(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 857) M. Dubus procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
- La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier, dont la rédaction est approuvée.
M. Dubus fait connaître l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.
« La direction de la Société Générale adresse à la chambre 112 exemplaires de son rapport aux actionnaires. »
- Distribution aux membres.
« Le sieur Stevens, fabricant chapelier à Bruxelles, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir le payement intégral des fournitures qu'il a faites aux blessés de septembre. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Rabode, ancien préposé des douanes, demande la révision de sa pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Lacroix, particulier à Liège, prie la chambre de statuer sur sa demande de grande naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« Le sieur Vanderghole présente des observations sur la proposition de loi de M. Sinave. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion sur la prise en considération de la proposition de M. Sinave.
M/ de Denterghem demande un congé pour affaires de famille.
- Le congé est accordé.
M. Lelièvre, au nom de la section centrale qui a examiné le projet de loi relatif à la prorogation de la loi concernant les étrangers résidant en Belgique, dépose le rapport sur ce projet de loi.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport.
M. le président. - A quelle époque la chambre veut-elle fixer la discussion ?
- Plusieurs membres. - A demain !
M. de Perceval. - Il convient qu'on ait au moins 48 heures pour lire les pièces. Je demande que la chambre n'entame ce débat qu'après-demain.
- Cette proposition est adoptée.
M. le président. - La discussion continue sur l'ensemble du budget de la guerre. La parole est à M. Orts.
M. Orts. - Messieurs, disposé à voter en faveur du budget de la guerre qui vous est proposé, j'ai cru devoir demander la parole, alors qu'il m'avait semblé que la portée du vote que j'allais émettre n'était pas bien nettement comprise. J'ai demandé la parole également alors que j'avais entendu d'honorables collègues annoncer qu'ils voteraient contre la loi, et donner à l'appui de ce vote des motifs qui ne m'ont pas convaincu, mais qui m’ont paru assez graves pour exiger une explication de mon vote contraire.
J'ai vu que le vote du budget actuel de la guerre serait mal interprété. En effet, quelques honorables collègues ont paru croire que l'approbation donnée au budget actuel serait considérée comme une approbation définitive de tous les budgets à venir calqués sur le plan du budget de 1849. Ce ne peut être là la pensée de ceux qui approuvent le budget de cette année.
Il est impossible d'attacher une telle signification à un vote approbatif. En matière de budget, le vote n'est jamais que pour un an. Le gouvernement qui voudrait donner une portée autre au vote du budget, aurait beau y attacher vingt fois cette signification; ce serait une prétention vaine, parce que ce serait prétendre à une inconstitutionnalité. Le vote du budget actuel ne peut donc pas être demandé en ce sens. Les explications catégoriques de M. le ministre de l'intérieur, sous ce rapport, ne laissent d'ailleurs rien à désirer.
Quelle que soit la pensée intime des honorables membres qui vont voter, il est impossible qu'un vote affirmatif ait cette signification.
Il n'y a chez nous qu'un budget normal, c'est le budget de la liste civile.
Ainsi dégageons le vote que nous allons émettre des conséquences qu'il peut avoir pour l'avenir.
Messieurs, je voterai donc le budget de 1849, non pas que je considère la dépense réclamée pour le service de la guerre en Belgique comme définitivement fixée au chiffre actuel. Je crois, messieurs, qu'il est possible, dans un avenir qui n'est cependant pas encore l'avenir de demain, de réaliser des économies, et je vous le prouverai tout à l'heure en vous en signalant une qui, jusqu'à présent, ne m'a pas paru être indiquée d'une façon assez précise.
Je ne prétends pas non plus, en annonçant que je voterai pour le budget de 1849, me lier le moins du monde dans l'appréciation des amendements qui pourraient être présentés sur les chiffres en discussion, alors que ces amendements n'entraîneraient pas la révision ou la destruction de la loi d'organisation de l'armée.
Acceptant le débat sur ce terrain, examinant les amendements qui pourront être proposés, s'il s'en présente, au point de vue du maintien de l'organisation actuelle de l'armée, que je crois ne pouvoir être modifiée aujourd'hui, je suis disposé à appuyer toutes les économies qui, dans ce sens, me paraîtraient compatibles avec les besoins du service.
Pourquoi, en approuvant le budget de 1849, ne veux-je pas aller jusqu'à exiger une modification radicale, une transformation complète dans notre organisation militaire? Pourquoi ne veux-je pas aller jusqu'où veulent aller ceux qui ont annoncé ne pouvoir voter pour le budget de la guerre ?
Examinons, messieurs, les raisons apportées à l'appui du système contraire, et voyons si ces raisons ne sont pas fondées, ou sur une fausse appréciation des temps où nous vivons, sur une fausse appréciation des circonstances actuelles, ou sur une fausse appréciation des précédents de cette chambre, des précédents du gouvernement en ce qui concerne l'organisation militaire.
Deux honorables membres ont particulièrement attaqué le budget actuel de la guerre, mais à deux points de vue différents : l'honorable M. Jullien et l'honorable M. d'Elhoungne.
L'honorable M. Jullien ne vote pas le budget de 1849, parce qu'il croit que la neutralité belge nous garantit suffisamment, et aujourd'hui et dans l'avenir, par cela seul qu'elle est reconnue par les puissances étrangères, par les puissances qui ont aidé à la consolidation de la nationalité belge.
L'honorable M. Jullien ne veut pas du budget, parce qu'il croit que le patriotisme des Belges suffira à les défendre avec une armée beaucoup moins forte, beaucoup moins nombreuse que celle que le budget nous garantit.
L'honorable M. Jullien donne une troisième raison. Il ne veut pas du budget de 1849, parce qu'il se trouve dans les rangs de l'armée belge une vingtaine d'officiers qui, d'après lui, devraient être naturalisés et ne le sont pas encore.
L'honorable M. d'Elhoungne ne veut pas du budget de 1849 ; et pourquoi? Parce qu'il est mauvais? Parce que l'organisation qu'il sanctionne n'est pas bonne pour l'année 1849? Non, messieurs, l'honorable M. d'Elhoungne s'est placé sur un tout autre terrain. Il condamne le budget de 1849, parce que le budget de 1850 ne vaudra rien.
L'honorable M. d'Elhoungne s'est attaché à combattre, non pas l'adversaire qu'il avait devant lui, mais un adversaire, je ne dirai pas à venir, car il ne viendra peut-être pas, surtout avec la figure que lui attribue l'honorable M. d'Elhoungne ; mais un enfant qui non seulement n'est pas encore né aujourd'hui, mais qui n'est pas encore conçu.
Voyons les raisons données par l'honorable M. Jullien. Elles étaient, vous le remarquerez, messieurs, une réponse en grande partie dirigée contre le discours de l'honorable député de Huy, que vous avez entendu au début de la discussion générale. Lui aussi avait argumenté de la position que font à la Belgique sa neutralité et l'appui des puissances qui ont contribué à fonder l'Etat beige.
Ses raisons ont-elles été énervées par ce qu'a dit l'honorable député du Luxembourg ?
Je ne le pense pas, messieurs, et j'espère le démontrer sans peine ni longueurs.
Sans doute la neutralité belge est garantie; elle est écrite dans les traités, c'est le droit de la Belgique vis-à-vis de l'Europe. Mais, suffit-il d'avoir le droit pour soi pour être sûr d'obtenir justice, en politique surtout? Je ferai, sous ce rapport, en toute confiance, un appel spécial à l'honorable M. Jullien. En 1839 n'avions-nous pas le bon droit pour nous? Cependant l'Europe, qui nous avait garanti notre droit, ne nous a-t-elle pas sacrifiés? L'honorable M. Jullien, je suis heureux de le dire à son honneur, en 1839, avait cru que la Belgique pouvait se sauver, faire ses affaires elle-même, comme l'Italie en revendique aujourd'hui le droit et le pouvoir ; faire appel à ses propres forces, au lieu d'appeler les puissances signataires des traités et de faire dépendre sa conduite de celle que ces puissances tiendraient? Pourquoi l'honorable M. Jullien, qui ne s'est pas fié en 1839, qui a eu raison de ne pas se fier à ce qu'avaient promis les puissances, veut-il s'y fier aujourd'hui? Aujourd'hui qu'elles ont faussé leur parole vis-à-vis de nous, ce qu'elles n'avaient pas fait encore en 1839 ?
La neutralité ! Mais on vous a cité une foule d'exemples historiques qui (page 858) montrent quel cas font les grandes nations des peuples qui ne sont pas la première sauvegarde de leur nationalité, en consacrant toutes leurs forces à la défense. On vous a dit ce qu'étaient devenus les petits Etats, quoique neutres, placés entre deux Etats puissants qui n'avaient pas songé à se défendre. Le patriotisme, dit encore l'honorable M. Jullien, nous sauvera. Le patriotisme sauve-t-il seul? Interrogeons notre passé, messieurs. Le patriotisme nous manquait-il en 1831 ? Ce qui nous manquait, c'était une armée; et c'est ce que vous ne voulez pas conserver au pays; ce qui nous a manqué, c'est une armée plus considérable que celle que le budget prétend organiser en 1849.
Ce patriotisme qui ne nous a pas sauvés en 1831, et cependant il ne nous manquait pas, ce patriotisme n'a jamais manqué non plus à la Pologne. Et la Pologne est arrivée à son triste et dernier partage, à la suite de réductions imprudentes apportées par la diète à son état militaire.
Voilà où conduit trop de confiance dans le bon droit des peuples, quand les peuples ne sont pas prêts à appuyer le bon droit sur la force. Voilà où mène l'oubli de cette maxime si vraie que rappelait l'honorable M. Lebeau en terminant son discours : « Aide-toi, le ciel t'aidera. »
Il nous faut donc une armée. Maintenant, dans les circonstances actuelles, celle qu'on nous demande est-elle trop forte? Elle est trop forte, nous dit-on, car tout le monde autour de nous désarme ; la paix règne dans le monde ; aucun orage ne nous menace; aucun nuage n'apparaît à l'horizon. L'Angleterre désarme, la France désarme, la Hollande désarme.
Mais ces désarmements, où les ai-je vus traduits en autre chose qu'en paroles et qu'en promesses? Et ces promesses sont-elles faites par ceux qui tiennent dans leurs mains les destinées des nations? Non, ce sont des promesses d'hommes qui n'ont d'autre puissance que celle des idées et de la persuasion ; qui, aujourd'hui sont encore dans l'opposition ; qui arriveront peut-être au gouvernement de leur pays. Ces promesses, comment donc engageraient-elles les nations étrangères ?
En définitive, messieurs, ce désarmement, s'il existait, quelle influence peut-il exercer sur nous? La Hollande promet de désarmer, c'est-à-dire, que des personnes désirent le désarmement en Hollande; soit; mais la Hollande désarmerait serait-ce pour nous une raison de désarmer? Non, si elle désarmait c'est parce qu'elle sent qu'elle a devant elle la Belgique armée qui lui assure gratuitement ce qu'elle payait si cher par le traité de la barrière, une protection plus efficace, vis-à-vis des nations étrangères, que celle qu'elle pourrait se procurer par elle-même. Dans l'indépendance de la Belgique elle a mieux qu'une armée chez elle. Voilà pourquoi la Hollande se confie mieux, peut mieux se confier que nous, dans le désarmement de l'Europe.
En Angleterre les idées pacifiques font des progrès. Je le reconnais avec joie, l'illustre Cobden, après avoir triomphé dans la ligue des céréales, s'est mis à la tête d'une ligue pour le désarmement, et j'ai reconnu plus d'une des pensées émises par Cobden au récent meeting de Manchester, au nombre de celles qui ont été si bien défendues devant vous par l'honorable M. d'Elhoungne. Je souhaite que l'illustre Cobden réussisse dans cette tâche plus grande que celle qu'il a accomplie précédemment; mais je le demande, pouvons-nous espérer qu'il aura ici plus de chances de succès qu'il n'en a eu dans une œuvre moins vaste et moins entourée de difficultés? Eh bien, messieurs, combien de temps a-t-il fallu A Cobden pour amener le triomphe de la ligue des céréales? Ce n'est pas dans l'espace d'une année que M. Cobden a triomphé la première fois, et certes il ne triomphera pas plus tôt la seconde; ne nous en flattons pas.
Eh ! messieurs, ce mouvement qui se manifeste en Angleterre pour obtenir le désarmement, se rend-on bien compte de ce qu'il est ? Ce qu'on demande en Angleterre n'est pas précisément du désarmement dans le sens qu'on y attache en Belgique. Le parti qui a mis à sa tête M. Cobden, demande que le gouvernement anglais cesse de marcher toujours progressivement dans la voie des armements et revienne à ce qui existait à une époque où l'Angleterre était complètement, suffisamment armée sur terre et sur mer, et où elle a fait face à des exigences au moins aussi graves que celles qui peuvent se présenter en ce moment. Ce que demande M. Cobden, c'est le budget de 1835! Et ce qu'il reproche au gouvernement anglais, c'est d'intervenir sur toutes les mers, dans tous les coins du globe, au mépris souvent des intérêts vrais de l'Angleterre; d'augmenter sans cesse la marine et les forces de terre, de pousser les armements au-delà de ce qu'ils étaient à l’époque où l'Angleterre luttait contre toutes les forces de Napoléon. « Vous avez aujourd'hui, » dit-il, « 150 amiraux, dont 50 en activité, alors que vous n'en aviez que 14 lorsque vous comptiez mille vaisseaux de guerre en mer. »
Voilà, messieurs, ce que l'on veut en Angleterre et, je vous le demande, sommes-nous dans une situation pareille? Marchons-nous, de budget en budget, vers des dépenses toujours croissantes? Non, messieurs, le budget que M. le ministre de la guerre présente aujourd'hui est le moins élevé de tous ceux qui ont été présentés depuis 1840. Je ne parle pas des budgets antérieurs plus élevés, parce que la Belgique était alors dans une situation qui exigeait des dépenses plus considérables pour l'armée.
Voulez-vous, avec Cobden, le budget de 1835, dirai-je à l'honorable M. d'Elhoungne : voulez-vous le budget de 1835 dans sa réalité, et non pas le budget fantastique dont vous avez parlé ? Mais si M. d'Elhoungne voulait ce budget, ce serait M. le ministre de la guerre qui le repousserait parce qu'il est trop élevé. (Interruption.)
Je prouverai ce que j'avance. Je donnerai, s'il en est besoin, des explications sur le budget de 1833, que son auteur a reconnu publiquement n'avoir jamais été réel.
Je persiste à dire que le budget dont vous avez parlé est un budget fantastique, parce que j'appelle fantastique ce qui n'a jamais été une réalité.
Le mouvement anglais ne peut donc pas être invoqué comme un exemple à suivre en Belgique. Nous ne demandons pas à un gouvernement, marchant en avant dans la voie des dépenses, de rétrograde; notre gouvernement rétrograde déjà.
Parlerai-je maintenant des projets de désarmement en France? L'honorable M. d'Elhoungne en a parlé...
M. d'Elhoungne. - Je n'en ai pas dit un mot.
M. Orts. - Vous avez voulu, en citant la France, dire qu'on cherchait à y diminuer les dépenses nécessitées par le budget de la guerre, ou vous ne deviez pas la citer. Si telle n'a pas été votre intention, mon observation tombe, et j'accepte volontiers la rectification.
Mettons de côté ce mouvement de désarmement. Si j'envisage la réalité de l'état de choses qui nous environne, si j'examine les modifications qui, depuis un an, ont été apportées à la politique européenne, par suite des événements graves de février, je ne vois pas, je dois le dire, de motifs bien rassurants qui doivent nous inviter à amoindrir une force militaire qui n'est que la conservation de ce que nous avions avant ces événements.
J'aurais compris que, si les choses avaient encore été ce qu'elles étaient avant le 24 février, on vînt dire : « La politique de l'Europe est à la paix, en ce qui nous concerne; il peut y avoir des nuages; mais autour de nous tout est tranquille. » Car alors dans les conseils des rois, dans l'esprit des hommes d'Etat qui gouvernaient les plus grandes nations de l'Europe, dans les parlements, je voyais faire un appel, toujours favorablement accueilli, à un grand principe sauvegarde des nations faibles vis-à-vis des nations fortes ; à ce principe de non intervention. C'était sous ce principe que la neutralité belge avait trouvé antérieurement et devait trouver plus tard le moyen de se faire respecter.
Mais ce principe qui était accepté de tout le monde avant le 24 février, semble-t-on encore aujourd'hui l'accepter, au moins aussi sincèrement qu'avant le 24 février? Loin de là.
De 1830 à 1849, je n'ai guère vu que des tentatives de menace d'intervention d'un peuple dans les affaires d'un autre peuple. Mais depuis le 24 février, les choses ont complètement changé de face. Je vois les grandes nations se mêler du ménage intérieur des petites nations. Et cela se fait aux applaudissements des assemblées délibérantes les plus populaires, aux applaudissements des nations entières... L'Allemagne n'applaudissait-elle pas naguère, alors que rassemblée nationale de Francfort intervenait à main armée dans les affaires du petit royaume de Danemark? Ne voit-on pas l'assemblée nationale de France applaudir tout entière à l'idée, que la République pourrait se mêler des affaires intérieures du pape et du peuple romain ? N'avons-nous pas lu dans les journaux du matin même la nouvelle qu'une armée russe - ce qui ne s'était pas vu depuis 1830 - vient de franchir les frontières d'un Etat européen voisin, pour y rétablir ce qu'on appelle l'ordre entre les races diverses qui la composent.
Avouons-le, messieurs, ces faits ne doivent pas nous donner une foi bien robuste dans le respect des neutralités, dans le maintien du principe de non intervention des grandes nations voisines dans nos propres affaires.
Et le langage de ceux qui ont dirigé, au moins pendant quelque temps, les destinées de la France, n'était rien moins que rassurant sous ce rapport. N'avons-nous pas vu dans un journal qui était l'organe du pouvoir en France, avant l'élection du président, n'avons-nous pas vu le National, au mois d'août dernier, raisonner sur l'éventualité de l'occupation de la Belgique par des troupes françaises, comme si cette occupation était possible et parfaitement justifiable dans certaines circonstances?
Eh bien, devant un changement aussi complet dans les idées politiques de l'Europe, je crois qu'il n'y a certainement rien de plus légitime que le maintien, au moins pour une année, de notre état défensif sur le pied où il était avant le 24 février.
On nous dit maintenant, mais à part les circonstances extérieures et se plaçant uniquement sur le terrain de nos affaires, à nous Belges: Vous n'avez pas, en dehors de l'organisation de votre armée, songé à des moyens de défense qui aujourd'hui concourraient à vous faire respecter. L'honorable M. d'Elhoungne a particulièrement insisté sur ce côté de la question. L'organisation de l'armée, dit-il, date de 1845. Quand elle a été votée, il y avait deux choses qu'on n'avait pas prévues, deux questions qu'on n'avait pas résolues : la question des forteresses et l'organisation de la garde civique.
C'est ici que va se justifier ce que j'ai avancé au début, à savoir que les honorables membres qui ne veulent pas voter le budget de la guerre se sont trompés ou sur les circonstances qui nous environnent ou sur ses précédents parlementaires de l'organisation de l'armée en Belgique.
L'honorable M. d'Elhoungne s'est trompé quand il a dit qu'en 1845 l'organisation de l'armée a été votée sans tenir compte du sort éventuel des forteresses et du concours de la garde civique organisée. L'honorable membre, qui m'a paru avoir fortement étudié la discussion du budget de la guerre en 1843, a oublié de relire la discussion de la loi sur l'organisation de l'armée en 1845.
(page 859)M. d'Elhoungne. - J'y assistais !
M. Orts. - Je le regrette pour vous, car alors vous n'avez rien écouté ou vous êtes dans une erreur inconcevable !
M. d'Elhoungne. - C'est une erreur que vous avez inventée !
M. Orts. - Je vous prouverai votre erreur, à l'instant. Je dis, messieurs, que toujours, quand il s'est agi de l'organisation de l'armée, on a supposé le concours de la garde civique organisée. Ce concours a été prévu en 1845 comme en 1843.
Il l'était déjà par la commission des généraux instituée en 1842.
L'organisation de l'armée, messieurs, est une chose traitée, discutée, méditée de longue date. Le point de départ habituel des précédents, sous ce rapport, est la convocation d'une commission de sept généraux en 1842. Sept généraux, qui appartenaient à toutes les armes, ont eu à se prononcer alors sur plusieurs questions de principe, concernant notre état militaire.
Je dois ici rectifier, en passant, une erreur échappée à un autre honorable membre, M. Osy, qui paraissait croire dernièrement que la mission donnée à ces sept généreux n'avait jamais été connue de la chambre. Je dirai que si l'honorable M. Osy veut prendre le n° 92 du Moniteur, du 2 avril 1843, il trouvera toutes les questions qui ont été posées à la commission des généraux et la substance des réponses qui ont été faites. Le ministre de la guerre d'alors a lu dans son discours, le plan, le cadre posé à la commission, par conséquent les questions formant ce cadre se trouvent imprimées avec le discours lui-même. Je trouve donc là la preuve de l'erreur que je signalais tout à l'heure. La première question posée à la commission des généraux était celle-ci : « La commission aura à s'enquérir : 1° du chiffre et de la composition qu'il conviendra d'adopter pour l'armée, en tenant compte du concours de la garde civique. »
Ainsi donc dès les premiers pas de la commission, le premier avis qu'on lui demande, c'est sur l'effectif qu'il faudrait donner à l'armée en tenant compte du concours de la garde civique. C'est sur ce terrain que la commission a été placée; et c'est d'après cette base qu'elle a apprécié le chiffre à donner à notre armée. En 1845, a-t-on perdu de vue les termes de l'instruction donnée à la commission de 1842?
Dans un discours de M. le ministre de la guerre de cette époque, prononcé lors de la discussion de la loi d'organisation, le 7 avril 1845, je trouve une réponse à une interpellation de l'honorable M. Delehaye qui voulait savoir si on avait compté sur le concours de la garde civique. Le général Dupont répond : « Il résulte des combinaisons que le gouvernement a dû faire non seulement l'emploi du complet des 80 mille hommes, mais aussi celui de bon nombre de bataillons de garde civique; le chiffre de ces derniers peut seul être considéré comme variable. »
Ainsi le général Dupont en présentant la loi de 1845 tenait compte du concours de bon nombre de bataillons de garde civique, seulement ces bataillons sont variables. Je dirai pourquoi ils devaient varier. La chambre de 1845 ne s'est même pas payée d'une raison aussi générale, aussi vague; elle a voulu savoir, à un homme prés, ce que signifiaient ces mots: bon nombre de bataillons. L'honorable M. Delehaye a insisté avec raison, et dans la même séance du 7 avril 1845, M. le ministre de la guerre, revenant sur ce qu'il avait dit au début, a ajouté que par le concours de bon nombre de bataillons de garde civique il avait voulu parler de 20,000 à 30,000 hommes.
Ainsi, en proposant le chiffre de 80 mille hommes pour le pied de guerre de notre armée, le gouvernement supposait le concours de 20 à 30 mille hommes de garde civique, et de garde civique organisée, messieurs , car le gouvernement d'alors était logique. En même temps qu'il présentait le projet de loi d'organisation de l'armée, il déposait un projet de loi d'organisation de la garde civique; ce dépôt datait du 1er mars 1845, et la discussion de la loi d'organisation de l'armée commença dans les premiers jours d'avril. En votant cette organisation, on comptait donc sur l'organisation de la garde civique, on avait proposé un projet de loi, et on comptait sur le concours de 20 à 30 mille hommes.
Voilà, quant à la garde civique, l'erreur de l'honorable M. d'Elhoungne parfaitement démontrée, je pense.
L'honorable M. d'Elhoungne a-t-il été plus heureux pour les forteresses ? Non, messieurs; il en a été des forteresses comme de la garde civique. L'éventualité de la conservation ou de la démolition des forteresses a été appréciée en 1843 et en 1845, comme on avait pesé, évalué, apprécié le concours de la garde civique dans les mêmes circonstances.
Avant d'aller plus loin sur ce terrain, messieurs, il est bon de se remettre en mémoire quel était l'état et la position de celle question des forteresses.
Il est bon de se rappeler comment elle est née et jusqu'où il importait de les conserver dans l'intérêt de la défense du pays. Il le faut, pour comprendre comment cette question fut prise en considération en 1843 comme en 1845.
La Belgique, messieurs, par suite des traités qui ont présidé à la formation du royaume des Pays-Bas, jouit d'une quantité considérable de forteresses. Elles ont été construites en partie avec les fonds du gouvernement d'alors, en partie avec des fonds provenant d'une autre source. En un mot, la Belgique a beaucoup de forteresses, je crois qu'elle en a même beaucoup trop. En 1815 ces forteresses avaient été créées en vue d'un état politique aujourd'hui sensiblement modifié. C'était une barrière des puissances alliées contre la France.
En 1831, lorsque de nouveaux traités vinrent mettre en harmonie l'état de choses né de 1830 avec les traités de 1815, il fut question des forteresses; et par une convention qui date, je crois, du 14 décembre 1831, la démolition de cinq forteresses fut consentie au nom de la Belgique.
Le traité qui contenait cette décision fut pendant longtemps gardé secret. Les motifs en sont parfaitement expliqués dans un ouvrage émané d'un homme qui à cette époque et plus lard a pris une grande part au gouvernement du pays, dans l'ouvrage de M. Nothomb sur la révolution belge.
Je laisse ces motifs de côté et j'arrive à l'époque où la démolition de cinq forteresses a fait l'objet de débats parlementaires. Le traité dormit depuis le 14 décembre 1831 jusqu'au jour où l’l'honorable M. Du mortier, je pense, vint appeler l'attention de la chambre sur la question des forteresses. Il dit qu'il y avait en Belgique des forteresses qui devaient être démolies depuis bien des années et qui ne l'étaient pas encore. Il émit alors l'idée qu'il fallait exécuter le traité. On répondit : « C'est une question qu'il faut laisser dormir ; c'est une question dangereuse, que la Belgique ne doit pas réveiller. » Sous ce prétexte, on endormit le parlement et la question.
En 1843, lors de la discussion de la loi d'organisation de l'armée, tes honorables MM. Dumortier et Castiau revinrent sur la question des forteresses; et l'on demanda au général de Liem s'il avait raisonné dans l’hypothèse de la conservation ou de la démolition des forteresses. Mais je dois le dire, à l'époque de 1843 les choses avaient un peu changé; les esprits s'étaient modifiés. On n'était plus disposé à consentir à la démolition des forteresses. M. d'Huart, entre autres, disait à l'honorable M. Dumortier : Vous faites bon marché de l'honneur national, en venant demander, au nom d'intérêts étrangers, la démolition des forteresses belges. M. Dumortier répondait fort justement, à mon sens, que l'honneur national n'avait rien à voir dans cette affaire. Cependant la question fut éludée; on la laissa très prudemment continuer son sommeil. Le général de Liem déclara que la question des forteresses était indifférente pour la force à donner à notre organisation militaire.
Nous verrons plus tard quelle avait été, sous ce rapport, la pensée de M. le ministre de la guerre, quelque peu de fondement que cette opinion ait en apparence.
En 1845, on insista davantage. Alors, devant le général Dupont, le débat s'agrandit; beaucoup de membres de la chambre y prirent part. On avait devant soi, au ministère, le signataire de la convention de 1831, le général Goblet. On lui demanda ce qu'était devenu son enfant, le traité des forteresses.
L'honorable M. Castiau fit même de cette question une véritable fin de non-recevoir contre le projet d'organisation. Il fut appuyé par plusieurs membres de l'opposition, entre autres par l'honorable membre qui est aujourd'hui ministre de l'intérieur, et par l'honorable M. Devaux.
Forcé de s'expliquer, pour écarter cette fin de non-recevoir, que dit alors M. le ministre de la guerre? Il dit que la conservation de forteresses était indifférente en ce sens que le nombre plus ou moins grand des forteresses ne pouvait influer que sur le nombre plus ou moins grand de bataillons de- garde civique qui concourraient à la défense du pays.
Ainsi, l'organisation militaire de 1848 a été proposée et votée en vue de la conservation des forteresses. Les ministres, aux deux époques, ont dit : C'est l'affaire de la garde civique. Qu'il y ait ou non des forteresses, il faut une armée de 80 mille hommes, organisés comme nous le proposons.
C'est donc en 1845 que l'honorable M. d'Elhoungne aurait dû parler des forteresses. Mais il n'est plus fondé, en raison d'un argument qu'il n'a pas fait valoir, en 1845, à combattre les chiffres du budget de 1849.
Vous voyez, messieurs, que l'honorable membre auquel je réponds s'est mépris sur les précédents parlementaires quant à la question des forteresses, comme en ce qui concerne la question du concours de la garde civique.
Maintenant, puisque je suis arrivé à ce point de vous occuper de la question des forteresses, permettez-moi, messieurs, de m'y arrêter quelque peu.
J'avoue que, pour ma part, tout en ne voulant pas faire de cette question l'objet d'un examen immédiat à l'époque actuelle, je crois que la solution de cette question est une des économies les plus sérieuses à introduire dans le prochain budget de la guerre.
Messieurs, si je n'avais que mon témoignage à invoquer à l'appui de mon opinion sur ce chapitre, l'autorité, je l'avoue, serait assez maigre; la question ne rentre pas le moins du monde dans ma spécialité. Mais l'opinion que j'émets est l'opinion de plusieurs membres de la chambre plus anciens que moi, ayant plus d'expérience des débats parlementaires, d'honorables membres surtout qui, ayant fait partie du ministère, ont eu l'occasion d'étudier la question sous toutes ses faces, qui ont fait partie du cabinet où la question des forteresses a été nécessairement agitée.
L'honorable M. de Theux, par exemple, le 31 mars 1843, dans la discussion du budget de la guerre de 1843, s'est exprimé en ces termes :
« Je pense qu'il y a plusieurs forteresses superflues; du moins tel est l'avis de plusieurs officiers généraux et de plusieurs ministres de la guerre, par qui j'ai entendu traiter cette question. »
Or tout le monde conviendra, je pense, que l'honorable M. de Theux a été parfaitement placé pour entendre les ministres de la guerre.
C’était aussi l'opinion, en 1845, de l'honorable ministre de l'intérieur actuel. Il désirait que cette question fût vidée immédiatement et disait avec beaucoup de raison : Les questions qui sommeillent ont quelquefois un réveil bien terrible.
La question du territoire a sommeillé pendant 8 ou 9 ans. Nous savons tous quel a été son douloureux réveil, quels sacrifices ce réveil a coûté à la Belgique sous le rapport matériel, et de plus grands encore sous le rapport moral.
(page 860) Fort de ces précédents, je crois, messieurs, qu'il y a des forteresses qui pourront être démolies. Je ne prétends pas en déterminer le nombre, encore moins les désigner; je dis que cette question doit être étudiée par le ministre de la guerre, en vue de son budget de 1850.
Je le répète, je crois qu'il y a de ces forteresses qui, comme le disait l'honorable M. de Theux, en s'appuyant sur l'avis de plusieurs prédécesseurs de M. le ministre actuel, pourraient très bien être supprimées. Je citerai Ath, Philippeville et Marienbourg, dont je ne comprends pas l'utilité comme positions défensives. Eh bien ! messieurs, si trois, quatre ou cinq forteresses même étaient rasées aux applaudissements de toutes les populations qu'elles renferment, nous aurions sur le budget de la guerre une économie des plus considérables, et non seulement une économie directe, en ce sens que les dépenses d'entretien disparaîtraient pour toujours des colonnes, mais en ce sens aussi que le budget de la guerre produirait au budget des recettes de l'Etat un accroissement considérable de ressources par la vente des terrains qu'occupent ces forteresses.
Là est, selon moi, l'économie la mieux réalisable parmi celles qu'avec d'autres honorables membres, je voudrais voir arriver dans le budget de la guerre à leur temps et à leur heure. Car tout le premier, j'ai toujours admis que le budget de la guerre, comme tout autre budget, devait tendre graduellement à l'économie.
Tout le premier, j'ai cru qu'il serait possible, dans un avenir plus ou moins rapproché, d'atteindre ce but. Je me permettrai de rappeler à la chambre que la première fois que j'ai eu l'honneur de prendre la parole dans cette enceinte, j'ai émis la même idée, et cette idée je l'émets encore. Je crois, par exemple, comme je l'ai dit dès le début, que lorsque la garde civique sera complètement organisée, lorsqu'elle aura une organisation forte et acceptée par tout le monde, lorsqu'elle sera devenue ce que nous désirons tous qu'elle devienne, il sera possible de faire des économies sur les dépenses militaires. Mais je le dis franchement, ce n'est pas dans le budget de 1849 que vous pouvez, à ce point de vue, introduire une économie.
Vous ne le pouvez pas, surtout alors que, pour l'organisation de la garde civique, on n'est pas convaincu partout, en Belgique, de ce qu'il y a à faire par les citoyens. Vous ne le pouvez pas, alors que vous voyez arriver ici de nombreuses pétitions réclamant contre l'organisation actuelle de cette garde comme exigeant trop des citoyens; alors qu'il y a des hommes en Belgique ne comprenant pas qu'il faut choisir, si l'on veut être défendu entre deux alternatives : payer de sa bourse ou de sa personne.
Messieurs, dans les circonstances actuelles, aujourd'hui que nous atteignons au quart de l'année aux besoins de laquelle le budget doit pourvoir, il est impossible de rejeter complètement le budget en vue d'obtenir immédiatement une réorganisation de nos forces militaires. C'est contre cette pensée, seulement que je me suis élevé. Je la crois dangereuse, irréfléchie, impolitique.
Si des amendements compatibles avec l'organisation actuelle sont présentés, si des économies du genre de celles que nous avons réalisées sur d'autres budgets sont indiquées, je me réserve mon libre droit d'examen et de vote. Hors de là je pense que le vote approbatif que je donnerai au budget, comme celui d'autres honorables collègues, ne peut être sainement interprété dans un sens différent.
M. de Liedekerke. - Messieurs, je rendrai d'abord hommage sincère et empressé au discours si compétent, si précis, si concluant de l’honorable membre qui vient de se rasseoir.
J'avais cru, je le confesse, que dans les circonstances où nous nous trouvons, le budget qui est soumis à vos délibérations ne pourrait soulever aucune discussion ni aucun dissentiment fort vif.
Mais votre dernière séance, messieurs, a pour ainsi dire renouvelé et agrandi le débat, et le budget de la guerre s'est trouvé en butte à une opposition, à une critique, à une controverse aussi directe qu'impétueuse.
Aussi, messieurs, ne puis-je plus consentir à donner un assentiment silencieux, un vote muet au budget tel que vous le présente M. le ministre de la guerre; car il n'entre pas dans ma pensée de laisser soupçonner que lorsqu'il s'agit des intérêts éminents du pays, de ce qui touche à sa grandeur, à sa force, à sa dignité, je ne le ferais que par un sentiment de nonchalante complaisance, ou par une faiblesse quelconque pour le pouvoir.
Messieurs, ici même je demande la permission de soumettre à la chambre une considération qui m'a souvent frappé dans le cours de cette session.
Il y a une tendance, depuis le jour où la pression des événements extérieurs où des circonstances passagères, accidentelles, bien plus que l'existence d'abus réels, a soulevé le cri des économies à tout prix, il y a une tendance avérée d’établir dans cette chambre même deux catégories d'opinions, qu'on intitulerait volontiers, si l'on avait toujours l'inspiration des désignations, les « économes » et les « prodigues ».
Les uns poursuivant avec un puritanisme intraitable, avec un ascétisme rigoureux, l'amoindrissement de toutes les dépenses publiques, les autres n'abordant cette réforme qu'avec hésitation, qu'avec mollesse, et une sorte de répugnance invincible.
Les uns servant seuls le vœu populaire, les autres le bravant et le méconnaissant.
Eh bien, messieurs, pour ma part je repousse énergiquement ce reproche ou cette distinction. Envoyés dans cette enceinte par le même électeur, mandataires du même souverain, nous avons tous un devoir et un intérêt commun, celui d'entendre sa voix, d'accomplir ses désirs légitimes, et de poursuivre avec constance et fermeté toutes les améliorations.
Mais, messieurs, de même que si la vigilance, la susceptibilité du pays sommeillait sur les réformes utiles, il serait digne de vous de les provoquer et de les réaliser; en usant de votre initiative, permettez-moi de vous dire que si l'opinion, le sentiment public poursuivaient avec une ardeur aveugle, inconsidérée ou intempestive des innovations périlleuses, il serait non moins digne de vous, qui êtes la plus haute, mais qui par cela même devez être la plus sage et la plus intelligente expression du pays, de l'éclairer, de le modérer, même de l'arrêter.
Comme un honorable préopinant, qui a pris la parole dans la séance de vendredi, je souhaite qu'il soit donné à l'humanité d'entrer dans de telles voies qu'elle puisse enfin renoncer à ces armements puissants qui épuisent les finances des différents Etats, et qui consomment inutilement, stérilement, tant de millions. Espérons ce résultat de l'extension des lumières et l'influence réunies de la raison et de la religion ; mais reconnaissons aussi que le présent a de bien autres exigences.
Messieurs, j'écarte, pour ma part, tout ce qui toucherait à une discussion spéciale, car je ne me reconnais pour cela ni le talent, ni les connaissances nécessaires, et je puis affirmer que cet aveu d'impuissance ne me coûte nullement. Et en vérité, quelle a été la physionomie de ce débat dans nos précédentes séances ? Avec quelle singulière ardeur quelques-uns des opposants du budget de la guerre n'ont-ils pas déroulé leurs plats, établi leur système d'organisation militaire ! Et qui donc étaient les réformateurs? C’était, messieurs, l'honorable M. Pierre, le député de Virton, dont nous connaissons le stage judiciaire, mais dont nous ignorons assurément le stage militaire; c'est l'honorable M. Osy, dont les lumières et les connaissances sont assez vastes, assez pénétrantes, pour oser, sans injure pour lui, douter quelque peu de la solidité de ses talents et de ses études militaires; c'est l'honorable M. d'Elhoungne, qui vient cueillir au sein de cette chambre, sur ce champ de bataille de l'intelligence, de nouveaux lauriers dont ses adversaires eux-mêmes ne contesteront pas la valeur méritée; c'est enfin l'honorable M. Thiéfry, dont je ne marchanderai pas les titres, puisqu'on m'assure qu'ils sont les meilleurs! Vous vous souvenez peut-être, messieurs, des commentaires de l'honorable M. Pierre, vous connaissez le budget réformé du député d'Anvers, vous avez entendu les changements radicaux proposés par l'honorable M. Thiéfry, et puis nous avons eu de la part de l'honorable M. d'Elhoungne une édition brillante et illustrée de ces divers systèmes.
Mais je le demande à la chambre, si l'on conférait à ces honorables membres, érigés subitement en conseil aulique, si on leur conférait le droit, le pouvoir de modifier selon leurs vues, notre système militaire, de l'altérer, puis de le recréer dans toutes ses parties, d'y introduire ces améliorations tant vantées, si faciles, dit-on, à obtenir, la chambre serait-elle bien rassurée sur les résultats de l'œuvre, les honorables membres eux-mêmes accepteraient-ils avec une très grande sécurité, avec une certaine confiance, cette haute et laborieuse mission ?
Croyez-vous que le pays lui-même, je parle de sa partie saine, intelligente qui comprend la gravité de la situation, les exigences impérieuses du moment, s'il mettait d'un côté l'opinion avérée, le sentiment constant, publiquement avoué de tant d'hommes de guerre, de tant de généraux qui ont été appelés à apprécier successivement les besoins militaires du pays, et s'il rangeait d'autre part, l'opinion des honorables membres que je viens de citer, croyez-vous qu'il hésiterait beaucoup à adopter l'avis de ceux que des études spéciales, l'expérience, une application soutenue, de longues méditations ont familiarisés ou par goût ou par devoir avec ces questions si compliquées.
Que si tous ont abouti à poser les mêmes chiffres, à quelques différences près, à réclamer les mêmes conditions, à établir les mêmes nécessités pour la défense du pays, pour son efficace protection, le doute peut-il être permis, et la raison la plus rebelle ne doit-elle pas se sentir soumise, ou du moins apaisée ?
L'on vous parlait de l'Angleterre, l'on vous disait qu'elle aussi modifiait son budget, qu'il ne nous était pas permis de ne point la suivre dans cette voie, elle qu'agitent bien d'autres intérêts et de bien plus puissantes préoccupations. Mais, messieurs, quel pays peut supporter, au point de vue démocratique où nous nous plaçons sans cesse, dans notre Belgique, quel pays, devrait supporter plus de réformes en tout genre? Là tous les grands corps politiques, toutes les institutions importantes de la société ont une organisation séculaire; l’armée la première se trouve dans ces conditions, et l'on pourrait beaucoup innover avant d'atteindre une partie seulement des réformes qui depuis longtemps sont passées chez nous à l'état de fait accompli. Vous, messieurs, avez organisé notre état militaire il y a peu d'années. Une loi est sortie des délibérations de la législature; mûrie par ses discussions, elle a été votée, et accueillie comme le fondement de l'organisation de l'armée, et lorsque trois années à peu près se sont écoulées, vous songeriez déjà à la bouleverser dans toutes ses parties.
On semble croire qu'on peut discuter sans danger, sans crainte de mauvais résultats, l'existence, l'organisation de ces grandes institutions qui sont les appuis primordiaux, nécessaires, indispensables de toute société; quelques esprits se bercent de l'illusion qu'on peut, sans nuire à leur solidité, à leur importance et à leur dignité, sans altérer le dévouement des hommes qui les composent, mettre ainsi journellement en question leur existence et balloter leur constitution.
Ce serait là une funeste méprise, démentie par tant de faits, démentie par l'expérience, trop souvent, il est vrai, méconnue ou méprisée; (page 861) ce serait aussi méconnaître les sentiments de l'homme, tons les mobiles de son cœur, tous les ressorts de son âme.
Permettez-moi de vous le dire; il y a, à mon avis, une sorte de solidarité morale qui lie les chambres entre elles, qui maintient un lien traditionnel et respectable entre les différentes générations parlementaires, qu'il faut hésiter à briser si facilement. Ce n'est pas là un principe rigoureux, absolu, mais c'est un principe de sage, de bonne politique, lorsqu'il s'applique surtout principalement aux grandes institutions qui consolident, ou aux principes qui dirigent les intérêts dominants d'un pays.
Qu'adviendrait-il, messieurs, si, à chaque renouvellement de la représentation nationale, ces hautes questions sociales étaient remises en discussion , si ces institutions, qui sont l'expression de la force et de l'intelligence d'un pays, pouvaient sans cesse être mises en jeu? Mais ne voyez-vous pas qu'il en surgirait inévitablement une tyrannie affreuse pour les individus, une faiblesse croissante pour l'Etat, et un désordre insupportable?
Il est évident que lorsque des faits auraient accrédité une telle opinion, lorsque les hommes qui ont voué leur existence à l'Etat, auraient sans cesse à trembler pour eux, pour leur avenir, il en naîtrait un décourageaient, une indifférence, un dégoût profond. Il est certain que si ni le zèle, ni la probité, ni la capacité, ni le fidèle accomplissement des devoirs imposés, ne suffisaient pour arrêter d'incessants changements, pour tempérer une mobilité, qui est l'un des plus grands maux de nos temps modernes, l'Etat n'aurait plus pour instruments que des ambitieux ignorants ou des adulateurs hypocrites. N'en doutez pas , la corruption, le vice et l'ignorance personnifies dans ses serviteurs, le mènerait insensiblement à sa ruine, ou à une révolution lente et déplorable.
Mais, s'écrieront les adversaires de budgets, vous voulez donc à jamais enfermer le budget de la guerre dans les mêmes chiffres, vous voulez le vouer à l'immobilité! Non messieurs, j'espère pour ma part et je l'espère fermement, que des modifications, des réductions, des diminutions pourront s'opérer sur un chiffre si élevé. Mais ce que je prétends, c'est que le gouvernement peut seul en prendre utilement, raisonnablement l'initiative, parce que seul il a pour cela la connaissance des faits et des besoins, de la situation ! Je me sens aussi jaloux des prérogatives de cette chambre que qui que ce soit, je suis aussi pénétré de l'importance de mon mandat et de ses droits qu'aucun de mes collègues ; mais s'il est une question qui ne puisse se résoudre que par le commun accord, par l'entente mutuelle de la chambre et du pouvoir, qu'entourée de toutes les garanties que celui-ci peut seul donner, c'est la question militaire d'un Etat.
Serait-ce, messieurs, sur les discours que vous avez entendus, qui n'ont même été suivis d'aucune proposition, que vous songeriez à modifier un chiffre du budget de la guerre? Quoi ! en une matière si grave, objet des méditations ardues des hommes d'expérience et de science, vous pourriez, pour vous résoudre, vous contenter d'improvisations éloquentes, de renseignements épars et plus ou moins exacts? Cela suffirait pour vous dégager de toute préoccupation, pour vous décider à une désorganisation inévitable, quoi qu'on en dise?
C'est ici que j'arrive à ces paroles de M. le ministre de la guerre, sur la compétence et l'incompétence de la chambre, paroles si singulièrement interprétées et auxquelles je ne saurais, sans faire injure à sa brillante intelligence, donner la signification qu'on leur attribue. Oui, la chambre est compétente pour exprimer des vœux, des espérances, pour formuler une volonté dont la réalisation ne peut être utilement, prudemment, fixée que par le gouvernement ; oui, elle est compétente pour accorder et refuser des subsides qui tendraient à aggraver les charges militaires ; oui, elle est compétente pour solliciter des reformes utiles et bienfaisantes. Son action, son influencera prépondérance ne peuvent être niées. Mais elle n'est pas compétente pour atteindre toute une organisation militaire, pour la bouleverser, la changer, l'altérer à l'occasion d'une simple discussion de budget, sans avis préalable, sans préparation, sans qu'un si grave sujet ait pu faire l'objet de ses méditations approfondies, de ses réflexions assidues, sans que d'autres lumières soient venues s'ajouter aux siennes, sans que les effets, les résultats, les conséquences finales des réformes projetées lui aient été clairement démontrés, désignés, révélés, sans qu'elle sache enfin à quelles éventualités nouvelles elle expose le pays, dans quelle situation le placeront ses résolutions. Voilà comment la chambre ne serait pas compétente. C'est là une question de forme bien plus qu'une question de fond. Que si les honorables adversaires dont je combats l'opinion s'écriaient qu'eux aussi croient qu'il faudrait, pour arriver à un résultat utile, suivre une telle méthode, je les en féliciterais sincèrement ; mais je différerai profondément avec eux sur l'opportunité, sur le mérite du moment, j'apprécierai tout autrement qu'eux les circonstances, les difficultés, les embarras de la situation; je leur dirai que ce n'est point à l'heure où tous les éléments déchaînés fermentent autour de nous qu'il faut reconstruire les parapets du port !
Comment! l'on confesse que le gouvernement a fait des réformes désirables, qu'il a accompli de louables économies, qu'il a pris des mesures graves, sérieuses, à l'égard des autres fonctionnaires; on loue M. le ministre des finances de les avoir réalisées avec une ténacité infatigable, on en conclut qu'il est possible, qu'il est naturel de les étendre à l'armée, que celle-ci doit sans murmurer se soumettre aux décisions de la législature. Messieurs, pour moi, ces louanges si empressées, décernées au ministre, je les comprends ; mais j'en déduis une conclusion bien différente, et qui me semble bien autrement logique que celles des honorables préopinants ! S'il est vrai qu'il a accompli toutes ces rigoureuses réformes, s’il est exact de dire qu’il a meurtri bien des positions, bien des droits, s’il est juste de lui accorder qu’il n’a eu ni faiblesses, ni ménagements pour des positions acquises, si vous le comblez de tant d’éloges, je me dis aussi que lorsque, arrivé à une certaine limite, il a cru ne pouvoir la franchir, que lorsque animé d'un désir spontané, ardent de réductions, il a cessé d'en faire, que lorsque vous acceptez avec bonheur l’assurance qu’il vous donne que rien ne sera désorganisé dans les services, vous devez aussi le croire, lorsque guidé par le sentiment de son devoir, de sa responsabilité, pénétré de la gravité de la situation, l'ayant approfondie, en sachant les besoins, les exigences, oui, vous devez l'en croire lorsqu'il vient, au nom de l'ordre et de la sécurité publique, vous demander de voter le crédit nécessaire à la défense du pays !
Eh, messieurs, croyez-vous qu'un membre quelconque de cette chambre, et moi plus que tout autre, tienne au chiffre du budget de la guerre, comme à un chiffre dogmatique, auquel il ne puisse être dérogé ? Croyez-vous que si M. le ministre de la guerre, ou tout autre officier digne de notre confiance, venait prendre ici le solennel engagement de protéger l’ordre intérieur et les frontières avec un crédit moindre de 21, de 22 millions, par exemple, il ne serait pas accepté avec empressement!
Pourquoi ce chiffre a-t-il des partisans nombreux, décidés, énergiques? C’est parce que le ministère tout entier nous déclaré qu'il lui est nécessaire pour les besoins publics. Quelle autre préoccupation peut l'animer, sinon celle d'être à la hauteur de sa grave mission? Quel sentiment peut nous décider à voter l'allocation, sinon de vouloir que la responsabilité, l’action ministérielle soit entière, et qu'abrité par elle, le pays puisse se reposer en toute sécurité?
Qui mieux que le ministère connaît les inconvénients, les périls ou les exigences de la situation? Qui l'a sondée dans tous ses replis, qui a pu découvrir ou apprécier aussi nettement les éléments de désordre qui bouillonnent au fond de toute société, où l'incendie peut couver longtemps avant d'éclater en flammes destructives? Sur qui se repose le pays pour la défense des lois, pour la protection de l'ordre, pour le maintien de la paix publique et de toutes nos institutions sinon sur le bras du pouvoir exécutif?
Et lorsqu'il vous demande de ne pas l'affaiblir dans d'aussi étranges conjonctures, de ne point le désarmer, lorsqu'il vous dit : « A tel prix, avec tel crédit alloué pour le maintien de la force armée, je me sens assez fort pour faire face à toutes les éventualités,» vous pourriez ou ne pas le croire, ou hésiter encore?
Messieurs, veuillez-le remarquer, cet aveu si important, si sérieux dans sa portée, s'est échappé des lèvres de M. le ministre de la guerre, qui sans doute en connaissait la valeur, et pour moi, je le confesse, si quelques doutes m'avaient retenu, ils eussent disparu devant des paroles aussi graves que rassurantes.
Que si vous refusez à ce surveillant vigilant et infatigable, les moyens d'agir, si vous restreignez son action, qui donc après tout aurait-on désarmé sinon la société elle-même?
Pourriez-vous, je vous le demande, imposer au ministère le soin de maintenir l'ordre, de protéger la sécurité intérieure et extérieure avec des moyens qu'il déclarerait insuffisants, sans attirer sur vous une responsabilité immense, sans déplacer les attributions du pouvoir, sans réduire celui-ci à n'être plus qu'un agent passif et subalterne, impuissant, ou du moins inefficace dans son action, limité dans ses moyens, et qui reporterait inévitablement sur cette chambre une partie des devoirs importants dont l'accomplissement ne doit peser que sur lui?
Messieurs, quand je considère les temps actuels, quand je réfléchis à notre passé, au prix de quels sacrifices, de quels nobles efforts, nous avons érigé le magnifique édifice de notre nationalité, quand j'enregistre avec orgueil les témoignages d'estime, de considération, d'admiration qu'elle inspire à l'Europe entière, quand j'entends les sommités politiques des divers pays décerner à notre attitude si ferme, si libérale, si pacifique, des louanges sans restriction, je me demande s'il est possible qu'on soit tenté d'ébranler en quoi que ce soit l'énergie, la force de notre situation?
Sans doute l'armée n'est pas seule la cause de ces résultats admirables; mais elle en est, avec nos vertus civiques, avec notre bon sens national, avec notre organisation politique si libérale, l'un des premiers et des plus solides éléments.
Ne décourageons, n'amoindrissons ni l'autorité ni le pouvoir; laissons intactes entre ses mains les armes nécessaires pour protéger la société. C'est un des vices, une des erreurs, et non le moins funeste de notre époque, de lutter sans cesse contre toute autorité, de considérer un gouvernement comme le point de mire de toutes les attaques, de supposer qu'il pourrait tout surmonter, tout dominer, et subir toutes les épreuves. L'on est ainsi souvent arrivé à de redoutables extrémités et je recueillais dans le discours d'un des plus éloquents membres de l'assemblée nationale, du gendre d'un des plus dignes et des plus anciens membres de cette chambre, cet aveu qu'il faisait avec une vivacité qui l'honorait: « J'ai trop combattu le pouvoir, je n'ai point assez connu, aimé, respecté l'autorité. »
Oui, l'autorité a besoin de force, d'appui, pour contribuer utilement, dans la limite de ses droits et de ses devoirs, au bien-être de la société.
Elle a assez de luttes, assez de combats à soutenu ; voudriez-vous encore lui ravir ses moyens de résistance contre des mouvements imprévus, contre des tentatives ou folles ou insensées? Qui donc ne connaît la rapidité avec laquelle les agitations se propagent, s'étendent et plongent (page 862) toute une contrée dans la plus funeste situation? Et qui peut répondre en ces jours où toutes les passions sont éveillées, où les ambitions cupides sont excitées, où la misère souvent s'irrite et complique les plus simples incidents, où les mauvaises doctrines, où les conseils pernicieux retentissent si librement, qui peut répondre qu'il ne faille pas un déploiement prompt, énergique de toute la force publique?
Certes, jamais nos millions n'auront reçu un plus utile, un plus fructueux emploi que ceux que vous consacrerez cette année au budget de la guerre. Ils vous rapporteront, messieurs, plus, en éléments d'ordre, de stabilité, en bienfaits véritables de la paix, par le retour de la confiance, du crédit, par le développement du travail, par la circulation de la richesse, par l'emploi de l'épargne, plus que ces millions qu'on vous provoque de ne point accorder à ce budget, si essentiel, si important.
Messieurs, si nous considérons ce qui s'est passé dans d'autres pays depuis huit mois, nous reconnaîtrons que partout l'armée, ce dernier refuge du devoir, de l'obéissance, de la discipline, a été le soutien de l'ordre et de la légalité. Oui, les armées ont été les véritables et seuls appuis de la liberté; sans elles la société vacillante sur sa base se serait perdue dans une anarchie dont nulle époque de l'histoire ne nous retracerait un plus étonnant, un plus sombre tableau.
L'on pareil croire que les armées ne sauvent rien, et moi je n'hésite pas à proclamer que sans elles on ne sauve rien !
Si les systèmes, les théories, les idées, les rêves des novateurs dont je ne nie pas l'intelligence, mais une intelligence égarée par l'orgueil, n'aboutissaient qu'à des luttes pacifiques, qu'à des combats scientifiques et intellectuels ; si la philosophie et la politique n'avaient d'autres arènes, que les chaires d'école, que les tribunes, que les journaux, nous n'aurions que de simples agitations morales à soutenir. Mais on a versé dans le cœur des classes inférieures, avec des doctrines fausses, des stimulants pernicieux; l'on a fait appel aux forces brutales, on les a conviées à une lutte ouverte, implacable, contre les éléments constitutifs de toute société; on leur a montré le prix de la victoire dans tout ce qui les entourait, et qui ne doit être que la récompense du travail, de la constance , de l'application ; l'on a égaré volontairement les plus nobles instincts du peuple, et puis ou croirait qu'impunément on pourrait, je ne dis pas désarmer, mais seulement affaiblir le pouvoir !
C'est contre ces utopies, ces rêves, ces folles ambitions qu'il faut lutter, dans l'intérêt du peuple qui doit tout dominer, pour son salut, afin qu'il ne devienne pas la victime des séductions, des flatteries de faux amis, afin qu'il puisse sortir de cette fièvre brûlante, et reconnaître aussi qu'il n'y a pas de liberté sans règle, pas de droits sans devoirs, pas de société politique sans obéissance. Et ce moment viendra, car, soyez-en sûrs, la vérité peut être éclipsée pendant quelque temps, d’épais nuages peuvent la voiler, mais ceux-ci ne seront pas éternellement stationnaires; les rayons purs et bienfaisants de cet astre immortel les dissiperont, et les sociétés humaines jouiront de nouveau de leur éclat, et tressailliront d'allégresse sous leur influence.
Telles sont les prévisions qui doivent nous inspirer ; c'est pour parvenir à cet instant qu'il faut lutter, qu'il faut réunir nos efforts, ralliés par le sentiment du danger, et inspirés par celui d'une patriotique union ! Il faut, comme le disait un publiciste célèbre, courir aux digues qui protègent la société, et, loin d'en affaiblir une, les fortifier toutes.
Messieurs, l'on vous rappelait de grandes vicissitudes, l'on vous montrait un souverain puissant disparaissant au sein de son armée, au milieu de son peuple, sous le souffle d'une tempête de quelques heures.
Oui, sans doute, c'est un spectacle mémorable de l'inconstance et de la fragilité de toutes les grandeurs; mais disons-le, ce roi puissant et habile, fidèle aux traditions de clémence de son antique race, n'essaya ni lutte ni combat, et le deuil de sa monarchie fut pur de tout sang répandu.
Mais à quelques mois de là, messieurs, la France après des agitations diverses et menaçantes, voyait la civilisation et la barbarie se donner un rendez-vous suprême au sein de sa capitale; et chacun de nous se souvient encore des craintes, des alarmes trop fondées qui troublèrent tous les cœurs ! Qui alors sauva la société, qui la défendit avec une indomptable énergie? L'armée.
Qui donc en Autriche a tout à la fois comprimé la guerre civile et défendu cette vaste monarchie contre l'ennemi du dehors? L'armée.
Quel Etat en Italie voit fonctionner librement sa constitution, où les lois sont-elles intactes, les droits de tous respectés? En Piémont; et ce petit pays a donné le noble, le grand exemple d'une lutte inégale, victorieusement entreprise d’abord, contre une des premières puissances militaires du monde. Et s'il a succombé, c'est que ceux mêmes dont il avait voulu assurer et la liberté et l'indépendance n'avaient ni compris ni concouru à ses sacrifices, à ses efforts.
Eh bien là, messieurs, l'armée est intacte et fortement organisée, elle n’a pas été maîtresse de retenir la victoire, mais ses ennemis ont honoré du moins sa défaite.
Pourquoi, messieurs, le souverain de la Toscane, aimé, béni par son peuple, a-t-il dû fuir son pays, qui a précédé tous les autres dans les réformes utiles, dont les habitants ont des mœurs douces, et où la peine de mort est abolie depuis cent ans? C'est que là ii n'y avait nulle force militaire organisée, et nul noyau de troupes de quelque importance. Messieurs, malgré les protestations de presque toutes les municipalités, malgré le mécontentement non équivoque des populations, quoique tout ce qu'il y a d'armé ait refusé d'adhérer au gouvernement provisoire, une minorité turbulente et hardie a fini par vaincre une majorité qui n'avait ni appui ni défenseurs, et l'on peut dire que la seule ville de Livourne despotise la Toscane avec sa race mélangée de toutes les nations qui constitue de véritables condottieri du moyen-âge.
Je pourrais étendre le même raisonnement, faire ressortir la même appréciation pour les Etats Romains. Si ce généreux et libéral restaurateur de la liberté italienne, le doux, le clément chef de la chrétienté a dû quitter le siège de Saint-Pierre, c'est qu'il n'avait qu'une force armée insuffisante et mal organisée, n'ayant point à un degré assez élevé le sentiment de la discipline militaire; c'est qu'il s'est trouvé ainsi impuissant pour lutter contre d'incessantes séditions qui venaient l'assiéger au sein de son palais, et lui ravissaient toute indépendance.
Croit-on que cela ait beaucoup aidé à la vraie cause de la liberté? Pense-t-on que son développement sérieux, véritable, durable, en ait reçu une impulsion heureuse, et ne voit-on pas que ces malheureux pays sont devenus les victimes d'une minorité factieuse et implacable, qui travestissant la liberté, comme le disait un grand ministre anglais, l'ont méconnue au profit de la confusion et de l'anarchie!
Messieurs, j'aborde une dernière considération. Depuis le vote du précédent budget de la guerre, tout a été violemment changé en Europe. Toutes les positions politiques ont subi de profondes altérations, et peuvent chaque jour nous réserver des surprises inattendues.
Aussi, lorsque nous discutions au commencement de cette session, le budget des affaires étrangères, ai-je exprimé sans détour ma ferme conviction sur la nécessité, l'utilité d'une diplomatie active et forte, afin de conserver, de maintenir, et de renouer partout nos alliances politiques, afin de ne pas négliger les rapports commerciaux dans lesquels il est urgent d'engager notre pays.
Cette même pensée m'amène à vous dire qu'au sein de l'instabilité générale, il faut, pour la protection efficace de tous vos intérêts, pour votre sécurité, comme pour votre honneur, une armée forte, active, zélée, et non amoindrie, découragée ou indifférente. Quoi! quand tant de conflits sont imminents, quand les inimitiés des peuples si faciles à passionner peuvent susciter de grandes luttes, serait-il prudent de compter sur l'un ou l'autre de nos voisins, qui eux-mêmes peuvent si aisément être entraînés dans des résolutions imprévues, dangereuses et hostiles pour nous ?
Qui ne regretterait, en un pareil jour, si nos propres fautes, si notre imprévoyance nous faisaient fléchir sous de trop cruelles nécessités, qui ne regretterait notre faiblesse et notre insuffisance, qui ne se lamenterait sur les maux de la patrie ? Qui peut nier qu'en peu de moments plus de douleurs, plus de sacrifices seraient accumulés sur nous que ne le feraient vingt années d'efforts pour maintenir notre armée sur un pied fortement organisé?
Messieurs, soyons à même de parer à toutes les difficultés, à toutes les complications, ne nous berçons pas d'illusions, ne croyons pas que ce ne sont que des chimères. L'imprévu, l'inattendu ne nous surprend-il pas chaque jour et presque à chaque heure? Préparons la résistance et soyons forts par nous-mêmes, afin de l'être aussi par nos alliances.
Notre faiblesse, messieurs, serait notre première ennemie, et si nous paraissions ne pas nous estimer assez, l'Europe cesserait de nous considérer, de nous défendre comme une nation digne de son indépendance; et notre avenir même pourrait en souffrir, car les peuples libres ne peuvent continuer à l'être qu'à la condition de ne point s'oublier, de ne pas se déserter eux-mêmes !
Je pourrais, pour appuyer cette pensée si profonde chez moi, je pourrais invoquer bien des exemples, emprunter aux faits contemporains, comme à ceux du passé, de mémorables enseignements ; mais ce serait tomber dans des redites, et je ne ferais après tout qu'une revue rétrospective du sage et lumineux discours de notre honorable collègue M. Lebeau.
Votons donc, messieurs, le chiffre qui nous est demandé par le ministre, avec une si louable, une si consciencieuse insistance, votons-le au nom des plus chers intérêts du pays si éminemment engagés dans cette grande question. Ne soyons pas arrêtés par la crainte de quelques sacrifices douteux, par des considérations empruntées à de trop rigides, à d'intempestifs principes d'économie; portons notre regard plus haut et songeons avant tout au but élevé que nous poursuivons !
Pour moi, messieurs, je ne doute pas que l'opinion publique, que le sentiment national si fortement éveillé, n'accorde son assentiment sérieux, réfléchi, même empressé à votre résolution affirmative, qu'il ne rende un éclatant hommage au mobile qui vous aura guidés et je suis convaincu que dans le présent comme dans l'avenir, le pays se souviendra avec reconnaissance, que vous aurez su apprécier ses véritables intérêts, que vous avez assuré et garanti son avenir.
M. Delfosse. - Messieurs, nous n'avions pas besoin du discours de l'honorable préopinant pour être convaincu qu'il voterait en faveur du budget de la guerre. Les économies ne plaisent guère à l'honorable préopinant. Nous nous rappelons tous qu'il ne voulait pas même des économies que le ministère, usant d'une louable initiative, avait introduites dans le corps diplomatique.
Je n'ai pas partagé alors l'opinion de l'honorable membre. Je la partagerai encore moins aujourd'hui.
J'ai, messieurs, l'habitude de voter contre le budget de la guerre pour trois raisons : l'état de nos finances, le bon esprit qui anime nos populations, le peu de probabilité d'une guerre dans laquelle nous serions engagés.
(page 863) Si l'on m'avait démontré, et les honorables préopinants ne l'ont pas fait, que ces trois raisons n'existent plus, ou qu'elles se sont affaiblies, je renoncerais volontiers à mon opposition. Car, je ne le cache pas, je professe une haute estime pour M. le ministre de la guerre, et il m'en coûte de voter contre son budget.
Mais, messieurs, les raisons que je viens d'indiquer, bien loin de s'être affaiblies, ont pris au contraire une force nouvelle.
L'état de nos finances s'est empiré de deux emprunts forcés, et néanmoins le découvert avoué est encore de 30 millions. Nous sommes inondés de papier-monnaie et menacés de nouveaux impôts.
Nos populations continuent être animées du meilleur esprit. Leur bon sens, leur patriotisme, leur indifférence pour des doctrines qui ailleurs remuent les masses, sont des garanties d'ordre et de tranquillité bien plus sûres que les chiffres élevés du budget de la guerre.
Les fortes dépenses, messieurs, amènent les gros impôts. Les gros impôts produisent le mécontentement, qui produit à son tour des complications et des dangers que l'armée la plus dévouée ne sait pas toujours conjurer.
Les probabilités de guerre se sont-elles accrues depuis le 24 février? L'horizon, pour parler le langage de l'honorable M. Lebeau, est-il plus chargé de nuages? Messieurs, je ne croyais pas à la guerre avant le 24 février ; bien que les grandes puissances ne désarment pas encore, j'y crois moins que jamais.
Avant le 24 février, je disais à l'ancienne chambre : Ne craignez pas la guerre; trop de relations bienveillantes, amicales, se sont formées entre les peuples ; trop d'intérêts puissants seraient compromis, si elle venait à éclater. Insensé et bien près de sa chute serait le gouvernement qui oserait en donner le signal!
Les exemples ne manquaient pas alors à l'appui de mon opinion. La guerre n'était sortie ni de la question d'Orient, ni de la question espagnole, qui cependant avaient paru grosses de périls. Mais aujourd'hui je puis invoquer un fait plus frappant et plus décisif.
Si la guerre était à redouter, c'était sans aucun doute après le 24 février. Pourquoi la nation française, libre de toute contrainte, ivre d'enthousiasme révolutionnaire, s'est-elle bornée à déclarer qu'elle ne reconnaissait plus les traités de 1815? Pourquoi n'a-t-elle rien fait pour les déchirer ? Pourquoi n'a-t-elle pas marché au Rhin, pourquoi n'a-t-elle pas franchi les Alpes? Pourquoi, messieurs ! on vous l'a dit, c'est que les instincts de paix ont décidément pris le dessus, c'est que les idées de guerre, triste legs des temps de barbarie, ont fait place à des idées plus fécondes et plus généreuses...
M. le président. - J'invite les tribunes à ne pas se mêler aux débats.
M. Delfosse. - Si la guerre n'a pas éclaté dans ce moment d'effervescence des plus mauvaises passions, il est permis de croire qu'elle n'éclatera plus, il est permis de trouver l'honorable M. Lebeau trop prompt à s'alarmer lorsqu'il voit la guerre en germe jusque dans la petite question du Limbourg !
Des symptômes de guerre pourront apparaître encore, tantôt sur un point, tantôt sur un autre ; mais les gouvernements sauront s'entendre et intervenir à temps pour les étouffer. Que si, contre toutes les prévisions, leurs efforts étaient infructueux; que si la guerre générale, la seule qui puisse mettre notre nationalité en péril, venait à éclater, alors, messieurs, je le crains bien, notre armée, quelque brave, quelque dévouée qu'elle soit, serait impuissante à nous protéger ; il faudrait dans ce cas, pour nous sauver, l'élan patriotique de tous les Belges! Il nous faudrait, surtout, le secours de puissants alliés!
Il m'est impossible, messieurs, sous l'influence des idées que je viens d'exprimer, de voler pour un budget de la guerre, dont le chiffre dépasse 27 millions de francs; il m'est impossible de contracter, en votant ce budget, l'engagement de créer de nouveaux impôts, car, ne vous faites pas illusion, messieurs, il faudra en venir là si vous ne réduisez pas fortement les dépenses de l'armée, à moins que vous ne pensiez comme l'honorable comte de Mérode, qui ne veut aucune espèce d'économie, qui ne veut de réduction ni sur la cour des comptes, ni sur le cardinal, ni sur aucun fonctionnaire, ni sur l'armée, et qui s'imagine qu'on pourra tout payer et tout sauver en élevant les tarifs du chemin de fer, c'est-à-dire en diminuant le nombre des voyageurs et la quantité des marchandises transportées.
Je me garderai bien, messieurs, d'indiquer à M. le ministre de la guerre les points sur lesquels les réductions devraient porter ; je me garderai bien d'entrer en lutte avec lui sur les détails de l'organisation de l'armée; cette lutte serait par trop inégale. Je me borne à dire à M. le ministre de la guerre : Votre armée coûte trop ; elle absorbe à elle seule le tiers de nos impôts, le meilleur de nos ressources, comme l'a dit M. le ministre de l'intérieur. Le maintien de l'ordre n'exige pas une dépense aussi forte, et je redoute plus les dangers qui peuvent naître à la suite d'embarras financiers, qu'une guerre générale qui, probablement, n'éclatera pas.
Au mois de février, messieurs, le danger sérieux n'était pas à Risquons-Tout, il était dans le vide des caisses du trésor.
Louis XVI avait une forte armée, mais il manquait d'argent ; et c'est ce qui l'a perdu. Le manque d'argent a perdu plus de gouvernements que les armées n'en ont sauvé.
M. le ministre de la guerre a parlé des frères de Wit, indignement massacrés par le peuple, parce que, selon lui, l'armée était faible; M. le ministre de la guerre aurait pu se rappeler un fait plus récent, il aurait pu se rappeler la fin non moins tragique de l'infortuné comte Latour dans un pays où, d'après M. le ministre de la guerre, l'armée est si fortement, si admirablement organisée.
Un honorable collègue qui, ayant siégé au congrès de la paix, devrait se joindre à nous pour réduire le budget de la guerre, nous a dit, dans une précédente séance, qu'il était retenu par un sentiment de justice. Cet honorable collègue ne peut, nous a-t-il dit, penser à l'armée sans penser au dévouement et au patriotisme de ceux qui la composent. Il y aurait, selon lui, une sorte de cruauté à porter atteinte à leur position.
Messieurs, l'armée ne se compose pas seulement d'officiers, elle se compose de soldats. Si vous trouvez cruelle la mesure qui mettrait un certain nombre d'officiers en disponibilité avec deux tiers de solde, comment qualifierez-vous donc cette politique guerroyante qui enlève chaque année, malgré eux, des milliers de citoyens à leurs travaux et à leur famille, cette politique qui, à une époque de souffrance, poussée de nouveaux impôts? S'il y a cruauté quelque part, elle est là ; elle n'est pas dans une mesure qui, quoi que l'on dise, concilierait les ménagements dus au patriotisme et au dévouement de nos officiers avec les justes exigences de l'opinion publique.
Remarquez bien, messieurs, que le sentiment de justice qui retient aujourd'hui notre honorable collègue, le retiendra demain, le retiendra toujours, s'il tient à être conséquent. Cet honorable collègue nous a parlé, il est vrai, de la gravité des circonstances; mais le sentiment qu'il a invoqué est de tous les temps. Si ce sentiment est vrai, s'il est juste, si nous sommes tenus d'y obéir, nous ne toucherons jamais au budget de la guerre.
Et c'est bien là, au fond, la pensée de notre honorable collègue; car il y a le plus touchant accord entre ses paroles et celles de M. le ministre de la guerre. Pour l'un comme pour l'autre, il n'est pas utile, il n'est pas patriotique de soumettre ici à une analyse, à une dissection périodique le sort de ceux qui ont embrassé la carrière des armes, pour l’un comme pour l'autre ces discussions affectent le moral de l'armée, et y jettent le découragement, pour l'un comme pour l'autre elles ébranlent la stabilité des institutions militaires, seule condition de leur force.
Oui, messieurs, il faut de la stabilité dans les institutions militaires comme dans les autres institutions, oui, c'est la condition de leur force, mais cette stabilité comment pourrez-vous l'obtenir? C'est là ce qu'il faut rechercher. Eh bien, je n'hésite pas à le déclarer, la stabilité fera défaut aux institutions militaires comme aux autres institutions, tant qu'elles ne seront pas en harmonie avec l'opinion publique. Jusque-là, n'en doutez pas, il s'élèvera dans cette enceinte des voix pour protester et pour les remettre en question. Si vous voulez la stabilité, cédez aux vœux de l'opinion, acceptez, accordez les réformes qu'elle réclame.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - L'opinion publique est favorable à l'armée.
M. Delfosse. - L'opinion publique, on la nie, je le sais ; un honorable orateur, qui est grand partisan du budget de la guerre, a été jusqu'à nous opposer les témoignages de sympathie qu'il a reçus de deux collèges électoraux. L'honorable M. Lebeau, et je l'en félicite, sait bien que sa double élection est due à d'autres causes; il sait aussi que la patrie tout entière n'est pas sur les rives de la Senne et du Hoyoux!
Si l'honorable membre tient à connaître l'opinion publique, qu'il consulte individuellement ses collègues, élus le même jour que lui et venus des différents points du pays. (Interruption.) Qu'il les consulte, et les trois quarts d'entre eux lui répondront que les dépenses de l'armée sont exagérées.
Nous verrons le vote, dites-vous, mais si la plupart de ces honorables collègues ne sont pas disposés à formuler dès à présent leur opinion par un vote significatif, c'est qu'on les a placés sous une espèce de contrainte morale, c'est qu'on leur a fait pressentir, en cas de rejet des propositions ministérielles, la retraite, regrettable, de M. le ministre de la guerre ; c'est aussi qu'on leur grossit outre mesure la gravité des circonstances, c'est qu'on leur montre l'horizon chargé de nuages.
M. Lebeau. - Je ne les ai pas balayés.
M. Delfosse. - Vous les avez, au contraire, amoncelés avec beaucoup d'art.
Voilà pourquoi ces honorables collègues ajournent à des temps meilleurs la manifestation de leur opinion qui est celle de leurs commettants. Ces temps meilleurs viendront-ils ? Il m'est permis d'en douter, si je jette un regard sur le passé.
L'horizon est, dit-on, chargé de nuages; mais quand ils auront disparu, quand l'horizon se sera éclairci, on nous dira, comme on nous disait autrefois : « Les nuages ont disparu; le ciel est calme, il est vrai; mais qui répond que les nuages ne reparaîtront pas bientôt? Qui répond que le calme durera? Prenez garde, l'orage peut gronder demain. »
C'est, messieurs, le langage qu'on nous tenait dans les temps calmes, pour justifier le chiffre élevé du budget de la guerre ; c'est ce qu'on nous dira encore lorsque l'horizon se sera éclairci !
Quelles que soient les circonstances, MM. les ministres ne manquent jamais de raisons en faveur des gros budgets; et qui cède aujourd'hui, pourra difficilement résister plus tard !
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, la discussion qui nous occupe depuis plusieurs jours déjà, pourra se prolonger indéfiniment, si elle ne sort pas du vague dans lequel elle se traîne.
En effet, que se passe-t-il? Quelques orateurs viennent critiquer tout ce qui existe, en émettent des idées générales sur différents systèmes de (page 864) défense, sur de nouveaux projets d'organisation. Mais personne ne vient présenter un projet complet, saisissable, sur lequel on puisse discuter. Il est évident que de cette manière on pourra discuter indéfiniment sans arriver au moindre résultat.
Je crois que la question est celle-ci : la loi d'organisation existe-t-elle ou n'existe-t-elle pas? Tant qu'elle existe, le gouvernement doit-il exécuter la loi? Si le gouvernement et la majorité de cette chambre trouvent la loi bonne, complète, si le gouvernement et la majorité trouvent qu'il y aurait danger à la modifier dans les circonstances actuelles, et que la loi, telle qu'elle est, est suffisante pour faire face à toutes les éventualités, le gouvernement doit-il venir proposer à la chambre de changer cette loi, parce qu'une faible minorité n'en veut pas le maintien, bien qu'elle ait été votée à une grande majorité dans cette chambre, et à l'unanimité, moins deux voix, au sénat?
Que peut-on raisonnablement exiger du gouvernement? C'est qu'il exécute la loi, tant qu'elle sera en vigueur, loyalement, sincèrement et au meilleur marché possible; là est la question.
Que ceux qui veulent la modification de la loi, qui croient avoir un meilleur système d'organisation, qui prétendent que le moment est opportun pour se lancer dans cette entreprise, formulent donc leur projet.
Mais jusqu'à présent personne n'est venu dire : Voilà mon projet, j'en accepte la responsabilité, j'accepte la responsabilité de sa mise à exécution et de ses conséquences. On préfère rester dans le vague et se borner à des critiques.
Ceux-ci critiquent certaines parties de la loi, ceux-là s'attaquent à d'autres parties; d'autres, et notamment les honorables MM. Pierre et d'Elhoungne critiquent le tout; mais en définitive ils ne présentent aucun projet nouveau dont ils soient prêts à assumer la responsabilité.
Je crois avoir répondu aux critiques principales; cependant on ne tient pas compte des observations du ministre; on revient avec les mêmes arguments, avec les mêmes critiques; on maintient les mêmes erreurs malgré les réfutations les plus positives.
Il est surtout une objection sur laquelle on revient sans cesse. Elle se rattache à l'organisation des cadres. Eh bien, permettez-moi de revenir à mon tour sur cette question et de l'examiner à fond pour vous mettre à même d'apprécier si le système actuel est mauvais et si celui qu'on propose serait préférable.
Il y a deux systèmes en présence; l'un qui consiste à avoir des cadres suffisants pour pouvoir encadrer toutes les réserves de l'armée, pour pouvoir, en cas d'événement, réunir toutes ses forces et faire face aux éventualités; l'autre système qui consiste à ne pas avoir de cadres suffisants pour ce cas-là, c'est-à-dire à n'avoir que les cadres nécessaires pour l'armée sur le pied de paix.
Eh bien, ces deux systèmes offrent des inconvénients, mais non pas au même degré. Le gouvernement a dû adopter celui qui offrait à la fois le moins d'inconvénients et le plus d'avantages. C'est ce qu'il a fait.
Je vais développer les avantages et les inconvénients des deux systèmes.
Evidemment ce qu'il y a de plus difficile à créer dans une armée, ce sont les cadres. Les cadres ne peuvent jamais s'improviser; ce n'est qu'à la longue qu'on peut les former. On l'a toujours dit : les bons cadres font les bonnes armées. Quand il y a de bons cadres, on peut sans inconvénient avoir de jeunes soldats. En cas d'événement, on peut rappeler sous les armes le nombre de soldats nécessaire, c'est-à-dire pour me servir d'une expression de l'honorable M. Delfosse, si un nuage se montre à 'horizon...
M. Delfosse. - C'est une expression de M. Lebeau.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Soit. On appelle le nombre d'hommes nécessaire pour attendre l'événement ; si le danger grossit, on appelle une classe de réserve de plus; si enfin le pays est menacé d'un péril très sérieux, très grave, on appelle toutes les réserves; et ainsi, sans secousse aucune, avec ordre, économie, on a son armée tout entière prête, et on peut faire face à toutes les éventualités.
Pour pouvoir obtenir ces cadres, pour pouvoir leur donner l'instruction nécessaire, qu'a-t-il fallu faire encore ? Il a fallu multiplier les établissements d'instruction. On a donc donné un développement convenable à l'instruction militaire, par la création d'une bonne école militaire, de bonnes écoles régimentaires, d'une école d'enfants de troupe qui sera une excellente pépinière de sous-officiers, par la création d'une école d'équitation et de l'école de pyrotechnie.
Nous avons organisé tous ces établissements pour obtenir les cadres que nous avons aujourd'hui, que nous pouvons présenter partout, et que partout on trouvera d'une instruction remarquable et très distinguée, sous tous les rapports.
Le seul inconvénient de ce système, c'est d'empêcher d'entretenir sur le pied de paix un nombre aussi considérable de soldats que certaines personnes le désirent. Mais en définitive, cet inconvénient n'est pas grand pendant la période d'hiver, et quand les besoins du service ne sont pas impérieux.
On a exagéré à ce sujet le service qu'on fait faire aux soldats pendant la période d'hiver; on a dit que les soldats n'avaient pas le nombre de nuits voulu par les règlements. Ce sont des renseignements fort inexacts qui ont été fournis à d'honorables membres, car dans toutes les garnisons, le service est établi de manière à accorder aux soldats le nombre de nuits fixé par les règlements.
Le deuxième système, messieurs, consiste à avoir des cadres suffisants pour aligner le nombre de soldats nécessaires en temps de paix. Savez-vous quels sont les grands inconvénients de ce système? C'est que si vous avez des bataillons plus complets sur le pied de paix, vous aurez un moins grand nombre de bataillons et de régiments. Si vous êtes menacés d'un danger, vous ne pouvez plus augmenter votre armée pour y faire face, qu'avec la plus grande difficulté ; vous rencontrerez des obstacles insurmontables, car vous êtes obligés de créer ce qui est le plus difficile, des cadres nouveaux et des corps nouveaux ; rien n'est plus détestable que des corps de nouvelle création ; ils ne peuvent rendre de bons services; ils manquent d'homogénéité, de traditions d'esprit de corps, toutes choses qui ne s'improvisent pas, qui ne s'établissent qu'à la longue.
Dans le système que nous avons adopté tous les corps proprement dits sont constitués. Nous n'avons que quelques nominations à faire dans l'intérieur des cadres, elles ne s'appliquent pas à des fonctions capitales, mais à des fonctions secondaires qui sont sans la moindre influence sur l'organisation des corps, et elles n'allèrent ni le cœur ni les souvenirs du régiment.
Tout cela est constitué; voilà le bon de notre organisation, de notre système qui nous permet en outre d'instruire et de former avec facilité nos recrues.
J'ai dit que la question avait été examinée, traitée au même point de vue chez toutes les puissances. Je vous ai dit que chez les puissances qui n'étaient pas obligées d'avoir des armées destinées à porter la guerre au loin, par conséquent des soldats devant rester longtemps sous les armes, on avait adopté un système analogue au nôtre, en Suède, en Bavière, en Prusse, en Piémont. On est parti de là et on a dit : Qu'est-il arrivé? Cette armée piémontaise organisée identiquement comme la nôtre, cette armée s'est fait battre.
L'honorable M. de Liedekerke vient de donner à cet égard des explications que je compléterai. Cette armée a pris l'offensive contre une des plus admirables armées de l'Europe, elle lui a livré et gagné des batailles ; elle l'a repoussée au-delà du Pô, et jusqu'au-delà du Mincio; et elle a pris Peschiera, ville forte, en présence de l'armée autrichienne. Qu'est-il arrivé alors ? La Lombardie, délivrée, a voulu intercaler ses corps de volontaires dans l'armée piémontaise, malgré ses protestations, et s'il y a quelque chose à reprocher aux chefs de cette armée, c'est de ne s'y être pas énergiquement refusés, car les approvisionnements de toute nature, munitions et vivres, ont été gaspillés, et ces corps de nouvelle formation n'ont tenu nulle part.
Lisez à cet égard le curieux document inséré dans tous les journaux de France et d'Italie, et par lequel le roi Charles-Albert déclare que ces corps de volontaires, de nouvelle formation, ne seront plus reçus dans le rayon d'opération, parce qu'ils compromettent tout, et dévastent tout.
Savez-vous la faute qui fut commise par l'armée piémontaise? C'est d'avoir cédé aux influences du parti lombard, d'avoir voulu garder tous les points à la fois.
L'état-major circonvenu a donné trop d'étendue à la ligne d'opération qui s'est prolongée de Mantoue à la Corona et à Rivoli, et alors le centre a été percé par une habile et prompte concentration de l'armée autrichienne. L'armée piémontaise a donné alors une preuve admirable de sa bonne organisation. Après que son centre fut percé et culbuté, ses ailes ne se sont pas démoralisées ; elles ont rallié le centre, et au lieu de battre en retraite par la route la plus courte et la plus sûre, cette armée énergique est venue généreusement couvrir Milan où une population ingrate et aveugle a reçu le roi, le chef de cette armée, à coups de fusils ! On a tout refusé pour ravitailler les soldats exténués, et malgré tout, cette armée ne s'est pas mise en déroute; elle a fait une belle retraite et s'est arrêtée sur les frontières de son territoire, prête à le défendre à outrance si l'ennemi se présentait pour l'attaquer. Cette armée est encore aujourd'hui dans le meilleur état, sur un pied formidable, capable de rentrer en campagne, prête à reprendre l'offensive, ce qui est encore une preuve que son organisation, qui est presque identiquement la même que la nôtre, est excellente, puisqu'elle peut soutenir de pareilles épreuves.
A ce propos, on a encore dit : Le ministre a une singulière manière d'argumenter ; pour montrer la nécessité d'avoir des cadres forts, il invoque l'exemple des grandes puissances qui entretiennent de grandes armées et conservent toujours des cadres très forts ; quand il veut démontrer qu'il n'y a pas de danger à avoir un effectif faible sous les armes, il prend l'exemple des pays dont l'état militaire est très faible ; de sorte qu'il a pris ce qu'il y a de plus mauvais dans les différents systèmes. Je vais mettre mon contradicteur bien à l'aise. Qu'il choisisse telle armée de l'Europe qu'il voudra, et je me fais fort de lui prouver les lois, les règlements, les annuaires à la main, que notre système est aussi économique et sous le rapport de l'organisation des cadres et sous le rapport de l'effectif, que celui de l'armée qu'il lui aura plu de prendre pour exemple.
L'honorable M. d'Elhoungne dans la séance de samedi, en prenant part à la discussion, est venu nous démontrer avec son talent, avec son éloquence ordinaire, la nécessité d'une armée forte et bien organisée, au point de vue de l'ordre et de la sécurité publique à l'intérieur, et au point de vue de la défense à l'extérieur. J'éprouve le besoin de remercier l'honorable M. d'Elhoungne de cette éloquente démonstration, car elle vient corroborer ce que j'ai eu l'honneur de vous dire sur le même sujet. Nous sommes donc d'accord sur ce point; aussi m'attendais-je qu'après cette démonstration, l'honorable membre serait venu soutenir mes propositions, peut-être même demander une augmentation au budget, mais tout au moins soutenir les propositions que j'ai eu l'honneur de faire. Aussi mon étonnement a-t-il été grand quand j'ai vu l'honorable membre se poser comme le plus incisif, si ce n'est comme le plus logique de (page 865) mes adversaires. Il a dit que je me montrais, comme un illustre général d'un pays voisin, avec lequel je m'honorerais d'avoir quelque point de ressemblance, un avocat habile. J'ai eu la naïveté de prendre au sérieux le compliment.
M. d’Elhoungne. - Il était très sérieux !]
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je vous en remercie; mais je n'y crois plus; car en écoutant la suite du discours de l'honorable M. d'Elhoungne, en voyant, en admirant l'art avec lequel il dénaturait mes paroles, l'habileté avec laquelle il me faisait dire le contraire de ce que j'avais dit, la manière artificieuse dont il groupait les chiffres, l'interprétation singulière qu'il donnait aux faits les plus patents de l'histoire, j'ai reconnu qu'il y avait loin de moi à un habile avocat, et que cette noble qualification ne convenait qu'à l'honorable M. d'Elhoungne, et que moi, je n'étais qu'un soldat défendant loyalement mes principes et mes convictions.
Je vous ai dit, avec l'honorable .M. Van Hoorebeke, qu'il y avait des inconvénients et des dangers à mettre tous les ans l'existence des membres de l'armée en question. Mais j'avais eu soin d'expliquer quels étaient ces inconvénients et ces dangers, et je m'étais rencontré avec plusieurs honorables membres. J'avais dit que les craintes, les inquiétudes, le découragement que ces discussions jetaient parmi les membres de l'armée, empêchaient beaucoup de jeunes gens de suivre la carrière des armes et détournaient des militaires de faire des études qu'ils croyaient ne devoir jamais leur servir, parce qu'on les menaçait sans cesse de les renvoyer un jour avec deux tiers ou demi-solde.
Voilà les dangers, les inconvénients, que j'avais signalés. Que me fait dire l'honorable M. d'Elhoungne ? « Venir combattre le budget de la guerre, critiquer l'organisation de l'armée, c'est faire une chose pleine de dangers pour le pays.»
« L'armée, vous pouvez en avoir la certitude, continuera à faire son devoir. Il n'y a pas un officier belge qui sera détourné de son devoir par nos discussions ; s'il en était autrement, ce serait la plus grave accusation qui pourrait être lancée contre l'armée belge. Pour mon compte, j'estime qu'une pareille accusation serait une calomnie. »
Mais dans quelle circonstance vous ai-je fait entendre qu'il y eût un seul officier belge qui serait détourné de ses devoirs par nos discussions? N'ai-je pas, en toute circonstance, exalté le dévouement, le patriotisme de tous les officiers, de toute l'armée? Ne vous ai-je pas toujours dit que le pays, le gouvernement, les chambres pouvaient compter sur cette armée en toute circonstance? Et bien loin de vouloir porter atteinte aux sentiments de l'armée, je n'ai fait que les exalter autant que j'ai pu.
Mais, je le répète, l'incertitude qu'on fait planer sur l'armée a des inconvénients, des dangers.
L'honorable député de Gand m'accuse encore d'avoir « dit imprudemment, que si la Belgique est restée calme au milieu de l'Europe bouleversée, elle ne l'a dû qu'à son armée. » Qu'ai-je dit? Que si l'année dernière, à l'époque de la discussion du budget de la guerre on avait accueilli la proposition de l'honorable M. Osy et de quelques membres qui demandaient la réorganisation de l'armée, la suppression de plusieurs régiments, j'ai dit que nous nous serions trouvés peu de temps après dans un cruel embarras et que je ne sais si nous aurions pu faire face à toutes les nécessités, à toutes les exigences qui se seraient présentées.
J'ai encore dit que dans le moment actuel, à la suite de principes subversifs semés dans tout le pays et des doctrines funestes qu'on a répandues de toute part, il y aurait danger à affaiblir l'armée. C'est précisément ce qu'a dit l'honorable M. d'Elhoungne, en proclamant que l'armée était nécessaire au point de vue de l'intérieur. Il me fait un crime à moi de cette pensée, et, un moment après, il l'adopte, il la préconise; mais il l'émet, je le reconnais, avec plus d'art et d'ornement.
Plus loin l'honorable M. d'Elhoungne a prétendu que j'avais méconnu la compétence de la chambre pour examiner mon budget et traiter les questions d'organisation de l'armée. Qu'y a-t-il de vrai dans cette assertion? Après avoir parlé de la nécessité de la stabilité pour les institutions militaires, j'ai dit que ce n'était pas à dire pour cela que je voulusse rester stationnaire; mais qu'avant d'introduire des modifications dans une loi qui fonctionne bien, dans une loi aussi importante que la loi de l'organisation de l'armée, puisque sur cette loi peut reposer dans un moment donné la sûreté du pays, je croyais qu'il fallait que ces modifications fussent préparées par des hommes spéciaux, compétents, ayant fait une étude approfondie de la question. Voilà ce que j'ai dit.
J'ai dit ensuite à l'honorable M. Thiéfry, qui traitait une question spéciale et en quelque sorte stratégique, puisqu'il s'agissait de la défense du pays, qu'à cet égard j'avais plus de confiance dans les hommes spéciaux qui font une étude continuelle de la question, qu'en lui qui depuis vingt ans a abandonné la partie.
M. Thiéfry. - Je me suis appuyé sur l'opinion de sept généraux.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Mais est-ce donc là récuser compétence de la chambre ? Ainsi, sous peine de me voir accuser de méconnaître cette compétence, il va falloir que je dise à M. d'Elhoungne, qui me qualifiait d'habile avocat, que je le tiens pour un général consommé avant de combattre ses arguments?
Cependant, si cela peut lui être agréable, je veux bien lui reconnaître cette qualité ; mais vous reconnaîtrez, messieurs, qu'il est permis de ne pas accorder sa confiance à un membre de cette assemblée au point de vue de la stratégie et de la tactique, sans pour cela méconnaître la compétence de la chambre.
Plus loin, pour démontrer les avantages du système qu'il a préconisé et qu'il prétend faire prévaloir à l'avenir, l'honorable M. d'Elhoungne a rappelé le budget de 25 millions qui a été présenté en 1831.
Eh bien, je demanderai à cet honorable membre s'il a bien examiné ce budget, s'il l'a étudié, car ce budget sous lequel on a cru m'écraser en quelque sorte, je vais le prendre pour ma défense et prouver que le budget de 27 millions est formulé sur des principes tout aussi économiques et plus libéraux que celui de 25 millions.
Permettez-moi de vous donner quelques explications préalables sur le budget de 25 millions.
A l'époque où ce budget fut présenté, nous étions en hostilité avec la Hollande. La Hollande refusait d'accepter le traité de paix que la conférence de Londres nous proposait. Cette hostilité avec la Hollande nous forçait à entretenir une armée sur le pied de guerre, à dépenser un budget de 72 millions. A cette époque, qui de nous n'a dit : Si la Hollande ne nous tenait pas dans cette position, nous aurions un budget de 25 millions.
Pour appuyer cet argument on a donc établi un budget, ce budget de 25 millions. Cela est si vrai que l'honorable M. Evain, qui a établi ce budget, l'a lui-même déclaré dans une lettre qui a été lue dans cette assemblée par le général de Liem.
Evidemment en 1832, si nous avions pu mettre notre armée sur le pied de paix, elle ne nous aurait pas coûté plus de 25 millions. Et pourquoi ? Parce que nous étions au début de l'organisation, parce qu'aucun service n'avait reçu ses développements naturels, indispensables. Ce budget aurait grandi successivement et aurait atteint le chiffre du budget actuel à mesure que les établissements militaires se seraient développés. C'est ainsi que tous les budgets de l'intérieur, de la justice, etc., ont été en augmentant, On avait fixé des chiffres trop minimes, parce qu'ils étaient suffisants pour le moment, parce qu'on ne connaissait pas toutes les nécessités d'un gouvernement nouveau.
Pour vous prouver que le budget actuel ne présente pas une augmentation inutile de dépense, je vais détailler le budget de 25 millions de 1831.
Ce budget ne comprenait qu'un effectif en sous-officiers et soldats de 23,143 hommes.
Le budget de cette année, dont on trouve l'effectif trop réduit, présente cependant un effectif de 28,000 hommes; c'est donc une différence en plus de 2,857 hommes, ce qui équivaut à une dépense de 900,000 fr. au budget de 1831. Pour arriver au chiffre de 25 millions, on avait cru qu'on pouvait réduire la ration de pain du soldat d'un quart de kilogramme. Je ne pense pas qu'aucun de nous voulût faire des économies de cette manière. Cette économie de 5 centimes 1/2 par ration produit plus de 550 mille francs, plus d'un demi-million.
La gendarmerie n'était portée, à ce budget, qu'au chiffre de 1,150 hommes, aujourd'hui elle est de 1,408 hommes, et chacun de vous doit savoir que la force actuelle de cette arme n'est pas exagérée. Car, chaque jour, de presque toutes les communes, on me demande l'augmentation du nombre des gendarmes et la création de nouvelles brigades. On reconnaît donc les services que rend la gendarmerie. La population a aussi augmenté depuis 1831; il existe de nouveaux besoins. Il a fallu augmenter ce service comme tous les autres. Ainsi de ce chef il y avait, au budget de 1831, une différence en moins de 400,000 francs.
On proposait aussi alors de réduire la solde journalière des soldats; on arrivait ainsi à une économie de 100,000 francs.
Enfin le couchage ne coûtait que deux centimes et demi par homme, parce que les soldats étaient couchés sur des demi-fournitures, sur des paillasses, tandis qu'aujourd'hui on a établi un autre système de couchage beaucoup meilleur, mais qui occasionne une dépense de 5 centimes par jour et par homme. Certainement ce système, vous ne voudriez pas le modifier. Vous ne voudriez pas, pour faire une économie, que le soldat fût mal couché. Mais il est résulté de ce changement de système une dépense en plus de 220,000 francs.
Si vous réunissez toutes ces augmentations, elles vous donnent un chiffre de 2,170,000 francs, qui, ajouté à celui de 25 millions, donne un budget de 27,170,000 francs, tandis que je vous en présente un de 27,085,000 francs, c'est-à-dire inférieur à celui de 1831.
J'ajouterai que, lors de la présentation de ce budget de 25 millions, l'école militaire n'avait pas reçu ses développements ; les écoles régimentaires n'étaient pas créées ; il n'était pas question de l'école d'enfants de troupe, de l'école d'équitation, de la manufacture d'armes, etc., etc. Ce sont là des établissements, non seulement utiles à l'armée, mais encore utiles au pays. La plupart d'entre eux servent à développer l'instruction générale de nos miliciens; chaque année on renvoie dans leurs foyers des hommes qui ont reçu dans ces écoles une instruction primaire.
M. Orts. - Et la forteresse de Diest !
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - La forteresse de Diest et plusieurs autres choses encore.
Voilà donc ce budget réduit à sa juste valeur.
Je vous disais encore, messieurs, avec quel artifice l'honorable M. d'Elhoungne groupait les chiffres, et avec quelle habile tactique, en général consommé, il les alignait et les faisait marcher fièrement contre moi.
Vous allez voir comment il les fait manœuvrer. L'honorable M. d'Elhoungne disait :
« J'ai dit qu'il était facile de prouver à la chambre que le budget de la guerre, présenté par le ministère actuel, aggrave les vices de l'organisation de M. le général de Liem, au lieu de les corriger.
(page 866) « En effet, au point de vue de l'infanterie qui est la base de toute l'organisation militaire, le général de Liem présentait l'effectif suivant :
« Pour le régiment d'élite, 1,440 soldats ; pour 12 régiments de ligne, 10,800 soldats, pour 3 régiments de chasseurs, 2,700 soldats, pour 3 compagnies sédentaires 200 soldats, pour 1 compagnies de discipline, 240 soldats. Total de l’effectif de l’infanterie, 15,380 soldats.
« Maintenant le chiffre de l’effectif présenté par M. le ministre de la guerre donne les résultats suivants :
« 1 régiment d’élite, 1,224 soldats
« 12 régiments de ligne, 8,856 soldats
« 3 régiments de chasseurs, 2,394 soldats
« 1 compagnie sédentaire, 100 soldats
« 2 compagnies de discipline, 200 soldats.
« Total 12,774 soldats. »
Il y a ici, messieurs, quelques petites erreurs que je dois rectifier.
D'abord ce n'est pas une compagnie sédentaire qui figure au budget, ce sont deux compagnies sédentaires ; et à 100 soldats chacune, cela fait bien 200 hommes au lieu de 100.
L’honorable M. d'Elhoungne indique pour deux compagnies de discipline 200 nommes, tandis que ces compagnies contiennent chacune 200 hommes, cela fait bien encore 400 hommes.
Voilà donc 300 soldats dont l'honorable M. d'Elhoungne me fait tort.
Mais il est encore porté en solde une compagnie de 250 enfants de troupe dont l'honorable M. d'Elhoungne ne tient pas compte.
J'arrive ainsi à un chiffre de 880 soldats que l'honorable membre ne porte pas au compte de mon budget.
Mais si l'honorable M. d'Elhoungne veut jeter les yeux à la page 133 du budget de 1843, il verra que sur 13,580 hommes que voulait avoir l'honorable général de Liem, il comptait pour congés et vacances, c'est-à-dire pour des hommes qu'il renvoyait dans leurs foyers par mesure d'économie, sur une réduction du chiffre de la solde de 286,001 fr. 60 c. ; tandis que s'il veut examiner mon budget, il verra que je ne porte en déduction pour le même objet qu'une somme de 54,211 fr. C'est-à-dire que l'honorable ministre de Liem comptait, sur ses 15,380 hommes, en renvoyer 1,000 dans leurs foyers. Messieurs, en procédant de cette manière, je pourrais porter au budget un effectif de 30,000 hommes sous les armes et n'en porter que 18,000 en solde en renvoyant les autres, en congé. Je n'ai, au contraire, déduit que la solde des hommes qui, par suite de maladie ou de convalescence, sont renvoyés dans leurs foyers, ou qui, rappelés dans leurs familles par des affaires particulières, obtiennent des congés temporaires.
Ainsi, messieurs, si vous défalquez de l'effectif de M. le général de Liem les 1,000 hommes qui étaient renvoyés dans leurs foyers, cet effectif est réduit à 14,380 hommes; et si vous ajoutez à celui que, selon l'honorable M. d'Elhoungne, je propose, les 550 hommes dont il me fait tort, Vous arrivez au chiffre de 13,350 hommes, c'est-à-dire à 1,000 hommes de moins.
J'ai donc 1,000 hommes de moins que ne demandait l'honorable général de Liem. Mais le budget qu'il vous présentait était de 29,800,000 fr., tandis que le mien n'est que de 27,085,000 fr., ce qui fait une différence de près de 2,500,000 fr.
Voilà donc une première erreur rectifiée.
Deuxième erreur : L'honorable M. d'Elhoungne ajoute : « Le budget de la guerre actuel vient encore aggraver les vices du système qui a été présenté en 1843, par le général de Liem, car il exagère en second lieu les dépenses des cadres. Je ne ferai pas ici de commentaires ; je suis d'avis avec M. le ministre de la guerre qu'il n'y a rien de plus éloquent que des chiffres. »
Messieurs, quoique je n'aie pas dit qu'il n'y a rien de plus éloquent que les chiffres,je le pense et j'accepte l'assertion.
Et bien, voici ces chiffres: Mais permettez-moi de les faire suivre du petit commentaire que l'honorable M. d'Elhoungne a dédaigné. Je ne dois pas négliger ce petit commentaire en présence de cette éloquence des chiffres dont je suis menacé.
« Le budget présenté par le général de Liem, dit l’honorablet M. d'Elhoungne, proposait pour l'état-major général, fr. 497,000
« M. le général Chazal demande fr. 675,000
« M. le général de Liem demandait pour l'état-major des provinces et des places, fr. 265,036
« M. le général Chazal demande fr. 271,620
« Pour le service des intendances, le général de Liem demandait fr. 109,151
« M. le général Chazal demande fr. 140,900
« M. le général de Liem demandait pour les traitements du service de santé, fr. 280,855
« M. le général Chazal demande fr. 337,014
« L'école militaire figurait au budget du général de Liem pour une somme de fr. 150,000
« Et elle figure au budget de l'honorable général Chazal pour une somme de fr. 177,820. »
Qu'il me soit d'abord permis de faire une observation : c'est que ces gros chiffres qu'on appelle les chiffres du général Chazal, pour le représenter comme un ministre sacrifiant tout à l'état-major, ne sont pas les chiffres du général Chazal, mais les chiffre de la loi d'organisation que le général Chazal est oblige d'exécuter.
Mais ce n'est pas encore là mon petit commentaire.
Le voici, et vous allez voir qu'il va mettre en déroute la grosse et éloquente artillerie de chiffres de M. d'Elhoungne. Lorsqu'il s'agit des chiffres de M. de Liem, l'honorable M. d'Elhoungne les prend tout nus, sans aucun accessoire, sans aucun ornement, et lorsqu'il s'agit de mes chiffres, M. d'Elhoungne les embellit, les orne, les grossit de toute espèce d'accessoires, des indemnités de fourrages, de frais de bureau, etc. Si l'honorable député de Gand voulait faire la même toilette aux chiffres du budget de 1843, il arriverait à des résultats diamétralement opposés à ceux qu'il a obtenus,e t je vais vous en donner la preuve. Voici les chiffres nets de M. de Liem, puis les accessoires, et voici mes chiffres. :
Pour l'état-major général, la dépense proposée par M. de Liem était de fr. 600,473. Fourrages, fr. 79,387. Frais de bureau, fr. 13,200. Total : fr. 693,060. Déduction tout à fait problématique pour vacances et congés, 103,472 fr.
Eh bien, moi je n'ai pour ce même état-major que fr. 577,687. Fourrages, fr. 83,980. Frais de bureau, fr. 22,800. Total : fr. 683,837
Etat-major des provinces et places, M. de Liem, fr. 297,336. Avec les différents accessoires, fr. 332,569.
Mon chiffre n'est que de fr. 249,929. Avec les accessoires, fr. 271,629.
Pour les intendants militaires le chiffre de M. de Liem était de fr. 109,131. Avec les accessoires, fr. 141,782.
Dans mon budget il est de fr. 141,918. Ici il y a dans mon budget 155 francs de plus.
Pour le service de santé M. de Liem demandait 280,855 fr. et avec les accessoires 283,767 fr.
Sur cet article je demande cette année davantage, je demande 324,102 francs, et avec les accessoires 327,014 fr.
Mais cette augmentation d'où provient-elle? Elle est bien plutôt le fait de M. d'Elhoungne que mon fait à moi, et l'on pourrait bien plutôt appeler ce chiffre le chiffre de M. d'Elhoungne que le chiffre de M. Chazal, car son élévation provient de la loi que vous avez votée le 10 mars 1847 et qui a augmenté les traitements du service de santé, et cette loi a été votée par M. d'Elhoungne, tandis que moi je ne l'ai pas votée, car je ne faisais point partie de la chambre.
Pour l'école militaire, M. d'Elhoungne dit encore : M. de Liem demandait 150,000 fr. et le général Chazal demande 177,820 fr... Messieurs, ces chiffres sont exacts, mais d'où provient l'augmentation? L'école militaire a toujours un chiffre fixe de dépenses pour l'état-major, les professeurs et les frais généraux. Mais lorsque le nombre d'élèves est plus considérable une année que l'autre, il y a une augmentation au budget de la guerre, mais par contre les recettes du budget des voies et moyens augmentent dans une proportion plus forte.
Les élèves de l'école reçoivent, pour pourvoir à tous leurs besoins et à leur nourriture, une solde de 1 fr. 62 c, par jour, ce qui fait 600 fr., par an, mais, d'un autre côté ils doivent payer une pension de 800 fr.; si donc on fait entrer beaucoup d'élèves à l'école militaire, le budget de la guerre se charge, mais le budget des voies et moyens augmente, je le répète, d'une somme plus forte, puisqu'il y a une différence de 200 fr. par élève au profit du trésor. Ainsi M. de Liem portait au budget des voies et moyens, du chef de la pension des élèves, une somme de 28,000 fr., et le budget des voies et moyens pour 1849 comprend du même chef 54,200 fr., c'est donc un bénéfice de 26,000 fr. pour l'Etat qui compense l'augmentation portée au budget de la guerre.
Je ne pousserai pas plus loin ces comparaisons; je crois que la chambre pourra se convaincre de toute l'inanité des accusations portées contre nous par M. d'Elhoungne, mais ce que j'ai surtout à cœur, c'est que la chambre ne se méprenne pas sur la portée de ce que j'ai dit relativement à sa compétence. Jamais je n'ai entendu contester la compétence de la chambre ; si je défends avec une certaine énergie l'armée, c'est que j'ai la conviction, c'est que j'ai le pressentiment que l'armée sera encore utile, nécessaire, indispensable au pays, qu'elle lui rendra encore souvent de nombreux services, et que je suis profondément convaincu que les armées, seront pendant longtemps encore la meilleure sauvegarde de la liberté, de l'indépendance et du bonheur de la Belgique.
(page 869) M. d'Elhoungne. - Messieurs, je me bornerai à répondre sommairement à quelques-unes des objections qu'a soulevées le discours que j'ai prononcé samedi. Je dois d'abord me féliciter du progrès que le débat a fait vers une sorte de rapprochement dans les idées. Car, malgré la fière attitude du gouvernement, il n'est pas moins vrai qu'il se montre moins absolu et moins tenace en faveur de la loi d'organisation de l'armée, qu'il ne l'était au début de la discussion. M. le ministre de l'intérieur, en effet, me répondant avec beaucoup de chaleur dans la séance de samedi, a reconnu que le chiffre du budget demandé par M. le ministre de la guerre n'est pas un chiffre désormais immuable; que ce chiffre n'est pas un minimum irréductible ; à tel point qu'il faut renoncer pour l'avenir, et pour un avenir qui, j'aime à le croire, ne sera pas trop éloigné, à toute réduction sur le budget que défend aujourd'hui l'honorable général Chazal.
En cela M. le ministre de l'intérieur a démontré que le cabinet ne s'associe pas tout à fait à ce qu'il y avait eu de trop absolu dans les premiers discours de M. le ministre de la guerre, et qu'il ne pense point que nous soyons arrivés à l'extrême limite des économies, qu'aller plus loin, que ne pas maintenir l'organisation actuelle, qu'adopter même l'inoffensif amendement de la section centrale (10,000 fr. d'économie !) ce serait désorganiser l'armée et bientôt après désorganiser le pays lui-même ! Non, messieurs, le débat, ainsi que je l'avais dit, doit se réduire à des termes plus simples. S'il ne s'agissait que du présent, de la période transitoire que nous traversons ; s'il ne s'agissait que de la force militaire nécessitée ou justifiée du moins par les circonstances exceptionnelles de l'extérieur, la chambre tout entière serait bientôt d'accord. Ainsi au mois de mars dernier la chambre, à l'unanimité, je pense, a voté la somme nécessaire pour mettre l'armée sur un pied respectable de défense.
Eh bien, je le répète, s'il s'agissait seulement de faire face à des besoins transitoires, momentanés, exceptionnels, en acceptant la réforme pour un prochain avenir, nous serions bientôt d'accord. Mais ce que les adversaires du budget de la guerre ne peuvent admettre avec M. le ministre de la guerre, c'est que l'organisation de l'armée ne doit pas être réformée, parce qu'elle est bonne, satisfaisante, économique ; c'est de considérer la loi d'organisation comme une sorte de charte de l'armée qu'il ne serait plus permis de mettre en discussion sans ébranler la solidité de l'armée elle-même. Il y a, messieurs, contre cette loi, une grande opposition dans le pays. Sans doute on n'en veut pas à l'armée, on aime l'armée, on est reconnaissant de ses services; mais en présence de la situation financière, comme l'a dit l'honorable M. Delfosse, en présence de souffrances qui ne sont que trop générales et trop réelles, il est un sentiment qui gagne tous les esprits : c'est qu'on ne peut considérer un budget de la guerre de 27,280,000 fr., plus 2,350,000 fr. pour les pensions militaires, comme une situation normale à laquelle il faut se rattacher avec une espèce d'enthousiasme; comme un établissement militaire que le pays doit sauvegarder à toujours au prix des plus grands sacrifices.
On dit que les partisans d'une réduction du budget de la guerre, d'une réforme de l'organisation de l'armée, sont guidés par je ne sais quel vain, quel coupable désir de popularité.
Pour mon compte, je proteste que quand je prends la parole dans cette enceinte, je ne me m'inquiète ni de la popularité, ni de l'impopularité qui peut s'attacher aux opinions que je défends.
Lorsque, dans la question des Flandres, j'ai comprimé mon cœur à deux mains, pour parler avec calme et impartialité, ai-je eu en vue une vaine popularité? Lorsque, à l'occasion de grandes mesures, j'ai prêté mon concours au gouvernement, lorsque pour l'emprunt forcé, par exemple, j'ai soutenu qu'il était préférable de recourir au moyen si dur de l'impôt, plutôt qu'à l'expédient dangereux de l'emprunt force, ai-je recherché une vaine popularité? Lorsque, dans une autre circonstance, je me suis associé au gouvernement pour prévenir la chute d'un grand établissement de crédit, que j'ai bravé les préventions et jusqu'aux calomnies qui ont essayé de m'atteindre dans mon honneur; lorsque j'ai défendu ce projet de loi, parce que son rejet, selon moi, devait entraîner une catastrophe pour le pays, ai-je recherché la popularité?
Je ne la recherche pas davantage en ce moment, parce que je ne suis pas de ceux qui disent: « Nous demandons des réductions dans les dépenses pour obtenir une réduction dans les impôts. » Moi, je dis au contraire qu'il n'y aura pas, qu'il ne peut y avoir de réduction dans les impôts, bien qu'il faille une réforme des impôts; et je n'ai jamais caché que je voterais en faveur du nouvel impôt demandé par le gouvernement sur les successions en ligne directe.
Si donc je demande des économies sur le budget de la guerre, c'est parce que je crois que cette partie des ressources du trésor peut recevoir une destination bien plus utile pour la nation ; lorsque je demande des économies, c'est pour qu'on puisse faire pour le peuple bien plus qu'on n'a fait jusqu'aujourd'hui ; c'est pour qu'on puisse efficacement améliorer sa condition intellectuelle, en lui assurant largement le bienfait de l'enseignement ; bienfait que dans certaines provinces, et notamment dans les communes rurales des Flandres, les enfants pauvres, il faut le dire, parce qu'il faut être juste, ne doivent aujourd'hui qu'aux soins constants, à la sollicitude et aux démarches actives du clergé.
Voilà pourquoi je veux des économies. Je les veux, parce que je pense que ce qui attache un peuple à sa nationalité, ce qui fait la force d'une nation contre l'invasion étrangère, c'est la conscience d'avoir de bonnes institutions et un bon gouvernement. Ce qui rend un peuple paisible et fort, c'est qu'il sente que le gouvernement fait pour lui ce qu'aucun gouvernement étranger ne fait pour son peuple ; c'est enfin que le peuple, d'après la belle expression de M. le ministre de l'intérieur, se sente aimé.
Eh bien, messieurs, je voudrais que, dans ce but, le gouvernement eût d'immenses ressources à sa disposition ; je voudrais que sur le budget de la guerre on économisât plusieurs millions, pour les faire tomber sur les écoles primaires, sur les établissements qui doivent améliorer la condition morale et matérielle du peuple. Voilà ce qui donne à mes paroles l'énergie d'une conviction chaleureuse, mais d'une conviction raisonnée et longtemps réfléchie.
J'aborde le discours de M. le ministre de la guerre.
Pour écarter nos critiques, M. le ministre insiste sur ce que la chambre n'est saisie d'aucun projet nouveau sur l'organisation de l'armée, ce qui fait, selon lui, que la discussion roule dans le vague.
D'après cela, il semblerait que chaque membre de cette chambre qui n'admet pas le chiffre du budget de la guerre soit obligé d'apporter ici un budget de sa façon; de telle sorte que ce ne serait plus M. le ministre de la guerre qui aurait à défendre son budget contre nos objections, mais que ce serait à chaque membre, adversaire du budget de la guerre, à livrer son budget, à lui, à la critique, à la dissection habile de M. le ministre de la guerre. Pour moi, je ne puis admettre une pareille interversion de rôles.
Je blâme l'élévation du budget de la guerre comme principe permanent. Dans ce blâme, je crois être l'organe de la majorité du pays, et me rencontrer avec la majorité de cette chambre. Mais, entre un grand nombre de membres et moi, il y a cette différence : c'est que je suis franc, c'est que je proclame mon opinion hautement et énergiquement, au lieu d'attendre. Or, j'agis ainsi, parce que je ne veux pas bercer l'armée d'espérances chimériques ; parce que je ne veux pas qu'on puisse me reprocher plus tard d'avoir usé d'une espèce d'hypocrisie, lorsqu'il faudra porter la main sur la loi d'organisation de l'armée.
M. le ministre de la guerre l'a très bien dit : il y a deux systèmes en présence. L'un veut peu de soldats et beaucoup d'officiers. C'est un système qui sacrifie la qualité à la quantité. C'est le système que l'on a adopté par la loi de 1845. L'autre système veut une juste proportion entre le nombre d'officiers et l'effectif des soldats; ce système suppose qu'il est préférable d'avoir sous la main une armée moins nombreuse, mais bien exercée et solide, qu'une armée plus nombreuse mais improvisée. Ce deuxième système, auquel je me rallie, sur la foi des autorités les plus considérables, a cet avantage, d'offrir une grande économie, tandis que celui qui veut beaucoup d'officiers et peu de soldats est en même temps le plus coûteux. Il est impossible que la question entre les partisans et les adversaires du budget soit plus nettement posée.
M. le ministre de la guerre a voulu démontrer ensuite que le budget de 1832, qui a été présenté par l'honorable M. Ch. de Brouckere, alors ministre de la guerre, était un budget aussi onéreux que celui qu'il présente aujourd'hui. Il s'est livré à un travail de chiffres, à la comparaison des différents chapitres du budget de 1832, qui sembleraient donner quelque apparence de raison à la thèse qu'il soutient. Mais le total des deux budgets ne réfute-t-il pas ce que ce raisonnement a de spécieux?
M. le ministre a dit d'ailleurs que si le budget de 1832 présentait un chiffre inférieur à celui du budget de 1849, c'est qu'il n'y avait dans les prévisions du ministre d'alors qu'un effectif de 25 mille hommes. Je n'ai pas le chiffre de l'effectif du budget de 1832. Mais je ferai remarquer à M. le ministre que dans le budget de 1833, qui ne s'élevait aussi qu'à une somme de 25 millions, l'effectif est évalué à 29,812 hommes...
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je n'ai vu ces chiffres nulle part.
M. d'Elhoungne. - Je les ai pris dans le Moniteur que voici ; ce sont des renseignements fournis par les prédécesseurs du ministre actuel. Vous conviendrez, messieurs, que si M. le ministre de la guerre nous conteste le Moniteur, toute discussion devient impossible.
M. le ministre de la guerre a fait observer encore que la gendarmerie a été augmentée et qu'on a érigé ou développé un grand nombre d'établissements militaires qui, dans le projet de M. Evain, n'existaient pas.
Je vous passe l'augmentation de la gendarmerie; mais je répondrai, pour le reste, qu'il est évident qu'on a dû modifier, compliquer l'organisation de l'armée, pour entraîner une dépense supérieure au chiffre normal du général Evain ; mais c'est précisément ce que nous blâmons. Nous ne nions pas que le budget ne se dépense; que cette dépense ait une cause; mais nous nions qu'un budget de la guerre de 27,280,000, sans compter ce qu'il y aura à ajouter les autres années pour le pain, les fourrages, le matériel de l'artillerie et du génie, la remonte de la cavalerie, etc. ; plus 2,350,000 fr. pour les pensions militaires, soit un budget normal, acceptable et raisonnable. C'est contre ce fait que nous protestons; c'est pour avoir des économies dans l'avenir, et parce que nous voyons que le gouvernement n'est pas assez pénétré de la nécessité des économies dans l'avenir, que nous nous élevons contre le budget de la guerre.
M. le ministre de la guerre a décomposé les calculs que j'avais faits sur l'effectif présenté par le général de Liem ; il prétend que j'ai commis des erreurs qui diminuent la différence que j'ai signalée entre l'effectif proposé par les deux ministres.
Cependant, M. le ministre de la guerre convient que son effectif, en y comprenant même les enfants de troupe, est toujours inférieur à celui du général de Liem. Or, c'est tout ce que j'ai voulu prouver; je rappellerai que ceux qui ont combattu le budget du général de Liem l'ont vivement (page 870) attaqué au point de vue de l'effectif On a dit au général de Liem : « Vous demandez trop d'argent pour les officiers, et vous ne nous donnez pas assez de soldats. » Or, si cette objection existait contre le budget du général de Liem, à plus forte raison existe-t-elle contre le budget de M. le ministre de la guerre actuel, puisque M. le ministre a encore réduit l'effectif de 830 hommes, si je ne me trompe.
Pour les cadres, j'ai comparé les chiffres des deux budgets. M. le ministre de la guerre vient dire maintenant que les intitulés des divers articles consacrés à certains traitements dans les deux budgets, n'ont pas la même signification; que, dans le budget de M. de Liem, c'était un chiffre nu, tandis que dans celui de l'honorable M. Chazal il est orné d'une foule d'accessoires. Cela est possible pour quelques-uns.
Cependant il reste prouvé qu'on a trouvé dans l'organisation de M. de Liem des dépenses à ajouter à celles qui se faisaient déjà pour les états-majors, le service de santé, etc. Or, qu'est-ce à dire, sinon qu'on a maintenu et aggravé un budget repoussé par la chambre en 1843, au lieu d'y porter la hache des économies.
Je ne rentrerai pas dans des détails qui fatigueraient inutilement l'attention de la chambre. L'honorable ministre de la guerre m'a répondu avec beaucoup, de laconisme et d'urbanité : je veux avoir le mérite de l'imiter.
Il me- reste à répondre deux mots aux orateurs qui ont pris la parole avant M. le ministre de la guerre; et d'abord, à l'honorable M. Orts qui a fait un discours dans lequel je demanderai la permission de puiser exclusivement la réponse que je veux lui faire. En effet, chacun des arguments que cet honorable membre a présentés offrait cela de remarquable qu'il était suivi de sa réfutation involontaire. Après avoir soutenu une thèse, l'honorable membre en soutenait aussitôt une seconde qui détruisait la première. Ceux qui combattent le budget de la guerre, disait-il en premier lieu, veulent que la Belgique désarme quand aucune nation ne désarme autour de nous, quand les circonstances sont plus menaçantes que jamais. Désarmer? Mais c'est le ministre de la guerre qui veut désarmer, car il réduit son effectif; ce n'est pas nous; nous nous en plaignons. (Interruption.)
L'honorable membre veut donc, à raison des circonstances, des cadres sans soldats !
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est une excellente chose !
Un membre : C'est ce qu'on propose à l'assemblée nationale de France!
M. d'Elhoungne. - Deux honorables interrupteurs me disent qu'ils ne demandent pas la réduction de l'effectif. Je sais qu'il est des membres qui trouvent qu'on ne fait jamais trop pour l'armée. Mais moi, je prétends précisément le contraire.
M. Devaux. - Vous n'avez pas le droit de dire qu'on ne dépense jamais assez pour moi.
M. d'Elhoungne. - Je serais fâché de vous prêter une pensée qui ne fût pas la vôtre, mais il me semble que vous ne voulez pas d'économies sur l'armée.
M. Devaux. - Vous savez qu'il n'est pas vrai de dire que je ne veux pas d'économie.
M. d’Elhoungne. - Sur le budget de la guerre ? En avez-vous voulu en 1843, en 1845, aujourd'hui ? Non ; par conséquent j'ai le droit de dire que vous n'êtes pas partisan des économies sur l'armée, et que je n'ai pas la même opinion que vous.
Quand je dis qu’il est des membres qui trouvent qu'on ne dépense pas assez, j'ai encore raison ; car, lorsque le général Dupont a présenté sa loi d'organisation, il est des membres qui lui ont dit: Y pensez-vous ? Pourrez-vous y venir avec la somme que vous demandez? Ce n'étaient pas des partisans des économies, ceux-là.
J'en reviens à l'honorable M. Orts. Il a fait de grands efforts pour démontrer qu'on avait tenu compte du concours de la garde civique quand on a voté la loi d'organisation de l'armée en 1845; et après avoir fait cette démonstration, comment a-t-il conclu ?En disant, d'accord avec le premier discours qu'il a prononcé dans cette enceinte et avec l'amendement qu'il a proposé dans la dernière session, que la garde civique, quand elle serait fortement organisée, quand elle aurait acquis de l'expérience, quand elle serait suffisamment exercée, pourrait rendre des services sérieux, et entrainer des économies dans notre régime militaire. Ainsi, après avoir prétendu que l'organisation de l'armée par la loi de 1845 suppose le concours de la garde civique, qu'on en a tenu compte, il convient que quand elle sera suffisamment organisée, exercée, on pourra, à raison de son concours, modifier l'organisation de l'armée.
Mais l'honorable membre oublie que la partie de la garde civique qui doit venir en aide à l'armée, c'est le premier ban, c'est la garde civique mobilisée. Je lui demanderai où est la loi qui organise le premier ban de la garde civique?
M. Orts. - J'ai parlé du temps de paix pour le service de garnison.
M. d'Elhoungne. - Puisque vous avez si bien relu les discussions de 1843 et de 1845, vous auriez dû vous apercevoir qu'on a toujours eu en vue, dans ces diverses discussions, le concours du premier ban de la garde civique.
L'honorable Mi Orts a dit encore qu'on avait tort de soutenir que la question des forteresses doit avoir quelque influence sur l'organisation de l'armée. On en a, dit-il, parlé pendant plusieurs séances en 145, et la chambre a évidemment arrêté la loi d'organisation en tenant compte de la démolition des forteresses. J'en demande pardon à l'honorable membre. La chambre n'a pas résolu cette question, par la raison fort simple que c'était une question insoluble; sa solution dépend de négociations diplomatiques; il y avait le veto d'une grande puissance étrangère, qui a toujours empêché la chambre de résoudre cette question. Cependant après avoir dit que cette question avait été résolue par la loi d'organisation de l'armée, l'honorable membre s'est remis aussitôt en contradiction avec lui-même, lorsqu'il a engagé le gouvernement à examiner, à étudier la question; lorsqu'avec beaucoup de justesse il a émis l'avis que nous avons trop de forteresses et qu'il en est plusieurs qu'on peut démolir. Il admet donc que la question des forteresses peut avoir une certaine influence sur l'organisation de l'armée.
M. Orts. - Non sur l'organisation, mais sur les dépenses du matériel.
M. d'Elhoungne. - Les économies sur les dépenses du matériel diminueraient le budget. Elles permettraient de consacrer plus d'argent à l'effectif; et la même cause réduirait l'effectif nécessaire au service. Du reste, il n'en est pas moins vrai que la possibilité de diminuer le nombre des forteresses, de même que le fait de l'existence de la garde civique, de l'esprit qui l'anime, du soin qu'on prend de l'instruire, sont des faits importants, qui doivent exercer de l'influence sur l'organisation de notre armée.
Je dois répondre aussi quelques mots à l'honorable comte de Liedekerke qui, dans un discours très élevé, m'a paru prendre pour point de départ une pensée que je crois fausse. Il ne considère l'armée qu'au point de vue de la sûreté intérieure; il ne compte sur elle que pour livrer bataille aux idées dangereuses qui dans des pays voisins se sont infiltrées au sein des masses. Je pense que dans un pays qui a l'expérience.....
M. de Liedekerke. - Je nie absolument vos conclusions. Vous dénaturez le sens de mes paroles.
M. d'Elhoungne. - Je n'ai ni le désir, ni l'habitude de dénaturer les paroles de mes adversaires. J'ai dit que l'honorable membre a examiné la question d'organisation de l'armée, principalement au point de vue du maintien de l'ordre intérieur. Au moment où des idées dangereuses s'infiltrent au sein des masses ; au moment où l'on prêche des doctrines subversives, il y a, selon M. de Liedekerke, un intérêt immense à avoir une armée forte pour combattre ces idées, qui de l'arène de la discussion peuvent descendre dans la rue, et s'y traduire en barricades et en coups de fusil.
J'espère cette fois ne pas dénaturer, sinon les phrases, au moins la pensée de M. de Liedekerke. Eh bien! je dis que tel ne doit pas être le rôle de l'armée en Belgique. Heureusement nous pouvons le prédire.
Les mauvaises doctrines, les fausses idées ne sont dangereuses que dans les pays où l'on s'oppose à leur libre manifestation, à leur libre discussion surtout. Ce qui a perdu le gouvernement, la France peut-être, c'est qu'on n'a pas accordé assez à la liberté, c'est qu'on a trop comprimé et la liberté, de la presse, et la liberté d'association, et la liberté des discussions publiques. Ce qui a rendu peu contagieuses pour la Belgique les fausses idées, les doctrines dangereuses, c'est que précisément en Belgique, ces idées et ces doctrines ont été soumises au creuset d'une discussion qui n'a rencontré dans les institutions aucune entrave imprudente.
Les idées se sont pas dangereuses, là où, publiquement exposées, elles sont constamment soumises, par la libre discussion, au contrôle de l'opinion publique. Elles ne deviennent funestes que là où elles ne peuvent circuler qu'à travers le milieu impur des sociétés secrètes, comme un poison mystérieux que la société ne peut combattre, parce qu'il se soustrait à sa vue. (Interruption.)
L'honorable M. Lebeau me fait l'honneur de m'interrompre pour me dire qu'au mois de juin dernier, lorsque la liberté là plus illimitée régnait en France, les fausses doctrines ont produit une lutte à jamais déplorable.
Mais je le répète, vous n'auriez pas eu les journées de juin, si le pouvoir en France n'avait pas donné au 24 février l'occasion d'éclater. Ce n'est pas du 24 février au 24 juin que l'éducation d'un peuple peut se faire; l'éducation politique d'un peuple se fait moins vite.
Mais ce qu'il est vrai de dire, c'est que, si la France, depuis 1830 seulement, avait eu la liberté dont on jouit en Belgique, si elle avait été accoutumée au régime substantiel des libertés pratiques, de la liberté communale, de la liberté provinciale, de la liberté de la presse, de la liberté d'association, de la liberté d'enseignement; si la France avait eu dans toute sa vérité un gouvernement de libre discussion, toutes les théories, tous les systèmes eussent été débattus, appréciés, démasqués; ils n'auraient pas produit les journées de juin en France, et c'est ce qui fait que j'espère, pour mon pays, que nous n'aurons jamais de journées de juin en Belgique.
(page 866) M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - A propos de la discussion du budget de la guerre, on s'est livré à l'examen de nos lois d'organisation militaire. On semble perdre de vue que ce qui est demandé, en ce moment, à la chambre, ce n'est pas un deuxième vote approuvant les lois d'organisation de l'armée, c'est simplement et uniquement un vote approuvant le budget de la guerre pour 1849. Rien de plus, rien de moins.
D'après les dispositions d'esprit manifestées par l’honorable préopinant, nous pensions, nous étions en droit de croire qu'il devait donner son adhésion au budget de cette année, en faisant toutes ses réserves pour l'avenir, quant à l'organisation même de l'armée
(page 867) C'est ce qu'il nous avait déclaré dans la séance d'hier ; c'est encore ce qu'il a répété dans la séance de ce jour.
S'il ne s'agissait, nous dit-il, que du présent, je reconnais que, jusqu'à certain point, il y aurait lieu de voter le budget qui nous est présenté. Mais de quoi donc s'agit-il si ce n'est du présent ? Il s'agit du budget de1849 ; et pas même de celui de 1850.
L'honorable préopinant s'applaudit du progrès qui, suivant lui, se serait opéré dans les régions du gouvernement. Le gouvernement ne se montrerait plus aussi absolu, aussi tenace qu'au début de la discussion. Mais le gouvernement se montre tout aussi absolu, tout aussi tenace aujourd'hui que dès le début de la discussion. Il continue à soutenir que, pour l'exercice 1849, les dépenses qui vous sont demandées sont strictement nécessaires.
M. le ministre de la guerre est-il venu vous dire, comme on le lui a fait répéter encore aujourd'hui, que la somme portée au budget était un chiffre normal, immuable, acquis à l'armée? Il ne l'a pas fait. Il ne l’a dit à aucune époque; mais il a dit dans la session antérieure, et il a répété aujourd'hui ce que le bon sens indique, c'est que les dépenses nécessitées pour l'organisation de notre force militaire doivent nécessairement suivre la proportion des dépenses faites dans les autres, pays, pour le même service.
Il ne faut pas faire de bien grandes concessions pour annoncer qu'alors que les autres pays du continent européen se mettront d'accord pour amoindrir leur état militaire, la Belgique ne restera pas seule armée d'une manière exceptionnelle. Nous faisons cette concession à l'honorable M. d'Elhoungne, et nous la faisons de grand cœur, si c'est là ce qu'il lui faut pour qu'il vote le budget de 1849.
Les dépenses de 1849 sont-elles exagérées? Voilà la question à examiner. Voilà le point sur lequel je l'interroge. Je ne lui demande pas de fournir un plan d'organisation nouvelle, un nouveau budget. Je lui dis seulement : La somme de 27 millions est-elle exagérée pour faire face aux besoins militaires de l'exercice 1849? D'après l'honorable M. d'Elhoungne, une somme de 27 millions ne serait pas trop élevée; mais elle est mal appliquée. Il reproche à l'honorable général qui dirige l'administration de la guerre de trop étendre, les cadres, de trop diminuer l'effectif. C'est là une question d'organisation militaire, une discussion de système.
L'honorable M. d'Elhoungne a reconnu à mon honorable ami le général Chazal les qualités d'un habile avocat. Nous voulons reconnaître à l'honorable M. d'Elhoungne les qualités d'un habile général. Mais nous pensons que beaucoup d'habiles généraux donnent, entre ces deux systèmes, la préférence à celui-ci : de bons cadres, capables de recevoir un nombreux effectif, plutôt qu'un nombreux effectif venant mal se classer dans de mauvais cadres.
Qu'on ne l'oublie pas, sous le rapport de cadres, déjà l'organisation due au général Dupont les a affaiblis.
Nous-mêmes nous avons critiqué la suppression d'un sous-lieutenant par compagnie d'après l'organisation qui a été votée alors.
Pourquoi l'effectif de l'honorable ministre de la guerre est-il quelque peu affaibli? C'est précisément parce que son budget a été diminué.
Si l'honorable général augmentait l'effectif réservé aux cadres, il devrait aussi augmenter la dépense réclamée au budget. Mais il vous apporte (et dans quelles circonstances), un budget plus faible que tous ceux qui ont été votés depuis 1830. Il réduit ce budget à 27 millions. Il faut bien trouver quelque part les éléments de cette réduction.
Fallait-il de préférence renvoyer un certain nombre d'officiers? Etait-ce le moment d'affaiblir les cadres, c'est-à-dire ce qui est regardé, par tous les généraux d'expérience, comme la force de l'armée?
Messieurs, ne confondons pas les choses ni les époques.
Qu'avez-vous à faire en ce moment? Avez-vous à discuter sur de nouvelles bases une nouvelle organisation de l'armée? Non, vous avez à voter, pour l'année 1849, les dépenses nécessaires à la situation.
Faudra-t-il revenir sur l'organisation de l'armée? Vous-mêmes vous reconnaissez que c'est là une question de temps. Vous-mêmes vous avez trop de prudence, et sans doute aussi trop de patriotisme, pour conseiller au gouvernement, pour conseiller à la chambre, de remettre aujourd'hui en question l'état de l'armée, de recommencer une nouvelle organisation. Vous ne le proposerez pas. J'ai trop de confiance dans votre patriotisme pour croire que vous voudriez, au mois de février 1849, proposer d'ouvrir une discussion sur l'organisation même de l'armée.
M. d’Elhoungne. - Je crois que l'incertitude est l'état le plus mauvais, et qu'en le prolongeant, vous n'améliorez pas la position de l'armée.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Permettez ; je vous reconnais parfaitement le droit de remettre en question l'existence de l'armée; de déclarer ici que l'organisation de l'armée est mauvaise, qu'il y a lieu de la changer. Mais de ce que vous avez cette opinion, il ne s'ensuit pas que la chambre, il ne s'ensuit pas que le pays la professe. Votre opinion, grâce à Dieu, n'a pas encore passé dans notre législation. Lorsqu'elle viendra à se produire ici, nous l'examinerons, nous la discuterons, et si elle vient à triompher, vous aurez le droit alors de dire que vous parlez au nom de l'opinion publique.
M. d'Elhoungne. - Nous parlons au nom de notre opinion; et soyez tranquille, elle se produira dans le vote.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'ose dire, messieurs, qu'aux yeux du pays l'état actuel de l'armée doit être maintenu. L'opinion publique désire que l'organisation actuelle reste intacte dans les circonstances actuelles, et s'il s'agissait de faire un appel à l'opinion publique sur une pareille question, pour ma part je me livrerais avec une entière confiance à mes commettants.
L'honorable M. d'Elhoungne a donné aux réductions éventuelles qu'il propose pour l'avenir des apparences très attrayantes. Il veut que l'on puise dans le trésor public pour les besoins matériels et moraux du peuple. Nous le voulons aussi. Mais où veut-il que l'on puise les ressources nécessaires ? Il veut qu'on les trouve dans la réduction de l'armée. Eh bien, messieurs, je crois qu'il faut au pays du bien-être moral et matériel répandu partout. Mais je crois qu'il lui faut aussi une bonne armée. C'est, du reste, ce que vous avez reconnu vous-même. Vous l'avez dit hautement dans votre premier discours. Vous avez proclamé en termes formels qu'il fallait une bonne armée pour maintenir l'ordre à l'intérieur et pour défendre notre indépendance à la frontière. Voilà votre formule; nous l'acceptons.
Maintenant, voici en quoi nous différons :
Vous prétendez que, pour avoir cette bonne et solide armée, il faut un nombreux effectif avec de petits cadres. Nous, nous prétendons qu'il faut avoir des cadres fortement organisés, susceptibles de recevoir, selon les circonstances, un effectif plus ou moins nombreux.
Voilà sur quoi nous différons. Comme nous, vous voulez une bonne et solide armée. Je vous ai demandé à quel prix vous la vouliez? Sous ce rapport; vous êtes restés dans le vague. Voulez-vous une bonne , et solide armée au prix de 20 millions? Cela n'est pas possible...
M. d'Elhoungne.- Il faut voir.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous vous verrons à l'œuvre.
Nous croyons que, dans certaines circonstances, l'effectif actuel serait encore susceptible de réduction, que de ce chef, il y aurait encore des économies à faire. Certes, si la paix règne dans notre pays, si elle règne au dehors, si la tranquillité n'est nullement menacée, qui empêcherait de renvoyer dans leurs foyers un plus grand nombre d'hommes?
- Un membre. - Il n'y aurait plus de soldats.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Préférez-vous renvoyer les officiers, de manière à avoir une armée avec beaucoup de soldats sans officiers? Je ne sais si ce système se produira dans cette enceinte, mais si jamais il vient à poindre à titre de projet de loi, je me réserve bien de le combattre de toutes mes forces.
Après les explications que je viens de donner, après celles qui ont été données par l'honorable M. d'Elhoungne lui-même, il m'est impossible, de comprendre son vote négatif. Je ne comprends pas comment, par exemple, en votant le budget de 1849, comme il a voté le budget de 1847, il reconnaîtrait que le chiffre du budget de la guerre est immuable, que la loi de l'organisation de l'armée est excellente. L'honorable membre a voté les budgets antérieurs sans faire toutes ces réserves, et dans des circonstances où, certes, il doit le reconnaître, le rôle de l'armée n'avait pas l'importance qu'il a aujourd'hui. Et c'est au mois de février 1849 que l'honorable M. d'Elhoungne fait opposition, qu'il critique l'organisation, qu'il déclare que cette organisation appelle à une réforme pour ainsi dire immédiate.
Est-ce bien le moment de faire ces réserves, de proclamer ces vices que vous n'avez pas reconnus les années précédentes? Je vous le demande, une pareille discussion n'est-elle pas intempestive? Et M. le ministre de la guerre n'a-t-il pas eu raison de vous faire des observations sur le peu d'opportunité de discuter en ce moment les bases mêmes de l'organisation de l'armée ? (Interruption.)
Quant à l'honorable M. Delfosse, je n'ai pas à critiquer son vote, je n'ai pas à m'en étonner. Il est parfaitement conséquent. Il a voté en tous temps contre le budget de la guerre. Cependant il y a eu un moment d'arrêt dans cette opinion tenace.
L'année dernière à la même époque, l'honorable M. Delfosse ne se montrait pas si effrayé du déploiement de nos forces militaires; il trouve sans doute que les circonstances lui permettent aujourd'hui de revenir à ses anciennes idées; il a toujours voté contre le budget de la guerre, il votera toujours contre le budget de la guerre. (Interruption.) Ne faites pas cette concession, car vous laissez supposer que des éventualités peuvent se représenter dans lesquelles, de nouveau, vous voteriez pour.
M. Delfosse. - Pardon. C'est quand vous l'aurez réduit que je voterai pour.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Quant à M. d'Elhoungne, qui a voté pour en 1847, il est plus difficile d'expliquer pourquoi il voterait contre en 1849. Il ne pourra pas dire, sans doute, que les circonstances d'aujourd'hui exigent moins de déploiement de nos forces militaires qu'avant les événements de février.
Messieurs, quand nous défendons une armée forte, la chambre, nous l'espérons, ne croira pas que nous cédions à un sentiment qui pourrait ressembler le moins du monde à de la peur ou à de la défiance. Nous avons la plus grande confiance dans le bon esprit du pays, dans le civisme de ses habitants, dans la vertu de ses institutions, dans la force même de la liberté ; mais c'est précisément parce que nous jouissons de ces avantages que nous voulons, au besoin, avoir, pour les conserver et les garantir, la force militaire. La force militaire est un bien ou un mal suivant le bon ou le mauvais emploi qu'on en fait; les forces militaires au service d'un pouvoir anarchique ou d'un pouvoir (page 868) despotique, est une mauvaise force; la force militaire au service de la liberté et de l'ordre est un instrument dont une nation ne doit pas se dessaisir. Eh bien, est-il quelqu'un dans le pays, ami ou ennemi, qui puisse jamais supposer que le gouvernement dirigerait la force militaire contre nos institutions? Y a-t-il une opinion, quelque exagérée qu'elle soit, qui puisse supposer le gouvernement capable de rêver le renversement de nos institutions, au moyen de nos soldats ?
Non, messieurs, si nous demandons une force militaire, c'est pour maintenir les libertés populaires, c'est pour protéger l'ordre, sans lequel il n'y a pas de liberté véritable, l'ordre qui est la véritable garantie de la liberté, l'ordre qui est, comme on l'a dit, la santé de la nation.
Restent les éventualités du dehors. C'est aussi pour faire face à ces éventualités que nous voulons une force militaire respectable. Serait-ce, messieurs, avec du civisme tout seul, avec du patriotisme non armé, que dans une circonstance qu'on a voulu en vain rapetisser à des proportions insignifiantes, mais qui n'en a pas été moins grande dans les résultats, serait-ce avec du patriotisme non armé qu'on eût pu résister? Je ne voudrais, pour moi, qu'un pareil service rendu au pays dans l'espace de 50 ans, pour proclamer l'utilité, la nécessité d'une armée.
Messieurs, vos sections ont examiné le budget de la guerre avec l'intention bien arrêtée d'y introduire des économies ; la section centrale l'a examiné dans les mêmes vues; toute espèce de renseignements ont été demandés, toute espèce de renseignements ont été fournis à la chambre divisée en sections ou résumée dans la section centrale. Cet examen de détail, cette discussion approfondie n'a pu amener comme proposition de la section centrale qu'une simple réduction de quelques mille francs. La discussion publique a-t-elle, jusqu'à présent, ouvert de nouveaux avis, jeté de nouvelles lumières sur l'exagération de certains chiffres ? Non, messieurs, et cependant, si c'est bien le budget de la guerre que nous discutons, c'est bien sur les éléments de ce budget que devraient porter les observations, les propositions. Jusqu'à ce que des réductions spéciales soient proposées et démontrées réalisables, nous devons considérer le budget comme bien établi pour l'exercice 1849; nous devons maintenir les propositions que les sections et la section centrale ont maintenues.
- La clôture est demandée.
M. Pierre (contre la clôture). - Je viens d'envoyer une proposition au bureau, je désirerais pouvoir la développer. (Interruption.) Elle est directement en rapport avec la discussion générale.
M. d'Elhoungne. - (Nous donnerons son discours.)
(page 868) M. Thiéfry. - Messieurs, mon intention n'est pas de rentrer dans les débats qui nous occupent depuis plusieurs jours, mais j'ai quelques mots à dire sur un arrêté royal qui a pour but d'améliorer le sort des remplaçants, et je ne sais trop à quel article du budget je pourrais les rattacher.
M. Rousselle. - Aux articles relatifs à l'infanterie.
M. Thiéfry. - Soit.
M. Jullien. - J'aurais désiré pouvoir répondre quelques mots à l'honorable ministre de l'intérieur et à l'honorable M. Orts; ils ont tout à fait dénaturé la pensée que j'ai exprimée dans la séance de samedi.
- La clôture est mise aux voix et prononcée.
M. le président. - Voici une proposition qui vient d'être déposée par M. Pierre :
« J'ai l'honneur de proposer à la chambre de nommer dans son sein une commission d'enquête chargée de constater si notre système militaire actuel répond aux besoins et aux ressources du pays. »
- Cette proposition sera imprimée et distribuée.
L'auteur la développera demain.
La séance est levée à 5 heures.