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d’intention
« Commotions populaires en Belgique
(1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque :
les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été
rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page 9) « Nous avons aussi notre tour aujourd’hui, chère Maman. Une émeute, des
rassemblements, et, chose bizarre, une émeute… pour le Gouvernement. Oui, vous
allez rire: pour le Gouvernement. » (Louise-Marie d’Orléans, à sa mère, la
reine Marie-Amélie. Lettres du 6 avril 1834) (Cf. La Cour
de Belgique et la Cour de France de 1832 à 1850. Lettres intimes de
Louise-Marie d’Orléans, première reine des Belges, au roi Louis-Philippe et à
la reine Marie-Amélie, publiées par le compte Hyppolite d’Ursel.
(Paris, Plon, 1833, p. 31.))
Après avoir
été longtemps jugé d’une manière simpliste et avec un parti pris manifeste,
l’orangisme fait aujourd’hui l’objet, en Hollande comme chez nous, d’un examen
scientifique renouvelé, méthodique, débarrassé de toute passion. La courte
monographie que je présente ici au lecteur a pour but d’apporter une contribution
à cette étude. Elle lui permettra aussi de saisir sur le vif les difficultés
que rencontrèrent l’exercice du pouvoir et l’affirmation de l’autorité
gouvernementale dans la jeune et inexpérimentée Belgique des premières années
consécutives à la Révolution.
Il existe une tendance à croire, en Belgique, que les innombrables
difficultés nées du mouvement de 1830 tombèrent avec l’acceptation du traité
des XXIV Articles En réalité, les débuts du règne de Léopold Ier furent
extrêmement difficiles. Le roi Guillaume refusait obstinément de s’incliner
devant le fait accompli. Il avait fallu lui arracher la possession de la
citadelle d’Anvers. En août 1833, la Conférence (page 10) de Londres, lasse de son travail de Pénélope, s’était
ajournée sine die.
La
convention hollando-belge du 21 mai 1833 avait un caractère fragile,
provisoire, et n’empêchait pas que 30.000 Hollandais, placés sur le pied de
guerre, campassent dans les bruyères du Brabant septentrional. Les journaux
étaient pleins de détails, tantôt sur les revues de troupes, passées à Bréda par le prince d’orange, tantôt sur les promenades
militaires de la garnison de Maastricht.
Humiliée
par l’interdiction que lui avait imposée l’Europe de participer au siège
d’Anvers, aux côtés des soldats de Gérard, l’armée belge rongeait son frein.
Elle avait été réorganisée par une équipe d’excellents manouvriers français,
les Evain, les Desprez, les Hurel,
militaires de haut grade et qui -presque tous - avaient donné des preuves de
leurs talents en Algérie. Des portes de Bruxelles à la frontière, des
garnisons, disséminées à Termonde, à Vilvorde, à Tervueren,
à Louvain, à Diest et dans vingt autres endroits, donnaient au nord de notre
pays l’apparence d’une zone d’étapes.
Dans la
presse, le parti des « verts », parti des Gendebien et des Barthélemy
Dumortier, réclamait quotidiennement la guerre à la Hollande et la chute du
Cabinet des « pacifistes », des « mûrs », des pourris ». Un incident pénible
avait, en février 1834, surexcité les passions. Le 15, le général prussien
Dumoulin, commandant de la garnison de Luxembourg, avait brutalement envahi le
territoire occupé à ce moment par les troupes belges du général De Tabor et
avait fait arrêter, dans sa maison, à Bettembourg, le commissaire de district Hanno. Il l’accusait d’avoir fait procéder à des opérations
de tirage au sort dans un rayon de moins de deux lieues autour de la place
forte, c’est-à-dire dans un secteur placé sous l’autorité de la Confédération
germanique. Sous le coup de ces événements, le Gouvernement belge avait relevé
de 10,000 hommes le chiffre des soldats sous les drapeaux.
Au point de
vue intérieur, le ministère unioniste Lebeau-Rogier-Félix de Mérode (depuis
le 27 décembre 1833, Félix de Mérode avait remplacé ad interim
le général Goblet au département des Affaires étrangères) au pouvoir depuis le 20 octobre
1832, devait faire (page 11) face à
des difficultés tout aussi grandes. Grisées par le mot de liberté prononcé à
tort et à travers, les Chambres ne perdaient pas une occasion d’affaiblir sa
position. Mille prétextes retardaient la confection - si nécessaire cependant -
de lois organiques dans tous les domaines. La « boutique gouvernementale
misérable », comme on disait dans l’entourage du Roi, vivait au jour le jour,
dans le désordre et le provisoire. Depuis l’apparition de l’encyclique Mirari Vos, le 15 août 1832, la vieille querelle entre
libéraux et catholiques s’était réveillée. En février 1834, Mgr Van de Velde,
évêque de Gand, avait pris l’initiative de la création d’une Université
catholique à Malines. En attendant la contre-offensive de Théodore Verhaegen,
la jeunesse libérale exprimait sa mauvaise humeur en organisant des
manifestations nocturnes, fort à la mode à cette époque et connues sous le nom
de charivaris. Le Sénat servait de champ d’action tactique et stratégique an
chevalier de Theux. A la tête d’un groupe de hobereaux flamands et
limbourgeois, il harcelait Lebeau, Rogier, le théoricien Paul Devaux et tout
l’ensemble du groupe libéral doctrinaire.
Brochant
sur cette agitation la presse orangiste semait la fièvre par ses excitations
quotidiennes. Nul n’ignore aujourd’hui que l’orangisme ne fut pas à proprement
parler un mouvement antinational. Sous cette étiquette se groupaient beaucoup
de négociants et d’hommes d’affaires qui regrettaient la perte du marché
hollandais et insulindien, ou redoutaient la
« mise en bouteilles » des bouches de l’Escaut. Il s’y rencontrait
d’ex-fonctionnaires restés admirateurs des œuvres constructives du roi
Guillaume, d’ex-officiers fidèles aux serments dynastiques de 1814-1815,
beaucoup de nobles, loyalement attachés à la Maison d’Orange. Enfin, bon nombre
de libéraux, se défiant - tel Théodore Verhaegen - d’une collaboration intime
et durable avec les catholiques, se réfugiaient dans l’abstention et
observaient les événements. Appartenant fréquemment à la catégorie des
industriels (ne désignait-on pas couramment les libéraux à cette époque sous le
nom de « parti des industriels »?), ils entrelaçaient leurs inquiétudes
d’ordre matériel et les scrupules de leurs professions de foi en un sentiment
de réprobation tacite.
Mais à côté
de ces orangistes du type passif, la presse dont je viens de parler, dirigée
par des publicistes français hardis, intelligents, (page 12) incisifs, largement subsidiée par les fonds secrets de
Guillaume Ier, se faisait remarquer par son effronterie. Le Lynx, de Bruxelles, le Messager de Gand, d’autres feuilles de
moindre envergure, telles que le Knout,
critiquaient audacieusement les institutions, l’armée, les Chambres, le
ministère, les autorités communales et provinciales. Protégées par la liberté
de la presse, elles traitaient la patrie en pays conquis, le souverain en
« roi de l’émeute. » De mois en mois, l’irritation des Belges
croissait contre cet intolérable régime de picoteries, de critiques, de
calomnies. Dans la capitale surtout, la nervosité devenait grande. Ne voyait-ou
pas les salons aristocratiques - ces mêmes salons qui boudaient la Cour avec
une impertinence frisant le scandale - recevoir en familiers le baron d’Arnim,
représentant bougon de la Couronne de Prusse, le comte de Dietrichstein,
hautain représentant de l’empereur d’Autriche, et aussi - quoiqu’il y mît moins
d’ostentation - le ministre d’Angleterre, sir Robert Adair, diplomate faisant
figure de doyen dans le monde des légations de la capitale?
Comme il
arrive souvent, ce fut un incident minime en soi qui mit le feu aux poudres.
Parmi les biens de la maison d’Orange mis sous séquestre jusqu’à l’acceptation
du traité des XXIV Articles figurait le haras du prince d’Orange, à Tervueren. L’entretien en était coûteux. Déjà alors le
Gouvernement cherchait à faire des économies. Le 20 mars 1834, il autorisait la
vente des chevaux du prince.
Une
certaine agitation se manifesta aussitôt dans les « hauts salons
orangistes » et les milieux diplomatiques. Les lettres du comte de Dietrichstein à Metternich en fournissent la preuve.
Publiées en un ensemble savamment commenté par M. Alfred De Ridder (Alfred
DE RIDDER, Les débuts de la légation d’Autriche à Bruxelles. Lettres du comte
de Dietrichstein, 1833-1834 (Bulletin de la
Commission royale d’Histoire. Tome 92 ; 3ème bulletin, pp. 173 à 412), elles nous montrent que cette
vente était considérée comme une menace pour les autres biens particuliers de
la famille royale de Hollande, qu’elle apparaissait tout an moins comme un acte
contraire à l’esprit (page 13)
chevaleresque. En visite, ainsi que le duc de Nemours, auprès de leur sœur, la
reine Louise-Marie, le duc d’Orléans allait - disait-on - acheter les quatre
plus beaux chevaux (Dietrichstein à Metternich, le 30
mars) ! Le chargé d’affaires d’Autriche racontait aussi, avec indignation, que
le peuple s’était proposé d’atteler à un tombereau le cheval monté par le
prince d’Orange à Waterloo et voulait exhiber dans les rues la noble bête en ce
lamentable équipage. Une intervention immédiate de Sir Robert Adair avait seule
pu prévenir le scandale !
Pour parer
le coup, les milieux aristocratiques susdits se cotisèrent en toute hâte,
rachetèrent les chevaux à un prix supérieur à leur valeur et les firent envoyer
à la frontière prussienne, où ils furent remis à un aide de camp du prince.
Jusqu’ici
tout s’était passé dans le plus grand secret. Mais voici que, soudain, le Lynx du 2 avril publie une première
liste des souscripteurs. Le Messager de
Gand lui emboîte le pas. On apprend que le prince de Ligne, le duc d’Ursel, le marquis de Trazegnies,
le comte de Lalaing, ont versé des contributions
importantes. Bien plus, les souscriptions s’amplifient, deviennent
« nationales » ! Des carrossiers, des cafetiers, de petits bourgeois
apportent leur obole. L’ « hommage au prince d’Orange » est sollicité
à Anvers, à Gand, à Liége, à Namur, à Mons. Soignies rapporte 235 francs, somme
extraordinaire « pour une petite ville où les cagots et les cafards sont en
majorité. » (Le propos est rapporté par J-J. THONISSEN dans La
Belgique sous le règne de Léopold Ier (édition de 1861). Tome II, p. 177, en
note. Avant De Ridder, Thonissen
est le seul historien qui ait, à ma connaissance, esquissé le récit des
troubles d’avril 1834).
Des commentaires outrageants accompagnent la manifestation, en soulignent le
sens pour ceux qui voudraient en minimiser la portée. « Les nobles animaux
n’ont pas quitté à jamais le séjour royal qu’ils ornaient; mais, quand ils
reviendront, la Belgique sera délivrée de ses hôtes malencontreux et de ses
visiteurs incommodes (Orléans et Nemours) » (Lynx). « C’est peut-être un de ces captifs rachetés qui
prêtera quelque jour son allure au porte-étendard de notre délivrance ! » (Messager de Gand). On ne pouvait plus
clairement faire allusion à une offensive prochaine (page 14) contre celui que le Messager
appelait un « brigand dans sa caverne, au milieu de ses complices »
Une
question se pose, avant de passer outre : qui a rendu publique l’initiative des
« hauts salons » ? L’aristocratie elle-même ? Il ne peut en être question. Elle
n’avait poursuivi d’autre but que d’esquisser un geste courtois envers le héros
des Quatre-Bras. Elle n’avait aucune prédilection pour le martyre. Très
mécontents, au contraire, et prévoyant le pire, plusieurs de ses membres
quittèrent leur hôtel (le duc d’Ursel notamment) ou
déménagèrent leurs meubles dès que les listes de souscription eurent été
rendues publiques. Aussi convient-il - sans que la preuve formelle en ait été
toutefois fournie - de se rallier à l’opinion de Thonissen
et du comte de Mérode-Westerloo (Comte
de Mérode-Westerloo. Souvenirs (Paris-Brxuelles,
1834). Tome II, pp. 292 et suivantes.) frère du ministre: les hommes responsables de
la publication furent des orangistes « d’un ordre inférieur », des publicistes
fiers de révéler le nombre et la qualité de leurs co-partisans
des classes dirigeantes, des propagandistes trop zélés et même de véritables
agents provocateurs. La cause de Guillaume Ier perdait à ce moment du terrain.
A la haine des premiers jours avait succédé la mortelle indifférence. Il
convenait donc de provoquer des troubles, afin de rappeler aux Puissances que
la Belgique était restée une terre de désordres et d’anarchie, afin de
provoquer une nouvelle intervention européenne, voire la guerre immédiate entre
le Nord et le Sud. La rumeur courait que la date du 26 avril avait été choisie
pour l’entrée triomphale de l’armée hollandaise dans la capitale (Dumortier à
la Chambre, le 26 avril). Dès lors on comprend le cri du cœur d’une feuille
orangiste: « Que des pillages soient la suite des publications, peu nous
importe! » Tant pis pour le duc d’Ursel et consorts.
Parlant de l’affaire en séance du 26 avril, le député Barthélemy Dumortier
soulève parmi ses collègues une hilarité énorme en proclamant : « Il existe
toujours des frères meneurs et des frères dindons. Les dindons sont, le plus
souvent, les plus haut huppés! »
Infortunés
frères dindons ! Dès le vendredi 4 avril, an soir, un Appel au peuple belge est jeté à profusion dans les boîtes aux
lettres, (page 15) répandu dans les
vestibules, éparpillé à même le sol, rue de la Madeleine, Marché-aux-Herbes,
rue des Fripiers, place de la Monnaie. « Vous qui avez versé votre sang pour
chasser de votre patrie l’exécrable race des Nassau, » dit le texte, «
souffrirez-vous plus longtemps les affronts sanglants dont ces fantômes jaunes
vous abreuvent?... L’énergie de septembre serait-elle donc éteinte?... Depuis
trois ans le lion sommeille, il est temps enfin qu’il se réveille... Courbons
encore une fois ces insolents sicaires du despote... Il faut anéantir cette
race infernale... Guerre d’extermination aux ennemis de la patrie! Vive
Léopold! Vive la Belgique! » Et suivaient, avec leur adresse, les
« noms des infâmes ! »
Nous voici
en présence d’une nouvelle énigme : de qui émane l’Appel au peuple ? Dans l’acte d’accusation du procureur général
près la Cour d’appel de Bruxelles, acte lu devant la Cour d’assises de Mons en
juillet, trois personnes sont mises en cause : Abts,
un négociant; De Coninck, un ancien officier de
chasseurs à pied; Winckelmaus, un quincaillier, tous
trois âgés d’une trentaine d’années. Ils en conviennent : le vendredi 4, à 4
heures du matin, ils ont pris la résolution de faire imprimer le libelle à
frais communs, chez un jeune imprimeur nommé Crickx.
Mais Abts se défend énergiquement d’en être l’auteur. Et nous
avons de bonnes raisons de le croire. Le texte, emphatique, sonore, mais bien
amené, est certainement sorti de la plume expérimentée d’un pamphlétaire de
profession. Toutefois, lorsque Abts
assure avoir reçu tout à fait par hasard communication de l’Appel, le 3 au soir, au Marché-aux-Herbes, lorsqu’il affirme
qu’un inconnu le lui a mis en mains et s’est rapidement éloigné, nous pouvons
nous montrer sceptiques. Abts a dû connaître son
mystérieux correspondant. Fut-il complice ou victime d’un agent provocateur ?
Bien des gens le crurent. L’Appel
était un « piège », écrira l’Indépendant
du 6 avril. « Les orangistes se sont fait piller par les orangistes »
dira Dumortier à la Chambre, le 26 avril. Et il égayera l’hémicycle en narrant
les tribulations d’un souscripteur qui fit l’impossible - mais sans succès -
pour arriver à faire saccager son domicile.
Je me défie
- faut-il le dire - de cette interprétation machiavélique et trop subtile.
Certes, Crickx imprimait aussi le Knout, (page 16) venimeuse petite feuille orangiste, et il recommanda le
silence à ses ouvriers. Mais il semble bien que ce petit patron chercha
uniquement à gagner quelques sous, d’où qu’ils vinssent. Sa discrétion lui fut
dictée par l’appréhension de s’être engagé dans une vilaine affaire.
Le mystère
reste donc entier et l’est encore à l’heure actuelle. Dietrichstein
soupçonna Etienne Cabet et les démocrates internationalistes réfugiés en
Belgique, désireux de hâter l’avènement d’une république belge à l’occasion de
désordres civils. D’autres parlèrent d’une initiative connexe du « parti
du mouvement » et du groupe hyper-patriotique des « verts », cherchant à
provoquer un conflit armé avec les Pays-Bas (DE RIDDER,
loc. cit.,
Dietrichstein à Metternich, le 13 avril). D’autres enfin suspectèrent le
groupe catholique-libéral des Vilain XIIII, des d’Hoogvorst
et des Robiano, d’avoir dressé une machine de guerre
contre les « hauts salons ». Je crois bien que c’est là, dans une
simple intrigue de clans nobiliaires, qu’il faut chercher la clé de l’énigme.
Le groupe des nobles menaisiens se serait proposé de
donner une sévère leçon aux orangistes, de leur faire peur, sans trop prévoir à
quelles extrémités l’Appel au peuple allait conduire le populaire.
De nombreux
témoignages permettent de reconstituer les troubles des 5 et 6 avril 1834 dans
leurs moindres détails. Leur déroulement accentue l’impression du coup monté.
Le samedi 5 est un jour calme. Vers 8 heures du soir, une dizaine de jeunes
gens quittent l’estaminet A Rome,
derrière l’Hôtel de ville, et se rendent place de la Monnaie en chantant le Brabançonne. Abts
et un employé au ministère de la Guerre, Donies,
connu pour sa participation aux troubles anti-orangistes de 1831, les
conduisent. Au même moment, un inconnu lance un billet anonyme sur la scène du
Théâtre Royal. Le commissaire de police De Waegeneer
en permet la lecture par le régisseur. Il s’agit d’obtenir une représentation
de la Muette de Portici pour le lendemain. Cette autorisation est accordée (L’autorisation
sera retirée peu après. Archives de la ville de Bruxelles. Rapports de la
police sur les événements de 1834 rapport de la IVème section).
(page 17 ) Vers xx heures du soir, le spectacle finit. A ce
moment, Abts et ses amis se groupent sur la place,
autour de l’arbre de la Liberté, chantent encore une fois l’hymne national et
lisent les noms des souscripteurs. La foule, amusée et sympathisante, hue les
noms énoncés et suit Abts en colonne jusqu’au Club orangiste de la rue de l’Evêque,
chez le cafetier Schovaers. Là, un « petit
blond »casse, dans le corridor, le « bocal du gaz » et le saccage
commence. Les curieux affluent. Bientôt six cents
manifestants vont à l’imprimerie du Lynx,
rue du Fossé-aux-Loups (Archives du Musée de l’Armée. Dossier
des troubles de 1834-1835 Rapport du lieutenant commandant ad interim la gendarmerie du Brabant au colonel Dupré, le 9
avril). Alerté, le
colonel Rodenbach, commandant de place, va chercher un piquet de soldats au
poste de la Monnaie. Malgré ses soixante-cinq ans et ses infirmités, le
bourgmestre Rouppe accourt. Il harangue la foule. Celle-ci exige que les
militaires remettent la baïonnette au fourreau, puis, de belle humeur, crie
« Vive le Roi ! Vive le bourgmestre ! » Adair dit-il vrai lorsqu’il
écrit à Palmerston que les adjurations du premier magistrat « were made, but not in a way calculated to make much impression »? (DE RIDDER,
loc. cit.,
p. 379. Adair à Palmerston, le 6 avril). Toujours est-il que la foule ne se disperse guère, que des groupes
importants remontent, suivis à distance par le bourgmestre poussif, vers le
Marché au Bois et brisent à coups de pierres les carreaux de l’hôtel du duc d’Ursel. Un peu plus tard, on les retrouve au coin de la rue
de la Loi et de la rue Ducale, devant l’hôtel du prince de Ligne. Même
lapidation, une fois de plus arrêtée par Rouppe, qui se donne un mal extrême (DE
RIDDER, loc. cit., p. 393. Jules Van Praet, secrétaire du cabinet du Roi, à
Sylvain Van de Weyer, ministre de Belgique à Londres). Enfin, après un bref arrêt à la place des
Palais, où ils entonnent la Brabançonne,
les manifestants les plus infatigables descendent vers l’hôtel du comte de
Béthune, au Grand-Sablon. Il est 3 heures du matin. Quelques cris retentissent
encore. Puis, soudain, la place se vide et sans l’ombre d’une répression un
calme total renaît dans la ville endormie (Arch. Ville.
Police. Rapport du commissaire Courouble. IIIème
section. Les gendarmes en bourgeois envoyés sur place font une déclaration
identique à leur lieutenant).
(page 18) Si les manifestations du 5 peuvent
à certains égards encore paraître spontanées, celles du dimanche 6 sont, elles,
nettement préparées avec minutie. Dès 8 heures du matin, de petites bandes se
forment dans les rues, au son du tambour ou du rappel battu sur un seau de
fer-blanc. Leur composition populaire est révélée par l’état-civil des
septante-sept inculpés poursuivis devant les Assises. Ce sont des journaliers,
des ferblantiers, des serruriers, des ouvriers au canal, fils de ces trop
célèbres vaartkapoenen
qui servaient de gardes du corps à Van der Noot, à
l’époque de la Révolution brabançonne. Citons encore des tailleurs de pierre,
des mécaniciens, des cultivateurs, un jardinier, un cocher. Nombreux sont les
manœuvres, les apprentis, les polissons de quatorze à seize ans. L’armement de
ces bandes est disparate. D’aucuns ont un fusil ; la plupart, des marteaux, des
haches on de simples bâtons.
Comment se
trouvent-ils là, aux carrefours, dès cette heure matinale? Ont-ils été
convoqués de nuit, par messages individuels, comme l’affirme le commissaire de
police Stuckens (Arch. Ville.
Police : Rapport du commissaire Stuckens, IIème
section.) ? Ont-ils été
soudoyés au tarif de 30 francs par jour, comme le prétend le concierge du
prince de Ligne? Au cours de l’enquête, tous donnent la même et piteuse
explication : ils ont été entraînés, « contraints en quelque sorte », par
des meneurs bien vêtus, l’un en manteau bleu, « à collet et fourrure grisette »
(rapport du commissaire Courouble), l’autre en sarrau
et grand chapeau claque. Le plus remarqué de ces « chefs de file » est Thomas,
un prévôt de danse, dit « le tambour-major » et surnommé encore Jean
Schaerbeek, « à cause de ses grandes oreilles ». Le bicorne orné d’un plumet,
Jean Schaerbeek fait des moulinets avec sa canne garnie de haillons et en use
pour bourrer les côtes des retardataires. Partis en assez bon ordre, derrière
de grands drapeaux tricolores et en chantant des refrains patriotiques, les membres
de ces bandes prennent bientôt les allures répugnantes de chienlits de
carnaval. Ils poussent des clameurs obscènes; dans leurs rangs se glissent des
voyons, des types équivoques revêtus d’oripeaux de femme!
Vers 8
heures et demie, un groupe d’une centaine de manifestants attaque l’hôtel du
prince de Ligne. En un quart d’heure, tous les appartements (page 19) sont saccagés, les glaces
volent en miettes, les pendules servent de projectiles pour briser les lustres,
les canapés sont précipités par les fenêtres. Le travail se fait avec méthode
et une extrême bonne humeur, affirment les témoins oculaires. C’est un «
désordre tranquille... tout à fait singulier », écrit, dans l’après-midi du 6,
la reine Louise-Marie à sa mère (Lettres
de Louise-Marie, p. 33). Mêmes dévastations à l’hôtel du duc d’Ursel
et chez le comte de Béthune (Musée de l’Armée. Dossier des
troubles Rapport déjà cité du lieutenant commandant la gendarmerie). Aussitôt le « travail »
terminé en un endroit, les bandes - habilement subdivisées en sections - se
portent en quantité de lieux différents, avec mobilité. On les retrouve au Meyboom, rue des Sables, chez le comte de Marnix; rue du
Poinçon, chez le comte d’Oultremont; rue des
Fripiers, où elles respectent l’immeuble du bottier Allard mais saccagent
l’appartement de son locataire, le baron d’Overschie;
rue de Laeken, chez le carrossier Jones. Dix-sept hôtels, maisons de commerce
et cafés seront ainsi dévastés au cours de cette effarante journée.
Ces
dévastateurs ne sont pas féroces. Ils ne tuent ni ne blessent personne. Les
vols constituent une exception. Seul, le cafetier Schovaers,
du Club orangiste de la rue de
l’Évêque, se plaint d’avoir été dépouillé de 40.000 francs en argenterie, de
50.000 en linge, couverts et bijoux ! Pour le reste, les perquisitions de
police donnent de maigres résultats: une nappe damassée est retrouvée chez la
femme Van Grimberghen, tenant maison de rendez-vous
petite rue de la Madeleine. Le prince de Ligne s’émeut de la disparition d’une
soupière en argent. Un inculpé avoue ingénument avoir dérobé un corset pour
faire plaisir à sa femme.
En
revanche, le pillage des caves provoque d’abominables scènes d’ébriété. Comme
lors du sac de la librairie Libry-Bagnano,
dans la soirée du 25 août 1830, tout esprit de discipline s’efface parmi les
manifestants devant l’attrait d’une soûlerie. L’infortuné lithographe Dewasme-Pletincks a su deux fois,
avec le concours de ses ouvriers, écarter la dévastation de sa demeure, au coin
de la rue des Paroissiens, vers Sainte-Ondule, en envoyant ses persécuteurs
boire à ses frais au (page 20)
cabaret voisin, chez Eggerickx. Après avoir absorbé
Ce qui
frappe le plus dans ces désordres, c’est la crise d’autorité qui les a rendus
possibles. Dès la matinée du 6, Dietrichstein outré,
a couru au palais pour adresser ses plaintes à Léopold. Il a vu, de ses propres
yeux, dévaster l’hôtel du prince de Ligne, un chambellan de l’Empereur! Par ce
beau jour ensoleillé, il a rencontré quantité de gens endimanchés, contemplant
le saccage; « spectateurs bénévoles (dira de son côté Adair), criant avec
allégresse : Vive le Roi! » Il a vu, vers 10 heures du matin seulement,
quelques patrouilles de guides, rue Ducale, et quelques détachements
d’infanterie précédés de commissaires de police, ceints de leur écharpe. Ils
lui donnaient l’impression « d’accompagner » les bandes plutôt que de les
disperser (DE RIDDER, loc. cit., Dietrichstein à Metternich, le
6 avril.) Ces
témoignages concordent avec ceux de sir Robert Adair. Les soldats demeurent perfectly passive ou s’amusent. Les cavaliers restent
flegmatiquement en selle et se rangent en face des demeures envahies, avec le
seul souci de ne pas être incommodés par la chute des gros meubles. Ils
semblent n’être là que pour empêcher l’incendie ou la démolition.
Comment
expliquer cette étrange apathie, celle surtout des dirigeants, dans laquelle le
violent Dietrichstein veut apercevoir la
« complicité » des « misérables qui se trouvent au timon des
affaires? » (DE RIDDER,
loc. cit.,
Dietrichstein à Metternich, le 7 avril.) Sans être passionnés à ce point,
un certain nombre de députés n’en exprimeront pas moins leur surprise, leur
mécontentement. Du 22 au 29 avril, l’hémicycle de la Chambre retentira de leurs
accusations d’incurie, de faiblesse dirigées contre le
cabinet Lebeau. Le modéré Henri de Brouckere posera, en termes corrects mais
avec une inflexibilité de juriste, les deux questions cruciales comment le
Gouvernement n’a-t-il pas prévu les troubles? pourquoi
les a-t-il laissés se prolonger?
(page 21) En vérité, les événements du 6
avaient complètement surpris le ministère (« Ignorant
tout, » ... la Reine était « à la grand’messe, le plus paisiblement du
monde. » (Lettres de Louise-Marie, p. 32.)). Lorsque, avertis des premiers pillages par
des agents subalternes, Lebeau, Rogier, Félix de Mérode et le général Evain,
ministre de la Guerre, se furent réunis, rue de la Loi, vers 8 heures et demie,
ils étaient consternés (overwhelmed with consternation!) (Adair). Des fenêtres du ministère de
la Guerre, ils avaient vu la foule traverser le Parc et courir en direction de
l’hôtel de Ligne en proférant des menaces furieuses.
C’étaient
les premiers troubles qui agitaient notre pays depuis 1831. Le pays vivait, en
matière répressive, sous le régime de fragments de lois anciennes! Selon le
décret impérial de 1811, l’état de siège eût pu être proclamé. Mais
convenait-il de prendre une mesure aussi grave? Aux termes de la loi du 28
germinal an VI, la force armée ne pouvait intervenir que sur réquisition de
l’autorité municipale, investie de la mission de réprimer les troubles. Elle ne
pouvait faire usage des armes qu’après les sommations de cette autorité. Le
général Evain commença donc, fort régulièrement, par ordonner au colonel Criquillion, gouverneur militaire de la province de
Brabant, et au colonel Rodenbach, commandant de place, de mettre leurs soldats
à la disposition du bourgmestre Rouppe.
Vers 10
heures et demie, il apparaissait que cette mesure était insuffisante. Alors
Lebeau, en sa qualité de ministre de la Justice, rappelle à Criquillion
l’article 106 du Code d’instruction criminelle : « Tout dépositaire
de la force publique sera tenu de saisir le prévenu surpris en flagrant
délit, » article qui devra permettre de réprimer les désordres, même en
cas de défaillance des autorités civiles. De son côté, Rogier, ministre de
l’Intérieur, invite le général commandant la garde-civique à convoquer ses
quatre légions, soit environ 6.000 hommes.
Le
Gouvernement pouvait-il faire davantage? Impossible, dira Rogier lorsque, le 25
avril, il plaidera non sans habileté la cause de ses collègues et la sienne
devant la Chambre. Vous nous accusez d’avoir été faibles, dira en substance le
jeune ministre de l’Intérieur. A qui la (page
22) faute, sinon à vous-mêmes, députés, qui laissez
dormir dans les cartons les projets de loi organique communale et provinciale,
déposés depuis un an par le Gouvernement, ainsi que les plans de réorganisation
de la garde civique dans les grandes villes? Paul Devaux, Jean-Baptiste Nothomb
et la plupart des esprits pondérés de la Chambre reconnaîtront le bien-fondé de
cette argumentation et aideront loyalement le cabinet à se tirer du mauvais
pas.
Deux
éléments d’ordre appuyèrent sans réticence l’action répressive du
cabinet : la magistrature et la gendarmerie. Dès 8 heures et demie, le 6,
le premier avocat général, ff. de procureur général,
avait écrit au procureur du roi, Bosquet : « Quelles que soient les
démonstrations impudentes du parti orangiste, l’honneur du pays comme celui des
hommes qui le gouvernent exigent que tout acte de vengeance cesse à l’instant,
la violence ne pouvant que nuire à la cause nationale et donner de la
consistance à un parti qui n’en a aucune. » (Archives Ville Dossier des
événements des 5 et 6 avril. Correspondance). Il lui avait ordonné de se concerter avec
les autorités communales et militaires. Deux heures avant son chef
hiérarchique, le ministre, il insistait sur le cas de flagrant délit,
permettant aux gardiens de l’ordre d’entreprendre une action immédiate,
« le tout sans préjudice aux mesures préventives que l’autorité municipale
doit, sous sa responsabilité, mettre à exécution ». On le voit, le premier
avocat général n’entendait pas que l’application directe de l’article 106 du
Code pût dégager en quoi que ce soit le bourgmestre des devoirs que lui imposait
la loi du 28 germinal. Il semblait particulièrement redouter une certaine
mollesse de sa part et prendre des précautions devant cette éventualité.
Mais voici
qu’il apparaît que les chefs militaires ne sont pas plus sûrs! A 11 heures,
Bosquet, « informé par la clameur publique et par des rapports
positifs » de la gravité des troubles, les requiert de saisir et de livrer
à la justice les personnes prises en flagrant délit. A 1 heure trois quarts,
nouveau et véhément réquisitoire : on ne lui a pas amené de délinquants
alors que les désordres continuent « à la face de la force armée ». Que
cette dernière supporte la responsabilité de ses fautes. Le pouvoir judiciaire
a fait, lui, tout son devoir.
(page 23) Comme les maréchaussées de tous
les pays et de tous les temps, la gendarmerie, consciente d’être détestée et
d’avance résignée à ce sort, a bravement fait son devoir, mais ce d’une manière
stricte et sans la moindre apparence d’excès de zèle. Dès le 5 au soir, le
lieutenant commandant la brigade du Brabant a consigné ses hommes et les a fait
coucher tout habillés. A 9 heures et demie du matin, il a reçu le réquisitoire
du procureur Bosquet. Familiarisés avec l’article 106, les gendarmes se sont
efforcés d’arrêter les personnes surprises en flagrant délit, « tout en
déférant aux réquisitions légales de l’autorité ». Mal soutenus,
copieusement hués, peu nombreux d’ailleurs, ils ont fini par constater leur
impuissance. Après le pillage de l’hôtel de Béthune, le lieutenant, toujours
calme, s’est rendu avec sa poignée d’hommes place des Palais et s’en est référé
aux décisions du colonel Rodenbach (Musée de l’Armée. Dossier des
troubles Rapport déjà cité du lieutenant commandant la gendarmerie).
Que penser
du rôle du bourgmestre Rouppe? Le ministre des Affaires étrangères ad interim, Félix de Mérode, fort en peine de faire bonne
contenance devant les critiques de l’étranger, en ferait volontiers un bouc
émissaire. Dietrichstein, écrivant à Metternich, le
qualifie de « jacobin fieffé ». Pour Thonissen,
au contraire, Rouppe reste « le digne magistrat
». Nous l’avons déjà vu à l’œuvre le 5.
Dans la soirée il a requis le commandant de place Rodenbach de consigner à la
disposition des commissaires de police trois compagnies d’infanterie et un
demi-escadron de cavalerie. Vers minuit il réclame des « forces
suffisantes » pour le maintien de l’ordre. Un peu plus tard encore il
requiert l’envoi de renforts de Malines et d’Alost.
Mais lui
aussi est surpris par les événements du 6. La représentation de la Muette,
annoncée pour le soir, lui donnait seule des inquiétudes. Il court à l’hôtel d’Ursel et ordonne aux commissaires de faire des sommations.
Pendant toute la matinée, ses réquisitions à la force armée se suivent, brèves,
précipitées : envoi de patrouilles aux endroits menacés, protection des
légations, appels à la compagnie de Sûreté, rassemblement de la garde civique!
Vers une heure après-midi, nous le retrouvons, pâle, abattu, au seuil du salon
où siègent les (page 24) ministres. Il vient avouer son
impuissance et leur remettre ses pouvoirs. Tout en l’appelant « cet
imbécile », se surpassant « en grotesque et en vulgaire », la Reine doit
reconnaître que « lui au moins a agi... lentement, mais avec courage et
bonne volonté. » (Lettres de Louise-Marie, pp. 31 et 34).
Pourquoi,
parmi les autorités, cet abandon, ce fatalisme, ce découragement général, à
peine relevé, par-ci par-là, d’un éclat de colère, d’un bref sursaut de
volonté ? Tout simplement parce que les deux agents essentiels de la
répression : la garde civique, l’armée, ont manqué à leur devoir de faire
respecter la loi. Donnant un exemple d’indiscipline collective, dont je n’ai
pas retrouvé le pareil au cours de mes recherches sur l’histoire contemporaine
de la Belgique, la garde civique, corps spéciaux inclus, a bravé les ordres de
Rogier, de Rouppe, et a refusé de se réunir! Les rapports des quatre chefs de
légion au général Nypels, commandant en chef, sont
concordants : les 6,000 hommes de la garde ont préféré désobéir plutôt que
d’empêcher le châtiment des orangistes. Seuls quelques officiers des chasseurs Chasteleer ont, le 6, à la nuit tombante, su - en faisant
office de soldats - sauver du pillage la maison du banquier Missel-Blisselt, rue Saint-Christophe, et refouler à la baïonnette
les émeutiers jusqu’à l’église des Riches-Claires.
Lorsque
nous étudions les rapports des autorités militaires, celles-ci paraissent au
premier abord avoir fait le nécessaire (Musée de
l’Armée. Rapport du colonel Criquillion au général
Evain, ministre de la Guerre, le 9 avril. Rapport du colonel Rodenbach au même,
le 10). Le commandant militaire du Brabant a reçu,
dès le 5, 4 heures de l’après-midi, un avertissement de M. François,
administrateur de la Sûreté (informé le premier de la fermentation par ses
agents secrets), et un appel à la coopération de M. de Coppin,
gouverneur civil de la province. Il a aussitôt invité le colonel Rodenbach, sou
subordonné, à prendre des mesures, de concert avec la police. Le 6, apprenant
le pillage de l’hôtel d’Ursel, il a couru chez le
ministre de la Guerre. Bref, il assure avoir fait « tout ce qu’il a été
humainement possible de faire, vu les circonstances ». Rodenbach rappelle que,
dans la nuit du 5, il a dirigé lui-même le service des patrouilles. Le 6,
alerté à 8 heures et (page 25) un
quart par un « garde de ville », il a mis la garnison sous les armes.
Comme Criquillion, il se plaint d’avoir eu trop peu
d’hommes à sa disposition (L’Indépendant
donne comme chiffre de la garnison de Bruxelles 2.400 hommes : le 5ème de ligne
et quatre escadrons de guides) ; il a dû les disséminer partout à la fois, là où s’opéraient les
dévastations, là aussi où l’on pouvait en redouter. Au surplus, il rejette sur
Rouppe la responsabilité de la catastrophe le bourgmestre s’est, dans la nuit
du 5, nettement opposé à l’usage de la force.
Ce à quoi
le procureur du roi, De Bavay, ripostera, dans son réquisitoire du 13 août, aux
Assises de Mons: « Vous deviez appeler des renforts en temps utile,
consigner toutes les troupes, faire camper la cavalerie sur les places
publiques, placer une compagnie d’infanterie dans chaque maison menacée. Les
pillards n’auraient pu tenir bon devant de pareilles mesures! »
En vérité -
et cela, ni Criquillion, ni Rodenbach n’osent le
confesser - l’action du militaire a été paralysée par quatre facteurs: la
confusion dans le commandement, l’hostilité des officiers à l’égard des
autorités civiles, l’inertie volontaire - du plus haut gradé jusqu’au moindre
soldat - en présence d’un sursaut de colère patriotique, et l’indiscipline de
la troupe.
Les ordres
ont été donnés au petit bonheur. Ce sont des « chuchotements
continuels. » (Déposition
du capitaine des guides Lahure devant la cour
d’assises du Hainaut).
Le colonel du 5ème de ligne, Vandevivere de Cockelberghe, se plaint amèrement d’avoir été laissé sans
instructions. Ce vétéran des guerres de l’Empire semble avoir perdu la tête et
demande, ici à un commissaire de police, là à un jeune lieutenant de cavalerie
: « « Que dois-je faire ? » (Les
événements du 6 furent fatals à l’avancement du pauvre colonel. Cf. Musse de
l’Armée. Dossier des officiers n°1391. Ce renseignement m’a été très
obligeamment communiqué par M. Wihmet, chef de la
section des archives au musée). A la fin de la matinée du 6, lors du pillage de la vaste carrosserie Tilmont, à quelque cent mètres hors de la porte de Laeken,
une colonne de 50 guides refuse, en dépit des exhortations du commissaire Courouble, de sortir de la ville, le (page 26) domaine hors des murs étant du ressort du commandant
militaire du Brabant (Arch. Ville. Rapport du commissaire Mahieux, de la 1ère section). Et cependant, du point où ils se trouvent,
les soldats peuvent apercevoir le peuple défonçant les voitures à coups de
marteau ou les précipitant dans le canal, du haut de la berge de l’Allée Verte!
Le
procureur De Bavay reproche aux commissaires de police leur négligence et même
leur lâcheté. Je crois ce jugement trop sévère. Sans doute, il est arrivé que
des commissaires ont dit, devant une maison déjà dévastée : « Il est
trop tard pour faire des sommations. » (justification
du colonel Vandevivere), ou, devant des mutins trop
nombreux : « Que voulez-vous que je fasse, ils ne m’écouteront pas! »
(déposition du capitaine des guides, Georges d’Espinois). Mais, d’une manière générale, les commissaires
se sont multipliés, courant aux endroits menacés, allant en fiacre chercher des
renforts à la caserne Sainte-Elisabeth (Arch.
Ville. Rapport du commissaire Mahieux, de la 1ère
section. Ce
fut le cas pour les commissaires Mahieux, Courouble et De Waegeneer), guidant les patrouilles dans le
dédale des rues de l’ancien Bruxelles.
Rodenbach a
posé le principe : au bourgmestre de guider la répression! Mais quand le
commissaire de police Stuckens, ceint de son écharpe,
somme un officier du 5ème de disperser les pillards chez Schovaers,
celui-ci répond « Je n’ai pas assez de monde ! » (Arch. Ville. Rapport de la
2ème section). Quand
l’assesseur Devis, de Molenbeek, invite pour la
troisième fois le capitaine des grenadiers du 9ème de ligne de faire cesser le
sac de la carrosserie Tilmont, celui-ci
riposte : « Je n’ai pas d’ordres ! » (Musée de
l’Armée. Dossier des troubles, Action en réparation du sieur Tilmont contre la commune de Molenbeek.
Lettre de l’avocat Mascart au ministre de la guerre, 24 février 1838). Quand les 50 guides qui ont tant
redouté de pénétrer dans la sphère d’action du colonel Criquillion
remontent à la queue leu leu de la porte de Laeken vers leur caserne et quand
le commissaire Courouble leur désigne une bande de
forcenés en action du côté de la rue de l’Evêque, le capitaine Devillers rétorque placidement : « Je dois suivre
ma route! s Ailleurs encore, un chef militaire
établira un distinguo entre les (page 27)
exhortations de Courouble au peuple et de véritables
sommations !
En somme,
le bourgmestre aura raison lorsque, défendant ses subordonnés à la Chambre, le
28 avril, il dira : Comment peut-on accuser d’impéritie une poignée de
malheureux commissaires de police, alors que l’armée elle-même n’a rien su
empêcher!
Rouppe met
d’ailleurs le doigt sur la plaie : la vraie cause de l’apathie des
militaires - dit-il ce même jour - c’est « l’aversion de répandre le sang
belge ». Les orangistes et les internationalistes eussent vraiment été trop
contents. Déjà Rogier avait porté l’attention de la Chambre sur ce point, dans
son rapport, lu le 22 avril. Alors que les Hollandais stationnaient, l’arme au
pied, à la frontière, les provocations de la « presse jaune » avaient
exaspéré jusqu’aux plus modérés. Le roi lui-même avait employé les mots
« d’indignation nationale » devant Dietrichstein,
venu au Palais - on s’en souvient - dès le 6 au matin pour obtenir la
répression immédiate des troubles. Tout le monde avait encore présentes à
l’esprit les réactions populaires qui, eu mars 1831, lors de la trahison du
général Van der Smissen, avaient arrêté net le
foisonnement des complots orangistes. Alors aussi la troupe et la garde civique
avaient froidement, obstinément, refusé de s’opposer à la vindicte populaire (« Les
Orangistes ici sont connue une classe à part, hors du droit commun. Le peuple
ne les considère que comme l’avant-garde des Hollandais et croit qu’il peut
impunément les traiter en ennemis. (Louise-Marie à Marie-Amélie, le 8 avril,
loc. cit.,
p. 34.))
Voilà donc
pourquoi le colonel Rodenbach donne pour mot d’ordre à ses
officiers : « Evitez toute collision ! » Comment aurais-je
pu procéder aux multiples arrestations que réclamait de moi le commissaire Bartholeyns ? dit le général Gérard devant les Assises, le
5 août. Ces pauvres gens criaient « Vive le Roi! ». « C’étaient
(écrit Louise-Marie à sa mère) des amis du Gouvernement, des gens... bien
intentionnés jusqu’au désordre, bienveillants jusqu’à la barbarie et au
vandalisme, ... qui marchaient gaiement, froidement, imperturbablement à la
dévastation comme à l’exécution d’un devoir. » Si tel est le sentiment de
la Cour et des chefs, peut-on exiger d’un lieutenant qu’il fasse évacuer,
surtout par la force, un immeuble envahi? L’opération en soi n’est déjà guère
commode. Comment la mener à bien sans (page
28) défénestrations, sans effusions de sang, sous les yeux de cent
spectateurs qui, au premier ordre donné trop sèchement, huent à pleine voix le
bourreau, la brute, « l’orangiste »!
Enfin, il y
eut des cas flagrants d’indiscipline, dans cette armée de soldats jeunes,
énervés, trop imprégnés encore de cet esprit de laisser-aller, de fronde
hargneuse qui avait si fâcheusement caractérisé la campagne de Dix Jours. «
C’est une vérité mélancolique (a melancholy truth), » écrit sir Robert Adair, « les soldats
riaient au nez de leurs officiers. » Retournons à la carrosserie Tilmont. Dans la grande cour, l’infanterie (70 hommes du
9ème de ligne) se trouve « pêle-mêle avec les pillards » (Musée
de l’Armée. Rapport du maréchal des logis de gendarmerie Théophule
Larose à son lieutenant, le 6 avril). Les soldats descendent dans les
caves et y boivent les bouteilles, à même le goulot. Ils refusent de
« faire silence sur les ordres des officiers..., vomissent dans les
chambres ! » (Arch. Ville Rapport du commissaire De Waegeneer). Les commissaires de police pénètrent dans les ateliers. Ils font
« sortir le monde à coups de pied et à coups de poing ». Docilement,
les envahisseurs redescendent dans la cour. Mais les soldats les hissent sur
leurs épaules et les font rentrer par les fenêtres! L’autorité est bafouée; la
scène tourne à la rigolade énorme.
A 1 heure
de l’après-midi, toujours ce même dimanche 6 avril, le Cabinet se réunit de
nouveau au Palais. Les nouvelles sont mauvaises. Vers midi, une intervention
personnelle du roi Léopold, « outré de la lâcheté des uns et de la bêtise
des autres » (Louise-Marie à Marie-Amélie, le 8 avril, loc. cit., p.
34.: le Roi était « par moments pâle et tremblant de colère ».), n’a donné aucun résultat. Le
souverain s’est rendu à cheval, entouré de son état-major, à l’hôtel du prince
de Ligne. Il a prononcé des paroles d’apaisement et a été acclamé. Mais
aussitôt qu’il est rentré au Palais, les pillards ont entrepris le saccage de
l’hôtel de Trazegnies, à dix pas de là, rue Ducale,
malgré la présence des troupes!
Les
protestations scandalisées d’Adair, de Dietrichstein,
se multiplient. (page 29) L’« anarchie » en
Belgique va soulever de dégoût l’Europe, déjà si mal disposée envers notre
pays. Le Gouvernement ne comprend-il donc pas qu’il se trouve en présence d’une
« vaste conspiration européenne démagogique », qu’il est la dupe du
« rebut de toutes les sociétés ? » (DE RIDDER loc. cit.
Dietrichstein à Metternich,
le 7 avril). La Reine
écrit à sa mère : « Si la canaille s’en mêle et que ce ne soit pas fini
avant la nuit, cela peut devenir sérieux! »
L’argument
porte. Certes, Lebeau et ses collègues sont convaincus, dans leur for
intérieur, qu’il n’y a pas trop lieu de craindre l’entrée en scène du groupe
républicain du Courrier belge et des
réfugiés politiques italiens, polonais ou français. Ces derniers, membres de la
Société des Droits de l’Homme récemment
dissoute par le Gouvernement de Louis-Philippe, ne représentent - tout compte
fait - que « quelques barbes de bouc ». (DE
MER0DE-WESTERLOO, Souvenirs, pages citées supra). A la fin de toute cette journée de
désordres, la gendarmerie n’aura saisi qu’un drapeau rouge, à la Cantersteen (Musée de l’Armée Rapport du
lieutenant commandant la gendarmerie).
Mais le Cabinet est enchanté d’avoir un
prétexte pour pouvoir enfin sortir de sa demi-torpeur, sans heurter de front
l’opinion publique. S’il fallait à tout prix donner une leçon aux orangistes
militants, eh bien, elle a été donnée. Il y a vraiment trop de canaille dans
les rues, trop de spectacles hideux, trop de mollesse et d’indiscipline du côté
des représentants de l’ordre. A ce moment, Lebeau regrette d’avoir établi un
chevauchement entre l’application de la loi du 28 germinal et celle de
l’article 106 du Code d’instruction criminelle. D’une part, Rouppe et ses
commissaires de police ont considéré que la constatation du flagrant délit
rendait les sommations superflues; de l’autre, les autorités militaires ont
prétendu ignorer l’article 106 et tout attendre des sommations (Elles
avaient quelque bonne raison pour ce faire. Quelques semaines auparavant, elles
avaient fait disperser à la baïonnette les groupes de jeunes gens qui, à
Bruxelles, à Gand et à Louvain, avaient protesté par des charivaris contre la
prochaine création d’une Université catholique à Malines. L’opinion publique
s’était inquiétée de ce zèle. « On prostitue les soldats à défendre la
calotte contre le peuple, » écrivait une feuille libérale. Et le procureur
général avait sèchement rappelé aux autorités militaires qu’il existait une loi
du 28 germinal dont il fallait respecter les dispositions. La leçon n’avait pas
été oubliée. (THONISSEN, loc ;
cit.,
p. 187.))
(page 30) A 2 heures, exactement, le Cabinet
décide de confier au pouvoir militaire le droit d’agir sans intervention du
bourgmestre. Un second décret donne pleins pouvoirs au général Hurel, un Français, chef de l’état-major général. Comme par
un coup de baguette magique, la confusion et l’inertie cessent. Maintenant
qu’ils sont devant une situation claire, les commandants des troupes sont
galvanisés. Eux aussi, d’ailleurs, commencent à s’alarmer de la démoralisation
provoquée par les pillages au sein de la troupe.
Dès 2
heures et demie, sir Robert Adair voit quatre dragons (l’éminent diplomate
désigne nos guides sous ce vocable) charger la foule, sabre au clair, à l’hôtel
de Ligne, et provoquer une fuite en panique! Rodenbach envoie ses lanciers et
ses guides au secours des gendarmes. Rouppe, Rogier, font
afficher des proclamations condamnant « les fauteurs de désordre et
d’anarchie ». Se souvenant de ses périlleuses missions, en 1830-1831, le
ministre de l’Intérieur parcourt crânement les rues, à cheval, et harangue le
peuple (Au parvis Sainte-Gudule, un ouvrier essayera de le
désarçonner au moyen d’un croc en fer).
Sur les
routes convergeant vers Bruxelles, les renforts affluent
maintenant deux escadrons de lanciers de Malines, une batterie d’artillerie de
Vilvorde, une de Waterloo, à 5 heures. A 9 heures du soir, la ville a l’aspect
d’un « camp retranché ». Le 9ème de ligne, venu de Malines, trois bataillons du
10ème, venus de Louvain, barrent les rues, patrouillent, organisent des postes.
Lanciers et guides allument de grands feux sur les places publiques. Un dernier
essai de pillage, celui du cabaret des Quatre-Vents, au « pont de fer », est
arrêté net par une charge de cavalerie. Cent quinze émeutiers sont conduits aux
prisons de l’Amigo et des Petits-Carmes.
Il est
curieux de constater combien, après cette flambée, le calme renaît aussitôt
dans les esprits. « L’émeute a été comme une bourrasque ... qui, une fois la
pluie tombée.., laisse le ciel plus serein qu’auparavant. » (Louise-Marie
à sa mère, le 8, loc ; cit.
p. 35)Le ton des
journaux, le 7 et jours suivants, est modéré; les polémiques entre feuilles
gouvernementales et orangistes (page 31)
ont lieu sur un ton académique « Plusieurs signataires de la souscription... se
promènent au grand jour dans les rues sans être inquiétés. » (Louise-Marie
à sa mère, le 8.)
Plusieurs personnes font cependant insérer dans la presse des notes, priant le
public de ne pas les confondre avec des homonymes, inscrits sur les trop
fameuses listes.
Dans les
milieux dirigeants, chacun s’efforce de justifier le gouvernement aux yeux de
l’étranger. M. de Mérode envoie d’habiles circulaires aux diplomates belges
accrédités dans les grandes capitales. Le secrétaire du roi, Jules van Praet,
contrebat, par des messages à Sylvain Van de Weyer, notre représentant à
Londres, l’effet des lettres de sir Robert Adair. Cette tactique est plus que
nécessaire. En mai, le prince de Ligne ira proclamer à Vienne, à la cour et en
ville, que Léopold Ier est le « fanal de l’anarchie, la sentinelle avancée de
la propagande révolutionnaire en Europe! »
En
exécution de la loi du 28 vendémiaire an VI, non encore abrogée, vingt-cinq
étrangers, orangistes ou républicains, sont expulsés du territoire. Ce sont des
Français, des Hollandais, des Polonais, des Italiens. On y retrouve les noms de
Cabet, l’auteur de l’Icarie, de
Froment, polémiste au service de Guillaume Ier, de Joachim Lelewel.
En ce qui concerne l’illustre proscrit polonais, la mesure de bannissement sera
heureusement aussitôt rapportée.
Deux fois
encore, en 1834, les affaires d’avril devaient apparaître an premier plan de
l’actualité lors de leur discussion à la Chambre (22 - 29 avril) et lors du
procès de Mons (15 juillet - 17 août). Comme je l’ai dit plus haut, l’attaque
au Parlement, bien que marquée d’une véhémence rare à cette époque, ne fut pas
des plus méchantes. MM. Dubus et Ernst présentaient un projet d’adresse au roi,
blâmant la conduite des ministres. Ces derniers insistèrent sur le caractère
provocateur de la manœuvre orangiste, qui justifiait en une certaine mesure la
fureur populaire (De son côté, la Reine écrivait à Marie-Amélie: «
Sans leurs provocations, sans leur impudence toujours croissante, ils (les
Orangistes) auraient été bien tranquilles, comme par le passé. Cette fois la
leçon a été bonne; j’espère qu’ils s’en souviendront. » Loc. cit., p.
34). La foule s’était
montrée plutôt débonnaire. (page 32) Sept
entrées de blessés seulement furent enregistrées le 6 à l’hôpital Saint-Jean.
Encore ces victimes figuraient-elles parmi les « vengeurs »! (Le
serrurier Benjamin Francq reçut une table sur la
tête; le jeune compositeur Victor Van Laerbeek,
habitant aux Marolles, fut foulé aux pieds par les chevaux des guides, etc.
(Arch. Ville. Dossier des événements.)) Que signifiait ce chiffre en comparaison du lugubre bilan des émeutes
de Lyon, commencées le 9 avril, de l’insurrection de la rue Transnonain,
étouffée dans le sang par Bugeaud le 14 ? Au bout de quelques séances,
Barthélemy Dumortier tira la moralité de l’histoire : « En définitive, les
orangistes n’ont que ce qu’ils ont cherché: ils ont voulu le pillage et le
pillage leur est arrivé! » (Moniteur du 28 avril, cité par
THONISSEN, loc. cit. p. 183). Et comme les catholiques, spécialement le
groupe menaisien des Vilain XIIII, ne désiraient pas
culbuter le ministère sur une question aussi scabreuse, le blâme fut repoussé
par 51 voix contre 27.
Ceci
n’était qu’un aspect de la critique. Alors qu’elle jugeait la répression trop
molle, la motion Dubus-Ernst considérait au contraire comme trop rigoureuse
l’attitude des ministres envers les réfugiés politiques étrangers.
« Haïssant l’anarchie autant que le despotisme », l’honorable M.
Ernst déclarait, tout comme son collègue Henri de Brouckere, les expulsions
« illégales et inopportunes ». Je ne m’attarderai pas à l’analyse de
la longue démonstration juridique de Lebeau, visant à établir la légitimité de
l’application de la loi du 28 vendémiaire. Ici le Cabinet eut le même nombre de
défenseurs, mais l’opposition augmenta de cinq unités. Le groupe Adair-Dietrichstein se montra très mortifié de ces votes.
Sagement,
notre Premier laissa tomber des projets de loi dont on avait parlé dans la
fièvre du moment et dont les diplomates réactionnaires s’étaient promis
merveille : multiplication des expulsions, contrôle de la police par le roi (Le
Roi y tenait cependant beaucoup. « Léopold dit qu’il n’aura pas de repos qu’il
n’ait une police, quelque petite qu’elle soit. » (Louise-Marie à Marie-Amélie,
le 10 avril, lot. cit., p. 35.)). En revanche, comme les troubles d’avril n’avaient pas réduit
l’insolence des orangistes, Lebeau déposa, le 15 mai, un projet de loi frappant
de pénalités sévères les discours, (page
33) écrits, gravures, affiches, etc., appelant la restauration des Nassau.
Il ne fut permis d’arborer ni cocardes, ni insignes de pays étrangers sans
l’autorisation royale. Cette loi fut votée au début de juin, presque à
l’unanimité des voix.
Sur la
demande du ministre de la Justice, l’affaire des troubles avait été évoquée,
dès le 8 avril, par la Cour d’appel de Bruxelles. Septante-sept accusés furent
renvoyés devant la Cour d’assises, du Hainaut. Le procès de Mons eut cette
allure familière, débraillée, qui imprima sa marque à presque toutes nos
manifestations de vie publique au cours des premières années d’indépendance.
Encadrés de gendarmes, les accusés se chamaillent, interpellent cocassement les « gardes-de-ville » et les
innombrables témoins. « Le Bon Dieu devrait sécher votre langue dans votre
bouche, a crie l’inculpé De Ridder à deux officiers
de cavalerie qui l’accusent d’avoir caché des objets volés sous son
sarrau. » (Les débats sont reproduits au jour le jour dans
les journaux du temps à partir du 17 juillet. Voir notamment le Moniteur et l’Indépendant).
Le
réquisitoire du procureur du roi, M. De Bavay, fut prononcé le 13 août. En
vérité, il fut infiniment plus sévère pour les autorités, tant civiles que
militaires, que pour les fauteurs de troubles. Le ministère public renonça à
l’accusation en faveur de dix inculpés, accorda le bénéfice du doute à
trente-quatre autres, et fit lui-même valoir beaucoup de circonstances
atténuantes. Ces pauvres diables avaient cru « faire ça pour le roi »
et avaient, au surplus, été approuvés par la troupe. Seuls Abts,
considéré comme l’auteur de l’Appel au
peuple, Donies, considéré comme l’animateur des
bandes, et l’imprimeur Crickx furent poursuivis avec
une certaine véhémence. Les maîtres du barreau de Mons, les Dolez, les Defuisseaux père (l’avocat Fontainas
et un de ses collègues étaient seuls venus de Bruxelles), eurent une tâche
assez commode, dont ils s’acquittèrent d’ailleurs avec autant d’éclat que de
bonheur.
Le 17 août,
à 7 heures du soir, le jury répondit par la négative aux deux cent
quatre-vingt-huit questions qui lui avaient été posées ! (THONISSEN,
loc. cit.,
p ; 195, note 1).
Chacun se rendait compte de ce que « les vrais coupables n’étaient pas assis
sur le banc des accusés ! » La fin du procès fut des plus pittoresques. La
plupart des inculpés étaient indigents. Ils demandèrent de pouvoir passer
encore une nuit en prison. Une souscription, en tête de laquelle nous
retrouvons les noms du président des assises, le conseiller De Gamond, du procureur De Bavay, des juges, des avocats, du
président et des membres du jury, fut ouverte en leur faveur. Le retour se fit
en chars à bancs. Quelques jeunes gens s’étaient portés à la rencontre des
acquittés jusqu’à lui. La rentrée dans la capitale se fit néanmoins sans
encombre (Le Libéral,
de Bruxelles, n° du 20 août 1834).
L’affaire
d’avril 1834 eut quelques répercussions sur notre vie politique. Déjà défiant
par nature envers ce qu’il appelait le « romantisme libéral », Léopold Ier
avait jugé sévèrement l’attitude assez faible du général Evain, « mi-mort et
rapetissé de trois pouces » (écrivait humoristiquement la fine plume de
Louise-Marie), dans la matinée du dimanche. A partir de ce moment, il eut, à
Laeken, des entretiens fréquents avec deux leaders catholiques en vue, MM. de
Muelenaere et de Theux. Atteints dans leur sentiment de dignité par ce défaut
de collaboration intime entre la Couronne et le Cabinet, Lebeau et Rogier
donnèrent leur démission le 1er août 1834.
Le
ministère centre droit de Theux dura six ans et eut à réaliser une lourde
tâche. Il fit voter en 1836 les lois pour la province et pour la commune, lois
organiques dont le pays avait impérieusement besoin. Il eut aussi à régler la
pénible question des XXIV Articles, en 1839, après leur tardive acceptation par
Guillaume Ier.
Le vote de
résignation du 19 mars 1839, par lequel la Belgique perdait tout espoir de
conserver le Limbourg septentrional et le Luxembourg d’expression allemande,
eut tout au moins une conséquence heureuse : il anéantit l’orangisme. De
fait, les événements de 1834 lui avaient déjà porté un coup sérieux. Non au
lendemain des troubles, mais avec le recul de quelques mois, l’opposition
orangiste se prit à comprendre la signification réelle des dévastations du 5 et
(page 35) du 6 avril. Le pays ne
voulait décidément plus d’elle, ni de ses méthodes, ni de ses projets. C’est à
partir d’alors que nous voyons les familles nobles cesser, l’une après l’autre,
de bouder la Cour. Leur ralliement leur fut facilité par l’absence de rancune
du sage Léopold Ier, par l’exquise aménité de la reine Louise-Marie. Quant aux
bourgeois laïcisants et aux industriels, ils
entrèrent progressivement dans les rangs du libéralisme doctrinaire. Dès 1840,
Théodore Verhaegen sera une des figures marquantes du Parlement. La suppression
des subsides par Guillaume Ier, la puérilité fanfaronne des derniers
conspirateurs feront le reste. Si c’est vraiment l’orangisme qui a provoqué,
volontairement, les désordres de 1834 en vue d’une régénération par le
sacrifice, on peut dire que celui-ci aura été vain et que les derniers
partisans des Nassau ont commis plus qu’une faute : une maladresse.