(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 803) M. Troye procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance du 17 février. La rédaction en est approuvée.
M. Troye présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur J.-L. Janssens, gendarme à cheval, à Santhoven, dont la demande en naturalisation n'a pas été prise en considération, prie la chambre de revenir sur sa décision. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« La chambre de commerce et des fabriques de l'arrondissement de Mons présente des observations contre le projet de loi relatif à la suppression du conseil des mines. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Le sieur Loriaux, ancien explorateur de mines, demande que le gouvernement l'envoie en Californie, en qualité de sondeur. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs membres de la garde civique de Grivegnée demandent que les célibataires et les veufs sans enfants, de 21 à 35 ans, soient seuls astreints au service actif en temps de paix. »
- Même renvoi.
« Le sieur Gourdin, élève-instituteur aux cours normaux du gouvernement à Virton, réclame l'intervention de la chambre, pour obtenir la jouissance d'une bourse d'études qui lui aurait été accordée à la suite d'un concours. »
- Même renvoi.
« Le conseil commuai de Termonde prie la chambre d'accorder à la compagnie Ballieux la concession du chemin de fer de Saint-Ghislain à la Dendre, à Ath. »
- Même renvoi.
« Le sieur Sapait demande le rétablissement du système binaire des poids et mesures. »
- Même renvoi.
« Le sieur Eugène Verhaegen demande une loi qui admette la prescription en matière pénale militaire. »
- Même renvoi.
« Le sieur Philippe, ancien sous-brigadier des douanes, demande la révision de sa pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Delsemme, ancien officier, demande une pension et la décoration de la croix de Fer. »
- Même renvoi.
Le sieur le Bailly de Tilleghem, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
Par dépêche, en date du 13 février, M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre 110 exemplaires du programme de la distribution solennelle des récompenses décernées aux exposants et aux travailleurs agricoles, à l'occasion de l'exposition des produits de l'agriculture et de l'horticulture de 1848.
- Distribution aux membres de la chambre et dépôt à la bibliothèque.
M. le ministre des travaux publics adresse à la chambre 125 exemplaires du 3e cahier du tome VII des Annales des travaux publics.
- Même disposition.
Il est fait hommage à la chambre, par le sieur Raes, de 110 exemplaires d'une brochure intitulée : « De la nécessité de réduire les péages sur le canal de Charleroy. »
- Même disposition.
Discussion générale
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, la section centrale a proposé une réduction à quatre articles du budget de la guerre ; deux articles ont été réduits de commun accord avec moi ; quant aux réductions qui portent sur les deux autres articles, bien qu'elles ne soient pas fort importantes, je ne puis m'y rallier. Le rapport très remarquable de l'honorable M. de Man est conçu dans un esprit trop impartial pour que je n'éprouve pas un regret sincère d'être en désaccord avec la section centrale sur ces deux points.
Messieurs, j'ai pris l'initiative de toutes les économies, de toutes les réductions compatibles avec une bonne administration; exiger davantage serait entraver la marche du service.
Avant de formuler le budget que j'ai eu l'honneur de présenter, j'ai fait un appel à toutes les lumières de l'armée; j'ai examiné attentivement toutes les branches de l'administration avec le désir ardent et avec la ferme volonté de réaliser toutes les économies, de faire toutes les réductions possibles. Je crois avoir atteint le but que je m'étais proposé, et avoir été au-devant de ce que les chambres et le pays pouvaient raisonnablement exiger.
Ce n'est pas d'ailleurs à dater d'aujourd'hui seulement que je suis entré dans cette voie ; depuis que je suis à la tête du département de la guerre, je n'ai négligé aucune occasion de réaliser des économies. Ainsi, lorsqu'en 1847, j'ai pris la direction de cette administration, le budget voté s'élevait à 29,405,000 francs. Evidemment, j'aurais pu dépenser la totalité de ce crédit; eh bien, je ne l'ai pas fait : il est resté un excédant de ressource de 320,000 francs.
. Pour être juste, je dois déclarer qu'une partie des économies réalisées avaient été préparées par mon honorable prédécesseur.
Le budget de 1848 était présenté à la chambre, lorsque j'ai pris la direction de l'administration de la guerre. J'aurais pu laisser ce budget tel qu'il était; et quoiqu'il me restât peu de temps, avant l'ouverture de la session, pour formuler un nouveau budget, je me suis immédiatement mis à l'œuvre ; j'ai retiré le budget primitif, et celui que j'ai soumis à la chambre était inférieur au budget retiré, de plus de 300,000 fr. C'est donc une économie de 600,000 fr. que j'ai réalisée, dès mon début aux affaires.
Après les événements de février, les chambres ont mis à ma disposition une somme de 9 millions pour faire face aux éventualités. Il était entendu que ces 9 millions devaient servir aux besoins des six premiers mois de l'année, et que s'ils présentaient une insuffisance au bout de ces six mois, je pouvais demander un nouveau crédit.
Eh bien, avec ces neuf millions, j'ai pourvu aux besoins non seulement des six premiers mois, mais de toute l’année, et je suis heureux de pouvoir annoncer que la somme allouée n'a pas même été dépensée en totalité, qu'il restera sur cette somme plus de 2 millions dont je pouvais disposer.
D'un autre côté, au budget des voies et moyens, les produits du département de la guerre figurent pour 240,000 fr. Par suite de la manière dont j'ai pu opérer, cette ressource sera de près d'un million, ce qui en définitive réduit les dépenses sur les 9 millions à 6 millions environ.
Il était impossible de montrer un plus grand désir d'opérer des économies, puisque j'ai été loin de dépenser cette somme de 9 millions mise à ma disposition et dont il eût été très facile de trouver l'emploi ; car il y a assez de dépenses à faire dans notre armée, pour qu'on pût absorber aisément l'allocation tout entière.
Enfin le budget de cette année qui vous est soumis est de 27,085,000 fr.
Il est inférieur de 2,320,000 fr. au budget de 1847 que j'ai trouvé en voie d'exécution quand j'ai pris la direction de l'administration de la (page 804) guerre, et de 1,000,000 fr. à celui de l'année dernière. Depuis 1830, c'est le budget le moins élevé qu'on vous ait présenté. Depuis 18 ans, vous n'aurez jamais discuté un budget aussi réduit. Et dans quelles circonstances fait-on ces réductions? Au moment où tous les budgets de la guerre de l'Europe sont supérieurs à ce qu'ils étaient avant les événements de février.
On parle beaucoup de réduction des armées dans les autres pays, mais nulle part on ne l'effectue ; la Belgique, la première, a montré l'exemple des réductions dans son état militaire.
Je sais que quelques personnes s'en sont alarmées à cause des circonstances actuelles. Mais je ferai observer que les économies ne portent pas exclusivement sur l'effectif de l'armée; elles proviennent aussi de certaines mesures administratives ; la section centrale elle-même m'a demandé si, avec le budget que je présentais et avec l'organisation qui en est la conséquence, je pourrais faire face aux événements.
J'ai dit à la section centrale et je répète qu'avec l'organisation telle qu'elle est et avec le budget que je propose, je réponds du maintien de l'ordre et de la sécurité publique ; je réponds également que si l'armée est appelée à remplir une mission plus grande, plus noble, plus glorieuse, elle la remplira avec honneur, avec dévouement et patriotisme. Cette responsabilité, je l'accepte de grand cœur, parce que je suis persuadé que tous les membres de l'armée voudront la partager avec moi.
Je vous disais tout à l'heure que toutes les réductions ne portaient pas sur l'effectif; beaucoup proviennent de mesures administratives. Ainsi une économie qui s'élèvera à plus de 200 mille francs par an provient de la réduction de la première mise ; elle a pu se faire sans porter atteinte aux intérêts de personne, sans léser en rien les intérêts du soldat ; vous allez le concevoir. Quand un milicien vient sous les armes, quand un volontaire s'engage, le gouvernement lui fournit tous les objets d'équipement et d'habillement nécessaires ; l'équipement du fantassin s'élève de 115 à 120 fr. et de 180 à 190 fr. pour le cavalier.
Ce n'est qu'une avance que fait l'Etat. Le fantassin, comme le cavalier, doit la rembourser, au moyen d'une retenue sur la solde.
D'un autre côté, le gouvernement alloue une première mise qui est de 30 fr. pour le fantassin et de 40 fr. pour le cavalier. Eh bien, je me suis dit que si l'on pouvait diminuer la valeur de l'équipement du soldat, on pourrait, d'un autre côté, réduire cette première mise, sans que la position pécuniaire du soldat fût changée. Si la dépense d'équipement est de 120 fr., et qu'on lui donne une première mise de 30 fr., il doit rembourser 90 fr. Si la dépense d'équipement est réduite à 100 fr. et la première mise de l'Etat à 10 fr., la position du soldat sera identiquement la même; il n'aura toujours à rembourser que 90 fr.
C'est l'opération que j'ai faite; c'est-à-dire que j'ai opéré une réduction dans les dépenses d'équipement et d'habillement. En supprimant quelques objets qui étaient plutôt de luxe que de nécessité, j'ai pu diminuer d'autant la première mise accordée par l'Etat. De sorte que cette première mise est aujourd'hui uniformément de10 fr. pour toutes les armes; elle était précédemment de 20 fr. pour le milicien d'infanterie, et de 30 fr. pour le milicien de cavalerie.
J'ai obtenu ainsi une économie d'environ 200,000 fr.
Voilà donc une économie qui n'affaiblit en rien l'armée.
Une deuxième économie très importante provient des mesures que j'ai prises relativement au camp de Beverloo. Le séjour des troupes au camp donnait lieu à des dépenses considérables, par suite de la nécessité où l'on était de leur fournir des vivres de campagne. C'était un grand inconvénient parce que c'était mettre le gouvernement dans la nécessité de n'y envoyer qu'un petit nombre de troupes, et de ne les y faire séjourner que peu de temps.
Cet inconvénient était d'autant plus grand que tout le monde sait que rien ne forme plus le soldat et l'officier lui-même que le séjour au camp. L'expérience a prouvé que trois mois de camp sont plus utiles à l'instruction d'un officier ou d’un soldat qu'un an de garnison. Or, pour que l'on pût prolonger le séjour des troupes au camp, il fallait qu'il fût aussi peu onéreux que le séjour dans les garnisons. C'est ce problème que je crois avoir résolu.
J'ai établi au camp une manutention et une boucherie. J'ai passé un contrat pour la fourniture de vivres et de denrées alimentaires; de sorte que le soldat pourra se procurer tout ce qui lui est nécessaire, comme en garnison, d'aussi bonne qualité et à meilleur compte.
L'armée en retirera un grand avantage. Ainsi, immédiatement après le tirage au sort, la classe de miliciens appelée à l'activité sera incorporée et dirigée sur le camp de Beverloo; là ces jeunes soldats recevront l'instruction de détail beaucoup plus promptement et plus complètement que l'instruction qu'ils recevraient dans les garnisons ; elle sera plus uniforme, parce que, au lieu d'être disséminés entre 25 ou 30 garnisons, les miliciens seront réunis. Elle se fera plus rapidement, parce que ce sera l'occupation exclusive du soldat, placé sous la surveillance constante de ses officiers et à l'abri de l'influence des villes et des distractions qu'elles procurent.
Sous le rapport de la moralité, vous comprenez tout l'avantage qu'en retirera l'armée.
Sous le rapport de l'hygiène, il y aura également avantage. Au camp, l'état sanitaire est plus satisfaisant que dans les villes. Il n'y a pas là cet encombrement des casernes ; il n'y a pas ces influences mauvaises pour la santé du soldat, qui se rencontrent dans tous les grands centres de population.
Ainsi donc, par le système que j'ai adopté, toutes nos classes de miliciens recevront leur éducation au camp, et ce sera un immense avantage sous le rapport de l'instruction, de la moralité et de l'esprit militaire de l'armée.
Lorsque la classe de milice de cette année aura, pendant deux mois ou deux mois et demi, reçu l'instruction de détail, elle sera ralliée au camp par une division de l'armée active, et pendant un mois ou un mois et demi selon qu'on le juge nécessaire, ces troupes réunies exécuteront les manœuvres de guerre, les manœuvres d'ensemble, qui achèveront et perfectionneront leur instruction.
Ainsi, messieurs, toutes nos classes de milice, sans exception, iront passer de quatre à quatre mois et demi, peut-être cinq mois, au camp. Vous comprenez tout le bénéfice que l'armée en retirera ; en même temps il en résultera une économie, puisque vous n'aurez plus la dépense qui était portée annuellement au budget pour vivres de campagne.
Messieurs, puisque je vous parle du camp, permettez-moi de vous donner encore quelques renseignements sur cet établissement que je crois trop peu connu.
Le camp de Beverloo a été fondé en 1835. Il a une superficie de 2,400 hectares. 1,260 hectares appartiennent à l'Etat; 1,120 sont loués aux communes à raison d'un franc par hectare. Mais dans le contrat de location, l'Etat s'est réservé la faculté d'acquérir ces bruyères à raison de 55 fr. par hectare; et tous les ans l'Etat fait l'acquisition d'une centaine d'hectares; de sorte que d'ici à peu d'années, la totalité du camp lui appartiendra.
Pendant les premières années, on ne s'est occupé, outre les exercices militaires, que des constructions nécessaires au logement des troupes, aux magasins et à l'hôpital. Ces constructions en planches, en torchis ou en paille n'étaient que provisoires. Elles entraînaient à d'assez grands frais d'entretien et de réparation. Depuis quelques années, on les a remplacées par des constructions définitives en maçonnerie, et d'ici à peu de temps, le camp sera complètement permanent, sera définitif. Il y aura donc encore économie de ce chef.
Jusqu'en 1846 on n'avait fait au camp, comme culture, que quelques jardins autour des bâtiments. Mais dans l'automne de 1846, le gouvernement a cru devoir entreprendre le défrichement des terres qui n'étaient pas nécessaires pour les manœuvres. Depuis 1846 jusqu'à ce moment, il a été défriché au camp environ 140 hectares ; 35 hectares ont été convertis en jardins; 70 ont été plantés de bois; 18 hectares forment une pépinière, et cette année j'ai fait transformer 18 hectares en prairies.
On continue les défrichements. Tous les ans ils iront en augmentant. On calcule que l'on pourra défricher, d'ici à quelques années, 650 hectares. C'est une valeur, une très grande valeur que l'armée acquerra à l'Etat. Car ces bruyères étaient des plus mauvaises de la Campine et elles deviendront de fort bonnes terres par le défrichement qui ne coûtera pour ainsi dire rien à l'Etat, puisqu'il se fait par la troupe.
Voici, messieurs, comment ces défrichements s'opèrent.
Le défrichement se fait par une compagnie de pionniers. Lorsque, dans l'armée, un soldat se conduit mal, lorsqu'au moyen des punitions disciplinaires on ne peut le faire rentrer dans la bonne voie, il est condamné à être incorporé dans la compagnie de discipline. Là il subit un régime extrêmement sévère. La compagnie de discipline est dans un fort d'où les soldats ne peuvent jamais sortir, où ils ne sont jamais livrés à eux-mêmes. Mais on leur laisse la perspective, s'ils se conduisent bien, de passer à la compagnie de pionniers qui est au camp.
Le régime de la compagnie de pionniers est moins sévère que le régime de la compagnie de discipline. Ils ont donc en perspective, comme récompense de leur bonne conduite, le travail; car vous savez que dans la compagnie de pionniers ils apprennent à défricher ; ils apprennent les travaux de l'agriculture, outre les exercices militaires. Il n'y a, pour ainsi dire, pas de soldat de la compagnie de discipline qui, au bout de quelque temps, ne cherche à passer dans la compagnie de pionniers. Là, je le répète, ces hommes sont employés aux travaux de l'agriculture, aux exercices militaires, à l'entretien des bâtiments, à tous les travaux du camp.
S'ils se conduisent bien à la compagnie de pionniers, s'ils ne commettent aucune faute pendant un certain temps, ils rentrent dans leur position de miliciens ou de volontaires, sont renvoyés dans leur régiment respectif et jouissent des congés et de tous les avantages accordés aux soldats. Si, au contraire, ils se conduisent mal, on les renvoie à la compagnie de discipline.
Tous les jours il rentre dans les régiments des hommes qui étaient réputés incorrigibles au moment de leur envoi à la compagnie de discipline et qui sont complètement corrigés. Aussi, messieurs, ce système est-il la base des modifications que nous avons projetées pour le Code pénal militaire, et que nous aurons l'honneur de vous proposer d'ici à peu de temps, mon honorable collègue de la justice et moi.
Messieurs, la compagnie de discipline était à Dinant. De Dinant, au camp de Beverloo, il y a plusieurs journées de marche. Il en résultait des frais considérables par le passage des hommes de la compagnie de discipline à la compagnie de pionniers, ou de la compagnie de pionniers à la compagnie de discipline. Ces hommes ne pouvaient pas être abandonnés à eux-mêmes ; il fallait les faire escorter ; de là des dépenses assez considérables. Ensuite le passage de ces hommes entraînait aussi beaucoup de désagréments pour les habitants des localités qu'ils traversaient. Par mesure d'économie, j'ai transporté la compagnie de discipline à Diest. De Diest au camp, il n'y a que 3 lieues, les hommes peuvent s'y transporter en très peu de temps.
Ainsi, messieurs, les mesures adoptées relativement au camp de (page 805) Beverloo ont le mérite d'être économiques; elles sont, en même temps, avantageuses à l'armée, puisque l'armée y gagnera considérablement en instruction et en force morale, en discipline; enfin elles sont encore très avantageuses, au point de vue des intérêts du trésor, qui retire des bénéfices considérables de ces défrichements.
Voilà, messieurs, quelques-unes des mesures qui ont été adoptées. Il y en a beaucoup d'autres, analogues à celles-là ; car examinez le budget de la guerre, il est composé de 33 articles et vous verrez qu'il en est 27 qui ont subi des réductions. Ainsi donc toutes les branches du service ont été examinés et presque toutes les dépenses diminuées.
Je pense qu'on ne peut pas aller plus loin ; je pense que vouloir exiger davantage, ce serait mettre la perturbation dans l'administration, ce serait jeter la désorganisation dans l'armée, et je crois que la désorganisation de l'armée serait le rapide avant-coureur de la désorganisation du pays. C'est parce que j'ai la conviction profonde qu'il en serait ainsi et parce que j'ai aussi la conviction d'avoir fait loyalement tout ce que je pouvais faire, que je ne puis me rallier à aucune nouvelle proposition de réduction.
M. Osy. - Dans les circonstances où se trouvait encore l'Europe à la suite des événements du 24 février, nous ne devons pas songer à faire encore cette année de grandes réductions sur notre armée ; cependant je crois que, sans diminuer l'armée et sans rien désorganiser, on aurait pu faire plus qu'on nous propose. Comme j'aurai l'honneur de vous le démontrer tout à l'heure, les réductions proposées sont pour la plupart loin d'être des économies.
Je crois toujours que, lorsque les événements de 1848 ne donneront plus d'inquiétudes, nous serons obligés, dans l'intérêt de notre situation financière, de trouver au moins 3 millions d'économies sur notre armée ; et je maintiens toujours, pour cette époque, mon plan d'organisation, qui ne réduisait notre infanterie que de 888 hommes, mais supprime des officiers ainsi que 2 régiments de cavalerie et autant d'artillerie.
Car, je crois toujours qu'à la longue il nous faudra seulement une armée pour la tranquillité du pays ; et avec nos chemins de fer, l'infanterie peut être d'une grande utilité.
La cavalerie est beaucoup trop nombreuse ; et pour l'artillerie, je veux revenir au système avant la paix avec la Hollande, tandis que depuis cet événement nous avons doublé cette arme, qui même en cas de guerre serait beaucoup trop nombreuse, car tout en maintenant notre armée sur le pied de 80,000 hommes, vous ne pourriez avoir sous les armes que 65,000 hommes, en décomptant la levée de l'année qui n'est pas exercée et en défalquant les malades et les condamnés. Avec votre grand nombre de forteresses, vous ne pourriez pas avoir en campagne plus de 30,000 hommes, et alors, en admettant même le chiffre du gouvernement, 3 bouches à feu par 1,000 hommes, votre artillerie d'aujourd'hui est beaucoup trop forte; nous avons aujourd'hui 19 batteries à 8 pièces, soit 152 bouches à feu; 3 régiments même vous donnent encore 14 à 15 batteries avec 114 pièces.
La suppression de chaque régiment d'artillerie vous donne une économie de 520 mille francs, plus économie sur le pain et les fourrages. Je crois donc que, dans les circonstances actuelles, nous pouvons insister de réduire, dès à présent, d'un régiment, et votre artillerie sera plus que suffisante.
Nous avons aujourd'hui 7 régiments de cavalerie, dont 5 à 6 escadrons, et deux régiments à 4 escadrons, plus chaque régiment a un cadre de dépôt.
Dans vos régiments de cuirassiers, vous ne pouvez pas faire monter à cheval 3 escadrons ; je voudrais donc voir réunir ces deux régiments et en former un à 5 escadrons, et comme dans les cinq autres régiments vous ne pouvez former que cinq escadrons par régiment, je voudrais également voir ces cinq régiments à cinq escadrons, et vous auriez en tout six régiments ayant 30 escadrons de cavalerie; suppression 8 escadrons qui n'ont que des officiers et pas de cavaliers, et comme chaque escadron coûte 65 mille francs, nous trouverions une économie de 520 mille francs, plus les fourrages des chevaux des officiers supprimés.
Vous conserveriez :
2,220 hommes de cavalerie légère.
650 hommes de cuirassiers.
555 hommes du régiment de guides.
Je crois toujours que nous pourrions également réduire, par la suite, nos 16 régiments d'infanterie à 13 régiments sans réduire le nombre de soldats, et cette suppression de 240 officiers et 39 chevaux donnera à la longue une économie de 610,000 fr.
Je crois d'après ces considérations, qu'on pourrait, sans rien désorganiser, réduire de suite notre cavalerie à 30 escadrons, soit 6 régiments, et avoir seulement 3 régiments d'artillerie, économie dès à présent de plus d'un million. Alors que la tranquillité de l'Europe sera rétablie, on pourrait examiner ma proposition pour l'infanterie.
Maintenant je vais examiner le budget qui nous est soumis, ainsi que le rapport de la section centrale.
Le budget de 1849 présente sur celui de 1848, une réduction de 1,410,000 fr.
La section centrale propose une nouvelle réduction de la somme de 11,000 fr., mais M. le ministre peut consentir à une autre réduction de 195,000 fr. à cause du bas prix des vivres et fourrages. Ainsi la réduction totale sera de 1,616,000 fr.
Mais je vais vous démontrer, messieurs, que ces réductions sont loin d'être des économies, et que les dépenses en moins proviennent en grande partie des prix favorables des denrées alimentaires et des dépenses qu'on ajourne ou qui se sont faites sur le crédit de 9 millions votés pour le département de la guerre, pour dépenses extraordinaires.
Je vais donc faire le relevé, pour distinguer les véritables économies, des dépenses ajournées et des réductions de dépenses provenant des circonstances plus favorables pour l'entretien de la troupe et des chevaux.
Chapitre III, article 9 : fr. 48,350. Cette réduction provient de 10 centimes dans le prix de la journée des malades en traitement porté à 95 centimes au lieu de 1 fr. 5 centimes alloué au budget de 1848.
Article 11 : fr. 6,000. Diminution pour achat de médicaments.
Article 21. fr. 142,117. Pain Réduction de ce que la ration de pain a été portée à 16 c. au lieu de 17 c. comme en 1848.
Article 22. Fourrages en nature : fr. 157,888 40. Provenant de la réduction du prix des fourrages.
Article 28. Remonte : fr. 302,000. Cette réduction vient de ce qu'on n'aura que 120 chevaux à acheter au lieu de 560, taux de la remonte ordinaire et parce que sur le crédit de 9,000,000 on a acheté en 1848 1,857 chevaux.
Article 33. Gendarmerie : fourrages, fr. 33,429 52.
Et finalement, article 20. Matériel du génie : fr. 100,000
En 1848 on avait alloué pour Diest 400,000 fr., tandis que pour cette année on se contente de nous demander 300,000 fr.
Mais vous voyez, messieurs, par le rapport de la section centrale, que cette forteresse exigera encore beaucoup de dépenses, et M. le ministre. dans sa note à la section centrale, dit (page 42) :
« Les travaux en voie d'exécution souffriront considérablement de ce retard, etc. »
Vous voyez donc, messieurs, que ce n'est qu'une dépense ajournée.
Ces différentes sommes se montent à 781,000 fr. Ainsi la véritable économie proposée par le gouvernement n'est réellement que 660,000 fr., et pour que chacun puisse se rendre compte de ce qu'on appelle économie, j'ai décomposé le budget pour distinguer ce qui est économie et réduction provenant des circonstances.
La section centrale nous fait connaître que M. le ministre consent à une nouvelle réduction de 195,000 fr., soit 95,000 sur le pain et 100,000 sur les fourrages, parce qu'aux prix actuels des grains, le pain ne coûtera plus que 15 cent, au lieu de 16 et les fourrages seulement 1 fr. 15 c. et 1 fr. 1 c, au lieu de 1 fr. 25 c. et 1 fr. 10 c.
Vous voyez donc, messieurs, que ces 195,000 fr. proposés par la section centrale ne sont pas une économie, mais une moindre dépense à cause des circonstances favorables.
Reste donc dans les propositions du gouvernement une économie de 660,000 fr., et encore dans cette somme se trouve, aux articles 12, 13, 14 et 15, une somme de 352,000 fr. que j'appellerai plutôt une contribution sur nos miliciens qu'une véritable économie.
Cette somme provient de la réduction de 30 fr. à 10 fr. de l'allocation pour la première mise de nos miliciens. C'est indirectement une réduction sur la solde, et vous savez que déjà nos soldats ont de la peine à solder leurs livrets lorsqu'ils vont en congé ou qu'ils ont fini leur terme de service, et presque toujours les parents sont obligés de s'imposer de grands sacrifices pour pouvoir faire revenir leurs enfants ; que sera-ce avec cette réduction de 20 fr. ou des deux tiers de ce qui existe maintenant?
Cette économie sera une lourde charge pour les parents, et, s'ils ne peuvent payer, plus tard une perte pour l'Etat.
Il me paraît, messieurs, qu'avant de commencer la discussion du budget, nous aurions dû avoir l'état des dépenses faites sur le crédit extraordinaire de 1848, pour connaître l'excédant de ce crédit et pouvoir l'annuler ; car si M. le ministre peut continuer à imputer sur ce crédit, le budget que nous allons voter pourrait être entièrement éludé.
En Hollande également on avait mis à la disposition du gouvernement à la suite des événements du 24 février, une forte somme pour l'armée; mais nous voyons, par le discours d'ouverture des états généraux, que le roi annonce qu'on peut laisser intacte une forte partie de cette somme ; et comme nous sommes également entrés dans un état normal, je demande à. M. le ministre de la guerre de nous faire remettre l'état des sommes dépensées et de prendre l'engagement de ne plus mandater sur ce crédit que pour les dépenses faites, et de se borner pour 1849 aux sommes que nous allons mettre à sa disposition par le budget.
Depuis bien des années, j'avais aussi réclamé de réduire les divisions de l'armée de quatre à trois, ce qui vous aurait procuré une assez grande économie. Du temps de l'empire et du royaume des Pays-Bas, nous n'avions que trois divisions militaires, mais on est venu au système actuel plus dispendieux par les arrêtés de 1830, et celui du 18 juin 1839.
Je vois que cette proposition de réduction de dépenses avait été arrêtée par la section centrale par 4 voix contre 3; mais que, lors de la lecture du rapport, on est revenu sur cette résolution et qu'alors cette proposition a été écartée par 4 voix contre 2. J'espère que les membres qui sont restés à leur première décision voudront nous expliquer ce revirement et nous dire à combien ils calculaient l'économie en revenant au système avant 1830, et qui n'affaiblissait pas l'armée, mais diminuait l'état-major.
L'année dernière j'avais proposé par amendement la suppression du (page 806) supplément de traitement aux officiers attachés au ministère; M. le ministre s'y refusa et mon amendement fut écarté; je vois avec plaisir que cette année la section centrale vous propose le rejet de ces 10,000 francs par les même raisons que j'ai fait valoir alors.
J'espère que le ministre ne se refusera plus de se rallier à notre demande, comme l'arrêté organique de 1848 supprime ces suppléments pour l'avenir. Le gouvernement partage donc déjà en principe notre manière de voir.
La section centrale vous propose une autre économie de 1,000 francs pour les frais de bureau d'un général. Je crois que dans cette catégorie il y aurait bien d'autres économies à faire et ne pas se borner à cette légère somme, car les bureaux des généraux et colonels ne contiennent que des militaires; et pour les menues dépenses, on paye beaucoup trop et c'est véritablement une augmentation de traitements, et cependant, on nous avait promis de faire disparaître tous les abus et les dépenses qui ne sont pas suffisamment justifiées.
A cette occasion, j'espère que M. le ministre nous assurera que l'inspecteur du service de santé devra se contenter de son traitement et sera tenu de faire le service pour les prisons et la marine et ne plus doubler son traitement en se faisant payer par quatre ministères. Je vois que la pharmacie cède des médicaments aux prisons et qu'il a de ce chef 15 p. c, ce qui ne peut se justifier. Nous voyons ces renseignements donnés par un honorable sénateur dans une autre enceinte.
Avant de finir, je dois demander un renseignement à M. le ministre, n'ayant pu me le procurer à la cour des comptes.
D'après un règlement d'administration du 1er février 1819, sur toutes les fournitures faites aux régiments les fournisseurs sont tenus de verser 2 p. c. dans la caisse de l'administration du régiment.
Je trouve ce système assez mauvais, car en définitive c'est l'Etat et le soldat qui payent la marchandise 2 p. c. plus cher ; mais au moins, chaque régiment devrait fournir à la cour des comptes l'emploi de ces fonds, pour être certain qu'ils ne sont employés que dans l'intérêt du soldat et pour lui procurer quelques douceurs, en cas de maladies ou de malheurs. Mais on m'assure que, depuis bien des années, le ministre mandate sur ce produit, pour d'autres besoins que celui du régiment qui est dépositaire de cette retenue; on m'assure même qu'il y a quelques années, une partie de ces fonds ont servi à meubler le ministère.
J'espère, pour l'honneur de l'armée, que M. le ministre pourra démentir ce bruit, qui m'a souvent été assuré par des personnes très au fait de ce qui se passait dans l'armée.
Je veux croire que ce sont des calomnies, mais pour éviter même par la suite de pareils bruits, je demande que tous les ans chaque régiment envoie, par l'intermédiaire du ministère, ses comptes d'administration, y compris cette retenue, à la cour des comptes. J'engage M. le ministre de se faire reproduire le cahier de la cour, n° 4 des documents parlementaires de la session de 1841-42, page 82 et suivantes et il verra que cette question y a été longuement traitée.
Si on veut continuer cette retenue de 2 p. c, nous devons être certains qu'elle ne doit être dépensée que dans l'intérêt du soldat, et qu'on ne puisse pas la détourner de sa destination. Et ainsi la vérification de la cour des comptes nous donnera seule cette garantie.
Je suis persuadé que sous le ministre actuel, dans lequel j'ai toute confiance, des transferts irréguliers n'auront pas lieu, mais nous ne faisons pas des lois et des règlements pour un jour, et nous devons prévenir tous les abus.
Je me réserve de prendre la parole lors de la discussion des articles ; et mon vote au budget ne sera donné que si je vois les bonnes dispositions de M. le ministre à entrer plus profondément dans les économies, qui sont possibles, d'après moi, sans désorganiser l'armée.
Si je devais rejeter le budget, je prierais M. le ministre d'être persuadé que mon refus n'a rien d'hostile contre un homme que j'estime et qui a montré tant d'énergie pendant l'année qui vient de s'écouler, et dans des moments bien difficiles ; mais seulement parce que notre situation financière exige des réformes dans un budget très lourd pour le pays, et qui peut être soulagé sans aucun inconvénient, d'après les études que j'en ai faites; mon vote sera consciencieux, mais il n'y a rien d'hostile.
M. Lebeau. - Messieurs, c'est avec une ancienne et profonde conviction que je viens de nouveau appuyer de mes faibles moyens et de mon vote les propositions que je crois les plus propres à assurer dans notre pays le maintien d'une organisation militaire respectable.
La question de l'armée, messieurs, est essentiellement une question d'intérêt général, une de ces questions qui malheureusement ne se lient à aucun de ces intérêts qui ont la puissance de se faire si activement représenter dans toutes les assemblées électives, et qui menacent parfois d'y acquérir une prépondérance dangereuse pour l'intérêt général.
L'intérêt général a un très grand tort. Il est à peu près aussi insensible aux services rendus qu'aux injures reçues. Il n'a ni récompenses ni châtiments à offrir. Il doit puiser sa plus grande force à peu près dans sa valeur intrinsèque.
Divers préjugés obscurcissent encore, selon moi, les idées qu'on devrait se faire, dans tout le pays, sur l'importance de notre armée. Il est notamment une idée qui est devenue presque à la mode aujourd'hui ; c'est de tout peser, de tout mesurer à la valeur de ce mot : travail. Peu s'en faut qu'on n'aille jusqu'à déifier le travail, surtout le travail matériel. Cela nuit à la cause des armées permanentes.
On conçoit que dans un tel ordre d'idées, que dans nos sociétés essentiellement travailleuses, une des questions qu'on se fait le plus naturellement est celle de savoir à quoi l'armée est bonne, lorsqu'on la voit, pendant une longue période d'années, rester dans une sorte d'inaction absolue.
D'abord, cette inaction n'est pas volontaire ; je dirai même, et j'ai déjà eu occasion d'insister sur ce point, qu'elle est peu du goût de l'armée.
Mais, messieurs, quand l'armée sort de cette inaction, quand elle prend rang parmi les travailleurs, vous savez à quelle condition elle est soumise. L'armée, en faisant son service, va se faire tuer ou au moins décimer à la frontière ; et ce service, ne le rendît-elle qu'une fois par siècle ; une fois en un siècle payât-elle de son sang la libération de la patrie, l'armée, à ce titre seul, ne mériterait pas d'être rangée parmi les oisifs.
S'est-on bien rendu compte ensuite de cette espèce d'inaction? Est-elle bien vraie? Est-ce que même en temps de paix l'armée n'est pas soumise à un service plus ou moins pénible? Est-ce que le métier de soldat ou d'officier n'apporte pas une notable restriction à la liberté d'action de chacun d'eux? Les autres fonctionnaires sont-ils soumis à une pareille discipline hiérarchique ?
Du reste, M. le ministre de la guerre est trop éclairé pour ne pas reconnaître qu’il y a là un préjugé qu'il est indispensable de combattre; et déjà il semble être sur la trace des meilleurs moyens d'y arriver, lorsqu'il emploie les loisirs de l'armée à d'aussi utiles travaux que ceux dont il vous a fait tout à l'heure l’énumération. Je recommande tout spécialement à M. le ministre de la guerre l'examen de la question de savoir si de tels travaux ne pourraient pas être étendus sur une plus grande échelle et dans des directions plus variées. J'ai déjà appelé son attention sur ce point, mais j'avoue que la question est très délicate; je me borne à la lui recommander de nouveau.
Messieurs, depuis quelque temps, on doit reconnaître que les circonstances sont beaucoup plus favorables à la défense d'une bonne organisation militaire. Aussi n'ai-je pas été surpris de voir, à la faveur de ces circonstances, les opinions se modifier peu à peu, et le budget de la guerre sortir à peu près intact du travail consciencieux, approfondi, des sections et de la section centrale. Il s'est opéré un de ces phénomènes que je croyais pouvoir prédire, il y a un an, sans blesser aucune susceptibilité dans cette chambre ; c'est que beaucoup de questions mal posées et mal comprises au-dehors, ne résistaient pas, dans cette chambre, au contact des affaires, à un examen approfondi, consciencieux, contradictoire. Aussi, je le répète, ce qui s'est passé est-il conforme à ce que j'ai dit alors, et je suis peu surpris de voir le budget de la guerre, montant à 27 millions environ, sortir de l'épreuve des sections et de la section centrale avec une réduction de 10,000 fr.
Le budget des finances sur un chiffre de 12,800,000 fr. nous avait offert un phénomène analogue : une réduction de 7,000 fr.
Mais indépendamment de ces raisons puisées dans la précision d'un examen substitué à de vagues et fausses données, il en est une autre : c'est la large initiative prise par tous les ministres et en particulier par MM. les ministres des finances et de la guerre.
En effet, messieurs, jetez un coup d'œil en arrière; reportez-vous seulement à l'année 1840 ; le budget de la guerre fut alors, sur le pied de paix, de 30,802,195 francs; en 1848, il était encore de 28,700,000 francs ; en 1849, il est réduit à 27,085,000 francs. Ainsi de 1840 à 1849, une réduction de près de 4 millions ; et de 1848 à 1849 une réduction de près de deux millions. De plus, non seulement on ne vient pas, comme l'année dernière, vous demander de nouveaux crédits supplémentaires, mais on vient de vous annoncer qu'il y a une économie de deux millions opérée sur les neuf millions de crédits extraordinaires, qui ont été alloués en 1848 à M. le ministre de la guerre.
Messieurs, il y a peu d'années, l'année dernière encore, tout le monde acceptait, je crois, comme minimum d'un budget normal, d'un budget en quelque sorte permanent, un chiffre de 25 millions de francs. Eh bien, je puis dire qu'aujourd'hui le budget de la guerre proprement dit, le véritable budget de la guerre est descendu à peu près à ce chiffre de 25 millions.
Je demande, par exemple, pourquoi le chiffre de la gendarmerie, qui est de 1,831 mille fr., figure au budget de la guerre plutôt qu'au budget de la justice ? Supposez que la paix perpétuelle soit établie, que les idées de guerre soient devenues des idées surannées, des idées purement historiques, évidemment vous ne congédieriez pas votre gendarmerie; vous pourriez supprimer le ministère de la guerre, vous feriez passer, ce qu'on aurait pu faire depuis longtemps, la gendarmerie dans le département de la justice.
La gendarmerie, ce n'est qu'un élément très accessoire de l'organisation de la guerre; c'est le bras de la police judiciaire et de la police administrative; dans toutes les situations du monde, vous seriez obligés de solder votre gendarmerie ; de sorte que j'ai parfaitement raison de dire, et ce n'est pas une subtilité, que le budget de la guerre proprement dit est réellement réduit à une somme de 25 millions.
Maintenant, que ce budget soit susceptible de réductions nouvelles, cela est possible; quant à moi, je le désire très sincèrement; je n'ai pas la monomanie des gros chiffres; si on pouvait entretenir et administrer l'armée avec 20 millions, je serais très heureux de l'admettre. Par exemple, parmi les économies possibles, il en est une qui est la conséquence naturelle d'un changement dans la législation, c'est la réduction sur les vivres ; si les idées de libre échange continuent à faire, sur certains bancs, les progrès dont nous avons vu naguère la manifestation, (page 807) si elles allaient jusqu'à établir, avec la prudence convenable, à l'égard des objets manufacturés, la législation adoptée pour les substances alimentaires, de ce chef aussi, car il ne faut pas seulement nourrir l'armée, il faut la vêtir, l'équiper, M. le ministre de la guerre pourrait avoir le bonheur d'offrir à la chambre une nouvelle réduction assez notable.
L'honorable M. Osy accordait, l'année dernière, un chiffre supérieur même à 25 millions de francs, y compris, il est vrai, la gendarmerie. Mais si je compare néanmoins les chiffres d'alors de M. Osy avec ceux d'aujourd'hui de M. le ministre de la guerre, je ne trouve véritablement de différence entre eux qu'une somme d'environ 1,200 mille francs. Il y a donc possibilité d'un rapprochement plus complet; et en tout cas, ces messieurs sont d'accord sur les bases. Eh bien, sur cette différence de détail, la chambre aurait à juger entre l'honorable M. Osy et M. le ministre de la guerre. Pour moi je ne puis que répéter ce que j'ai dit l'année dernière : J'ai la plus entière confiance dans les lumières et le patriotisme de M. Osy, dans l'universalité de ses connaissances; Mais dans une question spéciale et quand la responsabilité n'est pas de son côté, quand la différence est aussi faible, force m'est bien de m'en rapporter aux lumières de M. le ministre de la guerre.
Je constate cependant ce fait, à moins, comme il semble l'annoncer, que l'opinion de M. Osy se modifie notablement, qu'il n'y a pas actuellement de dissidence bien profonde entre ces deux autorités.
L'honorable M. Brabant, qui a laissé ici, permettez-moi cet hommage à un ancien adversaire politique, avec de légitimes regrets, le souvenir des services spéciaux qu'il rendait dans la discussion du budget de la guerre, l'honorable M. Brabant présentait, en 1843, en opposition au budget du général de Liem, un budget qui s'élevait à 25 millions 600 mille francs, gendarmerie comprise. Mais l'honorable M. Brabant conservait en outre, pendant de longues années, une somme de plus d'un million destiné à des soldes de disponibilité et de non-activité. Ce chiffre, le chiffre de M. Brabant, 25 millions 600 mille francs en dépenses ordinaires, était de près de 27 millions, avec les dépenses extraordinaires.
C'est le budget de 1814, on le sait, qui a amené entre la chambre et un membre du cabinet un dissentiment fâcheux, puisqu'un ministre a payé de son portefeuille la constance dans son opinion.
L'honorable M. Delfosse ne voulait pas même réduire alors le budget à 25 millions. Je ne veux pas, disait-il, qu'on arrive brusquement à ce chiffre de 25 millions; je demande qu'on y arrive peu à peu, prudemment, avec une sage circonspection. (Séance du 31 mars 1843.) Ainsi le dernier mot de M. Delfosse était le chiffre de 25 millions, auquel on ne devait arriver que graduellement, avec la plus grande prudence.
Messieurs, ce temps dont parlait l'honorable M. Delfosse, est-il arrivé? Peut-on dire que l'horizon est moins chargé de nuages aujourd'hui qu'il ne l'était en 1843? Evidemment on ne peut le dire, on ne peut aller jusque-là.
Trois objections graves ont été faites, et sont faites encore, plutôt cependant en dehors de cette enceinte que sur nos bancs, contre une organisation militaire respectable : c'est que 1° la paix étant aujourd'hui assurée, on peut, sans crainte, procéder à un désarmement, et que la Belgique doit en prendre l'initiative.
Deuxième objection : nous sommes neutres, protégés par les traités; nous n'avons pas besoin d'armée.
Troisième objection : la résistance est presque toujours impossible.
La paix, messieurs, est assurée ! le désarmement va commencer en Europe! Je ne veux rien exagérer; je reconnais volontiers que d'un pays voisin où se sont accomplis de grands, de terribles événements depuis moins d'une année, des paroles de paix, de conciliation, nous sont arrivées.
Le langage noble et sincère de M. de Lamartine ; la conduite modérée, franche, loyale de M. Bastide, à laquelle on a déjà rendu justice à une autre tribune, et que je suis heureux de proclamer aussi en ce qui nous concerne; le caractère et la politique de l'honorable ministre actuel des affaires étrangères en France, tout cela je l'admets; tous ont protesté à l'envi de leurs intentions conciliatrices, de leur amour de la paix.
Les meilleurs rapports, je le crois, subsistent entre les deux gouvernements. La sincérité de ces protestations, personne ne peut les mettre en doute. Mais qu'est-ce que la sincérité des protestations, à côte de l'entraînement des situations! Ne sait-on pas que l'assemblée constituante de 1791 avait donné à la déclaration qu'elle renonçait à tout esprit de conquête, la consécration d'un article même de la Constitution ?
« La nation française (dit la Constitution de 91) renonce à intenter la guerre, dans la vue de faire des conquêtes. » Il n'a pas fallu l'empire ; la république, la première monarchie elle-même avaient fait de cette déclaration solennelle une véritable lettre morte. Quant à l'empire, vous savez comment il a exécuté cet article de la Constitution de 1791.
Messieurs, bien plus récemment, et lorsque de toutes parts se montraient des chances, des apparences d'une paix européenne, en 1840, pour un intérêt bien éloigné (car il s'agissait de la Syrie), la France, pour le pacha d'Egypte, et l'Angleterre ont été sur le point d'en venir aux mains, et d'engager avec elles toutes les puissances européennes dans un épouvantable conflit.
Plus tard encore, sous le ministère de l'honorable M. Guizot, de celui qu'on appelait l'homme de la paix à tout prix, les deux puissances constitutionnelles, intimement unies depuis 1830, ont été de nouveau sur le point d'en venir aux mains pour quelques misérables îlots de l'Océan.
Tant il est vrai que par un changement de situation, par des amours-propres mis en question, une susceptibilité nationale en jeu, la guerre peut surgir à l'instant même de l'intérêt le plus mince, le plus méprisable en apparence.
Non, nous ne sommes pas encore arrivés à l'époque de la paix perpétuelle. Bien imprudent, bien aveugle serait celui qui réglerait son état militaire sur une pareille hypothèse.
Sans doute, nos voisins du Midi ont témoigné un désir sincère de maintenir la paix ; tous leurs actes sont d'accord avec leurs paroles. Cependant, dans ce pays, on augmente le budget de la guerre, dans le moment où l'on fait cette déclaration, de la petite somme de 80 millions, ce qui porte le chiffre du département de la guerre à 500 millions.
Je ne sache pas cependant que la France soit l'objet des menaces, de l'intimidation de qui que ce soit. Mais, quand je vois une armée au pied des Alpes, toute prête à les franchir, quand je vois l'Italie en feu, la guerre en Hongrie, la guerre naguère encore dans le Holstein, la guerre menaçant un instant d'éclater de la part de l'Allemagne à propos de la petite question du Limbourg, quand je vois tout en émoi de la Neva à la Seine, je le demande, est-ce que la Belgique doit être la première à donner l'exemple du désarmement en Europe?
L'Angleterre, a-t-on dit, va faire des réductions. En attendant, elle compte pour son budget de l'armée et de la marine un chiffre de 450 millions. Mais si l'Angleterre opérait un désarmement partiel, quelle en serait la conséquence? Est-ce que les autres puissances ont, comme l'Angleterre, un océan pour les protéger?
Ainsi, messieurs, n'aspirons à jouer dans la question du désarmement qu'un rôle plus modeste, et n'ayons pas la prétention de donner l'exemple à de plus grandes nations. Mais sans contredit nous nous empresserions de suivre les premiers exemples qui nous seraient donnés.
La neutralité est une des objections sur lesquelles on revient sans cesse et sur lesquelles, par conséquent, il est utile d'attacher encore un instant l'attention de la chambre.
Ce serait une complète erreur que de penser que la neutralité se protège par elle-même.
Qu'est-ce donc que la neutralité ? L'engagement pris par les grandes puissances de ne pas nous forcer à contracter avec elles des alliances politiques, de ne pas nous associer à leurs querelles.
Par une juste réciprocité, nous sommes tenus à ne pas prendre l'initiative pour arriver à de telles alliances. Disons d'abord un mot de la prétendue humiliation qu'on a attachée à cette clause.
Y a-t-il là humiliation? Y a-t-il là impuissance ? Assurément, il n'y a rien de cela; des Etats plus anciens que nous, aussi susceptibles que nous pourrions l’être, dont la neutralité n'a pas toujours été bien respectée, la Suisse, en 1815, puis en 1831, et, ce qui est plus important, la Suisse, après sa dernière révolution, a eu soin de mettre dans son nouveau pacte fondamental la stipulation de sa neutralité. Des discussions se sont engagées à la diète suisse. L'immense majorité a réclamé le maintien de la neutralité contre laquelle se sont seulement élevées quelques voix que, d'un commun accord, on a qualifiées, dans toute la Suisse, de parti de l'étranger.
Nous sommes, diton, enchaînés dans nos mouvements par cette neutralité. Oui, messieurs, nous sommes liés. Mais envers qui? Envers ceux qui exécutent fidèlement le traité de 1839, lequel stipule notre neutralité. Mais envers ceux qui y dérogeraient, envers ceux qui montreraient l'intention d'y déroger, nous sommes parfaitement libres.
La neutralité est un immense bienfait; si par les progrès de l'opinion publique et des idées de paix, par l'influence si puissante de la diplomatie et surtout par l'attitude que pourra prendre la Belgique, cette neutralité est maintenue, nous serons à tout jamais délivrés de cet affreux tribut que le sol belge a si longtemps payé à la guerre. Et, messieurs , ai-je besoin de me livrer à une rapide revue historique pour vous rappeler combien la Belgique a été souvent le théâtre des guerres les plus sanglantes, les plus désastreuses? Il suffit, pour cela, de prononcer quelques mots : Ramillies, Neerwinden, Fleurus, Waterloo. Les ravages d'une bataille et d'une occupation militaire, alors même que notre nationalité survivrait à une guerre plus ou moins prolongée, dévoreraient peut-être dix budgets de la guerre en une année.
Certes les neutralités ont été plusieurs fois violées. Celle de la Suisse l'a été. Celle de Venise l'a été. Mais presque toujours elles ont été violées, parce que ces neutralités n'avaient pas été défendues, parce qu'il y avait une sorte de complicité entre elles et la puissance à laquelle elles avaient d'abord permis l'occupation. La neutralité doit pouvoir se défendre par elle-même.
Voyez, messieurs, ce qui est arrivé à une époque encore assez voisine de nous, vers la fin du siècle dernier. Pendant la guerre de Sept ans, la Pologne, qui certes était assez susceptible pour ne pas accepter facilement une condition qui aurait été humiliante, la Pologne avait proclamé sa neutralité. Mais elle avait complètement négligé de se mettre en mesure de la défendre, et voici ce qu'un historien, entre dix, un historien moderne dit de ce qui arriva alors à cette nation et de ce qui la menaça plus tard :
« Qu'on ne dise pas que la neutralité se défend par elle-même, qu’elle n'a pas besoin d'être appuyée, qu'il suffit de la proclamer pour qu'elle soit respectée. Il n'y a pas d'erreur plus funeste que celle-là ; il n'y a pas d'opinion dont l'histoire de toutes les époques ait démontré plus clairement et le danger et la déraison. A-t-on oublié que parmi les causes qui ont le plus immédiatement et le plus directement amené la décadence et le partage de la Pologne, se trouve au premier rang la faiblesse et l'indécision que cette puissance montra dans la défense de la neutralité (page 808) proclamée par elle à l'époque de la guerre de sept ans? Son territoire fut violé par la Prusse et par la Russie ; les charges et les calamités de la guerre auxquelles une conduite plus énergique et plus conforme à ses devoirs de puissance neutre aurait pu la soustraire, pesèrent sur elle de tout leur poids. »
Messieurs, j'extrais cette note, comme je l'ai fait dans d'autres circonstances, d'un travail que je recommande à la méditation de mes honorables collègues comme excellent, comme épuisant en quelque sorte la matière : c'est l'Essai sur la neutralité de la Belgique, par M. Arendt.
C'est le même écrivain qui nous fait connaître les détails bien précieux et qui ont un bien grand intérêt pour nous, des faits qui se sont passés à une époque très récente, en 1840, lors du conflit entre la France et les puissances signataires du traité qui réglait le sort de Méhémet-Ali.
En 1840, on fut amené à se demander, en Allemagne, quel serait le rôle de la Belgique dans un conflit qu'on croyait prochain. On fut presque unanime à ne pas croire à notre neutralité, à notre attitude d'impartialité. Les sympathies de la nation, disait-on en Allemagne, sont pour la France; le gouvernement, voulût-il s'en tenir aux traités, serait entraîné et forcé d'ouvrir ses forteresses aux Français et de se joindre à eux contre l'Allemagne.
On paraissait si convaincu que l'on ne pouvait pas compter sur la neutralité de la Belgique, que tous les plans de campagne furent alors rédigés en prenant pour point de départ la non-exécution de la neutralité de la Belgique.
Survint alors, poursuit l'historien allemand, la déclaration si catégorique du gouvernement belge, corroborée par l'attitude à la fois ferme et calme du pays, et un changement complet d'opinion s'est effectué en Allemagne. Ces faits donnèrent à réfléchir. On a de nouveau étudié la question qui se rattache à la neutralité et il s'est opéré un tel revirement d'opinion que tous les projets de défense qui ont été publiés depuis (et l'auteur cite les titres de ces ouvrages, ils sont nombreux), sont basés au contraire sur le principe de la neutralité de la Belgique.
Voilà pour l'Allemagne.
Voici maintenant comment on envisage, en France, la neutralité belge, et certes l'autorité que je vais citer ne sera pas suspecte.
M. Bignon et beaucoup d'autres membres de la chambre des députés attaquaient la neutralité de la Belgique comme une combinaison hostile, nuisible à la France. Beaucoup d'autres membres soutinrent la thèse contraire, et voici en quels termes le plus illustre d'entre eux, M. Thiers, s'exprima :
« La Belgique est gardienne des embouchures des grands fleuves qu'aucune grande puissance de l'Europe n'aurait voulu céder. On a mis ce dépôt dans les mains d'un petit peuple, sans qu'aucun roi voisin pût y toucher. Voilà la neutralité de la Belgique. Nous ne pouvons pas faire de traité avec la Belgique, cela est vrai; mais si nous pouvions faire un traité (d'alliance) avec la Belgique, ce serait la réunion complète de la Belgique à la France, et personne ne voulait que cette portion importante des frontières de l'Europe fût entre les mains d'une des grandes puissances.
« Ce que nous gagnons à la neutralité de la Belgique, le voici : Les Anglais ne peuvent plus y entrer par l'Escaut, ni les puissances y porter leurs armées, sans que nous ayons le droit de courir au Rhin, et comme nous sommes plus près, l'avantage est pour nous; les avantages de la neutralité sont tous de notre côté. » (Moniteur du 21 septembre 1831.)
Mais, messieurs, il faut cependant tout vous dire. Longtemps l'opinion des hommes d'Etat les plus éminents de la France, et cette opinion je l'ai recueillie de la bouche de quelques-uns d'entre eux, a été que notre neutralité n'était pas suffisamment organisée au point de vue militaire, pour qu'en cas de conflit la France pût la respecter. Ceci se passait il y a déjà un assez grand nombre d'années ; et le raisonnement était tout simple; on disait : Si vous ne vous mettez pas en mesure de défendre votre neutralité contre tout le monde, il est bien certain que, comme vous pourriez, en cas de guerre, être le prix d'une course au clocher, c'est à qui accourra le plus vite occuper vos forteresses.
Il faut donc que l'on ait (ce n'était pas un ennemi de la Belgique qui disait cela), il faut que nous ayons la certitude que vous êtes en mesure, au moins pendant quelque temps, d'empêcher vos voisins d'entrer chez vous, pour que nous nous abstenions de prendre position sur votre territoire, afin d'empêcher qu'il soit envahi par d'autres.
Messieurs, à cette époque le souvenir de 1831 pesait encore singulièrement sur nous et préoccupait naturellement les esprits en France. J'ai eu l'occasion, depuis la révolution de février, de voir plusieurs hommes d'Etat français et je suis heureux de pouvoir dire à la chambre et au pays que leur langage avait complètement changé. Quoi qu'en aient pu dire certains journaux, qui ne sont pas les organes de l'opinion publique en France, notre attitude y était applaudie tout autant que dans d'autres pays. On est convaincu aujourd'hui qu'à moins de circonstances extrêmes, la Belgique peut se suffire à elle-même, et que l'organisation de son armée est des meilleures.
Un fait d'ailleurs, messieurs, un fait très notable s'est passé depuis 1840 en France, et il y a disposé les esprits à mieux accepter encore la neutralité de la Belgique ; je veux parler des fortifications de Paris. .
Les fortifications de Paris sont d'une importance immense pour la sécurité de la capitale de la France, et dès lors pour la neutralité de la Belgique au point de vue français. De cette façon la France n'est plus autant exposée à voir sa capitale devenir en quelque sorte le prix d'une surprise, d'une promenade militaire, ayant son point de départ chez nous; et dès lors la France a beaucoup moins d'intérêt à s'inquiéter, sous ce rapport, de ce qui se passe en Belgique. Cependant si elle a l'opinion que notre neutralité n'est pas seulement écrite sur le papier, mais qu'elle est garantie par une organisation militaire respectable, alors sa sécurité est bien plus profonde encore, et la nationalité belge devient de plus en plus pour elle un fait accompli et un fait qui cesse de blesser ses anciennes susceptibilités.
Un autre grand fait, messieurs, doit encore nous donner confiance dans notre neutralité. Je donnerai peut-être, en le produisant, des armes à mes adversaires contre la thèse que je défends; mais je n'ai pas l'habitude de dissimuler les objections, surtout quand je les ai moi-même examinées et qu'elles n'ont pas ébranlé ma conviction. Cet autre fait, messieurs, c'est que la Belgique n'est plus autrichienne ; c'est qu'elle s'appartient à elle-même.
Autrefois, quand les grandes guerres éclataient entre l'Autriche et la France, quel était le côté le plus vulnérable de l'Autriche? C'étaient les Pays-Bas, et certes, en ôtant la Belgique à l'Autriche, et en la constituant indépendante, on a beaucoup fait pour y créer une neutralité sérieuse et réelle. Aujourd'hui, si un conflit éclate entre la France et l'Autriche, ce n'est plus, comme au siècle dernier, la Belgique qui pourrait en être le théâtre naturel ; c'est l'Italie. C'est là, si, malgré tous les efforts que font sérieusement, sincèrement, j'en suis sûr, les divers cabinets de l'Europe, la guerre venait à éclater, c'est là qu'elle éclaterait. Nous avons, d'un autre côté, une puissance qui, depuis quelque temps déjà, n'appartient plus à cette sainte-alliance, laquelle elle-même est maintenant du domaine de l'histoire; c'est la Prusse, la puissance la plus libérale d'outre-Rhin, puissance qui, après avoir traversé la phase révolutionnaire presque inévitable dans tous les pays, arrivera à se rasseoir et à jouir paisiblement des institutions représentatives préparées par les sages réformes de l'illustre baron de Stein.
La Prusse ne saurait plus être considérée, ni par la France ni par nous, comme une puissance hostile; au contraire, il est aussi naturel pour la France d'établir des relations cordiales avec la Prusse qu'il lui a été naturel d'en établir avec l'Angleterre et avec nous.
Quelques mots maintenant sur l'impossibilité d'une résistance efficace.
Je touche ici un point assez délicat; je tâcherai de ne pas sortir de la réserve qu'il demande. Si je croyais à l'impossibilité d'une résistance efficace contre qui que ce soit, si j'avais cette conviction, ce n’est pas à 25 millions que je voudrais réduire le budget de la guerre, c'est à 15 et peut-être à 10 millions. Je me hâte de dire que je n'ai pas cette conviction et que jamais je ne l'ai eue. L'hypothèse où l'on se place que la Belgique ne peut pas opposer à l'agression d'un de ses puissants voisins une résistance efficace, est une hypothèse véritablement inadmissible; elle suppose ce qui n'a jamais existé à des époques où il y avait bien moins de communauté d'opinions et d'intérêts en Europe; elle suppose l'isolement. Moins que jamais, messieurs, cet isolement est possible.
Il y a aujourd'hui un système de pondération mieux établi que jamais, entre les différents Etats européens. Les Etats de second ordre ont toujours trouvé un appui dans les Etats de premier ordre, intéressés à leur conservation.
Je craindrais qu'on ne m'accusât de faire une leçon d'histoire, si je vous citais quelques-uns des faits qui établissent la vérité de cette assertion ; mais ils abondent ; cela est élémentaire. Ainsi, par exemple, on sait que quand la monarchie espagnole était trop forte, quand sa prépondérance inspirait des inquiétudes pour la sécurité des autres pays, tous les autres Etats se sont alliés contre la maison d'Autriche, maîtresse de l'Espagne.
Plus tard, lorsque c'est de la prépondérance de la France qu'on avait quelque chose à redouter, lorsque l'on craignait le développement du système conquérant d'un de ses rois, mais vous avez vu immédiatement la Hollande et l'Angleterre s'unir avec l'Allemagne ; et même vous avez vu l'Espagne, peu de temps après avoir perdu les provinces-unies, s'unir cependant à celles-ci pour repousser les armées françaises. Le Portugal, incorporé comme nous, pendant longtemps, à une grande nation, puis, comme nous affranchi, comme nous, ayant recouvré son indépendance, le Portugal trouve immédiatement pour allié, qui? L'Angleterre. Et soyez bien certains que, sans l'appui moral et quelquefois matériel que l'Angleterre accordait au Portugal, le Portugal serait depuis longtemps une province d’Espagne !
Messieurs, j'ai quelquefois entendu dire que celle protection était à trop haut prix, que le Portugal l'avait acquise, pour ainsi dire, au prix de son indépendance, qu'il était devenu une colonie anglaise. Messieurs, c'est là un préjugé historique ; rien de plus faux que cela, et le fameux traité de Methuen qui a été l'occasion de tant de déclamations politiques, ce traité a été très librement consenti. Le Portugal y a parfaitement trouvé son compte, puisqu'il lui a procuré, aux dépens du commerce français, le monopole du commerce des vins dans le Royaume-Uni, où, pour le dire en passant, on n'en consomme pas mal. {Interruption.)
De tous côtés, ce phénomène de l'alliance ou au moins du rapprochement des petits Etats avec les grands se reproduit. Passez le Rhin; voyez la Bavière; quel a été le protecteur de la Bavière contre l'Autriche qui a toujours tendu à l'absorber, qui a réussi à la morceler? La France, toujours la France. Chaque fois qu'on a voulu attaquer la nationalité bavaroise, la France a menacé de venir et est souvent venue à son secours (page 809) et elle a forcé ainsi, ou par la menace ou par l'action, l'ennemi à reculer et à reconnaître la nationalité bavaroise.
Le Piémont est dans une position à peu près analogue à la nôtre ; il peut en quelque sorte se faire faire la cour par ses deux voisins. Ainsi, si le Piémont est menacé par l'Autriche, la France est toute prête à réclamer, à protester, et au besoin à venir au secours du Piémont qui a prouvé cependant qu'il sait se défendre tout seul, qu'il sait même conquérir.
Il en serait de même si le Piémont était menacé par la France. Alors l'Autriche réclamerait, protesterait à son tour, et au besoin viendrait à son secours. C'est évident. On sait bien en France et en Autriche que le jour où l'une ou l'autre de ces deux puissances interviendrait dans le Piémont, la guerre serait inévitable, en dépit des intentions pacifiques des deux gouvernements; et cette opinion, jointe à la nécessité de commencer par se battre avec l'armée piémontaise fort estimée, suffit presque toujours pour écarter ces projets d'envahissement.
Il faut donc tenir compte de l'intérêt qu'ont les grandes puissances à maintenir l'inviolabilité des Etats du second ordre.
La Belgique, par exemple, est tout à fait dans la position que je viens d'indiquer. Quel est le défenseur naturel, tout au moins le défenseur le plus jaloux de la Belgique? C'est évidemment la France. Les faits sont là pour le prouver; ils abondent; c'est de l’histoire contemporaine.
Qu'est-ce qui a fait avorter les velléités qu'a manifestées la Prusse d'intervenir dans nos affaires en 1830, pour nous replacer sous le joug de la Hollande? Une simple déclaration de M. le comte Molé, ministre des affaires étrangères, qui a dit à la Prusse : « Si vous envoyez un régiment en Belgique, j'y envoie une armée. » Et sur cette simple déclaration, la Prusse s'est complètement abstenue, et la Belgique a pu conserver son indépendance conquise dans les journées de septembre, et consolidée par les efforts du gouvernement provisoire et le patriotisme de tous les citoyens.
Qu'est-ce qui a peut-être appuyé le plus activement, le plus chaleureusement, les intérêts de la nationalité et de l'indépendance de la Belgique dans la conférence de Londres? Encore la France. L'opinion de M. Thiers, exprimée à la tribune, fait foi que c'était là la véritable politique de la France.
En 1831, lorsque la Belgique a été envahie au mois d'août, quelles sont les premières forces accourues à notre secours ? C'est une armée française.
Et plût à Dieu que nous n'eussions pas eu besoin de recevoir ce témoignage de l'amitié de la France ! plût à Dieu que nous eussions pu nous sauver par nos propres moyens ! Eh, messieurs, ce n'était, croyez-le bien, ni le zèle, ni le patriotisme qui manquait, soit dans le gouvernement, soit dans le congrès, soit dans le pays ; ce n'était pas le courage qui faisait défaut à notre brave garde civique, à notre brave armée ; c'était ce qui est si long, si pénible à acquérir, si dangereux à compromettre : une bonne et solide organisation militaire, qui ne peut être que l'œuvre du temps, d'un temps de calme et de confiance.
Quelle est la puissance qui, continuant ce patronage désintéressé et honorable en faveur de la Belgique, a délivré notre métropole commerciale, sans exposer une seule des richesses enfouies dans ses magasins ? C'est encore une armée française.
Ainsi, messieurs, dans toutes les situations où, soit de l'Est, soit du Nord, une agression quelconque viendrait remettre en question l'indépendance et la neutralité de la Belgique, nous avons au Midi un voisin puissant avec lequel il faut compter ; son attitude seule ferait peut-être avorter de pareilles intentions. Mais mille fois plutôt, prévenons par nos propres forces, par notre propre énergie, un tel conflit, ruineux par cela seul que nous en serions le théâtre, sans compter la séduction que l'occupation exerce toujours sur les occupants.
Messieurs, il faut cependant ne pas se laisser aller trop exclusivement à des idées de protection de l'étranger, d'équilibre européen. Il y a des situations qui viennent déconcerter toutes les prévisions, qui sont plus fortes que les meilleures intentions. Supposez que, chez nos voisins du Midi, toutes les bonnes traditions politiques soient un seul instant répudiées ; supposez que la politique qui a, sinon inspiré, du moins vu avec complaisance, la folle équipée de Risquons-Tout, vienne à prévaloir pendant quelques mois seulement dans le gouvernement de la France ; supposez un seul instant un nouveau triomphe de la république rouge, ou une restauration peut-être de la monarchie blanche, en faudrait-il davantage pour que ces tentatives fussent renouvelées sur une plus grande échelle, et prissent ainsi, en quelque sorte, au dépourvu le reste de l'Europe, qui peut être occupée chez elle par des embarras intérieurs très- raves ? Eh bien, en pareil cas, si vous aviez laissé désorganiser votre armée, vous auriez probablement à courber la tête sous le coup qui vous menacerait, et à gémir tardivement, mais inutilement, de votre imprévoyance. Voilà où vous conduirait un excès de confiance.
« Mais, dit-on, si l'attaque de nos voisins se faisait sur une large échelle, l'idée de la résistance serait insensée ; vous n'oseriez pas y penser! »
Mais, messieurs, l'honorable ministre de la guerre vous le disait déjà l'an dernier : on se trompe complètement sur l'importance des forces engagées dans les grandes batailles. Dans les plus grandes batailles, et on les citait alors, à Hohenlinden, Wagram, Austerlitz, Iéna, et même à Waterloo, il n'y a pas eu d'engagés plus de 80,000 hommes de part et d'autre.
Eh bien, messieurs, convenons-en donc, nous pouvons résister et résister efficacement à un premier choc, d'où qu'il vienne; car si la politique dont je parlais tout à l'heure pouvait parvenir à se maintenir quelques mois en France, nous aurions, indépendamment des moyens que nous puiserions en première ligne dans nos propres forces, nous aurions pour alliés naturels, d'abord la Hollande, dont la politique séculaire, ainsi que les traités de la Barrière en font foi, est de défendre l'inviolabilité de la Belgique; la Prusse, qui aurait à défendre éventuellement ses provinces rhénanes ; nous aurions l'Angleterre dont la politique nationale, tory, whig ou radicale, est de ne pas permettre une extension de territoire de la France au préjudice de la Belgique, politique qui est tellement dans la tradition, dans les entrailles de l'Angleterre, que par cela surtout qu'une race royale semblait y avoir manqué, elle a été chassée.
Pour cela, nous n'avons même pas besoin de faire des alliances, car on nous reproche de ne pas pouvoir contracter d'alliance ; nous n'en avons pas besoin. Nous pourrions, après nous être mis en mesure de résister à un premier choc, nous appuyant sur le traité de 1839, invoquer à titre de garantie le concours des autres puissances.
Messieurs, je ne sais pas si je ne prends pas ici un soin superflu en me livrant à une défense aussi prolongée du budget de la guerre ; dans nos chambres, l'élite de la nation, cette cause doit être gagnée ; mais au dehors, je crois qu'il existe encore quelques préjugés qu'il importe de détruire ; c'est ce qui peut, en quelque sorte, excuser la longueur de mes observations.
Cependant qu'il me soit encore permis de rappeler qu'en 1839 on était bien loin de supposer que la Belgique ne pût pas, par elle-même, résister à l'agression d'un puissant voisin. Voici ce que disait, je crois, un honorable député de Gand, que je suis heureux de retrouver ici. L'honorable M. Manilius disait le 12 mars 1839 : « Résistance ; nous avons une armée régulière, belle, et capable de défendre nos droits et de venger le tort que l'on pourrait nous faire. »
Dans la même séance, un homme du métier, un officier du plus grand mérite, le colonel de Puydt, disait :
« Quand un peuple calcule par livres, sous et deniers ce que doit coûter la défense de ses droits et de sa nationalité, il ne lui reste qu'à céder toujours, jusqu'à ce qu'il devienne la proie du premier conquérant.
« J'ai cru la résistance dans la pensée du gouvernement, non seulement comme moyen de négociation, mais comme dénouement de nos débats avec la Hollande, et au besoin avec ses alliés... »
Messieurs, nous ne pouvons être dégénérés à ce point qu'un tel langage, tenu en 1839, nous paraisse, en 1849, une exagération, une utopie.
C'est quelquefois au nom de l'opinion publique que j'ai entendu réclamer de notables réductions dans le budget de la guerre. Je ne voudrais pas me livrer à une revue rétrospective qui porterait sur des noms propres; je ne le ferai pas. Le point culminant de ces discussions, celui qui a le mieux mis en relief les opinions divergentes sur les dépenses de l'armée, c'est le budget de 1843, présenté par l'honorable général de Liem. Je me suis donné le plaisir de parcourir la liste des opposants et des adhérents à ce budget, et j'ai vu que c'est en grande partie l'opposition libérale qui a défendu ce budget.
De ceux qui l'ont défendu, tous à peu près ont été réélus et plusieurs ont obtenu les honneurs d'une double élection, tandis que l'ostracisme parlementaire, sauf quelques exceptions, je ne veux pas tirer de ce fait trop de conséquences, je veux seulement l'opposer à une autre exagération, l'ostracisme parlementaire, dis-je, a frappé plusieurs des partisans de ces réductions et, je puis le dire, l'honorable rapporteur ; j'en ai parlé en trop bons termes pour qu'on puisse voir dans la citation de son nom quelque chose de désobligeant pour lui.
Pour moi, s'il m'est permis dans cette circonstance de parler de moi, qui me suis depuis bien des années nettement prononcé en faveur du budget de la guerre, une double élection et 8 mille suffrages ne me permettent pas de penser que j'ai en cela blessé l'opinion publique. Si les électeurs pensaient autrement que moi, je n'hésiterais pas, du reste, à suivre la ligne de conduite que je me suis imposée.
Je sais qu'il y a des faits contraires, qu'il y a des honorables membres opposés au budget du général de Liem qui ont eu les honneurs de la réélection. Mais je cite ces faits pour prouver que l'opinion publique ne se prononce pas avec cette unanimité qu'on préconise ici et ailleurs en faveur de réductions notables au budget de la guerre.
Je veux abréger ; je me bornerai à présenter encore quelques réflexions.
Véritablement, la plupart de ceux qui défendent ici la proposition de M. le ministre de la guerre ne devraient pas, messieurs, vous être suspects.
A diverses époques, quand les idées semblaient irrésistiblement portées vers la guerre, ces hommes ont résisté à cet entraînement; ils l'ont fait parce que à leurs yeux, ces idées s’étaient condamnées par la prudence, par la raison d’État ; ils n’ont pas reculé devant l’impopularité de ce rôle en face de passions ardentes, généreuses, si l’on veut, mais pleines de périls pour notre existence politique.
Mais cette prudence, cette raison d'Etat, il faudrait les qualifier tout autrement, si elles allaient jusqu'à conseiller une humble position d'expectative le jour où, sans droit, ne consultant que ses convenances, n'écoutant qu'une brutale convoitise, une nation quelconque menacerait notre indépendance; ce jour-là, soyez en sûr, messieurs, personne plus résolument que ces hommes, qualifiés souvent de partisans de la paix à tout prix, ne ferait entendre le cri de résistance, résistance énergique, (page 810) opiniâtre, à outrance; Mais c'est qu'alors aussi, à nos yeux, une telle attitude pourrait être le salut de la Belgique.
La Belgique soustraite par un patriotique effort au péril du premier choc, trouverait bientôt un appui moral immédiat dans l'indignation européenne, soulevé par une si révoltante violation du droit, un si odieux abus de la force;
Bientôt aussi, je crois l'avoir prouvé, et le passé en fait foi; nous trouverions un appui matériel, puissant, dans la coopération des grands intérêts européens liés au maintien de notre neutralité, de cette combinaison politique trop peu comprise chez nous, et que déjà pourtant, dans les siècles derniers, des génies du premier ordre avaient entrevue : Elisabeth, Henri IV, le cardinal Richelieu, et qu'après eux Mirabeau recommandait aux hommes d'Etat comme une condition de l'équilibre européen et du maintien de la paix générale;
Cette neutralité sera respectée, surtout quand elle se présentera, comme nous la proclamâmes un jour en face de l'Europe, sincère, loyale et forte.
J’ai quelquefois entendu citer, comme pour décourager la Belgique, l'exemple de nations plus fortes, plus anciennes, placées comme elle entre de trop puissants voisins et succombant sous leurs efforts combinés. Mais à part la différence des époques ; sans parler de ces révolutions récentes qui attestent aujourd'hui la prépondérance des idées sur la force matérielle, et dont la plupart s'accomplissent au cri de résurrection des nationalités, que de différences d'une autre nature entre elles et la Belgique, et par exemple, entre la Belgique et l'ancienne Pologne? Vous l'avez vu tout à l'heure ; vous avez vu jusqu'à quel point cette nation, brave jusqu'à' l'héroïsme, si l'on veut, avait, au dire des historiens les plus bienveillants, laissé dégénérer son organisation militaire et, plus encore son organisation politique. Que ce soient frayeurs ou prétextes, éteindre le foyer d'une propagande anarchique, tel fut, avant tout, le programme des copartageants de la Pologne, enhardis peut-être par la débilité de la politique française, par la caducité des successeurs de Louis XIV.
Ces prétextes, ces frayeurs, où les puiser chez nous, lorsqu'avec un légitime orgueil la Belgique présente à l'Europe le spectacle du calme au sein de l'agitation universelle, de l'ordre le plus admirable, à côté des libertés civiles et religieuses, le plus largement écrites et garanties, le plus loyalement, le plus sincèrement pratiquées, belle page de notre histoire, messieurs, spectacle presque unique sur le continent, éclatante réalisation de ce que tant de peuples et de princes défiants ou découragés regardent encore comme une utopie.
Oh ! certes nous avons foi dans notre nationalité. Loin de jeter un cri d’alarme et de chercher dans d'indignes frayeurs le triomphe de nos idées, nous sommes des premiers, vous l'avez vu, à exposer loyalement les motifs de notre sécurité et de notre confiance dans l'avenir. Mais une nation manque gravement à sa dignité et méconnaît les premières lois de la prudence, si elle ne compte que sur l'étranger pour sa défense et si elle vit sur le calcul des probabilités, si elle n'y ajoute pas tout ce qu'elle a d'énergie et de prévoyance. On l'a dit avec raison, messieurs, on ne saurait trop le répéter : Nation ou individu, personne n'a jamais impunément méconnu cet antique adage de la sagesse : Aide-toi, le ciel fautera.
M. Thiéfry. - Je ne partage pas l'avis de ceux qui pensent que le moment n'est pas venu pour introduire des réformes dans l'armée.
Parce que je ne suppose pas que les économies que l'on pourrait admettre seraient faites aux dépens de la force de l'armée, ou sauraient compromettre l'avenir des officiers, ou enfin entraver la marche du service.
La question n'est pas de savoir combien on dépense pour l'armée, ni si le budget est moins élevé que celui des années antérieures.
La véritable question est de savoir si les dépenses proposées sont nécessaires et si elles ne peuvent être diminuées, sans désorganiser.
Le corps d'officiers belges est animé de trop de patriotisme , il tient trop à son honneur pour ne pas s'intéresser plus à une bonne organisation qu'à sa position personnelle, laquelle d'ailleurs ne peut pas être mise en question.
S'il est des droits acquis, qui donc peut mieux les invoquer que celui dont la vie est employée à la défense de l'Etat, que celui auquel nous devons en partie la tranquillité dont nous jouissons ?
L'amour de l'ordre, l'attachement à nos institutions, sont des titres de reconnaissance auxquels l'armée a droit et que personne n'oubliera.
Au moment de voter le budget de la guerre, nous avons d'abord à voir si une réduction est possible sur l'effectif de l'armée.
Celui de la cavalerie et de l'artillerie, dans une armée bien organisée, doit être à peu près le même, en temps de paix qu'en temps de guerre.
Quand nous en arriverons aux chapitres qui concernent ces armes spéciales, je dirai mon opinion sur des économies notables que je crois parfaitement réalisables.
Je n'envisagerai donc que la réduction possible de l'infanterie, dont la première section a demandé la diminution des compagnies à 35 hommes.
La force sous les armes est, sans la gendarmerie, de 31,000 hommes, dont 20,142 d'infanterie.
Pour apprécier l'organisation, il faut envisager le système de défense dans son entier.
Les forteresses y occupent une place importante. L'armée permanente a été en partie constituée en raison du nombre d'hommes nécessaire à leur conservation.
Déjà aujourd'hui, la répartition de la troupe, dans de trop nombreux garnisons, a l'inconvénient de rendre le service fatiguant au soldat.
Des considérations d'un ordre plus élevé nous obligent à ne rien diminuer de l'effectif.
Les miliciens incorporés dans l'infanterie ne restent que 16 à 18 mois sous les armes; si on les laisse encore moins de temps, quels soldats-aurons-nous !...
Déjà l'instruction des miliciens est plus qu'insuffisante; si une invasion subite avait lieu peu de temps après leur incorporation, un tiers de l'armée sur le pied de paix n'aurait que quelques mois de présence au corps, et tout le monde sait que les jeunes soldats n'ont aucune confiance dans leur propre force; ce qui vient de se passer en Lombardie et dans la Hongrie en est une preuve évidente.
Pour remédier à cet état de faiblesse, il faut avoir des miliciens qui, restent au moins 3 ans sous les armes.
Quand une classe irait en congé, on aurait encore dans les régiments des miliciens d'un et de deux ans de service.
Renvoyer encore plus de soldats, ce serait une économie, oui, messieurs; mais ce serait en même temps une désorganisation.
Les puissances de l'Europe qui ont une armée permanente et en même temps une réserve dont les soldats restent dans leurs foyers, conservent sur le pied de paix, les 3/5 de l'infanterie. En admettant en Belgique 50,000 hommes d'infanterie sur le pied de guerre (le gouvernement compte sur 61,000 hommes), il n'y en aurait aujourd'hui sous les armes que les 2/5.
Il faudra donc apprendre de nouveau aux trois cinquièmes l’exercice et les manœuvres dont ils auront si peu profité; il faudra discipliner l'armée tout entière; car on ne peut pas se faire illusion, cette masse d'hommes, rentrant tout à coup sous les drapeaux, y jettera la perturbation pendant quelque temps.
Pour qu'une armée ait de la consistance, on a besoin non seulement de bons cadres, mais les officiers doivent encore avoir à diriger des hommes habitués aux manœuvres.
L'organisation laisserait moins à désirer si le soldat, qui a passé chez lui plusieurs années, pouvait rentrer au corps avec cet esprit militaire et les connaissances qu'il a acquises avant d'aller en congé.
Malheureusement l'homme, dans ses foyers, perd les qualités qui font le bon soldat. Si, en peu de mois, il apprend de nouveau à manier le fusil avec adresse, le temps seul peut le plier à la discipline et lui faire acquérir les autres connaissances dont il a besoin. Je dis le temps seul, messieurs, remarquez-le bien, il faut un certain laps de temps pour former l'éducation du soldat permissionnaire, principalement de celui incorporé dans les armes spéciales.
Or, la Belgique, voisine de deux grandes puissances et ayant des frontières ouvertes de tous côtés, ne pourrait-elle pas être envahie tout à coup, s'il n'y avait pas une force suffisante pour la défendre?
N'avons-nous pas été, il y a peu de temps, exposés au plus grand danger ? Le chef du gouvernement provisoire n'a-t-il pas déclaré hautement au comité des affaires étrangères, que la prudence seule avait empêché l'envahissement de la Belgique ? M. de Lamartine l'a dit, il a craint la guerre avec l'Angleterre, l'Allemagne, avec le continent tout entier; peut-être même que, sans la prudence du général Négrier, cette guerre eût éclaté tout à coup.
Si, un jour, cette crainte disparaît et que la guerre éclate subitement, si la Belgique n'a pas une armée qui en impose, l'ennemi s'arrêtera-t-il encore à nos frontières?
On dira qu'en cas de guerre, de quelque part qu'elle vienne, nous aurons des alliés ; mais ne faudra-t-il pas attendre l'attaque même de l'ennemi pour réclamer des secours, et si nous diminuons trop l'armée, aurons-nous le temps de les recevoir ?
Aurions-nous la force d'empêcher une invasion que le perfectionnement des voies de communication pourrait rendre fort rapide ?
Je pense donc que, pour le moment et dans l'état actuel de l'Europe, il serait imprudent, dangereux même, de diminuer l'effectif de l'armée que nous avons sur le pied de paix, ou de renvoyer un plus grand nombre de miliciens en congé.
Il ne s'ensuit cependant pas, messieurs, que je ne trouve d'importantes économies à faire sur le budget de la guerre, sans rien diminuer de la force de l'armée.
Je m'expliquerai à ce sujet quand on discutera les articles. Je dirai cependant que c'est une erreur de croire que le budget soit réduit à 25,000,000 puisque, dans les diminutions faites, il y a des ajournements de dépense. Ainsi, l'année prochaine, vous aurez à pourvoir aux dépenses des fortifications de la citadelle de Diest, à l'achat de chevaux.
Je viens de prouver la nécessité d'une armée fortement constituée sur le pied de paix.
Il me reste à voir si elle est suffisante pour défendre toutes nos places fortes et en même temps la campagne, et si, dans le cas négatif, l'on ne ferait pas bien de diminuer le nombre de nos forteresses.
La Belgique, par la position spéciale que lui ont faite les puissances, peut être exposée à deux dangers :
Soit à une invasion subite, soit à prendre part à une guerre générale.
Pour être prêt à repousser cette invasion, il faut avoir une armée qui puisse être réunie en peu de jours, et dont la force des bataillons et des escadrons soit suffisante pour que ces corps aient une consistance convenable. Sous ce rapport, je pense que l'année, avec son organisation (page 811) actuelle, laisse à désirer. Les bataillons et les escadrons sont trop faibles, les soldats ne restent pas assez longtemps sous les armes, comme je l'ai déjà établi.
Quant à la participation à une guerre générale, que notre armée soit en cette circonstance un peu plus ou un peu moins nombreuse, notre nationalité courra le même danger : ce ne seront pas les quelques bataillons ou escadrons que nous mettrons de plus dans la balance, qui auront un grand poids dans les destinées européennes.
Car on peut admettre comme certain que si nous avons l'Allemagne pour ennemie, nous aurons la France pour alliée, et que si nous avons la France pour ennemie ce sera l'Allemagne qui nous enverra des secours.
La première chose que nous aurons à faire, ce sera de mettre les places fortes situées vers le pays ennemi dans un bon état de défense, et les autres devant servir à favoriser l'entrée des alliés, devront être mises à l'abri d'un coup de main.
Une commission composée de sept généraux a évaluée 50,000 le nombre d'hommes de l'armée permanente nécessaire pour la défense des forteresses, et encore a-t-elle supposé le concours actif de la garde civique.
Je vous cite cette opinion, messieurs, parce qu'elle doit tout naturellement vous inspirer confiance. Cette commission comptait dans son sein des officiers d'artillerie et du génie d'un mérite transcendant.
Si aujourd'hui on rappelait tous les miliciens pour mettre l'armée sur le pied de guerre, on ne réunirait pas plus de 65,000 hommes effectifs sous les armes. Que resterait-il donc pour tenir la campagne? Que ferions-nous de toute la cavalerie, de toute l'artillerie?
Que ce chiffre soit majoré de quelques mille hommes, ou que l'on mette quelques mille hommes de moins dans les places, il sera toujours évident que l'organisation n'est pas en rapport avec le but que l'on veut atteindre, et que nous avons plus de forteresses que nous ne saurions en défendre. Elles n'ont été élevées que dans la prévision qu'elles auraient été occupées par l'armée des Pays-Bas, c'est-à-dire par une armée beaucoup plus nombreuse.
Je suis loin de méconnaître l'importance des forteresses, surtout pour la Belgique; mais je dis que pour qu'elles nous soient réellement utiles, il faut que nous puissions les conserver; et pour n'être pas obligés d'y renfermer l'armée entière, il est nécessaire ou d'avoir une force plus nombreuse, ou de démolir quelques forteresses. Sinon l'avantage, l'appui qu'elles peuvent offrir servirait à l'ennemi qui s'en emparerait.
Si, au lieu de 20 forteresses, on n'en conservait que 15 ou 16, que celles nécessaires pour avoir de bonnes lignes d'opérations et défendre convenablement le pays, l'armée qui devrait tenir la campagne en serait beaucoup plus forte, et je ne crois pas me tromper en affirmant que la sécurité du pays y gagnerait.
Il ne suffit pas de ne rien dépenser pour l'entretien des forteresses que l'on envisage comme inutiles, il faut encore en raser les fortifications : celles mal défendues sont très dangereuses à conserver.
Voici, messieurs, l'opinion émise dans cette enceinte, le 3 février 1847, par l'inspecteur général du génie.
« Il peut être plus dangereux qu'utile de posséder des places fortes qui seraient dépourvues de moyens nécessaires pour les rendre capables d'une résistance énergique. L'appui que l'armée espère y trouver devient illusoire, si même il n'est tourné contre elle par l'ennemi qui s'en est emparé sans de grands efforts ; alors ces remparts élevés à grands frais et que le pays était en droit de considérer comme des garanties solides de son indépendance, peuvent devenir d'un moment à l'autre, faute de prévoyance, les instruments de son oppression. »
Cette quantité de forteresses nous oblige à des dépenses qui occasionnent de lourdes charges pour le pays ; ces places exigent en outre un service de garnison hors de toute proportion avec les soldats sous les armes, et en cas de guerre, elles paralyseront une forte partie de l'armée permanente.
J'ai lu dans les observations du ministre de la guerre présentées en 1843, le passage suivant :
« D'après l'évaluation des principaux attirails de guerre, qui manquent pour compléter l'armement de toutes les places fortes du royaume, il y aura à faire de ce chef une dépense de 12,795.513 francs. Cette évaluation ne parle que sur les objets principaux, de sorte que si l'on y ajoutait le montant de l'immense quantité d'objets de toute espèce , qui seraient d'un besoin indispensable en temps de guerre, la dépense s'élèverait sans la moindre exagération à 14 millions. »
Le lieutenant général Goblet, après avoir cité le même passage dans la séance du 3 février 1847, a ajouté :
« Il ne paraît même pas que cette somme, déjà fort considérable, comprenne l'estimation des objets qui sont à renouveler parmi le matériel de l'artillerie actuelle : cependant on ne peut pas perdre de vue qu'une partie de ces objets ont déjà une assez longue existence ; ils ont généralement été confectionnés dans la période de 1818 à 1821. Il y en a donc qui sont bien près de dépasser la durée qui est attribuée aux objets de l'espèce, et par suite une grande quantité d'entre eux devront être bientôt renouvelés. »
Une partie des crédits alloués par la législature en 1848 a pu servir à améliorer ce matériel ; mais l'effectif des troupes, l'achat des chevaux, etc., ont dû absorber la plus grosse part de ce crédit.
Je crois donc que, pour avoir le matériel du génie et de l'artillerie dans un état convenable, il faudrait encore dépenser d'énormes sommes.
Eh bien, messieurs, je vous le demande, en présence de sacrifices aussi considérables à faire, et du peu de forces dont nous pourrons disposer pour défendre ces forteresses, n'y a-t-il pas lieu à en diminuer, le nombre?
Rien, messieurs, ne prouve mieux le danger d'avoir des places fortes mal défendues que l'envahissement même de la Belgique par les troupes françaises.
Lisez l'histoire des guerres des Pays-Bas; traduite par le major Lagrange; voyez avec quelle facilité Turenne s'empara, en 1667, de Charleroy, Ath, Tournay, Douai, Lille, etc.
Voyez surtout, messieurs, ce qui est arrivé le 6 février 1701.
Des détachements, dont la force totale ne s'élevait qu'à 15,000 hommes, s'emparèrent dans une seule nuit de Luxembourg, Namur, Charleroy, Mons, Ath, Audenarde et Nieuport.
Bien que ces places aient été enlevées par surprise, si, au lieu de 22 bataillons, elles eussent eu des garnisons convenables, les Français ne s'en seraient pas emparés aussi facilement.
Profitant, messieurs, de ces exemples frappants, ne conservons que les places que nous pourrons défendre; notre armée en sera plus forte et plus mobile.
Je n'entends nullement imposer au gouvernement l'obligation de démolir telle ou telle forteresse, ni fixer l'époque d'une démolition quelconque; je n'envisage que la défense du pays et je dis qu'avec un aussi grand nombre de villes fortes, il faudra, en cas de guerre, y renfermer beaucoup trop d'infanterie, pour qu'il ne nous reste pas alors une cavalerie et une artillerie trop nombreuse; ou bien l'on abandonnera les forteresses à des hommes sans expérience.
Le gouvernement une fois fixé sur les places à conserver diminuera l'artillerie de siège, réglera la force des bataillons et des escadrons de manière à ce que leur effectif soit plus élevé.
Si le chiffre de 80,000 hommes ne nous imposait pas l'obligation de prévoir une extension trop forte de la cavalerie et de l'artillerie;
Si les puissances étrangères ne connaissaient pas aussi bien que nous l'organisation de l'armée, nos lois sur la milice;
Si ces puissances ne pouvaient pas calculer le nombre d'hommes que nous pouvons mettre sur pied de guerre, je ne prendrais pas la parole pour détruire des illusions.
Oui, messieurs, le chiffre de 80,000 hommes a été et est encore complètement illusoire.
Il me sera facile de le prouver. On n'appelait les miliciens sous les armes que deux ans après le tirage au sort : aussi, qu'est-il arrivé après les événements de février ?
Les classes de 1846 et 1847, c'est-à-dire 16 à 17,000 hommes, étaient encore chez eux sans avoir jamais eu du militaire que l'inscription sur les contrôles; il a fallu les réunir au plus vite pour leur apprendre à porter un fusil ; la classe de 1846 n'a été rendue au camp que dans le courant du mois de mars, et celle de 1847 dans le mois de juin.
Que serait-il arrivé si nous eussions été attaqués subitement ?
Au lieu d'opposer à l'ennemi 80,000 hommes, nous n'en aurions eu que 63,000 ou plutôt 60,000. Car, il faut tenir compte des malades, des retardataires, des déserteurs et de beaucoup d'autres absences.
Aujourd'hui, l'inconvénient d'avoir deux classes non incorporées n'a disparu qu'en partie, puisque, d'après la loi de 1847, si les miliciens entrent au corps dans l’année du tirage au sort pour satisfaire à cette même loi, on a maintenant une classe de moins sous des armes ; ce ne sera qu'en 1856 que les huit classes de milice seront enrégimentées. Jusqu'à cette époque, il n'y aura que sept classes dans l'armée ; ce n'est pas encore là tout le déficit, il faut tenir compte des pertes sur les classes déjà incorporées, pour décès, réformés, désertés, condamnés, etc. ; elles sont évaluées à environ 1/20 par an.
En supposant que la première classe soit incorporée au grand complet, ce qui n'arrive jamais:
On aurait pour la première classe 10,000, pour la deuxième 1/20 de moins, 9,500, pour la troisième 9,020, pour la quatrième 8,569, pour la cinquième 8,141, pour la sixième 7,734, pour la septième 7,348. Total, 60,312.
Il faut ajouter les volontaires qui ne comptent pas dans la milice, il y en a aujourd'hui 8,719. Le total d'ici à 8 ans sera de 69,031/
En 1856, la huitième classe étant incorporée, on aura toujours 1/20 de moins, 6,981.
Le total de la situation de l'armée sera alors, 76,012.
Mais, messieurs, ce chiffre ne représente que l'effectif sur le papier : le nombre d'hommes sera bien moindre, il faudra tenir compte des hommes aux hôpitaux, des employés, des retardataires, etc., etc., et certes je n'exagère nullement en disant que l'effectif réel sera de 63,000 hommes actifs jusqu'en 1856, et de 70,000 quand les huit classes seront incorporées : de sorte que si l'on ne mettait que 40,000 hommes dans les forteresses, et il est de toute impossibilité d'en mettre moins si on veut qu'elles soient défendues, il en resterait 30,000 pour tenir la campagne, lorsque nous aurons nos huit classes.
Voici, messieurs, comment s'exprime le duc de Raguse au sujet des (page 312) manquants : « D'après des observations constantes, le corps le mieux administré et le plus en état, subit une diminution du cinquième par les hommes aux hôpitaux, les ouvriers qui restent au dépôt, les hommes aux équipages, etc., etc.
« Un bataillon de 1,000 hommes n'en a plus que 800 sous les armes, après quelques mois de campagne il se réduit à 500, force encore suffisante devant l'ennemi. »
Ces calculs, ne concernant que les armées qui font de grandes et longues guerres, peuvent ne pas être rigoureusement applicables à la Belgique où les ouvriers payeraient de leur personne; ils prouvent seulement que, dans tout état de choses, les pertes sont considérables : je ne les ai évaluées qu'à 1/11 et 1/12, c'est-à-dire à un nombre bien inférieur à ce qu'il sera en réalité.
M. le ministre pense que, la guerre éclatant, toutes les industries chômeront et qu'une grande quantité de volontaires s'enrôlera et qu'alors l'armée atteindra 80,000 hommes et plus. M. le ministre nous a même dit qu'elle avait été de 110,000 hommes lors de la guerre avec la Hollande.
Si nous avions l'armée sur le pied de guerre pendant 5 à 6 ans comme nous l'avons eue jusqu'en 1839 ; c'est-à-dire, si durant tout ce temps on ne brûlait pas une amorce, on ne tuait pas un seul homme, oh ! alors l'armée pourrait être de 100 et des mille hommes, puisque dans ces circonstances les miliciens ne sont pas congédiés et que chaque année on incorpore une classe nouvelle.
Pour avoir une armée, il faut deux choses, des soldats et des cadres.
Je viens de prouver que les lois sur la milice ne nous permettaient pas d'avoir, même en 1856, au-delà de 70,000 hommes.
En comptant sur les enrôlements volontaires pour l'augmentation de ce chiffre, c'est compter sur une éventualité qui pourrait ne pas se réaliser, et dans la supposition même que la stagnation du commerce eût le résultat prévu par M. le ministre, toujours est-il que l'effet ne pourra s'en faire sentir qu'au bout d'un certain temps, soit 5 à 6 mois.
Mais, messieurs, je suppose que l'on ait cette masse d'hommes, qu'on l'obtienne par une mesure de salut public, en faisant rentrer une classe de miliciens congédiés, ou par une levée extraordinaire de recrues à instruire, où trouvera-t-on, avec l'organisation actuelle, les cadres pour avoir une armée présentant assez de consistance pour résister aux armées permanentes de nos voisins?
Ici ma conviction est tellement profonde que je crois pouvoir affirmer que le gouvernement se trouvera dans le plus grand embarras.
Permettez-moi d'abord de vous citer encore l'opinion des généraux :
« Le chiffre de 80,000 hommes, fixé par la loi pour le complet de guerre de l'armée, est une illusion sous le rapport de ses cadres constitutifs qui ne comportent pas ce nombre, » etc.
Si donc les cadres étaient déjà insuffisants en 1842, comment sauraient-ils suffire aujourd'hui qu'on les a diminués de 64 compagnies?
Malgré la confiance que m'inspirent les talents et l'expérience de l'honorable général, je ne puis partager la sécurité qu'il témoigne.
Pour mettre aisément l'armée sur le pied de guerre, il est nécessaire de prendre à l'avance toutes les mesures pour que cette opération ait lieu avec régularité, sans confusion, et qu'aussitôt opérée, l'armée présente assez de consistance pour résister à l'ennemi.
En examinant avec attention l'organisation de l'infanterie, j'ai été frappé des difficultés que l'on rencontrera en cette occasion.
Peu de développements suffiront pour que chacun de vous, messieurs, puisse comprendre quelle sera alors la position de l'armée.
Dans les 80,000 hommes, il y en aura 61,000 d'infanterie, en supposant tous les cadres au grand complet sur le pied de paix, on devra :
1° Compléter les cadres conformément à l'organisation présentée par le gouvernement ;
2° Former 5 bataillons nouveaux, le ministre l'a dit à la chambre le 12 avril 1845, on aura par conséquent à nommer 760 officiers de troupe.
Il y en avait 64 dans le cadre de réserve, le ministre vient d'en supprimer un tiers; les deux autres tiers remplaceront les aides de camp et les officiers détachés au ministère de la guerre, à moins, ce qui serait à désirer, que l'on ne prenne à l'avance des dispositions pour que ces fonctions puissent être remplies sans diminuer les cadres des régiments.
Voici quelles seront les vacatures : 760 officiers, 617 sous-officiers, 1,468 caporaux.
Comme on devra prendre les officiers parmi les sous-officiers, et ces derniers parmi les caporaux, il faudra nommer : 760 officiers, 1,377 sous-officiers, 2,845 caporaux. Soit 4,982 nominations.
D'après l'organisation, les cadres de toute l'infanterie comprennent en temps de paix, déduction faite des médecins : 1,258 officiers, 2,105 sous-officiers, non compris les tambours-majors et les maîtres-ouvriers. 2,093 caporaux.
On devra donc nommer, en officiers, un nombre égal aux 553 de ce qui existe aujourd'hui dans toute l'armée ; en sous-officiers, près des 2/3 de ce qu'il y a sous les armes, et en caporaux, il en faudra 752 de plus que ce qu'il y a aujourd'hui dans l'armée tout entière.
Ce n'est pas tout : l'on compte 331 sergents-majors. Pour mettre l'armée sur le pied de guerre, je suppose qu'une centaine seront promus au grade d'officiers, et certes ce n'est pas être trop large à l'égard de cette catégorie de sous-officiers.
Il en restera 231 ; il en faudra alors 409, plus 78 fourriers, ensemble 487; ce sera, par conséquent, 256 comptables à trouver à l'instant même.
Celui qui connaît leur besogne pensera, comme moi, qu'on ne les trouvera pas.
Il y a à craindre d'avoir alors la confusion dans l'administration et la faiblesse dans la troupe.
Les calculs que j'ai établis supposent deux sous-lieutenants par compagnie, comme l'indique l'organisation; si l'on entre en campagne avec un seul sous-lieutenant par compagnie, ce qui à la rigueur peut avoir lieu, il faudra encore nommer :
404 officiers. 1,021 sous-officiers, dont 256 comptables. 2,489 caporaux. Soit, 3,914 nominations.
Si pour stimuler l'émulation au moment d'entrer en campagne, il peut être avantageux de faire un certain nombre de nominations, on ne peut se dissimuler que, poussées à l'excès, ces nominations auraient pour résultat d'affaiblir fortement l'armée.
Eh bien, messieurs, je le demande, où ira-t-on chercher de quoi compléter les cadres?
Peut-on les improviser? Pense-t-on pouvoir former des sous-officiers en six mois, en un an!...
« Leur état, disait M. Ludre à l'assemblée nationale, est devenu une véritable profession, et réclame un long apprentissage. »
Je vous ferai mieux sentir, messieurs, le vide qu'il y aura alors dans l'armée, en vous rappelant la propre citation du ministre de la guerre, répondant au rapport fait par M. Brabant sur le budget de 1843 :
« Si l'on pouvait improviser de bons sergents et de bons caporaux, dit le général Fririon, il n'y aurait aucun inconvénient à en supprimer quelques-uns en temps de paix : mais tout le monde sait que les qualités et les connaissances qu'on exige d'eux sont le résultat d'une assez langue expérience, appuyée par quelque théorie. On doit donc les conserver avec un grand soin, et en augmenter le nombre autant que possible.
Eh bien, messieurs, non seulement il manquera une quantité d'hommes capables, lorsqu'il faudra se mettre sur le pied de guerre, mais ces hommes manqueront dans un moment où l'on aura besoin d'un surcroît de bons officiers et de bons sous-officiers, pour diriger la garde civique mobilisée.
Et que serait-ce s'il fallait réunir l'armée en 8 jours?
Cette hypothèse n'est pas improbable; les événements de 1830, la révolution de février, sont des circonstances imprévues qui ont motivé des armements immédiats.
Je considère les nombreuses nominations imposées par l'organisation actuelle, et qui auront lieu au moment du danger, comme devant engendrer une perturbation très compromettante. Aussi suis-je vraiment effrayé du peu de consistance que pourra offrir une armée semblable.
Je crains que l'indiscipline y pénètre, que le moindre incident occasionne une peur panique.
Les faits ne manquent pas à l'appui de ce que j'avance : nous en avons eu des exemples à nos frontières, et chez nous-mêmes.
Les déroutes de Quiévrain et de Morquin en 1792 ; le massacre du général Dillon à Lille, et d'autres événements trop pénibles à rappeler, ont eu pour cause principale des cadres trop nouvellement formés, qui étaient sans expérience. «
On ne peut jamais perdre de vue, si nous étions attaqués par la France, que cette puissance a sur nous un immense avantage ; elle envoie successivement tous ses régiments en Algérie ; cette infanterie rentre dans la mère patrie, après s'être exercée aux manœuvres de campagne, et s'être habituée aux fatigues de la guerre.
Il faudra, messieurs, beaucoup de bravoure, beaucoup de patriotisme pour lutter avec avantage contre de semblables troupes ; surtout si l'infanterie a des cadres formés à la hâte, et des soldats ayant si peu de service.
Je sais bien que le peuple belge ne manque ni d'honneur, ni de courage; mais cela ne suffit pas toujours.
Quant à encadrer convenablement 61,000 hommes d'infanterie, cela ne sera possible que pour autant que l'on puisse s'y préparer longtemps et très-longtemps d'avance.
En résumé je crois avoir suffisamment établi que c'est se créer une illusion que de supposer que l'organisation actuelle de l'armée puisse permettre de la porter à 80,000 hommes.
L'organisation est défectueuse, cela est reconnu de tous les militaires; il est impossible que, dans un temps peu éloigné, d'importantes modifications n'y soient pas apportées.
Des raisons financières forceront aussi le gouvernement à changer cette organisation.
(page 813) Tous les Etats de l'Europe ont des dettes considérables qui ont été occasionnées par les travaux d'utilité publique, le paupérisme, etc.
L'esprit qui règne dans toutes les populations présente beaucoup de difficulté pour la création de nouveaux impôts.
On sera donc obligé de diminuer les dépenses, et comme celles qu’occasionne l'armée sont les plus élevées, qu'elles peuvent être réduites sans affaiblir la défense du pays, on changera l'organisation militaire pour en arriver à avoir des armées permanentes moins coûteuses.
Cela sera d'autant plus facile que chaque jour les chances de guerre diminuent; les circonstances les plus graves, les bouleversements des Etats n'ont amené aucune guerre à laquelle nous eussions pu être forcés de prendre part.
Les événements importants qui ont surgi depuis un an ont à nos yeux raffermi l'indépendance belge.
Plusieurs gouvernements sont déjà entrés dans de larges réformes : la Hollande opère des réductions excessivement importantes sur son budget de la guerre; on annonce que l'Angleterre va en faire autant, et la France cherche actuellement les moyens d'arriver à une réduction notable.
Aussi, messieurs, je crois que le gouvernement devra suivre la même voie.
- La discussion est continuée à demain.
M. le ministre de la justice (M. de Haussy) présente un projet de loi tendant à proroger la loi du 22 septembre 1835, concernant les étrangers résidant en Belgique.
- La chambre donne acte à M. le ministre de la justice de la présentation de ce projet de loi, dont elle ordonne l'impression, la distribution et le renvoi aux sections.
La séance est levée à 5 heures.