De Brouckere Charles, Marie, Joseph, Ghislain libéral
né en 1796 à Bruges décédé en 1860 à Bruxelles
Ministre (finances, guerre et intérieur) entre 1830 et 1832 Représentant entre 1831 et 1860, élu par l'arrondissement de Bruxelles Congressiste élu par l'arrondissement de Bruxelles(Extrait de J.L. DE PAEPE – Ch. RAINDORF-GERARD, Le Parlement belge 1831-1894. Données biographiques, Bruxelles, Commission de la biographie nationale, 1996, pp.115-1167)
Canonnier au 4e bataillon d’artillerie, puis lieutenant d’artillerie (1819-1820)
Chef de division à l’administration provinciale du Limbourg (1820-1824)
Membre des Etats provinciaux du Limbourg (1824)
Membre de la seconde chambre des Etats généraux pour la province de Limbourg (1826-1829)
Membre de la commission de la Constitution (1830)
Membre du Congrès national pour Hasselt (1830-1831)
Commandant militaire des provinces de Liège et de Limbourg (octobre-décembre 1830)
Administrateur général du Comité des finances du gouvernement provisoire (31 décembre au 26 février 1831)
Ministre des finances (février-avril 1831), de l’intérieur (août 1831) et de la guerre (août 1831-mars 1832)
Colonel d’artillerie, aide de camp du roi (août 1831-1833)
Professeur d’économie à l’école centrale de commerce et d’industrie de Bruxelles ;
Directeur de la fabrication à l’Hôtel des monnaies (1832-1846)
Professeur à la faculté des sciences (1834-1835) et à la faculté de droit (1835-1838) de l’université libre de Bruxelles
Fondateur (1835) et directeur de la Banque de Belgique (1835-1839)
Directeur des usines de la Société des mines et fonderies de zinc de la Vieille-Montagne (1839-1846)
Conseiller communal (1847) puis bourgmestre de Bruxelles (1848-1860)
(L’ouvrage reprend ensuite la liste des mandats industriels exercés par Ch. de Brouckere, entre autres : Charbonnages et hauts fourneaux d’Ougrée, charbonnages et hauts fourneaux de l’Espérance, compagnie des Lits militaires, Société d’industrie du Luxembourg, Vieille-Montagne, Société du Phénix pour la navigation à vapeur entre Anvers et Gand, Caisse général d’épargne et de retraite, société des hauts fourneaux de Monceau, société des papeteries belges)
(Outre ces mandats industriels, Ch. De Brouckere participa également aux activités d’autres organismes, notamment : Université libre de Bruxelles (en tant que président du C.A. (1848-1860)), conservatoire royal de musique de Bruxelles (1848-1860), académie royale des beaux-arts de Bruxelles (1848-1860), etc.)
(Extrait de Théodore JUSTE, Charles de Brouckere. Bourgmestre de Bruxelles, etc. 1796-1860)<, Bruxelles, C. Muquart, 1867, 124 pages). Les sous-titres sont spécifiques à cette version numérisée.
1. Naissance et éducation (1796-1824)
(page 1) Je vais essayer d'accomplir une tâche difficile. Charles de Brouckere, officier, administrateur, publiciste, législateur, ministre, que sais-je encore ! économiste, industriel, professeur, bourgmestre, fut incontestablement un homme doué de facultés éminentes, un homme supérieur. Mais, par la mobilité de sa physionomie, par la multiplicité de ses aptitudes, il défie le pinceau le plus exercé. Efforçons-nous pourtant de le peindre tel qu'il était, de retracer impartialement sa vie si active, de rappeler ses nombreux et patriotiques services.
(page 2) Charles-Marie-Joseph-Ghislain de Brouckere naquit à Bruges, le 18 janvier 1796. Il appartenait à une famille patricienne. Ch. de Brouckere, son père, avait été, sous le gouvernement autrichien, échevin du Franc de Bruges (Note de bas de page : On sait que, sous l'ancien régime, le comté de Flandre était divisé en quatre membres : les villes de Gand, de Bruges et d'Ypres, et le Franc de Bruges, qui comprenait quatre-vingt-dix paroisses ou villages et treize seigneuries) ; sa mère était fille de M. de Stoop, receveur général des états de Flandre. Le ci-devant échevin du Franc devint, en 1801, membre du tribunal d'appel de Bruxelles, et, en 1811, président de ce même corps judiciaire, qui portait alors le nom de Cour impériale. Il fut aussi membre du Corps législatif pour le département de la Lys.
Ayant suivi ses parents à Bruxelles,. Charles de Brouckere fit ses études au lycée de cette ville. Doué d'une intelligence vigoureuse, il s'appliqua avec ardeur à l'étude des sciences exactes, sans négliger pourtant la littérature. Il se destinait à la carrière militaire et serait devenu sans aucun doute un des plus brillants élèves de l'ancienne école de Mars, si les événements n'avaient disposé autrement de lui.
(page 3) Il vit les Français évacuer Bruxelles ; il vit instituer un gouvernement provisoire dont son père faisait partie, comme commissaire pour l'intérieur et la police ; il vit ensuite se former le royaume des Pays-Bas. En 1815, il entrait dans l'artillerie comme cadet, tandis que son père, après avoir exercé les fonctions de commissaire du Roi dans les provinces de Hainaut et de Namur, devenait gouverneur de la province de Limbourg. En quinze jours, le cadet avait été promu au grade de sous-lieutenant.
Mais il n'assista point à la bataille de Waterloo ; il faisait partie du corps d'armée du prince Frédéric des Pays-Bas et se trouvait à Enghien pendant la sanglante et décisive journée du 18 juin 1815.
Vers 1817, Ch. de Brouckere fut envoyé à Maestricht, résidence du gouverneur du Limbourg, où il s'adonna avec une nouvelle ardeur à l'étude des sciences mathématiques et physiques. Toutefois il ne conserva pas pour lui seul les connaissances étendues qu'il avait acquises ; à la demande de ses chefs il les mit, avec un rare dévouement, à la disposition des jeunes officiers de son arme dans des cours qu'il leur faisait régulièrement. En 1819, après avoir contracté un brillant mariage, il donna la (page 4) démission de son grade, et, pouvant opter entre la banque et l'administration publique, il préféra celle-ci (Note de bas de page : L'ancien lieutenant d'artillerie a dit plus tard. : « … J'ai eu l'honneur de servir pendant cinq ans dans les grades inférieurs de l'armée et j'ai appris que plus il y a de grades, plus il y a d'émulation. Vous ne savez pas ce que c'est que passer d'un grade à un autre. Ne serait-ce qu'une augmentation de 50 francs ou une torsade de plus, c'est une chose énorme... » Bulletin communal (de Bruxelles) pour 1853, p.73.)
2. L’opposant libéral de la période hollandaise (1824-1830)
Il remplit d'abord les fonctions de chef de division au gouvernement provincial. Ce fut son début. En 1824, un canton rural l'envoyait aux états provinciaux, et ceux-ci le déléguaient à la députation permanente.
Quelle activité il déploie déjà ! Rien ne se fait sans lui ; il est partout, animant ses collaborateurs par son exemple et sa parole déjà puissante, brusque parfois, même impétueuse, mais inspirée toujours par un dévouement absolu au bien public. Il est membre du collège des prisons et s'occupe avec zèle de la réforme pénitentiaire ; il organise une école d'enseignement mutuel, qui rendit de grands services à la classe ouvrière de Maestricht ; il est membre du bureau administratif de l'athénée, où il donne une forte (page 5) impulsion à l'étude des mathématiques, faisant lui-même l'office de répétiteur, groupant autour de lui des jeunes gens d'élite dont plusieurs devaient un jour s'élever, dans l'armée belge, jusqu'aux plus hauts grades des armes savantes. Il est aussi inspecteur de la chasse. Membre de la Société des amis des lettres et des sciences, à l'établissement de laquelle il a pris une grande part, il ne se borne point à s'associer activement aux travaux académiques des assemblées générales, il fait davantage ; de concert avec d'autres hommes studieux et dévoués, il organise des conférences pour la classe ouvrière, et il enseigne les éléments des mathématiques et de la littérature française.
En 1826, Ch. de Brouckere voit s'ouvrir devant lui une scène plus vaste. Il est nommé, par les états de la province de Limbourg, membre des états généraux. Il venait d'atteindre sa trentième année, c'est-à-dire l'âge qui le rendait éligible à la seconde chambre. Malgré les liens qui attachaient sa famille au gouvernement, il avait été choisi comme libéral, et, fidèle à ses convictions, il prit place sur les bancs de la minorité belge. Un jour Guillaume Ier, exprimant au gouverneur du Limbourg son étonnement et son mécontentement (page 6) de l'opposition que lui faisait son fils, M. de Brouckere répondit avec bonhomie : « Que voulez-vous, Sire ? Il est jeune ; l'âge le corrigera. »
Deux ans après, les états du Limbourg réintégraient à la seconde chambre un autre libéral, Surlet de Chokier. Ch. de Brouckere, qui se trouvait à La Haye, s'empressa de témoigner une vive satisfaction dans une lettre qu'il écrivit à son populaire collègue. Il exprimait à Surlet la joie qu'il ressentait de continuer sa carrière législative avec lui. Il félicitait le Limbourg de s'être réveillé, et il se félicitait, comme fils, de voir que les journaux avaient rendu justice à l'impartialité et à la neutralité du gouverneur.
« Je vous quitte, disait-il en terminant, pour aller pérorer à la Société Tot nut van 't algemeen. »
Ce dernier trait surtout peignait l'homme. Dans sa dévorante activité, Ch. de Brouckere ne pouvait rester étranger à aucune question. Si l'enseignement populaire avait pour lui un attrait puissant, irrésistible, il se sentait attiré également dans les sereines régions de la philanthropie. De concert avec M. A. Visschers, son parent, il s'occupait de la réforme des prisons avec l'ardeur qu'il apportait en toutes choses. Lorsque, en 1827, le gouvernement présenta à (page 7)) la seconde chambre le nouveau code pénal, où étaient prodiguées les peines qui rappelaient toute la barbarie du moyen âge, Ch. de Brouckere protesta contre ce violent anachronisme. Il se montrait même dès lors partisan résolu de l'abolition de la peine de mort. Sa philanthropie se manifestait aussi par des actions touchantes. Vers cette époque, une femme ayant été condamnée à la peine capitale, Ch. de Brouckere, qui se trouvait à Maestricht, se fit ouvrir la prison et passa plusieurs heures avec l'infortunée, relevant son courage par ses exhortations et la préparant à subir l'arrêt de la justice.
En 1828, le gouvernement organise à Maestricht la garde urbaine (schuttery), en exécution d'une loi votée l'année précédente. Cédant à de pressantes sollicitations, Ch. de Brouckere se laisse nommer major commandant de la légion. Tout aussitôt il déploie, selon son habitude, un zèle extrême pour donner une bonne direction à la nouvelle institution.
Pendant l'été de 1829, trois fois par semaine, il venait en ville de sa maison de campagne, distante d'une forte lieue, à l'effet d'exercer ses officiers au maniement des armes ; il avait même fixé ces exercices à six heures du matin, pour (page 8) que personne ne fût dérangé dans ses occupations ordinaires.
Le gouvernement avait aussi, par un arrêté du 13 avril 1828, nommé Ch. de Brouckere membre d'une commission d'Etat chargée de réviser les règlements sur l'enseignement supérieur, et de proposer les modifications nécessaires (Note de bas de page : Parmi les dix membres dont se composait cette commission on remarquait encore MM. Dotrenge, conseiller d'État, Donker-Curtius, membre de la seconde chambre, le baron de Keverberg, également conseiller d'État, et Quetelet, alors professeur de mathématiques supérieures à l'Athénée royal de Bruxelles). Ch. de Brouckere ne se borna point à prendre part à cette enquête ; il publia ses vues personnelles dans une brochure intitulée : Examen de quelques questions relatives à l'enseignement supérieur dans le royaume des Pays-Bas.)
Mais Ch. de Brouckere devait manifester son indépendance et son amour du progrès d'une manière plus éclatante. Vers la fin de 1828, comme membre des états généraux, il réclama énergiquement la liberté de la presse, promise par la loi fondamentale du royaume.
Cet épisode est demeuré célèbre.
Dans la séance du 3 novembre, le courageux (page 9) député avait soumis aux états généraux une proposition de loi abrogeant les mesures draconiennes promulguées par le roi des Pays-Bas, lorsque, en 1815, la marche victorieuse de Napoléon sur Paris agitait les Belges. Cet arrêté-loi du 20 avril 1815 soumettait à une cour spéciale extraordinaire tous ceux qui débiteraient des bruits, annonces ou nouvelles tendant à alarmer ou à troubler le repos public ; tous ceux qui se signaleraient comme partisans ou instruments d'une puissance étrangère, soit par des propos ou cris publics, soit par quelques faits ou écrits ; et enfin ceux qui chercheraient à susciter entre les habitants la défiance, la désunion ou les querelles, ou il exciter du désordre ou une sédition, soit en soulevant le peuple dans les rues ou places publiques, soit par tout autre acte contraire au bon ordre. » Les peines comminées étaient exorbitantes : « Ils seront punis, d'après la gravité du fait et de ses circonstances, soit séparément, soit cumulativement, de l'exposition pendant une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an il six, ou d'une amende de cent à dix mille francs. »
Le 28 novembre, Ch. de Brouckere développa sa proposition avec la vigueur, la netteté (page 10) et la précision qui le distinguaient comme orateur. « La monarchie des Pays-Bas, élevée sur les trophées de Waterloo, dit-il, est affermie. Aucun ennemi ni extérieur ni intérieur ne la menace, et chez nous un lugubre voile enveloppe encore la liberté. » A l'appui de ces graves paroles, Ch. de Brouckere récapitule, d'une manière saisissante, toutes les poursuites intentées en vertu de la loi martiale de 1815. Il démontre que la liberté de la presse, dont s'enorgueillit le royaume des Pays-Bas, est étouffée, écrasée sous ces poursuites incessantes (Note de bas de page : Ce fut M. Vleminckx qui fournit à Ch. de Brouckere la longue liste de ces condamnations, laborieusement recueillie dans le « Journal de la Belgique »).
Le 2 décembre, dans un second discours, Ch. de Brouckere répondit aux objections de ses adversaires. Là, il venge noblement les hommes qui se dévouent à la pénible carrière de publiciste. Il rappelle que les Guizot, les Benjamin Constant, les Chateaubriand sont journalistes ; que, en Angleterre, les plus grands ministres, Canning lui-même, ont préludé aux combats de la tribune par la polémique des journaux.
(page 11) La proposition de l'énergique député, quoique inspirée par le plus pur patriotisme, fut rejetée, dans la séance du 3 décembre, à la majorité de soixante et une voix contre quarante-quatre.
Ch. de Brouckere lui-même avait préludé aux combats de la tribune par la polémique des journaux. Avant son entrée dans la seconde chambre, il avait été un des rédacteurs du Journal de la province de Limbourg. Devenu un des principaux orateurs des états généraux, il entretint des relations avec le Courrier des Pays-Bas, le plus puissant organe de l'opposition belge et libérale. Par les précieux renseignements qu'il donnait sur les travaux de la seconde chambre, il était le collaborateur de Nothomb, de Jottrand, de Claes, de Ducpetiaux, de de Potter, de Van Meenen, de Lesbroussart, vaillants et éloquents défenseurs de la liberté. En juin ou juillet 1828, Ch. de Brouckere entra même dans l'association qui fut d'abord formée verbalement pour la publication ultérieure du Courrier des Pays-Bas ; mais, lors de la constitution définitive de cette société, il avait cédé ses droits à M. Nothomb, en conservant néanmoins le rôle d'arbitre. En 1829, pendant que M. Jottrand et d'autres collaborateurs politiques du Courrier étaient détenus aux Petits-Carmes, (page 12) M. A. Visschers, aidé par Ch. de Brouckere, les suppléait pour ces travaux quotidiens qui assurent la publication régulière des feuilles publiques.
Cette attitude de Ch. de Brouckere ne devait point lui concilier les bonnes grâces de la cour. Au mois de juin 1829, Guillaume Ier, étant venu à Maestricht, major commandant de la schuttery, en lui présentant ses officiers, se disposait à haranguer le monarque. Mais Guillaume ne lui en laissa pas le temps. « Monsieur, lui dit-il sèchement, veuillez me faire connaître vos officiers. » Tout autre fut l'accueil que le prince d'Orange, nommé colonel général des gardes urbaines du royaume, fit à Ch. de Brouckere, lorsque celui-ci se rendit à Bruxelles, avec une députation d'officiers de Maestricht, pour féliciter l'héritier présomptif du trône. Le prince lui témoigna, par ses prévenances, qu'il l'avait en haute estime.
Ch. de Brouckere avait vu grandir son influence pendant les combats qu'il livrait, aux états généraux, pour la liberté de la presse. Aussi le ministère, lors de la réunion des états provinciaux, dans l'été de 1829, n'épargna-t-il aucun effort, aucune démarche pour éloigner de la représentation nationale le membre (page 13) qui avait demandé l'abrogation de l'arrêté-loi de 1815 (Note de bas de page : Le père du député n'était plus alors gouverneur du Limbourg. En 1828, le roi l'avait nommé membre de la première chambre des états généraux. Il était déjà, depuis 1822, conseiller d'État en service extraordinaire. M. Ch. de Brouckere, père, mourut à Bruges, en 1850, âgé de plus de quatre-vingt-treize ans.) Mais l'opinion publique, qui dominait les états de la province, fit de nouveau sortir le nom de Ch. de Brouckere du scrutin, et sa réélection fut un vrai triomphe pour le libéralisme.
Par le célèbre et funeste message du 11 décembre 1829, le ministère exigea de toutes les personnes revêtues de fonctions publiques une adhésion formelle à ses vues. Aussitôt Ch. de Brouckere brisa les liens qui le rattachaient à un gouvernement dont il était l'adversaire ; il envoya, comme protestation contre le message, sa démission de commandant de la garde urbaine de Maestricht.
Gardons-nous toutefois de croire que l'opposition de Ch. de Brouckere, quoique vigoureuse et persévérante, fût antidynastique. Non. Ce n'était point le renversement du royaume des Pays-Bas qu'il avait en vue ; c'était, au contraire, sa consolidation. « Satisfaites les Belges, (page 14) ne cessait-il de dire, et vous perpétuerez l'œuvre de 1815. »
3. L’attitude de Charles de Brouckere dans les premiers mois de la révolution belge (août-octobre 1830)
Après que Bruxelles eut donné, le 25 août 1830, le signal du soulèvement, Ch. de Brouckere entrevoyait, comme dernier terme de la crise, la séparation administrative du Nord et du Midi, c'est-à-dire la Belgique constituée sous la vice-royauté du prince d'Orange.
Le 1er septembre, le prince, plein d'une noble confiance dans la bourgeoisie de Bruxelles, entra, accompagné seulement de six généraux ou aides de camp, dans la ville encore frémissante et couverte de barricades. Ch. de Brouckere, qui se trouvait à Bruxelles, avec quelques. uns de ses collègues aux états généraux, ne dissimula point, dans ses entretiens avec le prince d'Orange, que la séparation administrative était le vœu formel des Belges. Le prince ayant promis d'appuyer ce vœu auprès de son père, Ch. de Brouckere crut de bonne foi que la cause à laquelle il s'était dévoué pourrait triompher sous un patronage aussi puissant.
Le 3 septembre, il fut un des signataires, sinon le rédacteur, de la proclamation suivante, publiée à Bruxelles, après le départ du prince d'Orange :
(page 15) « NOS CHERS COMPATRIOTES !
« Nous soussignés, députés aux états généraux, actuellement à Bruxelles, avons été appelés chez S. A. R. le prince d'Orange ; nous avons eu l'honneur de lui exposer consciencieusement l'état des choses et des esprits.
« Nous nous sommes cru autorisés à représenter au prince royal que le désir le plus ardent de la Belgique était la séparation complète entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales sans autre point de contact que la dynastie régnante.
« Nous avons représenté à S. A. R. qu'au milieu de l'entraînement des esprits, la dynastie des Nassau n'a pas cessé un instant d'être le vœu unanime des Belges ; que les difficultés de sa situation, l'impossibilité de concilier des opinions, des mœurs, des intérêts inconciliables, venant à cesser, la maison d'Orange, libre de s'associer désormais à nos vœux, pouvait compter sur l'attachement et la fidélité de tous.
« Nos représentations ont été favorablement accueillies, aussi bien que celles de plusieurs commissions spéciales, et déjà le prince royal est allé en personne porter l'expression de nos désirs à son auguste père.
« Persuadés, nos chers compatriotes, que (page 16) nous avons été les interprètes de vos sentiments, que nous avons agi en bons et loyaux Belges, nous vous informons de notre démarche. C'est ici, dans votre capitale, que nous attendons, avec confiance, le résultat de vos efforts et des nôtres.
« Bruxelles, le 3 septembre 1830.
« Etait signé : Comte DE CELLES, baron de SÉCUS, BARTHÉLEMY, DE LANGHE, C. DE BROUCKERE, comte CORNET DE GREZ.
« Adhésion : (Signé) HUYSMAN D'ANNECROIX. Pour copie conforme : C. DE BROUCKERE. »
Trois jours après, les signataires de cette proclamation, réunis à d'autres députés, revinrent sur leur première décision et résolurent de se rendre tous ensemble à La Haye pour prendre part à une session extraordinaire des états généraux. Ch. de Brouckere, qui s'était d'abord montré très décidé à ne point quitter Bruxelles, où était, selon lui, le poste officiel des états généraux, se laissa entraîner par la majorité de ses collègues.
Or, tandis que le prince d'Orange retournait à La Haye, le prince Frédéric, son frère, restait à Vilvorde, à la tête d'un corps d'armée. C'était une menace permanente pour Bruxelles. Aussi (page 17) les citoyens notables, réunis à l'hôtel de ville, le 7, invitèrent-ils les membres des états généraux à faire, avant leur départ, une démarche près du prince Frédéric pour le détourner d'une agression violente contre la capitale des provinces méridionales.
La députation, chargée de se rendre près du prince, se composa de MM. Ch. de Brouckere, de Gerlache, de Langhe, Le Hon, Huysman d'Annecroix, Surlet de Chokier, J. d'Hoogvorst et d'Arschot ; elle partit le 7, à deux heures de relevée.
« Notre conférence, rapporte M. de Gerlache (Histoire du royaume des Pays-Bas, 3e édition, t. II, p. 266), dura plus de trois heures, pendant lesquelles chacun déploya toutes les ressources de son éloquence, afin d'amollir l'âme du jeune prince. On lui représenta combien les circonstances étaient délicates et combien l'exemple de la France était contagieux ; qu'il s'agissait peut-être moins en ce moment de sauver certaines prérogatives de la royauté que la royauté même ; que toute tentative violente pour faire rentrer le peuple dans l'obéissance pouvait attirer de grands désastres qui (page 18) retomberaient sur la dynastie des Nassau en lui aliénant le cœur des Belges ; qu'il importait de les regagner par la douceur et par toutes les concessions compatibles avec l'honneur de la couronne. Le prince nous écouta avec une attention soutenue et polie, mais impassible, et qui contrastait péniblement avec les larmes dont quelques-uns d'entre nous, affectés de prévisions sinistres, finirent par assaisonner leurs patriotiques supplications. Il parla justement comme son père ; il allégua la loi fondamentale et les traités qui liaient les deux parties du royaume ; les serments du prince et sa dignité qui ne lui permettaient point de paraître céder à l'importunité et à la violence. Du reste, se tenant dans une extrême réserve, il évita de s'expliquer sur les griefs et sur la question de séparation. Autant le prince d'Orange avait été prodigue de paroles et de démonstrations, autant le prince Frédéric en fut avare. En nous congédiant, il demanda qu'on lui remît, par écrit, le résumé de nos observations. M. Ch. de Brouckere s'en chargea. Nous le signâmes tous ; et on se sépara comme on était venu. »
Le 13 septembre, Guillaume Ier ouvrit à La Haye la session extraordinaire des états généraux (page 19), et leur soumit les deux questions suivantes : 1° Si l'expérience avait indiqué la nécessité de modifier les institutions nationales ; 2° si, en ce cas, il convenait, dans l'intérêt du bien général, de changer ce qui était établi par des traités et la loi fondamentale entre les deux grandes divisions du royaume. Le discours du trône, connu à Bruxelles, le 14 au soir, y fit, selon les contemporains, la plus pénible sensation. Le 15, les huit sections déléguèrent trente-deux représentants qui se rendirent à l'hôtel de ville où, réunis à l'état-major de la garde bourgeoise et à la commission de sûreté, ils délibérèrent, sous la présidence de M. d'Hoogvorst, sur une adresse à présenter aux députés des provinces méridionales. Après des débats prolongés, le projet définitif proposé par M. Vande Weyer fut adopté à l'unanimité et signé séance tenante. Dans la nuit même, MM. Nicolay et Vleminckx partirent pour la Haye, chargés de remettre l'adresse aux députés. C'était, comme on l'a dit, une mission dont l'importance égalait le danger. En effet, telle était l'effervescence du peuple de la Haye que plusieurs des députés du Midi avaient été publiquement insultés et même menacés.
(page 20) Les envoyés des sections de Bruxelles ne purent remplir leur mission. Arrivés à la Haye, le 16 dans la nuit, ils n'avaient point trouvé près des députés méridionaux l'accueil qu'ils espéraient ; ils n'avaient même pu les réunir, et, à bout d'efforts, ils avaient fini par remettre les pièces dont ils étaient porteurs à l'un des représentants de Bruxelles, M. Barthélemy. Lui et quatre autres députés, Ch. de Brouckere était du nombre, les avaient pressés de quitter la Haye sur-le-champ, leur vie ou tout au moins leur liberté pouvant être compromise. Ils étaient donc partis de la Haye, le 17, vers dix heures du matin.
Mais à peine étaient-ils hors de la ville que le prince d'Orange fit appeler Ch. de Brouckere.
« Où sont ces messieurs ? lui dit-il. Amenez-les moi. - Monseigneur, ils ont quitté La Haye où leur vie était menacée. - Comment ! mais je les aurais recueillis dans mon palais, et je les aurais protégés. - Ah ! monseigneur, comment les auriez-vous protégés ? Vous ne savez plus vous protéger vous-même. »
C'était la vérité. Depuis qu'il avait montré quelque sympathie aux Belges, depuis son apparition dans Bruxelles soulevé, le héros de Quatre-Bras et de Waterloo, l'héritier des (page 21) Nassau avait perdu tout prestige à La Haye.
Peut-être les états généraux auraient-ils pu dominer encore la crise par des résolutions largement conciliantes et prises sur l'heure. Mais ils agirent tout autrement, ils apportèrent dans leurs solennelles délibérations des lenteurs qui devaient être fatales. Le 20 septembre, Ch. de Brouckere put enfin prendre la parole sur l'adresse proposée comme réponse au discours du trône. Il justifia l'agitation qui s'était manifestée dans les provinces méridionales et l'attitude des Belges. Ce n'était pas, selon lui, une révolte : les Belges avaient revendiqué leurs droits méconnus, mais ils n'avaient pas pris les armes contre la dynastie. Lorsque l'orateur conjura ensuite le gouvernement d'accueillir les justes plaintes des Belges, de prévenir de plus violents orages et une catastrophe même, il avait des larmes dans la voix, et il dut interrompre son discours, ne pouvant plus maîtriser l'émotion qui s'était emparée de lui (VAN LIMBURG STIRUM, Volledig verslag, etc., p. XXIV. C'est un témoin de cet épisode). Il fut le seul des députés du Midi qui vota contre l'adresse. Le 28 septembre, après les sanglantes journées de Bruxelles, (page 22) Ch. de Brouckere eut à exprimer son avis formel sur les deux questions qui étaient soumises à la représentation nationale. Il fut encore une fois éloquent et prophétique.
« Nobles et puissants seigneurs, dit-il, les retards apportés, malgré nous, à la solution des questions proposées par le roi ont rendu toute discussion inutile.
« Le 17 de ce mois, les sections avaient terminé leur travail. La remise des procès-verbaux au gouvernement, l'omission de faire imprimer et distribuer les pièces et surtout les expressions du message royal, nous portèrent à croire que nous avions rempli notre tâche, et que les procès-verbaux offraient un mode de consultation plus libre, plus complet que ces réponses monosyllabiques ; consultation, au surplus, qui prouve que les conseillers de la couronne ne comprennent ni leur position ni nos besoins.
« Enfin, après dix jours d'inaction, nous avons appris à notre grand étonnement, qu'il fallait reprendre les questions, de manière à les pouvoir expédier, par un oui ou un non, à l'autre chambre.
« Pendant ce temps, messieurs, les événements marchaient ; aujourd'hui les faits ont parlé. Notre voix est impuissante, en présence (page 23) du sang répandu à grands flots. Je ne m'épuiserai donc pas en vains efforts pour vous convaincre de l'utilité de la séparation, alors que l'union n'est plus possible. Je n’ai pris la parole que pour repousser d'injustes accusations lancées contre les provinces méridionales, et pour qu'on n'impute pas à la crainte et à la faiblesse un silence que j'aurais pu garder sur des faits personnels.
« Deux orateurs, l'un sous une forme dubitative, l'autre plus directement, ont attaqué les signataires de la pièce connue sous la désignation de proclamation du 3 septembre. Pour ce qui me concerne, ici, et accusé, je déclare qu'en prononçant le mot séparation, je n'ai point examiné si d'autres l'avaient ou non prononcé avant moi ; que, pour publier l'expression d'un vœu que j'avais été appelé à émettre, je ne me suis enquis de l'approbation et de l'autorisation de personne : j'ai cru entrevoir un moyen de sauver le présent et d'assurer l'avenir de ma patrie : je l'ai employé. La planche de salut où je m'attachai alors, d'autres s'y cramponnent maintenant avec plus de ténacité, parce que le danger leur paraît plus imminent. En politique, la couleur, la qualification des faits, dépend des résultats. Les événements maîtrisent l'opinion : (page 24) il n'appartient pas aux contemporains de juger avec impartialité les révolutions, et surtout pas à ceux qu'elles frappent ou qu'elles élèvent : l'histoire de tous les temps est là pour l'attester.
« A Rome, la roche Tarpéienne touchait au Capitole.
« Messieurs, ne craignez pas que ces prémisses aient pour but de revenir sur toutes les révolutions, dont plusieurs d'entre vous ont été les témoins ou les auteurs ; mais j'éprouve le besoin de reporter votre attention sur des paroles prononcées hier dans cette enceinte, et de vous faire sentir avec quel égarement l'on apprécie les faits.
« Un honorable membre vous a parlé d'un appel fait par l'empereur Alexandre à tous les peuples pour reconquérir leur indépendance et secouer le joug de la France, et louant la Hollande d'y avoir répondu avec succès, il a blâmé la Belgique d'être demeurée sourde à la voix de l'autocrate de toutes les Russies. Sans doute, la mauvaise fortune de Napoléon eût justifié le soulèvement de la Belgique ; mais à quel titre un prince étranger faisait-il un appel à la rébellion ? La Belgique n'avait-elle pas voté en faveur de l'empire ? Des serments n'avaient-ils pas été prêtés ? Postérieurement à la (page 25) proclamation de Varsovie, le Rhin n'avait-il pas été offert pour limite à cet empereur, contre lequel on avait provoqué une levée de boucliers ?
« Je conviens, messieurs, que la Belgique n'avait pas plus disposé de son sort que la Hollande ; la conquête les avait successivement réunies à la France ; mais n'est-ce pas encore la conquête qui depuis a décidé du sort de la Belgique, et conclu notre mariage sans même s'inquiéter de notre consentement réciproque ?
« Par une aberration aussi inconcevable, et en présence de faits positifs, on accuse les provinces du Midi de ne pas vouloir la liberté de la presse, la liberté des cultes, la publicité ; d'être indignes ou incapables de jouir des bienfaits de la civilisation et d'une charte conçue dans l'esprit du siècle. - Qui donc a réclamé la responsabilité ministérielle, comme condition fondamentale d'un gouvernement monarchique représentatif ? Qui le jury, un des besoins essentiels de notre époque ? Qui a provoqué la publicité la plus large dans les affaires judiciaires ? Qui a demandé cette publicité dans les affaires provinciales et communales ? Qui a voulu que l'instruction fût libre comme conséquence de la liberté des cultes ? Qui a entendu (page 26) la liberté de la presse dans le sens le plus étendu ?
« Et si, malgré les vices du mode d'élection, alors que le gouvernement exerce une action directe sur les électeurs, par la nomination à vie des membres des régences des villes et par les présidents des états provinciaux ; si, dis-je, nous sommes revenus siéger parmi vous, c'est que nous représentons l'opinion du pays.
« Il y a des hommes que le cauchemar du jésuitisme poursuit tellement, qu'il obscurcit leur raison, rétrécit leurs idées.
« Cette France libérale, qu'on s'est plu à opposer à la Belgique, ballottée pendant quinze ans par une suite de ministères éphémères, a fait une rude expérience du système universitaire ; elle a vu l'intolérance sous toutes les couleurs, et un des premiers actes de sa régénération a été de consacrer le principe de la liberté de l'instruction, réclamée ici, depuis plusieurs années, par l'union monstrueuse.
« Je me tais, messieurs, sur mille autres faits présentés sous un faux jour ; je ne veux pas prolonger les débats par des récriminations. Il importe peu d'établir laquelle des deux parties du royaume opprimait l'autre, de revenir sur les griefs du Midi. Il est évident, et cela doit (page 27) suffire, qu'avec des mœurs, des usages, des intérêts souvent opposés, une partie devait être sacrifiée à l'autre.
« Si nous étions appelés à décider du sexe d'un nouveau-né, nous ne nous arrêterions pas, pour le déterminer, à décrire la beauté ou les difformités de chaque partie de la fête, à nous extasier sur l'harmonie de l'ensemble, ou à regretter la disproportion des membres respectifs ; et voilà cependant ce que nous faisons depuis deux jours.
« La séparation, soit partielle, soit totale, est une nécessité ; il faut la subir, sauf à régler après loyalement les conditions. Ainsi agissent les époux, qui se séparent par consentement mutuel ; quand les humeurs ne sympathisent pas, la séparation des personnes est vite effectuée : le règlement d'intérêts plus ou moins confondus, amalgamés, peut seul exiger du temps.
« Se refuser à répondre affirmativement à la seconde question parce qu'elle est vague, large, que, dans un sens absolu, elle pourrait compromettre des intérêts spéciaux ; c'est, dans le moment actuel, faire un appel à la violence par amour pour quelques localités ; c'est provoquer à la guerre civile qu'il est plus que temps d'arrêter.
(page 28) « Qu'ils ne se trompent pas d'ailleurs, ceux que l'égoïsme pourrait guider ; les douanes comptent tous les jours moins de partisans parmi nous ; et j'oserais affirmer que, s'il fallait de nouveau se prononcer sur les énormes droits, à l'aide desquels, on a créé à Gand une industrie factice, et ce aux dépens des consommateurs et du trésor public, la décision de 1828 serait rapportée.
« Mon vote sera affirmatif sur les deux questions. »
Ch. de Brouckere a révélé qu'une mission de paix et de réparation, dont le prince d'Orange voulait le charger, le retint à la Haye. Il alla ensuite rejoindre le prince à Anvers. Un arrêté royal du 4 octobre avait nommé l'héritier du trône gouverneur général des provinces restées fidèles. Arrivé le lendemain à Anvers, le prince d'Orange publia une proclamation toute belge, selon les expressions d'un historien, et institua une « commission consultative, » composée de Ch. de Brouckere et de dix autres députés aux états généraux. Le 16, par une nouvelle proclamation, il reconnaît les Belges comme nation indépendante et déclare ne point s'opposer aux élections pour le Congrès national qui se prépare. Ch. de Brouckere aurait voulu davantage.
(page 29) Le jour qui précéda le départ du prince d'Orange pour l'Angleterre, il lui proposa de faire acte de courageuse détermination, de se rendre à Bruxelles même, de paraître sur la grand'place, de parler au peuple, de le ramener à lui et de dominer la révolution. L'héritier de la couronne des Pays-Bas n'ayant pas osé prendre ce parti, par respect, disait-il, pour la volonté de son père, Ch. de Brouckere lui déclara, avec sa rude franchise, qu'il craignait bien que la Belgique ne fût perdue sans retour pour lui et sa famille (Note de bas de page : Ce fait nous a été rapporté par un homme respectable, qui le tenait de la bouche de Ch. de Brouckere. Cf., au surplus, le discours qu'il prononça au Congrès, le 23 novembre 1830 : « J'exposai au prince que son père et son frère étaient perdus à toujours... ; que, quant à lui, suivant moi, il n'avait qu'un seul moyen de conserver quelque espoir : rompre avec les siens, agir en citoyen belge et se soumettre à la décision du Congrès... " Discussions du Congrès national, t. 1er, p. 271).
Paroles encore prophétiques ! La révolution, surexcitée par le bombardement d'Anvers, allait poursuivre sa marche victorieuse, en écartant la dynastie.
4. Le congressiste (octobre 1830 – mars 1831)
(page 31) Déjà le gouvernement provisoire, par son arrêté du 6 octobre 1830, avait nommé Ch. de Brouckere membre de la commission chargée de présenter un projet de constitution. Il lui conféra en outre le grade de colonel d'artillerie et lui confia le gouvernement militaire de Liége.
Le 10 novembre, le district de Hasselt le choisit pour l'un de ses représentants au Congrès national. Près de lui allait siéger son frère, Henri de Brouckere, comme député du district de Ruremonde (Note de bas de page : Né à Bruges, le 24 janvier 1801, H. de Brouckere, après de brillantes études à l'université de Liége, avait été nommé, en 1824, procureur du roi à Ruremonde).
(page 32) Ch. de Brouckere débuta avec éclat dans cette assemblée, où devait se décider le sort du pays. Le 17 novembre, il donna lecture du rapport, dont il avait été chargé, sur la proposition relative à l'indépendance de la Belgique, et, le lendemain, il soutint cette proposition avec un chaleureux patriotisme. Après s'être prononcé énergiquement contre la réunion à la France, il poursuivit en ces termes : « Restons Belges, et ne voyons pas l'avenir dans le présent Restons donc Belges, et si l'on essayait de détruire notre indépendance par le fer, appelons la France à notre secours : alors les deux peuples réunis sur le champ de bataille, quoique divisés par leurs frontières, sauront faire respecter par la force les principes qu'ils ont fait triompher, là en juillet, ici en septembre... »
Une autre proposition, déposée par M. Constantin Rodenbach, agitait profondément le Congrès. Elle avait pour but de faire prononcer l'exclusion des membres de la maison d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique. En présence de la surexcitation des esprits et de (page 33) l'attitude des puissances voisines, Surlet de Chokier, président de l'assemblée, insista, mais en vain, pour que M. Rodenbach renonçât à sa proposition. « J'avais formellement annoncé l'intention de la combattre, - ainsi s'exprime un ancien membre du Congrès. - Je fus appelé avec d'autres députés considérés comme plus ou moins influents dans le cabinet de M. de Chokier, qui nous dit qu'il avait tout fait pour empêcher la proposition (et, en ma qualité de secrétaire, j'avais, en effet, été témoin de ses efforts), mais qu'il croyait devoir en conscience mettre tout en œuvre aujourd'hui pour la faire accepter par la plus grande majorité possible ; parce que, si les voix venaient à se balancer, il y aurait infailliblement à Bruxelles et dans les provinces des troubles sérieux, qui pourraient finir par entraîner la guerre civile. Il nous supplia donc de voter la proposition, et tous nous le promîmes. Je déclare sur mon honneur que, dans mon opinion, M. de Chokier rendait, par ses démarches, un immense service au pays. « Ch. de Brouckere s'associa à la majorité qui, le 24 novembre, prononça l'exclusion.
La veille, il avait nettement déclaré que ses anciennes relations avec le prince d'Orange et sa position actuelle lui faisaient un devoir de (page 34) monter à la tribune, et il n'avait point dissimulé que les événements d'Anvers avaient bouleversé toutes ses idées. « Aujourd'hui, avait-il ajouté, je suis convaincu que le prince d'Orange ne peut, pas plus que les autres membres de sa famille, aspirer à monter sur le trône de la Belgique. »
L'ancien membre des états généraux, franchement rallié à la révolution de septembre, prit une part active et brillante aux discussions sur la constitution de la Belgique indépendante. Il fut le rapporteur du titre intitulé Des Belges et de leurs droits.
Il vota pour l'abolition de toute distinction d'ordres ; défendit la liberté de la presse dans sa plus large extension ; soutint, avec la minorité, qu'il fallait un contrepoids à l'indépendance absolue du clergé et à la liberté complète de l'enseignement ; se prononça, enfin, contre l'institution de deux chambres. « ... On craint, disait-il, dans la séance du 14 décembre, on craint l'envahissement de la démocratie. On sent le besoin d'un pouvoir modérateur, et l'on fait un raisonnement, je me trompe, on cite une comparaison de Franklin pour le prouver. Je regrette beaucoup, messieurs, que ce soit précisément celle-là qu'on ait empruntée à l'illustre (page 35) Américain, car elle n'est rien moins que juste, et il n'eût pas été difficile d'en trouver de meilleures dans ses écrits. Il compare le gouvernement représentatif à un charretier qui a une côte rapide à descendre : ayant quatre bœufs pour traîner sa charrette, il en tire deux de devant, les attelle derrière, dans un sens opposé à la route qu'il doit suivre, afin de modérer l'action que le poids imprimerait à sa marche. Je dis que le charretier prendrait là un fort mauvais moyen ; car une fois les bœufs de derrière entraînés par ceux de devant, le char n'en irait que plus vite. Pour moi, messieurs, au lieu de deux j'en aurais attelé trois par derrière. Avec une chambre unique on craint deux pouvoirs rivaux, qui, dit-on, ne pourront exister longtemps en présence l'un de l'autre. On nous menace ou du despotisme du chef de l'Etat, ou de la tyrannie de la chambre unique. Messieurs, je ne vois pas de pouvoirs rivaux avec le système que je défends ; je ne connais que le chef de l'Etat d'un côté, et la nation, de l'autre ; souvenons-nous, d'ailleurs, que cette chambre n'est élue que pour un temps ; d'un autre côté, il existe un ministère entre elle et le chef de l'Etat. Eh bien, si le pouvoir exécutif n'est pas d'accord avec la Chambre, il arrivera ou que le ministère (page 36) disparaîtra pour faire place à un autre, ou qu'il sera fait un appel à la nation par la dissolution de la Chambre : dans les deux cas le dissentiment cessera...» (Discussion du Congrès national, t. Ier, p. 427). Ce système n'ayant point prévalu, l'orateur aurait désiré que la nomination des sénateurs appartînt au chef de l'État.
Le 24 janvier 1831, Ch. de Brouckere proposa, avec cinquante et un autres députés, l'élection du duc de Nemours comme roi des Belges. Le 30, il soutint fortement la candidature du jeune prince français. « Dans la position où nous sommes, dit-il, ne possédant ni Maestricht, ni Anvers, et en présence du protocole du 20 janvier, la Belgique doit choisir un appui chez un peuple fort et puissant, et dont les principes soient conformes au principe de la révolution ; il n'y a que la France qui puisse satisfaire à ces conditions. Ces motifs déterminent mon vote en faveur du duc de Nemours, sans m'occuper à réfuter les arguments personnels à l'un ou à l'autre des candidats, parce que je ne crois pas qu'il soit convenable de le faire à la tribune. » (Ibid, t. II, p. 337)
La majorité des suffrages s'étant portée sur (page 37) le duc de Nemours, Ch. de Brouckere fut nommé membre de la députation chargée d'annoncer au roi Louis-Philippe l'élection de son fils. On connaît suffisamment les résultats de cette démarche solennelle, les déceptions de l'assemblée belge.
Pour suppléer à la vacance du trône, le Congrès résolut alors de constituer une régence, et Ch. de Brouckere vota pour que cette haute magistrature fût conférée à Surlet de Chokier.
6. Le ministre du Régent et l’opposant au XVIII articles (mars 1831 – août 1831)
Après son installation, le régent conserva près de lui, en leur attribuant le pouvoir ministériel, les anciens chefs des comités ou administrateurs généraux du gouvernement provisoire. Ch. de Brouckere, qui avait succédé à M. Coghen comme administrateur général des finances, devint donc ministre de cet important département (Note de bas de page : En qualité d'administrateur général des finances, Ch. de Brouckere avait présenté, le 20 janvier 1831, un projet de décret sur la responsabilité ministérielle. L'assemblée renvoya ce projet à l'examen des sections ; mais il n'en fut pas fait rapport. Voir Discussions du Congrès national, t. V, p. 88).
(page 38) Constitué le 26 février, le premier ministère du régent fut bientôt en pleine dissolution. Déjà, le 3 mars, Ch. de Brouckere avait adressé au chef provisoire de l'État sa démission comme ministre et comme colonel. « Un ami qui me porte un intérêt trop vif et mal entendu, lui écrivait-il, veut faire reprendre chez vous la double démission que je viens d'avoir l'honneur de vous adresser. C'est contre ma volonté que cette démarche s'est faite ; j'ose vous prier de considérer ma démission comme irrévocablement décidée. »
Mais le régent, ancien collègue de Ch. de Brouckere aux états généraux, appréciait trop bien l'activité déployée par l'administrateur pour qu'il se privât aisément de ses services. On a dit d'ailleurs, et avec raison, que Ch. de Brouckere était l'enfant gâté du régent. Cédant à des instances amicales, il reprit ses fonctions ; mais ce ne fut pas pour longtemps.
Le 20 mars, le régent recevait la lettre suivante :
« J'ai eu l'honneur de vous demander depuis plusieurs jours ma démission de vive voix ; je croyais m'être expliqué catégoriquement ; je dois cependant avoir été mal compris, puisqu'on persiste à soutenir que mes motifs sont peu fondés.
(page 39) « Pour ne laisser aucun doute, je prends la liberté de m'expliquer de nouveau.
« J'ai contribué par mon vote à tous les décrets que vous avez mission de faire exécuter ; je désire qu'il n'y soit porté aucune atteinte, mais, monsieur le Régent, je reconnais dans les circonstances actuelles mon impuissance à vous aider efficacement : demeurer au conseil serait me mentir à moi-même et manquer au pays. Il faut deux choses essentielles, selon moi, pour être : l'appui de la France, je n'y compte plus ; de l'argent, je reviendrai sur ce point. Il faudrait, en outre, convoquer non le Congrès mais la législature, pour connaître le vœu actuel du pays, sans lequel aucune grande mesure n'est praticable.
« J'avais proposé un double moyen d'obtenir de l'argent ; une négociation commencée me faisait entrevoir la possibilité d'un emprunt, mais, pendant que je sollicitais l'autorisation du Congrès, les fonds publics fléchissaient de tous côtés avec une telle rapidité que les conditions des prêteurs devinrent, d'après l'aveu du conseil, inacceptables. Le second moyen fut rejeté, et cependant je persiste à croire qu'il eût réussi au moins partiellement.
« Deux jours après, le projet de loi sur la (page 40) perception du droit de barrière reçut un échec qui le rend improductif et sera cause d'un nouveau mécompte sur les produits.
« Dès lors, voyant la confiance du législateur m'échapper, je résolus de me retirer, si l'emprunt échouait. Je n'ai pu demander jusqu'ici que des votes de confiance ; je devrais en demander de nouveaux, et j'ai acquis la certitude que les états d'arriérés des autres départements sont loin d'être liquidés.
« Enfin, monsieur le Régent, j'ai eu l'honneur de vous dire que je n'avais pas de confiance politique dans tous les membres du conseil : une pensée unique doit le diriger ; cette pensée doit être le fruit d'une conviction intime : .le ne crois pas connaître celle de tous mes anciens collègues.
« J'insiste donc pour être remplacé de suite, voulant donner à mon successeur le temps de préparer les moyens pour assurer le service et faire place dans un conseil où je ne puis plus être utile. Je soumets mes actes à l'examen le plus sévère ; je crois avoir apporté des économies et des améliorations dans les différentes branches de mon administration ; j'y suis arrivé trop tard pour obtenir un entier succès et prévenir tous les abus. Je laisse au trésor de (page 41) quoi subvenir aux besoins du moment et assurer le mois d'avril. »
Le Régent se sépara de tous ses ministres, à l'exception de Ch. de Brouckere. Un décret du 24 mars annonça que la démission offerte par le ministre des finances n'était pas acceptée.
Cette décision donna lieu, au Congrès, à des observations empreintes d'une certaine vivacité. Dans la séance du 30 mars, M. Vande Weyer, ancien ministre des affaires étrangères, s'exprima en ces termes : « ... Après l'exposé qui vient de nous être fait par le nouveau ministre de l'intérieur, je me permettrai une observation. Il nous a dit qu'une seule pensée avait présidé à la formation du nouveau ministère ; que cette pensée était d'assurer promptement le succès de notre révolution et l'indépendance de la Belgique. Je suis surpris de voir qu'il y ait eu unanimité dans le conseil sur ce dernier point, car je dois à la vérité de dire, et je le dois comme ancien ministre, comme membre du Congrès et comme citoyen, je dois, dis-je, à la vérité de déclarer que la dislocation du ministère est due à cette pensée jetée dans le cabinet par un ministre qui en faisait partie, et qui est encore au pouvoir, qu'il ne pouvait y avoir de salut pour la Belgique sans la réunion (page 42) à la France. Comment se fait-t-il qu'il y ait unanimité sur ce point lorsqu'il y a huit jours, un membre du ministère a exprimé une opinion toute contraire ? Alors de deux choses l'une : ou de nouveaux faits se sont passés depuis huit jours, ou le ministre auquel je fais allusion aurait une mobilité de sentiments et d'opinions dont il serait permis de s'étonner. Dans les deux cas, je serais bien aise que le ministère nous donnât quelques explications à ce sujet. » Ch. de Brouckere répondit : « Messieurs, je ne pensais pas que des faits qui se sont passés dans le cabinet dussent être révélés à cette tribune. C'est de moi que le préopinant a voulu parler., mais, je dois le dire, il a complètement dénaturé les faits ; voici ce qui s'est passé : Quatre jours avant de donner ma démission au Régent, arrivant dans son cabinet, avec quelques-uns de mes collègues, nous fûmes interpellés sur la situation des affaires ; appelé à répondre le premier, je dis qu'il me semblait qu'il y avait conspiration flagrante pour ramener parmi nous le prince d'Orange ; j'ai ajouté que plutôt que de souffrir cette humiliation, il vaudrait mieux faire un appel à la France. Un autre de mes collègues prit la parole après moi, il émit une opinion différente ; je n'ai pas (page 43) besoin de dire laquelle ; mais je dirai que nous nous retirâmes ensemble, et qu'il me dit en sortant qu'il voyait en partie la chose comme moi. Des lettres qui ont été depuis publiées par les journaux me dispensent d'entrer dans de plus grands détails ; je dis au surplus au Régent que, ne trouvant pas de moyens pour sortir promptement de la crise où nous nous trouvions, je donnais ma démission, faisant des vœux pour qu'on me donnât un successeur plus habile. J'avais encore d'autres raisons pour donner ma démission, et, puisqu'on m'y contraint, je dirai que je ne pouvais pas rester au cabinet avec l'honorable préopinant… Je n'insisterai pas davantage sur les détails personnels, ni sur des faits qui justifieraient pleinement ma conduite s'il en était besoin. Je dirai seulement que j'ai offert au Régent de rester au ministère des finances et d'y travailler en sous-ordre ; je l'ai prié de me remplacer par un administrateur plus éclairé, à qui j'étais prêt à obéir et à l'aider de mes conseils. Ce ne sont pas là des propositions d'un homme sans patriotisme et qui aime le pouvoir. Les offres que j'ai faites, je les renouvelle aujourd'hui ; car je ne tiens pas le moins du monde à conserver le portefeuille ; ce n'est aucunement dans mes goûts : (page 44) j'ai été trop longtemps de l'opposition pour aimer le pouvoir. M. Vande Weyer répliqua : « Je suis surpris qu'on ait pu considérer la question que j'ai soulevée comme une question de personnes. Je déclare pour moi que je n'ai vu qu'une question de choses. Il s'agissait de l'indépendance de la Belgique. Il y a huit jours le préopinant en désespérait ; aujourd'hui, il est, messieurs, avec ses nouveaux collègues pour en assurer le maintien ; il en résulte que l'honorable membre a trouvé pour cela d'autres moyens que ceux qu'il connaissait il y a huit jours. Toujours est-il qu'il ne s'agissait pas d'une question de personnes, mais de l'existence de la Belgique comme État indépendant, et j'ai dû demander des explications » (Discussions du Congrès national, t. III, pp. 7 et suiv.)
Associé, dans le nouveau ministère, à MM. Lebeau et Devaux, Ch. de Brouckere ne fut pas longtemps d'accord avec eux. Il était opposé à l'élection immédiate du prince de Saxe-Cobourg ; tandis que MM. Lebeau et Devaux croyaient (un avenir prochain devait prouver leur clairvoyance) que l'élection immédiate permettrait d'obtenir de la conférence de Londres de meilleures conditions. M. Lebeau ayant donné (page 45) lecture au Congrès de la lettre qui lui était adressée, au nom de la Conférence, par lord Ponsonby, lettre très acerbe, à la vérité, très dure, mais dont la véritable portée semblait échapper aux plus pénétrants (Voir notre Histoire du Congrès national de Belgique, liv. III, chap. X), Ch. de Brouckere prit une résolution irrévocable. Le 30 mai, il écrivit au Régent : .
« J'ai eu l'honneur de vous donner ma démission de ministre verbalement ; je prends la liberté de vous réitérer ma déclaration par écrit. La lettre de lord Ponsonby, lue à la dernière séance du Congrès, par un de mes collègues, n'a pu que fortifier ma décision déjà irrévocable avant cette malencontreuse épître.
« Vous savez, monsieur le Régent, à quelles conditions le ministère s'est composé : ces conditions me semblent de plus en plus éludées. .
« Ma conscience me fait un devoir de ne plus assister au conseil et de me retirer immédiatement. »
Le même jour, Ch. de Brouckere monta à la tribune, annonça que sa démission avait été acceptée et rendit compte de sa conduite, comme ministre, pendant une période si difficile. (page 46) « Pendant les cinq mois qu'a duré mon administration, dit-il, je suis parvenu à faire rentrer les impôts, sans que personne ait à se plaindre ni de moi, ni de mes subordonnés. Je proteste sur l'honneur, qu'à l'exception d'une seule fois et pour une place de six cents florins, jamais je n'ai rien accordé à la faveur, ni à la protection, ni aux considérations de famille. Ma première base a toujours été, en donnant des emplois, un dévouement sans bornes à la patrie, quand il se trouvait uni à la capacité. Le dévouement ne pouvait suffire quand la capacité ne l'accompagnait pas, et j'ai cru, dans une administration qui compte sept mille employés, ne pas devoir décourager ceux qui comptaient des services antérieurs à la révolution, quand d'ailleurs j'avais la preuve qu'ils remplissaient leur devoir. J'ai pu commettre quelque erreur sur les personnes, mais je déclare que ç'a été involontairement, et que je n'ai jamais eu pour but que l'intérêt de la chose publique et le bonheur de mon pays. » (Discussions du Congrès national, t. III, p. 169.)
Le lendemain, Ch. de Brouckere aborda la question à l'ordre du jour, combattit l'élection immédiate du prince de Saxe-Cobourg et s'éleva (page 47) énergiquement contre la lettre de lord Ponsonby. « Je ne saurais trouver, dit-il, de termes assez énergiques pour flétrir convenablement les expressions de cette lettre. Quoi ! c'est un lord anglais qui menace tout un peuple de l'extinction de son nom ! Ah ! ce nom vivra malgré lui et les siens ; aucune force ne parviendra à nous le ravir dans l'avenir, à l'effacer dans le passé ! .....
« Vouloir l'élection immédiate, c'est se soumettre aux protocoles, ou au moins, comme on l'a avoué ingénument, c'est reconnaître les limites de f1790, moins la province de Luxembourg, qui faisait alors partie de nos provinces.
« il y aura des échanges, nous dit-on encore, ou, en d'autres termes, nous vendrons nos frères à la Hollande ; nous lui abandonnerons l'arrondissement de Ruremonde, ou la rive droite de la Meuse jusqu'à Maestricht. Alors que devient ce beau projet de route en fer si hautement vantée, et préférable, je ne sais suivant quels hommes de l'art, à une canalisation ? Alors que devient le transit par l'Allemagne ? Que devient le commerce d'Anvers ?
« Aujourd'hui, comme après la paix de Munster, on négociera pendant dix-huit ans ; et, de guerre lasse, chacun conservera la position qui (page 48) lui est assignée par les protocoles. La Hollande possédera des enclaves dans toute l'étendue du Limbourg, et non seulement tout transit sera impossible, mais, comme avant la révolution française, la province dont j'ai l'honneur d'être député deviendra un désert inculte, faute de communications et de débouchés.
« Mes alarmes sont chimériques, suivant quelques orateurs : la Conférence a déjà fait un grand pas, dit-on ; elle ne bornera pas là sa générosité. Vous l'avez entendu, messieurs : en nous cédant le Luxembourg, la Conférence a révolutionné l'Allemagne. Singulière révolution ! Ne savons-nous donc pas qu'ici la landwehr se réunit aux cris de : Vivent les Belges ! que là, elle marche en chantant la Brabançonne ; qu'ailleurs, il y a impossibilité de fournir les contingents destinés à nous envahir.
« Où est-il écrit que la Conférence nous accorde le Luxembourg ? Dans la lettre de lord Ponsonby ? Oui, le noble lord nous cède le Luxembourg, moyennant une juste indemnité ; c'est-à-dire moyennant l'abandon d'une autre partie du territoire, et non, comme on l'insinue, à prix d'argent, à moins qu'on n'exige l'un et l'autre.
« Messieurs, il s'agit de résoudre (page 49) une question d'honneur. Unis par les traités, unis par l'insurrection, il y a, suivant moi, lâcheté à trafiquer des hommes comme de propriétés immobilières. Dût une restauration être la suite de notre résolution, plutôt mille fois la restauration que l'ignominie ; plutôt des fers pour quelques années encore que la perte d'une réputation qui a traversé les siècles, que le démenti du nom que nous a donné César, que le sacrifice de l'avenir tout entier !
« Mais la restauration est impossible. L'exemple de la France est encore palpitant. L'Europe sait que notre réveil serait terrible, et que nous pourrions l'embraser en secouant une seconde fois le joug.
« Ce qu'il peut nous arriver de pis, c'est de subir par la force ce que nous voulons offrir aujourd'hui, et alors au moins, nous Limbourgeois, nous n'aurons pas le droit de maudire ceux avec qui nous avons fait la révolution.
« Ne nous y trompons pas, ce n'est pas par amour pour nous que les autres puissances interviennent dans nos affaires : l'Europe entière est sous les armes ; elle conservera cette attitude aussi longtemps que nous ne serons pas constitués ; de là l'incertitude sur l'avenir de paix ou de guerre, et, par suite, la stagnation (page 50) du commerce et de l'industrie. Les puissances ont donc le plus grand intérêt à voir terminer nos affaires ; elles réclament l'élection du prince de Saxe-Cobourg, c'est pour nous un motif puissant de ne pas la consommer sans connaître les conditions de notre existence.
« Ce que je demande, c'est la conséquence de la lettre écrite en notre nom au ministre des affaires étrangères de Hollande ; c'est la reprise des hostilités à la première infraction des conditions de la suspension d'armes. . . . . .
« Je suis disposé à acheter la paix à prix d'argent, à faire à l'avenir du pays tous les sacrifices, sauf celui de l'honneur, et, suivant moi, l'élection préalable ne peut se faire qu'aux dépens de l'honneur national. » (Discussions du Congrès national, t. III, p. 199.)
Le 4 juin, Ch. de Brouckere émit en conséquence le vote suivant : « Je vote contre le prince Léopold de Saxe-Cobourg, tenant son élection immédiate comme contraire aux intérêts de la Belgique. »
Ch. de Brouckere combattit également, et avec force, les Dix-huit Articles proposés, comme préliminaires de paix, par la Conférence de Londres. « ... Est-ce pour faire une Belgique, (page 51) s'écria-t-il, le 3 juillet, qu'on vous a envoyés ici ? Non, elle était faite sans vous ; si vous avez été envoyés ici, c'est pour constituer la Belgique, pour sanctionner l'alliance de toutes ses parties. Vous avez été envoyés par tous ceux qui faisaient partie de là Belgique après la révolution, et, parmi vos commettants, en est-il quelqu'un qui vous ait donné le droit de le vendre ou de l'échanger ? Si le Luxembourg n'était pas belge, aucun des députés de cette province ne devait être reçu ; j'en dis autant des députés du Limbourg, car il n'en est pas un seul qui n'ait été envoyé ici par quelqu'une des communes que vous voudriez abandonner. Pouvez-vous maintenant vicier une élection que vous aviez reconnue bonne ? Non ; et si sous certains rapports on vous accordait que vous pouvez modi-fier la Constitution, vous n'avez pas le droit de disposer de nos personnes et de nos biens. Que si, en l’absence de tout autre pouvoir, vous invoquiez votre omnipotence, alors vous tombez dans le despotisme. Vous usez de la force ; mais alors chacun est en droit de s'opposer à vos actes par le même moyen. Que diriez-vous alors contre celui qui arborerait le drapeau tricolore français dans les treize cantons qui apparte-naient à la France et qu'on ne vous cède pas ? (page 52) Car remarquez que si les Dix-huit Articles portent que la Hollande reprendra ses limites de 1790, et que la Belgique aura tout le reste de ce qui formait le royaume des Pays-Bas en 1815, on ne dit rien des treize cantons qui n'ont été joints à la Belgique que postérieurement à la formation du royaume. L'homme du traité de Vienne est aussi celui des protocoles. Croyez-vous que celui qui arborerait le drapeau tricolore français dans ces treize cantons n'userait pas d'un droit ? Croyez-vous que celui qui arborerait le drapeau orange dans le Limbourg n'aurait pas raison de le faire ? Je le déclare, oui, moi, habitant du Limbourg, j'irai dire aux habitants de ces communes : On veut vous démembrer, la Belgique ne vous veut pas, vous serez séparés, morcelés ; mais votre intérêt est d'être réunis à vos frères et de redevenir Hollandais plutôt que d'être fractionnés. Souvenez-vous de 1790 : vous n'aviez aucun débouché pour votre commerce, vos bruyères étaient incultes, vous étiez pauvres parce que vous étiez morcelés. Depuis 1815, les routes, les canaux qui traversent vos contrées vous ont donné un commerce ; vos bruyères sont devenues fertiles, parce que vous faisiez un tout compacte. Divisés, le père deviendra étranger à (page 53) son fils, le frère à son frère, parce qu'ils seront séparés d'un quart de lieue. Ne vaut-il pas mieux que vous soyez réunis et riches, que d'avoir la liberté de la presse, vous, habitants de la campagne, qui ne lisez jamais les journaux ? et la liberté d'enseignement, quand, d'ailleurs, vos écoles ne manquaient pas de certaine liberté ? Ne vaut-il pas mieux que vous soyez réunis, que de vous voir à tout instant arrêtés par des lignes de douanes, fouillés, visités, vexés, humiliés à tous les quarts d'heure ? Oui, messieurs, si ce pays était menacé de votre abandon, je tiendrais ce langage à ceux que je regarde comme mes frères, et si, pour les rapatrier avec le roi Guillaume ; il fallait un holocauste, j'irais m'offrir... »
Il disait encore, au sujet de la réunion à la France : « Les hommes éclairés de tous les pays ne songent plus aux idées étroites d'agrandissement par les conquêtes, alors qu'elles germent aux dépens de la liberté. Le premier besoin des peuples est la plus grande somme de liberté compatible avec l'ordre public, et l'extension du pouvoir populaire et national ; sous ce rapport, nous sommes plus avancés que tous les autres peuples de l'Europe ; la réunion à la France lui enlèverait un point de (page 54) comparaison utile pour le perfectionnement de ses institutions. Aussi les hommes éclairés en France n'en veulent pas plus que nous. Mais si vous nous mutilez, si vous nous paralysez, en nous morcelant dans nos ressources industrielles, alors tous les intérêts matériels se trouveront lésés, vous rendrez inévitable la réunion à la France …» (Discussions du Congrès national, t. III, p. 414.)
Le 8 juillet, Ch. de Brouckere prononça contre les Dix-huit Articles un second discours, incisif, vigoureux, nourri de faits. Le lendemain, il repoussa, par un vote formel, les offres de la Conférence.
Pour bien apprécier la conduite tenue par Ch. de Brouckere dans ces grands jours, dans ces jours décisifs du Congrès belge, il ne faut pas perdre de vue les liens qui le rattachaient étroitement au Limbourg et à Maestricht. Il voulait une Belgique indépendante, mais avec le Limbourg.
A la veille de l'inauguration du premier roi des Belges, le 20 juillet, il proposa un projet d'amnistie absolue pour tous crimes et délits politiques et de la presse qui auraient été commis jusqu'à ce jour par des nationaux.
(page 55) « Ce décret, disait-il, sera pour la Belgique une spécialité de plus, car il consacrera l'oubli du passé, chose qui, jusqu'à ce jour, a été sans exemple dans toutes les révolutions. » Pensée généreuse, sans aucun doute, mais qui effraya les esprits prudents ou timorés. Le projet de décret fut rejeté par quatre-vingt-seize votants contre vingt-cinq, et deux abstentions.
Après l'adoption des Dix-huit Articles, Ch. de Brouckere avait, comme patriote, sincèrement adhéré à la combinaison qui venait de triompher. Le 21 juillet, il faisait partie de la députation chargée de recevoir, sur la place Royale, à Bruxelles, l'élu du Congrès et de le conduire au trône.
7. Le ministre de la guerre du roi Léopold (août 1831-mars 1832)
(page 57) Quelques jours après l'inauguration du premier roi des Belges, le 3 août 1831, Ch. de Brouckere était nommé ministre de l'intérieur. Les troupes hollandaises franchissaient alors, sans déclaration préalable, la frontière et s'avançaient dans le Limbourg. Le 4, le ministre de l'intérieur contresignait la proclamation dans laquelle Léopold 1er disait aux Belges: « Chacun de nous fera son devoir. Belge comme vous, je défendrai la Belgique… Je me rends à mon poste ; j'y attends tous les Belges, à qui la patrie, l'honneur et la liberté sont chers. »
Léopold 1er se rendit le soir même à Anvers, qui était menacé d'un second bombardement, (page 58) et Ch. de Brouckere le suivit dans la métropole commerciale. Il accompagna ensuite le Roi à Malines, à Aerschot, à Louvain.
Après la désastreuse défaite de l'armée de la Meuse, Léopold avait ordonné un mouvement en arrière afin de préserver Bruxelles. Il s'agissait de contenir les Hollandais jusqu'à l'arrivée des troupes françaises, qui venaient défendre notre territoire. La situation était terrible. « A l'exception du Roi, de Ch. de Brouckere et de quelques autres, dit un contemporain, tout l'état-major semblait accablé du danger de leur position. » Les troupes belges, après un vif engagement, durent reculer, à Bautersem, devant des forces trois fois supérieures, et, le 13 août, les Hollandais prirent possession de Louvain, tandis que le Roi, entouré de son état-major, se retirait par la route de Malines. Mais le même jour aussi les vedettes françaises se trouvèrent en face des Hollandais, à Cortenbèrg et à Tervueren.
Ch. de Brouckere, à la fois ministre de l'intérieur et aide-de-camp du Roi, avait reçu la mission de se rendre à Liége pour rallier les débris de l'armée de la Meuse, et il remplit cette mission difficile avec énergie et succès.
Le 16 août, après le retour de Léopold à (page 59) Bruxelles, il fut nommé ministre de la guerre. - Accepter cette position dans un pareil moment, c'était donner un éclatant témoignage de son profond dévouement au Roi et au pays.
Ch. de Brouckere entreprit la réorganisation de l'armée, et, secondé par les généraux Evain et Desprez, il poursuivit ce travail avec un courage et une ténacité dont il y a peu d'exemples. Par sa merveilleuse activité, par son énergie invincible, il sut triompher des plus grands obstacles. Mais, à quel prix ! Tandis qu'il déployait les plus hautes qualités de l'administrateur, tandis qu'il rendait à son pays un service considérable, il était attaqué avec violence, avec acharnement, dans la presse et jusque dans la Chambre des représentants. Il est vrai que ce grand organisateur n'avait point sur lui-même un empire suffisant ; il est vrai qu'il cédait trop souvent aux mouvements de son caractère impétueux, et qu'il ne se défiait pas assez de sa brusquerie naturelle. Les froissements étaient fréquents, parfois même très vifs. « C'est un homme, disait doucement le Roi, avec lequel et sans lequel on ne peut rien faire. »
Plusieurs écrivains ont signalé les services rendus par Ch. de Brouckere comme ministre (page 60) de la guerre. Pour bien les apprécier aujourd'hui, pour les juger impartialement, il faut se reporter à 1831, il faut évoquer cette époque orageuse, il faut céder la parole aux contemporains.
Un publiciste anglais, qui avait suivi attentivement toutes les phases de la révolution, s'exprime en ces termes:
« M. Ch. de Brouckere consentit à prendre le portefeuille de la guerre, et à tenter la tâche gigantesque contre laquelle avaient échoué les efforts de ses prédécesseurs. Quoique cet officier manquât d'expérience, il était remarquable par son infatigable application aux affaires, son activité et son énergie: aussi continua-t-il son travail d'épuration avec une volonté inflexible.
« Un nouveau système d'organisation générale fut adopté. Les bataillons de volontaires indisciplinés furent licenciés, et les hommes incorporés dans les régiments de chasseurs. Quelques officiers supérieurs furent mis à la demi-solde et plusieurs officiers subalternes démissionnés. Tous les officiers d'état-major durent subir un examen. Ceux qui possédaient des connaissances suffisantes furent confirmés dans leur grade ; les autres furent placés dans des régiments de ligne, ou renvoyés. Une école (page 61) militaire, modelée sur celle de France, fut établie. L'artillerie fut réorganisée, et le nombre des canons de chaque batterie porté de six à huit. Un corps de sapeurs mineurs et une compagnie de pontonniers furent organisés. Vingt mille hommes de garde civique du premier ban furent appelés et organisés ; deux régiments de chasseurs furent formés au moyen des volontaires licenciés. Les régiments de cavalerie furent augmentés de quatre à six escadrons. La subordination s'établit. En sorte qu'au bout de quatre mois, les différentes branches du service semblèrent avoir une nouvelle vie, et l'armée commença à présenter une apparence d'amélioration qui promettait les plus heureux résultats. Ainsi, dès le début de de Brouckere au ministère, une force de quarante-cinq mille hommes d'infanterie, de trois mille six cents de cavalerie et de quatre-vingts pièces de canon fut prête à entrer en campagne, non compris la garde civique du premier ban et les bataillons de réserve.
« Réformer une armée révolutionnaire, substituer la discipline à l'insubordination, l'économie et la règle aux désordres et aux dilapidations les plus scandaleuses, renvoyer les hommes incapables et les remplacer par (page 62) d'autres ; former une armée respectable d'une masse désorganisée et découragée par un récent désastre ; établir partout la confiance sans bravade et placer ces différents corps sur un pied respectable ; mépriser les diatribes des journaux et les personnalités de l'opposition, poursuivre, enfin, la ligne qu'il s'était tracée, malgré des menaces et des insultes ouvertes, était une tâche qui ne pouvait être accomplie que par un homme d'une habileté et d'une énergie plus qu'ordinaire. De Brouckere possédait certainement cette dernière qualité au plus haut degré. Mais son caractère ardent, ses manières brusques, qu'il ne parvient pas toujours à modérer, joints aux intrigues des ultra-catholiques, aux petites jalousies de ses adversaires politiques, et, par-dessus tout, les efforts hardis qu'il fit pour purifier l'armée d'une quantité d'hommes qui la déshonoraient, élevèrent contre lui une masse d'adversaires violents et sans générosité. Nul effort ne fut épargné dans les Chambres, par la presse, et dans les antichambres du Roi, pour lui faire perdre l'estime et la considération publiques. Tous cependant furent forcés d'avouer qu'il avait rendu des services importants à son pays, qu'il était d'une habileté peu commune, qu'il (page 63) joignait aux talents les plus distingués, comme administrateur, un dévouement sans bornes aux intérêts de son pays. A la fin, fatigué et dégoûté de la violence de ses adversaires, qui craignaient son influence et ses talents, et désireux par-dessus tout de quitter la cour, de Brouckere donna sa démission, et fut remplacé par le baron Evain, général d'artillerie français, qui, ayant reçu des lettres de grande naturalisation, fut nommé ministre directeur de la guerre, mais sans faire partie du cabinet » (Révolution belge de 1830, par CHARLES WITTE, t. III, chap. IV. On trouvera un exposé très détaillé et très complet de l'administration de Ch. de Brouckere dans La Belgique sous le règne de Léopold 1er, par THONISSEN, t. 1er, chapitre XII.)
Au 1er janvier 1832, l'effectif de l'armée belge était de quatre-vingt-sept mille hommes et de huit mille neuf cents chevaux.
C'était là un résultat dont Ch. de Brouckere pouvait justement s'enorgueillir. « Citoyen, disait-il à la Chambre des représentants (22 février 1832), la conscience d'avoir bien fait me suffit ; militaire, j'ai pour moi le témoignage de tous les généraux de l'armée : c'en est assez pour me dédommager des critiques les plus amères ; mais, ministre, il m'importe de ne pas (page 64) rester plus longtemps dans une position fausse vis-à-vis de la représentation nationale. » La Chambre, à une majorité considérable, rendit un éclatant hommage au ministre.
En réalité, Ch. de Brouckere était un homme supérieur aux prises avec la médiocrité et l'envie, un réformateur en butte aux plus violentes et aux plus implacables rancunes. Il ne succomba point ; il se retira, plein de dégoût. Il donna sa démission de ministre de la guerre, et elle fut acceptée le 10 mars (Note de bas de page : Un autre arrêté, du 28 septembre 1832, lui conserva le grade de colonel d'artillerie jusqu'à la paix ; la paix conclue, il obtint sa démission le 24 juin 1839).
Quelques mois après, le 13 octobre 1832, Ch. de Brouckere s'éloigna également de la Chambre des représentants, où les électeurs de l'arrondissement de Bruxelles l'avaient appelé un an auparavant (3 octobre 1831), en remplacement de Joseph Lebeau, qui avait opté pour Huy.
8. Le renoncement à l’activité politique (1832-1847)
Renonçant provisoirement à la politique, Ch. de Brouckere chercha et trouva une autre carrière. En 1832, il prit la direction de l'Hôtel des monnaies (à Bruxelles). En 1834, il fut l'un des fondateurs de l'université libre de Bruxelles et se fit inscrire sur le tableau du personnel (page 65) enseignant comme professeur de mathématiques supérieures, puis comme professeur de sa science favorite, l'économie politique. Ce n'était pas là un titre honoraire : Ch. de Brouckere donnait consciencieusement ses leçons. Notons, comme trait caractéristique, qu'il avait conservé des allures militaires, et que c'était le plus souvent à cheval qu'il se rendait à l'université.
En 1834 aussi, il était un .des membres de la commission envoyée à Paris pour négocier un traité de commerce. Au commencement de l'année suivante, on parlait à Smyrne de l'envoi prochain d'un agent belge en Orient, et on y désignait pour cette mission Ch. de Brouckere.
Doué d'une volonté puissante, âpre au travail, infatigable, jaloux d'associer son nom aux tentatives les plus hardies, cet homme éminent ne reculait devant aucune tâche. Directeur de la Monnaie, professeur à l'université libre, négociateur commercial, Ch. de Brouckere avait encore contribué à poser les assises d'un mo-nument scientifique. M. F. Tielemans, après avoir quitté les fonctions de gouverneur de la province de Liége, était venu à Bruxelles pour se livrer à l'exercice du barreau. Cherchant en outre une occupation immédiate et permanente, il eut l'idée de créer un Répertoire de (page 66) l'administration et du droit administ1'atif de la Belgique. Il communiqua ce projet à Ch. de Brouckere et lui proposa de s'associer à l'entreprise, non seulement comme collaborateur, mais aussi comme bailleur de fonds. Ch. de Brouckere accepta. M. Tielemans rédigea le plan de l'ouvrage et remit à son collaborateur la liste des articles qui devaient figurer dans le premier volume. Ch. de Brouckere en choisit quelques-uns, et fit de même pour le volume suivant, qui parut, comme le premier, en 1834. Mais, à partir du troisième, Ch. de Brouckere, détourné par d'autres occupations, cessa sa collaboration, et, après la publication de deux nouveaux volumes auxquels il n'avait point coopéré, il demanda lui-même que son nom disparût du frontispice. M. Tielemans continua seul ce grand travail dont il avait pris l'initiative, ce beau et solide monument.
En 1835 Ch. de Brouckere avait créé la Banque de Belgique dont il fut le premier directeur. Après avoir lutté autant que possible contre la crise financière qui causa tant de ruines en 1839, il quitta la Banque et accepta un peu plus tard la direction des grands établissements métallurgiques qui appartiennent à la société dite de la Vieille-Montagne, dont le (page 67) siège est à Angleur, près de Liége. Il y établit une caisse d'épargnes en faveur des ouvriers, étendit le système de primes déjà en vigueur, fit construire des habitations modèles et voua la plus grande sollicitude au bien-être des travailleurs dont il était le chef.
Il écrivait, en 1845, à M. le comte J. Arrivabene : « Vivant, depuis 1841, au milieu d'ouvriers, habitant une fabrique, en dirigeant trois autres pour la Société de la Vieille-Montagne, tout mon bonheur, dans cette position nouvelle pour moi, s'est résumé dans celui des travailleurs qui me secondent ; tous mes efforts ont tendu à rendre leur position meilleure. Je suis parvenu à inspirer la confiance à une population de huit à neuf cents ouvriers, me suis mis en rapport avec beaucoup de familles, et suis devenu leur conseil dans bien des circonstances… » (Lettre à M. le comte J. Arrivabene sur la condition des travailleurs, etc., par CH. DE BROUCKERE, ancien ministre, professeur à l'université de Bruxelles, directeur de la Vieille-Montagne (Liége, 1845, in.8°), p. 6.)
En 1841, Ch. de Brouckere avait remis au Roi un mémoire dans lequel il exposait les avantages d'assurances générales contre l'incendie (page 68) par l'État. Ce mémoire fut également publié en 1845.
« L'imprévoyance, disait l'auteur, est une faiblesse, une infirmité humaine : elle est, en quelque sorte, inhérente à l'homme, comme un des types de son imperfection. Aussi, les exemples les plus frappants, les plus terribles ne servent de leçons qu'à quelques individus privilégiés ; la masse s'émeut un instant, s'apitoie sur les victimes, sans faire aucun retour sur elle-même. » Il ajoutait: « Le gouvernement assureur de toutes les propriétés mobilières et immobilières, assureur obligé pour tous les risques du propriétaire et du locataire, c'est une pensée que je caresse depuis longtemps. L'exécution peut paraître difficile, inopportune, illibérale Aussi susceptible qu'aucun autre, quand il s'agit des libertés constitutives des gouvernements modernes, je ne pousse cependant pas le puritanisme jusqu'au point de vouloir que l'action du gouvernement soit nulle. Homme d'expérience, toutes les fois que la liberté de conscience, celle de la presse et celle de la personne sont respectées, j'admets que le pouvoir national peut prendre des mesures de prévoyance et de sécurité pour écarter la misère, prévenir des désastres individuels dont la répé-tition (page 69) devient une calamité publique. En d'autres termes, je ne vois aucune liberté essentielle compromise par l'obligation qui serait imposée à tous les citoyens d'assurer leurs propriétés, tandis qu'il est évident qu'une pareille dispo-sition écarterait une des causes les plus actives des désastres individuels, de bouleversement dans les fortunes et de dérangement dans la production. »
L'assurance obligatoire, préconisée par Ch. de Brouckere, a été traitée plus d'une fois d'utopie. Nous ne prétendons pas qu'il y ait lieu de l'adopter sans en avoir très mûrement pesé les avantages et les inconvénients. Toujours est-il cependant que le rêve, longtemps caressé par Ch. de Brouckere, fut bien près,de devenir une réalité, grâce au patronage d'un homme politique dont l'intelligence et l'habileté n' ont jamais été révoquées en doute (Note de bas de page : En séance du conseil communal de Bruxelles, du 14 juillet 1855, Ch, de Brouckere s'exprimait en ces termes : « Lorsque M, Malou a passé au ministère des finances, il a voulu réaliser mon rêve, tellement qu'il a institué une commission spéciale, commission dont j'ai eu l'honneur de faire partie avec MM. Cogels, L. Cans et trois autres représentants ou sénateurs. - Il y a eu un long travail fait, les procès-verbaux ont été imprimés ; M. Malou allait convertir le travail en projet de loi, lorsqu'il y a eu changement de ministère. Je ne me suis pas tenu pour battu, et j'ai insisté près de M. Veydt (successeur de M. Malou) pour qu'il fût donné suite au projet. On l'a examiné dans les bureaux ; ces messieurs ont prouvé à leur manière qu'il n'était pas bon ; comme je n'avais pas voix au chapitre, je ne m'en suis plus mêlé… » Bulletin communal (1855).)
(page 70) Quelques années se passent rapidement pour Ch. de Brouckere dans des fonctions laborieuses, puis tout à coup un nouveau changement s'opère dans sa destinée. En 1847, il avait quitté la Vieille-Montagne ; il n'était plus, depuis l'année précédente, directeur de la Monnaie ; il ne donnait plus de leçons à l'université libre.
Revenu à Bruxelles, il aurait pu y trouver le repos que lui assuraient sa fortune et la haute considération due à ses éminents services. Le repos ! ... Illusion pour ce caractère bouillant, pour ce cœur chaud, pour cet esprit infatigable. D'abord, Ch. de Brouckere alla enseigner l'économie politique à l'école centrale de commerce et d'industrie. Il eut ensuite sa place marquée dans plusieurs commissions d'Etat. Président du jury de l'exposition des produits de l'industrie nationale, il fut, en cette qualité, le promoteur d'une mesure excellente. Sur sa proposition (page 71), le gouvernement institua, en 1847, un signe honorifique en faveur des travailleurs industriels et agricoles qui se distingueraient par leur habileté et leur moralité.
Président de l'Association belge pour la liberté commerciale, il fut aussi le président du Congrès des économistes, que cette association avait convoqué à Bruxelles. Des savants illustres dans les sciences politiques et morales, des hommes d'Etat, des législateurs, des industriels éminents vinrent de toutes les parties de l'Europe. Le 16 septembre 1847, Ch. de Brouckere ouvrit les délibérations de cette imposante réunion, par un discours qui révélait de nouveau une haute intelligence jointe à un noble cœur : « ... Les congrès eux-mêmes n'ont rien de neuf, disait-il. Les têtes couronnées ont, depuis longtemps, ouvert cette voie ; mais, dans leurs assemblées, elles n'ont eu pour objet que les substitutions de la lutte des intérêts à la guerre des batailles. Ne croyez pas cependant que je veuille accuser les rois de nous avoir parqués sur cette terre ; ils croyaient sauvegarder nos droits- et notre honneur. C'est à l'ignorance des masses, aux préjugés et aux faiblesses des diplomates qu'il faut attribuer la direction étroite et mesquine de tous les congrès (page 72) politiques. Vous venez, pour la première fois, examiner la question de fraternité entre tous les hommes ; pour la première fois, après tant de siècles, représentants de la science, vous cherchez à mettre en pratique cette parole de Dieu: Aimez-vous les uns les autres… » (Note de bas de page : Congrès des économistes réuni à Bruxelles, etc., session de 1847 (Bruxelles, in-8°), p. 2. - C'était M. Ad. Le Hardy de Beaulieu, secrétaire de l'association qui avait eu l'idée de réunir un congrès à Bruxelles. M. Ch. de Brouckere présida également la seconde session, en 1856).
Les électeurs de Bruxelles, en nommant conseiller communal le citoyen qui avait déjà tant fait, sollicitèrent de nouveaux services de son activité et de son dévouement.
9. Le retour à la vie politique. Les deux premières années du maïorat bruxellois (1848-1849)
(page 73) Le 8 janvier 1848, Ch. de Brouckere entra, comme conseiller communal, dans ce vénérable et splendide hôtel de ville, où il allait devenir bientôt le rénovateur de la capitale du royaume.
M. le chevalier Wyns de Raucour était alors bourgmestre de Bruxelles, et le conseil, qu'il présidait, comptait encore des hommes qui, par leur âge, rattachaient en quelque sorte l'ancien régime au nouveau. L'un de ces vieillards proposa, dans la séance du 8 janvier, d'ériger la statue du prince Charles de Lorraine, gouverneur général des Pays-Bas (page 74) autrichiens pour l'impératrice Marie-Thérèse, sur la place Royale, où elle se trouvait autrefois. Ch. de Brouckere se lève vivement pour combattre cette motion : « Je m'oppose formellement, dit-il, à la proposition. Je ne veux pas discuter ici le mérite du prince Charles de Lorraine. Mais je dirai, puisqu'il y en a qui regrettent encore ce temps, que, quant à moi, je ne le regrette nullement, et que je désire vivement que nous n'ayons plus de gouvernement semblable à celui du prince Charles. » C'était comme une profession de foi. Et, de fait, Ch. de Brouckere n'aimait point les sentiers battus ni les vieilles ornières ; tournant le dos à l'ancien régime, il regardait l'avenir avec un œil perçant. C'était à beaucoup d'égards un novateur.
Membre du conseil communal, Ch. de Brouckere prit une part active à toutes les discussions importantes, et il s'initiait avec son ardeur habituelle à l'administration de la ville. Tantôt il critiquait l'organisation vicieuse de certains hospices ; tantôt, dans l'intérêt des ouvriers, qu'il voulait disait-il, relever par tous les moyens possibles, il préconisait et démontrait l'utilité des conseils de prud'hommes. Il fut aussi l'auteur d'un projet de règlement pour le service des cimetières et des inhumations, projet (page 75) adopté par le conseil. Mais il se signala parti-culièrement, dans la séance du 11 mars, par un discours qui avait pour objet la suppression du tour ouvert aux enfants abandonnés. C'était une véhémente et philanthropique improvisation. « Aussi longtemps, dit l'orateur, que nous aurons un tour ouvert à tout venant, nous aurons la charge de l'entretien des enfants abandonnés non seulement de Bruxelles, mais de toutes les villes environnantes, pour ne pas dire de tout le pays... Ce n'est pas seulement sous le rapport de l'économie que je parle, c'est surtout sous le rapport moral que j'envisage la question des enfants trouvés. Ce sont des êtres à qui nous faisons le sort le plus ignoble qui puisse exister... Si je demande la suppression des tours... je demande, par contre, qu'on n'abandonne pas les enfants à quatorze ans, mais au contraire qu'on les élève pour en faire des hommes utiles à eux-mêmes et à la société. Je demande en outre qu'on recherche la maternité, toutes les fois qu'il y a abandon d'un enfant. Vous ne pouvez, pour ménager la pudeur d'une femme qui a péché, enlever à un enfant son état civil. C'est une véritable suppression d'état dont l'autorité se rend complice. » Ch. de Brouckere laissait d’ailleurs percer son (page 76) désir secret. Le mandat de M. Wyns de Raucour devant bientôt expirer, l'ancien ministre, l'ancien membre des états généraux avait de la peine à dissimuler son ambition. Noble ambi-tion, au surplus : car il voulait, comme premier magistrat de la commune, se dévouer entièrement au bien-être et à la prospérité de la ville de Bruxelles.
Ces vœux allaient être réalisés. Déjà, le 26 juillet 1848, le collège électoral de Bruxelles avait rouvert les, portes de la Chambre des représentants au futur bourgmestre. Le 2 octobre, M. Wyns de Raucour préside pour la dernière fois le conseil communal et, après avoir rendu un compte sommaire de sa gestion, poursuit en ces termes, en s'adressant à ses anciens collaborateurs et auxiliaires: « Si vous avez fait beaucoup, vos successeurs trouveront encore beaucoup à faire ; eux aussi sauront remplir leur tâche, guidés qu'ils seront par un homme capable, dont le mérite vous est connu, et qui saura unir aux qualités éminentes qui le distinguent la prudence et la modération qui constituent, en quelque sorte, l'apanage de la magistrature communale. »
Trois jours après, le 5 octobre, Ch. de Brouckere, nommé bourgmestre par Léopold 1er, (page 77) prend place au fauteuil, et, après que les nouveaux échevins et les conseillers communaux nouvellement élus ont prêté serment entre ses mains, il manifeste sa satisfaction pour l'honneur dont il est l'objet et son inébranlable volonté de se dévouer complètement à la ville de Bruxelles. « ... Lorsqu'il y a vingt-cinq ans, dit-il, la carrière s'ouvrait déjà brillante devant moi, je n'ambitionnais pour l'avenir qu'une seule position : celle de bourgmestre de la commune que j'habitais. J'étais loin de me douter qu'un jour viendrait où je serais placé à la tête de l'administration de la capitale de mon pays, et cet honneur, je ne le désirais pas aujourd'hui... Je n'accepte l'autorité que pour être utile à tous... J.e me flatte que vous aurez bientôt la conviction que je consacre à l'administration de Bruxelles tout ce qui me reste de force et d'intelligence... »
10. Le caractère atypique de Charles de Brouckere
Depuis 1830, les hautes fonctions de bourgmestre de Bruxelles avaient été successivement exercées par MM. Rouppe, Van Volxem et Wyns de Raucour. Tous trois, administrateurs laborieux et honorés, mais sans grande initiative, avaient laissé d'excellents souvenirs. M. Rouppe, commissaire du pouvoir exécutif sous la Répu-blique française et maire de Bruxelles sous le (page 78) premier Empire, se signalait par des qualités sympathiques. M . Van Volxem était un habile jurisconsulte. M. le chevalier Wyns de Raucour, très fin sous des dehors sans apprêt, pouvait passer pour un type de l'ancien patricien brabançon.
Ch. de Brouckere ne ressemblait à aucun de ses trois prédécesseurs immédiats. Il était lui-même, c'est-à-dire un administrateur non seulement laborieux, mais infatigable, un homme recherchant l'action, un bourgmestre qui avait la plus haute idée de sa mission et des droits et prérogatives dont il était le représentant. Pour lui, la loi communale du 30 mars 1836 était une charte dont il respectait la lettre et dont il vivifiait l'esprit. Homme de son temps, il se considérait néanmoins comme le continuateur de ces bourgmestres du XIVe et du XVe siècle, qui savaient défendre avec tant d'énergie les vieilles chartes du pays et qui avaient laissé de leur administration des monuments admirables. Il contemplait l'hôtel de ville et les belles maisons des corporations avec cette légitime fierté qui saisissait le Romain à l'aspect de son antique Forum. En 1851, il aurait pu devenir ministre et chef du cabinet ; il déclina les offres du souverain pour rester bourgmestre de Bruxelles. (page 79) C'était, comme on l'a dit, la seule position qui lui parût enviable dans le pays.
Lorsque Ch. de Brouckere devint le chef de l'administration communale, la ville proprement dite contenait 120,000 habitants. Le nouveau bourgmestre se dévoua à cette grande famille avec un zèle et une sollicitude qui ne se démentirent pas un seul instant. On peut dire qu'il fut constamment sur le qui-vive. Le matin, de bonne heure, on le voyait à cheval, parcourant les divers quartiers, inspectant, contrôlant, surveillant la police dont la réorganisation avait été un de ses premiers actes. Il lui arriva même plus d'une fois de céder à sa bouillante impatience et de prêter lui-même assistance à ses agents. Toujours accessible, il était bref et rude dans ses reparties : le plus souvent il éconduisait le solliciteur d'une manière peu aimable, il refusait net ; puis, le lendemain, il revenait spontanément sur sa première résolution et savait faire oublier, par sa bonne grâce, les déceptions de la veille. Il ne fut pas longtemps sans acquérir un véritable ascendant sur tous ceux qui l'entouraient et une véritable popularité dans la ville. Cette popularité, il la méritait. - « Homme de sens pratique, a dit de lui un de ceux qui l'ont bien connu, esprit (page 80) clair et pénétrant, d'une conception vive et primesautière, intelligence vigoureuse et saine, jugement solide et droit, ardeur infatigable au travail, sensibilité vraie, mais cachée sous des dehors un peu brusques quelquefois, tel fut Ch. de Brouckere, notre grand bourgmestre... Généreux sans ostentation, secourable au malheur, il savait donner à propos et avec discernement. Il aidait l'indigent à sortir d'un moment difficile, plus qu'il ne lui faisait une stérile aumône. Son cœur était au niveau de son intelligence. » - Le soir, il couchait sur un lit de camp, au rez-de-chaussée de son hôtel. De là il surveillait les rondes de nuit « - je les entends passer chaque fois, disait-il lui-même; » - de là, il restait en quelque sorte en communication avec la ville entière, toujours prêt à payer de sa personne.
Dans sa séance du 10 novembre 1849, le conseil communal vota solennellement des remerciements au bourgmestre pour le dévouement admirable qu'il avait prodigué à la population pendant toute la durée d'une effrayante épidémie. Ch. de Brouckere avait vainement supplié l'auteur de la proposition de s'en abstenir; lorsqu'elle eut été ratifiée par les acclamations du conseil, il prononça ces mots : (page 81) « Le choléra a été pour moi l'occasion d'acquérir les sympathies de la population. Dans ma conviction, il n'y a rien pour un administrateur qui soit au-dessus de la bienveillance de ses administrés. »
Le 6 avril suivant, Ch. de Brouckere présida, dans la salle gothique de l'hôtel de ville, à la distribution des médailles décernées par le conseil communal aux personnes qui s'étaient distinguées pendant l'invasion du choléra. Le bourgmestre saisit cette occasion pour affirmer des convictions qui, chez lui, étaient inébran-lables. Il s'éleva contre les prétendus droits à l'assistance qui, dans les classes laborieuses, disait-il, engendrent trop souvent l'imprévoyance. Puis, après avoir condamné l'aumône publique distribuée sans discernement, il ajoutait : « Je ne suis ni un esprit froid ni un cœur égoïste. Et quand je me trouve au milieu de vous, je m'écrierais volontiers avec un des grands orateurs de la chaire: « Loin d'ici ces personnes circonspectes et ménagères qui ont beaucoup reçu et qui donnent peu ; qui « comptent avec Dieu et avec les pauvres ; qui versent leurs consolations goutte à goutte. » Mais si la charité est un sentiment qui est au cœur de l'homme, une vertu qui élève et réjouit (page 82) l'âme, elle est aussi un devoir sacré et universellement compris : Elle ne se manifeste pas uniquement par des dons matériels, mais encore par la parole, par l'exemple et par l'action. Il ne suffit pas de donner beaucoup, il faut donner avec intelligence. »
Citons maintenant le Bulletin communal: « Après là distribution des médailles, M. Fontainas, premier échevin, prit la parole.
« Membre du conseil communal, dit-il, et visiteur des pauvres, il m'appartient, je pense, de répondre aux paroles si belles, si généreuses que M. le bourgmestre a bien voulu nous adresser. En nous remettant la médaille com-mémorative et de gratitude, M. le bourgmestre vient d'exécuter une résolution prise à l'unanimité des membres composant le conseil communal. Mais il ne faut pas que, dans cette manifestation de la reconnaissance publique, il y ait une lacune regrettable.
« Je n'entends flatter personne ; je n'ai jamais été, je ne serai jamais le courtisan de personne ; mais, vous le savez, parmi ceux qui ont si bien mérité de leurs concitoyens, pendant l'invasion du choléra, il en est un, un surtout dont la conduite a été vraiment admirable d'intelligence et d'activité. (Ces paroles sont accueillies (page 83) par une double salve d'applaudissements.)
« Messieurs, grâce au noble exemple de dévouement que nous a donné M. le bourgmestre, nous avons compris les devoirs que l'humanité nous prescrit, et nous saurons mieux que jamais les remplir, car désormais nous agirons avec toute la puissance d'une affection réciproque et profondément sentie.
« (S'adressant à M. le bourgmestre). Permettez-moi, monsieur le Bourgmestre, de vous offrir à mon tour un exemplaire de la médaille commémorative et de gratitude ; acceptez-le, c'est le vœu du conseil communal ; c'est le vœu de tous les comités de charité, c'est le désir le plus sincère de la population tout entière de la capitale. (Applaudissements prolongés.) »
Ch. de Brouckere répondit : « Messieurs, puisque le conseil veut bien nous associer, joignons nos efforts pour le bien-être de la capitale. Elle a en elle tous les éléments de prospérité ; nous pourrons aider à les développer » (Bulletin communal (1850), pp. 173-174)
11. Octrois, épargne, exposition universelle et réfugiés politiques (1849-1851)
En 1848, Ch. de Brouckere avait été appelé par le gouvernement à faire partie d'une commission pour la révision des octrois, et il avait rédigé un mémoire où il proposait la (page 84) suppression complète de ces douanes intérieures. Dans la séance du conseil communal du 2 décembre, il défendit vigoureusement cette opinion. En 1849, le Gouvernement le nomma membre et président de la commission qui prépara la loi du 8 mai 1850, érigeant une caisse générale de retraite sous la garantie de l'État, et celle du 3 avril 1851 sur les sociétés de secours mutuels. Du reste, il avait devancé l'État en faisant adopter par le conseil communal, au mois de mai 1849, une proposition qui tendait à instituer une caisse d'épargne en faveur des artisans, des ouvriers et des petits commerçants. Tel il se montrait comme bourgmestre de Bruxelles, tel il fut à Londres en 1801, comme président de la commission belge de l'exposition universelle, actif, énergique, infatigable. On le vit, au Cristal-Palace, mettre habit bas pour aider les ouvriers et les stimuler. - Quoi! disaient les Anglais aux Belges, est-ce là le lord maire de Bruxelles ?
Le 3 novembre, Ch. de Brouckere, en qualité de président de la commission directrice de l'exposition générale des beaux-arts de Bruxelles et de la commission belge de l'exposition de Londres, rendit compte de ses efforts et des résultats obtenus. Au palais ducal, en présence (page 85) du Roi, et devant une assemblée d'élite, il s'exprima en ces termes :
« Depuis vingt-cinq ans, l'idée d'une exposition universelle des produits de l'industrie préoccupait les esprits sérieux. Elle se représentait, particulièrement, à Paris et à Bruxe1les. Mais il appartenait à l'Angleterre de réaliser un projet aussi vaste dans sa conception que fertile dans ses résultats. Il fa1lait un sol dont les habitants comprissent les bienfaits de la liberté commerciale pour asseoir l'exposition; il fallait une impulsion élevée, aussi persévérante que celle du prince Albert pour assurer la réussite de l'entreprise la plus colossale de notre siècle.
« C'est une histoire curieuse que celle des actes qui ont précédé et accompagné l'exposition. D'immenses difficultés ont été vaincues, et cependant, je le dis à regret, toutes n'ont pas été surmontées ; l'œuvre n'a pas été complète.
« Nous avons tenu, Sire, un rang honorable parmi les nations, nous pouvons revendiquer notre part de succès dans tous les groupes, dans presque toutes les sections, malgré la tiédeur, l'indifférence d'un grand nombre de producteurs qui avaient mal compris la portée de l'exposition, malgré surtout l'absence d'un de nos éléments de supériorité: la confrontation (page 86) des prix. Hyde-Park a été, pendant six mois, une école pour tous les producteurs du globe.
« Les plus habiles ont pu y puiser des enseignements dont la société recueillera les fruits, mais il a manqué à cet immense bazar une des données économiques les plus essentielles. Aussi, je crains bien que, malgré leurs nombreux triomphes, des voisins puissants ne persévèrent dans leur système exclusif de toute concurrence.
« Quant à nous, plus modestes, nous avons emporté la conviction que nous devions marcher d'un pas ferme dans la voie du progrès, pour conserver notre place. Le doute ne nous est plus permis. Nous arrêter, même pour les industries qui ont fait notre richesse, c'est nous perdre. Mais aussi nous avons la certitude que les producteurs belges n'ont pas besoin de s'abriter à l'ombre des prohibitions. »
En toute occasion, Ch. de Brouckere se montrait le défenseur éloquent et convaincu de la liberté commerciale. Collaborateur de l'Ency-clopédie populaire, fondée par M. A. Jamar, il publia dans cette collection des Principes généraux d'économie politique. C'était un excellent résumé, clair, méthodique, vraiment instructif. Le but de l'auteur était de combattre de vieux (page 87) préjugés, de dissiper des erreurs encore accréditées, et de réunir dans un cadre étroit des notions saines sur la richesse publique. On lit avec fruit le résumé de Ch. de Brouckere, même après avoir étudié les travaux de J.-B. Say, de Rossi, de Michel Chevalier, et des autres maîtres de la science.
Une des périodes les plus difficile de l'administration de Ch. de Brouckere fut celle qui suivit le coup d'État du 2 décembre 1801. Chargé de l'exécution des lois et règlements de police, le bourgmestre de Bruxelles eut une mission bien délicate lorsque les proscrits et les réfugiés affluèrent dans la capitale du royaume. Le 10 janvier 1852, il rendit compte au conseil communal d'un conflit avec l'administration de la sûreté publique. « Pour moi, dit-il, à cette occasion, le droit d'asile est sacré : c'est un droit que nos pères ont toujours respecté, qui est écrit dans les vieilles chartes de Brabant ; cela n'empêche pas que, comme fonctionnaire public, je remplis mes devoirs ; mais j'exécute les ordres que je reçois comme un homme de cœur doit les exécuter, c'est-à-dire en y mettant tous les ménagements, toutes les formes possibles. »
Les réfugiés des divers partis se montraient reconnaissants. Un soir que le bourgmestre de (page 88) Bruxelles donnait au Cercle artistique et litté-raire, une conférence sur la monnaie, on vit, parmi ses auditeurs, d'un côté des orléanistes éminents, et, de l'autre, quelques-uns des plus célèbres républicains. Un personnage, plus fameux encore, le vieux prince de Metternich, envoya, comme souvenir au bourgmestre de Bruxelles, le buste en cuivre moulé de Charles-Quint, avec prière de le déposer dans un des musées de la ville. Le bourgmestre répondit (26 août 1853) : « . . . Je demande l'autorisation de le conserver à l'hôtel de ville. Mes collègues et moi tenons à pouvoir le garder en mémoire du séjour que Votre Altesse a fait parmi nous. Nous nous rappellerons toujours, avec orgueil, que l'homme dont les conseils ont eu le plus d'action sur les destinées de l'Europe, pendant un quart de siècle, est venu, pendant les mauvais jours de 1848, trouver le repos et la paix dans notre ville… »
12 Innovations urbanistiques et initiatives philanthropiques (1852)
L'année 1852 fut, à certains égards, le point culminant de l'administration de Ch. de Brouckere, comme bourgmestre de Bruxelles. Le (page 89) 28 juin, le conseil vota la réunion du quartier Léopold à la ville. Le 11 décembre, il adopta le système de la distribution d'eau, proposé par une commission spéciale aux travaux de laquelle le bourgmestre avait, pendant deux mois, assisté presque chaque jour. Le 9 avril suivant, le roi Léopold 1er inaugura les travaux de distribution des eaux et posa la première pierre du réservoir d'Ixelles. Le système auquel le conseil avait donné son adhésion était, comme on l'a dit avec raison, l'œuvre la plus considérable que la ville eût entreprise dans ce siècle, aussi bien sous Je rapport des travaux que sous celui du bien-être de la cité.
Le 30 avril 1853, Ch. de Brouckere fit au (page 90) conseil communal un rapport qui tendait à la réunion de tous les faubourgs à la ville. Ce projet, adopté par le conseil, fut rejeté par la Chambre des représentants.
Tous ces travaux administratifs ne détournaient point Ch. de Brouckere de ses études favorites. Le 27 novembre 1852 et le 12 février 1853, il fit au Cercle artistique et littéraire deux conférences très remarquables sur la charité et l'assistance publique. Il y reprenait, pour le développer, le thème qu'il avait soutenu en 1849, après l'invasion du choléra. Il voulait démontrer que les sociétés modernes avaient dénaturé la charité, sous le nom de bienfaisance ou d'assistance, en transformant un sentiment du cœur, une obligation de conscience en devoir civique ; des titres à la pitié en droits réels et positifs. Nous nous bornerons à citer la conclusion :
« Je vous ai exprimé, avec sincérité, disait Ch. de Brouckere, de vieilles convictions, sans me faire illusion sur les prosélytes que je pourrais rallier.
« Hélas ! messieurs, nous avons encore bien (page 91) des obstacles à vaincre, bien des préjugés à déraciner avant d'être franchement libéraux.
« La liberté, a dit Bastiat, est un acte de foi en Dieu et en ses œuvres. » Un acte de foi n'admet ni restrictions, ni exceptions. Qui donc veut la liberté doit la vouloir en tout, sous peine, en faisant une réserve, que chacun, à son tour, n'en fasse une autre et que toutes les libertés ne soient sans cesse contestées, mises en péril à la fois. Qui veut la liberté doit la vouloir pour tous, autrement il pourrait lui-même devenir l'objet de l'exception. - Oui, nous devons avoir encore bien des préjugés à vaincre, quand, par delà nos frontières, nous avons vu au pouvoir des hommes qui avaient marqué leurs premiers pas dans la carrière par un dévouement absolu à la liberté, qui avaient écrit des livres qui font encore autorité, ne signaler leur passage au ministère par aucun acte en faveur de la liberté commerciale ou de l'émancipation de la charité. Aussi, simple soldat de la politique, je ne puis avoir la prétention de faire beaucoup de recrues, d'enrôler beaucoup d'entre vous sous le drapeau que je déploie. Mais, ce que je vous demande, c'est de n'attribuer mes opinions ni à un cœur sec, ni à une âme égoïste. Si je restreins le cercle dans lequel doit se mouvoir (page 92) l'assistance publique, je veux rendre à la charité toute son action, tout son charme. J'ai la certitude que cette vertu, dans sa douce sublimité, serait aussi active aujourd'hui que dans les siècles derniers, et qu'avec moins de sacrifices, elle obtiendrait des résultats moraux plus grands et surtout plus utiles à la société. »
L'amélioration morale et matérielle des classes laborieuses était l'objet des constantes préoccupations et des études persévérantes du bourgmestre de Bruxelles. Un des témoignages les plus frappants de sa prévoyance est le rapport qu'il déposa, le 16 janvier 1855, sur l'augmentation des salaires des ouvriers.
« Le conseil communal, disait-il, a, dans sa séance du 10 décembre dernier, reconnu, à l'unanimité, en comité secret, que le salaire des ouvriers, invariable depuis cinquante ans, n'est plus en rapport avec les besoins de l'existence ; il m'a autorisé à faire des démarches officieuses pour améliorer la condition des travailleurs.... Vous avez compris qu'il fallait devancer l'heure à laquelle l'ouvrier arracherait son salaire d'une manière violente peut-être ; vous avez voulu prévenir l'abaissement de la population, autant qu'il était en votre pouvoir. - Fort de votre volonté, (page 93) fort encore de mes convictions personnelles, et me confiant dans cette bienveillance dont grâce à vous, j'ai reçu tant de preuves de nos administrés, depuis six ans, j'ai essayé de démontrer aux entrepreneurs de travaux qu'il était nécessaire de mieux rétribuer le travail, que l'intérêt public commandait une révision des salaires. - J'ai réuni successivement tous les maîtres couvreurs, plafonneurs, maçons, charpentiers, menuisiers et peintres, dans six assemblées tenues à l'hôtel de ville ; j'ai convoqué non seulement les entrepreneurs qui sont domiciliés dans la commune, mais aussi ceux qui habitent les faubourgs, parce que les uns et les autres dirigent les travaux indistinctement dans toute l'agglomération bruxelloise ; mais j'ai eu soin, dans les invitations et les réunions, de bien expliquer que je n'agissais pas à titre d'autorité. Les assemblées ont été nombreuses et dans toutes, je me plais à le dire, il a été reconnu spontanément que des salaires qui étaient déjà établis en 1804 ne pouvaient suffire aux besoins de la vie en 1858… Je crois avoir touché au but et j'en reporte tout l'honneur aux bons sentiments des entrepreneurs d'industries. »
13. L’exposition universelle de Paris (1855)
Le dévouement que Ch. de Brouckere avait (page 94) montré à Londres, en 1851, il le montra à Paris, en 1855, lorsque les Belges eurent été conviés à participer à l'exposition universelle qui devait avoir lieu dans la capitale de l'empire français. Son activité fut réellement prodigieuse ; dédaignant peines et fatigue, il ne voyait que le but. Mais il faut encore une fois l'entendre lui-même. Aucun éloge ne vaudrait son rapport, simple, bref et clair.
Président des membres belges du jury international, il rendit compte de sa mission, le 17 décembre 1855, à la cérémonie de la distribution des récompenses aux exposants, cérémonie qui était présidée par le ministre de l'intérieur (M. de Decker).
« Il ne faut pas le dissimuler, monsieur le Ministre, nous marchons, disait-il, vers un but que, dans une sphère étroite d'action, j'ai toujours poursuivi : nous marchons vers la liberté des échanges, vers l'ordre naturel des choses, vers l'accomplissement de la volonté manifeste du Créateur du monde ; et l'exposition de Paris nous a fait faire des pas de géant.
« Bien des conversions ont été opérées dans ce bazar des produits de toutes les nations, bien des préjugés ont été vaincus par une inspection des supériorités diverses que le sol, le climat, (page 95) les habitudes, les mœurs assurent aux différents peuples !
« A quoi donc serviraient la facilité des communications, le rapprochement des distances, le contact des hommes de toutes les contrées, si ce n'est à entretenir des relations plus intimes, à échanger des services ? Pourquoi faire entrer dans l'appréciation des supériorités nationales le prix des choses, si ce n'est pour procurer à tous une plus grande somme de bien-être ?
« Le cachet particulier de l'exposition de Paris a frappé les moins clairvoyants. Tous les exposants avaient, cette fois, été conviés à publier les prix de leurs produits, tandis qu'à Londres, en 1851, on avait interdit, d'une manière absolue, d'indiquer ouvertement la valeur des objets.
« Le décret du 10 mai dernier s'appesantit sur le mérite d'un abaissement de prix ; il en fait à tous les degrés un élément de supériorité.
« A l'exposition de l'économie domestique, le bon marché est la condition expresse de l'admission des bons produits.
« Et il serait encore permis de croire que toutes ces dispositions ne pourraient aboutir (page 96) qu'à exciter l'envie, à éveiller la jalousie, en un mot, à déchaîner les mauvaises passions ! Non, non, telle n'a pas été la pensée dominante du grand concours qui a été organisé sous la présidence du prince Napoléon Bonaparte.
« Nous ne nous faisons toutefois pas illusion. Nous avons encore bien des préjugés à vaincre. Nous nous sommes heurtés plusieurs fois contre eux, quand nous préconisions le bon marché de certains produits, quand nous revendiquions l'application du décret impérial; mais l'opposition avait pris un caractère moins tranchant, des formes moins acerbes : elle ne se prévalait plus de la protection du travail national, reculait, en quelque sorte, devant la discussion et ne demandait plus que du temps pour s'effacer, s'éteindre.
« Un premier jalon a même été posé, de l'assentiment des délégués de tous les pays. Une vaste association s'est formée pour obtenir l'unité des poids et des mesures. .
« Cette unité n'emporte pas nécessairement avec elle la fusion des peuples sous le rapport industriel, n'entraîne pas fatalement la liberté commerciale ; mais les causes expliquent les effets.
« C'est en voyant les produits étiquetés ici en (page 97) yards et livres sterling, ailleurs en aunes et florins, que l'on a été conduit à se réunir pour le triomphe du système métrique. On a senti le besoin, dans un autre concours du monde producteur, de mettre les prix à la portée de tous les visiteurs, de rendre plus saisissable la supériorité relative de chaque contrée, de populariser une doctrine dont les conséquences pratiques intéressent l'universalité des hommes.
« La Belgique, nous en sommes persuadés, ne perdra pas de vue le côté le plus important de l'exposition; son gouvernement ne se laissera pas devancer dans une voie qui se trace de différents côtés ; il n'arrivera pas le dernier au but vers lequel on s'achemine de toute part, l'abaissement général du prix de toutes les choses par la jouissance gratuite des biens que Dieu a répandus avec profusion sur la terre, la fraternité ou plutôt l'amour du prochain embrassant, sur les ruines de vieux préjugés et sur les débris d'entraves artificielles, l'espèce humaine tout entière.
« Oui, monsieur le Ministre, nous en avons la conviction, l'exposition universelle portera des fruits partout et pour tous.
« Nous sommes heureux d'avoir pu y (page 98) prendre une petite part. Notre tâche touche à son terme, et nous nous flattons, par notre empressement, notre zèle, de n'avoir démérité ni de nos concitoyens, ni du gouvernement. Nous espérons aussi que les jurés belges n'ont pas laissé de mauvais souvenirs à leurs collègues des autres pays. Nous pouvons, au moins, vous assurer que nous avons reçu d'eux l'accueil le plus sympathique, le plus cordial, et que nous emportons de l'hospitalité française et de la courtoisie de nos hôtes un sentiment de reconnaissance.
« Si, dans cette circonstance solennelle, il m'était permis, monsieur le Ministre, de parler un instant en mon nom, j'ajouterais que j'ai accepté le fardeau le plus lourd que mes collègues eux-mêmes m'avaient confié, pour mériter, autant qu'il était en mon pouvoir, le témoignage de bienveillance que j'avais eu l'honneur de recevoir de l'empereur des Français (Note de bas de page : Napoléon III avait nommé Charles de Brouckere grand-officier de la légion d’honneur), et pour m'efforcer de rendre un dernier service à notre patrie. L'activité et les forces qui me restent appartiennent désormais à la ville de Bruxelles. »
14. Les collaborateurs
Le Bulletin communal atteste que Ch. De Brouckere tint parole. C'est dans ce Moniteur de la commune qu'il faut suivre jour par jour les travaux de l'éminent bourgmestre. Une étude de ce genre n'est point aride. Le Bulletin communal nous enseignera comment cet homme vraiment remarquable administrait une grande ville, comment il gouvernait le conseil et comment il était secondé. Il ne convient pas, en effet, de dissimuler que si Ch. de Brouckere fit beaucoup par lui-même, il n'aurait pu accomplir seul une tâche immense. Il avait des collaborateurs capables et dévoués. Pour ne parler que de ceux qui ne vivent plus, nommons Fontainas, à qui la ville de Bruxelles doit l'extension de l'enseignement populaire ; nommons aussi Au-guste Blaes, échevin chargé des travaux publics, et dirigeant laborieusement ce service important, après avoir été, comme rédacteur en chef de l'Observateur belge, une des notabilités de la presse militante. Fontainas, toujours serviable et paternel ; Blaes, causeur enjoué, écrivain remarquable. Parmi les membres du conseil qui ont été enlevés prématurément, on remarquait encore Jules Bartels, dont l'éloquence tribunitienne avait un vrai prestige. Mais n'oublions pas le respectable conseiller Kaieman, qui, avec une savante et piquante (page 100) bonhomie, réussissait à interpeller régulièrement l'éminent bourgmestre, sans jamais éveiller sa susceptibilité.
15. Trait de caractère
Si Ch. de Brouckere trouvait presque toujours un appui sympathique dans le conseil, parfois aussi il ne parvenait point à le rallier à son opinion. Le 4 juin 1859, le conseil était saisi d'un rapport de la section des beaux-arts sur l'emplacement d'un monument à élever aux comtes d'Egmont et de Hornes. Ch. de Brouckere en combattit énergiquement les conclusions. Il se montra orateur convaincu, mais passionné aussi. Après avoir traité sévèrement le comte d'Egmont et très durement le comte de Hornes, il déclara qu'il ne donnerait jamais sa voix à l'érection d'un monument destiné à perpétuer la, mémoire de l'un et de l'autre réunis. Ch. de Brouckere avoua d'ailleurs que ses études sur le XVIe siècle n'avaient pas été très longues. Quoi qu'il en fût, une appréciation aussi rigoureuse de la carrière politique des comtes d'Egmont et de Hornes provoqua de vives répliques dans le conseil et une chaude polémique dans la presse. En résumé, les conclusions du rapport de la section des beaux-arts furent adoptées par vingt-trois voix contre deux.
(page 101) Membre de la Chambre des représentants depuis 1848, Ch. de Brouckere suivait les discussions importantes, mais sans y prendre une part prépondérante. Il conserva toujours des opinions personnelles et indépendantes, des convictions nettement arrêtées. Le 25 mai 1850, il déclara publiquement « au risque de déplaire à ses commettants » que, s'il avait assisté aux séances, il aurait voté contre la loi organique de l'enseignement moyen. Le 12 janvier 1856, n'étant point d'accord avec ses amis politiques sur la question de la bienfaisance, en d’autres termes, voulant maintenir les principes qu’il avait exposés dans ses conférences sur la charité et l'assistance publique, il obéit à un honorable scrupule et déposa son mandat. Mais il ne resta pas longtemps éloigné de l'enceinte législative, où, d'après lui, le bourgmestre de la capitale devait avoir sa place. Le 10 décembre 1857, il reçut un nouveau mandat du collège électoral de Bruxelles.
La direction de la commune était, au surplus, sa préoccupation dominante. Le 31 mars 1860, il avait, dans le conseil communal, pris une part active à la discussion de plusieurs questions importantes, telles que le déplacement de la station du Midi et l'institution d'un conseil de prud'hommes. Il avait montré la clarté, la (page 102) précision, la vigueur qui le caractérisaient ; mais cette énergie un peu rude, qui était comme le fond de son talent, avait été tempérée cette fois par un certain enjouement, par des mots fins et gais. Le conseil ne se doutait pas qu'il était présidé pour la dernière fois par son illustre chef.
16. Le décès et les cérémonies d’adieu
(page 103) La fin presque soudaine de l'éminent bourgmestre fut comme un coup de foudre pour la ville de Bruxelles et pour la Belgique entière. Après un court voyage à Paris, Ch. de Brouckere était rentré malade à Bruxelles; mais n'écoutant point les conseils de ses amis et dédaignant le mal dont il avait senti les atteintes, il reprit vaillamment ses travaux à l'hôtel de ville. Le 10 mars 1860, M. Frère-Orban, ministre des finances, avait présenté le projet de loi abolissant les octrois, et cette grande mesure, alors soumise aux sections de la Chambre des représentants, préoccupait vivement (page 104) l'administrateur qui l'avait tant désirée et préconisée. Il ne devait pas voir, hélas! l’accomplissement de son rêve. Le lundi, 16 avril, souffrant d'une vive douleur de côté, il eut de la peine à regagner sa demeure. Tous les soins nécessaires lui furent prodigués, mais en vain. Le 20 avril, à dix heures du matin, Ch. de Brouckere succomba.
Laissons parler un des témoins de cette fin presque stoïque.
« Jusqu'à ses derniers moments, dit-il, Ch. de Brouckere n'a pas perdu connaissance. Il avait conservé toutes ses facultés ; il sentait son état, mais il était d'un calme admirable. Après avoir rempli ses devoirs religieux, il a dit à chacun de ceux qui l'entouraient ce qu'il avait à lui dire, et s'occupait encore de5 intérêts de la ville. Sachant que la discussion du projet de loi sur les octrois venait de s'ouvrir dans les sections, il interrogeait son honorable frère par ces mots : « Et les octrois ?... » A quelqu'un qui lui disait : « Ne vous attristez pas. - Je ne suis pas triste, a-t-il répondu avec sang-froid et sérénité, je suis venu sans inquiétude au monde, je le quitte sans inquiétude. » Il a adressé quelques paroles touchantes et affectueuses à sa famille, qui s'efforçait de cacher sa douleur. (page 105) Il a dit quelques mots à son collègue, M. Anspach, qui se trouvait là, a serré la main de « son digne ami », M. Julien Mascart, et quelques moments après il n'était plus » (Charles de Brouckere, par P. Bourson, p. 7)
A peine l'illustre chef de la commune eut-il fermé les yeux, qu'une proclamation du collège des échevins annonça aux habitants la « perte irréparable » que la capitale venait de faire. A trois heures le conseil communal s'étant réuni d'urgence, l'échevin-président (M. Fontainas) s'exprima en ces termes :
« Messieurs, je n'ai plus à vous faire connaître le fatal événement qui prive la ville de Bruxelles de l'homme si éminent, de l'administrateur si dévoué qui dirigeait encore, il y a cinq jours à peine, les affaires de la commune.
« M. Chambre. de Brouckere a cessé de vivre ce matin. Nulle parole ne saurait exprimer dignement la douleur que nous ressentons, les regrets profonds et la vive reconnaissance de tous nos concitoyens.
« Le collège vous soumet diverses propositions tendant à honorer la mémoire de l'illustre défunt ; en première ligne, nous vous demandons de décider que les funérailles de notre (page 106) honorable et regretté Bourgmestre soient faites par la ville.
« Nous vous demandons ensuite de décider que l'une de nos rues principales porte son nom, et qu'un monument destiné à perpétuer sa mémoire soit érigé sur l'une des places publiques de Bruxelles. »
Ces propositions sont adoptées par acclamation. Le conseil décide en outre que la population entière sera appelée à concourir, par voie de souscription, à l'érection du monument qui doit perpétuer la mémoire de Ch. de Brouckere. Un an s'était à peine écoulé depuis que cet homme à la fois éminent et modeste avait re-poussé, avec la mâle simplicité qui le caractérisait, une pétition par laquelle les habitants d'un des quartiers les plus populeux de la ville demandait au conseil communal de donner le nom de rue de Brouckere à une nouvelle et importante voie de communication qui venait de s'ouvrir. « Je propose, avait-il dit, le dépôt de cette pièce aux archives et de passer à l'ordre du jour. On juge les hommes quand ils sont morts ! »
Ch. de Brouckere venait à peine de mourir, et il était jugé. Tout le monde rappelait avec gratitude ses glorieux services.
(page 107) Le Roi, le premier, s'empressa, dans une lettre autographe, d'attester que, pendant trente années de confiance réciproque, il avait toujours apprécié hautement les grandes qualités et le dévouement inaltérable de Ch. de Brouckere, ministre, bourgmestre, représentant.
La Chambre, dont Ch. de Brouckere était un des plus nobles vétérans, voulut s'associer au deuil général. Et il y eut unanimité dans l'expression éloquente de ces regrets. M. B Dumortier prit d'abord la parole. « Messieurs, dit-il, l'événement que le président vient d'annoncer à cette Chambre est de nature à imprimer une profonde douleur dans l'esprit de chacun de nous. Nous voyons disparaître encore une de ces colonnes de notre édifice social, un de ces hommes qui ont contribué à la formation de la nationalité belge, un de ces hommes qui, jeunes encore, au sein des états généraux, combattaient avec énergie pour la défense des droits de la Belgique contre l'oppression de l'étranger, un de ces hommes qui ont rendu le plus de services dans les moments de crise où le pays s'est trouvé lors de la régénération de la patrie. - Qui de vous, messieurs, peut avoir oublié la conduite de l'honorable M. Ch. de Brouckere dans les diverses positions ministérielles qu'il a (page 108) remplies successivement, lors de notre émancipation politique ? Vous vous souvenez encore que c'est lui qui, en 1831, après de douloureux événements, entreprit, comme ministre de la guerre, la réorganisation de notre armée, et qui, en moins de deux mois, la mit à même d'entrer en campagne contre l'ennemi. C'est là un des plus grands services qu'il soit donné à un citoyen de rendre à sa patrie ; et ce service, l'honorable membre l'a rendu avec tant de bonheur, en y déployant tout ce que Dieu lui avait accordé d'activité, d'intelligence et de courage, que nous ne saurions assez lui témoigner notre reconnaissance. - Messieurs, si je devais énu-mérer tout ce que notre regretté collègue a fait pour la chose publique, il faudrait tenir la Chambre pendant longtemps ; mais la douleur que j'éprouve moi-même ne me permettrait pas de le faire dans les circonstances actuelles. - Tout en rendant hommage à la mémoire de l'honorable collègue que nous aimions tous, je propose à la Chambre d'assister en corps à ses funérailles, comme elle l'a fait chaque fois qu'elle a perdu des membres qui avaient rendu de très grands services à la patrie. ». Cette proposition fut appuyée par un représentant de la gauche. - « Le pays, dit M. Vervoort, est cruellement (page 109) éprouvé depuis quelque temps, la mort moissonne dans les rangs de ses meilleurs citoyens... Aujourd'hui elle nous ravit un regrettable et à jamais regretté collègue. La Belgique perd en lui un de ses plus anciens et de ses plus vaillants défenseurs, un de ses enfants les plus utiles et les plus dévoués. Peu d'hommes ont rendu d'aussi grands et d'aussi nombreux services. S'il n'avait brillé dans toutes les fonctions les plus élevées de l'État, s'il n'avait à la reconnaissance de ses concitoyens les titres rappelés par M. Dumortier, sa coopération à l'œuvre de notre Constitution suffirait pour perpétuer glorieusement sa mémoire. J'ai été heureux d'entendre un membre de la droite prendre l'initiative d'une proposition à laquelle je me rallie. La consternation est dans la ville de Bruxelles, depuis que la fatale nouvelle est connue, et la douleur est répandue ici sur tous les bancs. Nous nous divisons, messieurs, dans nos luttes d'opinion, mais nous possédons en commun l'amour du pays et nous portons en commun le deuil des hommes de bien et des citoyens d'élite. »
La Chambre décida qu'elle assisterait en corps aux funérailles de Ch. de Brouckere.
Ces funérailles, célébrées le dimanche 22 avril, (page 110) furent réellement imposantes. Elles eurent une solennité et, un éclat inusités. On eût dit que non seulement la ville de Bruxelles, mais que la Belgique entière se faisait un devoir sacré d'honorer dignement un homme qui l'avait noblement servie.
Dans la maison mortuaire, en face du cercueil revêtu des insignes du défunt, des discours éloquents furent prononcés par M. Orts, au nom de la Chambre des représentants, dont il était le président, par M. Liedts, gouverneur du Brabant, et par M. Fontainas, au nom de la ville de Bruxelles.
« . .. Une magnifique intelligence vient de s'éteindre (ainsi s'exprima M. Orts) : un bon et noble cœur a cessé de battre. - La perte que fait le pays est immense, et pourtant, si j'avais le droit d'exprimer les sentiments qui me débordent, ce n'est pas la douleur du pays que mes paroles vous diraient. - Enfant de Bruxelles, député de la capitale, je partage avant tout la désolation de ma ville natale et je pleure avec elle, dans Ch. de Brouckere, le grand magistrat auquel Bruxelles doit depuis dix années tant de splendeur, et, ce qui vaut mieux encore, tant de choses bonnes et utiles. - Mais les regrets de la nation entière ne sont ni moins profonds ni (page 111) moins légitimes. Ils réclament leur interprète, car la Belgique se voit enlever, avant l'heure prévue, l'un de ses plus illustres enfants, l'un de ces hommes dont le nom appartient à l'histoire. »
Après avoir retracé la première partie de la carrière parcourue par Ch. de Brouckere, le président de la Chambre des représentants ajouta: « D'autres diront ce que de Brouckere fit en dehors de la vie politique : pour la science, l'industrie, le commerce et l'administration. L'homme d'État seul appartient à qui parle au nom de la représentation nationale, où notre éminent collègue vint reprendre son siége en 1848, pour l'occuper jusqu'aujourd'hui, sauf une courte interruption qui fut un grand exemple de loyauté politique. Tel il était au début de sa vie parlementaire, tel nous l'avons retrouvé durant ces dernières années. Son ardeur juvénile, la vivacité pleine de franchise de sa parole toujours nette, claire comme sa pensée même, l'indépendance de ses convictions, tout restait intact et debout après la carrière si remplie que vous savez. - L'expérience était venue pour compléter une nature si richement douée. - Une existence si précieuse semblait à ses amis, à ses concitoyens, (page 112) devoir se prolonger longtemps encore. La Providence ne l'a point voulu, et de Brouckere n'est plus. Mais son souvenir reste vivace ; sa mémoire ne peut périr. De Brouckere vivra par les services qu'il a rendus. »
M. Liedts, gouverneur de la province, fit également ressortir les éminentes qualités de son ancien collègue ;
« ... Nos relations, que la mort vient de briser si brusquement, remontent à 1830, lorsque nous faisions partie, tous deux, de cette assemblée immortelle qui sanctionna l'indépendance de la Belgique. C'est là que le pays apprit à connaître cette vaste intelligence, cette conception facile, ce jugement solide et universel que le ciel vous avait départis ; c'est là qu'il put admirer cette aptitude étonnante à traiter, avec la même supériorité, les sujets les plus divers. La nation n'a pas oublié les efforts que vous fîtes pour que le Congrès ne cédât pas trop à l'esprit d'innovation et ne sacrifiât aucun des grands principes de gouvernement. Passionné pour les droits du peuple, mais en même temps ami sincère du pouvoir, vous cherchiez à concilier l'ordre et la liberté. Vos vœux ont été comblés. - Quand vous auriez borné là votre carrière publique, votre mémoire serait restée (page 113) chère à la patrie. - Mais la retraite ne pouvait convenir à votre activité ardente et presque fiévreuse. Après avoir, comme ministre de la guerre et des finances, comme écrivain et comme professeur, rendu les nombreux services qu'on vient de rappeler, vous avez consenti à passer les dernières années de votre vie publique à la tête de l'administration de la capitale. - Il n'y a pas de poste où vos éminentes qualités aient brillé d'un éclat plus vif que dans l'exercice de cette magistrature ; aussi les élus de la commune plaçaient en vous une confiance sans bornes. - Dans vos rapports avec l'autorité provinciale, vous montriez cette fermeté qu'apporte dans les débats l'homme convaincu ; mais votre esprit éclairé savait tenir compte d'une conviction opposée à la vôtre et faire, au besoin, ces concessions sans lesquelles les moindres dissentiments s'enveniment et prennent les proportions d'un conflit. - Vous avez payé le tribut de tous les hommes qui se vouent à la chose publique ; vous avez souffert de voir vos services parfois méconnus ; mais jamais votre courage n'a faibli, et vous avez attendu du temps la réparation de ces injures. Ce temps était venu et la tristesse profonde qui se lit aujourd'hui dans les yeux des citoyens de (page 114) tous les rangs, prouve que chacun apprécie la perte immense que la cité vient de faire. Cette perte n'est pas moins grande pour la province. La capitale est le cœur du pays ; quand il souffre ou qu'il s'agite, tout le corps s'en ressent. Le Brabant surtout est intéressé à ce qu'une administration intelligente et sage se trouve au centre. - La mort, heureusement, ne nous a pas tout ravi; le pays conserve vos études sur la Constitution et sur les lois administratives, et la ville de Bruxelles, les importants travaux que vous avez entrepris et dont un seul suffirait pour perpétuer le souvenir d'un administrateur.
« Vos titres à la reconnaissance publique sont impérissables.. .»
Parlant au nom de la commune, M. Fontainas fut émouvant :
« . . . . Quelle implacable et soudaine fatalité a jeté là, sans souffle et sans vie, celui dont la voix retentit encore à nos oreilles, celui qui animait de son activité cette cité tout entière 1...
« D'autres ont dit la vie politique du citoyen! Nous qui étions ses collègues, qui, tous les jours assis à ses côtés, avons vu sans cesse à l'œuvre cet homme infatigable, nous nous souvenons avant tout du bourgmestre, nous ne (page 115) voulons parler que du magistrat dont Bruxelles était heureux et fier. - Nous l'avons vu menacé par le mal qui le tuait, toujours prodigue de courage et de zèle, fermer l'oreille aux voix amies qui lui conseillaient le repos, à la science qui lui ordonnait d'épargner sa santé et sa vie. - Pour des hommes de cette trempe, il n'y a point de repos, point de trêve : le devoir et le sacrifice, mobile des âmes fortes, poussent jusqu'au bout l'effort du dévouement ; ces hommes ne s'arrêtent point : ils tombent. Et de Brouckere est tombé, tombé sur la brèche, plein de vaillance, mêlant à son dernier souffle un dernier mot: c'était de la commune qu'il s'occupait encore au moment suprême. . . .
« En 1848, il devient bourgmestre de Bruxelles.
« L'horizon est sombre, l'avenir incertain ; tout s'agite dans l'Europe inquiète et tourmentée : - Mais la Belgique reste calme; sa capitale confiante et rassurée laisse au loin gronder l'orage ; elle entre paisiblement dans cette période de développement et de progrès qui marquera l'administration de notre regretté bourgmestre.
« Il organise admirablement tous les services.
« Les travaux prennent un essor inouï ; au (page 116) milieu des plus vastes entreprises, les ressources financières s'accroissent et le crédit est relevé.
« Le pauvre trouve un protecteur ; le salaire du travailleur était disproportionné aux besoins de chaque jour ; par la généreuse influence du bourgmestre, le salaire est augmenté sensiblement ; l'ouvrier désormais pourra vivre ; il bénira son bienfaiteur.
« Les expositions de Londres, de Paris, de Bruxelles, réclament son concours et son expérience ; des congrès s'assemblent et l'appellent à l’honneur de les présider ; il est partout ; il semble partout suivre sa vocation; partout son cœur anime les esprits ; son intelligence éclaire la discussion.
« Et pour ne citer que quelques actes, qui de vous n'admire les travaux immenses qu'exigeait notre système de distribution des eaux ?
« Pour organiser ce beau service, il fallait dépenser bien des millions, vaincre bien des répugnances, surmonter bien des obstacles ; millions, obstacles, rien ne l'arrête. Par l'autorité de sa parole, il obtient du conseil communal les millions nécessaires ; grâce à l'habileté de ses combinaisons financières, il contracte des emprunts avantageux. Les obstacles sont renversés et Bruxelles jouit de ce remarquable (page 117) service, qui seul ferait la gloire d'un administrateur.
« Et tous ces quartiers insalubres qui nous attristaient profondément, il y a répandu abondamment l'air et la santé; - et ce palais élevé à l'Université libre, dont il fut une des lumières ; - et cette voie publique en projet qui sera comme un boulevard intérieur, digne de porter un nom cher à la population ; tous ces travaux qui étonnent, cette transformation de la capitale, qui, avec les grandes idées, inspirent l'amour de la patrie ; tous ces bienfaits, nous les devons à sa puissante initiative, à son énergique collaboration.
« Et, pour finir par un dernier trait, plaçons à côté de l'administrateur habile, ardent au travail, plaçons l'homme de cœur et de dévouement. Qui de vous ne se rappelle l'effrayante épidémie de 1849 ? Le choléra décimait impitoyablement la population ; et quand d'autres reculaient, épouvantés, lui n'écoutait que le devoir ; partout, il était présent, consolant les uns, stimulant les autres, répandant la vie et le bonheur au milieu de la mort, des larmes et de la désolation. Nous l'avons vu dans ces jours de deuil, et nous l'avons admiré !
« Il n'est plus !
(page 118) « Mais devant ce malheur, dont gémit la cité, tout entière, une pensée forte et consolante nous reste. Oui, il revit dans ses œuvres ; oui, la gratitude publique ne l'oubliera jamais. . . . . .»
Le cercueil du grand bourgmestre fut conduit par un imposant cortège dans l'antique collégiale des Saints-Michel et Gudule, et, après la cérémonie religieuse, dirigé vers le principal cimetière de la ville. On peut affirmer que la population tout entière lui servait d'escorte. Le vénérable curé-doyen procéda à l'inhumation, des détachements de la garde civique et de l'armée rendirent les honneurs dus au grand-officier de l'ordre de Léopold et au chef de la commune, puis l'immense foule qui avait assisté à ces funérailles s'écoula, émue et silencieuse.
Par une belle matinée de l'automne de 1866, Bruxelles présentait un aspect qui formait le plus frappant contraste avec la brumeuse et froide journée du 22 avril 1860. C'était le 12 octobre. Tout avait un air de fête. Les rues, parcourues par une foule animée, étaient pavoisées, et aux couleurs nationales se mêlaient celles d'Angleterre et de France. (page 119) Douze cents volontaires anglais et un bataillon de gardes nationaux de la Seine, reçus avec la plus vive cordialité, étaient venus participer au tir international. A onze heures du matin, la foule se porta vers l'emplacement de l'ancienne porte de Namur où devait être inaugurée la fontaine monumentale élevée à la mémoire de Ch. de Brouckere, ancien bourgmestre de Bruxelles.
Les sociétés d'arbalétriers et d'archers, avec leurs bannières, formaient autour du monument comme une enceinte vivante au centre de laquelle vinrent se placer le collège échevinal, le conseil communal, les membres de la famille et les invités. Le roi Léopold II était représenté par l'un de ses aides de camp, et le gouvernement par le ministre de l'intérieur. Depuis qu'une mort prématurée avait également enlevé M. Fontainas, successeur immédiat de Ch. de Brouckere, la commune avait pour chef M. Jules Anspach. Digne héritier de l'énergie et du dévouement de Ch. de Brouckere, qui, d'ailleurs, lui avait toujours marqué une grande prédilection, M. Anspach sut rendre un brillant hommage au plus illustre de ses prédécesseurs.
« Ce monument, dit-il, produit d'un élan spontané de la reconnaissance publique, est une nouvelle preuve de la solidité et de la (page 120) constance des sentiments du peuple belge.
« Fidèles à la mémoire de l'homme illustre que l'histoire appellera le rénovateur de la ville de Bruxelles, nous éprouvons encore aujourd'hui la même émotion et les mêmes regrets que le jour où la mort l'a séparé de nous.
« Touchant témoignage des bienfaits de ces hautes et grandes institutions traditionnelles dans nos vieilles communes qui associent les citoyens à la gestion des affaires !
« Responsables du choix de leurs administrateurs, les citoyens se regardent comme responsables aussi de la récompense due à ceux qui ont voué leur vie au service de la patrie.
« Toutes les classes de la population se réunissent autour de ce monument d'une gloire populaire et durable, comme toutes les classes de la population se sont empressées de concourir à la souscription ouverte parmi nous. Nous avons vu des enfants de Bruxelles envoyer de la terre étrangère leur part de cette contribution volontaire.
« C'est l'obole du pauvre, c'est le denier de la veuve ; c'est la reconnaissance du peuple s'élançant par toutes les voies qui lui sont ouvertes.
« Honneur à ceux dont la tombe est ornée de (page 121) semblables couronnes ! Honneur à l'administrateur qui laisse de pareils souvenirs !
« Appelé, en 1848, aux fonctions sur lesquelles il devait jeter un si vif éclat, Ch. de Brouckere donna d'abord à l'administration communale une vive et nécessaire impulsion. La restauration des finances, but toujours désirable et si rarement atteint dans le budget des villes comme dans le budget des Etats, lui parut la condition essentielle de tout progrès, de toute amélioration dans l'avenir. Ce but, sa fermeté inébranlable sut l'atteindre en peu de temps.
« Et cependant quelle administration féconde !
« Nos écoles élevées enfin à la hauteur de leur mission ; le palais consacré à l'enseignement supérieur ; deux grandes voies nouvelles portant l'air et la lumière dans des quartiers déshérités ; le bois de la Cambre relié à nos boulevards ; le service des eaux créé, organisé dans tous ses détails ; le règlement de 1849 armant l'administration contre les propriétaires d'habitations insalubres, et dans le Parlement, où sa voix éloquente exerçait un si grand prestige, c'est à son énergique impulsion qu'est due en grande partie la loi sur les expropriations pour cause d'assainissement. Ce ne sont là que les traits principaux d'une administration trop (page 122) présente à la mémoire de tous pour que j'aie besoin d'en énumérer les bienfaits.
« Ces tables de marbre sont couvertes d'inscriptions qui rappellent ce qu'était Ch. de Brouckere, de quel feu brillait cette haute intelligence, don précieux de quelques élus que les siècles nous montrent de loin en loin et à qui toutes les branches de l'activité humaine sont accessibles.
« Législateur, diplomate, militaire, administrateur, écrivain, professeur, industriel, partout il occupe le premier rang.
« Enfin, arrivé à l'âge où il eut le droit d'aspirer au repos, nous le voyons consacrer ses nobles facultés à la ville de Bruxelles, jusqu'au jour où la mort le prend encore plein de vie, d'énergie et de courage, pleuré par le pays entier, pleuré par le pauvre dont il sut tant de fois soulager les misères, panser les blessures, consoler les douleurs.
« Que ce monument porte d'âge en âge le souvenir de ce grand citoyen, qu'il apprenne aux générations à venir comment il sut servir son pays et comment il fut aimé. »
A cet éloge viril, que pourrait-on ajouter ? Bornons-nous donc à redire que le monument érigé à la mémoire de Ch. de Brouckere est un grand honneur pour lui et un grand enseignement pour la postérité.
Ce monument est dû à M. l'architecte Beyaert et au sculpteur Fiers.
Sur la face principale, du côté de la rue de Namur, se trouve un buste avec cette inscription:
« A Charles de Brouckere, bourgmestre de Bruxelles.
« 1815. - Officier d'artillerie.
« 1824. - Membre des états provinciaux et de la députation permanente du Limbourg.
« 1826. - Membre de la seconde chambre des états généraux.
« 1830. - Colonel d'artillerie. - Gouverneur militaire de la province de Liége. - Membre du comité de constitution. - Membre du Congrès national.
« 1831. - Aide de camp du Roi.
« 1831-1832. - Membre de la Chambre des représentants, ministre des finances, de l'intérieur et de la guerre.
« 1834. - Professeur à l'Université libre.
« 1835. - Directeur de la Banque de Belgique.
« 1847. - Membre du conseil communal de Bruxelles.
« 1848-1856, 1857-1860. -. Membre de la Chambre des représentants.
« 1851 et 1855. - Président de la commission belge à l'exposition universelle de Londres et de Paris.
« 1848-1860. - Bourgmestre de Bruxelles.
Sous la grande table d'inscription :
« Né à Bruges, le 18 janvier 1796.
« Décédé, à Bruxelles, le 20 avril 1860. »
L'image de Ch. de Brouckere se trouve également dans (page 124) la galerie des personnages politiques ouverte au palais de la Nation, conformément à la décision prise par la Chambre des représentants, dans sa séance du 24 avril 1860, sur la proposition du ministre de l'intérieur.
(Extrait de : A DUBOIS, Les bourgmestres de Bruxelles, Charles de Brouckere, dans Revue de Belgique, t. XVII, 1896, pp. 21-41)
Charles de Brouckere fut installé, en qualité de bourgmestre de Bruxelles, dans la séance du conseil du 5 octobre 1848. Il prononça, à cette occasion, la remar-quable allocution suivante :
« Avant de commencer nous avons besoin, messieurs, de réclamer votre indulgence.
« Lorsqu'il y a vingt-cinq ans, la carrière s'ouvrait déjà brillante devant moi, je n'ambitionnais pour l'avenir qu'une seule position, celle de bourgmestre de la com-mune que j'habitais. J'étais loin de me douter qu'un jour viendrait où je serais placé à la tête de l'administration de la capitale de mon pays, et cet honneur je ne le désirais pas aujourd'hui.
« Malgré tout ce que l'honorable chevalier Wyns de Raucourt a fait de bien et de bon, les circonstances du moment et des préventions que je ne me dissimule pas m'imposent une lourde charge.
« Les préventions, j'espère les vaincre par un dévouement absolu à la commune, par une volonté ferme de concilier les intérêts individuels avec ceux du public. Vivant au milieu de nos administrés, je m'éclairerai des lumières des uns, j'entendrai les griefs des autres. Je n'accepte l'autorité que pour être utile à tous.
« Je puis compter sur votre concours éclairé pour partager le poids des affaires. Ailleurs comme ici, messieurs, je m'inspirerai de vos conseils ; partout et toujours. Je serai l'homme de la commune, et quand vous croirez qu'il est plus utile ou plus convenable que je me renferme dans l'hôtel de ville, il suffira d'un mot ; d'un signe de votre part pour que je renonce, avec empressement à représenter la capitale dans une autre enceinte. Je me flatte que vous aurez bientôt la conviction que je consacre à l'administration de Bruxelles tout ce qui me reste de force et d'intelligence, et qu'en retour vous m'honorerez de votre bienveillante estime.
« Oui, messieurs, justifier le choix du gouvernement, conquérir l'approbation de nos concitoyens et mériter plus particulièrement celle de mes collègues, tel est le but que je me propose. Je n'épargnerai rien pour l'atteindre. »A peine entré en fonctions, en décembre 1848, nous avons l'occasion d'apprécier l'esprit pratique en même temps que humoristique du bourgmestre de Bruxelles. La commune était appelée à donner son avis sur la suppression éventuelle de l'octroi.
A l'effet d'appuyer cette réforme, Ch. de Brouckere prononça un discours qui contenait les curieuses observations suivantes : « Mais, dit-il, l'on prétend que l'abolition de l'octroi ne diminuera pas le prix des objets que l'octroi atteint aujourd'hui. Pour le prouver, on s'est étayé de faits, on a cité des exemples. J'aborde cette objection et je commence par l'exemple le plus innocent, je veux parler de la tasse de café. On a dit que la tasse de café n'était pas toujours restée invariablement au même prix ; que de 30 centimes qu'elle se payait autrefois, le prix s'en est élevé à 32 centimes, lors de l'introduction de la monnaie des Pays-Bas, et que ce prix avait été maintenu même après l'introduction de la monnaie belge. C'est encore là une erreur que je m'explique parfaitement, du reste, de la part de l'honorable collègue qui l'a soutenu, parce qu'il a l'habitude de ne hanter que le café le plus fashionable de Bruxelles (Note de bas de page : Il faisait allusion au Café des Mille Colonnes); mais c'est là une exception, car dans tous les autres cafés de premier ordre, la tasse de café se vend 30 centimes et 25 centimes dans les cafés qui ne sont pas situés sur la place de la Monnaie. Le café auquel a fait allusion mon honorable collègue étant le plus fashionable de Bruxelles, je comprends qu'il fasse payer cet avantage.
« On a également parlé des tables d'hôte et, ici encore, on est tombé dans la même erreur. Je me souviens parfaitement du temps où je dînais à table d’hôte dans un des meilleurs établissements de la ville. J'étais alors membre des États-Généraux. Eh bien, je ne payais qu'un franc cinquante centimes par repas, tandis qu'aujourd'hui il faut payer au minimum deux francs.
« A cette époque aussi, on logeait dans les meilleurs hôtels pour un franc et demi ; maintenant on demande deux francs ; de plus, on vous donnait une chandelle entière pour vous éclairer ; aujourd'hui, on vous donne un morceau de bougie qui vaut à peine cinq centimes, et pour lequel on vous compte septante-cinq centimes. Pourquoi ? Parce qu'il y a renchérissement de tout, à cause des droits d'octroi, parce que ces droits n'ont fait que croître et embellir depuis vingt-cinq ans.
« Ces observations suffisent pour nous donner une idée de la vie bourgeoise d'autrefois. »
Lors de l'éclosion du choléra en 1849, De Brouckere fit preuve d'un dévouement à toute épreuve.
A la fin de juin, 254 cas avaient été renseignés à l'administration. Une partie de la population était terrifiée par le nombre des victimes et surtout par la rapidité du mal. Elle en venait à attribuer au séjour de l'hôpital les tristes résultats de l'épidémie et bientôt les malades refusèrent les seuls secours efficaces qu'on pouvait leur donner... Le bourgmestre intervint énergiquement pour ordonner le transport des victimes, dès qu'i1 était encore possible de l'effectuer sans danger pour celles-ci. Il paya souvent de sa personne, dans des cas semblables, alors que les agents désespéraient. Jamais il ne se retira sans avoir mis le malade en voiture et personne ne se permit de le molester. Il prescrivit l'enlèvement immédiat des cadavres, afin de permettre la désinfection de la chambre, de l'habitation des cholériques. Pour éviter toutefois d'irréparables erreurs, les corps étaient transportés en litière, puis déposés dans une salle isolée, mais saine, dans l'un des hôpitaux. Malgré des réclamations générales, De Brouckere prit l'initiative de supprimer la kermesse de Bruxelles. Il fit distribuer en cette occasion des pains à tous les pauvres de la ville. Tous les lieux publics durent être fermés à minuit.
En juillet et août, le fléau s'accentua, mais chacun était au poste du devoir : médecins des pauvres, agents de police, comités de charité, membres de la commission médicale. En septembre, le mal s'éteignit rapidement pour disparaître complètement en octobre. Le bilan du choléra accuse sur une population de 131,000 habitants 1,244 cas, dont 931 furent suivis de décès.
Dans le rapport que le bourgmestre adressa au conseil au sujet de cette épidémie, il avait songé à remercier tous ceux qui s'étaient dévoués pour combattre le fléau. Le conseiller Kaieman fit remarquer qu'il existait une lacune dans ce document. « Je crois remplir un devoir, dit-il, en proposant au conseil : 1° de voter solennellement des remerciements à notre honorable bourgmestre pour le dévouement admirable qu'il a prodigué à la population pendant la durée de l'épidémie ; 2° de voter solennellement des remerciements à MM. les échevins pour le zèle qu'ils ont déployé à le seconder.
« Je sais bien que le magistrat courageux trouve la récompense de ce qu'il a fait dans la satisfaction de sa conscience et que la vertu ne recherche pas les applaudissements, mais il n'en est pas moins de notre devoir à nous, conseillers communaux, organes de nos concitoyens, d'exprimer à notre digne bourgmestre et à MM. les échevins notre parfaite reconnaissance et de signaler aux temps à venir leur noble conduite comme un exemple à imiter. »
Ces vœux furent couverts d'applaudissements et votés à l'unanimité des membres du conseil.
Dans les premiers mois de 1850 se produisit une proposition d'embellissement de la ville qu'il nous paraît intéressant de rappeler. L'architecte Cluysenaer émettait l'idée d'exécuter, sans aucune dépense pour la ville ni garantie de sa part, deux galeries vitrées formant le prolongement des galeries Saint-Hubert, l'une en face de la galerie du Roi partant de la grande rue de l'Écuyer et aboutissant au Fossé-aux-Loups dans la direction de la .place des Martyrs, l'autre en face du passage des Princes dans la direction de la rue de la Fourche avec embranchement vers la grande rue de l'Écuyer dans la direction de la rue Léopold. Cette proposition ne fut point accueillie.
Au mois d'août 1850, un nouveau fléau s'abattit sur la capitale. Ce désastre fut provoqué par les inondations de la Senne. Nous allons voir encore De Brouckere se multiplier.
La fête du 15 août s'était terminée par des orages épouvantables accompagnés d'une pluie diluvienne qui transforma une partie de la ville en rivière. L'eau se précipitait en torrent du quartier du Parc vers la Montagne-aux-Herbes-Potagères et la Senne, provoquant une crue subite considérable de la rivière. La situation se maintint le 16, mais s'aggrava le 17. Les eaux de la Senne se jetant au-dessus des rives avec une force énorme dans le canal, celui-ci amena le flot désastreux qu'aucune digue n'aurait pu retenir. Les rues de Flandre, du Houblon et de Notre--Dame-du-Sommeil recevaient directement les eaux qui arrivaient du canal, tandis que la rivière sur tout son parcours en ville débordait et que les regards d'égouts étaient transformés en fontaines jaillissantes. Anderlecht était également submergé. De Brouckère prend aussitôt les mesures les plus efficaces pour parer au danger et venir en aide aux victimes. Des salles de l'hôpital Saint-Jean sont appropriées pour héberger 500 personnes. Des chaloupes sont lancées aux endroits les plus éprouvés et des charrettes envoyées sur des points moins menacés. Des parents qui avaient laissé leurs enfants au logis se lamentaient de ne pouvoir les rejoindre. Le spectacle était navrant. Le soir, l'aspect du centre inondé était lugubre. Toutes les maisons aux abords de l'inondation étaient garnies de lumières. Des escouades de pompiers et d'ouvriers du chemin de fer éclairaient les boulevards à l'aide de torches. Il fallut songer à donner du pain aux inondés. De Brouckere fit faire les distributions néces-saires. Le 18, l'espoir renaissait, lorsque survint un accident des plus graves. Une partie du revêtement des quais du canal de Charleroi, entre la porte, de Flandre et la rue de Locquenghien, s'écroula. Les eaux s'échappant de l'avant-dernier bief du canal de Charleroi se répandirent partie par la rue de Flandre, partie par les quais. Celles qui suivaient cette dernière direction se divisaient en deux torrents dont l'un inondant la rue de Locquenghien allait tomber en cascade dans le bassin du canal de Willebroeck, à côté du pont des Barques, tandis que l'autre s'engouffrait dans le canal de Charleroi.
Le bourgmestre donna ordre de former un barrage destiné à détourner les eaux, résultat qui fut obtenu.
Le soir venu, les quartiers inondés furent encore éclairés par les habitants.
Enfin, grâce à l'énergie de tous, l'on triompha des dangers et l'on put se rendre compte des ravages causés par cette terrible inondation à une grande partie des habi-tants de Bruxelles. Il fallut parer à bien des misères. C'est ce que le bourgmestre fit aussitôt par des distributions de pain, de paille, de couvertures, de paillasses et de charbon. Une commission fut nommée dans le sein du conseil pour venir en aide à toutes les infortunes qu'elle croyait devoir secourir grâce aux dons qu'elle recevrait de toutes parts.
Au mois d'octobre, le pays entier fut frappé par une catastrophe qui atteignit la famille royale. La reine des Belges succomba à Ostende. Le bourgmestre proposa d'ouvrir à l'hôtel de ville une souscription pour perpétuer par un monument la mémoire de la souveraine et, afin que tout le monde pût y prendre part, il manifesta le désir de voir recueillir toutes les sommes jusqu'à concurrence de 10 centimes.
Une importante discussion fut provoquée à la fin de l'année 1850 au conseil communal à propos de la suppression du tour destiné à recevoir les hospices d'enfants trouvés conformément au décret du 19 janvier 1811.
De Brouckere prit une large part au débat qui aboutit à une adresse au pouvoir législatif pour qu'il soumette à la discussion la question de l'opportunité de la suppression des tours et qu'il établisse pour toutes les provinces une règle uniforme à cet égard, le Conseil estimant avec raison que c'était le moyen le plus efficace à l'effet de diminuer le nombre des expositions d'enfants.
C'est sous l'administration de De Brouckere que l'on s'occupa de la réalisation de la question capitale d'amener à Bruxelles la quantité d'eau potable qui lui manquait.
A ce propos, il est curieux de rappeler qu'au XVIIe siècle la ville ne possédait que sept puits publics à poulie et vingt et une fontaines, dont sept à l'hôtel de ville. Une machine hydraulique avait été érigée au début de ce siècle à Saint-Josse-ten-Noode pour le service du palais et de ses jardins.
Cédée au gouvernement autrichien. par le prince Charles, lors de la construction du quartier du Parc, où une prise d'eau était garantie aux propriétaires moyennant une redevance annuelle, la machine fut vendue à la ville en 1810 en même temps que l'étang de Saint-Josse-ten-Noode lui fut livré en vertu d'un décret impérial. Les eaux qui faisaient mouvoir la machine provenaient de l'étang, celles que la machine élevait venaient directement des sources. Une vingtaine d'années plus tard, le conseil de régence, décidé à employer un moteur plus énergique, acheta une machine à vapeur. Mais, au moment où on la mit en action, une chaudière fit explosion. Quelques jours plus tard, la révolution éclata et la question des eaux en resta là.
L'enquête qui fut faite avant de remettre cet important problème sur le tapis établit que, des 14,761 maisons de Bruxelles, 6,734 n'avaient pas d'eau ou n'en n'avaient pas assez, ou n'en possédaient que de la médiocre, voire même de la mauvaise. Il était donc urgent de s'occuper de ce travail. Pour amener à Bruxelles la quantité d'eau potable qui y manquait, trois projets avaient été présentés suc-cessivement depuis 1844, le premier par M. Le Hardy de Beaulieu, le second par M. Delsaux, le troisième par M. de Laveleye. Sur la demande de la ville, M. l'ingénieur des ponts et chaussées Carez fut chargé d'examiner les projets mis en ayant et il conclut à l'adoption du projet Delsaux, qui devait satisfaire toutes les nécessités.
Un incident curieux qui se produisit en décembre 1851, nous prouve combien le bourgmestre avait à cœur le bon renom de la capitale.
M. Picard, avocat à la cour d'appel de Bruxelles, vint le trouver en compagnie de deux émigrés français, de Buchy et Bianchi, réfugiés chez lui, et demander quelles formalités il avait à remplir vis-à-vis de la police. Le bourgmestre lui dit qu'il devait faire interroger les étrangers par un commissaire de police, lequel lui adresserait son rapport. Ceci fut fait. De Brouckere écrivit alors à l'administrateur de la sûreté publique, M. Hody, la lettre suivante: « J'ai l'honneur de vous transmettre, avec les papiers dont cet étranger est porteur, l'interrogatoire du sieur de Buchy, Pierre-François-Désiré, réfugié politique, logé en cette ville Courte rue Neuve, 4. Veuillez, je vous prie, me faire connaître s’il y a lieu d'autoriser cet étranger à résider provisoirement à Bruxelles.» Quelle ne fut pas la surprise du bourgmestre en voyant entrer le lendemain, - un dimanche,- l'avocat Picard à l'hôtel de ville pour lui dire que les gendarmes étaient chez lui et qu'on allait conduire Bianchi et de Buchy aux Petits-Carmes pour les transporter le lendemain à Ostende en voiture cellulaire. De Brouckere, qui avait toujours considéré le droit d'asile comme sacré, se rend sur le champ à la sûreté publique, où il ne trouve personne.
Il va de là voir le ministre de la justice et plaide la cause de l'humanité et de la justice en demandant que, puisque ces étrangers ne pouvaient pas demeurer en Belgique, il fût possible d'exécuter l'ordre d'expulsion avec plus de formes. « Enfin, monsieur le ministre, s'écria-t-il, si je prends sur moi de faire surveiller ces étrangers et si je réponds que demain je les ferai conduire à Ostende, n'aurez-vous pas tous vos apaisements? » Le ministre remit au bourgmestre un billet invitant l'administrateur de la sûreté publique à s'en rapporter à De Brouckere. Celui-ci se mit à la recherche de l'administrateur Hody, qu'il ne parvint pas à trouver. Il prit alors le parti de se rendre chez M. Picard, où il trouva le brigadier de gendarmerie, à qui il tint ce langage : « Je vous déclare sur l'honneur que, comme bourgmestre, je viens de porter à M. Hody une invitation de me remettre Bianchi et son compagnon. Je m'en charge. Je m'installerai ici à votre place. » Le gendarme se retira et le bourgmestre, ayant reçu la parole de M. Picard et des réfugiés, en fit autant, laissant aux étrangers le choix de l'heure du départ pour le lendemain, ajoutant qu’il les ferait accompagner par quelqu'un qui aurait pour eux tous les égards.
Le lendemain, nouvelle aventure. A cinq heures du matin, on fait requérir un officier de la police de Bruxelles et sept gendarmes pour enlever de chez M. Picard les réfugiés Bianchi et de Buchy. L'officier de police eut la prudence de ne pas violer nuitamment le domicile.
Justement froissé d'un pareil procédé, le bourgmestre s'en fut de nouveau trouver le ministre de la justice à qui il exprima ses doléances. Celui-ci se borna à lui demander l'exécution de la promesse faite la veille. Les étrangers, grâce à l'énergie déployée par le premier magistrat de la capitale, purent partir pour Ostende dans la journée, accompagnés par un officier de police. Comme il n'y avait pas de paquebot ce soir-là, les étrangers ne quittèrent le port que le lendemain.
Cette conduite du bourgmestre fait le plus bel éloge de la noblesse de son caractère.
C'est le 11 décembre 1852 que le système de distribution d'eau, dont nous avons parlé plus haut, fut agréé définitivement.
Il consistait à prendre les eaux des sources des environs de Braine-l'Alleud, à partir de Lillois-Witterzée, de manière à fournir à la ville 18,644 mètres d'eau arrivant à la cote de 90 mètres au-dessus du niveau de la mer, soit à 15 mètres au-dessus du niveau du pavage de la porte de Namur ; 11,000 mètres, indépendamment de 1,000 mètres recueillis aux sources du Broubelaer, arriveraient par écoulement naturel et 7,633 mètres, pris à des sources plus basses, seraient élevés à l'aide de deux machines placées au hameau de Mont-Saint-Pont, travaillant alternativement.
Le 9 avril, date du dix-huitième anniversaire de la naissance du duc de Brabant, après les réceptions officielles du prince au Sénat, où il fut installé en qualité de membre de la haute assemblée, après les visites du Sénat et de la Chambre des représentants au palais, la famille royale assista à la pose de la première pierre du grand aqueduc d'Ixelles. De Brouckère fit placer le coffret contenant la médaille commémorative de cette cérémonie et les monnaies au millésime de 1853, sous la première pierre de l'aqueduc, posée à l'endroit où celui-ci devait aboutir au réservoir.
Le clou de cette journée mémorable fut le bal offert à la famille royale dans le palais communal. L'aspect de notre superbe hôtel de ville était féerique. La cour avait été métamorphosée en vaste salle. Dans la grande salle, trente lustres gothiques, des flammes de gaz qui jaillissaient par centaines des corbeilles de fleurs attachées le long des colonnes, projetaient une lumière éblouissante. Tous les salons, du reste, avaient été merveilleusement décorés.
Au bout de la grande salle se trouvait le trône sous un dais gothique. De lourdes tentures en velours cramoisi retombaient sur les côtés. De droite et de gauche, le trône était flanqué de statues des ducs de Brabant dorées de pied en cap. Vis-à-vis se développait, sur une immense étendue, une place monumentale qui doublait ce coup d'œil inoubliable. Au pied de la glace, un parterre de fleurs. Des deux côtés, des fontaines jaillissantes complétaient ce merveilleux ensemble.
De Brouckere, les échevins, les membres de la commission du bal et le conseil communal allèrent à dix heures et quart, recevoir la famille royale à l'escalier des lions. Le Roi entra, donnant le bras à la princesse Charlotte. Venaient ensuite les princes et toute la maison royale. Leur entrée se fit au milieu des acclamations de la foule. Tous les membres du corps diplomatique, les ministres, les présidents et les notabilités des deux Chambres se groupèrent autour de la famille royale. Lès danses commencèrent. Le premier quadrillé était composé du duc de Brabant et de l'infante d'Espagne Isabelle de Bourbon, faisant vis-à-vis au comte de Flandre et à la princesse de Ligne. Cette fête splendide fit époque dans les annales de notre cité.
Tous les travaux exécutés à l'hôtel de ville en vue de la solennité avaient été dirigés par le conseiller De Doncker. Les commissaires du bal, au nombre de trente, étaient : MM. Ed. Anspach, Eugène Anspach, Bourdin, Bousman, Bredael, J.-B. L. Capellemans, Franz Coghen, A. De Brouckere, de Beck, De Doncker fils, De Reine, Idstein, A. Rouillé, E. Delabarre, H. Dolez fils, Jules et Édouard de Kerchove de Ter Elst, A. de Knyff, Foulon, Vandevin, le capitaine Goethals, Ketelaers, le capitaine et le lieutenant Joly, Outekiet, Quairier, J.-B. Van Volxem, Limnander, Paul Nypels, Victor Stoefs, t'Kint de Roodenbeeck et A. Vleminckx fils.
C'est au cours de ce même mois d'avril que fut opérée l'annexion du Quartier-Léopold à la ville et que De Brouckere lut au conseil communal son rapport sur le projet de réunion des faubourgs à la ville de Bruxelles.
Au mois d'août fut célébré le mariage du duc de Brabant avec l'archiduchesse Marie-Henriette d'Autriche. Pour fêter cet heureux événement, l'on organisa une opulente, cavalcade à la coopération de laquelle le bourgmestre avait convié toutes les professions et les industries. Cette cavalcade, qui parcourut la capitale le 23 août, se divisait en deux parties : la première représentait la commune de Bruxelles à la fin du XVIe siècle ; la seconde était consacrée aux industries et aux institutions modernes. Ce cortège obtint un succès complet. La commission organisatrice se composait de MM. De Brouckere, Fontainas, De Doncker et Vander Meeren pour le conseil, et de MM. le colonel Renard, Wauters, archiviste de la ville, et Huart, auteur de la plupart des dessins des chars et des costumes, membres étrangers à l'administration communale.
En septembre 1854, De Brouckere eut à tenir tête à l'émeute soulevée sous prétexte que le pain vendu par des boulangers n'avait pas le poids légal. La foule se livrant à des excès et ayant commencé à piller des boulangeries, le bourgmestre dut recourir à la force publique pour rétablir l'ordre. Comme il eût fallu trop de temps pour réclamer le concours de la garde civique dans le premier moment d'échauffourée, il manda l'armée, mais il fit appel à la garde civique les jours suivants. Combien le bourgmestre n'a-t-il pas raison lorsqu'en relatant ces événements il dit : « Ce qu'il y a de plus regrettable, c'est la grande agglomération de citoyens paisibles qui assistent à ces scènes de désordre avec toute la curiosité avide que comporterait au plus un spectacle attrayant et qui produit le double mal de paralyser l'action répressive et d'enhardir les perturbateurs du repos public. Il a fallu apporter la plus grande circonspection dans l'emploi des moyens de répression pour prévenir les accidents, pour ne pas atteindre les innocents. Les curieux seuls ont provoqué les mesures extraordinaires de police que j'ai dû prendre le 7 septembre sur les rassemblements. Sans leur affluence, le désordre ne se fût pas prolongé.
Cette observation sera éternellement vraie. Le bilan de ces désordres ne fut heureusement pas grave. Tout se borna à des carreaux cassés et à deux portes enfoncées.
Bien remarquable est le rapport dressé par De Brouckere à propos de l'augmentation du salaire des ouvriers. Le bourgmestre, reconnaissant que les salaires ne sont plus proportionnés aux prix des objets nécessaires à l'existence, prend l'initiative d'agir sur les patrons par la persuasion. « Cet état de choses ne peut durer, dit-il au Conseil, et cependant ni vous ni aucun pouvoir public ne peut intervenir pour le faire cesser d'autorité. Les salaires doivent se débattre librement entre patrons et ouvriers. »
Il convoqua les patrons de l'agglomération bruxelloise, mais officieusement, et leur exposa les faits lors de chaque réunion, tout en ayant soin de se retirer lorsqu'ils délibéraient, pour bien prouver qu'il se gardera de les influencer par sa présence. Les patrons reconnurent le bien-fondé des observations du bourgmestre et s'entendirent pour augmenter les salaires des ouvriers.
De semblables exemples méritent d'être rapportés.
Le 21 janvier 1855, un terrible incendie ayant détruit le théâtre de la Monnaie, le bourgmestre proposa sur-le-champ de mettre au concours le projet de reconstruction de l'édifice. Dès le 24 mars suivant, le projet de réédification présenté par M. Poelaert était adopté.
Nous arrivons a un incident caractéristique qui prouve combien De Brouckere éprouvait de respect pour le mariage civil et pour la liberté de conscience.
Ce fait est très lucidement exposé dans le procès-verbal que le commissaire de police adressa au bourgmestre au sujet des funérailles d'un agent de police qui n'avait jamais encouru de réprimande, encore moins, de punition. Ce document est ainsi conçu :
« Mercredi 30 avril dernier, vers 2 1/2 heures, j'assistais avec deux de mes officiers de police, Scribe et Servais, un grand nombre de mes agents ainsi que ceux de différentes divisions, aux derniers devoirs que l'on rendait à l'église des Minimes à l'un de mes agents, le nommé Carette, lorsqu'à la suite de l'absoute et contre tout usage, le prêtre qui officiait, M. Vervloet, a fait signe aux assistants d'approcher du cercueil et s'est permis de faire la prédication suivante que je vais tâcher de rap-porter textuellement : « Cet homme qui vient de mourir a terminé sa vie en montrant un vrai repentir, en faisant une bonne confession. Cependant, Dieu ne lui a pas donné la grâce de réparer le scandale qu'il a fait durant sa vie en vivant en concubinage, c'est-à-dire en ne se mariant pas à l'église ; la conduite qu'a tenue cet homme est d'autant plus scandaleuse qu'elle est le fait d'un agent de la police, lequel en tout est appelé à donner l'exemple. C'est un double scandale aussi pour les chefs qui tolèrent une pareille conduite. »
Le parti du bourgmestre fut vite pris. Comme le prêtre avait outrepassé son droit d'une façon inqualifiable en stigmatisant le mariage civil, De Brouckere lui retira le concours bénévole de la police auquel il n'avait pas droit et que par courtoisie on lui avait accordé jusqu'alors. Il écrivit au curé la lettre suivante : « Monsieur, nous croyons devoir vous informer que d'après les rapports du commissaire de police relatifs aux faits qui ont suivi les prières dites sur le corps de l'agent de police Carette, nous donnons l'ordre tant au corps des sapeurs-pompiers qu'à la police de ne plus prêter leur concours à aucune solennité à laquelle vous présiderez. »
Le collège, sur l'initiative du bourgmestre, notifia au corps des, sapeurs-pompiers et à la police l'ordre suivant :
« Entendu le rapport sur les faits qui ont suivi les prières dites sur le corps de l'agent de police Carette,
« Interdit au corps des sapeurs-pompiers et aux officiers et agents de police de prêter à l'avenir leur concours aux solennités de la paroisse des Minimes. Ils se borneront aux mesures que commande la sécurité publique. »
Cette conduite du bourgmestre fut unanimement approuvée par le conseil communal.
Les 21, 22 et 23 juillet 1856, furent célébrées de grandes fêtes à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de l'inauguration du Roi. Ces fêtes consistèrent dans l'entrée du Roi à Bruxelles par la porte de Laeken, suivie d'une cérémonie solennelle célébrée à la place de la Société civile ; un grand concours de chant sur la terrasse du palais Ducal ; un banquet offert au Roi par les Chambres législatives ; une revue de la garde civique et de l'armée ; la sortie d'une grande cavalcade historique, des illuminations et un feu d'artifice.
Notons, en passant, que c'est en 1856 que l'antique cloche de retraite cessa de retentir à Bruxelles. Le bourgmestre fit spirituellement observer qu'en effet l'usage de cette cloche était anormal dans une ville capitale. En général, ceux auxquels elle doit servir d'avertissement ne l'entendent pas et elle est parfois une cause de trouble pour ceux qui désirent le repos.
Cette mesure amena une économie de 700 francs annuellement, montant du traitement des sonneurs.
Nous arrivons à l'époque troublée que traversa la Belgique entière en mai 1857 par suite de la présentation de la loi des couvents. Des désordres surgirent à Bruxelles et le bourgmestre prit d'énergiques mesures pour rétablir le calme parmi la population. Il provoqua en même temps la présentation au Roi de l'adresse suivante :
« Sire,
« Votre Majesté connaît les déplorables événements qui viennent d'avoir lieu; elle en connaît aussi la cause : un projet de loi que le gouvernement a pu croire populaire au moment de sa présentation, a provoqué dans le pays des inquiétudes, des craintes et des manifestations dont il a fallu réprimer les excès. Les premiers soins de l'administration communale ont été pour le rétablissement de l'ordre. L'ordre rétabli, la haute prudence de Votre Majesté l'a puissamment consolidé en ajournant les Chambres. Aujourd'hui, toute la ville regrette l'explosion d'un mécontentement qui n'a pu se contenir et elle comprend que c'est à la sagesse du Roi, à son amour pour la nation, à sa sollicitude pour les intérêts du pays qu'il faut demander respectivement la satisfaction du vœu public.
« Le conseil communal de Bruxelles a pensé, Sire, qu'il était opportun et utile de se rendre l'organe de ces sentiments auprès de Votre Majesté. Il la supplie avec le plus entier dévouement d'user en cette circonstance des pouvoirs que la Constitution lui donne pour mettre fin à l'agitation des esprits. Ce sera, Sire, un bienfait de plus que la Belgique devra à Votre Majesté. »
Les troubles survenus à l'occasion de la présentation de la loi sur la charité avaient fait surgir un conflit entre le procureur du roi et le bourgmestre. Ce conflit fut apaisé par le ministre de la justice, M. Nothomb, à l'entière satisfaction du premier magistrat de la capitale.
Signalons la curieuse proposition faite en 1858 par M. Watteeu de modifier le gothique règlement du 2 juin 1846 qui défendait de fumer dans le Parc, en ce sens qu'il serait permis de fumer au Parc jusqu'à 11 heures du matin et qu'après cette heure cette faculté ne pourrait être exercée que dans l'allée couverte d'asphalte et dans les allées latérales aux rues qui encadrent le Parc.
Une amusante discussion s'éleva sur cette question. Le bourgmestre, à qui l'on objectait que l'on devrait interdire l'usage du tabac au Parc par égard pour les dames, faisait observer qu'il n'y avait plus de manque de courtoisie. Les dames, ajoutait-il, sont si éloignées de nous, grâce à leurs crinolines, que l'odeur du tabac ne, peut plus les gêner. Anspach, appuyant le bourgmestre, fit observer que si l'on consultait les dames, elles seraient en majorité pour la modification autorisant de fumer. « La raison en est simple, disait-il, elles aiment bien a nous conserver autour d'elles, et elles savent que le meilleur moyen pour cela, est de nous permettre de fumer. » "
Un farouche opposant s'écria alors: « Je vois bien que vous êtes tous fumeurs, faites le règlement comme il vous plaira, vous êtes les maîtres ! »
Finalement, il fut décidé qu'il ne serait permis de fumer que sur l'allée asphaltée.
Au cours de l'année 1859 se produisit un fait qui amena le bourgmestre à provoquer un règlement relativement aux inhumations.
Un sieur Crépin, appartenant à une association qui avait adopté l'inhumation purement civile, était venu à mourir. Le lendemain, à 5 heures de relevée, l'enlèvement du corps eut lieu sans que la famille ou les assistants se fussent enquis du permis d'inhumation. Le fossoyeur, qui avait vu enlever le corps, au lieu de prévenir la famille de la formalité qu'elle devait remplir, ne trouva rien de mieux que d'envoyer un messager au cimetière, afin d'intimer l’ordre au concierge de tenir les barrières closes et d'interdire l'entrée du champ de repos. Un conflit eut naturellement lieu à l'arrivée du cortège au cimetière. Plus tard, quand on s'adressa au fossoyeur pour réclamer le permis d'inhumation, cet agent conduisit les deman-deurs chez un prêtre de la paroisse de Saint-Nicolas, qui exigea 21 fr. 5 c.
Tel fut l'incident qui donna naissance au règlement sur les inhumations, qui armait l'autorité communale d'un pouvoir suffisant vis-à-vis des fabriques d'églises.
C'est sous l'administration de De Brouckere, en 1860, que la ville fit l'acquisition de la Maison du Roi, ainsi que d'une petite maison voisine, pour 265,000 francs. La ville devenait ainsi propriétaire de tous les bâtiments compris entre la place et la rue du Poivre.
Le 20 avril 1860, les Bruxellois voyaient avec douleur afficher sur les murs de ta capitale la proclamation suivante:
« Concitoyens,
« La capitale vient de faire une perte irréparable, son premier magistrat, dont nous admirions tous la rare intelligence et l'infatigable activité, M. Charles De Brouckere n'est plus.
« Jusqu'à sa dernière heure, il s'est dévoué aux intérêts de la ville de Bruxelles. Il est mort entouré de l'affection de ses collègues et des regrets de la population tout entière. »
Bruxelles fit à son bourgmestre d'imposantes funérailles.
Diverses propositions furent faites pour honorer la mémoire du défunt. Les obsèques furent célébrées aux frais de la ville. Il fut décidé, en outre, qu'une des artères principales de la ville porterait son nom et qu'un monument, destiné à perpétuer son souvenir, serait érigé sur une des places publiques de Bruxelles. La population devait être admise à concourir, par voie de souscription, à l'érection de ce monument.
(Annuaire statistique et historique belge. Nécrologie de l’année 1860, Bruxelles, C. Muquardt, 1861, pp. 238--246)
Décédé le 20 avril 20 à Bruxelles, Charles DE BROUCKERE, bourgmestre de Bruxelles et membre de la Chambre des Représentants, ancien ministre, grand-officier de l'ordre de Léopold.
Nous empruntons au Moniteur la notice biographique suivante :
M. Charles-Marie-Joseph-Ghislain de Brouckere est né à Bruges, le 18 janvier 1796. Il fit ses premières études au lycée de Bruges et au lycée de Bruxelles.
Le jeune Charles de Brouckere montrait une aptitude extraordinaire aux études, particulièrement à celle des sciences exactes, pour lesquelles il avait une prédilection marquée ; aussi remporta-t-il de nombreux succès : son nom avait toujours des places privilégiées sur la liste des lauréats du lycée de la ville dont plus tard il devait devenir le premier magistrat. Porté par ses goûts vers la carrière militaire, dans les armes savantes, mais faisant marcher de
front les études littėraires avec celles des mathématiques, celles-là pour armer son esprit, celles-ci pour satisfaire à sa passion de la science qui s'alliait le mieux avec le caractère de son intelligence nette et précise,
Ch. de Brouckere entra dans l'artillerie comme cadet, en 1815. Quinze jours après, il fut nommé sous-lieutenant et chargé de la direction des études des officiers et sous-officiers de son régiment. Il se livra à ces fonctions avec l'ardeur qu'il mettait en toutes choses et contracta, à la suite de ses travaux, une grave maladie, qui lui fit donner sa démission en 1820. Ch. de Brouckere se dévoua alors sans réserve à la carrière administrative ; il entra en qualité de chef de division dans les bureaux de son père, qui était alors gouverneur de la province de Limbourg, fut élu bientôt après membre des états provinciaux, puis membre de la députation permanente.
Ses capacités hors ligne, sa facilité au travail, sa faculté d'intuition des affaires, son esprit de décision, ses tendances pour tout ce qui constituait un véritable progrès, son dévouement à la chose publique, attirèrent l'attention de toute la province, et en 1825, au moment juste où il venait d'atteindre les trente années qui le rendaient éligible, il fut envoyé par les suffrages de ses concitoyens à la seconde chambre des états-généraux, où il prit place dans les rangs de l'opposition libérale.
Lorsque ses devoirs parlementaires cessaient de réclamer sa présence à Bruxelles et à La Haye, il ne restait pas inactif. Les loisirs que lui laissaient les fonctions administratives, il les employait à des travaux utiles, à des études persévérantes qui ne suffisaient pas à occuper toute l'activité de son esprit. Il réunit autour de lui des jeunes gens dont l'intelligence offrait des promesses, surtout parmi ceux qui n'étaient pas favorisés de la fortune, et il se dévoua à leur instruction, particulièrement dans les sciences exactes, avec une abnégation et une ponctualité qu'on aurait vainement attendues d'un professeur rétribué. Il forma ainsi une pépinière de jeunes gens instruits et capables qui pour la plupart ont occupé, depuis, des positions élevées dans les fonctions administratives et dans l'armée en Belgique. Il contribua à doter Maestricht de diverses institutions pour l'enseignement de l'enfance, et prit l'initiative d'une foule d'utiles mesures pour l'établissement desquelles son exemple et son dévouement lui faisaient trouver de nombreux coopérateurs.
En 1828, Ch. de Brouckere fut nommé chef de bataillon commandant, à Maestricht, la schuttery, qu'il réorganisa rapidement et dans les meilleures conditions.
Assidu aux sessions parlementaires, il ne laissait passer aucun projet de loi sans porter à son examen les qualités nettes et lucides de son esprit, et à sa discussion un talent de parole remarquable par la précision du langage, la vigueur et la solidité de l'argumentation.
En 1828, de nombreuses poursuites ayant été intentées contre des écrivains politiques, M. Ch. de Brouckere, non dans le vain plaisir de faire une opposition fastueuse, mais afin d'éclairer le gouvernement des Pays-Bas qui luttait contre une opinion toujours croissante, sans paraitre en apercevoir le danger, M. Ch. de Brouckere saisit la seconde chambre des états-généraux d'une proposition pour demander le retrait de l'arrêté du 20 avril 1815, converti en loi le 6 mars 1818. Cette proposition, restée fameuse dans les annales du royaume des Pays-Bas, fut développée par M. Ch. de Brouckere, dit un historien, « avec une âpre énergie. » Elle fut rejetée après une longue et irritante discussion par 61 voix contre 4 4; mais les provinces belges surent gré à l'auteur du courage dont il avait fait preuve en présentant et en soutenant cette proposition.
Le 11 décembre 1829, parut le message royal qui exposait les volontés du gouvernement et qu'accompagnait la circulaire du ministre de la justice réclamant de toutes les personnes revêtues de fonctions publiques une adhésion formelle aux principes et à la marche tracés dans ce document. M. Ch. de Brouckere, considérant ce message comme une atteinte portée à la loi fondamentale, répondit à la circulaire par l'envoi de sa démission des grades et des emplois qu'il occupait, et conserva son attitude sur les bancs de l'opposition.
Mais les événements suivaient leur cours formidable. Lorsque les premiers mouvements éclatèrent à Bruxelles, au mois d'août 1830, M. Ch. de Brouckere était à Paris. Dès qu'il fut informé de la situation, il s'empressa de retourner dans sa patrie, et se réunit le 6 septembre à plusieurs de ses collègues à Bruxelles pour aviser à la conduite à tenir dans ces graves circonstances. Les députés des provinces méridionales résolurent de se rendre à La Haye, où ils étaient convoqués ; mais avant de quitter Bruxelles, ils nommèrent une députation chargée d'éclairer le prince Frédéric, alors à Vilvorde avec son armée, sur l'état réel du pays et d'obtenir de lui qu'il s'abstint de toute attaque contre Bruxelles. Le prince ayant demandé à la députation de lui donner ses observations par écrit, elle confia à M. Ch. de Brouckere cette rédaction, qui fut approuvée et signée par tous.
M. Ch. de Brouckere se rendit à La Haye avec les autres membres des états-généraux des provinces méridionales. Redoutant les malheurs qui menaçaient son pays, il chercha avec ses collègues des moyens de conciliation, mais ces efforts furent inutiles.
Ayant quitté la Hollande, il était à Anvers le 5 octobre, lorsqu'un arrêté royal nommait le prince d'Orange gouverneur général de toutes les parties des provinces méridionales dans lesquelles, selon la teneur de l'arrêté, l'autorité légale était reconnue. M. Ch. de Brouckere fut nommé membre d'une commission consultative qui inspira la proclamation adressée aux Belges par le prince. Quelques jours après, le prince d'Orange quittait Anvers; quelques jours encore, et l'entrée des volontaires amenait par diverses circonstances le bombardement de cette cité.
M. Ch. de Brouckere, délié de toute obligation par le départ du prince, rentra à Bruxelles, où le gouvernement provisoire s'empressa de le nommer membre du comité de constitution. Lors des élections au Congrès national, il fut élu membre de notre Constituante par la province de Limbourg qui reconnaissait ses grands services en en réclamant de nouveaux.
Dans ce mouvement général, ses premiers instincts militaires se réveillèrent, et il se mit à la disposition du gouvernement provisoire qui le nomma colonel d'artillerie et gouverneur militaire de Liége, poste qui avait alors une importance toute spéciale à cause de Maestricht dont on avait l'espoir de s'emparer. M. Ch. de Brouckere prit même le commandement d'une expédition sur cette ville ; cette entreprise échoua par des circonstances qu'il est inutile de rappeler.
Il reprit sa place au Congrès et fut chargé de différents rapports sur des chapitres de la Constitution. Il participa à toutes les grandes discussions politiques et administratives, et fut nommé commissaire général du département des finances. Il fit partie de la députation envoyée à Paris près du roi Louis-Philippe, et de retour à Bruxelles, il consentit à conserver le portefeuille des finances sous la régence du vénérable baron de Chokier. Il résigna ses fonctions le 29 mai 1831.
Après l'avènement du Roi, Ch. de Brouckere fut nommé ministre de l'intérieur, et accompagna le Roi à l'armée, en qualité d'aide de camp, lors de l'invasion des Hollandais. Il reçut de Sa Majesté la mission de se rendre à Liège pour rallier les débris du corps du général Daine, et, à son retour, il dut accepter le portefeuille de la guerre, acceptation que l'on demanda à son dévouement. Au milieu de ces circonstances difficiles, Ch. de Brouckere déploya une infatigable activité ; il réorganisa l'armée et la mit sur un pied respectable. Lorsqu'il eut rempli la grande tâche qui lui était confiée, en posant les principales assises de cette réorganisation, il résigna ses fonctions le 16 mars 1832 et resta membre de la Chambre des Représentants, à laquelle il appartenait depuis la constitution définitive de notre établissement politique.
La tranquillité régnait ; le temps semblait être arrivé où le pays, dégagé des préoccupations incessantes de la politique. extérieure, devait demander au travail et au développement de ses immenses ressources les moyens de réparer les pertes que les événements lui avaient fait subir, et de retrouver une prospérité que ses forces industrielles pouvaient lui promettre.
Ch. de Brouckere, que ses profondes études économiques disposaient à entrer dans cette voie, chercha dans une nouvelle carrière les moyens de satisfaire à ce besoin d'activité qui tenait toujours en éveil son intelligence. Il fut nommé directeur de la Monnaie à Bruxelles; mais ces fonctions ne l'empêchèrent point de se faire inscrire sur le tableau des professeurs de l'université récemment fondée en cette capitale, et de donner assidument un cours d'économie politique où se formèrent des élèves distingués.
En 1835, Ch. de Brouckere présenta au gouvernement le plan de la Banque de Belgique, dont il fut nommé directeur. En 1839, il quitta ces fonctions et accepta la direction du grand établissement de fonderie de zinc connu sous le nom de la Vieille-Montagne. Après quelques années, pendant lesquelles il donna une notable impulsion aux travaux qui lui étaient confiés, en même temps qu'il présidait avec une sagacité remarquable aux améliorations dans la condition des nombreux ouvriers qu'il dirigeait et dont il était aimé et respecté, Ch. de Brouckere quitta cet établissement et revint à Bruxelles, où il fut bientôt élu membre du conseil communal.
L'année suivante, en octobre 1848, le Roi le nomma bourgmestre de la capitale, et jamais choix ne fut plus heureux.
De 1848 à 1856, Ch. de Brouckere représenta l'arrondissement de Bruxelles à la Chambre. Il en sortit à cette époque pour obéir, comme le dit un journal, à un honorable scrupule qui ne lui sembla pas permettre de conserver son mandat, à cause d'une divergence d'opinion avec ses amis politiques sur une importante question. Mais, d'après lui, le bourgmestre de la capitale devait siéger à la Chambre des représentants pour défendre les grands intérêts d'une cité qui fait l'ornement et contribue à la gloire comme à la puissance du pays. Il accepta donc de Bruxelles un nouveau mandat au 10 décembre 1857.
On sait quelle autorité s'attachait à sa parole parmi ses honorables collègues, et comme sa profonde expérience, son intelligence rare, son esprit pratique étaient consultés ; comme ses opinions, toujours exprimées avec une admirable clarté et une précision parfaite, imposaient souvent la conviction, parce qu'elles étaient le produit de la conviction elle-même.
Mais c'est surtout comme bourgmestre de Bruxelles que la perte de M. Ch. de Brouckere sera sentie. Depuis qu'il était à la tête de l'administration communale, cette cité s'était transformée et semblait devoir marcher l'égale des grandes capitales de l'Europe, par les améliorations nombreuses qu'il y avait introduites et qu'il se proposait d'y introduire encore.
Plein de foi dans l'avenir de cette ville, il rêvait pour elle de belles destinées et avait identifié à sa prospérité sa propre gloire.
La place de bourgmestre de Bruxelles lui paraissait la seule enviable dans le pays, parce qu'il était convaincu que dans cette position on pouvait faire beaucoup de bien, et cette conviction il l'a noblement réalisée.
Nous ne parlerons pas des excellentes mesures qu'il a prises pour donner à son administration cette homogénéité, pour lui imprimer cette vigueur qui en doublent l'action et en fécondent l'utilité ; nous ne parlerons pas de cette bonne organisation de la police que son œil suivait de près et qu'il rendait paternelle en même temps que ferme et active; nous n'avons pas à signaler cette générosité princière qui, dans d'importantes occasions, réunissait à de magnifiques fêtes les habitants de la capitale, mais qui n'oubliait pas secrètement la part des malheureux.
Mais que d'améliorations se sont faites sous son administration avec le concours des échevins, ses collaborateurs, et du conseil communal, empressé à le suivre dans cette voie, ou à proposer des mesures qui étaient le corollaire de celles qu'il lui soumettait lui-même, tous marchant d'accord vers le même but, inspirés par les mêmes sentiments !
C'est sous l'administration de M. Ch. de Brouckere que tant de rues ont été percées et ont introduit l'air et la lumière dans des quartiers qui en étaient privés ; c'est sous son administration que les beaux quartiers se sont embellis encore, que la place du Congrès a été construite, que le Parc s'est entouré de son élégante grille et de son large trottoir; c'est sous son administration que le théâtre est sorti de ses cendres pour reparaître plus beau et plus magnifique, que le palais de l'université s'est élevé, que des écoles ont été bâties, que l'avenue du bois de la Cambre a été décidée, que le quartier du nouveau palais de justice est entré dans les prévisions administratives pour faire de cette partie de Bruxelles un noble complément à la splendeur de la capitale. Mais surtout, c'est à l'administration de M. Ch. de Brouckere que l'on doit ce superbe système de distribution d'eau dont chaque ménage à tout instant apprécie la commodité, et dont toute la cité apprécie la haute utilité sous le rapport de la salubrité publique.
Longtemps on avait révoqué en doute les sérieux avantages de ce système et la possibilité même de son exécution, mais Ch. de Brouckere en avait fait son idée fixe ; il avait tout calculé, tout pesé, et répondant à des douteurs qui le raillaient presque de son insistance, il leur disait avec conviction : « Si, après ma mort, on croit me devoir un peu de reconnaissance, ce sera mon système qui fera mon meilleur titre. » Et l'honorable bourgmestre disait vrai !
Homme de sens pratique, esprit clair et pénétrant, d'une conception vive et primesautière, intelligence vigoureuse et saine, jugement solide et droit, ardeur infatigable au travail, sensibilité vraie, mais cachée sous des dehors un peu brusques quelquefois, tel fut Ch. de Brouckere, notre grand bourgmestre, dont les annales de la cité rappelleront avec éloge et reconnaissance le dévouement et les éminentes qualités. Dans sa belle carrière administrative parmi nous, il porta toujours à un haut degré le sentiment de la justice, et ses subordonnés n'auraient jamais fait appel en vain à ce sentiment, s'il en eût pu être besoin. Généreux sans ostentation, secourable au malheur, il savait donner à propos et avec discernement. Il aidait l'indigent à sortir d'un moment difficile plus qu'il ne lui faisait une stérile aumône. Son cœur était au niveau de son intelligence.
On était loin de s'attendre au fatal événement qui vient de nous frapper. Il y a quelques jours, M. Ch. de Brouckere était rentré à Bruxelles après un court voyage : il ne se plaignait que d'un peu de fatigue et d'un léger malaise, et avait voulu reprendre ses travaux à l'hôtel-de-ville ; mais lundi dernier, en regagnant péniblement sa demeure, il sentit une vive douleur de côté. Son médecin fut appelé et s'empressa de lui donner les soins nécessaires. Mais le mal ne fut pas conjuré et empira bientôt, malgré les moyens actifs et appropriés auxquels la science et l'amitié eurent recours.
Le concours d'autres médecins fut demandé ; on persista dans les moyens employés comme offrant seuls de l'espoir; une légère amélioration sembla se manifester, mais le mal reprit bientôt avec une nouvelle intensité, et le malade succomba.
Jusqu'à ses derniers moments, M. de Brouckere n'a pas perdu connaissance. Il avait conservé toutes ses facultés ; il sentait son état, mais il était d'un calme admirable. Après avoir rempli ses devoirs religieux, il a dit à chacun de ceux qui l'entouraient ce qu'il leur avait à dire, et s'occupait encore des intérêts de la ville. Sachant que la discussion du projet de loi sur les octrois venait de s'ouvrir dans les sections, il interrogeait son honorable frère par ces mots : « Et les octrois ?... » A quelqu'un qui lui disait : « Ne vous attristez pas. - Je ne suis pas triste, a-t-il répondu avec sang-froid et sérénité, je suis venu sans inquiétude au monde, je le quitte sans inquiétude. » Il a adressé quelques paroles touchantes et affectueuses à sa famille, qui s'efforçait de cacher sa douleur. Il a dit quelques mots à son collègue, M. Anspach, qui se trouvait là, a serré la main de « son digne ami » M. Julien Mascart, et quelques moments après il n'était plus.
Ainsi a fini cette belle vie. La ville est en deuil; la grande famille de la cité a perdu le père qui veillait à son bien-être et à ses plus chers intérêts.
Bruxelles n'est pas ingrat, il sait la perte qu'il a fait et sait qu'elle est irréparable.
Albert DUBUS
On renvoie également aux chapitres consacrés au passage de Charles de Brouckere à la tête du département de la guerre en 1831 dans l’Histoire de la Belgique de Thonissen (chapitre XII) et dans Les hommes politiques de la Belgique de Royer (disponibles sur le présent site).