Jottrand Lucien, Léopold
né en 1804 à Genappe décédé en 1877 à Saint-Josse-ten-Noode
Congressiste élu par l'arrondissement de Bruxelles(Extrait de : J. KUYPERS, Biographie nationale de Belgique, t. XXX, 1958-1959, col. 471-488)
JOTTRAND . (Lucien-Léopold), avocat, homme politique et publiciste, né à Genappe (Brabant) le 30 janvier 1804, décédé à Saint-Josse-ten-Noode le 17 décembre 1877.
Il fit ses humanités à Vilvorde, où son père l'avait placé pour apprendre le flamand. L'ancien conventionnel et oratorien défroqué Ysabeau, qui lui apprit les langues anciennes, le mit en rapport avec nombre de Français proscrits comme lui, tant à Vilvorde qu'à Liège où il s'était fixé et où Jottrand fréquenta la faculté de droit de 1823 à 1825.
Renonçant au notariat paternel, qui échut à son frère Adolphe - combattant de septembre à Bruxelles et membre actif de la Réunion centrale, décoré de la Croix de fer -, Lucien Jottrand s'inscrivit au barreau de Bruxelles et devint rédacteur du journal Le Courrier des Pays-Bas. En 1827 parut, sans nom d'auteur, une biographie : Guillaume-Frédéric d'Orange avant son avènement au trône des Pays-Bas sous le nom de Guillaume 1er. « Le Belge qui l'a écrite » - il s'agit de Lucien Jottrand « croit qu'il importe au bonheur de ses concitoyens de vivre toujours en un seul corps de nation, tel qu'il a été formé par la réunion des provinces méridionales et sep-tentrionales du royaume actuel des Pays-Bas... C'est au maintien de cet État qu'il faut viser. » Deux ans plus tard, alors que le Courrier s'était rallié à l'Union des catholiques et des libéraux et que son rédacteur avait couru une peine d'emprisonnement quatre mois pour un article jugé outrageant contre le ministre Van Maanen (6 décembre 1828), Jottrand publia encore une brochure : Garanties de l'existence des Pays-Bas, dont « la perpétuelle conservation » lui paraît suffisamment assurée pour que tous les bons citoyens travaillent, dans le sens de l'Union, « au développement de nos institutions, à la consolidation dé notre liberté ».
Né au roman pays de Brabant, ayant pratiqué la langue néerlandaise au cours de ses études et au barreau de Bruxelles, Jottrand a été dans sa jeunesse un adepte fervent de l'idéologie nationale et libérale du royaume Pays-Bas. Il a accepté la position minoritaire wallonne dans ces Pays-Bas où la population était aux trois quarts thioise. Se basant, selon son habitude, sur des considérations géographiques et historiques, il écrira un jour que les Wallons sont « Belges de mouvance germanique ». S'étant insurgé contre certaines mesures vexatoires et antilibérales de Guillaume Ier - « C'était le roi Guillaume qui avait changé », expliqua-t-il à son ami De Potter -, il transféra sa ferveur patriotique au jeune État belge à la naissance duquel il prit une part éminente. Lorsque le 26 août 1830 le drapeau français fut arboré par surprise à 'hôtel de ville de Bruxelles, ce fut Ducpétiaux et Jottrand qui les remplacèrent par les trois couleurs brabançonnes : toute la ville les adopta à l’instant. Le 23 septembre, jour de l’entrée annoncée des troupes du prince Frédéric, Ch. Rogier et L. Jottrand se rencontrèrent, d'après Th. Juste, dans la forêt de Soignes ; mais après avoir entendu tonner le canon, l’un reprit la direction de la résistance et l'autre dès le lendemain l'édition du Courrier des Pays-Bas (numéro unique, daté des 24, 25 et 26 septembre). Celui-ci, après s'être montré d'abord partisan d'une république fédérative, se tint sur la réserve, en raison des menées réunionistes françaises. De vives polémiques eurent lieu à ce sujet et, particulièrement avecL'Émancipation, journal républicain créé au lendemain de l'éviction .du Liégeois Adolphe Bayet de la présidence de la de la Réunion centrale. Jottrand fut appelé à diriger quelquefois les débats de ce club ; il y prit la défense de la monarchie représentative et ne rejetait pas à priori le choix du prince d’Orange. .
Élu député suppléant à Bruxelles et à Nivelles au premier tour du scrutin, il devint membre effectif du Congrès National dès le 15 novembre, quatre députés de la capitale ayant opté pour un autre district. La simple énumération de ses interventions à la constituante, traitant des sujets les plus divers, comporte près de dix colonnes de texte (Émile Huyttens, Discussions du Congrès National de Belgique, t. V, Bruxelles, 1844). Après bien des hésitations, il s'est prononcé pour l'exclusion à perpétuité des membres de la famille de Nassau. Il s'en expliqua au sein même de l'assemblée et plus tard à nouveau dans son Courrier belge (12 octobre 1834), envisageant dès ce moment une alliance offensive et défensive avec la Hollande, lorsque celle-ci serait soumise à un autre régime que celui des Nassau. Ses variations et opinions toujours nuancées firent l'objet de nombreuses critiques et plaisanteries, tant au Parlement que dans la presse. Mais personne ne parait jamais avoir mis en doute qu'il fut inaccessible à la corruption », ni qu'il eut varié autrement que sur les moyens les plus efficaces d'affermir, à travers mille embûches, l'indépendance du pays.
Après la clôture de la session, il continua l'exercice de sa double profession de journaliste et d'avocat, dédaignant fièrement toute faveur du pouvoir. Il refusa même la Croix de fer. Son journal, qui prit en 1832 le titre de Courrier belge, resta sous sa direction jusqu'au 31 janvier 1837. Suivant l'actualité de près, il s'y prononça en toute indépendance sur les problèmes du jour et sur quelques autres, dans un sens démocratique et progressiste, ce qui fit de lui un porte-parole autorisé de l'opinion « radicale ». Il était lamennaisien et resta fidèle au principe de base de l'Union de 1829 : liberté en tout et pour tous. Son journal préconisa notamment un abaissement de l'impôt foncier et (ou) une diminution, fût-elle temporaire, du loyer des terres. Il plaida l'amélioration de l'en-seignement public (« La société doit tout à l'enfant du pauvre »), la création d'écoles primaires pour femmes adultes, et considérait le théâtre comme la meilleure forme d'éducation populaire orale. Il prévoyait l'abolition prochaine de toutes les royautés et plaidait la suppression des armées permanentes. Il préconisait une modification radicale de la fiscalité : un droit fort élevé et progressif sur les successions, tendant à supprimer d'abord les successions collatérales, puis toutes autres, pour faire entrer dans le domaine national les biens de chaque citoyen décédé. Le travail seul n'est-il pas l'origine incontestable du droit de propriété ? L'industrie partagera les bénéfices avec ses ouvriers qui seront convenablement rétribués et auxquels le droit d'association sera pleinement reconnu (13 septembre 1834).
C'est toujours par les voies constitutionnelles que Jottrand - qui admirait Rousseau et le chef du parti Jacobin, Robespierre, ce « Belge d'Arras » - voulait conduire la classe ouvrière vers l'affranchissement. Il avait constamment les yeux tournés vers ce qui se passait en Angleterre, aux États-Unis, en Suisse. C'est sur ses conseils et avec son appui que Jacob Kats organisa, à Bruxelles d'abord, dans tout le pays flamand ensuite, ses Meetings ouvriers à l'instar des chartistes britanniques : il s'agissait d'instruire le peuple, de l'éduquer en vue du self-government. S'il paraît établi que Jottrand n'ait appartenu ni à la franc-maçonnerie ni aux phalanges babouvistes, il a cependant en mainte circonstance défendu des points de vue fort rapprochés des leurs.. Nombre d'abonnés le quittèrent, ce qui l'obligea à céder la feuille qui était sa propriété à un homme d'affaires français.
Indépendamment de quelques collaborations occasionnelles, notamment au Radical des frères F. et A. Delhasse et au Patriote belge d'Adolphe Bartels, le journaliste attendra quelque temps avant de reprendre une part active à la rédaction de la Revue démocratique et du Débat social, organe de la démocratie. Ce fut après la. démission de son rédacteur A. Bartels, le 5 avril 1846, que cet hebdomadaire propagea - sous l'impulsion des frères Delhasse et de Jottrand, devenus phalanstériens - les principes pour lesquels Victor Considerant, disciple de Fourier, menait campagne dans les milieux universitaires.
Alors qu'une association douanière avec la France comptait de nombreux partisans en Belgique, Jottrand s'en déclara adversaire résolu « avec la hardiesse que nous mettons d'ordinaire à braver les préjugés même les plus enracinés et les plus généralement admis » (Des rapports politiques et commerciaux de la Belgique et de la France, 1841). « Rien ne nous recommande la France », affirmait-il. L'économie belge était en pleine expansion, à la seule exception de l'industrie linière en Flandre. « C'est le marché de l'univers qu'il nous faut chercher à partager avec tous les peuples commerçants.»
C'est dans ses relations de voyage que la personnalité du publiciste se présente sous son jour le plus complet. Elles sont entrelardées de considérations politiques, historiques, économiques et de vues personnelles diverses. C'est ainsi que dans Notre Frontière du Nord-Ouest, 1843, il démontre qui les juges aux tribunaux de police correctionnelle doivent connaître lei idiomes régionaux, en l'occurrence flamand. Jottrand trouve de grande similitudes entre la Belgique et le nord de la France, qui devrait bien un jour revenir à celle-là. La centralisation gouvernementale à outrance, à Paris, est néfaste : c'est une fausse démocratie que représente ce « pouvoir fort ». Lorsque l'auteur aperçoit la côte anglaise, il médite longuement sur la mission de ce grand pays où l'émancipation du prolétariat est en bonne voie. Et il conclut : « C'est aux destinées de toute la race germanique, dans ses diverses expressions autour de nous, qu'il faut chercher à nous rattacher ; c'est des destinées de la race romane qu'il faut nous séparer. La première monte pour accomplir sa tâche ; l'autre descend après avoir terminé la sienne ».
En se rendant dans la capitale « plus grand peuple de la terre », l'anglophile Jottrand réalisait le rêve qu'il caressait depuis longtemps. N'avait-il pas proposé « pour modèle au peuple belge » L'Association Peuple de la Grande-Bretagne et l'Irlande (1838) qui réclamait le suffrage universel ? Sa vie durant Jottrand exaltera et propagera cette réforme, allant même jusqu'à souhaiter une intervention de la diplomatie et de la presse étrangères pour l'obtenir (1869). Jetant un coup d'œil arrière (Des quinze années précédentes et de la situation actuelle, 1846), il regrette que diverses lois soient venues altérer la pureté des doctrines de 1830. Les secousses politiques se succédant à des intervalles de quinze à vingt ans, il était donc temps d'introduire en Belgique un régime plus démocratique. Il analyse La nouvelle Constitution de New- York pour 1847 comme un modèle de bonne démocratie ; et en décembre de la même année il développe une Nouvelle théorie et nouvelle application du suffrage universel, brochure parue d'abord sous la forme de quatre articles dans Le Débat social. Un texte de Robespierre est mis en exergue : « La démocratie est un État où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même ». Suit un préambule où, pour la seconde fois, Jottrand prédit en quelque sorte les événements qui éclateront quelques semaines plus tard : « Au moment où l'Europe est agitée de nouveau d'un esprit de réforme qui, selon toutes les apparences, amènera des changements politiques, plus ou moins prochains, chez plusieurs nations, nous croyons oppor-tun de publier ce travail ». Après un exposé éclairant le principe de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire de tous les hommes à portée d'être interrogés, l'auteur examine et codifie dans un projet de loi les règles d'application les plus justes pour le gouvernement par délégation. Il accorde le droit de suffrage à tous les hommes qui ont atteint l'âge de vingt et un, ou même de dix-huit ans dans certains cas, s'ils savent lire, et à tous, sans condition à vingt-cinq ans. Quant aux femmes, il leur suffira, dans les mêmes conditions, d'exprimer d'avance leur désir de prendre part aux élections.
Les trente pages de Conclusions, dans Londres au point de vue belge (1852), comptent parmi les plus fortes de Jottrand. Élevant le ton de son exposé touristique ; il développe des vues de politique internationale : la Belgique est indispensable à la sécurité de la Hollande ; mais de mouvance anglaise ; l'Angleterre est son alliée naturelle et les « leçons de réformes politiques décisives, quoique lentes et mesurées », il faut aller les chercher chez ce « peuple le plus avancé dans la civilisation ». Il oppose plus que jamais le système de self-government local aux principes français que la Belgique avait adoptés. Et de s'attaquer à la suprématie du tiers-état des villes, cette classe moyenne privilégiée d'hommes d'affaires et d'argent ; de souligner l'importance du mouvement flamand naissant qui devait mettre fin à la suprématie wallonne ; de prédire la chute prochaine des libéraux dans toute l'Europe et notamment en Belgique. Le vrai refuge des libertés est et reste le monde anglo-saxon : toutes les bonnes doctrines de la première Révolution française ne sont-elles pas venues d'Amérique ? Ce n'est pas la France qui est le véritable camp de la démocratie. Nous devons retourner en Belgique au « système de la confiance en la liberté » sans craindre les campagnards catholiques, car chez nous l'on peut être à la fois « libre et catholique ». Telles sont quelques thèses qu'il ne se lassera plus de développer, prônant le retour à l'unionisme de 1830 et condamnant toutes les réalisations étatiques libérales : les chemins de fer et les canaux de l'État, la régie des travaux publics, la création des athénées royaux, etc. Quant à la réforme électorale, il nous faut creuser « à temps un lit au torrent des idées démocratiques ».
D'Anvers à Gênes par les pays rhénans, la Suisse, la Savoie et le Piémont et retour par Marseille et le Sud-Est de la France. Études diverses (Bruxelles, 1854) est son troisième et dernier ouvrage touristique. Au cours d'un périple à travers ce que l'on a appelé l'Europe médiane, l'auteur dégage les traits communs à ces petits pays gallo-germaniques d'Entre-Deux, qui forment une chaîne entre deux grands empires. Il les suit à travers les siècles, souligne leur droit à l'existence dans l'Europe de demain qui sera une fédération d'États indépendants, et note ce qui les rapproche de l'Angleterre ou des Etats-Unis, « à l'accord desquels est dévolue évidemment la direction suprême de la civilisation européenne dans les temps présents » (une idée qu'il développera encore au soir de sa vie dans une dernière série de conférences aux étudiants de l'U. L. B. :Etude sur les Etats-Unis, 1875).
Ces considérations s'accompagnent de développements nouveaux sur des thèmes connus. Dans les nouvelles casernes de Lyon, les canons braqués sur la ville lui paraissent avant tout la condamnation d'un « système de gouvernement qui ôte tout à l'ini-tiative des provinces et des communes pour tout ramener à la force d'impulsion d'un seul centre ». A l'exemple du bon système fiscal de l'Angleterre, s'ajoute celui des institutions décentralisées de la Suisse, sans barrière entre le pouvoir et le citoyen, alors que son armée de milice est peu coûteuse et efficace. Jottrand critique .en passant nos instructeurs et officiers wallons que les conscrits flamands ne comprennent évidemment pas, tandis qu'il s'élève contre le nombre exagéré de prêtres et de prélats rencontrés en Savoie, qui défendent le passé dans l'intérêt de leurs possessions temporelles.
D'autres passages nous éclairent rétrospectivement sur les événements de 1848 et sur l'attitude qu'a prise Jottrand à l'époque. Après en avoir rappelé les signes avant-coureurs en Europe, il traite « l'accident purement parisien » de mouvement antipathique au reste de la nation française. Dès juin, « la prétendue nouvelle révolution française était jugée » ; et la France, décidément impuissante à se constituer en démocratie, eut recours peu après au nom de Napoléon.
C'est que l'année 1848 a constitué dans la vie de L. Jottrand un réel tournant et sous certains aspects une rupture. Il avait fait partie de l'Alliance qui convoqua le premier congrès libéral (14 juin 1846) : l'aile progressiste ou radicale y eut de retentissants conflits avec les libéraux doctrinaires. C'est de cette époque que date la seule chanson badine que l’on connaisse de Jottrand et qui s'intitule Le Trou ; « élégant sobriquet belge » , écrivit le ministre autrichien à Bruxelles au prince de Metternich, « accepté par le cynisme de l’association qu'il stigmatise » (5 mai 1847). C'est également vers cette époque que se fonda à Bruxelles l'Association démocratique internationale, ayant pour but « l'union et la fraternité de tous les peuples », et dont Jottrand devint le président, avec K. Marx et le Français Imbert comme vice-présidents (7 novembre 1847). Les membres communistes allemands y étaient nombreux et, à deux reprises, en janvier et en février 1848, un différend surgit entre Jottrand et Marx, suscitant des polémiques entre la Deutsche Brüsseler Zeitung et Le Débat social. Marx démissionna, mais revint sur sa décision à la demande de Jottrand (25 février). Dès le lendemain Jottrand parait avoir été mêlé de près à des pourparlers relatifs à une éventuelle abdication du roi Léopold ; Marx fut expulsé et le comité central du Kommunistenbond à Bruxelles dissous.
Au soir de sa vie, Jottrand a apporté une contribution personnelle à l'histoire de cette période mouvementée, tout en défendant la mémoire du républicain gantois qui fut un de ses meilleurs amis : Charles-Louis Spilthoorn et les événements de 1848 en Belgique. Jottrand ne fut cité que comme témoin au grand procès devant la cour d'assises d'Anvers.
La présence d'un Charles Rogier au gouvernement, la promptitude avec laquelle il introduisit des réformes réclamées par les progressistes, le sentiment national blessé à vif par les expéditions parisiennes provoquèrent un mouvement d'union sacrée qui se traduisit peu après aux élections par un triomphe libéral. Les radicaux, à qui l'on reprochait des accointances républicaines et communistes, étaient complètement éliminés. Les illusions de Jottrand et de ses amis, exprimées dans un manifeste : La crise et les moyens d'en sortir, au sujet de l'introduction imminente du régime républicain, n'avaient duré que quelques semaines. C'est Louis de Potter qui, le 1er mars, avait vu juste dans sa brochure Que faut-il faire ? La Constitution belge garantissait les droits et libertés que les émeutiers de Paris venaient de conquérir ; en l'amendant on pouvait faire l'économie d'une révolution.
L'influence réelle du radicalisme ou de la démocratie socialiste naissante ne fut jamais bien grande sous le régime censitaire. Mais on peut dire qu'après les événements de 1848-1849 cette influence, et celle de Jottrand en particulier, devint nulle. La répression se fit lourde, les condamnations à mort furent nombreuses, quoique non exécutées. Des meetings ou banquets politiques à Gand et à Molenbeek furent dispersés à coups de matraque. La presse démocratique disparut dans la tourmente, Le Débat social dès le 1er novembre 1849. La première grève générale, méthodiquement organisée cette. même année dans les fabriques de coton à Gand, connut l'échec et fut durement réprimée. La rédaction d'un programme social et politique par l'astronome révoqué J.-Ch. Houzeau, pour une Confédération républicaine, démocratique et sociale, fut un acte sans lendemain. : c'est peu après que Jottrand pria instamment son ami de Potter (Corresp., 9e vol, Bibl. roy.) de faire acte de candidature aux élections législatives. Après avoir essuyé un refus formel, il annonça que lui-même ne rentrerait dans la carrière politique que plus tard, « après que de Potter en aura forcé les portes ».
En 1860 il consacra à son ami défunt une biographie d'un ton très personnel. C'est à la politique unioniste élaborée par lui avant 1830 et complétée par une politique sociale aux contours vagues, qui ne pourra d'ailleurs s'inaugurer qu'après l'introduction du suffrage universel, que le publiciste Jottrand était définitivement retourné Cette évolution fera de lui un adversaire résolu du libéra-lisme doctrinaire et le rapprochera des .catholiques, quoique ceux-ci ne tarderont guère à se constituer en parti politique conservateur.
Il nous est difficile à distance de nous représenter exactement ce qu'était l'unionisme des catholiques libéraux et des libéraux catholiques en dehors des périodes de crise nationale. La rage de son impuissance à influencer la politique active paraît avoir aigri l'auteur des deux brochures datées de 1859 : Les Partis en Belgique à propos des prochaines élections par un unioniste de 1830 (iden-tifié dans la Bibliographie nationale, II, 332) et Aux Électeurs. La Crise ; le Salut par Lucien Jottrand, ancien membre du Congrès National. On croit rêver en lisant sous une telle plume un éloge « de la clairvoyance de cet homme extraordinaire qu'est le chef de l'empire français », Napoléon III ; ou de la lutte que mène un journal catholique de Paris, L'Univers religieux, « contre la juiverie qui menace de tout déborder en Europe ». Ou encore qu'« il ne peut plus être question aujourd'hui de république, ce rêve de quelques esprits exaltés s'est évanoui depuis longtemps».
Dix ans plus tard, ses Lettres Unionistes sur la réforme électorale en Belgique (1869) paraîtront d'abord dans un journal catholique, L'Écho de Liège. Il y situe sa position de « démocrate, mais non anticatholique, ni même antidynastique», tout en renouvelant ses attaques contre le gouvernement doctrinaire et sa triple tyrannie en matière de langue, de religion, de système militaire. Il se livre à une analyse du programme électoral du point de vue des « masses travailleuses proprement dites », et consacre deux lettres sympathiques à la réunion de l'Internationale socialiste à Bruxelles. Mais pas plus ici qu'ailleurs, Jottrand n'approfondit l'étude des questions sociales qu'il avait si hardiment engagée après 1830. C'est exclusivement le fait politique qui attire ce démocrate né, admirateur de Proudhon et représentant typique du « Bourgeois-sozialismus». Tant pour soulager la misère qu'il a vue dans les slums de Londres que pour celle que la crise et les mauvaises récoltes ont provoquée en Flandre, il fait confiance à la charité privée, de préférence celle qui ne porte pas livrée officielle.
Dans l'exercice de sa profession d'avocat, Jottrand rédigea et publia divers mémoires : sur la réforme du notariat, l'Ordre des avocats, l'annexion du quartier Léopold, les délits de presse à soumettre au jury, le repos hebdomadaire... Il collabora à une bonne vingtaine de journaux ou de revues. Mais ce franc-tireur politique, érudit et plein de verve, ne recueillait généralement qu'un succès d'estime : aucune de ses publications ne connut de deuxième édition. Il eut la joie de voir l'élargissement du corps électoral pour la commune et la province ; mais l'équilibre entre toutes les forces réelles de la nation, auquel il attachait tant de prix (l'harmonie universelle de Fourier), ne se réalisa qu'après sa mort par les révisions constitutionnelles de 1893 et de 1921.
« Personnalité complexe, à la fois catholique, républicain et socialiste, flamingant plus tard par surcroît... » (J. Garsou), Jottrand ne se compare bien à aucun de ses contemporains. On pourrait songer à P. Buchez qui, lui aussi, conciliait les idées de la Convention avec l'Évangile, mais là s'arrête le rapprochement. Ce « démagogue de 1830 », comme le qualifiait le ministre autrichien déjà cité (29 fé-vrier 1848), se situe près de Louis de Potter ou de Ch.-Louis Spilthoorn, qui se feront enterrer civilement, tandis que lui-même a souhaité un enterrement religieux « avec beaucoup de bougies». Ce qui ne l'empêcha jamais d'entretenir d'excellents rapports avec des prolétaires libres penseurs, de soutenir leur presse, tant flamande que française, et de les défendre en justice : Kats et ses Meetings ouvriers (1836-1840), les cotonniers de Gand (1839), les marcheurs de la faim sur Bruxelles (1846), Nicolas Coulon et bien d'autres ; jusqu’en 1876 où il plaida encore, et toujours gratuitement, pour le journal De Werker d'Anvers. En 1857, i1 accepta de figurer, pour le principe avec A. Gendebien et L. de Potter sur une liste électorale introduite pour la première fois par des ouvriers éligibles mais non électeurs eux-mêmes. Il en fut de même en 1872, quand il accepta de figurer avec Henri Conscience sur une liste flamande, également àa Bruxelles.
Ses conceptions en matière linguistique étaient conformes aux principes directeurs de sa vie entière : la liberté dans la décentralisation, la démocratie et l'unionisme, mis au service de l'indépendance nationale.
A l'Université de Liège il avait subi l'influence du professeur Johannes Kinker (1764-1845), écrivain et philosophe de mérite, qui exerçait ses étudiants à parler et à plaider en néerlandais. Sa vie durant Jottrand, fera la distinction, apprise à Liège, entre le Nederduitsch, qu'il considérait comme la plus parfaite des langues germaniques », et le pays ou le peuple des Pays-Bas dont les Wallons font partie depuis des siècles, tout comme les Luxembourgeois de langue allemande (Hoogduitsch). C'est ce que reflète le titre du volume dans lequel il a réuni ses études et discours flamands : Nederduitsche Gewrochten van den Nederlandschen Waal L. J. (Bruxelles, 1872). Faut-il ajouter que l'usage n'a pas consacré ses vues et que la langue cultivée commune aux Pays-Bas actuels et à la Belgique flamande s'appelle aujourd'hui le néerlandais, het Nederlands ?
C'est avec un vif intérêt qu'il suivit les premières manifestations du réveil littéraire et politique flamand. Son concours ne fit jamais défaut aux ouvriers flamands, à leurs meetings, leur théâtre et leur presse ; il fut le principal actionnaire du premier jour-nal quotidien, Vlaemsch-België (1844-1845), qui tourna court. Car ce patriote belge voyait la meilleure garantie de notre indépendance dans un réveil des Flandres ; celui-ci devait permettre à Belgique de jouer son rôle naturel de pays d'Entre-Deux, mi-germain, mi-roman. Il dénonçait un régime dans lequel, avec l'approbation tacite des classes dirigeantes, la langue de la région que le roi de Hollande avait protégée, n'était tolérée qu'au niveau de l'école primaire ou lorsque son emploi ne présentait pas de difficulté pour MM. les fonctionnaires et les juges. Dans une spirituelle brochure contre la Société des Gens de lettres (1849), où il traitait à la fois de nos lettres flamandes et françaises, il donna la palme à celles-là, alors que le baron de Stassart venait de traiter du renouveau littéraire à l'Académie, sans faire la moindre allusion aux lettres flamandes, et qu'en une autre circonstance, cet aimable fabuliste avait traité Breydel d'assassin et Artevelde d'ambitieux démagogue. Au premier Congrès de langue et de littérature néerlandaises à Gand, en 1849, Jottrand lança un appel en faveur du suffrage universel qui devait faire de la langue du peuple un instrument politique de première force. Il revint à la charge, toujours sans succès, au IXe Congrès en 1868. Quant aux Wallons, il ne se cachait point qu' « on ne doit jamais s'attendre à voir ceux qui ont longtemps exercé seuls le pouvoir, en consentir bénévolement le partage avec ceux même que l'équité la plus vulgaire autorise à l'exiger ».
Lorsque le gouvernement constitua en 1856 une Commission dite des Griefs flamands, il songea tout naturellement à y désigner Jottrand. Celui-ci fut élu président, mais le rapport déposé par la Commission effraya par son radicalisme et resta lettre morte. Ce n'est que lorsque Jottrand eut annoncé son intention de publier le rapport sous sa propre responsabilité, que la Chambre en ordonna l'impression, le gouvernement Rogier l'accompagnant d'Observations basées sur la nécessité de maintenir l'unité du pays. La manifestation protestataire du 25 avril 1859, à Bruxelles, fut un réel hommage à Jottrand. Mais c'est de cette époque que date un divorce qui s'est accentué jusqu'à la première guerre mondiale entre l'idée unitaire belge et le mouvement flamand. Le nationalisme né au front de l'Yser et l'activisme en pays occupé en furent l'aboutissement.
Les principales études de Jottrand, écrites en un néerlandais plutôt approximatif, furent réunies dans les Nederduitsche Gewrochten déjà citées. Le texte de trois conférences qu'il fit au Nederduitsche Bond - un groupement unioniste flamand qui avait triomphé aux élections d'Anvers en décembre 1862 - fut traduit par lui : La question flamande (1865).
Lucide penseur politique plutôt que brillant écrivain, Jottrand citait volontiers Horace, « philosophe plus chrétien qu'on ne l'imagine » et dont il se déclarait un « sectateur ». Au Congrès National il affirma déjà, en pur lamennaisien, « que tout point de contact entre l'autorité civile et religieuse doit être scrupuleusement écarté de nos lois ». Dans deux articles du journal Le Radical, réunis en brochure (Le Pape et la Démocratie), au lendemain de l'excommunication en décembre 1837 des francs-maçons par un mandement des évêques belges, Jottrand défendit la thèse que la démocratie devait se tenir en dehors de cette querelle, son véritable ennemi étant la bourgeoisie. La franc-maçonnerie a préparé le triomphe de cette bourgeoisie. La Réformation n'a été qu'un malentendu. Le Pape n'est que le symbole de l'unité doctrinale et l'interprète de la loi évangélique pour ses seules applications morales. La liberté de discussion doit transformer le catholicisme et le rendre plus démocratique ; alors il ramènera l'Europe à l'unité religieuse.
Dans Les Églises d'État, dernière cause d'intolérance religieuse, sa réponse primée à un concours organisé dans le canton de Vaud (1849), Jottrand témoigne dès l'abord d'une parfaite connaissance de la situation dans les cantons helvétiques, secoues peu avant par le soulèvement du Sonderbund ; l'Association démocratique avait d'ailleurs envoyé une adresse au peuple suisse à cette occasion. Toute Église doit se suffire à elle-même. La protection de l'État est même plus dangereuse pour elle qu'une persécution ; et, réformée ou catholique, l'Église d'État se fait per-sécutrice. L'établissement d'un système de cultes libres non salariés par l'État, l'auteur n'a pu le faire admettre intégralement au Congrès National belge. La loi de 1842 sur l'enseignement primaire n'a pas écarté entièrement les prétentions de Mgr Van Bommel, évêque de Liège, prétentions contraires aux principes de la Constitution. Entraîner l'esprit religieux dans les querelles politiques constitue un danger pour l'existence de la nation. L'idée républicaine est parfaitement compatible avec la doctrine du Christ. « Le catholicisme est même la meilleure des formes chrétiennes applicables aux démocraties », écrira-t-il plus tard.
A plusieurs reprises Jottrand a indiqué quelle était sa position personnelle en matière religieuse. C'est ainsi qu'après avoir exposé la philosophie spiritualiste personnelle de L. de Potter, il se demandait « s'il y avait bien nécessité de refaire ainsi ce qui est déjà fait. Il existe déjà une (...) philosophie chrétienne, (...) qu'il serait bien plus facile aux philosophes spiritualistes de chercher à propager encore, que de remplacer par du nouveau. D'où la conclusion qu'il valait mieux rester chrétien (...) que de sortir de l'Église pour essayer laborieusement d'aller faire au dehors ce que l'on pourrait bien mieux faire au dedans »,
Lucien Jottrand a bien mérité la seule qualification qu'il ait jamais ambitionnée, celle de bon citoyen. Ce franc-tireur dévoué à la chose publique voulait que son pays, sur l'histoire, les traditions et les mœurs duquel il avait beaucoup médité, affirmât son caractère propre et ne fût le satellite de personne. De là son aversion pour, la France qu'il admirait pourtant : « la grande France qui saura bien rétablir son autorité morale, meilleure que toute autre » (1872). A deux ou trois reprises nous le voyons même rêver d'extensions territoriales : en 1838, lorsque naquit un projet de fédération hollando-belgo-rhénane ; ou en 1843, lorsqu'il envisageait le retour au pays de l'Artois et de la Flandre française.
Julien Kuypers
BIBLIOGRAPHIE
F. DELHASSE, Ecrivains et hommes politiques de la Belgique, Bruxelles, 1857, pp. 153-176.
Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. Ier, Bruxelles, 1907.