Nyssens Albert, Jean, Gérard, Nyssens catholique
né en 1855 à Ypres décédé en 1901 à Bruxelles
Ministre (industrie et travail) entre 1895 et 1899 Représentant entre 1892 et 1900, élu par l'arrondissement de Louvain(Extrait du Soir du 21 août 1901)
Suicide de M. Nyssens, ancien ministre du travail
Une rumeur s'est répandue ce matin, vers 9 heures, en traînée de poudre dans Bruxelles et y a produit une vive émotion : M. Nyssens, ancien ministre du travail, vient de se suicider, disait-on.
Cette rumeur était exacte. M. Nyssens s’était brûlé la cervelle dans un hôtel de la ville, l’Hôtel du Grand Miroir, rue de la Montagne.
M. Nyssens s'est présenté ce matin à cet hôtel vers 8 heures, demandant une chambre. On lui en a donné une aussitôt, le n°2, dans laquelle il s'est enfermé en poussant simplement la porte. Autant qu'il est possible d'avoir quelques menus renseignements de la part de gens astreints, on le devine, à la plus grande discrétion, M. Nyssens paraissait nerveux, surexcité. Il avait à peine pris possession de sa chambre depuis vingt minutes, qu'une détonation retentit. Le bruit provenait justement de la chambre occupée par l'ancien ministre.
Aussitôt, tout le personne} se précipite, d'aucuns croyant à un attentat. On ouvre la porte et, dans l’obscurité de la pièce, on aperçoit M. Nyssens étendu sur le plancher, la tempe droite presque emportée par une balle. Près de l'ancien ministre, à terre, est un revolver de fort calibre dont le canon est chaud. M. Nyssens respire encore, mais très faiblement et expire tandis qu'on le transporte sur le lit
On envoie quérir aussitôt un médecin, le docteur Vandersmissen, qui accourt. Mais il ne peut que constater le décès.
Les autorités, entretemps prévenues, arrivent à leur tour. C'est la police d'abord, puis les membres du parquet, suivis de près par le ministre de la justices, M. Van den Heuvel, et un frère du défunt. Tandis qu'on procède à l'enquête, on recommande aux agents, qui y prennent part, et au personnel de l'hôtel de garder le secret absolu sur les détails de suicide. Aussi, les commentaires vont-ils probablement courir bon train.
D’après quelques indiscrétions, nous pouvons dire que M. Nyssens, qui demeurait à Bruxelles, rue de Spa, 27, avait passé la soirée d'hier, avec tous les siens réunis et qu'il avait paru de très bonne humeur. Ce matin, Mme Nyssens est partie pour Ostende. Immédiatement après son départi M. Nyssens a revêtu des habits de ville et est sorti. Il s'est rendu directement, semble-t-il, à l'Hôtel du Grand Miroir. On sait le reste.
Vers 11 h. 15, le ministre de la justice et le frère du défunt se sont rendus à l'HôteI de Ville pour notifier le drame au bourgmestre. M De Mot étant absent, c'est M. Leurs, échevin, qui, suspendant la cérémonie d'un mariage, les a reçus. M. Willemaers, médecin de l'état-civil, a été aussitôt dépêché à l'Hôtel du Grand Miroir pour constater officiellement le décès de l'ancien ministre.
* * *
M. Albert Nyssens fit à l'Université de Gand de brillantes études qu'il compléta par deux années passées à l'étranger, la première à Paris, la seconde dans les principales universités italiennes.
II publia, à ses débuts, plusieurs études politiques et juridiques. Combattant dans la presse, il contribua pour une grande part aux victoires des catholiques gantois. C'est tout au commencement de sa carrière qu'il écrivit son Commentaire législatif du code de commerce, en collaboration avec M. H. de Baets.
En 1881 il fonda, avec plusieurs personnalités éminentes de son parti, la Ligue pour la représentation proportionnelle, réforme dont il fut toujours un des plus ardents champions.
La même année, il fut appelé à l’Université de Louvain pour y professer le droit commercial, le droit notarial et le droit fiscal.
En 1885, il occupa les chaires de droit pénal et de procédure pénale. Il établit rapidement sa réputation solide d'esprit hostile à la routine, épris d'un intelligent et fécond modernisme. Il lutta pour la réforme des programmes et, lors de la révision de la loi sur l’enseignement supérieur, il entama contre l’abus de l’étude des antiquités et des pandectes une énergique campagne. dont les milieux universitaires ont conservé le souvenir.
En 1892 il fut envoyé à la Chambre constituante par les électeurs louvanistes.
Au parlement il se fit de suite remarquer par un discours sur la révision des impôts.
On se souvient de la grande part que prit M. Nyssens à la révision de l’article 47. Dès 1890 il avait préconisé le vote plural dans une brochure intitulée : le Suffrage universel tempéré. Au moment où la situation paraissait sans issue, M. Nyssens proposa la formule transactionnelle du vote plural qui rallia les divers partis et fut voté par la presque unanimité de la Chambre.
Le 25 mai 1895 fut créé le ministère du travail. M. Nyssens en fut le premier titulaire.
Pendant son passage au ministère, il eut pour préoccupation constante l'organisation des sociétés mutuellistes et, grâce à sa compétence toute spéciale en cette matière, il donna au mouvement mutualiste l'extension dont les résultats apparaissent clairement maintenant.
En 1897, lors de l’Exposition universelle de Bruxelles, M. Nyssens, comme président de la commission, contribua pour une large part au succès de notre World's fair.
Lorsque le 24 mai tomba le cabinet de Smet de Naeyer, M. Nyssens quitta le ministère.
Peu après son départ du ministère, M. Nyssens ressentit les premières atteintes de la maladie qui devait le faire cruellement souffrir et qui était due au surmenage intellectuel qu'il s'était imposé : la neurasthénie.
Les médecins lui ordonnèrent une cure à Wiesbaden. A son retour, on le crut guéri. Il reprit ses travaux. Au mois de décembre dernier, il présida encore la Conférence internationale de la propriété industrielle.
II y a peu de temps, les accès de neurasthénie reparurent. L'ancien ministre repartit pour l'Allemagne d'où il revint tout récemment après un assez long séjour à Neumahr (Prusse rhénane).
Sa santé ne s’était guère améliorée et certains de ses amis avaient remarqué, ces jours derniers, que son état de nervosité maladive s'accentuait d'une façon inquiétante.
Il est difficile d'établir dès maintenant le bilan de l’œuvre politique et sociale du défunt, mais on peut affirmer qu'il fit plus de bien que de mal.
Il n'est pas beaucoup d'hommes politiques dont on puisse en dire autant.
(Extrait du Petit Bleu du matin, du 21 août 1901)
La mort tragique de M. Nyssens, ce suicide dont on trouvera les douloureux détails sous notre rubrique « faits divers ,» a causé une profonde émotion à Bruxelles, où la physionomie de l’ancien ministre de l’industrie et du travail était extrêmement populaire.
Peu de vies ont été aussi laborieuses, aussi fécondes, que cette vie brutalement tranchée par la balle d’un révolver.
M. Albert Nyssens était né à Ypres, le 20 juin 1855. Il avait fait ses études à l’Université de Gand et les avaient complétées à l’étranger.
Des publications juridiques de haut mérite le firent nommer en 1881 professeur à la faculté de droit de l’Université de Louvain. La même année, il fut un des fondateurs de la Ligue pour la représentation proportionnelle.
En 1892 les électeurs de Louvain l’appelèrent à les représenter à la Chambre constituante. Dès son entrée au Parlement, il s’y fit une place en vue. Tout le monde a encore présente à l’esprit la grande et décisive part que M. Nyssens prit à la révision de l’article 47 de la Constitution, à laquelle son nom demeure attaché. Dès 1890 il avait préconisé le vote plural dans une brochure intitulée « le Suffrage universel tempéré » ; après le rejet des multiples systèmes présentés, et au moment où la situation paraissait sans issue, il proposa la formule transactionnelle qui rallia les divers partis et mis fin aux menaçantes agitations de la rue. Cette formule, voici comment, ave un enthousiasme de père, M. Nyssens l’appréciait dans une lettre adressée à celui qui écrit ces lignes :
« En Belgique, jusqu’en 1893, le peuple souverain n’était pas tout le peuple, et tout le peuple réclamait sa part de souveraineté. Il l’a obtenue par l’effroi du suffrage universel, mais sans exproprier l’élite de la nation dont le vote plural a sauvegardé la légitime et nécessaire influence.
« Le suffrage universel plural, c’est la loi du nombre tempérée par la voix des grands intérêts sociaux : la famille, l’instruction, la propriété. »
* * *
Lorsque le ministère de l’industrie et du travail fut créé, c’est à M. Nyssens que le Roi confia, le 25 mai 1895, le nouveau portefeuille. Il eut au sein du cabinet les plus généreuses initiatives, fit voter les premières « lois sociales », et prêta tout son appui à l’Exposition de Bruxelles 1897.
On sait comment M. Nyssens abandonna le ministère le 24 janvier 1899. En butte tout à la fois à l’hostilité des grands industriels et aux défiances des socialistes, sa retraite fut essentiellement provoquée par les divergences de vues qui se manifestèrent entre les membres du cabinet au sujet de la réforme électorale pour les Chambres législatives.
Presque aussitôt après, il ressentit les premières atteintes du mal dont il devait souffrir désormais et qu’avait provoqué en lui le surmenage : la neurasthénie. On se rappelle que l’état précaire de sa santé retarda une grande manifestation ouvrière organisée en son honneur : ce fut le 5 novembre seulement que les délégués de douze cents sociétés mutualistes, réunis au Palais des Académies, purent le remercier solennellement de tout ce qu’il avait fait en faveur de la mutualité.
Président d’une des commissions belges de l’Exposition de Paris, professeur à Louvain, rédacteur principale de la « Revue pratique des sociétés », administrateur de sociétés parmi lesquelles il convient de mentionner la grande compagnie l’Orient, fondée pour l’expansion belge en Chine, M. Nyssens - qui n’était point rentrée à la Chambre lors des élections de mai 1900 – ne put trouver dans sa retraite, dans son intérieur, le repos, la tranquillité d’esprit qui lui eussent été indispensables. Il meurt à 46 ans dans les circonstances les plus dramatiques, les plus émouvantes.
Le jurisconsulte laisse des travaux qui font autorité. Mais il faut surtout citer de M. Nyssens un admirable livre dédié à la mémoire d’Eudore Pirmez et dans lequel ce « droitier », écrivant la biographie d’un des chefs de la gauche, a su apprécier avec une rare hauteur de vues, un complète impartialité, toute la politique belge de 1856 à 1890.
M. Albert Nyssens était, au surplus, un homme de relations charmantes, d’une urbanité exquise. Il fut, pendant l’Exposition de 1897, le plus populaire de nos ministres. Dans les nombreux dîners officiels qu’il présida à cette époque, il avait le toast humoristique et familier, la poignée de main abondante, le sourire accueillant, sans que jamais il tombât dans la trivialité de verbe et de tenue, que certains de ses collègues d’alors semblaient prendre plaisir à afficher.
(Extrait du Peuple, du 21 août 1901)
La mort de M. Nyssens. Dramatique suicide
M. Nyssens, ancien ministre du travail, s'est suicidé, mardi matin, vers 10 h. 1/2, à l'Hôtel du Grand Miroir, à Bruxelles, en se tirant un coup de revolver dans la tempe droite.
La fin tragique de M. Nyssen prive le parti catholique d'un de ses hommes les plus remarquables.
Catholique, M. Nyssens l'était avant son entrée dans la vie politique, mais déjà dans sa chaire de droit à l'Université catholique de Louvain, il affirmait les tendances nouvelles qui devaient faire de lui l'un des plus fidèles lieutenants et collaborateurs de M. Beernaert.
C'est ainsi qu'on le vit au nombre des fondateurs de la Ligue nationale pour la représentation proportionnelle.
La révision constitutionnelle consacra sa fortune politique, il eut le bonheur, dans l'effervescence des événements d'avril 1893, de voir sa proposition devenir la solution du moment. Le vote plural contenait en soi le germe du Suffrage universel et du même coup élargissait d'une façon considérable le corps électoral.
D'autre part, il il offrait aux conservateurs de droite et de gauche suffisamment de garanties pour le maintien de leurs privilèges politiques.
M. Nyssens devint alors l'homme du jour et dès le premier remaniement ministériel, trouva sa place toute marquée ; il fut le premier ministre du travail.
Les premiers essais d'applications sérieuses des lois ouvrières rencontrèrent la farouche hostilité des industriels et, bien que par son intransigeante attitude vis-à vis des socialistes, il voulût racheter ses audaces premières, la haine capitalistes ne désarma pas.
M. Nyssens fut le premier sacrifié lors de la retraite de M. de Smet de Naeyer. Sa disgrâce s'accompagna de chagrins domestiques qui ne sont peut-être pas étrangers à la funeste détermination par laquelle il s'évada de la vie.
Nous avions trop le respect de la personnalité de cet adversaire, pour ne pas nous incliner devant sa mémoire et déplorer sa mort dramatique.
(Extrait de La Métropole, du 21 août 1901)
Notice biographique
M. Albert-Jean-Gérard Nyssens, est né à Ypres, le 20 juin 1855. Il fit à l’Université de Gand des brillantes études qu'il compléta par deux années passées à l'étranger, la première à Paris, la seconde dans les principales universités italiennes.
Dès son retour, il se distingua par plusieurs publications politiques et juridiques. Ses travaux sur l'Eglise et l'Etat et sur les traitements des ministres des cultes, sous le ministère Frère-Orban, firent sensation et lui valurent des approbations nombreuses et flatteuses.
Il collaborait alors au journal L'Impartial, de Gand, aujourd'hui disparu, dont la politique modérée fut pour beaucoup dans les victoires électorales remportées par les catholiques gantois.
De cette époque datent aussi son « Commentaire législatif » du code de commerce, publié en collaboration avec M. H. de Baets. et divers articles de revue, notamment sur la procédure pénale.
En 1881, il fonda, avec MM. Jules de Smedt, Beernaert, Pirmez, E. Anspach. Péty de Thozée, Victor D'Hondt et plusieurs autres, la Ligue pour la représentation proportionnelle. Il en fut le premier secrétaire, en même temps qu'il était l'un des principaux rédacteurs de la revue créée pour soutenir cette réforme.
C'est la même année qu'il fut appelé à l'Université de Louvain pour y professer le droit notarial et le droit fiscal.
En 1885, il abandonna ces deux derniers cours pour occuper les chaires de droit pénal et de procédure pénale. laissées vacantes par l'entrée au ministère de M. Thonissen.
Il acquit rapidement. surtout dans le domaine du droit commercial, une solide réputation, due à la précision et la clarté de son enseignement non moins qu'à ses nombreuses publications et sa participation active aux travaux des sociétés savantes et des congrès internationaux.
Esprit hostile à la routine, épris d'un intelligent et fécond modernisme, il rompit plus d'une lance en faveur de la réforme des programmes et, lors de la révision de la loi sur l'enseignement supérieur, il entama contre l'abus de l'étude des antiquités et des pandectes une énergique campagne, dont les milieux universitaires ont conserve le souvenir.
Parmi les publications de cette période, citons son « Avant-projet de loi sur les sociétés commerciales » rédigé à la demande du grand-duché de Luxembourg, sa « Revue pratique des sociétés, son « Traité des sociétés commerciales », etc.
Mentionnons encore le livre qu'il a publié, en 1893, sur M. Eudore Pirmez, ministre d’Etat, avec qui il avait des relations d'amitié.
En 1892, les électeurs de Louvain l'appelèrent à les représenter à la Chambre constituante. Dès son entrée au Parlement, il se distingua par un discours très remarqué sur la révision des impôts, notamment par sa thèse en faveur de l'impôt sur les valeurs mobilières et de la perception plus rigoureuse des droits de succession. Il fut depuis lors nommé régulièrement rapporteur du budget des finances et de plusieurs projets financiers concernant ce ministère.
Tout le monde a encore présent à l’esprit la grande et décisive part que M. Nyssens prit à la révision de l'article 47, à laquelle son nom demeurera lié. Dès 1890, il avait préconisé le vote plural dans une brochure intitulée : « Le Suffrage universel tempéré. » Après le rejet des multiples systèmes présentés, et au moment où la situation paraissait sans issue, il proposa la formule transactionnelle qui, à l'exception de quelques abstentions et de douze votes hostiles, railla les divers partis et fut votée par cent dix-neuf voix, dans la séance historique du 18 avril 1893.
A la Chambre, M. Nyssens appartint à la nuance catholique modérée, à tendances démocratiques. La confiance qu'il inspirait aux classes laborieuses, jointe à sa réputation d'homme d'étude, le désigna comme premier titulaire et organisateur du nouveau ministère du travail, crée le 23 mai 1895.
M. Nyssens fut remplacé le 24 janvier 1899, par M. Cooreman.
Aux élections de 1900, M. Nyssens n’accepta pas la quatrième place que l’Association conservatrice de Louvain voulait lui accorder sur la liste catholique et se retira. II fut remplacé par M. de Becker.
M. Nyssens était officier de l'ordre de Léopold et grand cordon de l’ordre de la Couronne de Chêne.
Ajoutons que M. Nyssens était administrateur de la Caisse générale des reports et dépôts et qu'il fut président de la commission organisatrice de la participation belge à l'exposition de Paris de 1900.
Disons enfin que le défunt fut le ministre de l'exposition de 1897, où il se prodigua réellement, témoignant à tous la plus parfaite aménité et faisant aux délégués des diverses nations la meilleure impression.
M. Nyssens était président de la Fédération des sociétés de secours mutuels, président d'honneur de l'Association conservatrice de Saint-Josse-ten-Noode, etc.
A sa retraite du ministère, M. Nyssens qui avait conservé son titre de professeur à l’Université de Louvain, reprit une partie de ses cours et spécialement ceux ayant trait au droit commercial.
Peu après son départ du ministère, M. Nyssens ressentit les premières atteintes de la maladie qui devait le faire cruellement souffrir et qui était due au surmenage intellectuel qu'il s'était imposé : la neurasthénie.
Les médecins lui ordonnèrent une cure à Wiesbaden. A son retour, on le crut guéri. Il reprit ses travaux. Au mois de décembre dernier, il présida encore la Conférence internationale de la propriété industrielle.
Il y a peu de temps. les accès de neurasthénie reparurent. L'ancien ministre repartit pour l'Allemagne d'où il revint tout récemment, après un assez long séjour à Neuenarhr (Prusse rhénane).
Sa santé ne s'était guère améliorée et certains de ses amis avaient remarqué, ces jours derniers, que son état de nervosité maladive s'accentuait d’une façon inquiétante.
(Extrait de La Gazette de Charleroi, du 23 août 1901)
M. Nyssens et les mutualistes
La mort tragique de M. Albert Nyssens a eu dans tout le pays, dans tous les partis, un douloureux retentissement ; mais elle a surtout plongé dans une véritable consternation le monde des mutualistes, qui avaient pour celui qui fut le premier ministre du travail, qui fut l'organisateur du mouvement mutuelliste en Belgique, une réelle affection, et lui étaient attachés par des sentiments de profonde gratitude.
Ceux qui s'occupent des questions de prévoyance n'ont pas oublié qu'avant l'arrivée de M. Nyssens au ministère, on avait fait en somme peu de chose pour développer les sociétés mutualistes, pour répandre dans les masses les principes d'ordre el de prévoyance. La mutualité fut une des principales préoccupations de M. Nyssens dès son arrivée au pouvoir. Il créa à l’Office du travail un bureau spécial qui s’occupa exclusivement des questions de prévoyance, et, avec l'aide de quelques collaborateurs d'élite, MM. Morisseaux et Verhees, notamment avec l'aide aussi de la Commission permanente des Sociétés mutualistes et de son dévoué secrétaire M. Tobbacq, il réalisa des prodiges.
Qu'on en juge : depuis le 3 avril 1851, date de la première loi sur les sociétés de secours mutuels jusqu'au moment de l'entrée de M. Nyssens au ministère, en 1895, c'est-à-dire pendant une période de 44 ans, on n'avait enregistré que 674 sociétés reconnues. En moins de quatre années, sous l'impulsion de. M. Nyssens, le nombre des sociétés reconnues fut triplé. Au 1er janvier 1899, il y avait 1,974.
De 1895 à 1890, le nombre des affiliés mutualistes monta de 80,000 à 750.000.
A partir de l'entrée de M. Nyssens au ministère, les subsides aux mutualités augmentèrent d'année en année. En 1895 on distribuait 35,000 francs. En 1899, les subsides furent portés à 200,000 francs. En trois ans, on dépensa un demi-million de francs en frais de propagande, en indemnités de premier établissement etc.
C'est aussi M. Nyssens qui provoqua le mouvement intense qui s’étend de jour en jour, en faveur de l'affiliation aux caisses de retraite. Alors qu'en 1894 les primes annuelles distribuées aux sociétés de retraite n'étaient que de 20,000 fr., elles s'élevèrent à 230,000 fr. en 1899. Le nombre des sociétés participant ces primes étaient de 83 en 1894 ; il a été de 800 environ en 1899. Le nombre des affiliés, qui était au 23 mai 1895 de 27,000, atteignait 104.000 au commencement de 1899.
Voilà l'œuvre de M. Nyssens. Avions-nous raison de dire qu’il fut l’organisateur de la mutualité en Belgique ?
Mais M. Nyssens avait encore d'autres titres à la reconnaissance des mutualistes. C’est lui qui fut le père de la loi sur les pensions de retraite, qui, si imparfaite qu’elle soit, constitue néanmoins une grande étape et un acheminement vers une solution complète de la question des pensions ouvrières.
C’est lui aussi qui fut l'auteur du premier projet de loi en faveur de la réparation des accidents du travail. N’a-t-on pas dit même que son attitude décidée dans cette question avait fortement contribué à sa chute ministérielle ? Certes, on peut discuter les actes de l'ancien ministre, on peut ne pas approuver entièrement sa politique interventionniste, mais tout le monde rendra hommage à ses intentions qui furent toujours pures et empreintes d’un grand esprit de générosité et de justice.
M. Nyssens était surtout un sentimental : le cœur primait chez lui ; la raison venait après. Nous ne pourrions mieux caractériser son tempérament qu'en reproduisant les paroles qu'il prononçait à Verviers le 15 février 1898 :
« Nous avons la conviction que le pays est mûr pour cette réforme (la réparation des accidents du travail) que cette œuvre doit être tentée. Je le dirai, Messieurs, sans aucun détour, il n'est pas de question qui me tienne plus à cœur, et si l’on devait me dire que ma carrière ministérielle serait terminée le lendemain du vote de ce projet, ce serait une consolation pour le reste de mes jours de penser que chaque fois que l’ouvrier sera tombé au champ d'honneur du travail, sa femme et ses enfants seront à l'abri du besoin. Je vous le dis en toute conscience, tous mes efforts tendront à ce que pas un jour utile ne se passe sans qu’il soit consacré à obtenir la réalisation de cette réforme.
« Quand je vois ma femme et mes enfants, je pense à cet ouvrier qui, parti le matin. se trouve trappé au cours de son travail et rentre au logis meurtri et mutilé ; chaque fois que je vois les miens, je pense à la famille ouvrière ; ils me rappellent mon devoir de Ministre du Travail.
« Au point où en est arrivée la question si, à bref délai, elle ne pouvait être résolue, je ne pourrais rester à mon poste : ma qualité d'époux et de père reprocherait à mon cœur de n'avoir pas tout fait pour réparer les cruelles infortunes qui trop souvent frappent le travailleur. »
C’est là le langage d'un homme de cœur, qui dépeint tout entier celui qui était alors le Ministre de l'industrie et du travail.
* * *
Ce que nous venons de dire suffit pour montrer combien étaient justifiés les sentiments de gratitude que les mutualistes avaient voués à M. Nyssens. Ajoutons que le ministre était bon et accueillant, que sa porte était toujours ouverte pour recevoir les réclamations des uns et les sollicitations des autres.
Aussi, l'émoi fut-il grand dans le monde mutualiste quand on apprit la retraite de M. Nyssens. Immédiatement, l'idée fut lancée d’organiser en son honneur une grande manifestation de sympathie et cette idée fut accueillie avec enthousiasme dans tout le pays.
Au moment où l'ancien ministre va descendre dans la tombe, tout naturellement nous nous reportons par la pensée à la journée du 5 novembre 1899. Cela se passait dans la grande salle du Palais des Académies à Bruxelles, qui était archi-comble. Jamais le Palais des Académies n'avait vu une telle affluence. Il y avait là des représentants de douze cents sociétés mutualistes, et ce fut un spectacle grandiose que de voir cette multitude de gens, appartenant à tous les partis, acclamer avec enthousiasme M. Nyssens à son entrée dans la salle.
La manifestation avait été nettement caractérisée par M. Tumelaire, président du Comité organisateur, au début de son discours : « Fidèle au principe que nous avons toujours observé, ce n'est point l'homme politique que nous remercions aujourd'hui pour des services politiques, c'est l'ancien ministre qui, ayant dans ses attributions les sociétés mutuelles, a su comprendre tout ce que la mutualité peut pour le bien des travailleurs, et qui l'a encouragée, soutenue, protégée, sans s'inquiéter du drapeau sous lequel elle s'abritait. »
Tous ceux - nous en étions - qui assistèrent à cette manifestation grandiose ont été péniblement impressionnés par l'expression de tristesse et de mélancolie qui recouvrait le visage de l'ancien ministre. Cet homme n'avait alors que 44 ans, personne ne s'en fût douté ; on lui eût donné aisément dix ans de plus. Les amis de Bruxelles disaient déjà alors que M. Nyssens était terriblement attaqué. Le surmenage intellectuel auquel il s’était livré pendant son passage au ministère d'une part, des chagrins d'ordre privé d'autre part, avaient terrassé cette intelligence d’élite. La terrible neurasthénie qui tue les cerveaux, annihile les volontés, s’en était emparé. Il en est mort...
Tandis que l'honorable président de l'Union nationale exposait, dans un langage élevé, les nombreux titres de M. Nyssens à la reconnaissance des mutualistes, on voyait parfois une larme couler sur les joues de l’ancien ministre, et il se mit à pleurer pour tout de bon quand M. Tumelaire, dans sa péroraison, lui dit : « Nous voudrions trouver des accents plus éloquents pour vous exprimer les sentiments qui nous animent tous, mais cet empressement, cette foule de mutualistes, dont la pensée attendrie converge vers vous en ce moment pour vous remercier, parle plus haut que toutes les belles phrases. Soyez donc heureux, soyez donc fier à juste titre, monsieur Nyssens, parce que vous êtes récompensé d’avoir fait du bien et que ce sont des mutualistes, c'est-à-dire des gens de cœur, de braves gens qui vous le disent ! »
A ce moment la salle entière était en proie à la plus poignante émotion.
Dans sa réponse, M. Nyssens parla de l'avenir de la mutualité, il s’occupa de la question de la réparation des accidents du travail qui lui tenait tant à cour. Nous croyons devoir rappeler quelques phrases de son discours qui diront ce qu'était l'homme qui vient de disparaitre :
« C'est une situation humiliante pour notre pays et indigne de l'esprit de justice et des sentiments généreux qui caractérisent notre nation que de devoir constater que nous sommes à peu près les derniers à panser cette plaie sociale des accidents de travaiI.
« Il ne se passe pas dans le monde un malheur, une catastrophe, un fait soulevant l'idée supérieure de justice ou les sentiments de la pitié, qui n’ait dans ce pays une action profonde sur les esprits et un retentissement dans les âmes. Et cependant, comment la loi a-t-elle pu si longtemps demeurer impuissante et muette devant les infortunes du travail ? Comment a-t-elle pu laisser si souvent l'invalide sans secours, la veuve sans ressources et les enfants sans pain ?
« Certes, l'accident et le malheur guettent de toutes parts l'humanité et sont les sinistres et inévitables compagnons de la production industrielle. Mais si les biens de ce monde ne se peuvent produire et acquérir qu'au prix d'accidents, qu'ils servent, tout d'abord, dans la mesure de ce que l'industrie peut supporter, à réparer les maux qu'ils ont causés et à indemniser les intéressantes victimes du travail. Voila ce que commandent la raison, le cœur et la justice, et ni les théories, ni les préventions. ni l'indifférence ne prévaudront contre cette vérité qui doit, sans délai, devenir loi. »
M. Nyssens termina ainsi son discours qui constituait une œuvre remarquable, que dominait une pensée généreuse au plus haut degré, le soulagement des misères humaines ;
« Messieurs et chers mutualistes, ce bronze va devenir le sévère et doux témoin de ma vie ; il me rappellera que vous m'avez en ce jour donné un témoignage tel que je n'eusse jamais osé en ambitionner ; il me rappellera aussi mes devoirs envers vous ; il sera pour ma famille un signe d'honneur et il inspirera, en même temps qu’une légitime fierté de nobles sentiments à mes bons et chers enfants. »
* * *
Si nous avons évoqué cette manifestation grandiose organisée par des hommes appartenant à tous les partis politiques en l'honneur d'un ancien ministre catholique, c’est pour montrer combien étalent vivaces les sentiments qui animaient les mutualistes à l'égard de M. Nyssens.
Peu d'hommes politiques sans doute ont eu dans leur carrière la joie de voir leurs actes magnifiés par tous les partis, unis dans une même pensée de gratitude et d'affectueuse sympathie.
Aussi, au moment suprême où les restes de cet homme de bien vont être confiés à la terre, tous les mutualistes, tous les gens de cœur lui accorderont un souvenir ému et reconnaissant.
G.H.
(Extrait de Les Hommes du Jour. Revue biographique hebdomadaire, Bruxelles, n°13, [1895-1896])
Il y a quelques jours, la Belgique a eu une crise ministérielle - chose rare en ce pays où les ministres semblent vissés à leur banc. On sait que M. de Mérode-Westerloo a donné sa démission de ministre des Affaires Étrangères, par suite de divergences de vues entre lui et ses collègues quant aux résolutions à prendre pour assurer la reprise du Congo par la Belgique.
Le départ de M. de Mérode a donné lieu à des remaniements assez importants et à la création d'un nouveau ministère, celui de l'Industrie et du Travail.
La création d'un ministère du Travail, proposée naguère par M. Paul Janson et dédaigneusement repoussée alors, est indiscutablement le résultat de l'entrée des socialistes à la Chambre. Le rapport au roi, présenté par MM. De Burlet et de Bruyn, pour justifier la création du nouveau département, reconnaît l'urgence d'une étude sérieuse des questions ouvrières.
Voici en quels termes la question est exposée :
« Le département de l'agriculture, de l'industrie, du travail et des travaux publics a pris successivement des développements considérables.
« Ce ne sont pas seulement les grands travaux publics, avec toute l'administration de la voirie de l'Etat et des chemins vicinaux, qui lui sont confiés ; à ce vaste service, qui suffirait à absorber tous les soins d'une direction exclusive, s'ajoutent l'agriculture, qui réclame de plus en plus la sollicitude de l'Etat ; toute l'administration des eaux et forêts ; le service de santé et de l'hygiène publique, dont l'importance et l'extension s'affirment chaque jour davantage par les mesures les plus diverses.
« L'administration des mines, les directions de l'industrie et du travail se trouvent dans les attributions de ce même département.
« Les questions se rattachant à la situation et aux intérêts de la classe ouvrière sont étroitement liées à la prospérité de nos industries ; elles préoccupent vivement l'opinion et les pouvoirs publics Le département de l'agriculture, malgré la multiplicité de ses attributions, avait pu jusqu'ici suffire à sa tâche : en ce qui concerne spécialement le domaine des questions ouvrières, des œuvres considérables se sont accomplies ou sont en voie d'élaboration ; l'inspection du travail a été organisée, l'Office du travail créé.
« L'étude de divers projets de première importance a été entreprise et se poursuit activement.
« Mais les exigences toujours croissantes de ces divers services nécessitent aujourd'hui la division de ce département en deux ministères qui comprendront l'un, l'agriculture, l'hygiène et les travaux publics ; l'autre, l'industrie, le travail et les mines. »
A la suite de ce rapport, M. Nyssens, membre de la Chambre des représentants, a été nommé ministre de l'Industrie et du Travail.
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M. Albert Nyssens est né à Ypres, en 1855. Après de brillantes études, il fut reçu avocat et s'adonna à des études approfondies du droit commercial. Il a créé la Revue des sociétés commerciales, la Revue de la représentation proportionnelle, et publié un grand nombre de brochures et d'articles de revue très estimés sur diverses questions.
Aussi, lors de la mort de M. Thonissen, fut-il nommé professeur de droit commercial, de droit pénal et d'instruction criminelle à l'Université catholique de Louvain.
Comme professeur, M. Nyssens est très aimé de ses élèves auxquels il permet, après ses leçons, de se livrer à des discussions juridiques et politiques. Son cours, très bien fait, est suivi par un grand nombre d'auditeurs. Il fut cependant, il y a quelques années, l'objet d'une petite manifestation pas bien méchante, de la part de ses élèves.
M. Nyssens, aujourd'hui un des fervents de la bicyclette - c'est lui qui a réclamé la création des routes cyclables, - usait alors de coursiers moins « démocratiques » ; peu de temps après son mariage, il avait coutume de se faire conduire à l'Alma mater dans un superbe carrosse à deux chevaux.
Cela humiliait un peu les étudiants, qui, un beau matin, ourdirent le complot suivant.
En descendant de son équipage, le professeur aperçut, stoppant derrière sa voiture, une longue queue de fiacres d'où descendirent une centaine d'étudiants.
Depuis lors, M. Nyssens ne va plus à l'Université qu'à pied.
Marié à une jeune orpheline très riche, père de quatre enfants, M. Nyssens aime le monde et ses fêtes. Il habite, à Louvain, une des plus confortables maisons de la rue de la Station, qu'il a modifiée et installée selon ses goûts et ses habitudes, avec tout le luxe et le confort modernes.
Nous avons dit que M. Nyssens est un cycliste ardent; sa grande distraction du dimanche est de faire de longues promenades, dans les environs de Bruxelles, avec Mme Nyssens qui pédale avec autant d'ardeur que son mari.
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En 1892, aux élections de juin, M. Nyssens fut élu représentant par l'arrondissement de Louvain. Il prit une part active à toutes les discussions et fut le chef d'un petit groupe remuant qu'on appela un moment la jeune droite. Libre-échangiste, proportionnaliste ardent, partisan du service personnel, M. Nyssens est le lieutenant de M. Beernaert.
A la Constituante, il a joué un très grand rôle et il a attaché son nom à la réforme électorale, ce qui lui a valu le sobriquet de " Père Plural. »
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On sait quelle était la situation au mois d'avril 1893. La Chambre discutait la révision et ne pouvait se mettre d'accord sur la solution à intervenir. A la séance du 12 avril, le suffrage universel pur et simple fut rejeté ; le lendemain les propositions Nothomb, Sabatier, Graux, le système du gouvernement et le système subsidiaire de M. de Smet mordaient successivement la poussière.
C'est alors, dans un but de conciliation et dans l'espoir d'aboutir que M. Nyssens déposa sa proposition ainsi conçue :
« Article 47. - Les députés à la Chambre des représentants sont élus directement parles citoyens dans les conditions ci-après déterminées :
« Un vote est attribué à tout Belge, âgé de 25 ans accomplis, domicilié un an au moins dans la même commune, et qui ne se trouve pas dans l'un des cas d'indignité prévus par la loi.
« Un vote supplémentaire est attribué à raison de chacune des conditions suivantes :
« 1° Etre âgé de 35 ans accomplis, être ou bien marié ou bien veuf ayant descendant légitime, et payer à l'Etat au moins 5 francs d'impôt du chef de la contribution personnelle, en principal et additionnels, à moins qu'on ne soit exempté à raison de sa profession ;
« 2° Etre âgé de 25 ans accomplis et être propriétaire :
« Soit d'immeubles d'une valeur d'au moins 2,000 francs, à établir sur la base du revenu cadastral ;
« Soit d'une inscription au grand-livre de la Dette publique ou d'un carnet de rente belge à la Caisse d'épargne, d'au moins 100 francs de rente.
« Les inscriptions et carnets doivent appartenir au titulaire depuis deux ans au moins.
« La propriété de la femme est comptée au mari ; celle des enfants mineurs, au père.
« 3° Etre âgé de 25 ans accomplis et se trouver dans l'un des cas suivants :
« a) Etre porteur d'un diplôme d'enseignement supérieur ou d'un certificat homologué de fréquentation d'un cours complet d'enseignement moyen du degré supérieur, sans distinction entre les établissements publics ou privés;
« b) Remplir ou avoir rempli une fonction publique, occuper ou avoir occupé une position, exercer ou avoir exercé une profession privée qui impliquent la présomption évidente que le titulaire possède au moins les connaissances de l'enseignement moyen du degré supérieur. La loi détermine ces fonctions, positions et professions.
« Nul ne peut cumuler plus de trois votes.
« Le vote est obligatoire. »
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La situation s'aggravait d'heure en heure; le palais de la Nation était cerné par la foule qui protestait contre les lenteurs de la procédure révisionniste et la politique équivoque et molle du gouvernement.
Dès le rejet du suffrage universel, le Conseil général du Parti Ouvrier avait décrété la grève générale. Le mot d'ordre avait été suivi partout : Gand, Liège, le Centre, le Borinage, Verviers, étaient en ébullition.
Dans un meeting en plein air, en face la maison du Peuple, à Bruxelles, Jean Volders, qui fut l'âme de ce mouvement, s'écria aux applaudissements enthousiastes de milliers d'auditeurs : " La Chambre nous a dit : pas de vote . Nous répondons : pas de travail ! Si les bourgeois veulent voter seuls, ils n'ont qu'à travailler seuls aussi. Nous continuerons la grève; et il est entendu que nous ne reprendrons le travail que lorsque nous aurons obtenu satisfaction. »
L'agitation est formidable, des collisions sanglantes ont lieu entre la police, la gendarmerie et le peuple. La presse toute entière blâme l'incapacité et le mauvais vouloir du gouvernement. Les meetings en plein air, les manifestations se succèdent sans interruption. M. Woeste, au sortir de la Chambre, est victime d'une agression de la part d'un gréviste surexcité. MM. Volders, Vandervelde et Maes, membres du Conseil général, sont arrêtés au cours d'une manifestation. Dans les casernes, les troupes sont prêtes à marcher à la première réquisition.
Bruxelles est en état de siège.
M. Buls, bourgmestre, qui semble manquer de sang-froid dans les grandes occasions, fait afficher, le 13 avril, un arrêté interdisant la circulation des cortèges et défendant de former des attroupements dans les rues. La police veut surtout empêcher les rassemblements auprès de la Maison du Peuple. Des bagarres nombreuses se produisent rue de Bavière, les policiers dégainent, plusieurs personnes sont blessées. En présence de cette situation, le comité de la grève décide qu'il y a lieu de faire une démarche auprès du bourgmestre de Bruxelles.
A 11 heures, une délégation composée de MM. Volders et Vandervelde se rend à l'hôtel de ville. Elle est aussitôt introduite dans le cabinet du bourgmestre. MM. Volders et Vandervelde exposent à M. Buls que son arrêté, exécuté à la lettre, peut donner lieu à de graves désordres ; le comité de la grève ne prend pas, disent-ils, la responsabilité de ce qui arrivera, si la police persiste à vouloir disperser tous les groupes qui se forment devant la Maison du Peuple.
M. Buls répond qu'il ne peut modifier la décision et que l'arrêté sera exécuté « à la lettre. » C'est surtout, ajoute-t-il, autour du local socialiste, qu'il faut être énergique pour empêcher la formation de bandes. Car à la Maison du Peuple les ouvriers entendent des discours qui les poussent à la violence ; et sortant de là, ils commettent des désordres!... »
M. Volders insiste. Il fait remarquer qu'il est peut- être imprudent de susciter la colère des ouvriers en les éloignant de leur Maison. C'est assumer une bien lourde responsabilité ...
- Je l'assume tout entière, réplique le bourgmestre. Croyez que je vais donner des ordres pour que des mesures soient prises en vue d'éviter des bagarres; et soyez certain que force restera à ma police.
MM. Volders et Vandervelde se retirent à 11h. 1/2.
De retour à la Maison du Peuple, ils rendent compte de leur mission. L'annonce de la décision du bourgmestre provoque de vives protestations et des huées.
Les escouades de police sont renforcées.
La rue de Bavière est complètement évacuée, et les extrémités en sont soigneusement gardées.
Le comité de la grève décide d'aller siéger au Cygne, dans l'après-midi.
L'effervescence grandit : Il y a dans le Borinage 30,000 mineurs en grève ; à Liège également; dans le Centre tous les métallurgistes chôment. Ils sont trente à quarante mille. A Gand, on compte 20,000 grévistes. A Louvain, à Verviers, à Ensival, dans les plus grands établissements, tout travail est arrêté.
Pendant que le peuple lutte et souffre pour ses droits, on s'amuse au château de Laeken. Le roi a organisé une Garden-Party. En voici la très curieuse relation donnée par l'Etoile belge, dans son numéro du 16 avril :
« A Laeken, en prévision des bagarres qui étaient à craindre, on avait pris des mesures spéciales. M. Bockstael, bourgmestre, avait requis la gendarmerie de Laeken, celle de Molenbeek-Saint-Jean et celle de Saint-Josse-ten-Noode.
« Toute la police était sur pied. Au Palais même on avait réclamé la présence de deux escadrons du 1er guides. Ceux-ci se trouvaient sous le commandement du major Gillain.
« Sur 3,000 invités à la Garden-Party, 1,500 environ ont répondu à l'invitation de Leurs Majestés. Le Roi, la Reine, la princesse Clémentine, le comte et la comtesse de Flandre, le prince Albert et les princesses, ses sœurs, ont fait leur entrée dans les serres à 2 h. 1/4.
« Peu d'animation. Les officiers de l'armée sont en majorité. On n'a remarqué qu'un petit nombre de notabilités politiques. Du côté des dames, beaucoup de jolies toilettes claires. M. Van Schoor, procureur général, M. Willemaers, procureur du Roi, et M. Demeure, substitut, se tiennent à l'entrée du château avec M. Bockstael, bourgmestre.
« Il avait été entendu à la Maison du Peuple que les ouvriers se dirigeraient vers Laeken, à 4 heures seulement, c'est-à-dire pour assister au retour de la garden-party.
« Suivant le mot d'ordre donné, ils sont arrivés par petits groupes, les uns après les autres. Globalement, ils n'étaient pas très nombreux : un millier tout au plus. Tous ont pris l'avenue de la Reine, pour gagner le parc royal.
« Mais la police, déjouant les plans des socialistes, a fait opérer la sortie par une des portes du château donnant chaussée de Vilvorde.
« A partir de 3 h. 3/4, les invités ont commencé à se retirer. Les voitures ont pu rentrer en ville sans provoquer d'incidents. Pour parer à toute éventualité, les deux escadrons des Guides ont patrouillé le long de l'avenue de la Reine.
« Le pont de Laeken était gardé par la gendarmerie et la police. Aucun incident.
« Les voitures du comte et de la comtesse de Flandre ont été escortées par les escadrons jusque près des deux ponts du chemin de fer. »
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Enfin, le 18 avril, la commission parlementaire des XXI, chargée d'examiner les propositions de révision, effrayée de la tournure que prennent les événements, se réunit. Le gouvernement, par l'organe de MM. Beernaert et De Burlet, appuie la proposition Nyssens ; MM. Janson, Feron et Nyssens la défendent chaleureusement. M. Frère-Orban, l'ennemi de la démocratie, se refuse à voter la révision sous la pression de la rue et est appuyé par M. Neujean, son collègue de Liège.
Le temps presse, les membres de la droite eux- mêmes déclarent qu'il faut en finir au plus tôt et que la proposition Nyssens étant seule assurée du concours de la gauche, ils la voteront, mais sans enthousiasme.
Finalement le débat est clos et la proposition Nys- sens est adoptée par 9 voix contre 8, et 3 abstentions.
A la séance de la Chambre, l'après-midi, M. Cooremans, rapporteur de la Commission de révision, donna lecture de son rapport qui concluait à l'adoption de la proposition Nyssens, légèrement amendée.
Tout le vieux clan doctrinaire, les De Mot, les Julien Warnant, les Frère, les Bara, les Neujean, les Graux, essaierait bien de faire diversion, mais le courant était trop fort, et après les discours de MM. Beernaert et Feron, la Chambre vota la proposition Nyssens par 119 voix contre 14, et 12 abstentions.
Ce résultat fut accueilli avec joie par le pays, et tout rentra dans l'ordre.
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Ce vote plural, qui consacre le maintien du cens et ne reconnaît pas l'action légitime qui revient au peuple dans les affaires publiques, n'en a pas moins amené une minorité importante de socialistes à la Chambre. Il est un acheminement vers le suffrage universel pur et simple, qui s'imposera rapidement, avec application de la représentation proportionnelle.
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M. Nyssens, le nouveau ministre du travail, est un homme de valeur. Orateur de talent, correct, érudit, il pourra rendre des services au pays. Il n'a pas l'esprit étroit et sectaire des Woeste et des Helleputte ; il possède des idées généreuses et ne reculera pas devant l'application de doctrines sociales, pour l'amélioration de la classe ouvrière. C'est ainsi qu'il s'est déclaré, lors de l’interpellation Schinler, partisan résolu du minimum de salaire et de la protection des petits et des faibles.
Il y a quelques jours, à Louvain, il formulait ainsi son programme ministériel :
« En matière sociale nous sommes et nous devons être dans la note éclectique qui consiste dans la recherche à travers les idées et les principes de ce qui peut être le mieux approprié au temps présent : dans la lutte sociale, il y a la théorie de la liberté absolue et celle de l'intervention à outrance de l'Etat dans tous les domaines; l'idéal, pour moi, c'est la liberté ; mais je demande l'intervention de l'Etat là où je vois des faibles opprimés et sans défense, des travailleurs insuffisamment protégés. Oui, la loi doit parfois intervenir pour sauvegarder les droits des humbles et des faibles.
« Une enquête s'impose, une enquête qui fera la lumière sur les causes de la misère en Belgique : ce sera le premier devoir du ministre du Travail de faire cette enquête. Au surplus, des solutions sont préparées : elles s'annoncent pour demain. »
Attendons-le à l'œuvre !
Ch. D.
Voir aussi : Charles DE JACE, Notice sur la vie et les travaux d'Albert Nyssens, dans Revue générale, 1901.