Sainctelette Charles-Xavier libéral
né en 1825 à Bruxelles décédé en 1898 à Ixelles
Ministre (travaux publics) entre 1878 et 1882 Représentant entre 1869 et 1894, élu par l'arrondissement de Mons(Ernest DISCAILLES, dans Biographie nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royal de Belgique, 1911-1913, tome 21, col. 51-86)
SAINCTELETTE (Charles-Xavier), homme politique, né à Bruxelles le 7 janvier 1825, mort dans la même ville le 17 avril 1898. De son mariage (3 mai 1848) avec Mlle Caroline-AgnèsJoséphine-Ernestine Corbisier, fille du sénateur de l'arrondissement de Mons, il avait eu quatre enfants, dont trois fils. L'aîné Frédéric, mort en 1898, avait été attaché à une administration de charbonnage ; le second, Henry, est mort bourgmestre et sénateur de Mons en 1905 ; le troisième, Maurice, entré de bonne heure dans la diplomatie, était, au moment (1908) où son état de santé l'obligea au repos, chargé d'affaires et ministre résident du roi des Belges en Grèce. La fille unique de Sainctelette, Jane, a épousé le docteur Gaillet de Bruxelles.
La famille Sainctelette est originaire de Verdun où elle était établie depuis le milieu du XVIème siècle. Charles-François Sainctelette, père de CharlesXavier, né à Sainte-Menehould (département de la Meuse) le 2 thermidor an III , avait épousé Marie-Catherine Priez, née à Ixelles le 6 janvier 1794, morte à Schaerbeek le 24 mai 1887, fille adoptive du musicien LambertFrançois Godecharle (1751-1819), le frère du célèbre sculpteur. Il dirigea les travaux du canal de la Meuse au Rhin dont on voit les traces aux environs de Houffalize. Il habitait alors le château de Tavigny (5 1/2 kil. E.-S.-E. de Houffalize), où naquirent deux de ses enfants : LouisAdolphe et LaureEveline-Caroline, morte à Fontainel'Evêque, épouse d'Achille Jottrand, directeur divisionnaire honoraire des mines ; un troisième fils, Pierre-Emile (1826-1887), est l'auteur d'un mémoire présenté en 1851 à l'appui « de la demande formée par lui de la concession d'un chemin de fer à Charleroy ».
La révolution de 1830 ayant fait tomber l'entreprise du canal de la Meuse au Rhin à laquelle le gouvernement du roi Guillaume avait accordé son appui, Charles-François Sainctelette vint avec sa famille à Mons où il dirigea, pour le compte de la Société Générale, des affaires où celle-ci était intéressée, notamment les charbonnages du Levant du Flénu. Devenu président du tribunal de commerce et de la chambre de commerce de Mons, nous le voyons en octobre et novembre 1845 représenter cette chambre dans l'enquête ouverte par Dechamps, ministre des affaires étrangères, en vue de réaliser l'idée, déjà ancienne, de la création d'une Société belge d'exportation (Doc. parl.,Chambre des représentants, séance du 24 décembre 1846). A en juger par la part qu'il prit à la discussion du projet du gouvernement, comme par la position qu'il occupa dans le haut commerce et l'industrie du Hainaut, il se distinguait par une intelligence très nette des affaires.
Charles-Xavier, après avoir fait au collège de Mons de fortes études humanitaires dont il y a de nombreuses traces dans sa vie parlementaire et dans ses diverses publications, passa à l'université de Louvain d'où il sortit docteur en droit magna cum laude en 1847. A peine son stage était-il terminé qu'il prit une part active aux discussions que provoqua dans le pays de Mons, à la fin de 1850, l'annonce de la présentation imminente de projets de lois ayant pour but d'assurer, à des conditions diverses, l'exécution d'importants travaux, parmi lesquels le canal de Jemmapes à Alost et le chemin de fer d'Alost à Ath. C'est lui qui, le 30 avril 1851, le 24 juin 1851 et le 17 juillet 1851, au nom du comité des exploitants de 23 mines du couchant de Mons (son père y représentait la Société du Levant du Flénu et son beau-père la Société d'Hornu et Wasraes), rédigea des adresses où étaient exposés des plaintes et des griefs dont il fut tenu compte par le Parlement. C'est lui aussi qui, sous le voile de l'anonyme, envoya à des journaux de Mons et de Bruxelles, du 4 au 12 juillet 1851, des articles concernant le projet de loi déposé par le gouvernement le 2 juillet (voir Annales parlementaires). Il avait réuni les adresses et les articles dans un volume qui parut à Mons à la fin de la même année.
Sous la signature « Un houilleur », il publia six mois après (15 juin 1852, chez Decq à Bruxelles) une lettre à M. Mathyssens, membre de la chambre de commerce d'Anvers. Il y discuta certaines critiques que les négociants anversois dirigeaient contre l'organisation des chambres de commerce de l'époque. M. Mathyssens préconisait l'application du système électoral au recrutement de ces chambres dont le gouvernement nommait les membres. Sainctelette ne croyait pas que l'esprit, sinon la lettre de la Constitution autorisât cette forme de recrutement.
La même année, avec le président Corbisier, Sainctelette signa cette fois de son nom, comme « secrétaire-rédacteur du comité des houillères du Couchant de Mons » : 1° des Observations sur les relations commerciales de la Belgique et de la France qui étaient très tendues à l'avènement de Napoléon III ; 2° des Observations sur le rapport présenté à la Chambre des représentants par la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la concession du chemin de fer de Mons à Maubeuge.
En 1853 (27 septembre) il signa encore comme secrétaire-rédacteur du comité centrai des houillères belges, dont le président était M. Warocqué, une autre brochure intitulée : Observations relatives à l'abaissement des droits sur les houilles anglaises, qui amena, de 1853 à 1854, entre un rédacteur anonyme du Journal de Liège et lui, une polémique que la Gazette de Mons reproduisit. Dans la première de ces brochures, imprimées à Mons chez Masquillier et Lavair, Sainctelette donna incidemment son appréciation sur la convention littéraire du 22 août 1852, qui fit grand tapage en Belgique et en France. « Il nous paraîtrait sage aussi, dit Sainctelette (p. 40), de ratifier la convention littéraire. Il faut le dire, le moment est venu de supprimer la contrefaçon. La Belgique s'est laissée devancer dans cette voie par des nations moins civilisées qu'elle. Il y aurait peu de dignité à tarder davantage ... »
Voici maintenant une publication qui n'est pas d'ordre économique, mais d'ordre politique pur : Considérations sur la nouvelle question électorale (Bruxelles, Decq, 1853).
Sainctelette, défenseur de la cause du libéralisme modéré, s'inquiétait des tendances que la droite affichait dès 1853. Il estimait que le fractionnement des collèges et le vote au chef-lieu de canton qu'elle voulait, accroîtraient et propageraient l'influence des passions mesquines, substituant à des assemblées qui se composaient en moyenne de 2,000 personnes des réunions qui ne compteraient guère plus de 300 électeurs. « Ce serait, disait-il, faire une plus large part à l'action des influences illégitimes; ce serait offrir une prime à la corruption ; ce serait s'exposer à voir le savoir-faire éliminer le talent, et l'intrigue triompher du caractère; ce serait encourager l'esprit de localité et raviver la jalousie mal éteinte des campagnes contre les villes... ». Il est à noter que Sainctelette demandait aux hommes de la droite, dont il ne professait pas les opinions, mais dont il honorait le caractère, d'ajourner la question électorale dans un intérêt supérieur aux intérêts de leur parti, pour ne point, par la révision, affaiblir dans les masses le respect de la loi.
Les industriels et les négociants qui composaient la chambre de commerce de Mons insistèrent auprès du gouvernement afin qu'à la mort de son père, survenue inopinément en 1854, la place de secrétaire, pour laquelle il était tout naturellement indiqué par ses aptitudes économiques et juridiques et par sa connaissance approfondie des ressources et des besoins du pays de Mons, fût confiée au jeune avocat. Les mêmes considérations avaient inspiré en 1852 les électeurs du canton de Pâturages qui l'envoyèrent siéger au conseil provincial du Hainaut. Il restera dans l'une et l'autre assemblée jusqu'au jour où les électeurs de l'arrondissement de Mons le désigneront, à l'âge de 42 ans, pour remplacer Lange à la Chambre des représentants (décembre 1869).
Très assidu aux séances publiques du conseil provincial, comme aux réunions des commissions - spécialement à celle du budget et des comptes - il fut à diverses reprises (1866, 1867, 1868, 1869) nommé rapporteur du budget. Il le fut également pour la question suivante : suppression du droit de barrière et des péages (1861, 1863, 1866 et 1867) ; réglementation des cours d'eau (1858, 1864, 1866) ; caisse de retraite des secrétaires communaux pour lesquels, après cinq ans de lutte (1859), il réussit à obtenir un subside de la province, comme en 1866 il fit voter l'inscription au budget d'un subside pour les employés. C'est à lui que l'on doit principalement le développement pris de 1861 à 1866 par l'enseignement industriel et professionnel du Hainaut : écoles de dessin, de modelage, etc.). D'autre part, lorsque dans les années 1861, 1863, 1864, le conseil provincial fut saisi de propositions et de vœux nombreux pour la prise en considération d'un projet tendant à établir de nouvelles lignes vicinales, Sainctelette, élargissant la question, poursuivit la réalisation du réseau général du Hainaut.
Le débat sur la monnaie d'or le mit fort en évidence en 1865. La proposition de faire émettre par le conseil le vœu que l'Etat belge donnât cours légal à la monnaie d'or française, fut combattue par lui le 14 juillet comme « grosse d'erreurs et de dangers ».
Le conseil avait renvoyé l'affaire à une commission spéciale dont Sainctelette fit partie et qui, par 6 voix contre 3, adopta la proposition. « Je la repousse «, disait Sainctelette, « parce qu'elle est irrationnelle ; je la repousse, parce qu'elle est contraire aux principes fondamentaux de notre organisation économique et monétaire ; je la repousse, parce qu'elle n'est autre chose que la réduction de la fortune publique. Commerçants, industriels, hommes d'affaires, nous tous qui faisons un grand trafic avec la France et qui y trouvons notre profit, sachons supporter le mince inconvénient qui en résulte et ne nous donnons pas le ridicule de demander à tous ceux des Belges qui n'ont aucune relation avec la France, de supporter les inconvénients d'affaires dont ils n'ont point les avantages «.
Cette question du cours légal de l'or français fut portée, en février 1860, à la Chambre des représentants, où Barthélémy Dumortier réussit à faire voter un projet de loi, « pas de principe, disait-il, mais de nécessité ». Nous ne croyons pas trop nous avancer en disant que Frère-Orban, qui n'avait pu réussir à faire rejeter par le Sénat (12 avril) ce projet qu'il ne voulut pas contresigner, s'était dès ce temps-là tout particulièrement intéressé à Sainctelette : celui-ci lui avait envoyé un exemplaire de ses discours du 14 et du 27 juillet 1859. L'argumentation serrée et courtoise, la science et l'habileté du jeune conseiller provincial frappèrent le ministre. Qui sait si ce n'est pas alors que l'attention du chef du cabinet libéral de 1878-1884 a été attirée sur celui dont il fit son collègue ? Il est bien certain que Sainctelette était déjà quelqu'un.
On l'avait distingué en haut lien. S. A. R. le duc de Brabant l'avait fait entrer, comme dit M. Jules Carlier (Revue de Belgique, 1905,p. 376), » dans le petit et vaillant état-major qu'il avait formé il y a cinquante ans pour soutenir et propager ses projets à l’expansion coloniale ». Le futur Leopold II, le grand colonial, lisait avec attention les rapports où le secrétaire de la chambre de commerce et des fabriques de Mons écrivait des pages remarquables sur l'importance de la colonisation pour la Belgique.
Chaque année, de 1854 à 1866, Sainctelette rédigea ces rapports avec une conscience et un talent qui lui valurent une réelle réputation d'économiste bien au delà de la région montoise. On n'était pas habitué à trouver dans les travaux de ce genre une pareille sûreté d'informations, une méthode aussi claire, un style aussi net.
Sainctelette reçut dès 1865 des éloges de Rogier et il s'efforça de plus en plus de les mériter, jusqu'au jour où la loi des incompatibilités parlementaires força le député à quitter le secrétariat.
Il mêlait à des aperçus féconds sur la portée des traités de commerce et à des conseils suggestifs en matière d'exploitation de houille, de sages réflexions sur les tarifs des chemins de fer et sur le batelage. A côté d'une juste appréciation du rôle de la magistrature consulaire, on trouve dans ces rapports des objurgations répétées sur l'indispensable nécessité de réviser le code de commerce, de développer les études géographiques et l'enseignement des langues modernes (il y reviendra au Parlement).
Dans les dernières années de son secrétariat, il lui arrive, et spécialement en 1866, 1867 et 1868, dé rappeler les vœux réalisés, ceux qui vont l'être, ceux pour lesquels il faut revenir à la charge, c'est-à-dire le bien qui a été fait et celui qui reste à faire : nil actum reputans si quid superesset agendum. Ainsi, dans son rapport de 1866, à la suite de quelques pages consacrées à l'influence pernicieuse du cabaret sur l'ouvrier, il émet le vœu que le gouvernement fasse étudier sérieusement la question de la répression pénale de l'ivresse (p. 106). De même, dans le rapport de l'année 1867, qui est daté du 22 décembre 1868, au chapitre intitulé : Situation générale en 1867, nous lisons une étude très fouillée relative à l'insuffisance de notre commerce avec les pays hors d'Europe. Il étudie les causes de cette insuffisance. Etant données notre répugnance pour les longs voyages et notre ignorance des langues étrangères, il souhaite instamment une réforme de l'enseignement à ce dernier point de vue et des encouragements à la jeunesse qui veut voyager.
En même temps qu'à la chambre de commerce, au conseil provincial et au palais de justice, où il s'était fait une réputation de premier ordre, l'activité de Sainctelette se déployait à l'hôtel de ville de Mons dans cette première partie de sa vie.
Elu conseiller communal le 30 octobre 1866, et réélu en 1869 et en 1872, il fit partie pendant douze ans du collège échevinal (arrêtés royaux du 28 octobre 1867, du 2 décembre 1869 et du 19 août 1872). Il y fit grande figure. Les traces de son passage aux affaires communales sont aussi marquantes que nombreuses en matière de travaux et d'instruction publique. Beaucoup de questions contentieuses lui donnèrent l'occasion de montrer toute la lucidité de son esprit et la profondeur de sa science juridique.
On lira, dans le Bulletin communal de la ville de Mons, des discours et des rapports remarquables de Sainctelette sur les objets suivants : création des cours d'adultes (20 septembre 1867), exploitations théâtrales (3 mars 1867), propriété du couvent des Ursulines (1er février 1868), révision de la loi de 1842 (même jour), inhumations et transports funèbres (6 septembre 1 869), réformation des abonnements à la distribution d'eau (1er août 1870), contrat avec la société du gaz (1871 et 1872), égouts souterrains (28 août 1874 et 13 mars 1875), la fondation Boulengé de la Hanuière (24 juillet 1875), l'installation de marchands de produits manufacturés au marché aux légumes (même date), l'administration de l'école dominicale (28 septembre 1875), réorganisation des écoles gardiennes d'après la méthode Frœbel (15 septembre 1877), création d'une école moyenne et professionnelle de filles (10 novembre 1877) ... Sainctelette quitta l'hôtel de ville pour entrer au ministère quelques mois après avoir créé cette excellente institution qui, seule, suffirait pour conserver son souvenir dans la capitale du Hainaut.
Nous avons dit tantôt que, dans ses rapports à la chambre de commerce, il avait consacré plusieurs chapitres à la nécessité, au point de vue du commerce et de l'industrie belges, de développer le goût des voyages et de perfectionner l'enseignement de la géographie. Il est certain que, quand il les écrivait, il songeait à la création de la société de géographie qu'il fonda presqu'à la même époque où il renonça forcément au secrétariat de la chambre de commerce de Mons. L'activité de Sainctelette en matière géographique a été grande, et cependant bien peu s'en doutent. Nous estimons qu'il est du devoir de son biographe d'en parler.
C'est Sainctelette qui, avec quelques amis des sciences comme l'ingénieur Cornet et l'éditeur Manceaux, jeta à Mons, le 30 octobre 1869, les bases de la première société de géographie qu'ait possédée notre pays. Au nombre des adhérents qu'il recruta en dehors de Mons, citons à Bruxelles Ch. Kuelens, conservateur à la bibliothèque royale, à Liège l'éminent Emile de Laveleye. Son intention était de faire des conférences dans les milieux industriels, afin d'y provoquer un mouvement qui aboutirait à un congrès des sciences géographiques, cosmographiques et commerciales. Et, de fait, la presse annonce, à la fin de 1869, que Sainctelette, » président « de la société belge de géographie «, fera à Liège, quelques semaines plus tard, une conférence à laquelle sont invités tous ceux qui ont à cœur le développement du commerce et de l'industrie. Or, précisément à la même époque, on agitait cette question ailleurs. Le 28 novembre, un grand nombre de personnes s'intéressant à l'étude des sciences géographiques se réunissaient à Anvers pour entendre une proposition de Ch. Ruelens tendant à organiser dans cette ville, l'année suivante, un congrès à l'occasion de l'érection des statues d'Ortelius et de Mercator. Les Annales du congrès d'Anvers du 14 au 21 août 1871, très utiles à consulter sur ce point, nous apprennent que, dans cette réunion du 28 novembre 1869, après que l'on eut élu le comité organisateur du congrès décidé en principe - les membres importants de l'administration communale d'Anvers en étaient - Ch. Ruelens exprima l'avis qu'il y avait lieu de pourvoir immédiatement à la fondation d'une société de géographie dont le siège serait à Anvers ... « Le projet de cette société, disait-il, existe. M. Sainctelette, de Mons, s'est depuis longtemps fait le promoteur de cette création et il a lancé depuis quelques jours un manifeste sur lequel j'attire votre attention. Il serait loyal (sic), me semble-t-il, de prier M. Sainctelette, qui compte de nombreux amis en votre ville, de continuer cette œuvre ... ». Chose étrange, la proposition de Ch. Ruelens ne trouva pas d'écho dans l'assemblée. Chose plus étrange encore, le nom de Sainctelette ne figure pas dans la commission qui prépare le congrès. Les passions politiques, très vives alors - c'était au temps du « Meeting » - expliqueraient-elles cette exclusion? Peut-être ... Quoi qu'il en soit, en janvier 1870, Sainctelette, « président de la société belge de géographie », donnait à Liège, devant un grand nombre de commerçants, d'industriels et de professeurs, une superbe conférence qui fut imprimée à Mons et que l'on trouve à la bibliothèque royale (n° 89542, brochures de l'année 1870).
Les terribles événements de 1870, qui firent ajourner à 1871 le congrès d'Anvers, avaient été en même temps fatals à la société de Sainctelette. Mr le comte Goblet d'Alviella, dans le discours qu'il a prononcé le 25 octobre 1900, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la société fondée en Belgique, au lendemain du congrès de géographie de Paris de 1875, nous a dit que la société de Sainctelette se heurta à l'apathie du public et disparut après avoir publié quelques traductions d'ouvrages. Cet échec causa à Sainctelette un chagrin dont les traces se lisent dans ces paroles qu'il prononça, le 27 août 1876, à la réunion où se constitua la société dont le général Liagre et le professeur Dufief acceptèrent la présidence et le secrétariat : « Ne vous faites pas illusion sur les difficultés de la tâche entreprise ; mettez la plus grande modestie dans le tracé de votre programme » (aurait-il eu, lui, des visées trop ambitieuses pour son enfant de 1869 ?) ; « formez une espèce d'académie de géographie s'appuyant sur le public aussi peu que possible ... « A la page 8 du compte rendu des actes de la société en 1877, où nous avons pris ces détails, on lit : « M. Sainctelette expose sommairement les faits qui ont empêché le succès de sa première tentative ... ». Pour en savoir davantage sur ce point, nous avons fait appel aux souvenirs des plus anciens géographes contemporains : ce fut en vain. Ce qui est, d'autre part, certain, c'est que Sainctelette, après avoir publié à Bruxelles la traduction de quelques livres anglais sur la matière, commença, vers 1878, des recherches considérables et amassa des matériaux de toute espèce en vue d'un livre qui ne parut que six ans après chez les mêmes éditeurs.
Afin de ne plus revenir sur ces travaux d'ordre scientifique auxquels d'ailleurs nous le verrons toujours dévoué pendant sa carrière parlementaire et ministérielle, donnons dès maintenant une analyse de ce livre qui n'a pas été apprécié comme il méritait de l'être. [Cette description n’est pas reprise dans la présente version numérisée].
Sainctelette n'était pas, on le voit, un des membres les moins compétents de la conférence internationale africaine que Leopold II réunira en son palais de Bruxelles, les 12, 13 et 14 septembre 1876, dans le but d'explorer scientifiquement les régions inconnues de l'Afrique, de faciliter l'ouverture de voies qui feront pénétrer la civilisation dans l'intérieur du continent africain et de rechercher des moyens pour la suppression de la traite des nègres (conf. BANNING, L'Afrique et la Conférence géographique de Bruxelles, p. 185 et 189).
Sainctelette représenta l'arrondissement de Mons à la Chambre des représentants depuis la fin de 1869 jusqu'au milieu de 1894. A presque toutes les élections, pendant près d'un quart de siècle, il obtint le plus grand nombre des suffrages des libéraux qui, s'ils différaient parfois d'opinion avec lui sur l'application de leurs principes communs, rendaient hommage à la loyauté de son caractère comme à son remarquable talent. Parmi les électeurs conservateurs, il en était d'ailleurs plus d'un qui, en considération des services incontestables qu'il rendait à l'industrie et au commerce du Borinage, lui accorda souvent son vote. Son obligeance était connue de tous. Les qualités qu'il avait fait apprécier à la chambre de commerce et au conseil provincial lui avaient acquis les sympathies les plus vives dans tout l'arrondissement. Tout particulièrement la ville de Mons, à laquelle, comme échevin de l'instruction publique, il donna des preuves d'un dévouement aussi actif qu'intelligent, ne cessa jamais de le placer en tête de la liste de ses députés.
Son initiative et sa netteté d'esprit trouvent déjà à se manifester dans la révision du code de commerce dont la Chambre s'occupait au moment où il y arriva. Sa réputation d'économiste était déjà faite auprès de ses collègues : il se révéla à eux comme juriste, un juriste à l'argumentation puissante et au langage serré (séances des 2, 12, 16, 17, 18, 19 et 26 février, 5, 6, 7 et 8 avril 1870).
Chargé par les autres membres de la commission des travaux publics de faire le rapport sur l'important projet de loi relatif à la convention conclue le 25 avril avec la société anonyme des chemins de fer des bassins houillers du Hainaut, il fit fort apprécier par tous les hommes spéciaux la clarté et la sagacité de ses vues (16 mai).
Presqu'au même moment (3 mai), il faisait, sur le régime des canaux, un discours vraiment sensationnel. Voici comment il est apprécié dans l'Indépendance par Ch. Tardieu : · Le thème était ingrat, s'il en fut, non pas seulement parce qu'il semble toujours difficile, sinon impossible, d'intéresser une assemblée à une question technique, en eût-elle même quelque tendance, mais surtout parce que, dès lors, le batelage et la canalisation étaient presque plus discrédités que la route et le roulage par les progrès triomphants du chemin de fer, le grand maître moderne des transports. Et pourtant ce discours captiva la Chambre entière et, d'emblée fit à l'orateur une situation de premier plan. Il faut dire que M. Sainctelette, non content de traiter la question en homme entendu, très au courant des faits et chiffres, l'exposa en artiste, avec une rare séduction de paroles, classifiant les statistiques et leur arrachant une éloquence d'autant plus insinuante que les dessous en étaient plus sobres, finement choisis et impérieusement groupés ... ».
Les questions d'enseignement attirèrent plus particulièrement l'attention de Sainctelette dans les sessions suivantes. Souvent il demanda l'augmentation du nombre des écoles normales et des écoles moyennes de filles (1870 à 1872). Il réclama la création immédiate de chaires de géographie dans les universités (10 mars 1871). Il proposa que la moitié des bourses de voyage ne fut attribuée qu'aux jeunes gens qui justifieraient connaître une autre langue moderne que le français, le hollandais ou le flamand, et que les bourses d'étude fussent accessibles aux jeunes gens fréquentant les écoles des mines et l'école militaire (20 décembre 1871).
Si, pour les athénées et les collèges, il estimait que l'instruction générale doit être plus littéraire que scientifique, il n'admettait pas la préférence très grande accordée à l'étude du latin et préconisait, en tout cas, une révolution dans les méthodes : plus de compositions latines, plus de thèmes, plus de vers, uniquement des versions et l'usage le moins grand possible de ces grammaires : « plus volumineuses et souvent plus indigestes que celles qu'il avait été condamné à étudier jadis. Il faut que l'on enseigne mieux, disait-il, l'anglais et l'allemand dans l'enseignement secondaire ; que l'on recrute les professeurs des langues vivantes dans de meilleures conditions et qu'on leur accorde un traitement convenable ; que l'on crée d'urgence des cours supérieurs de géographie et des chaires spéciales de littérature anglaise et allemande dans les universités de l'Etat « (voir, dans la Revue de l'instruction publique, de 1873, les articles de MM. Wagener et Gantrelle appréciant ses discours des 5 et 11 février 1873). En ce qui concernait l'enseignement primaire, Sainctelette se plaignait vivement du peu de sympathie que l'enseignement communal rencontrait chez le gouvernement clérical. Il était devenu plus agressif depuis que, dans l'exercice de ses fonctions d'échevin, il s'était heurté à des difficultés et à une mauvaise volonté évidente dans le cabinet.
Il semblerait que la discussion des grandes questions de politique générale ait eu surtout alors, pour lui, un attrait qu'elle n'avait pas encore eu : à preuve son discours du 14 février 1873 et celui qu'il prononça à la veille du renouvellement des Chambres, le 6 mai 1874 ; il y attaquait vivement le ministère sur le terrain des intérêts moraux. Il ne délaissait pas, du reste, l'étude des problèmes juridiques et commerciaux, financiers et industriels soumis à l'examen du Parlement (arbitrages, transports, concessions de chemins de fer, péages, travaux maritimes, taxes de lettres, codes de commerce et de procédure civile).
Lorsque, dans la session de 1875-1876, vint en discussion le projet de loi relatif à la collation des grades académiques, il y prit une large part. Dans ses discours des 8 et 9 mars, 5 et 6 avril 1876, il développa maintes thèses ingénieuses et proposa plus d'une réforme utile. Nous avons souvenance, entre autres, d'un discours fort goûté dans les universités et où étaient émises les considérations les plus justes sur l'autonomie et l'indépendance des professeurs, sur la nécessité de veiller plus soigneusement qu'on ne le faisait à l'entretien des collections scientifiques, sur le droit qui aurait dit être laissé aux professeurs de nommer leur recteur, etc., etc.
A mesure que Sainctelette avance dans la vie parlementaire (sessions de 1877 et de 1878), il devient plus sévère et plus âpre contre le ministère, sans jamais du reste manquer de courtoisie dans l'attaque ni de dignité dans la forme.
Les réflexions historiques, philosophiques et morales qu'il émit dans la discussion du budget de l'instruction publique en mai 1877 provoquèrent, de la part d'un clerc (peut-être l'archevêque de Malines) qui signait · « le Belge », une série de lettres qui furent réunies en brochure avec les réponses de Sainctelette sous le titre de Entre clerc et laïque (Mons, Manceaux, et Office de Publicité de Bruxelles, novembre 1877).
La première lettre du Clerc? au laïque Sainctelette avait paru le 5 mai dans le Journal de Bruxelles et le Courrier de Bruxelles. L'échange des lettres dura jusqu'au 16 août. Sans entrer dans le fond du débat, nous dirons avec Van Bemmel (Revue de Belgique) que Sainctelette fit preuve de connaissances historiques, d'une netteté d'esprit et d'une vigueur de logique remarquable. C'était un homme instruit, qui parlait en profonde connaissance de cause et qui s'était tenu au courant de la science, au courant des découvertes, à la hauteur de l'esprit général. Le style était, comme eût dit Montaigne, « d'un homme de bon lieu élevé aux grandes affaires ».
Le bruit produit par cette publication, qui avait attiré de plus en plus l'attention des parlementaires libéraux sur Sainctelette, n'était pas encore effacé lorsque le 15 mai 1878, la veille des élections législatives, il prononça sur la politique générale ce qu'on pourrait appeler un discours ministériel.
Il venait de paraître une publication dont l'auteur anonyme disait qu'il fallait protester contre l'enseignement de l'Etat et travailler à sa ruine en supprimant les subsides qui le faisaient vivre. B. Dumortier, seul des députés de la droite, désavouait la thèse de ce livre dont l'auteur, disait-il, n'était pas suffisamment sain d'esprit ; mais tous les journaux cléricaux le saluaient avec le plus grand respect. Sainctelette fit de cette thèse l'argument principal de son discours où il ne ménageait pas le cabinet, qu'il en rendait presque responsable. Voici la péroraison de ce discours très vif (15 mai 1878, p. 880 à 883 des Annales) : « ... Tacite, quelque part, parle du gouvernement des empereurs, de ses mérites, de la sécurité qu'il donne aux habitants du monde romain, des facilités d'administration, du progrès de la richesse publique. Puis il s'écrie : Malo periculosam libertatem potius quam placidum servilium : J'aime mieux la liberté, ses luttes, ses orages, ses périls, que ces trompeurs loisirs du gouvernement despotique. Le pays dans quelques jours devra choisir entre les deux politiques. J'aime à croire qu'il dira, lui aussi : Malo periculosam libertatem »
Le pays le dit, en effet, dans la journée du 8 juin 1878 qui rendit le gouvernement aux libéraux.
Dans le cabinet que forma Frère-Orban, Sainctelette eut le ministère que lui désignait l'opinion publique depuis son entrée au Parlement : celui des travaux publics. On peut dire qu'il est peu d'hommes politiques arrivés à ce ministère mieux préparés que lui. Il avait fait des travaux publics l'objet des études de toute sa vie. Au barreau de Mons, il avait acquis l'expérience pratique des grands intérêts des industries métallurgiques et charbonnières. Le théoricien avait fait valoir son mérite dans les rapports qu'il signait en qualité de rapporteur de la chambre de commerce, et depuis qu'il était à la Chambre des représentants, il avait fait preuve, dans des discours justement remarqués, d'une compétence commerciale industrielle technique que ses détracteurs les plus obstinés eux-mêmes ne pouvaient sérieusement contester.
Il allait faire de la bonne besogne dans ce ministère, mais en même temps il devait y compromettre gravement sa santé. Au début de sa carrière ministérielle, le 4 décembre 1878, dans la discussion de l'adresse en réponse au discours du trône, il établit que le budget se soldait pour l'exercice ordinaire de 1877 en déficit et qu'il en serait de même pour 1878 ; que le budget extraordinaire ne laissait un boni que de 700,000 francs et que l'Etat se trouvait en présence d'engagements s'élevant à 270,000,000 de francs.
« C'est vous, dit-il à ses prédécesseurs, qui avez créé cette situation ... Elle résulte de ce que, simultanément, vous avez entrepris quatre catégories d'opérations considérables ; des annexions de réseaux, des constructions de lignes nouvelles, l'extension et l'outillage du réseau ancien, enfin des réformes de tarif qui, si elles n'ont pas diminué la recette, ont du moins grandement augmenté la dépense... ». Il disait à la fin de ce discours : · Il faut faire de l'argent. Vous avez créé de gaieté de cœur, le cœur léger, la situation que vous nous avez laissée. Dans un pays voisin, un parti ayant conquis le pouvoir, y a fait grand train, a dépensé beaucoup d'argent, a attiré de grandes catastrophes, a épuisé les ressources de l'Etat, puis, expulsé du pouvoir, il a dit : C'est égal, nous avons tenu le pouvoir; nous nous y sommes bien amusés ; ceux qui viendront après nous payeront nos dettes ... En présence de cette situation, vous vous tressez des couronnes, vous vous adressez des éloges dithyrambiques sur les mérites de votre gestion ! Et nous n'aurions pas le droit d'examiner si vos travaux sont bons ou mauvais, s'ils ont été conçus avec précipitation ou avec activité ? » (Annales parlementaires, 4 décembre 1878, p. 132-134.)
Son esprit d'initiative et de sagace investigation dans toutes les branches de son vaste ministère, sa grande expérience des affaires et ses talents économiques furent bien secondés par les fonctionnaires de premier ordre dont il avait eu l'habileté de s'entourer, et son administration devait être l'une des plus fécondes que nos Annales aient eu à enregistrer. Nous la voyons déjà en novembre 1878 inaugurer les réformes dont nos industriels et nos négociants eurent fort à se louer (lettre écrite, le 30 décembre 1879, à un directeur.)
Ceux qui ont travaillé sous les ordres de Sainctelette ont conservé un inoubliable souvenir de sa vaillance infatigable... Le mot n'est pas trop fort : il ne prenait pour ainsi dire pas de repos. Poussant jusqu'à l'extrême le sentiment de sa responsabilité, il s'occupait même de détails au-dessus desquels il eût mieux fait de se placer. Il demandait beaucoup à ses subordonnés et, comme il donnait l'exemple, ses subordonnés suivaient. Il avait pour tous les travailleurs sérieux d'affectueux encouragements. Sous des dehors sévères, sombres, presque ascétiques - sa santé qui laissait déjà à désirer en 1879 le prédisposant à la mélancolie - il avait un cœur d'or et il était profondément reconnaissant des services rendus à lui-même ou à sa famille. A preuve la gratitude qu'il témoigna toujours à M. Carlier, avocat et député, qui l'avait fort obligé en 1854 à la mort de son père. A preuve encore ces mots qu'il écrivait à un haut fonctionnaire qui l'avait aidé puissamment à empêcher un de ces encombrements dont, malgré tous ses efforts, l'industrie et le commerce souffraient quelquefois : « Je vous remercie de l'intelligence et du dévouement que vous apportez dans vos difficiles fonctions et des mesures que vous avez prises pour faire disparaître ces encombrements malheureux et faire fournir les moyens de traction là où ils manquent. Je sais tout ce qu'ont de pénible les injustes et souvent sottes assertions du public dans de pareilles circonstances, et je vous sais gré de ne vous laisser aller à aucun mouvement d'impatience et de découragement ... «
Vaincu par la fatigue et la maladie, il se résigna, après trois ans et demi de ministère, à prendre un congé qu'il espérait d'ailleurs être de courte durée. Son collègue de l'intérieur, G. Rolin-Jaequemvns, qui fit l'interim pendant six mois, a pu dire avec l'assentiment du Parlement tout entier (Annales parlementaires de 1882, p. 1149) : « Je remplace momentanément un collègue au zèle infatigable et à la haute intelligence duquel je crois qu'il est superflu de rendre honneur, un collègue qui a imprimé à tous les services de son département une activité exceptionnelle. » On pourra s'en convaincre en lisant entre autres les discours qu'il prononça les 13 et 21 avril 1880, les 11, 12 et 20 mai 1881 dans la discussion de son budget. Une réforme était à peine introduite qu'il songeait à en appliquer une autre. « Repos ailleurs », telle semblait être sa devise suivant l'expression d'un correspondant bruxellois du Journal de Liège, qui ajoutait : « Il s'est littéralement usé à la peine ; il a voulu faire plus que les forces humaines le permettent... » De l'aveu de tous ses collaborateurs, la somme de travail qu'il a fournie de juillet 1878 à janvier 1882 a été énorme.
C'est qu'aussi les affaires avaient pris à cette époque un tel développement et les attributions du département des travaux publics étaient tellement nombreuses, que le cabinet reconnut, trop tard malheureusement, la nécessité de décharger le chef de ce département) d'une besogne vraiment trop considérable pour un seul homme. Le surlendemain du jour (5 août 1882) où, la guérison espérée n'étant pas survenue et le repos le plus absolu lui ayant été prescrit, Sainctelette abandonna définitivement ses fonctions qui passèrent à Xavier Olin, parut cet arrêté royal : « Considérant que la rapide et incessante extension du réseau des chemins de fer exploités par l'Etat ainsi que des voies concédées, et le développement croissant du service des postes et des télégraphes rendent indispensable de distraire du département des travaux publics une partie de ses attributions actuelles, le service des ponts et chaussées et des mines est distrait de ce département et rattaché au ministère de l'intérieur ».
Divers journaux avaient parlé d'un dissentiment entre Sainctelette et ses collègues. On en précisait même l'objet : la construction de l'Observatoire ... Il avait fallu que le Moniteur (29 janvier 1882, partie non officielle) donnât le véritable motif du voyage entrepris par le ministre au commencement du mois en vue de se guérir d'une « indisposition. » Le Roi, qui dès 1863 (lettre datée du Caire le 23 janvier) lui donnait de précieux témoignages d'estime, apprit « avec un très vif chagrin « (lettre datée de Laeken, le 2 août 1882), que l'excellent ministre qui avait toutes ses sympathies et toute son affection était obligé de se décharger du lourd fardeau des affaires. Il lui exprima le » vœu ardent » que, ses forces étant revenues, « son patriotisme et son talent trouveraient encore à servir le pays qui y comptait, comme il y comptait lui-même. »
Sainctelette, qui ne pouvait se résoudre à l'inaction, interrompit plus d'une fois la cure qu'il fit en Suisse et en Italie pendant les années 1882 et 1883, pour venir quelques jours siéger à la Chambre où, nous constatons par exemple sa présence le 13 mars 1883 (question du chemin de fer de l'Ourthe) et au commencement de la session de 1883-1884 (conf. Histoire parlementaire d’Hyman, p. 260-268). Il y était le 5 décembre, lors de la discussion de l'importante question des transports, au sujet de laquelle il émettait sur la responsabilité et la garantie une théorie nouvelle dont nous allons nous occuper plus loin. Pendant qu'il parlait, une forte odeur de fumée se répandait dans la salle. Quelques minutes après, le président levait la séance en disant : « Le feu est dans les combles du Palais. »
Lorsque, après deux ans d'un repos relatif, sa santé parut rétablie, Sainctelette rentra au barreau. Ses travaux économiques, géographiques et juridiques marchèrent parallèlement. Notons en 18S4 : 1° les Ephémérides géographiques, 2° un article de la Revue critique de législation et de jurisprudence intitulé : Importance de l'appréciation du fait, où il reproduit une partie de l'argumentation de son discours du 5 décembre 1883 et qui est comme le prélude du bel ouvrage: Responsabilité et garantie {accidents de transport et du travail), publié en 1884 aussi chez Bruylant-Christophe, à Bruxelles (in-8°, 258 p.)
Cet ouvrage, qui causa une véritable révolution dans le monde du droit et qu'il intitulait modestement Essai, suffirait à rendre son nom célèbre. Il portait pour épigraphe ces mots : « A toute science il faut une langue bien faite. » Son objet était ainsi défini dans l'introduction : « Par suite de la confusion du langage qui conduit à la confusion des idées, en employant incorrectement le terme de responsabilité pour qualifier des cas de garantie, on a appliqué inexactement les règles de la responsabilité à des espèces de garantie; on a de la sorte commis dans l'enseignement, dans le jugement des procès, dans la confection des lois nouvelles, de très fâcheuses erreurs. Ce sont ces erreurs que j'entreprends de combattre · . Sainctelette emploie dans la suite de l'ouvrage les mots « responsabilité » et « garantie » dans les acceptions spéciales et techniques, appelant responsabilité le respect de la loi et garantie le lien de droit qui assure le respect des contrats.
C'est à ce propos qu'il exprime (p. 81) une pensée toujours bonne à méditer : · « L'erreur est un mal inévitable; l'hésitation se comprend ; l'entêtement seul est à blâmer. » Thonissen, dans la note bibliographique dont il accompagnait la remise à l'Académie de Belgique de L'exemplaire de l'ouvrage que Sainctelette l'avait charge d'offrir à la compagnie, faisait remarquer qu’au milieu de l'activité fiévreuse et de l'immense production de l'industrie moderne, les transports avaient acquis un développement dont les jurisconsultes et les législateurs du commencement du siècle n'avaient pas même entrevu les vastes proportions. Les luttes ardentes de la concurrence, l'emploi de machines puissantes, l'agglomération sans cesse croissante des ouvriers, le nombre et la hardiesse des entreprises exposant les travailleurs à de fréquents périls auxquels échappaient leurs devanciers, des livres comme celui de Sainctelette rendraient « un immense service à la chose publique. » La détermination exacte et raisonnée des conséquences qu'entraînent le contrat de transport et le contrat de louage était devenue l'une des parties essentielles du droit contemporain. On ne pouvait assez remercier l'auteur, estimait Thonissen, de s'être imposé la lourde tâche de redresser les nombreuses erreurs de droit et de fait qui étaient résultées de la confusion de la garantie avec la responsabilité. Il le félicitait du soin avec lequel il passait en revue la législation, la jurisprudence et la doctrine, définissant tous les principes, discutant tous les faits, dissipant toutes les confusions. (J'ai eu récemment l'occasion de parler de cette belle œuvre avec un maître du barreau, M. Paul Janson, qui partageait absolument l'opinion de Thonissen et qui admirait tout particulièrement le style de Sainctelette, style lucide, correct, sans sécheresse et sans ornement superflu, rehaussant la valeur du livre et contribuant à lui assigner une place élevée dans la littérature juridique.)
Sainctelette devait revenir plus d'une fois dans la presse, comme au barreau et à la Chambre, sur sa thèse de l’ « interversion de la preuve » qui a fait de plus en plus son chemin devant les tribunaux et les cours.
Il publia aussi, à peu près à la même époque, un travail qui n'attira pas moins que le précédent l'attention des juristes : Des personnes morales (extrait de la Revue critique de législation, Paris, 1885, Pichon, 24, rue Soufflot).
Parut également en 1885 chez Bruylant-Christophe Un fragment d'une étude sur l'Assistance maritime, dont Sainctelette se proposait d'entretenir le congrès de droit commercial d'Anvers qui s'ouvrirait en 1886. Dans sa vive sympathie pour les malheureux et dans son grand respect du droit, il était fort préoccupé de l'insuffisance de l'assistance publique, surtout sur mer. Comme la constitution d'une marine internationale de secours était financièrement impraticable, il lui paraissait qu'il n'y avait rien d'autre, ni de mieux à faire que d'introduire l'obligation de secours dans le droit privé maritime international, sauf à ne l'admettre qu'à titre d'exception étroitement définie. Il invoquait particulièrement l'exemple de l'Angleterre : nous savons qu'il en connaissait à fond la législation, comme du reste celles de l'Allemagne et de la Hollande.
Il s'était remis avec trop d'ardeur au travail. Ses nombreuses publications et le soin de son cabinet d'avocat qu'il lui avait fallu reconstituer - à part son traitement de censeur à la Banque nationale, il n'avait guère d'autres ressources que le barreau - provoquèrent une reprise du mal qui n'était pas encore complètement guéri, et un nouveau séjour de quelques mois à l'étranger lui fut prescrit. Voilà la cause de son absence de la Chambre pendant la session de 1885. Les électeurs montois ne lui renouvelèrent pas moins son mandat avec empressement en juin 1886 (sur 3,694 suffrages il eh obtint 2,089).
La guérison radicale s'étant enfin produite dans les premiers mois de 1886, il déploiera une activité nouvelle, non seulement au Parlement où il siégera encore huit ans, mais dans la presse juridique et économique. En 1886, il réunit en brochure, sous le titre : Le louage de services à l’Académie des sciences morales et politiques, les articles publiés dans le journal La Loi, à l'occasion du rapport que Léon Say avait lu à cette Académie sur la traduction par Léon Cober de l'ouvrage de Lujd Brentano consacré à la question ouvrière. Cette brochure, où il montre de très grands sentiments d'humanité et une intelligence réelle des intérêts des ouvriers à propos des écoles ménagères (p. 3 et 4), du payement des salaires (p. 4 et 5) et surtout des accidents du travail, sa préoccupation incessante (p. 5 à 11, 21 à 22, 38 à 83), avait paru au mois de mai sans nom d'auteur. Mais nous lisons au dos d'une publication plus importante : Projet d'une proposition de loi sur les accidents du travail, imprimée à Bruxelles, chez Bruylant-Christophe, six mois plus tard, novembre 1886 - que c'est bien lui qui a écrit les pages où il prend quelque peu rudement à partie, après l'avocat général français Glasson, la cour de cassation de Belgique. Celle-ci d'ailleurs ne lui en garda pas rancune, car elle l'appela le 9 janvier 1889 parmi les avocats à la cour. Nous ne citerons de cette proposition de loi sur les accidents de travail que l'article premier qui en précise bien la portée : « Quiconque loue les services d'un domestique ou d'un ouvrier s'oblige à le tenir indemne des suites de tout accident de travail qu'il ne justifie pas provenir d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée. » Dans les considérations qui étaient comme l'exposé des motifs de ce projet dont ceux qui s'en sont inspirés plus tard n'ont pas suffisamment fait ressortir la haute valeur, Sainctelette s'appuyait sur la législation en vigueur en Prusse, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche. La raréfaction des accidents n'avait pas moins de prix pour les patrons que pour les ouvriers. En étudiant les accidents, les patrons deviendraient plus attentifs à tous les détails de la fabrication et seraient tenus en éveil par la crainte du danger... Du point de vue de l'avancement des industries, rien ne saurait être plus efficace que de charger les patrons des suites d'accidents sans cause connue. Nous conseillons fort à cet égard la lecture du mémoire pour Mme veuve De Sitter (pourvoi en cassation, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1888) où Sainctelette, avec une rare vigueur de logique et dans une langue toujours nette, parfois un peu sarcastique, combat un arrêt rendu par la cour d'appel de Bruxelles le 1er juin 1878. » Si cet arrêt, dit-il page 4, formait précédent, il rendrait la législation odieuse à la population ouvrière. »
Simultanément à ce mémoire a été fait un travail encore à l'appui de sa thèse favorite : La jurisprudence qui s'éloigne et la jurisprudence qui s'approche (Bruxelles, Bruylant, avril 1888). Avec une verve qui n'a d'égale que la science juridique, il s'en prend tout d'abord (p. 4-8) à un contradicteur dont la Revue de législation de 1886 avait inséré une dissertation des plus paradoxales. Le pseudonyme - Lefebvre - de ce contradicteur cachait, affirmait-il, un magistrat en fonctions, de haut rang, de grands pouvoirs, comme qui eût dit un inquisiteur chargé de veiller sur l'orthodoxie de la foi et de fulminer l'anathème contre les hérésiarques... « Si, par entêtement d'idées préconçues ou par antipathie de toute nouveauté, une personne de ce rang, un homme de cette valeur pouvait se laisser entraîner à soutenir ces paradoxes, à quels coquecigrues (sic) ne fallait-il pas, disait-il (p. 6) s'attendre de la part des autres ? »
De la verve encore, et plus acérée peut-être, contre un M. de Courcy à qui manquait toute compétence pour intervenir utilement dans ce débat, et qui, chose plus grave, ne s'était pas même donné la peine de prendre connaissance du livre Responsabilité et garantie, ce dont Sainctelette, on le sent, est quelque peu exaspéré. Ecoutez plutôt : « En ce moment nous ne voulons qu'adresser une prière aux hommes de bonne volonté : celle de vouloir bien nous lire avant que d'entreprendre de nous réfuter. C'est, nous ne nous le dissimulons pas, une grande exigence, étant donnés le temps et le pays. En toute autre matière nous nous garderions de la produire. Mais ici, où il s'agit chaque année du sort de milliers de familles, est-ce trop de demander pour livre de droit, qu'on a tâché de rendre le moins ennuyeux qu'il est possible, la moitié des heures qu'il faut dépenser pour dévorer un roman de cape et d'épée, ou de caserne et de cour d'assises... ? » Il soutenait que si la théorie nouvelle ne prévalait point partout, c'était parce qu'on ne la discutait pas ; parce que, au lieu de vérifier l'exactitude des données et la justesse de la méthode, on ne considérait que les résultats. Ces résultats, de parti pris, on n'en voulait point par humeur, par préjugés d'école, par préventions de classe... Pour repousser ces résultats, il faut des prétextes. Il n'est pas aisé d'en trouver. Dès lors on en prend de pitoyables... C'est bien ainsi qu'avait fait M. de Courcy (cf. p. 25). Sainctelette consentait toutefois à lui pardonner, parce que ce n'était qu'un amateur et que les méprises d'un amateur ne comptaient pas. » On sait quelles surprises réservent à leurs auditeurs les talents de société... ·. Mais que des cours de justice appelées à prononcer sur une demande d'application de l'article 1147 du code civil l'eussent présenté comme visant une garantie absolue, une garantie complète, c'était plus grave. Pourtant, ajoutait-il, en terminant cette brochure, cela ne me découragera pas. M. Démangeât, l'éminent professeur, venait de lui écrire qu'il croyait toujours que les tribunaux français arriveraient à consacrer, au moins en partie, la théorie nouvelle, la raison devant finir par triompher. Il est certain que l'imprévu et la nouveauté de la théorie étaient pour beaucoup dans l'opposition qu'elle rencontrait.
Sainctelette y revenait, au Parlement, à chaque sinistre émouvant. Rappelant, le 17 mai 1889 (Annales parlementaires, 1888-1889, p. 1169), qu'il s'était donné l'honneur de faire devant la commission du travail la proposition et, il l'espérait du moins, la démonstration qu'il est juste de mettre la tâche de la preuve à la charge du patron et non plus à la charge de l'ouvrier, il ajoutait : « Quand je m'occupe des accidents du travail, ce n'est ni dans l'intérêt de la gauche ni dans celui de la droite, c'est dans l'intérêt de la Chambre tout entière et du renom du gouvernement parlementaire. J'ai soutenu cette même thèse dans d'autres enceintes ; le pouvoir judiciaire m'a renvoyé au pouvoir législatif et je la défendrai ici avec la même constance... » Il demande, un autre jour, que l'on rende obligatoire la déclaration de tout accident de travail. C'était le seul moyen d'avoir une statistique tout à fait exacte ; la nature des accidents, leurs causes, leurs circonstances, leurs suites devaient être enregistrées avec le plus grand soin dans le but d'arriver à cette exactitude. Maintes fois il insista dans ce sens. Il a rendu ainsi un immense service à la classe ouvrière dont les intérêts trouvèrent toujours en lui un défenseur convaincu. A ses instances répétées est certainement due la présentation, par le gouvernement, du projet de loi sur le louage de services auquel il consacra une publication de 1893, qui se termine ainsi : « La réforme proposée consiste presque exclusivement dans le retour aux vraies règles de la preuve en matière contractuelle. Elle oblige les patrons à faire la preuve que l'accident provient d'une cause qui leur est étrangère. Quel que soit le résultat financier de ce changement, la justice l'impose. Mais nous pensons que si les patrons acceptent franchement la situation actuelle et cherchent résolument à réduire le nombre des accidents sans cause qui peuvent leur être imputés, au bout de très peu de temps ces accidents diminueront de nombre et de gravité ... Une réforme de ce genre, bien conçue, loyalement appliquée, peut devenir, au point de vue moral, une cause féconde de progrès divers ... »
Si, dans son respect pour la liberté absolue du travail, Sainctelette s'est refusé, comme d'autres économistes, à imposer le repos du dimanche et à réglementer le travail des femmes dans l'industrie (1887, 1889 et 1891), il a, | dans toutes les autres circonstances, témoigné d'une grande affection pour la classe ouvrière. Dans la discussion du projet de loi de juillet 1887 relatif à la répression de l'ivresse, du projet sur les habitations ouvrières et les comités de patronage (4 et 10 juillet 1889), de même que sur les caisses de secours et de prévoyance, sur le payement des salaires aux ouvriers, sur l'incessibilité et l'insaisissabilité des salaires, il a donné les conseils les plus sages, les plus utiles à la démocratie. N'était-ce pas aussi la cause démocratique qu'il défendait lorsqu'il se prononçait nettement pour le service personnel en 1889 ? Sans doute il était convaincu que si la Belgique n'existait pas, l'Europe serait, dans l'intérêt de la sécurité générale, contrainte d'en inventer une. Mais il y avait, pour la Belgique, d'autres périls et d'autres menaces que l'annexion définitive à laquelle il ne croyait pas : l'occupation temporaire, ses hontes, ses charges, ses difficultés de toutes sortes étaient à redouter. Six semaines de domination brutale coûteraient généralement plus que tous les budgets de la guerre possibles ... Ce n'étaient pas uniquement les nécessités de la défense nationale qui militaient en faveur du service personnel obligatoire; des raisons d'ordre politique général l'imposaient : » Les classes moyennes, les classes dirigeantes doivent faire de grands sacrifices, donner les meilleurs exemples, payer de leur personne, dussions-nous ne plus revenir ici ... « (ß juin 1889).
Dans les dernières années de sa carrière parlementaire, nous signalerons encore des discours sur l'enseignement, surtout celui du 22 novembre 1889 - collation des grades universitaires et création d'une école des hautes études. - Il refusa son vote à la loi de 1890 parce que, si elle contenait beaucoup de bonnes dispositions qu'il approuvait (Annales parlementaires, 1890, p. 1051), elle ne réglait pas le principe de la liberté des professions dont il était plus que jamais partisan. Signalons également son intervention dans des questions financières, industrielles, judiciaires : modification à la loi hypothécaire (9 mai 1880), taux de l'intérêt légal (4 décembre 1891), contrats de transports (19 novembre et 9 décembre 1890), diminution des frais de justice (6 février 1889), réorganisation des justices de paix (juillet 1889), plaidoiries devant les tribunaux de première instance (12 décembre 1890), réduction du nombre des conseillers des cours d'appel (1er juillet 1899), tribunaux de commerce (2 décembre 1891).
Il prit une part active aux débats de 1892 et de 1893 sur la révision de la Constitution. Rappelons à ce propos, en quelques mots, son passé politique. Lorsqu'en 1869 il entra au Parlement, ce fut incontestablement sous les auspices du libéralisme modéré dont Henri de Brouckere et Hubert Dolez étaient les représentants les plus autorisés dans l'arrondissement de Mons. Mais jamais nul ne songea à lui appliquer les qualificatifs que certain rédacteur brutalement impertinent de l'Observateur employait à l'endroit d'un « doctrinaire ossifié, pétrifié, momifié. » Sainctelette marchait avec son époque. Il s'était rallié au programme du Convent libéral de Bruxelles de 1870. Dans une circulaire aux électeurs de l'arrondissement de Mons, il avait déclaré vouloir la séparation de l'Eglise et de l'Etat et, comme mesure d'application immédiate de ce principe, la révision de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire et la réforme des lois concordataires ; la réduction des charges militaires aussitôt que les circonstances extérieures le permettraient ; une large extension du droit de suffrage par l'adjonction ou la substitution de la capacité au cens et, comme mesure d'application immédiate, la réforme des lois électorales quant à la province et à la commune. Il n'hésitait pas, enfin, à préconiser l'instruction obligatoire. Il était hostile au suffrage universel dès cette époque. Il n'en voudra pas davantage en 1892, quoiqu'un grand nombre de ses électeurs en soient partisans. Il ne croyait pas qu'aucun régime nouveau pût jamais faire faire à la nation un progrès comparable, même relativement, à celui qui avait été réalisé depuis 1830 ... » Je ne saurais, disait-il le 6 mai 1892, songer à réviser le pacte fondamental dans son essence, dans son esprit, dans ses principes, ni du point de vue politique, ni du point de vue économique, ni du point de vue social. L'organisation sociale se transforme d'elle-même, selon des lois qui nous échappent. Notre régime économique doit être, le plus qu'il est possible, abandonné à lui-même. Notre régime politique n'a besoin d'être modifié que dans quelques-unes de ses dispositions « S'il était partisan de la révision de la Constitution, partisan de l'appel d'un plus grand nombre d'hommes aux droits politiques du citoyen, c'était à raison de l'indifférence du public. En dehors des temps d'élection, la plus grande partie du public ne se préoccupait pas de la politique. Or, il était de l'intérêt de la patrie de rendre de plus en plus intéressants, pour la grande masse des Belges, le sort et la vie de la nation ... Le pouvoir d'élire n'était pas un droit naturel, un droit civil, c'était une fonction sociale créée par la société dans l'intérêt non pas d'une classe ou d'un groupe, mais dans l'intérêt de tous ... Il finissait ainsi ce discours qui eut un retentissement profond : · « Je suis partisan d'une grande extension du suffrage éclairé et indépendant, mais je suis aussi un adversaire résolu du suffrage universel faisant une brusque invasion dans nos institutions ... »
Lors des élections de juin 1892 pour la Constituante, ce fut Sainctelette qui réunit encore, dans l'arrondissement de Mons, le plus grand nombre de voix (2,265 sur 3,973). Le 22 juillet, à l'unanimité, la Chambre le nomma membre de la commission spéciale chargée d'étudier les divers projets de révision. Le 23 mars, le 4 avril et le 25 juillet 1893, il discuta ces projets devant la Chambre avec autant de sagacité que de sang-froid. Il fit preuve des mêmes qualités dans l'examen de la loi électorale (30 novembre et 21 décembre 1893 ; 16 et 30 janvier et 18 février 1894). Ses ultima verba au Parlement sont du 11 juin 1894. Il était alors le doyen des députés libéraux qui allaient être évidemment décimés par le suffrage universel, et surtout par le vote plural dont la représentation proportionnelle ne corrigerait que six ans plus tard, et encore imparfaitement, les effets désastreux. En leur nom il déclara que la grande majorité de la gauche estimait que, les pouvoirs de la moitié de la Chambre expirant le 12 juin, celle-ci ne pouvait siéger au delà de cette date que pour voter la loi électorale et les budgets de dépenses absolument indispensables. La Chambre le décida ainsi le lendemain.
Les loisirs que le corps électoral fait désormais à Sainctelette ne seront pas perdus pour le droit, l'économie politique et la sociologie.
De 1888 à 1891 il avait trouvé, entre deux séances de la Chambre ou deux audiences, le temps d'écrire, par exemple, pour la Revue de droit international (XX, 4, 1888), une étude sur les contrats d'utilité publique que l'on consulte toujours avec intérêt ; ou de soutenir, dans une brochure imprimée chez Bruylant-Christophe (en 1891) que les tribunaux de Nivelles (commerce, 7 novembre 1889), Bruges (première chambre, 30 avril 1890), Bruxelles (première chambre, 25 octobre 1890), avaient décidé à tort que la société des chemins de fer vicinaux - dont il était l'avocat - ne représentait pas, aux termes de l'article 1089 du code de procédure civile, une personne publique ; et il défendait cette thèse avec une grande force de raisonnement (p. 8 et 9), dans une forme originale (p. 10, 11 et 18).
Ses derniers travaux seront consacrée à la question sociale, la préférée de ce grand laborieux, de ce noble cœur. Le 13 août 1891 avait été présenté à la Chambre, par le gouvernement, un projet de loi sur le louage de services : ce projet était l'œuvre d'une commission dans laquelle Sainctelette aurait dû avoir sa place. A la page 32 du mémoire de 1893 (Bruxelles, Bruylant), où il analyse ce projet, on sent qu'il fut sensible à un oubli fort peu explicable. (Ce ne fut pas la seule fois du reste que l'on oublia Sainctelette, il méritait mieux qu'une place de censeur à la Banque nationale.) Le mémoire contient des observations judicieuses sur le rapport de la commission spéciale. Il y relève des inexactitudes graves. Il prouve qu'elle a mal interprété sa pensée, son intention et celles des juristes qui lui firent l'honneur d'appuyer son opinion au parlement belge ou en France ; que le ministre de la justice avait, après tout, mal posé la question et défiguré la thèse qu'on voulait écarter en invitant celte commission à délibérer sur le point de savoir s'il convenait d’introduire dans la législation civile, en faveur de l'ouvrier, un principe de responsabilité autre que celui de l'article 1832 du code civil. Sainctelette ne veut que l'application aux ouvriers d'une règle de droit commun.
Ses excellents sentiments se retrouvent dans une plaquette de sept pages : Rapports des maîtres avec les domestiques (Bruxelles, Bruylant, 1895) qui seraient, si nous nous en rapportons à l'intitulé de la première page, un « extrait d'un traité du Louage de services » dont il avait, conçu l'idée sans doute, mais qui, à notre connaissance, n'a jamais vu le jour. Les rapports des maîtres avec les domestiques sont de tous, à ses yeux, les plus délicats. La langue employée par le chef de famille se reflétera inévitablement dans la conversation des enfants entre eux et avec les domestiques. Le fils d'un homme qui jure contre ses employés, ses ouvriers, ses domestiques, infailliblement jurera même contre ses enfants. C'est, dit-il, dans toutes les situations de la vie manque de tact autant que d'habileté que de refuser aux domestiques dont on réclame le dévouement sans bornes, les minces égards qui résultent de l'assimilation, sous les plus vulgaires points de vue, des inférieurs aux supérieurs... Mais c'est surtout dans les cas d'accidents et de maladies que la sollicitude des maîtres pour les domestiques doit s'éveiller et se déployer, inquiète, active et prévoyante. Ah ! que d'occasions de faire grand bien on laisse échapper souvent, par fausse fierté, par inexpérience du mal, par ignorance, insouciance ou légèreté, et que bien avisées sont les mères de famille qui, de bonne heure, initient à tous ces sérieux et pieux devoirs leurs jeunes enfants! ... Les longs services font l'éloge aussi bien du maître que du domestique... Sainctelette entre à ce propos dans des détails qui prouvent une fois de plus son extrême sensibilité et l'amour qu'il ressentait pour les petits et les faibles.
Il donnait un nouveau et dernier témoignage de sa sympathie profonde pour les victimes du travail dans la préface qu'il écrivait en 1896 pour le remarquable ouvrage de son neveu, l'ingénieur Félix Jottrand : Prévention des accidents dans les usines et les manufactures, couronné par l'Association des ingénieurs sortis de l'école de Liège.
Assurément c'est cette préface, comme les publications diverses analysées au cours de notre notice, que visait Mr Hector Denis, député socialiste de Liège, se joignant aux orateurs qui, dans la séance de la Chambre des représentants du 19 avril 1898 (MM. Snoy, président, de Smet de Naeyer pour le gouvernement, Woeste pour la droite, Fléchet pour la gauche), rendirent un hommage suprême à la mémoire de ce bon citoyen, de ce grand travailleur, de ce parfait honnête homme, mort la veille à Bruxelles, rue du Trône, 83. « Les socialistes, disait M. Denis, doivent à Sainctelette cette justice qu'il consacra sa vie à étudier le grand problème social de la réparation des accidents du travail ». La presse fut unanime à reconnaître la grandeur de la perte que le pays faisait en cet homme, dont ses adversaires eux-mêmes avaient fini dans les derniers temps par apprécier si bien le talent et le caractère qu'ils lui offrirent le titre de ministre d'Etat, décliné par un rare scrupule de délicatesse politique.
Les conseillers communaux de Mons reçurent notification, dans la séance du 19 avril, du décès de leur éminent collègue d'autrefois. Un solennel hommage fut rendu par M. le premier échevin Lescarts à la mémoire de l'homme de bien qui, comme juriste, économiste, administrateur, homme politique, avait laissé, dans tous les domaines, des traces de sa haute intelligence et qui, par la fermeté de ses convictions, jointe à un désintéressement et à une modestie indiscutés, s'était assuré le respect et la considération de toutes les fractions politiques. Une députation de cinq conseillers fut chargée de représenter la ville de Mons aux funérailles. Et à l'unanimité fut prise la résolution suivante : Le conseil, considérant que Charles Sainctelette, ancien échevin, ancien représentant, ancien ministre, a rendu dans ces diverses fonctions des services éminents à la ville de Mons et voulant, par un témoignage public de reconnaissance, en perpétuer le souvenir, décide : 1° le nom de Charles Sainctelette sera donné au boulevard portant actuellement la dénomination de boulevard de l'Industrie ; 2° une plaque commémorative sera placée sur la façade de l’Ecole professionnelle de jeunes filles dont la fondation est due à son intelligente initiative.
Les funérailles de Sainctelette furent célébrées à Ixelles, le jeudi 21 avril, sans aucun apparat suivant ses volontés. Une foule énorme de magistrats, d'avocats, d'industriels et d'hommes politiques assistaient à la triste cérémonie. Le roi, le comte de Flandre et le prince Albert y étaient représentés. L'inhumation eut lieu au cimetière de Mons. Une place publique de la commune de Molenbeek-Saint-Jean, qui a dû beaucoup à Sainctelette, porte son nom.