Lejeune Jules, Ange, Ladislas catholique
né en 1828 à Bruxelles décédé en 1911 à Bruxelles
Ministre (justice) entre 1887 et 1894(Extrait de la Gazette de Charleroi, du 20 février 1911)
Jules Lejeune
Nous avons annoncé hier la mort prévue et attendue de M. Jules Lejeune.
Il est assez difficile de porter sur la personnalité éminente de ce défunt un jugement d’ensemble. Il faut le considérer au point de vue de la vie comme un incomparable artiste, au point de vue législatif comme un idéaliste un peu rêveur, au point de vue politique comme un fantaisiste sceptique qui n’a jamais eu que des principes élastique et des opinions assez inconsistantes.
Biographie
Jules Lejeune, né à Luxembourg, le 25 mai 1828, conquit avec grande distinction - après de fortes études à l’Université libre de Bruxelles - les diplômes de docteur en droit (1851) et de docteur en en sciences politiques et administratives (1852).
Inscrit au barreau de Bruxelles, il fut nommé avocat à la cour de cassation le 15 novembre 1879. Il s'était fait remarquer par sa science profonde du droit et par son éloquence brillante.
II se classa au premier rang des orateurs belges.
Jules Lejeune - qui ne faisait pas partie de la Chambre – fut appelé le 24 octobre 1887 à diriger le département d la justice. IL se retira du ministère le 17 mars 1894. II siégea au Sénat, comme sénateur provincial du Brabant, du mois d’octobre 1894 au 16 juin 1900.
Jules Lejeune a été nommé ministre d’Etat le 28 mars 1894.
Il était commandeur de l’Ordre de Léopold, porteur de la Médaille commémorative du règne de Léopold II, décoré de la Croix commémorative des chemins de fer, grand cordon des ordres du Christ, du Lion, du Soleil et de la Couronne de Chêne, chevalier de première classe de l'ordre de la Branche Ernestine de Saxe.
L'homme politique
Du Vingtième Siècle : Tour à tour conseiller communal libéral à Ixelles, professeur d'économie politique à l’Université libre de Bruxelles, ministre de la justice dans un cabinet conservateur, sénateur catholique, peu de personnes eurent pourtant le courage de l’accuser de palinodie. II réalisa ce miracle de pouvoir passer d'un camp dans l’autre sans encourir la disqualification des transfuges. C'est qu'en effet il n’avait jamais été incorporé dans les troupes combattantes de la politique, dans l’un ni dans l’autre des états-majors d'armée où il servit, il ne fut jamais inscrit qu’à la suite ; s'il fit campagne, ce ne fut que dans les corps de musique. La politique pour lui était plutôt affaire de littérature ou d'art. Au bref, c’était un homme de culture rare, de parole raffinée, d’esprit séduisant, d'intelligence souple et multiforme. malicieux sans fiel, souriant à la vie qui, au reste, ne cessa de lui sourire, athénien de race, alexandrin, d'éducation, émigré par hasard dans notre âpre Rome politiquante, si férue d’unité de méthode et d’orthodoxie ; qui s'y laissa, par distraction, trois ou quatre fois naturaliser par les partis, fit profession de s'en détacher, y conquit néanmoins par le privilège d’un talent hors ligne, une sorte d’immunité de l’infidélité et passa longuement, en charmant les Romains.
Le législateur.
Du Vingtième Siècle : L’œuvre législative de M. J. Lejeune, nommé ministre, fut considérable. Son activité s'exerça dans deux ordres d'idées connexes : l'amélioration dans un sens éducatif de notre législation répressive et la répression mieux organisée d’une série de délits spéciaux (l'alcoolisme, les courses et le jeu en a particulier) qui constituent des agents particulièrement de dissolution sociale. Le ministre ne se contenta pas de la réforme législative mais veilla aussitôt à créer des organismes spéciaux capables d’en traduire en faits le bénéfice théorique. Ainsi la loi sur la condamnation et la libération conditionnelle qu’il fit voter fut l’origine des comités patronage des condamnés libérés qui prirent de suite une grande extension, et, après une courte éclipse, ont retrouvé cette année même une vie nouvelle', grâce toujours à l’intervention de leur initiateur au dernier Congrès de Bruxelles en mai dernier. Ces comités se doublèrent bientôt de comités de dames. Puis le ministre, poursuivant sa tâche, réorganisa les écoles de bienfaisance, provoqua la création ou revivifia les œuvres de patronage des enfants abandonnés, les œuvres d’assistance aux vagabonds, les comités de défense enfants traduits en justice, des enfants anormaux, des aliénés, des enfants martyrs, le patronage international, la commission royal des patronages.
Cette œuvre de bonté du ministre fut, en diverses occasions, l'objet d hommages solennels de l’étranger, tant officiels que privés ; on se souvient notamment des ovations enthousiastes qui accueillirent M. J. Lejeune au Congrès international d’Anvers ; au Congrès internationaux de 1894, de 1898 ; à Paris en 1893, à l'assemblée générale de l’Union du droit pénal et en 1895 lors du Congrès pénitentiaire.
Toutes les sympathies et les admirations qui entouraient le nom et la personne de M. Lejeune se rassemblèrent en une manifestation grandiose au Palais de Justice de Bruxelles le 19 novembre 1901, lors de la célébration du cinquantenaire professionnel de l’avocat.
Peu après sa sortie du ministère, M. Lejeune fut élu sénateur provincial catholique du Brabant (1894). Il occupa ce poste jusqu’en 1900.
Son rôle au Sénat fut marquant. Il intervint avec toute l’autorité de son savoir et de son éloquence dans les débats relatifs aux droits d’entrée, à la question scolaire, à la fabrication et à l’importation des alcools, à la réhabilitation en matière pénale, aux règlements d’ateliers.
Il se fit, en même temps, et jusqu’à la fin de sa vie, l’apôtre de l’antialcoolisme et alla porter partout en Belgique et jusqu’à la tribune de la Maison du Peuple, sa parole éloquente contre le fléau qui fait tant de ravages dans la classe ouvrière.
Après sa retraite de la vie politique, il continua à se consacrer longtemps encore au barreau et aux œuvres de bienfaisance, de moralisation et de relèvement social qui avaient préoccupé toute sa vie.
En ces derniers mois, on le voyait encore parfois au Palais de Justice, s’entretenant avec d’anciens stagiaires, suivant même avec intérêt l’in ou l’autre procès plaidés par ceux-ci.
L’orateur
De L’Etoile belge : Pour imaginer ce qu’était son éloquence, il faut l’avoir entendu. La vie, la grâce et la force. Les comptes rendus les plus exacts n’en donnent aucune idée ; ils sont comme la carcasse d’un feu d’artifice éteint. S’il est vrai que la caractéristique de la forme oratoire, et qui la différencie essentiellement de la forme écrite, est de faire assister l'auditeur au travail de la pensée de celui qui parle, il n'y eut jamais d’orateur plus foncièrement orateur que Maître Le Jeune.
Sa phrase partait, se développait, s’amplifiait en une coulée majestueuse ; soudain un arrêt : la splendide période restait suspendue ; survenait une disgression, bientôt coupée à son tour: c’était le rappel d’un fait antérieur, la citation d’un vers harmonieux, moins que cela, un sourire, moins encore, un silence. Le discours s’attardait à une fleurette du chemin, puis, de nouveau, reprenait sa route, et, les objections écrasées une à une sous le sarcasme, le pathétique, la raillerie ou le mépris, escaladait les sommets lyriques d'où il redescendait en baguenaudant. C’était l’éloquence même, avec toutes ses ressources, l'imprécation tragique jusqu'à la causerie familière, où il apportait l'élégante nonchalance, la courtoisie aisée, le pur accent d'un grand seigneur d'autrefois.
Les sténographes étaient seuls à s'apercevoir que pas une de ces phrases prestigieuses n'était terminée. L’auditeur ravi, subjugué. suivait ces sautes de pensée sans y ressentir le moindre heurt : la mimique de l'orateur remplaçait à l'occasion un verbe par un froncement de sourcils, un adjectif par un geste onctueux, et sa voix musicale aux inflexions suppléait l’unité absente. Elle avait, cette voix qu'on n'entendra plus, toutes les notes du clavier, elle accompagnait la phrase comme une orchestration : grondante ou caressante. elle entraînait dans son harmonie, elle provoquait au gré de celui qui la maniait, le rire ou doute; elle ensorcelait; bien mieux, elle persuadait, irréfutable comme un raisonnement bien construit.
L’artiste
Orateur théâtral, Jules Lejeune était de plus un dessinateur de talent et un violoniste de valeur. Il ne professait pas pour cet instrument le culte que lui avait voué Ingres mais ne cessa jamais de le pratiquer et de puiser dans son maniement de réelles jouissances.
Des artistes, il avait la distraction modérée. Est-elle vraie cette histoire de la plaidoirie prononcée sur le dossier de l'adversaire et interrompue au moment où l'avocat s'aperçut de la méprise par une assurante apostrophe : Voilà messieurs qu'on vous dira à la barre adverse... Et Maître Lejeune de se réfuter avec maestria.
Au ministère, en matière de nomination sa distraction voisinait avec une indifférence complète tant à l’égard des combinaisons des politiciens qu’à celle de ses propres engagements. Il avait promis à un de ses confrères la place d'auditeur militaire suppléant à Bruxelles pour son fils. Un jour, il rencontre le père et le félicite de la nomination de son fils à la place promise. Le ministre avait oublié qu'il avait signé la veille la nomination d'un autre candidat dont le nom avait paru au Moniteur le matin même.
Après un discours tenu dans son cabinet, puis exalté les raisons qui militaient en faveur de sa nomination, il avait promis à un avocat d'Anderlecht la place de juge suppléant à la justice de paix qu’on venait de créer dans ce canton.
Huit après. un candidat qui était précisément le contraire des titres vantés par le ministre, était nommé par lui.
Et ainsi. de suite...
Néanmoins, on ne lui en voulait pas et aucune de ces histoires qui se répétaient n’avait entamé l’incroyable popularité que Jules Lejeune partageait avec Edmond Picard dans les milieux du Jeune Barreau.
A tous les banquets de la basoche, on réclamait sa parole au dessert, alors même qu'il semblait que physiquement et intellectuellement il n’eût plus rien à dire. Il manquera certainement au banquet' de la Fédération des avocats qui aura lieu cette année à Charleroi.
Il formait avec Maîtres Janson, Beernaert, Woeste et Picard, cette phalange des cinq célébrités du Barreau célébrées cette année au Palais de Justice de Bruxelles, lors du centenaire.
Il laissera de sa carrière deux souvenirs : celui de son talent oratoire et celui, plus matériel et plus vivace, de son innovation de la condamnation et de la libération conditionnelles, adoptées immédiatement dans la législation française, et dont nos voisins ont souvent oublié l'origine belge.
(DUPLEEL J., dans Biographie nationale de Belgique, t. 33, 1965, col. 438-441)
LEJEUNE (Jules-Ange-Ladislas), homme d'Etat, criminaliste et avocat, né à Luxembourg le 5 mai 1828, décédé à Bruxelles le 18 février 1911 et inhumé à Longlier (province de Luxembourg).
Il fit ses études supérieures à l'Université libre de Bruxelles. Dès 1847, âgé de dix-neuf ans, il fut lauréat de l'Académie royale de Belgique pour un mémoire consacré à l'histoire des institutions judiciaires en Belgique. Docteur en droit en 1851, puis docteur en sciences politiques et administratives, il devint agrégé en mai 1857, après avoir soutenu brillamment une thèse sur le droit des tribunaux de vérifier la légalité des actes administratifs. L'Université libre le chargea de la suppléance du cours d'économie politique le 23 janvier 1860. Professeur extraordinaire pour le même enseignement en 1864, il se vit conférer le titre de professeur ordinaire honoraire le 19 août 1878.
Inscrit au Barreau de Bruxelles, il y acquit en peu de temps une réputation exceptionnellement brillante par son talent oratoire joint à une profonde connaissance des affaires qu'il traitait. Avocat du département des Finances en 1859, puis de celui des Travaux publics, il entra au Barreau de Cassation dès 1860. Comme conseil du ministère des Travaux publics, il représenta à plusieurs reprises le Gouvernement à des congrès des chemins de fer.
Il fut nommé ministre de la Justice le 24 octobre 1887 et demeura en fonction jusqu'au 17 mars 1894. En reconnaissance de ses éminents services, un arrêté royal du 28 mars 1894 lui conféra la dignité de Ministre d'Etat. Sénateur pour le Brabant en octobre de la même année, il siégea à la Haute Assemblée jusqu'en juin 1900.
C'est son activité à la tête du département de la Justice qui constitue l'essentiel de son œuvre. On lui doit la présentation de nombreux projets de lois dont certains, parmi les plus importants, furent immédiatement adoptés, tandis que d'autres sont à l'origine de réformes votées plus tard, spécialement sous ses successeurs Henri Carton de Wiart (1912-1918) et Emile Vandervelde (1918-1921).
Il se donna comme but de combattre la criminalité et la récidive en s'inspirant d'un esprit humain d'éducation et d'amendement. Ceci impliquait une adaptation du système pénal et pénitentiaire. Ses plus remarquables initiatives en cette matière furent d'abord la loi du 31 mai 1888 établissant la libération conditionnelle et les condamnations conditionnelles dans le système pénal (son œuvre capitale, appelée d'ailleurs « Loi Lejeune ») et ensuite la loi du 27 novembre 1891 pour la répression du vagabondage et de la mendicité. En faisant adopter ces textes par le Parlement, Jules Lejeune dotait la Belgique d'une législation pénale et sociale d'avant-garde pour l'époque et qui s'inspirait dans une large mesure des idées du professeur Adolphe Prins, inspecteur général des prisons, dont le célèbre ouvrage Criminalité et Répression. Essai de Science pénale fut publié en 1886.
On relève encore dans l'œuvre législative du ministre Lejeune la loi du 30 juillet 1889 sur l'assistance judiciaire et la procédure gratuite, la loi sur l'assistance publique (qui porte la même date que celle sur le vagabondage : 27 novembre 1891), un projet déposé le 5 juillet 1889 sur l'application du régime cellulaire, un projet du 10 août 1889 sur la protection de l'enfance, qui, amendé, deviendra la loi du 15 mai 1912, sous le ministre Carton de Wiart, et enfin trois projets du 15 avril 1890 sur l'aggravation des peines de la récidive, sur l'instruction des flagrants délits et sur l'organisation d'asiles spéciaux pour l'internement des aliénés criminels, des alcooliques et des détenus atteints de maladies graves.
Jules Lejeune s'est intéressé à tous les aspects de la lutte contre la criminalité et notamment au régime des détenus dans les prisons. Il a créé, le 15 mars 1894, la Commission royale des Patronages destinée à coordonner l'activité des comités de patronage dont, après le vote de la loi sur la libération conditionnelle, il avait suscité la réorganisation pour s'occuper des condamnés libérés.
Il a joué un rôle de premier plan dans les travaux de nombreux congrès nationaux et internationaux en mettant son admirable éloquence au service d'un sens profond des problèmes humains. On note particulièrement ses interventions au « Congrès international pour l'étude des questions relatives au patronage des détenus et à la protection des enfants moralement abandonnés », tenu à Anvers le 9 octobre 1890, au Troisième Congrès inter- national d'Anthropologie criminelle de Bruxelles, en août 1892, au Congrès de l'Union internationale de Droit pénal à Paris, en juin 1893, et enfin au Congrès national des Patronages, tenu à Mons le 16 décembre 1893. Il fut président ou membre de multiples associations philanthropiques au sein desquelles il manifesta son sens social, le souci de faciliter le reclassement des détenus libérés et, d'une manière générale, celui de protéger tous les faibles.
Le peintre Jean Delville a repris les traits de Jules Lejeune, qui posa pour lui en 1908, dans un dessin qui est reproduit en tête de l'ouvrage de Maria Biermé (Jules Lejeune. Un grand humain, Bruxelles, Larcier, 1927) et dont il s'inspira pour une grande composition symbolisant la Justice moderne dans la décoration de la salle de la Cour d'Assises, à Bruxelles.