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de Smet de Naeyer Paul (1843-1913)

Biographie

(Extrait du Vingtième Siècle, du 9 septembre 1913)

Mort du comte de Smet de Naeyer

Ainsi que le faisaient malheureusement prévoir les bulletins de santé publiés ces jours derniers, le comte P. de Smet de Naeyer, ancien député de Gand, ancien ministre, ancien chef de cabinet, membre du Sénat et ministre d’Etat, directeur de la Société Générale, est mort, dans la nuit de mardi à mercredi, en son hôtel de la rue de la Science, à l’âge de 70 ans.

Avec lui disparaît l’une des grandes figures du Parlement actuel ; la politique financière de M. de Smet de Naeyer peut avoir été âprement discutée, mais nul ne contestera que dans sa gestion des intérêts publics il ait fait preuve d’une activité, d’une intelligence et d’une clairvoyance qui achevèrent la merveilleuse évolution économique de la Belgique au cours du dernier quart de siècle.

C’était presque un vétéran du Parlement belge. Industriel gantois, il fut élu représentant pour la première fois en 1886 et fut constamment réélu jusqu’en 1908. A cette date, il ne sollicita plus le renouvellement de son mandat à la Chambre, mais peu de temps après le Conseil provincial de la Flandre orientale lui offrait un mandat de sénateur.

Dés son entrée à la Chambre, il donna à son activité l’orientation à laquelle il ne cessa d’être fidèle et fit surtout de la politique économique. Il soutenait le projet Dumont qui établissait des droits d’entrée sur la viande et les bestiaux ; il collaborait activement à la discussion de la loi sur les habitations ouvrières et sur la contribution personnelle ; il était rapporteur de la loi créant une taxe sur les débits de boissons alcooliques.

Ainsi, par un travail opiniâtre, M. de Smet de Naeyer s’était acquis à la Chambre une place de premier plan et quand la commission de révision de la Constitution eut adopté le système électoral basé sur l’occupation et l’habitation, ce fut lui qu’elle chargea de défendre le projet devant la Chambre. Le rapport que M. de Smet de Naeyer rédigea sur cette question est et restera un modèle du genre ; on y retrouve les qualités natives de son auteur, de l’opiniâtreté, de la combativité, de la précision, une documentation, des vues originales et personnelles.

Mais le système paraissait trop compliqué, il ne rompait pas suffisamment avec le vieux système du cens : il fut repoussé.

M. de Smet de Naeyer n’en restait pas moins une des premières personnalités du Parlement et ainsi il advint qu'en 1894, il recueillit la succession de M. Beernaert comme ministre des Finances.

Il sut faire preuve, dès les premiers jours, d’esprit personnel. Dès le début de la session de 1894-1895, il exposa le plan général de la réforme fiscale dont il comptait poursuivre la réalisation, pourvu que le Parlement lui prêtât longue vie ministérielle. Il se prononçait contre l’impôt progressif, mais admettait un impôt dégressif ; il affirmait la nécessité d’une nouvelle péréquation cadastrale, qui devait aboutir à un dégrèvement de la contribution foncière ; en ce qui concerne la contribution personnelle, il se prononçait pour une modification des bases de la loi de 1822, dans le sens d’une plus exacte proportionnalité.

Il ne lui fut pas donné, au cours de son premier passage aux affaires (1894-1898) que de réaliser une partie de ce programme, mais son nom restera attaché à quelques initiatives et à quelques résolutions importantes. C’est ainsi qu’il soutint avec une prudence énergie l’œuvre africaine, qu’il accorda son concours éclairé à la participation de la Belgique dans le chemin de fer du Congo : qu’il fit voter la révision des lois d’accises sur les sucres, les glucoses et les tabacs ; qu’il fit réduire les droits d’enregistrement sur l’acquisition de la petite propriété rurale. L’arrondissement de Bruxelles en particulier n’a pas oublié avec quelle largeur de vues il intervint dans l’organisation des installations maritimes.

M. de Smet de Nayer, qui, à la mort de M. de Burlet, lui avait succédé comme chef de cabinet (1896), dut abandonner le pouvoir en janvier 1899. Proportionnaliste convaincu, M. de Smet de Naeyer attacha sa fortune politique à la réforme électorale, et par une surprise bizarre cette même R.P. qui l’avait fait tomber en janvier le ramena au pouvoir en août de la même année, à la retraite de M. Vandenpeereboom.

* * *

C’est ici que s’ouvre pour M. de Smet de Naeyer la période de grande et féconde activité. Il avait alors comme collaborateurs MM. Begerem, Cooreman, De Bruyn, de Favereau, de Trooz, Liebart, le général Cousebant d’Alkemade, qui presque tous conservèrent leurs portefeuille jusqu’en 1907.

Nous ne pouvons songer à reprendre ici par le menu le détail de l’œuvre législative accomplie par le ministère de Smet de Naeyer au cours de ces huit années.

C’est au cours de cette période qu’il fit triompher au Parlement les grands projets maritimes à l’exécution desquels la ville de Bruxelles attachait ses espoirs de relèvement économique. La question de « Bruges-Port de mer » et le projet qui créait de toutes pièces sur la côte belge un port gigantesque firent l’objet de débats passionnés, mais Zeebrugge fut créé. L’heure n’est pas encore venue de porter sur cette entreprise un jugement définitif, mais le chef du cabinet sut faire preuve de tant de persévérance et de tant d’opiniâtreté qu’il mena son œuvre à bonne fin.

Il déploya la même persévérance dans la question des installations maritimes d’Ostende, et c’est à lui que notre première cité balnéaire - qui du reste n’a pas ménagé au comte l’expression de sa reconnaissance – doit une belle part de son admirable transformation.

Cela fait, il tourna les yeux vers Anvers. Il convient de rappeler ici à l’attention publique l’audacieuse initiative dont fit preuve le chef de cabinet quand il présenta aux Chambres le projet qui devait assurer, croyait-il, la suprématie définitive du port d’Anvers, mais aussi faire de la position d’Anvers une forteresse de premier ordre, capable de jouer, le cas échéant, le rôle qui lui est assigné depuis plus d’un demi-siècle, du dernier boulevard de refuge suprême de l’indépendance belge.

Le projet avait été rédigé avec une habilité suprême. : il s’agissait d’amener Anvers à consentir les sacrifices qu’on demandait à la ville, en considération des avantages appréciables qu’on lui promettait.

On se souvient encore de la bataille parlementaire qui s’engagea autour de ce projet, bataille si formidable que le roi Léopold crut devoir donner de sa personne. A la cérémonie patriotique de la place Poelaert, il profita de l’occasion que lui offrait la commémoration du soixante-quinzième anniversaire de l’indépendance nationale pour convier les membres du Parlement à voter "le beau projet" qui leur était soumis.

Le Parlement fit preuve d’indépendance et délibéra passionnément. Le comte de Smet de Naeyer l’emporta. On le vit prendre la parole trois, quatre fois, pour la défense du projet. Il parla avec cette abondance nerveuse qui caractérisait son talent oratoire, mais il ne triompha des résistance qu’en se prêtant avec plus ou moins de bonne grâce à des transactions nécessaires.

* * *

En d’autres circonstances, il fit preuve de moins de souplesse et sa résistance à certaines tendances qui venaient de s’affirmer au sein de la droite finit par provoquer sa chute.

Il tomba sur la question de la limitation de la durée du travail dans les mines et sa chute fut provoquée par les fait des dispositions que fit introduire dans le projet de loi sur les mines un groupe de droite dont M. Beernaert était le principal inspirateur, que par le désaccord grave, flagrant, persistant, qui s’affirmait entre les tendances trop conservatrices du chef de cabinet et les tendances nettement démocratiques de ce qu’on appelait alors la « jeune droite ».

Par la tournure nature de son esprit, par son éducation première, M. de Smet de Naeyer était résolument hostile à l’intervention de la loi dans le domaine économique ou industriel et ses répugnances instinctives avaient quelque peine à céder, même quand un grave intérêt social réclamait la protection de la loi. Il ne comprenait pas cela : il avait foi dans le jeu naturel de la liberté et volontiers il eût dit que les ouvriers devaient être les propres artisans de leur protection et de leur relèvement.

Et comme à droite s’affirmait un vif mouvement dans le sens interventionniste, M. de Smet de Naeyer préféra se retirer.

Les quelques réserves que nous avons à faire sur la carrière ministérielle de M. de Smet de Naeyer ne nous empêcheront pas de rendre plein hommage à la plupart de ses initiatives dans le domaine économique. Il y fit même preuve d’une certaine audace et mis en œuvre cette théorie, dont la Belgique a recueilli jusqu’à présent le plus grand bénéfice, qu’un pays qui n’a pas à s’effrayer de recourir à l’emprunt et de gonfler sa dette, à la condition de n’affecter l’emprunt qu’à des dépenses productives et spécialement au développement de son outillage économique.

Ne nous attardons pas à discuter ce problème. Aussi bien, tous les successeurs de M. de Smet de Naeyer au ministère des finances, M. Liebaert comme M. Levie restent fidèles à cette théorie que combat périodiquement l’opposition.

M. de Smet de Naeyer eut les défauts de ses qualités. Il lui arriva peut-être parfois de voir trop grand.

Mais cette part faite des erreurs ou des faiblesses – et quel homme d’Etat peut se flatter d’en avoir toujours été exempt ? – il restera que M. de Smet de Naeyer a donné à la politique économique de la Belgique une impulsion féconde et vigoureuse, dont chaque jour nous recueillons les fruits.

Ses préoccupations économiques ne lui firent pas négliger les intérêts supérieurs dont il avait la garde, et ce serait diminuer singulièrement son œuvre que de méconnaître ce qu’il a fait pour le progrès des idées catholiques dans notre pays. Le parti catholique lui doit aussi d’avoir vu s’affirmer de plus en plus son caractère national et d »avoir fait des recrues toujours plus nombreuses parmi les hommes que guide avant tout la préoccupation de l’intérêt du pays. Catholiques, protestants ou juifs, tous ceux qui ont au cœur le respect de la liberté et le souci de la grandeur nationale ont leur place chez nous. Pour l’avoir dit et prouvé, le comte de Smet de Naeyer mérite une reconnaissance que nous ne lui marchanderons pas.

Parmi les hommes d’Etat auxquels le parti catholique doit d’avoir gardé si longtemps la confiance du pays, le comte de Smet de Naeyer occupe une des premières places. Travailleur infatigable, il n’a travaillé pour son parti qu’en servant son pays. Ce fut un grand ministre et le parti catholique a le droit d’en être fier.

C’est, répétons-le en terminant ces notes trop rapides, une des grandes figues de la Belgique politique que la mort vient de frapper et le pays gardera le souvenir ému de l’homme qui sut prouver une foi ardente dans ses destinées et dans son avenir, et faire beaucoup pour que ces destinées et cet avenir soient grands et heureux.


(Extrait du Vingtième Siècle, du 9 septembre 1913)

Quelques détails biographiques

M. Paul de Smet de Naeyer était né à Gand le 13 mai 1843.

Il fut créé ministre d’Etat dès après son premier passage aux affaires, en 1899, et plus tard le roi Léopold voulut, en le créant comte, reconnaître les services qu’il avait rendus au pays. Le défunt roi lui donna d’ailleurs de nombreux témoignages de son estime particulière et lorsqu’en 1907, le comte de Smet de Naeyer abandonna pour la seconde fois le pouvoir, le souverain tint à lui faire personnellement visite au ministère des finances.

Tous ceux qui ont connu le comte de Smet de Naeyer garderont de lui le souvenir d’un travailleur infatigable.

Son activité fiévreuse ne connaissait pas de repos. Il travaillait nuit et jour et plus d’une fois il se contenta, au lieu de se mettre au lit, de sommeiller quelques heures au milieu de ses dossiers, allongé tout habillé sur un canapé. Habitué à ces méthodes de travail un peu déroutantes, il lui arrivait de faire appel au concours de ses fonctionnaires à toute heure du jour et de la nuit et son passage au ministère des finances est resté légendaire à ce point de vue.

La fièvre qui l’animait ne l’abandonnait pas dans l’hémicycle parlementaire. Il fallait le voir au « banc des douleurs » suivant l’expression humoristique de Malou, sa plume court, bondit sur le papier, recueillant force notes. C’est un cerveau en ébullition ! Puis il se lève, avec la même nervosité, pour prononcer son discours. Tout de suite, il prend une allure d’ « express », sans grande préoccupation de la forme. C’est le cauchemar des journalistes ! Cependant, en dépit de cette fièvre d’élocution, il réalise, par la sève et la richesse de son argumentation, le type de nos jouteurs parlementaires de première lignée. Il s’entend très bien à retourner contre l’adversaire ses propres prémisses, à l’acculer à la conclusion qu’il veut esquiver.

Tempérament politique rappelant l’homme d’Etat anglais ; talent aussi puissant qu’original ; capacité exceptionnelle d’application à l’étude et au travail.

Malgré tout, on s’use à ce régime et il a fallu au comte de Smet de Naeyer une constitution de fer pour mener cette vie si longtemps, sans qu’on pût même soupçonner son âge avancé.

Il a travaillé jusqu’au bout avec la même ardeur, se consacrant dans les fonctions que la Société Générale lui avaient confiées, au développement de ce commerce et de cette industrie qui avaient toujours été l’objectif de son labeur.

M. de Smet de Naeyer était décoré des grands cordons de l’Ordre de Léopold, de la Légion d’Honneur, de l’Ordre du Sauveur, de l’Ordre de l’Osmanié, de L’Ordre de N.-D. de la Conception de Villa Viçosa, de l’Etoile de Roumanie, de la Grande Croix de la Couronne de Bavière et de l’Aigle Rouge de Prusse et de la première classe du Lion et du Soleil.

* * *

La mort

Le comte de Smet de Naeyer s’est éteint doucement, mardi, un peu avant minuit. Vers 10 heures et demie, il dit à la sœur de charité qui le soignait : « Je vais mourir. Je le sais. Je voudrais avoir près de moi le prêtre et le médecin. »

Quelques instants après, son désir était satisfait. Le docteur Bonmariage administra au malade un calmant qui paru le soulager ; mais un peu avant minuit, il s’éteignit sans souffrance dans les bras de la comtesse de Smet de Naeyer.

Il a vu venir la mort et l’a regardée en face ; il est mort en chrétien résigné et confiant et les sentiments dans lesquels il a reçu lundi les derniers Sacrements ont profondément édifié tout son entourage.

Suivant le désir qu’il en avait exprimé, ses funérailles auront lieu dans la plus stricte intimité. Le corps sera transporté à Oostacker où il sera inhumé dans le caveau de la famille.


(Extrait du Peuple, du 11 septembre 1913)

Mort de M. Paul De Smet de Naeyer

Le comte de Smet de Naeyer, ancien chef du cabinet, sénateur provincial, catholique, directeur de la Société Générale, est mort à Bruxelles. à 11 h. 30 du soir, mardi. Il était né à Gand le 13 mai 1843.

La mort de M. De Smet de Naeyer atteint à la tête le parti catholique. mais elle ne le privera d’un de ses grands chefs. Depuis qu'il dut abandonner le pouvoir en 1907, mais surtout depuis la disparition de son maître et protecteur le roi Léopold II, l'ancien chef du cabinet avait virtuellement pris sa retraite - une retraite amplement dorée - de la vie politique.

Et c'est dans le monde des affaires de la haute finance et de la très grande industrie, son milieu naturel, qu'il dépensait sa fiévreuse activité.

Car ce fut surtout un capitaliste. Issu d’une famille de très grands industriels gantois, ce fut la nécessité de vivre, de se faire un nom, une position et des relations qui le jeta dans la politique.

Vers la quarantaine on le trouva donc, avec quelque surprise, dans les rangs du parti catholique. Mais il y arrivait à son heure.

Le socialisme naissant avait déjà fait refluer vers le parti de l'Eglise, les véritables conservateurs de gauche.

Ils savaient qu'une confession assez habile pour réunir sous un même drapeau des gens aux intérêts sociaux si diamétralement opposés que les hobereaux et leurs pauvres victimes, les miséreux de la terre, les grands industriels et leurs exploités, les parias à 2 francs par jour, offrait à leurs privilèges un rempart presque inexpugnable.

M. De Smet de Naeyer encore qu'il fût précédé une réputation de libéral, fut cordialement accueilli par les cléricaux gantois. Ils firent de lui un député, peu après leur victoire de 1884.

Et tout de suite, M. Paul De Smet de Naeyer émergea de la mare de Bridoisons et sous-vétérinaires qui peuplaient les bancs de la droite censitaire.

C'était une personnalité, incontestablement. Le roi Léopold II lui a prêté des facultés remarquables, mais il savait, le rusé maquignon, flatter qui le servait.

C'était loin d'être un orateur. Lorsqu'il abordait la tribune, les idées lui venaient avec une telle abondance, que les mots se chevauchaient, se croisaient, s'embrouillaient pour laisser la phrase inachevée, alourdie par des répétitions. Mais ce flot volubile, bondissant par saccades, rythmé par une mimique très nerveuse, contenait presque toujours des aperçus originaux, des idées audacieuses. Où il les puisait. où il trouvait le temps de les saisir et parfois de les classer, c'est ce que chacun se demandait. Car cet homme était traqué par la fièvre du travail.

Après les débats parlementaires les plus et les plus orageux. il rentrait dans son cabinet où, quelquefois, on le trouvait encore à l'aube, enfoui derrière des barricades de documents où lui seul se retrouvait.

Il avait dix, quinze, vingt idées par jour ; sautant de l'une à l'autre, il leur donnait sa fougue, sa passion et son incomparable force de travail.

Mais précisément parce qu'il voulait trop embrasser, tout ce labeur manquait de ligne, de direction, d'harmonie. C'était un faiseur de chaos, un bâtisseur de ruines.

Il fallut un certain temps avant qu'il pût se révéler ainsi.

Mais dès son entrée à la Chambre, on le vit participer avec une extraordinaire compétence aux discussions des tarifs douaniers.

La première révision l'orienta vers les études politiques qui ne furent jamais son fait ; chargé de rédiger le rapport sur la proposition révisionniste déposée M. Beernaert, il fit sienne la sotte prétention de la droite, de ne pas procéder à une refonte du régime électoral sans l'entente préalable des partis. Alors que la Constitution a expressément voulu, par la dissolution, que la parole reste au pays et non aux grands lamas d'un régime frappé de déchéance, il s'attacha à l'étude des législations anglaise et hollandaise, observa, compulsa, tritura, tant et tant que la classe ouvrière finit par s'impatienter. Et qu'elle menaça de déclarer la grève générale - c'était la première fois - si la Chambre n'était pas saisie du fameux rapport de M. De Smet de Nayer et décidée à se prononcer. C'était en 1891.

Est-ce une pure coïncidence ? M. De Smet de Naeyer avait la coquetterie de le prétendre - mais le rapport fut déposé le jour même où la grève générale devait éclater.

Ajoutons que, du système de l'habitation, préconisé par le rapporteur, la Constituante ne fit qu’une boulette de papier.

Vint le régime plural. M. Beernaert, qui avait aidé à le créer, disparut peu de temps après qu'il eut fonctionné, sacrifié à l'absolutisme du roi, lequel voulait garder pour lui seul les bénéfices du Congo, mis en coupe réglée par le travail forcé. M. De Smet de Naeyer lui succéda au département des finances. En matière politique, il avait vues de son prédécesseur, c'était comme lui un homme du centre droit, rêvant d'un ministère d'affaires. d'affaires bourgeoises et capitalistes, bien entendu. Mais leurs conceptions de la gestion de l'Etat étaient bien différentes.

M. Beernaert se montrait prudent, soucieux d’économies. M. De Smet de Naeyer était mégalomane. Il lui arrivait de voir grand, mais souvent aussi il croyait voir grand, à la manière des enfants qui se mirent dans les glaces bombées de la foire.

Pénétré de cette idée qu’il fallait décupler l’outillage économique du pays, afin de faire mieux fructifier nos capitaux, il rejetait impitoyablement sur les générations à venir les charges de tout ce qui devait, à l'en croire, être travail productif.

II emprunta, emprunta à jet continu, presque autant que M. Levie, hormis que celui-ci emprunte surtout pour payer les dettes de ses prédécesseurs. Et quand il fallut trouver la rente de ces emprunts, il imagina prélever d’immenses ressources par le relèvement des droits sur les alcools.

Entre-temps. le ministre des finances se livrait à des innovations extraordinaires, comme cette législation sur les distilleries agricoles, lesquelles durent être rachetées à tout prix à peine de voir nos villages inondés par un fleuve de spiritueux.

* * *

Survint la crise politique de 1899.

M. Vandenpeereboom souleva autour d'un projet de géographie électorale qui devait à jamais anéantir le parti libéral, une telle opposition que l'émeute gagna la zone neutre. Pour la première fois, les libéraux modérés parlèrent d'un rapprochement avec les socialistes et les élections, en régime majoritaire, eussent certainement jeté bas la majorité cléricale. La chute de M. Vandenpeereboom évita cet accident M. De Smet de Naeyer apparut comme le sauveur. Il proposa la R. P., qu’il fit admettre malgré M. Woeste.

Et désormais la majorité cléricale se trouva à peu près clichée, avec, pour toute éventualité, la majorité de rechange du peloton doctrinaire ressuscité.

On devine si le nouveau chef du cabinet entra dans la faveur de Léopold II.

Celui-ci était à l'apogée de son règne de souverain absolu du Congo. Mais il lui fallait un factotum pour couvrir ses faits et gestes devant le Parlement belge, où l'on commençait à s'irriter.

M. De Smet de Naeyer accepta ce rôle et jamais souverain ne trouva de plus zélé serviteur de ses volontés. Une couronne comtale récompensa cet aveugle dévouement

Léopold II avait d'ailleurs trouvé son homme et, chose singulière, ce fut le seul qu'il ne paya pas d’ingratitude. Ils étaient faits pour s'entendre.

Tous deux avaient des vues audacieuses, des visées énormes, où il était difficile de démarquer l'utilité du gaspillage. Cumulant la direction des deux départements des finances et des travaux publics, M. De Smet de Naeyer y alla avec une prodigalité sans pareille.

La grande coupure, les installations maritimes de Bruxelles, le tunnel royal de Laeken, la jonction Nord-Midi. le démantèlement d'Anvers, le port de Zeebrugge, le Mont des Arts, la reconstruction du Palais de Bruxelles, les installations maritimes de Gand, les boulevards de grande ceinture de la capitale, autant de conceptions, les unes grandioses, les autres baroques, où, à coups de millions, s'ébauchaient, prenaient corps, mais ne s'achèvent pas toujours, les plans de ce ministre digne de servir un satrape oriental.

M. De Smet de Naeyer se garda d'ailleurs d’oublier les siens, c’est-à-dire ceux de sa classe. Ce fut l’âge d'or pour le haut capitalisme.

Les concessions au Congo, le partage du gâteau du bassin houiller de la Campine, le renouvellement du privilège de la Banque Nationale, les faveurs au trust électrique et à la Compagnie des Tramways Bruxellois, marquent les étapes de cette captation des forces de l'Etat au profit du haut capitalisme.

Au milieu de cette triomphale ruée, le socialisme vient parfois troubler la fête. Sous la poussée démocratique, la Chambre doit entrer dans la voie de l’interventionnisme. M. De Smet de Naeyer résiste, tant qu’il peut, et l’on assiste à ce spectacle extraordinaire du chef d’un ministère catholique, impuissant à empêcher le vote d’une loi qui établit le repos dominical mais refusant d’y souscrire.

Peu de temps après, en 1907, la Chambre vote, malgré l’opposition du gouvernement, la loi établissant la journée de neuf heures dans les charbonnages. C’est le triomphe de la jeune droite, qui fait entrer successivement MM. Renkin, De Lantsheere, Carton de Wiart et Levie au gouvernement.

Après le fanatisme d’affaires, c’est le fanatisme confessionnel qui inspire le gouvernement.

M. De Smet de Naeyer est battu et par-dessus lui son maître et protecteur couronné.

C’est le crépuscule qui commence.

Léopold II meurt et M. de Smet de Naeyer émigre au Sénat où, pendant quelques temps encore, s’illusionnant sur sa situation véritable, il garde des attitudes de ministre.

Mais bientôt les affaires l’absorbent tout entier.

Le capitalisme paie ses dettes à ceux qui l’ont servi.

M. De Smet de Naeyer fut comblé de reconnaissance. Il ne suffit pas qu’il échoue à la Société Générale, ce qui est le sort de la plupart des ministres cléricaux ; dix, vingt, trente conseils d'administration de grandes entreprises s’ouvrent devant lui. Et M. De Smet de Naeyer est partout, vivant son existence de joueur de l'échiquier financier, créant, décuplant, multipliant cette effarante richesse qui s'élabore dans les mines, dans les usines, dans les ports, partout où des prolétaires édifient la fortune des autres.

A cette vie de trépidation continue de la pensée, le manieur s'est bien vite brûlé.

C'est, en peu d'années, sur cette nature si nerveuse, si active et si robuste l'implacable décrépitude qui s'acharne. Ceux qui le virent, il y a quelques semaines, au congrès des villes à Gand, garderont le souvenir douloureux d'une ruine lamentable. La fin s'annonçait imminente.

II meurt après avoir ainsi conquis la richesse sans la consolation d'en avoir joui, de l'avoir épandue en œuvres réparatrices autour de lui. Il laisse au pays le souvenir d'une activité qui, dans le stade nécessaire du capitalisme, marquera évidemment une trace profonde.

Ce fut, pour la haute bourgeoisie, un homme précieux, puissamment doué.

Ce fut, pour la classe ouvrière, pour le socialisme, un adversaire de haute taille.


(Extrait de la Gazette de Charleroi, du 11 septembre 1913)

Mort de M. de Smet de Naeyer

M. de Smet de Nayer a succombé à l’affection gastro-intestinale dont il était atteint. Depuis quarante-huit heures son état était désespéré.

Le parti catholique perd en lui l’un de ses chefs. Il est vrai que depuis qu’il avait quitté le pouvoir, ses anciens amis lui montraient plutôt de l’ingratitude, si bien que l’ancien ministre s’occupait beaucoup plus de finances que de politique au cours de ces dernières années. Et il ne participait à aucune des réunions de la Droite, écœuré de l’attitude de certains cléricaux, ses anciens protégés, oublieux des services personnels qu’il leur avait rendus.

M. de Smet de Naeyer a été le ministre préféré de Léopold II qui l’a créé comte et l’a comblé de faveurs. Il a eu le très grand mérite de réaliser la R.P. malgré M. Woeste, après des débats acharnés où le petit Napoléon Smet se distingua par ses manœuvres obstructionnistes. C’est le plus bel acte de la carrière de M. de Smet et il l’empêchera d’être oublié.

Par contre, il a « doté » le littoral du port de Zeebrugge, aujourd’hui ensablé, dont M. Royers a donné récemment à la Chambre des nouvelles si navrantes.

M. de Smet de Naeyer comme orateur a fait le désespoir des rédacteurs du compte-rendu analytique et des sténographes tant il parlait avec volubilité.

Au débit, il répétait parfois les mêmes expressions, mais il s’en corrigea : il ne put jamais, par contre, apaiser sa phrase.

Elle prit toujours le galop, tant les idées se pressaient en foule sur ses lèvres, tant il était nerveux.

Mais sa nervosité ne le rendit jamais désagréable et l’on doit reconnaître qu’il ne manquait ni de cordialité ni d’affabilité sans user cependant du sourire. Sa politique financière reposait sur l’emprunt ; elle a été condamnée récemment.

Par contre, il évita de créer des lois de parti et ne fut pas un sectaire.

Après la disparition de M. Beernaert, celle de M. de Smet de Naeyer met fin, dans les souvenirs, aux 25 premières années de pouvoirs des cléricaux.

Depuis, MM. de Trooz, Schollaert et de Broqueville ont conduit la barque cléricale à travers les écueils, bien péniblement.


(Extrait du Petit Bleu du matin, du 13 septembre 1913)

L’œuvre de M. de Smet de Naeyer

Chaque fois que disparaît un personnage ayant joué un rôle quelque peu en vue sur la scène politique, on assiste au même spectacle. Les amis du défunt se livrent à de longs dithyrambes sur son action et sur les faits marquants de sa carrière. Les cléricaux, habiles à masquer leurs pensées derrière des phrases toutes faites ou des circonlocutions puisées dans le répertoire jésuitiques, dissimulent par un appel à la Providence, s’il s’agit l’un des leurs qu’ils ont jadis combattus en sourdine, l’ultime manifestation d’une de ces haines de dévots qui ne désarment jamais. Ils demandent à Dieu d’accorder la paix éternelle à cet homme de bonne volonté, et le tour est jouée

Les adversaires politiques du défunt rendent courtoisement hommage aux qualités de l’homme privé. Evidemment, l’homme public est sujet à critique ; son œuvre fut néfaste ; mais enfin c’était un adversaire estimable et c’était un grand travailler. Alors la presse amie du défunt s’empare triomphalement des éloges ainsi prodigués, passe délibérément sous silence les critiques trop acerbes pour en déduire évidemment que tout est pour le mieux et que l’opposition a bien tort d’ameuter l’opinion publique contre le gouvernement.

A l’occasion de la mort de M. Paul de Smet de Naeyer, on ne s’est pas départi de cet immuable scénario.

Ce jeu n’est-il cependant pas puéril ? Et alors que dans quelques année, le recul de l’histoire aidant, on ne se fera pas faute de critiquer sévèrement l’action publique d’un ministre qui fut tout-puissant, doit-on actuellement avoir recours aux périphrases pour exprimer tout haut ce que la plupart pensent tout bas ?

En politique, l’homme privé doit toujours disparaître, aussi bien de son vivant qu’au moment de sa mort. Seul, l’homme public a des comptes à rendre à ses compatriotes.

En l’espèce, comme homme public, M. de Smet de Naeyer était mort depuis longtemps. Il trépassa sur la scène politique des suites de la coalition de la jeune droite et des socialistes dans la question de la limitation de la journée de travail dans les mines. Lui, le représentant-né de la haute industrie, ne pardonna jamais à ceux qui, dans son parti, s’étaient faits les alliés des contempteurs de la société capitaliste. Il se retira sous la tente. Son œuvre parlementaire était virtuellement terminée : et lui qui plus que personne avait pu apprécier tout le néant de l’action du Sénat, il consentit à siéger, pour la forme, dans un fauteuil sénatorial.

Sa débordante activité avait trouvé un nouveau terrain d’action. Serviteur des grands intérêts économiques d’une classe alors qu’il était au pouvoir, il servit les mêmes intérêts à la tête de la plus grande organisation capitaliste du pays, la Société Générale, et dans un nombre effarant de conseils d’administration.

Il reste à juger l’œuvre accomplie pendant le règne ministériel de M. de Smet de Naeyer. Nul ne sera plus sévère que lui que ne le furent ses propres amis politiques. Lors de la discussion sur les nouveaux impôts, les parties des discours du ministre des finances et du chef du cabinet les plus intéressantes furent celles où, en termes à peine déguisés, ils firent allusion aux lourdes charges qui incombent au Trésor par suite des formidables travaux qui ont été entrepris un peu partout. On sentait bien, mais on ne le disait pas, que l’homme responsable de la situation obérée de nos finances, c’était l’ancien ministre des finances et des travaux publics qui, au temps de sa puissance, alors qu’il servait sans les discuter les pires idées d’un souverain par trop mégalomane, avait entrepris à tort et à travers des travaux considérables dont toute la charge devait retomber sur ses successeurs.

L’œuvre de M. de Smet de Naeyer fut la résultante logique de son tempérament. Ce cerveau toujours bouillonnant d’idées nouvelles devait fatalement tomber dans l’incohérence. Pris d’une sorte de frénésie où se discernait la crainte de ne pas voir s’exécuter les projets rêvés, il ls commençait tous à la fois, de façon mettre le pays devant des faits accomplis.

Certes, dans le nombre, il y eut de belles et vastes entreprises ; mais que d’argent follement et inutilement dépensé ! Quelle versalité aussi ! La jonction Nord-Midi décrétée envers et contre tous pendant que M. de Smet de Naeyer était tout puissant fut combattue par lui avec la même âprteé lorsqu’il fut tombé du pouvoir !

Les Bruxellois, outre cette aventure de la jonction Nord-Midi et de la gare centrale, auront à faire la part de leur reconnaissance à propos des travaux amorcés du boulevard de Grande-Ceinture, du Mont des Arts, toujours promis et donc l’exécution paraît de plus en plus problématique, et aussi de cet extravagant tunnel du Parc royale de Laeken, lequel paraît avoir marqué le point culminant de l’aberration qui s’était emparée du souverain et de son ministre en matière de travaux somptuaires.

Et le fameux môle de Zeebrugge paraîtra à tous, dans son audacieuse splendeur et aussi son inutilité, comme la synthèse de l’œuvre de M. de Smet de Naeyer.

P. B.


(Extrait de La Libre Belgique, du 6 juin 1937)

Un grand Gantois

Gand paie une juste dette de gratitude en érigeant aujourd'hui, sur une de ses places publiques, le buste du comte Paul de Smet de Naeyer.

Si, à la fin du siècle dernier, la vieille cite des van Artevelde, qui avait subi toutes les formes de la dégradation esthétique, s'est refait un visage où les progrès de l’urbanisme moderne s'allient, d'une façon si heureuse, à une émouvante reconstitution du passé, c'est, avec la collaboration du bourgmestre Emile Brain, au ministre Paul de Smet de Naeyer, qu'elle le doit.

Ces deux Gantois qui ne se ménageaient pas dans leurs associations politiques et qui se combattaient au Parlement, pratiquaient une touchante trêve et devenaient des complices quand il s'agissait de transformer et d'embellir leur ville natale.

Les Gantois du temps - cela date de près d'un demi-siècle - s'étaient habitués à voir déambuler dans les rues leurs deux grands concitoyens, entourés d'architectes et d'ingénieurs, et à les regarder déployer des plans et discuter avec animation.

Jeune journaliste, je participais souvent à ces promenades et je me souviens du spectacle : à côté d'Emile Braun. attentif, calme et naturellement souriant, - ce sourire – était légendaire ! - Paul de Smet de Naeyer marchait rapide et nerveux. De son verbe volubile et saccadé, il faisait chevaucher les projets sur les idées et les devis sur les projets. Au mot « devis » Emile Braun inquiet demandait : « Et l'argent, mon cher ministre ? » Et dans un geste désinvolte, Paul de Smet de Naeyer répondait : « De l'argent, cela se trouve toujours ! » Et, en effet, à cette heureuse époque, cela s'est toujours trouvé.

Ce culte passionné pour « sa ville » ne remplissait d’ailleurs chez Paul de Smet de Naeyer qu’une part de sa débordante activité de président du Conseil et de ministre des Finances et des Travaux publics. C'était un bourreau de labeur, noctambule du travail comme d'autres sont des noctambules du plaisir. Sa faculté étonnante d'assimilation n'avait d'égale que son don supérieur de création réaliste. Homme d'affaires très positif, il complétait son pragmatisme par la hardiesse de l'imagination. Cet ensemble de qualités valut à Paul de Smet de Naeyer la longue confiance de Léopold II qui reconnaissait chez lui ce sens de la grandeur qu’il exigeait des premiers serviteurs du pays.

Paul de Smet de Naeyer mourut littéralement à la tâche.

Je le revis, en 1913, quelques mois avant sa mort. Ses traits ravagés et son regard douloureusement éteint décelaient l’épuisement. Et c’est avec une poignante mélancolie qu’il se plaignait de « n’être plus bon à rien. »

En vérité, c’était un grand Gantois – et aussi un grand Belge.

Firmin van de Bosch.