y bien, messieurs, la liberté, en présence des avantages financiers qui lui sont offerts, n'est pas toujours inflexible ; le gouvernement est lui-même obligé parfois de se tenir en garde contre les tendances que montre la liberté à se mettre au service du gouvernement. Beaucoup de communes aujourd'hui abdiqueraient facilement leurs établissements entre les mains de l'Etat; beaucoup de particuliers transformeraient avec grand plaisir leurs établissements en enseignement de l'Etat.
Messieurs, ne favorisez pas trop ces tendances que peuvent avoir les établissements libres à participer au budget de l'Etat. Car toute participation au budget de l'Etat, si elle renferme certains avantages financiers, renferme aussi certains dangers, certaines restrictions au point de vue de la liberté. Des subsides donnés par l'Etat entraînent l'intervention directe ou indirecte de l'Etat dans l'établissement subsidié. Qu'on y songe.
En résumé, messieurs, je déclare que les membres de la commission et moi, qui avons proposé ce retour aux vrais principes, aux principes qui dominent dans toutes les lois d'instruction, que ces membres et moi n'avons pas été guidés un seul moment par la pensée de porter préjudice aux établissements libres. Vraiment, messieurs, si nous voulions faire la guerre aux établissements libres, ce ne serait point par de pareils moyens ; le gouvernement aurait entre les mains des procédés beaucoup plus puissants.
Par exemple, si le gouvernement vous demandait de décréter que l'enseignement donné dans les universités de l'Etat sera gratuit, alors on pourrait supposer au gouvernement l'intention de faire une guerre très dangereuse aux établissements libres. Cependant qu'y aurait-il de plus libéral qu'un pareil système? Admettre gratuitement tous les jeunes gens dans les établissements de l'Etat, voilà du libéralisme en grand.
- Un membre. - Ce serait le monopole.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je dis que le gouvernement serait entouré de beaucoup de popularité par un semblable système et que c'est la proposition qu'il aurait pu faire s'il avait l'intention de porter atteinte aux établissements libres. Eh bien, il n'a rien fait de semblable.
M. de Mérode. - On pourrait donner à manger aussi à tout le monde avec l'argent des contribuables.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ce sont vos principes qui conduiraient à cette sorte de communisme, car si vous voulez que l'Etat paye pour tout le monde il pourra arriver aussi qu'un jour on demande à l'Etat de donner à manger à tout le monde.
Il s'agit ici de l'instruction, de la nourriture intellectuelle. (Interruption.) L'honorable comte de Mérode, qui m'interrompt très souvent, veut que l’Etat soit tenu, en vertu de la loi, de donner son argent à quiconque déclarera n'avoir pas confiance dans la nourriture qu'il distribue, et qui voudra en aller chercher une autre ailleurs.
Nous pensons, nous, que la nourriture que donne l'Etat est une nourriture saine, dont on ne doit pas avoir de défiance, et voilà pourquoi nous demandons des encouragements pour l'élève peu favorisé de la fortune, qui se propose de suivre l'enseignement, donné aux frais de l'Etat, par les professeurs de l'Etat.
Une grave question, messieurs, a été soulevée à la fin de la dernière séance, relativement aux bourses de fondation.
Cette question avait été soulevée également au sein de la section centrale. Le gouvernement a fait connaître l'état des choses. Nous n'avons pas à régler par la loi actuelle la question difficile des bourses de fondation ; une commission a été chargée d'examiner toutes les questions qui se rattachent à ces institutions anciennes.
M. de Luesemans a prouvé, dans la séance de samedi, qu'il est en mesure d'apporter beaucoup de lumière à cette commission, dont il a bien voulu consentir à faire partie ; je ne doute pas que les observations qu'il a présentées dans la séance de samedi ne deviennent l'objet de l'examen de ses collègues de la commission. Cette question a beaucoup d'importance, ce n'est pas le moment de la traiter.
M. Orts. - La commission se réunit demain.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je l'en remercie, et j'espère qu'elle avancera assez ses travaux, pour que nous puissions obtenir un résultat assez prochain.
Je ne veux consulter aucun des chiffres de l'honorable M. de Luesemans ; cette matière est entourée encore d'une assez grande obscurité. On n'est point d'accord, par exemple, sur le montant du revenu total des fondations ; tout ce que l'on peut dire, c'est que ces fondations offrent un revenu très considérable. De quelle manière sont-elles administrées ? Quelle application reçoivent-elles ? Ce sont là des questions à examiner ultérieurement et elles seront examinées dans un esprit de parfaite impartialité. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il y a là pour l'instruction d’immenses ressources ; et certes si toutes les ressources provenant ou à provenir des fondations restaient appliquées à l’enseignement libre, vous prendrez en pitié le faible subside réclamé en ce moment sous forme de bourses pour les établissements de l'Etat.
Je ne pense pas que l'intention de la chambre soit d'aborder aujourd'hui cette question; je crois que le débat doit, autant que possible, être renfermé dans les propositions du gouvernement, qui, en deux mots, consistent à appliquer à l'enseignement supérieur le principe déjà adopté dans la loi sur l'instruction primaire, c'est-à-dire de réserver pour l'enseignement de l'Etat les bourses créées par la loi qui règle cet enseignement, le gouvernement se réservant, d'ailleurs, au moyen du budget des sciences et lettres, de venir au secours des jeunes gens qui feraient preuve de dispositions extraordinaires.
M. de Man d'Attenrode. - Messieurs, la matière des bourses d'études a été exposée d'une manière si complète par l'honorable M. de Luesemans dans le discours qu'il a prononcé samedi, que je pourrais me dispenser de prendre la parole; mais je tiens à protester contre quelques allégations que renferme le rapport de la section centrale.
Ce rapport soutient vivement la proposition de M. le ministre de l'intérieur, qui tend à autoriser son département à décerner 60 bourses aux élèves des universités de l'Etat peu favorisés de la fortune, et cela contrairement à l'usage établi par la loi de 1835, à l'exclusion des élevés des universités qui doivent leur origine à la liberté proclamée par la Constitution.
Le mode de défense adopté par la section centrale m'a surpris en lisant son rapport.
C'est qu'au lieu de se borner à se défendre sur ce terrain exclusif et peu libéral, elle prend l'offensive en opérant une sortie vigoureuse hors de la place.
Ce système de stratégie m'a paru habile, j'en conviens, mais ses moyens d'attaque ne sont heureusement pas solides.
J'ajouterai que cette manière de défendre une proposition prouve une chose, c'est que les moyens qui militent en sa faveur ne sont pas nombreux.
Je regrette, au reste, que pour apprécier une modification à la loi de 1835, l'on se soit cru oblige d'attaquer un établissement qui, par son institution solide, son esprit d'ordre et ses sentiments de patriotisme, a bien mérité du pays.
En effet, ne semblerait-il pas en vérité, à en croire les termes du rapport, que l'université de Louvain ne s'est emparée de rien moins que d'un bien qui ne lui appartient pas ?
« Cette université, dit le rapport, jouit en grande partie de ces bourses, auxquelles elle n'a pas droit. »
C'est ainsi que l'on insinue que, par des moyens peu délicats et réprouvés par la justice, on aurait arrangé les choses de manière à ce que la plupart des bourses fussent conférées à des élèves étudiant à Louvain.
Voyons d'abord si les faits autorisent à tenir un langage semblable, nous examinerons ensuite la question de droit.
Le receveur des fondations de bourses reçoit annuellement de 60,000 à 70,000 fr.; voici comment cette somme est repartie :
19,257 fr. sont acquis aux études de la théologie ;
5,524 fr. sont payés à des étrangers étudiant en Belgique; la volonté des fondateurs constitue pour eux un droit; ce sont d'ailleurs leurs aïeux qui ont fondé ces bourses.
16,516 fr. sont employés à payer des bourses à des jeunes gens étudiant ailleurs qu'à Louvain.
14,715 fr. servent à encourager des étudiants à Louvain.
Voilà comment la grande partie des anciennes bourses d'études est accaparée par les études faites à Louvain.
Les étudiants de Louvain jouissent de 14,715 fr. sur une recette de 60,000 à 70,000 fr.
Nous allons examiner maintenant quels sont les droits des étudiants à Louvain sur ces 14,715 fr.
Mais je ferai observer d'abord que, quant à un droit sur ces fondations, dues au sentiment chrétien qui inspirait nos pères, l'université actuelle de Louvain n'en revendique aucun, et je déclare que jamais elle n'a prétendu recueillir la succession de l'antique et célèbre université par voie de déshérence.
Si donc des jeunes gens étudiant à Louvain jouissent des avantages attachés à quelques bourses, c'est que leur droit à cette jouissance est inscrit dans les actes de fondation, c'est que les collateurs sont obligés d'en exécuter scrupuleusement les clauses.
La section centrale prétendrait-elle que les biens des fondations ont été nationalisés par les lois révolutionnaires de la France, et dévolus par suite au domaine, comme elle semble l'insinuer?
Mais cette assertion est dénuée de preuves; la section centrale n'eût pas fait cette insinuation si elle avait consulté deux arrêts de la cour de Bruxelles, les arrêts du 20 juin 1839 et du 11 janvier 1848.
Car ces arrêts ont reconnu la constitutionnalité des arrêtés royaux des 16 décembre 1818 et 2 décembre 1823, qui ont réglé tout ce qui concerne l'administration et la collation des bourses d'études.
L'arrêt intervenu en 1839 contient ce considérant remarquable :
« Attendu que l'arrête du roi Guillaume du 10 décembre 1818, qui restitue aux ayants droits la jouissance des bourses d'études, et qui permet de se conformer aux actes de fondation, est en harmonie avec toutes les dispositions précédentes. »
(page 1754) Ainsi la seule règle à suivre, d’après cet arrêt, pour les collations, c’est d’appliquer la volonté du fondateur, et de l’exécuter autant que possible ; et c’est cette règle que les arrêtés réglementaires du roi Guillaume tendent à faire prévaloir dans chacun de leurs articles.
Voyons maintenant, messieurs, si cette règle permet d'arranger les choses de manière à favoriser un établissement aux dépens d'un autre.
Voici quel est le système d'administration des bourses d'études.
La direction de leurs biens est conférée à un administrateur, à des proviseurs et à un receveur, désignés par l'acte de fondation.
Si cet acte ne les désigne pas, c'est le ministre qui les nomme.
La collation des bourses est faite par des collateurs désignés aussi par les actes de fondation.
Le droit de collation appartient aux membres de la famille du fondateur, ou à des fonctionnaires publics.
Ce droit constitue un droit civil, et les contestations qui pourraient en résulter sont du ressort des tribunaux.
Quand le titre d'un emploi, qui confère ce droit, n'existe plus, c'est le ministre qui pourvoit à la désignation d'un autre titulaire.
C'est ainsi que l'arrêt du 15 juillet 1844 ayant décidé que les professeurs de l'université actuelle siégeant à Louvain n'avaient pas succédé au droit de collation des professeurs de l'ancienne université, le gouvernement a désigné pour remplir les fonctions de collateurs les commissaires d'arrondissement, les présidents des tribunaux, les procureurs du roi, les juges de paix, les chefs des administrations communales.
Les bourses ne sont accordées qu'après les formalités suivantes :
Le public est informé par la presse de la vacance des bourses.
Les autorités des communes, dont les habitants sont appelés à leur jouissance, sont dûment prévenues.
Un délai est accordé aux intéressés pour faire valoir leurs droits.
La collation ne peut être faite qu'en faveur des jeunes gens qui ont le droit d'en jouir en suivant l'ordre de préférence établi dans les actes, et j'ajouterai ici que ces vieux actes de fondation sorti plus libéraux, ne sont pas aussi exclusifs, que la proposition du gouvernement que nous discutons, car ils ne réservent pas leurs encouragements aux études faites dans une seule localité.
Les jeunes gens qui étudient ailleurs qu'à Louvain peuvent y participer.
Ceux qui se prétendent lésés peuvent enfin faire régler leur droit par les tribunaux.
Cette analyse des dispositions organiques établit évidemment que les anciennes bourses d'études constituent des propriétés privées, placées sous la sauvegarde de l'autorité administrative et judiciaire, et dont les ayants droit ne pourraient être dépouillés qu'en violant tout principe de justice, et l'article 11 de la Constitution.
Il me reste à constater une chose, c'est la modification qui a été amenée dans la collation des bourses d'études par notre régénération politique de 1830.
Avant 1830, les bourses étaient réservées exclusivement au profit des universités de l'Etat.
Depuis 1830, depuis que le principe de la liberté d'enseignement est devenu de droit constitutionnel, les bourses sont conférées aux jeunes gens qui fréquentent soit une université, de l'Etat soit une université libre. La seule règle des collateurs est de se conformer à la volonté des fondateurs.
Peuvent-ils en agir autrement? Ils ont à disposer d'une propriété privée. Leur devoir est donc d'exécuter les actes de fondation, sans s'inquiéter du lieu où l'ayant droit se propose de se livrer à l'étude, à moins que l'acte n'en dispose autrement. En agir autrement, ne serait-ce pas violer la liberté d'enseignement? Ne serait-ce pas enlever aux jeunes gens dépourvus de fortune le choix de leurs maîtres, le choix de la source où ils entendent puiser la science?
Il est donc inexact de dire que l'université de Louvain jouit de bourses d'études auxquelles elle n'a pas droit. Le fait est qu'elle ne dispose d'aucune bourse, et que ceux de ses élèves qui en jouissent les ont obtenues en revendiquant des droits personnels qu'on ne pouvait leur contester.
Il est donc regrettable d'avoir insinue que les biens des fondations de bourses ont été nationalisés, et que l'Etat peut en disposer à son gré.
Le pouvoir judiciaire a décidé le contraire, en se fondant sur ce que ces biens ne peuvent être confondus avec ceux de l'ancienne université.
Il me reste à motiver mon vote quant à la disposition proposée par le gouvernement.
L'on nous propose de renverser le système de la loi de 1835. quant à la répartition des bourses d'études, accordées par le trésor public.
Quel est le système consacré par la loi de 1835? C'est, comme le dit si bien une remarquable brochure qui nous a été distribuée, un encouragement national offert à la jeunesse peu favorisée de la fortune sans distinction d'opinion ou de parti. Cette loi stipule une garantie d'impartialité dans sa répartition en établissant que ces encouragements ne seront accordés que sur l'avis du jury d'examen.
C'était une noble pensée et réellement libérale que celle qui introduisit dans la loi le système de décerner des récompenses nationales aux plus capables, aux plus dignes, sans s'inquiéter des sources où ils puisent la science.
C'était vouloir la liberté d'instruction au profit du pauvre comme du riche.
La pensée de la section centrale à laquelle le pays doit ce système si large se trouve résumée en ces termes dans son exposé des motifs :
« La section centrale pense que le gouvernement doit encourager la science, n'importe où elle se puise; que d'ailleurs c'est le seul moyen de faire jouir ces jeunes gens peu fortunés de la liberté commune, à laquelle ils ont autant de droits que le riche; car ne pouvant étudier sans bourse et sans secours, si l'on affecte cette bourse à un établissement exclusif, comment pourront-ils choisir celui dans lequel leurs parents et eux auraient mis leur confiance? »
Ainsi le système qu'on nous propose de substituer à "celui de la loi dfc 1855 porte une atteinte sérieuse à la liberté des familles que la fortune n'a pas favorisées. Il n'y aurait plus dès lors de liberté d'enseignement que pour les familles favorisées de la fortune.
Le jeune homme dénué de fortune n'obtiendrait un subside pour s'instruire qu'à la condition d'écouter tel ou tel professeur.
Est-ce là un système libéral ? Est-ce là vouloir la liberté d'instruction ?
Il ne s'agirait plus désormais d'encourager la science, il s'agirait d'attirer les élèves ici plutôt que là ; à un moyen d'émulation on substituerait un moyen de concurrence.
Le projet actuel, dit encore une publication remarquable, réduit le gouvernement au rôle mesquin d'un chef d'entreprise, qui se résout à des sacrifices d'argent pour ruiner une entreprise rivale.
La pensée du congrès, qui a fait l'article 17 de la Constitution, n'a pas été de susciter une concurrence redoutable à l'enseignement libre, capable de lui nuire, de lui porter atteinte, mais de permettre l'organisation d'un enseignement donné aux frais du pays, destiné à servir de modèle et de type à l'enseignement national.
C'est par le mérite de l'enseignement que l'Etat doit s'attacher à soutenir la concurrence des institutions privées, dit l'exposé des motifs du gouvernement, et nous ajouterons qu'il serait inconstitutionnel de vouloir soutenir cette concurrence en attirant les élèves par des subsides prélevés sur le trésor public.
Ce genre de concurrence est inconstitutionnel, parce que c'est engager une lutte contre la liberté de tous, avec les deniers de tous, et que dans une lutte semblable, il n'y a pas d'égalité dans les moyens de succès; la liberté doit succomber devant un élément aussi puissant que le trésor national, et je dis que ce n'est pas pour faire des dépenses de ce genre que nous acquittons nos contributions. Que ceux qui veulent donner aux établissements de l'Etat des moyens d'attirer les élèves, parce que cet enseignement leur paraît préférable, s'exécutent comme nos aïeux, qu'ils fassent des fondations avec leurs deniers comptants, et non avec ceux des contribuables.
Les sommes que nous inscrivons chaque année au budget de l'Etat en faveur du haut enseignement ne sont-elles donc pas encore assez considérables pour le faire fleurir ?
« La section centrale viendra nous dire ensuite que, c'est par le mérite de l'enseignement que l'Etat doit s'attacher à soutenir la concurrence des institutions privées. »
Mais cela n'est réellement pas sérieux. Je n'admets pas davantage l'appel fait par la section centrale à la rigoureuse impartialité qui ne lui a pas permis, dit-elle, même d'hésiter sur le changement qu'elle propose à la loi de 1835.
Cette phrase est en désaccord complet avec la disposition partiale qu'elle nous propose d'adopter.
Cet appel à l'impartialité est en contradiction avec la disposition injuste, que la section centrale a prise sous son patronage.
Je termine par l'observation suivante :
Il y a, dans la polémique que soutient la section centrale, une absence de bienveillance, je dirai même une partialité, que je ne puis m'expliquer.
D'une part, la section interpelle vivement le gouvernement, afin qu'il rentre dans ce qu'elle appelle son droit, afin qu'il mette la main sur les biens des anciennes fondations qui, d'après elle, auraient été nationalisés, et d'une autre part, elle appuie la proposition du gouvernement, qui réserve exclusivement aux universités de l'Etat les bourses créées par la loi de 1835 !
Quelle est la conséquence de ce système ? C'est que les étudiants des établissements libres de haut enseignement n'auront plus de droits à aucun encouragement.
Il est vrai que le gouvernement et la section centrale déclarent qu'il est libre aux particuliers d'instituer des bourses pour les établissements qu'ils fondent.
Mais, je vous le demande, messieurs, qui est-ce qui songera encore à faire des fondations, s'il faut prendre au sérieux le rapport de la section centrale, qui convie en quelque sorte le gouvernement à confisquer les biens des anciennes fondations à son profit?
Qui est-ce qui se résoudra encore à faire des legs à la manière dont M. le ministre de la justice interprète les intentions généreuses des fondateurs?
Quant à moi, je le dis franchement, parce que c'est ma conviction, si cela continue l'on ne fera plus de legs et de fondations ; le gouvernement éteindra la source de tout sentiment de générosité et de bienfaisance, et il se verra obligé de substituer à la source qu'il aura tarie, le produit d’une surcharge de taxes publiques.
A la charité volontaire, qui épure, se substituera fatalement la charité légale et forcée, qui indispose et qui aigrit.
M. le ministre de l’intérieur vient de s'efforcer à défendre les dispositions qu'il nous propose; il n'a fait valoir qu'un argument qui soit de nature à faire impression sur vos esprits ; il vous a dit en substance : Mais pourquoi cette opposition? Nous ne faisons que vous proposer pour (page 1755) l’enseignement supérieur le principe que vous avez adopté, lors de la discussion de la loi de l’enseignement primaire.
Alors vous avez accordé sans difficulté au gouvernement la faculté d'accorder des bourses, sans faire les objections qu'on nous oppose aujourd'hui. Quelle est la cause de cette différence?
La réponse est facile; il n'y a d'abord aucune analogie entre l'enseignement primaire et l'enseignement supérieur; ensuite la loi de l'enseignement primaire consacre le principe des bourses en faveur d'élèves-instituteurs; il ne s'agit pas là de bourses pour des élèves, destinées à les attirer dans les établissements publics. L'argument de M. le ministre de l'intérieur n'est donc d'aucune valeur.
Il a fait de plus valoir les principes d'un projet de loi de l'enseignement moyen, qui offriraient de l'analogie avec ce qu'on vous propose; il me suffira de faire observer que ce projet n'a pas été discuté.
Je voterai contre la disposition proposée par le gouvernement, parce que celle de la loi de 1835 me semble plus libérale. Si la proposition était admise, je voterais contre le projet de loi.
M. Lelièvre. - Messieurs, la discussion qui occupe, en ce moment, la chambre ne donne lieu à aucune difficulté sérieuse, si l'on s'arrête au véritable esprit de l'article 33.
Par cette disposition, des bourses sont attachées aux universités de l'Etat. Tel est, en deux mots, le résumé de la pensée du législateur. Eh bien, n'est-il pas rationnel que l'Etat, organisant l'enseignement subsidié par lui, alloue des bourses aux jeunes gens de mérite qui, désirant suivre ses établissements, en sont empêchés par leur position de fortune? Des particuliers qui érigeant une université trouveraient convenable d'y attacher pareil avantage ne porteraient certes pas atteinte aux droits de l'Etat. Pourquoi voudrait-on que celui-ci, en organisant l'instruction donnée par ses soins, ne pût pas l'encourager en usant d'un droit qui ne saurait être contesté aux fondateurs d'un établissement privé ?
D'un autre côté, puisque le devoir du gouvernement est d'organiser fortement l'enseignement public, il est évident qu'il peut et doit même employer les moyens qui lui permettent de remplir la mission lui imposée par la Constitution et la nature même de ses attributions. Or, l'un de ces moyens est, sans contredit, la fondation de bourses d'études qui de tout temps ont été considérées comme indispensables ou au moins utiles pour faire prospérer l'enseignement supérieur.
D'ailleurs devant soutenir contre les établissements privés une concurrence qui seule est de nature à stimuler le zèle de ceux-ci, qui seule fait toute la valeur de la liberté d'enseignement, l'Etat ne peut, sous le rapport, des avantages attaches à ses écoles, se trouver en moyens de succès inférieur aux établissements libres. Prétendre le contraire, c'est rendre impossible l'enseignement public.
Ces observations répondent au système qu'ont proposé MM. de Luesemans et Julliot, et force est de convenir que, sous peine de faire déserter les universités de l'Etat, la création de bourses est une mesure indispensable, et nous ne concevons pas qu'on puisse sérieusement contester sa nécessité.
Mais, dit-on, il existe des jeunes gens suivant les cours de l'enseignement libre qui méritent semblable faveur et il serait injuste de la leur dénier.
La réponse est facile. Sans doute il est équitable d'accorder un subside à des jeunes gens se trouvant dans cette position; mais cette faveur exceptionnelle ne peut être décrétée dans la loi qui règle l’enseignement public, parce qu'elle n'a rien de commun avec l'objet que doit avoir en vue cette disposition législative.
Le subside sera accordé en vertu des principes de justice et des règles générales qui dirigent le pouvoir exécutif dans l'exercice de sa mission gouvernementale. Mais la loi dont nous nous occupons n'a qu'un objet, l'organisation de l'instruction publique. Ce n'est donc pas dans ce monument législatif qu'il peut être question de déposer un principe concernant les jeunes gens qui restent étrangers à l’enseignement que nous sommes appelés à régler.
Mais est-ce bien sérieusement qu'on propose le système que je combats? A-t-on réfléchi qu'il aurait pour conséquence de faire à l'Etat une position intolérable? Lui ne pourrait favoriser ses établissements, il érigerait des universités; mais pour les soutenir, il lui serait interdit de faire ce qui pour les particuliers est un droit incontestable! Disons-le franchement, on lui enlèverait les moyens de maintenir leur existence.
Ceux qui désirent un enseignement de l'Etat sérieux et solide ne sauraient un instant s'arrêter à un système aussi étrange.
Que diraient nos adversaires, si nous prétendions que les fondateurs de l'enseignement privé n'ont pas le droit d'attacher des bourses à leurs établissements parce que cette mesure aurait pour conséquence d'amoindrir les universités de l'Etat? Certes ils se récrieraient contre cette doctrine. Eh bien, à quel titre l'Etat de son côté devrait-il être privé des moyens nécessaires pour consolider son enseignement et le protéger par les conditions indispensables pour sa prospérité, essentielles à son existence?
Que ceux qui ne veulent pas de l'enseignement de l'Etat repoussent l’article 33 du projet, je le conçois; mais vouloir un enseignement public fortement organisé et lui contester en même temps ses moyens d'organisation, c'est une inconséquence inouïe.
Je ne déguise pas mon opinion, je conçois la pensée de l'honorable comte de Mérode et de ses amis; de ce côté on sait être conséquent; mais protester de son dévouement à la charte du libéralisme et sacrifier en même temps les principes en faveur de tel établissement libre, et enlever à l'enseignement de l'Etat ses moyens d'action, sa force et son énergie, c'est se placer dans une fausse position qu'aucun esprit sérieux ne peut accepter.
L'article 33 se justifie encore par d'autres considérations.
Il est impossible de forcer le gouvernement à concéder des subsides à des jeunes gens appartenant à des établissements sur lesquels il n'a pas d'action.
Pourquoi? Parce que cette faveur a pour conséquence nécessaire de favoriser les établissements prives eux-mêmes. Or l'Etat, dont les agents n'ont pas même accès à ces écoles, l'Etal, qui est dénué de tout droit de surveillance sur l’enseignement qui y est donné, enseignement qui peut même être hostile à nos principes constitutionnels, l'Etat ne peut être tenu de gratifier en rien semblables institutions.
Ne pouvant même contrôler l'emploi du subside, il ne saurait être obligé à favoriser un enseignement qui ne lui offre aucune garantie et qui est indépendant des pouvoirs publics.
Mais, messieurs, nos adversaires ont-ils bien pesé les conséquences de leur système? Ont-ils réfléchi qu'il ne tend ni plus ni moins qu'à soumettre l'instruction privée à l'action du gouvernement? En effet, si l'Etat accorde des subsides, il est naturel qu'il en surveille l'usage et que, par conséquent, il ait le droit d'examiner la nature de l'instruction reçue au moyen des fonds par lui accordés. La doctrine que je combats aurait donc pour résultat de porter une atteinte réelle à l'indépendance des établissements qu'elle a pour objet apparent de sauvegarder; elle est destructive de la liberté, qui ne peut exister qu'à condition de se suffire à elle-même.
Un autre motif appuie ce que j'avance. Les établissements dont il s'agit constituent des entreprises particulières créées dans l'intérêt des fondateurs ou dans le but spécial que ceux-là se sont proposé. C'est donc à ces derniers qu'il appartient de pourvoir au sort de ces institutions privées et à celui des jeunes gens qui en relèvent.
L'Etat n'a pas à s'ingérer dans ce qui touche l'exercice légitime de droits individuels.
C'est ici le lieu de répondre à un argument déduit par M. de Luesemans. Notre collègue s'est imaginé que j'assimilais en tout point un établissement libre d'instruction à une entreprise industrielle particulière; mais il a perdu de vue que je n'avais énoncé cette assimilation que sous le rapport des droits du fondateur. Or à ce point de vue, je suis resté dans le vrai, et je ne pense pas que celui qui érige un établissement d'éducation ait des droits plus étendus que celui qui trouve convenable d'exercer toute autre industrie autorisée. La concurrence que doit faire l'Etat aux établissements libres est une concurrence honorable, dans l'intérêt de la science et du progrès; mais pour qu'il puisse atteindre ce but légitime, il faut au moins ne pas lui enlever les moyens indispensables à cette fin; et c'est à cela que n'a pas suffisamment réfléchi l'honorable membre, trop préoccupé de l'université et de la ville de Louvain.
Mais, messieurs, un examen impartial de la question conduit nécessairement à l'adoption du projet. Comment, en effet, peut-on maintenir avec une apparence de fondement qu'il ne suffit pas de garantir aux établissements privés la liberté la plus entière, mais que le gouvernement doit en outre rétribuer ceux qui trouvent convenable d'user de cette liberté dans leur intérêt? L'Etat serait donc tenu d'accorder des subsides à ceux-là même qui font concurrence à ses établissements! De bonne foi, que devient sous pareil régime le droit conféré à l'Etat de donner l'instruction publique? Il ne serait que nominal, et mieux vaudrait, dans l'intérêt de la vérité, le rayer de nos lois !
Mais la liberté de la presse ne découle-t-elle pas du même principe que celle de l'instruction, c'est-à-dire du droit de publier ses pensées? Or, que dirait-on, si les fondateurs d'un journal prétendaient avoir droit aux subsides du gouvernement par la raison qu'il n'existe de véritable liberté de presse qu'à ce prix? Certes cette prétention ne trouverait d'écho nulle part, et cependant celle que je critique est entachée du même vice.
Je termine en disant qu'il se présente en faveur de mon opinion une considération à laquelle ou ne répondra pas, c'est celle qui est consignée dans le rapport de la section centrale. Lorsqu'en 1842 il s'est agi de l'instruction primaire, quelques membres de la chambre voulaient que les communes rétribuassent l'enseignement primaire alors même qu'il serait donné dans un établissement libre. Eh bien, ce principe fut repoussé à une immense majorité. Or si on a refusé de l'admettre relativement à l'instruction primaire qui cependant est une dette de la part de l'Etat, comment pourrait-on l'adopter en ce qui touche l'enseignement moyen et l'instruction supérieure, que l'Etat ne doit à personne?
Si, lorsqu'un enseignement est dû, je ne puis l'exiger qu'en allant le puiser dans les établissements publics soumis à l'action des pouvoirs légaux , comment une simple faveur ne serait-elle pas subordonnée à la même condition? Une concession gratuite et spontanée de la part de l'Etat ferait à ce dernier une position plus défavorable qu'une dette formelle ! Cela est impossible.
Le système proposé par le gouvernement et la section centrale est la conséquence nécessaire du principe que l'ancienne majorité a sanctionné relativement à l'enseignement primaire. C'est celui que vous maintiendrez comme étant conforme à la raison et à la stricte justice.
M. Le Hon. - Messieurs, j'ai écouté avec une attention soutenue les discours des orateurs qui ont attaqué l'article 33 et le nouveau principe qu'il tend à consacrer ; je suis resté convaincu qu'il est juste, utile, libéral même dans la haute et politique acception de ce mot, d’affecter exclusivement aux universités de l'Etat les bourbes créées et payées par le trésor public.
Je désire vous donner sommairement les motifs de cette conviction, en m'attachant surtout à des principes qui me semblent méconnus.
(page 1756) Parmi les adversaires de la proposition du gouvernement, les uns se préoccupent particulièrement de l'intérêt des établissements libres, des deux universités de Louvain et de Bruxelles s’ils accusent le projet de loi d'injustice envers l'une, et d'ingratitude envers l'autre; je comprends et respecte ces sympathies et j'en partage quelques-unes; mais je ne puis accepter ici leur influence. La question que nous examinons n'est pas là.
Les autres se placent à un point de vue plus général et plus élevé d'où ils traitent cependant l'enseignement public comme un rival, un concurrent importun, fâcheux, presque inutile de l'enseignement privé.
Ceux-là posent en principe que l'Etat, n'ayant pas de doctrine, ne doit pas enseigner; qu'une création de bourses exclusivement destinées aux établissements de l'Etat est inconciliable avec la liberté d'enseignement; un honorable membre a ajouté tout à l'heure qu'elle était inconstitutionnel ; qu'il est antidémocratique de contrarier les préférences, les convenances même des boursiers universitaires ; ils ajoutent enfin que l'argent de tous appartient à tous.
Ces arguments, présentées en manière d’aphorismes, ont le tort, à mon sens, d'exprimer des idées confuses, mal définies, et de ne tenir aucun compte d'un grand principe d'où dérivent les caractères différentiels de l'enseignement public et de l'enseignement privé.
Examinons en quelques mots cette thèse : L'Etat n'a pas de doctrine ; donc il ne doit pas enseigner.
L'argument, je dois vous en prévenir, n'est pas nouveau. Déjà en 1833 on avait dit que l'Etal n'ayant jamais été le représentant d'une doctrine, il a toujours manqué de la première condition pour enseigner.
La section centrale de 1835 avait traduit cette pensée en espérance et en prédiction significative.
« Elle a commencé par poser cette règle que, bien loin d'avoir le soin principal de l'enseignement, le gouvernement ne l'a que d'une manière exceptionnelle et limitée.
« Que son intervention doit se borner à ce qui est strictement nécessaire et seulement pour combler le vide que pourrait y laisser la liberté trop jeune encore pour avoir eu le temps de tout reconstruire. »
« Il est plus que probable, disait son rapporteur, M. Dechamps, à moins que le régime libéral ne soit une amère dérision, que sous son influence, de grandes institutions libres vont bientôt s'élever et que l'intervention de l'État diminuera insensiblement, de telle manière que les universités de l'Etat, par exemple, deviennent à peu près désertes. »
Voilà, sans doute, selon cette école, le beau idéal des bienfaits de la liberté (Interruption); comme on a reproduit cette même doctrine dans la discussion de la loi, à 14 ans d'intervalle, je dois supposer que l'école dont je parle existe encore...
M. Dedecker. - Je ne la connais pas.
M. Le Hon. - Au moins, ce qui est bien certain, c'est que les universités de l'Etat n'ont pas été et ne sont pas désertes : ce degré de perfection souhaité en 1835, nous ne l'avons pas atteint.
La théorie de la section centrale, mène en 1833, n'était pas du goût de tout le monde; témoin ce langage que l'honorable M. Ernst tenait dans la séance du 17 septembre 1833 :
« Un pays, disait-il, où l'instruction serait abandonnée au hasard , au caprice, à l'intérêt des particuliers, ne devrait pas être compté au nombre des pays civilisés. On ne saurait méconnaître la nécessité d'une éducation nationale.
« Elle seule présente les caractères de stabilité, d'unité, d'harmonie, sans lesquels il n'y a pas de bonne éducation. »
N'en déplaise à d'honorables membres, je suis de l'avis de l'honorable M. Ernst, qui était aussi celui de Montesquieu et de la Constitution.
Qu'a voulu le congrès en 1831 ? Il a voulu abolir le monopole de l'Etat en matière d'enseignement, laisser à toutes les intelligences la faculté entière d'enseigner et consacrer le droit absolu du père de famille sur l'éducation de ses enfants.
Ce droit, cette faculté, il les a inscrits au sommet de l'article 17 de la Constitution.
Mais il a conservé intact, sous la condition de la libre concurrence des particuliers, l'enseignement public aux frais de l'Etat.
Le texte de l’article 17 n'admet rien de conditionnel, de limité, de provisoire : il est positif, général, indéfini.
Seulement il a soumis cet enseignement national au régime du gouvernement parlementaire; il a stipulé qu'il serait réglé par la loi.
Tel est, à mon sens, notre système constitutionnel d'enseignement. Il se compose de deux parties :
La première, enseignement privé, complètement et parfaitement libre : Donc, affranchis de tout contrôle, de toute règle, de toute entrave ou mesure préventive ;
Donc, libre de professer l'erreur comme la vérité; d'altérer l'histoire, de fausser les doctrines philosophiques ; voire même de pervertir les esprits comme de les éclairer ;
Donc, pouvant s'exercer ou s'abstenir, être ou n'être pas.
La seconde, enseignement public aux frais de l'Etat et organisation forte de cet enseignement par la loi, formant le contrepoids nécessaire de la liberté illimitée de tous les citoyens.
Ce n'est pas un droit que l'Etat puise, comme les particuliers, dans le principe de la liberté de l'enseignement ; c'est une obligation rigoureuse qui lui est imposée comme gouvernement du pays.
Et ici, je dois relever une erreur émise dans la discussion, par notre honorable président, erreur dont s'est appuyé samedi un honorable député de Louvain, M. de Luesemans.
Il ne faut pas, avait dit M. Verhaegen, parler des universités de l'Etat plus que des universités libres; relever les unes et abaisser les autres, puisque toutes prennent naissance dans le même principe.
Cette communauté d'origine, je la conteste; les unes procèdent de l'exercice arbitraire d'une faculté, les autres de l'accomplissement légal d'un devoir.
En effet, l'instruction, ce moyen si puissant d'amélioration morale et matérielle, est la dette d'un Etat libre envers les citoyens. Elle est à ce titre, la dette de la société belge envers ses membres et le devoir du gouvernement envers la société.
L'enseignement public donné par l'Etat est le seul mobile certain, la seule base régulière de l'instruction du peuple.
L'Etat, dit-on, n'a pas de doctrine ; il faut distinguer : doctrine religieuse? Non, car chez nous toutes les croyances sont libres. L'éducation religieuse appartient à la famille et aux ministres des différents cultes.
Mais, assurément, l'Etat professe des doctrines politiques. La volonté nationale a écrit, dans la Constitution, la nature, la forme et l'organisation du gouvernement de la Belgique; les droits, les garanties et les devoirs de tous les Belges.
Une importante mission du pouvoir est de faire pénétrer ces doctrines constitutionnelles dans les mœurs et d'en imprégner les intelligences en les cultivant.
Cette mission, il la remplit au moyen d'un système d'instruction publique réglé par la loi, mais fonctionnant sous sa surveillance et celle du pays.
De cette manière, quels que soient les courants contraires de la liberté dans l'enseignement privé, et les écueils sur lesquels ils puissent entraîner la témérité et l'indépendance de certains esprits, l'enseignement de l'Etat, (erratum, page 1770) gardien fidèle des saines doctrines sociales et des principes consacrés par nos institutions, entretient pour l'étude des hautes sciences un foyer national permanent d'activité et de progrès.
L'action obligée du gouvernement belge sur l'enseignement public, ne saurait donc être assimilée à l'intervention facultative des partis, des corporations et des individus dans l'enseignement privé.
Ces deux enseignements ne prennent donc pas naissance dans le même principe ; ils peuvent même n'avoir pas toujours une mission commune.
Si l'enseignement universitaire de l'Etat est le seul qui, réunisse les conditions de caractère national, et de contrôle public, d'esprit constitutionnel, de stabilité et de progrès, il suit de là qu'il est le seul auquel doive s'appliquer, en raison et en justice, l'institution des bourses créées par l'Etat ; car, seul, il est tenu de satisfaire aux besoins et aux vœux de la majorité des citoyens.
Un autre adversaire de la loi a dit que l'argent de tous appartient à tous. Cette phrase n'a aucun sens ou elle signifie qu'il faut donner à l'argent de tous un emploi qui profite, non à une opinion, à un parti, mais à l'intérêt de tous, c'est-à-dire de la majorité du pays : et le seul emploi qui remplisse cette condition, c'est celui qui affecte les bourses aux universités nationales.
D'autres orateurs ont prétendu que les bourses doivent être attribuées, non à l'établissement, mais à l'élève; c'est une erreur. Elles se donnent à des intelligences très distinguées, au nom et dans l'intérêt de la société belge.
La société a le droit d'exiger des garanties pour les faveurs qu’elle accorde. Elle ne doit rien aux esprits, même supérieurs, qui n'ont pas confiance dans les institutions honorées de la sanction nationale et qui se réservent, peut-être, de tourner contre elle les encouragements qu'ils en auraient reçus. Ils sont libres, parfaitement libres d'achever de hautes études, même à l'école du socialisme; mais l'Etat ne doit pas favoriser, sur le trésor public, toutes les fantaisies de la liberté de chacun.
Voyez d'ailleurs comme ces objections sont réfutées à chaque pas, dans les faits les plus ordinaires.
Le conseil provincial de la Flandre orientale et la ville de Gand ont institué des bourses, mais à la condition que les élèves qui les obtiendraient suivraient les cours de l'université de Gand. Qui donc a jamais eu la pensée de critiquer cette affectation exclusive?
Le conseil de la province de Brabant vote annuellement un subside considérable au profit de l'université de Bruxelles.
L'université de Louvain appartient à la même province. Je ne sache pas que l'administration de l'université libérale ait fait difficulté ou ait eu honte de toucher cette dotation à l'exclusion de sa sœur en liberté, l’université catholique.
La ville de Bruxelles alloue aussi, sur les fonds communaux, un crédit spécial à l'université établie dans son sein ; celle de Louvain suit peut-être cet exemple. Elles procèdent toutes deux avec l'argent de tous, au nom et dans l'intérêt de la majorité de leurs habitants. Dans chacune de ces villes, pourtant, il ne manque pas de contribuables qui, si l'influence d'une minorité pouvait prévaloir, seraient disposés à refuser toute faveur à l'établissement universitaire subventionné contre leur gré sur la caisse communale.
A quel titre et sur quel fondement raisonnable pourrait-on blâmer le gouvernement de régler la destination des bourses créées par l'Etat, non au profit d'une croyance religieuse ou d'une opinion politique, non selon les fantaisies des élèves, mais selon le vœu et dans l'intérêt de la majorité du pays?
Un honorable membre s'est écrié, dans la discussion générale de la loi, qu'il était honteux pour son parti de voir le ministère actuel moins libéral que ses prédécesseurs.
(page 1757) C'est là, je l'avoue, une exclamation étrange qui a excité ma surprise.
L'impressionnable orateur me semble avoir confondu deux idées et deux mots bien distincts : libéralisme et libéralité.
Je tiens, moi, pour réellement libéral le ministère que caractérise non la libéralité de ses dons mais le libéralisme de ses principes en concordance avec le libéralisme de ses actes.
Et à cet égard, la proposition du gouvernement me paraît sainement libérale; car elle s'élève au-dessus des étroites combinaisons et des influences intéressées de parti.
Aussi la position de chacun est nettement dessinée dans le débat. Il se manifeste principalement, contre l'article 33, deux oppositions ; l'une, à l'endroit de l'université catholique de Louvain; l'autre, à l'endroit de l'université libérale de Bruxelles.
Ainsi attaqué par des intérêts rivaux et souvent opposés, le projet de loi me semble constituer un acte vraiment gouvernemental.
Il place l'application d'un grand principe et l'intérêt de l'enseignement public au-dessus des vicissitudes et des sympathies ministérielles : la partialité et l'injustice deviennent impossibles, que le ministère soit libéral ou catholique.
Loin d'en rougir, je félicite le libéralisme d'avoir pris résolument ce caractère national et cette position élevée. L'honneur d'un tel exemple ne sera pas perdu pour sa cause.
Permettez-moi d'appeler votre attention sur une considération dernière qui me semble d'un grand poids. Vous vous rappelez qu'en 1834, un ministère libéral avait proposé l'affectation exclusive des bourses aux universités de l'Etat. C'est la section centrale de cette époque qui fit substituer à ce principe la faculté pour les élèves boursiers de poursuivre leurs études partout où il leur conviendrait. C'est au nom de la liberté et de l'égalité que ce changement radical fut introduit dans la loi. Vous allez juger l'œuvre par ses résultats :
Participation des universités libres de Louvain et de Bruxelles aux bourses de l'État (1836-1848)
(tableau non repris dans la présence version numérisée)
Louvain. Nombre total de bourses : 198. Moyenne 18. Montant total : 79,200 fr.
Bruxelles. Nombre total de bourses : 82. Moyenne 7. Montant total : 32,800 fr.
M. F. de Mérode. - Combien y avait-il d'élèves dans chaque université ?
M. Le Hon. - J'ai besoin de penser que des inégalités aussi choquantes n'ont pas été toutes, pendant onze ans, dénuées de raisons. Mais ce n'est pas le lieu ni le moment d'entrer dans le détail des faits que j'ai d'ailleurs scrupuleusement vérifiés.
De ces faits permettez-moi de tirer une conséquence.
Si le gouvernement et la majorité de la chambre voulaient faire aujourd'hui du libéralisme comme l'entendent certaines personnes, comme certains membres semblent le désirer, il y aurait un moyen très simple, ce serait de maintenir la loi de 1835 et son article 33, et de faire entre les établissements libres des répartitions de bourses qui assureraient à l'université de Bruxelles les compensations auxquelles elle aurait droit, par suite de l'extrême partialité avec laquelle on a favorisé, pendant dix ans consécutifs, l'université de Louvain.
M. de Brouckere. - C'est précisément pour cela que nous votons contre l'article.
M. Le Hon. - Et c'est précisément un des motifs pour lesquels je l'adopterai, laissez-moi compléter rua pensée.
Je ne crois pas que le libéralisme, sainement compris, comme il convient à une grande opinion élevée au pouvoir, doive s'engager dans ce misérable système de représailles, dans une série de petites luttes sans terme comme sans dignité.
Vous, ministère libéral, vous doterez aujourd'hui l'université de Bruxelles plus largement qu'elle ne l'a été. Demain, un ministère catholique recevra les largesses dont vous aurez comblé celle-ci, et les reportera à l'université de Louvain, et ainsi alternativement au gré des oscillations du pouvoir.
Est-ce là du gouvernement, est-ce là du libéralisme? Je dis que le libéralisme s'honore et grandit dans la considération du pays, lorsque renonçant aux calculs intéressés (erratum, page 1770) d’une revanche contre la partialité de ses prédécesseur, il vient, sur le terrain constitutionnel, s'élever à la hauteur des principes, qu'il défendait dans l'opposition, et vous dit : L'enseignement public est le devoir du gouvernement; l’enseignement privé est l'usage légitime de la liberté assurée à tous.
Je ne descendrai pas à ces actes de partialité injustifiable que j'ai toujours poursuivis sans ménagement de mon indignation et de ma censure. Je veux laisser la liberté à son (erratum, page 1790) mouvement naturel, à sa plus large expansion. Mais je veux aussi que les établissements de l'Etat, dont l'organisation a reçu la sanction de la loi, dont l'existence est d'un grand intérêt national, soient seuls soutenus au moyen des fonds payés par tous, avec les subsides du trésor public, C'est ainsi qu'à nies yeux un gouvernement agit et se pose en véritable représentant de la majorité du pays.
M. de Mérode. - Il n'est pas à propos que les bourses payées par le trésor public soient transformées en amorces pour attirer des élèves aux universités qui ont déjà l'immense avantage d'être entretenues par lui. La bourse, c'est la récompense de l'élève intelligent et studieux, récompense destinée à lui faciliter ses éludes là où il les a commencées ou ailleurs, selon sa propre convenance. La liberté ne permet pas plus de combattre les institutions libres par des exclusions que par des empêchements, et de les affaiblir par la concurrence de l'argent, tandis que ces institutions ne doivent supporter que la concurrence scientifique.
Mais j'ajoute que, bien loin de chercher à affaiblir les institutions libres» le gouvernement a besoin de leur concours dans l'enseignement supérieur sur un pied de parfaite égalité; parce que ce concours seul force et les élèves et les maîtres des universités entretenues aux frais de l'Etat à se maintenir dans une bonne ligne à l'égard des études et de l'ordre moral.
En effet, quoi qu'on puisse dire, il est, évident que des ministres changent avec les oscillations politiques. Ainsi leur autorité sur le personnel des établissements d'instruction n'est que fort précaire. Le ministre de l'intérieur a donc grand besoin d'assistance pour l'accomplissement de la tâche qui lui incombe, d'exercer une direction et une police dans les universités entretenues aux frais de l'Etat. Or, la meilleure assistance en ce genre, c'est l'émulation. Quand les universités libres se rendent dignes de confiance, quand elles fleurissent, le personnel des universités officielles se sent obligé, pour ne pas être en position inférieure, de marcher dans une bonne voie. Il ne peut pas s'abandonner facilement à la paresse, à l'insouciance ou au relâchement moral, et, de la sorte, un puissant auxiliaire vient en aide au gouvernement à l'égard d'une charge bien délicate et bien difficile à remplir. Je le déclare, du reste, messieurs, je suis d'avis que le gouvernement doit organiser avec tout le soin possible les établissements universitaires qui lui sont confiés, pour que personne ne puisse se plaindre d'être forcé de recourir à des établissements dont la tendance paraîtrait trop sévère; aux uns, trop libre aux autres. Là doit se borner, ce me semble, la sollicitude, administrative. Elle n'a aucun motif d'envier les élèves à des universités particulières qui obtiendraient la confiance publique par une bonne et sage direction, puisque la liberté du choix des parents est, à propos de l'éducation de la jeunesse, une garantie bien préférable à toutes les combinaisons et prétentions ministérielles.
Selon notre organisation politique, l'Etat n'a pas de culte déterminé, ou pas même de philosophie rationaliste légalement reconnue. L'élève de l'Etat se trouve ainsi sur ce point capital presque livré au hasard, et je vais vous en donner une preuve palpable.
Quand on a constitué les universités de l'Etat, M. de Theux tenait le portefeuille de l'intérieur. Il se trouvait ainsi chargé de nommer les professeurs de l'Etat. Cet honorable ancien ministre, dont M. de Robaulx disait un jour qu'il ne voudrait pas mentir, parce que mentir est un péché, fit son choix selon les renseignements qu'il put obtenir, et j'aime à croire qu'il fut heureux ; car je ne suis point ici censeur, ni déprédateur de qui que ce soit; je n'examine qu'un principe. Cependant M. de Theux, tout en ayant cette louable aversion du mensonge que lui accordait M. de Robaulx, pouvait se tromper ; et si les universités de l'Etat eussent été son propre domaine, en cas d'erreur plus ou moins grave, rien ne le gênait pour la redresser. Comme ministre, au contraire, avant de priver un professeur de sa place, il faut y regarder plus d'une fois et fermer les yeux sur tout ce qui n'est pas saillant aux yeux du public, sous peine de blâme et d'excitation de l'esprit de parti.
Dans l'hypothèse où chaque ministre jouirait d'une pleine liberté quant aux nominations et révocations des professeurs de l'Etat et quant à leur direction, chacun de ces hauts fonctionnaires jouerait à son tour le rôle de grand éducateur national, et après avoir eu l'inspiration de M. de Theux pour diriger les jeunes intelligences, nous aurions maintenant celle de M. Rogier. C'est donc alors M. Rogier qui devient l'Etat, parce que M. Rogier peut avoir une opinion que je défie l'Etat d'en posséder une, comme je le défie de soutenir une thèse quelconque. Aussi jamais dans aucun temps, jusqu'à notre époque qui méprise l'expérience des siècles, ce qu'on appelle l’Etat ne s'est chargé d'une manière directe de l'enseignement; et cependant tous les Etats avaient un culte dominant qui pouvait, quant à la conscience, leur servir de régulateur.
Aujourd'hui cet élément manque totalement à l'Etat. Je ne m'en plains pas; mais je demande qu'en raison de ce fait bien évident, l'Etat restreigne, autant que possible, son action sur un objet de la plus haute importance et qu'il laisse aux citoyens qui, eux, sont capables de posséder une doctrine déterminée et par conséquent un régulateur de la conscience, qu'il leur laisse organiser, sans entraves, directes ou indirectes, par diverses combinaisons libres, des établissements d'éducation pour leurs enfants.
Quand je soutiens un système si bien motivé, ce me semble, on se récrie contre le monopole de l’enseignement qui serait exercé par telle ou telle influence. Ici, messieurs, le terme monopole est encore une de ces expulsions mal appliquées qui amènent la confusion du langage et par conséquent des idées.
En effet, si la puissance publique désignait à tel ou tel établissement (page 1758) séculier ou ecclésiastique le droit exclusif d'élever la jeunesse, il y aurait monopole. Mais lorsque, dans un ordre de choses parfaitement libre, comme celui qui règne en Belgique, ce prétendu monopole ne peut se résumer qu'en une simple confiance plus on moins étendue qu'obtiennent les institutions libres, évidemment il n'y a que succès légitime et des plus utiles.
Avec la licence de la presse que rien ne réprime, vous avez besoin, n'en doutez pas, grand besoin de l'éducation fondée sur des principes de foi positive; bien entendu toujours excités par la concurrence d'établissements en sens divers auxquels il faut laisser les mêmes droits. Les familles, le peuple entier obtiendront de la sorte une sécurité que ne leur donnera jamais l'éducation gouvernementale.
Dans ces observations, qui n'ont rien d'hostile au pouvoir royal ni aux ministres, M. le ministre de l'intérieur croit voir des insinuations contre le gouvernement, des attaques contre l'action du gouvernement, action aujourd'hui la plus nécessaire pour le maintien de l'ordre dans la société. Et cependant, messieurs, depuis la constitution du ministère actuel, je n'ai pas manqué une seule fois d'accorder au pouvoir exécutif toute l'autorité qu'il a demandée dans l'ordre temporel, soit pour l'organisation de la garde civique, soit pour d'autres besoins politiques, tandis qu'il trouvait beaucoup de résistance sur d'autres bancs que le mien. Précédemment j'ai soutenu de même la nomination des bourgmestres par le Roi, dans et hors du conseil, soit lorsque M. Rogier l'a proposée, soit lorsqu'il ne la défendait plus. Je ne refuse donc, en aucun temps, à l'autorité supérieure, exercée au nom du Roi, rien de ce que la Constitution permet de lui attribuer là où il convient qu'elle agisse.
Dans un précédent discours, j'ai parlé favorablement de l'enseignement donné par le clergé, selon le droit commun; car je regarderais comme un grand mal aujourd'hui d'accorder au clergé autre chose que la simple liberté d'instruire et d'élever la jeunesse, parce qu'elle suffit aux familles qui tiennent à l'éducation religieuse, comme à la société, qui ne doit pas être conduite de notre temps, malgré ses vues propres et spontanées, par des lisières gouvernementales ou sacerdotales.
Mais en attribuant, comme je l'ai toujours fait, au gouvernement tout le pouvoir civil que sa nature comporte, j'ai dit que, par son essence, il était peu propre à l'éducation ; et à l'appui de ma conviction à ce sujet j'ai donné des raisons sérieuses. J'ai dit que l'Etat, en vertu de la Constitution même, n'avait qu'une mission d'ordre temporel, que la direction des âmes, dont la fin est plus haute, exigeait autre chose, et jusqu'ici, non pas faute de capacités pour me répondre, mais parce qu'il est des vérités tellement claires qu'on ne peut les attaquer avec succès, personne ne m'a prouvé le contraire, pas plus feu M. Ernst, cité par l'honorable comte Le Hon, que par M. le comte Le Hon lui-même, qui n'a reconnu à l'Etat qu'une doctrine politique, doctrine qui ne suffit pas à l'homme, à moins que vous ne le déclariez immortel.
Messieurs, on peut étudier à tout âge et il est très bon d'étudier les choses sérieuses jusqu'à la mort. J'ai 58 ans, ma vie ne saurait désormais être bien longue. Croyez-vous donc que si je voulais acquérir une connaissance profonde de la philosophie, j'irais de préférence prendre les leçons d'une autorité chargée seulement de me garantir l'ordre passager qui ne tardera pas beaucoup à finir pour moi, ainsi qu'il disparaît malgré tous les progrès du siècle pour tant d'autres?
Assurément non ! Et comme chaque année de ma vie précédente pouvait être la dernière, à 18 ans pas plus qu'à 58 je n'avais intérêt à chercher près de l'Etat cette instruction philosophique nécessairement liée aux croyances sur l'avenir qui suit l'inévitable fin de l'homme et sur lesquelles ce même Etat est légalement incompétent et ne peut en conséquence rien m'apprendre.
Gardez-vous cependant, messieurs, de conclure de mes paroles que je veuille supprimer ou amoindrir l'enseignement qu'on appelle enseignement de l'Etat. Chacun ne l'envisage point comme je le fais; beaucoup de personnes ne prennent pas tant de souci et croient même que l'Etat brille par la supériorité de l'éducation qu'il peut payer avec beaucoup d'argent. Dès lors, je suis trop véritablement libéral pour leur refuser ce qu'elles désirent. Seulement je demande et je crois de toute justice, que soit à l'élève fils d'un père qui pense comme moi, soit de tout autre, tel que l'habitant de Bruxelles qui aime à garder ce fils au foyer paternel lorsqu'il mérite une bourse, et une bourse soldée par le trésor commun, on laisse le choix des professeurs sous lesquels il préfère continuer ses études.
Adopter sur ce point une tactique pécuniaire nouvelle dans la loi et non pratiquée jusqu'à ce jour, ce n'est certes point faire un pas progressif vers la liberté, mais retourner par une voie oblique vers la contrainte, et je conçois que l'honorable M. Orts ne soit pas fier des conceptions d'un pareil libéralisme.
M. le ministre de l'intérieur vient de vous dire, il est vrai, que dans l'enseignement primaire on a mis ces restrictions, que dans l’enseignement moyen le projet de M. Van de Weyer les établissait aussi. Eh bien, je regarde surtout pour le dernier ce régime exclusif comme très mauvais, et là où il n'existe pas encore, je crois en raison des motifs que j'ai donnés déjà et qu'il est inutile de répéter, son adoption très dangereuse; et puisqu'on a parlé, il y a deux jours encore, de vainqueurs et de vaincus, malgré les survainqueurs qui pourraient un jour dompter les premiers, précisément à cause de conquêtes semblables sur les vrais principes et le bon droit, si je suis vaincu dans cette lutte que je soutiens aujourd'hui, je n'envierai pas aux victorieux la gloire de leur triomphe, et je me féliciterai d'avoir été parmi les battus.
Permettez-moi, messieurs, de présenter, en terminant, l'opinion modérée de cette chambre, une dernière considération.
Dans les batailles sanglantes livrées à l'ennemi, plus il est défait, plus le succès est complet et heureux. Dans les luttes parlementaires sur des sujets graves et qui intéressent les familles, il faut craindre, au contraire, de trop blesser des sentiments au moins respectables par des coups de majorité.
Déjà les dispositions votées de la loi que nous discutons attribuent au ministère un pouvoir bien large, en lui livrant la nomination de tous les membres des commissions d'examen. N'ajoutez pas à cette prérogative , qui, théoriquement, du moins, n'est pas rassurante pour tous, une disposition exclusive, aggravante sans nécessité, peu libérale et peu généreuse certainement.
En évitant ainsi de froisser outre mesure. en ce qui regarde leurs affections les plus chères, un grand nombre de Belges, vos compatriotes et non pas vos ennemis, vous agirez selon l'intérêt même de la loi dont vous désirez sans doute, autant que possible, assurer l'avenir.
(page 1770) M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, les dernières paroles de l'honorable comte.de Mérode m'ont touché. Il fait un appel en faveur d'établissements que nous avons à cœur de protéger, parce qu'ils sont une des conséquences de la Constitution. A entendre l'honorable comte, on croirait qu'il s'agit de porter la hache sur ces institutions, de les renverser, de les détruire. Il ne s'agit de rien de cela. Ces établissements, parfaitement garantis par la loi, parfaitement protégés par le gouvernement, parfaitement dotés et soutenus par le concours d'un très grand nombre de citoyens belges, n'ont absolument rien à craindre.
60 bourses de 400 fr. sont à distribuer. En supposant un partage égal entre les quatre universités, ce qui, soit dit en passant, n'a jamais eu lieu, et en ne réservant rien pour les études privées en dehors de ces établissements, il y aurait pour l'université de Louvain 15 bourses à ajouter à sa dotation déjà si riche de bourses de fondations. Est-ce l’adjonction ou la non-adjonction de ces quinze bourses qui fera la prospérité ou la ruine de l'université de Louvain ?
Ecartons , messieurs , toute exagération de cette discussion , Restons dans le vrai. Nous faisons une loi ayant pour but de régler l'enseignement supérieur donné aux frais de l'État. Convient-il que dans les moyens d'encouragement à donner à cet enseignement on comprenne un certain nombre de bourses ? Voilà toute la question. Nous ne touchons pas d'ailleurs à la liberté. Nous ne forçons personne à suivre les universités de l'Etat.
D'après l'honorable comte de Mérode, et quoi qu'il en dise, c'est un procès que son discours intente à l'enseignement de l'Etat ; c'est un procès à la Constitution qui veut un enseignement de l'Etat; d'après les principes de l'honorable comte, il ne faudrait pas se borner à supprimer les bourses exclusivement destinée» aux universités de l'Etat, il faudrait supprimer les universités elles-mêmes.
M. de Mérode. - J'ai dit le contraire.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Pour être logique, si l'Etat n'a pas de doctrines, si l'Etat n'a pas de principes, si l'aptitude lui manque, vous ne devez pas vouloir un enseignement donné aux frais de l'Etat; il faut le supprimer. Vous attaquez le mal par un très petit côté, en refusant des bourses universitaires affectées par l'Etat à ses établissements. Dans votre système, pour être conséquent, il ne faut pas d'enseignement de l'Etat.
L'Etat, dit-on, n'a pas de doctrine, l'Etat n'a aucune espèce d'aptitude pour propager l'enseignement. Parcourez, messieurs, le programme que déjà nous avons voté ; examinez, article par article, toutes les matières comprises dans l'enseignement universitaire, et dites si en effet l'Etat se trouve incompétent pour nommer des professeurs capables de donner des leçons suivant le programme arrêté. Comment, l'Etat ne serait pas compétent pour nommer des professeurs de langues orientales, pour nommer des professeurs d'antiquités romaines, d'archéologie, d'histoire, d'économie politique, de droit moderne, de droit ancien, de géométrie, d'algèbre, de physique , de chimie ?
A part les questions purement théologiques, dont nous n'avons pas ici à nous occuper, l'Etat n'est-il pas reconnu compétent par la Constitution même pour diriger l'enseignement dans toutes ses branches ?
Messieurs, je le demande à l'honorable comte de Mérode, et je le prie de me répondre. L'Etal n'a pas de doctrines, dit-il, donc il est incompétent ; mais la liberté, où sont ses doctrines, et dès lors, où est sa compétence? Messieurs, l'essence même de la liberté, c'est de ne pas être liée à une doctrine. Veuillez me dire ce que c'est que la doctrine de la liberté.
M. de Mérode. - C'est la concurrence.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Mais chacun peut précisément, en vertu de la liberté, professer une doctrine particulière, une doctrine individuelle. Est-ce que la doctrine de l'université de Bruxelles est la même que la doctrine de l'université de Louvain ? Est-ce que la doctrine d'une faculté dirigée par les jésuites est la même que la doctrine professée à Louvain ? Est-ce que nous sommes ici, dans cette enceinte, trois membres professant absolument les mêmes doctrines en beaucoup de matières? Si l'aptitude et la compétence pour l'enseignement ne doivent se reconnaître qu'à l'ensemble et à la fixité des principes, où sont les droits de la liberté pour enseigner ?
Plus j'écoute mon honorable adversaire, plus j'ai la conviction que, par la liberté d'enseignement, il entend purement et simplement l'enseignement donné par le clergé.
M. de Mérode. - Pas du tout.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Seulement vous ne le dises pas.
M. de Mérode. - Je le dis.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Alors si vous le dites, nous sommes d'accord.
M. de Mérode. - Je dis ce que je pense.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez raison. Ce que je vous reprocherais, ce serait de ne pas dire ce que vous pensez et j'exprime votre pensée. Je ne fais pas un reproche à l'honorable comte de Mérode de penser ainsi. Je comprends qu'effrayé, de plus en plus, de toutes les idées produites par la liberté, il pense de très bonne foi qu'il faut abandonner l'enseignement au clergé. J'admets qu'on professe cette doctrine ; mais il ne faut pas le cacher sous le nom de la liberté.
M. de Mérode. - J'ai dit tout le contraire.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - L'honorable comte de Mérode reproche à l'Etat de ne pas avoir de doctrines. Je lui demande quelles sont les doctrines de la liberté; quel est le code, quel est l'ensemble des doctrines qu'il attribue à la liberté?
M. de Mérode. - Il est impossible de répondre à cela.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je le comprends. Vous me répondriez plus facilement si je vous demandais les doctrines enseignées à l'université de Louvain, qui est votre liberté, à vous. Mais hors de Louvain, et vous êtes de bonne foi, vous faites peu de cas de la liberté d'enseignement.
M. de Mérode. - Pas du tout. Je demande la parole.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je crois que mon honorable interrupteur n'aurait pas la même confiance dans l'université de Bruxelles.
M. de Mérode. — Ce n'est pas la question.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ainsi, c'est un point bien éclairci : Voici en quoi nous différons avec l'honorable comte de Mérode et quelques-uns de ses amis, nous admettons un enseignement donné par l'Etat, un enseignement donné par la liberté. Selon nous, l'Etat est apte de donner l'enseignement, comme la liberté est apte à le donner. L'honorable comte de Mérode et plusieurs de ses amis croient que l'Etat n'est pas apte, et dès lors ils lui refusent tout concours.
M. de Mérode. - Je ne refuse pas les 600,000 fr.
(page 1771) M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous devez les donner à contre-cœur. Si l'Etat en effet n'est pas apte à donner l’enseignement, comment consentez-vous à lui fournir les moyens de le donner ?
M. de Mérode. - Puisqu'il y en a qui l'aiment.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, on n'est pas tenu d'avoir confiance dans l'enseignement de l'Etat, et dès lors je comprends que l’on refuse au gouvernement tout moyen de soutenir ses établissements. Ceux, au contraire, qui ont confiance dans l’enseignement de l'Etat, ceux qui croient que l'enseignement de l'Etat est une bonne chose, non seulement parce que la Constitution la prescrit, mais aussi parce qu'il importe à un pays d'assurer le progrès de sa civilisation, autrement encore que par la seule voie de la liberté ; ceux-là doivent fournir au gouvernement le moyen d'accomplir sa mission, aux termes de la Constitution, dans les limites de la loi.
Les bourses sont-elles reconnues nécessaires auprès des établissements de l'Etat, comme elles existent auprès des établissements privés ? Faut-il mettre les universités de l'Etat sur le même pied que les universités libres? Voilà la question. Vouloir, par une loi qui n'a pour objet que de régler l'enseignement donné aux frais de l'Etat, faire des libéralités en faveur d'autres établissements que ceux pour lesquels vous faites la loi, c'est faire un hors-d'œuvre.
Quand nous arriverons au budget de l'intérieur, que l'on vote des subsides pour les jeunes gens qui se distinguent dans les carrières scientifiques ou littéraires, que l’on étende l'allocation, je ne me refuse pas à examiner ce qui serait proposé à cet égard. Je le répète, le gouvernement sent la nécessité d'encourager les aptitudes extraordinaires dans quelque carrière qu'elles se lancent, à quelque établissement qu'elles appartiennent, quelle que soit leur vocation.
Nous n'envisageons pas, messieurs, cette question, je vous prie de le croire, à un point de vue étroit et mesquin : nous voulons que tous les esprits progressent dans le pays et, je le répète, nous serions honteux de chercher à faire prospérer les établissements de l'Etat, au moyen de quelques bourses affectées à ces établissements. Ce serait un bien fâcheux signe pour les universités de l'Etat, si leur prospérité devait dépendre de quelques bourses.
Voulez-vous, messieurs, mettre les universités de l'Etat sur la même ligne que les universités libres, donnez au gouvernement le moyen d'accorder quelques bourses aux jeunes gens qui vomiront suivre les cours des universités de l'Etat. Voulez-vous maintenant que le gouvernement ait à sa disposition certaines sommes pour les jeunes gens qui se distinguent et qui suivent l'enseignement libre, eh bien, votez au budget de l'intérieur une somme spéciale pour cet objet. Cette somme rentrera dans la catégorie des allocations destinées à encourager les sciences et les lettres ; quant à moi, je ne m'y opposerai pas; le gouvernement, au contraire, serait heureux de rencontrer des jeunes gens capables qu'il puisse encourager, alors même que ces jeunes gens ne suivraient pas ses propres établissements. Nous faisons de ceci non pas une étroite question de partis, mais une question de principe à résoudre par le simple bon sens.
Vous avez consacré dans la loi sur l'enseignement primaire et dans le projet de loi sur l'enseignement moyen, le principe de bourses exclusivement attachées aux établissements payés par l’Etat, par les provinces et par les communes. Maintenant, qu'il s'agit de régler l'enseignement supérieur, affectez aussi des bourses aux établissements payés par l'Etat. Cela ne semble pas extrêmement généreux si vous le voulez, mais cela est extrêmement raisonnable. Si vous faisiez triompher aujourd'hui dans la loi le principe des bourses, sans destination spéciale, vous seriez liés par ce principe dans la loi sur l'enseignement moyen; là aussi vous devriez déclarer que les bourses seront données à tous les établissements sans distinction ! Vous devriez aller plus loin et introduire le même principe dans la loi sur l'enseignement primaire, puisqu'enfin il faut un ensemble dans les doctrines : il ne faudrait pas être constitutionnels d'une part et inconstitutionnels d'autre part; si le principe que nous proposons est inconstitutionnel, il faut le rayer de toutes les lois qui concernent l'enseignement. Mais vous pouvez avoir sous ce rapport la conscience parfaitement tranquille; vous pouvez affecter des bourses exclusivement aux universités de l'Etat, tout en respectant la Constitution , comme vous en avez affecté exclusivement aux établissements publics d'enseignement primaire, tout en respectant la Constitution. Vous pouvez adopter la proposition du gouvernement, sans cesser de respecter et de garantir la liberté de l'enseignement ; la liberté de l'enseignement n'est pour rien dans la question des bourses.
(page 1758) M. le ministre des affaires étrangères (M. d'Hoffschmidt). - Messieurs, j'ai l'honneur de présenter un projet de loi ayant pour objet d'autoriser le gouvernement à régler, par arrêté royal, les droits à percevoir pour visa de passeports et pour légalisation de pièces accordées à des étrangers.
Je demanderai que ce projet soit renvoyé à une commission spéciale.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution du projet et le renvoi à une commission spéciale qui sera composée par le bureau.
La séance est levée à 5 heures.