Janson Paul libéral
né en 1840 à Herstal décédé en 1913 à Bruxelles
Représentant entre 1877 et 1913, élu par l'arrondissement de Bruxelles(Extrait du Soir, du 21 avril 1913)
Avocat, homme politique, Paul Janson était né à Herstal le 15 avril 1840. Il était le petit-fils d’un avocat de Paris qui, délaissant la toge pour les armes, combattit en faveur de la République contre l'Europe monarchique coalisée.
Après de brillantes études à l’athénée royal de Bruxelles, Paul Janson entra à l'Université libre de Bruxelles, et, en avril 1859, il obtint le diplôme de docteur en philosophie et lettres avec la plus grande distinction. Peu après, il profitait d’une bourse de mille francs accordée par le gouvernement, pour faire un séjour de quatre mois à Londres, où il fut assidu de la bibliothèque du British Museum. Puis. sur les conseils de M. Van Hoegarden, conseiller à la cour d'appel, président du jury d'examen de la faculté de philosophie et lettres, il entama l'étude du droit. Au cours même de ses études universitaires et pour gagner sa vie il enseigna à de nombreux élèves les mathématiques, les langues anciennes, l'histoire, la philosophie et le droit. D'octobre 1861 à avril 1862, ii passa un an à Baudour, en qualité de précepteur, dans la famille Defuisseaux.
Le 12 avril 1862, il obtint le diplôme de docteur en droit avec plus grande distinction. Deux mois après, il était inscrit au tableau de l'ordre des avocats.
En mai 1864, il plaidait, avec Maître Robert, le fameux procès de Benoît Debuck. traduit devant la cour d'assises du Brabant, du cher de menaces de mort envers le Père provincial de l'ordre des jésuites.
Cette affaire retentissante fut le levier de sa réputation d'avocat. Depuis, au cours d'une carrière brillante, s’il en fût, il a été mêlé aux causes les plus célèbres qui se sont plaidées en Belgique. A noter parmi celles-ci : le procès de l'Epine., devant la cour d'Assises de Mons (1866), où lui-même et ses confrères réussirent à faire acquitter, au milieu d'un enthousiasme indescriptible, dix-neuf mineurs et quatre femmes prévenus, à la suite de grève, de tentative d’assassinat sur des gendarmes ; en 1870, sa détense de Mandel, qui, dans la Cote libre, avait accusé le procureur-général de Bavay -« d'avoir forfait à son devoir en provoquant une ordonnance de non-lieu en faveur de Langrand-Demonceau et des administrateurs des sociétés du célèbre financier » fut couronnée de succès et amena l’acquittement du client. Il greffa sur ce verdict un procès civil et réussit, en tant qu'avocat des curateurs des faillites des sociétés Langrand, à faire admettre par la cour d'appel de Bruxelles la nullité de ces sociétés et la responsabilité solidaire de leurs administrateur'. De ce chef, les curateurs encaissèrent au profit des masses créancières plusieurs millions de francs représentant à peu de chose près la fortune des administrateurs.
Elu, en 1870, membre du conseil de l'ordre des avocats près la cour d’appel de Bruxelles, il fut, en 1878, élevé aux honneurs du bâtonnat.
En 1879 et 1880, il comptait parmi les conseils de Mgr Dumont, évêque de Tournai, qui, destitué de son siège par le pape, soutint l’illégalité de sa destitution et revendiqua la caisse diocésaine dont il avait été dessaisi. Il fit casser l'arrêt de la cour d'appel interdisant à son client de se qualifier évêque de Tournai. Ce procès amena comme corollaire l'affaire du chanoine Bernard. En 1889, il défendait, devant les assises du Hainaut, les frères Defuisseaux accusés de complot avec un grand nombre d'autres inculpés ; ses confrères lui firent l’honneur de le charger de la réplique ; il obtint un verdict d'acquittement qui fit événement en Belgique et à l’étranger, et qui donna lieu au Parlement à des débats mémorables. Pourbaix, n'ayant pas été compris dans la poursuite, fut arrêté et jugé sur la sommation de Maître Janson plaidant, croyons-nous, cette seule fois, pour la partie civile dans une affaire criminelle, obtint la condamnation de l'accusé.
Ayant contribué à fonder l'Université Nouvelle, il y donna un cours de droit civil approfondi sur les donations et les testaments.
En 1900, il fut élu président de la Fédération des avocats.
Dans sa carrière politique, cet orateur de puissante envergure acquit une immense notoriété. En 1870, il se présentait sans succès comme candidat au conseil communal de Bruxelles, avec l'étiquette de républicain-socialiste, sous l'égide de l'Alliance libérale. Cette même année, il refusait, à Liége, d'être candidat aux élections législatives sur une liste opposée à celle de Frère-Orban. Ill fut délégué, en 1871, par l'Internationale de Bruxelles, au meeting, où il salua l'avènement de la République française. Durant les cinq années suivantes, il s'adonna à l'étude des sciences sous les conseils d'Hector Denis, et suivit avec
Avec assiduité les cours de MM. Heger, Errera, Marique et Houzé, et put ainsi prononcer plus tard un magnifique discours sur la physiologie du cerveau.
En 1876, les électeurs bruxellois lui confient, à une majorité écrasante, le mandat de représentant ; il parle pour la première fois à la Chambre au cours d’une interpellation de Frère-Orban au sujet de deux allocations attribuées au nonce du pape. Il mène également une vive campagne en faveur de la révision constitutionnelle et de l'extension du droit de suffrage, proposant surtout d'attribuer le droit de vote à tous ceux qui savent lire et écrire.
Battu aux élections de 1884, il revient à Chambre le 10 juin 1889, et avec lui rentre au Parlement la question révisionniste. Dès l'ouverture de la session 1890-91, il dépose une proposition de révision d'articles de la Constitution, dont la prise en considération, acceptée par le gouvernement, est votée par la Chambre à l’unanimité. Il fait, dans la séante du 4 ma 1892, l’apologie du suffrage universel ; mais ne pouvant rallier à cette idée la majorité parlementaire, il vota la disposition qui, accordant un suffrage à chaque citoyen âgé de vingt-cinq ans, consacrait le principe qu'il avait défendu, mais qui, d'autre part, en écartait l'application absolue, en accordant deux et même trois votes à certaines catégories de citoyens (vote plural).
Il intervint, en outre, à la Chambre dans de nombreuses discussions de lois relatives aux habitations ouvrières, à la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les établissements industriels, à des règlements d'atelier. On lui doit une proposition de loi sur les assurances contre les accidents travail (1890) et une demande présentée le 1er mai 1891 au gouvernement, en vue d'examiner la question de la limitation des heures de travail.
Il perdit son siège à la Chambre, après la Constituante ; aussitôt le conseil provincial de Liége l'envoya au Sénat (octobre 1894). Il y prit là parole au cours d'importants débats, notamment les droits d'entrée, où il se déclara libre-échangiste ; il combattit le projet scolaire du gouvernement et fit des réserves au sujet des projets coloniaux ; ensuite, en matière d'alcool, pour réclamer la monopolisation par l'Etat, et dans les questions de milice, en faveur de la nation armée.
Aux élections législatives du 27 mai 1900. les libéraux progressistes de Bruxelles lui ont, pour la quatrième fois, confié le mandat de représentant. Il poursuivit encore, avec une opiniâtreté inlassable en athlète toujours debout, contre des adversaires nombreux, disciplinés et résolus, son rôle de pionnier Irréductible de tous les progrès, de toutes les améliorations politiques et sociales qu'il croyait favorables à la masse de ses compatriotes.
Son nom est gravé au premier plan dans l'histoire de notre époque.
(Extrait de La Gazette de Charleroi, du 20 avril 1913)
Mort de Paul Janson
Le ministre d'Etat, qui fut considéré toujours comme le chef du parti progressiste belge, a succombé pendant la nuit de vendredi à samedi au mal qui le minait depuis quelque temps.
Nous n'entendrons plus sa voix puissante, organe généreux mis au service de toutes les grandes causes d'émancipation et de progrès. II disparaît au moment où on pouvait espérer un triomphe auquel il avait consacré sa vie.
Les origines
Paul Janson est né à Herstal, près de Liége, le 11 avril 1840. Son grand-père était né à Paris. II était avocat à l'époque de la Révolution et fut volontaire en 1793. Après s'être distingué dans l'armée, il fut nommé commissaire près le tribunal de Liège, qui avait pour mission spéciale de faire rentrer au trésor les créances des émigrés. Il se maria à Liége et mourut juge au tribunal.
Le père de Paul est né à Liége en 1810. II fit ses études de droit qu'il dut interrompre par suite de revers de fortune. Le père Janson, très instruit, très lettré, était un démocrate convaincu qui a fait des sacrifices énormes pour élever sa famille et instruire ses fils qui ont une place marquée au barreau, dans l'armée et la politique. Paul lui doit énormément. Ce père fut récompensé de ses sacrifices et de ses peines, car ses fils furent dignes de lui. Très souvent, nous avons vu le père Janson entrer discrètement dans les réunions publiques où son fils Paul devait parler. Et quand celui-ci électrisait son auditoire, deux grosses larmes – des larmes de joie, couvraient les joues de son vieux père !
Paul Janson suivit les cours de l'athénée de Bruxelles de 1851 à 1856, et entra la même année à l'Université libre. Il fut nommé docteur en philosophie et lettres le 5 avril 1857, avec la plus grande distinction. Pendant ses loisirs, il lisait beaucoup. Son auteur favori était Proudhon. En 1859, il commence ses études de droit et quitte l'Université l'année suivante parce que le Conseil d’administration refuse une bourse à son frère Georges, sous prétexte que Paul en avait déjà une et qu'on ne pouvait en accorder deux à des membres de la même famille.
Paul et Georges étudient ensemble le droit sans suivre les cours, et Paul passe son examen de docteur en droit, le 5 avril 1862, avec la puis grande distinction.
Pour vivre, il donne des leçons de grec, de latin et de mathématiques. En octobre 1861, il part pour Baudour où il a vécu jusqu'en août 1862 dans la famille De Fuisseaux, comme précepteur de Léon et de Fernand.
En 1861 et 1862, Janson passe quatre mois à Londres, à l’aide une bourse de 1000 francs qui lui est accordée par le Gouvernement. Dans la grande cité, il travaille beaucoup à la riche bibliothèque du British Museum.
Le voilà homme !
Au physique, Janson était fort, d’un grandeur un peu au-dessus de la moyenne ; il portait sur ses larges épaules une grosse tête, énergique, bien découpée. L'œil était brillant, le regard ouvert ; ce qui le caractérisait, c'était la franchise, la bonté. Chez lui, pas de calcul, pas de comédie. Quand il agissait, il suivait les inspirations de son cœur. A en juger par ses actes, il dut subir ses inspirations généreuses plutôt que la réflexion. On a dit que la réflexion, chez la femme, est un phénomène. C'est là de l’exagération. Chez Janson, la réflexion n'était pas non plus un phénomène, mais sa nature devait être ainsi faite que la réflexion ne vient le plus souvent qu'après le fait accompli.
C'était un tribun. Quand il plaidait en cour d'assises, ou qu'il parlait dans une réunion publique, il enlevait presque toujours ceux qui l'écoutaient. De là ses succès, ses triomphes. De là sa grande popularité ! Sa parole chaude, convaincue, ses gestes de lion rugissant empoignaient ses auditeurs. On ne se fatiguait point à l'entendre.
L'avocat
Sa carrière d'avocat fut bien remplie. Dès 1862, il publie avec Léon De Fuisseaux une brochure dans laquelle les deux amis démontrent l'innocence de deux des accusés de la Bande noire, de Mons. Le procureur général De Bavay, très irrité de cette brochure, prononça plusieurs réquisitoires contre ces malheureux.
La même année, Paul entre en stage chez Maître Mersman.
Il prononça son premier discours politique, le 22 mars 1863, à la « Louve », contre le compromis convenu pour assurer la réélection de tous les députes sortants. Peu après, il prend part à la fondation du « Meeting Libéral. » Une candidature lui est offerte en 1863, mais il n'avait pas l’âge requis.
En mai 1864, il plaide avec Robert le fameux procès De Bucke.
La série des procès politiques commence en novembre 1866. Il plaide ave De Fuisseaux pour Gillard, rédacteur du « Grelot » accuse d'offenses envers Napoléon III. La péroraison de ce plaidoyer eut un grand succès. C'est un de ses meilleurs morceaux. Gillard fut acquitté.
L'année suivante, nouveau procès politique. II plaide avec Robert pour Barthélemy, accusé, lui aussi, d'offenses envers l'empereur. Cette fois-ci, il fut moins heureux quoique aussi éloquent, son client fut condamné : l'empire commençait à se faire libéral.
Mandel, le rédacteur de la « Cote-Libre », fut traduit devant la cour d'assises pour avoir accusé De Bavay, procureur général, d'avoir forfait à ses devoirs en ne poursuivant pas Langrand et Cie. Janson se charge de la défense et Mandel fut acquitté. A la suite de cc procès, De Bavay démissionna.
Sa carrière politique
Dès 1866, la candidature de Janson recommençait à poindre à l'horizon, mais elle ne se produisit ouvertement qu'au mois d'octobre 1869, lors des élections communales de Bruxelles.
L'Alliance libérale lui offrit une candidature pour le Conseil communal. Janson l'accepta et publia à cet effet une profession de foi dont il a beaucoup été question depuis. Citons-en les passages les plus saillants. Voici l' « Association libérale » :
« ... Vous voulez, dit-il en s'adressent aux membres de l'Alliance, secouer le joug d'une société électorale qui depuis de longues années se joue de vous et vous traite haut la main. C'est un énorme progrès ; c'est le réveil de la vie publique qui se mourait dans l’atmosphère énervante des associations conservatrice et libérale. »
Vient le tour du droit de suffrage :
« … Et d'abord, je pense que l'heure est venue d'appeler la vie publique « l »Université des citoyens belges » ; rien ne peut plus retarder l'avènement en Belgique du Suffrage Universel qui règne aujourd'hui des bords de l'Elbe aux rivages de l'Atlantique. »
La question sociale le préoccupe. « Ce sera l'éternel honneur du socialisme, dit-il encore, d'avoir posé et scruté cette question qu'il appelle le problème de la misère. Je suis donc avec l'« Internationale » qui en fait l'objet de ses patientes recherches, de ses laborieuses études, et contre l'Association libérale qui a prouvé par son apathie systématique, que ces mots « amélioration du sort des classes laborieuses » inscrits dans son programme sont un leurre et rien de plus. »
A propos de la forme du Gouvernement, il se déclare républicain : « le meilleur des rois ayant toujours l’immense défaut d'être de son métier. »
Malgré cette profession de foi radicale, « l'Alliance » ne se dédit point et tient à son candidat. Des réunions publiques au milieu d'un grand enthousiasme, Janson y est acclamé. Sa candidature est appuyée par la « Ligue républicaine et socialiste.3
« L'Association libérale parla de spectre rouge et traita le candidat de brouillon ! Janson obtint pourtant 1064 voix.
A cette poque, le mouvement ouvrier s'organisait. L'Internationale était puissante. « La Liberté », journal dont on a tant parlé depuis et qui était rédigé par des amis de Janson : Arnould, De Greef, Denis, Fontaine Robert, etc. et que Janson soutenait de ses deniers, « La Liberté » prêchait l'abstention politique. Elle propageait l'idée de la création des Chambres du travail. Des meetings étaient organisés partout pour propager cette idée. Janson y pris part. La Chambre du travail devait être composée Chambre de délégués des associations de travailleurs et siéger à Bruxelles. L'idée était excellente. mais peu pratique alors.
A la veille des élections de 1870, le « Cercle démocratique » de Liége offre à Janson une candidature pour la Chambre, en opposition avec la liste de l'Association libérale en tête de laquelle se trouvait le cher du cabinet libéral, M. Frère-Orban.
Cette fois-ci, Janson refuse par une lettre datée du 9 juin. Le motif principal de son refus, c'est que depuis six mois il s'adonne, avec ses amis, à une propagande active pour arriver à constituer la Représentation du travail. La part active qu'il a prise à ce mouvement lui « paraissait incompatible avec l'acceptation d un mandat conféré par le suffrage des censitaires. »
Janson a peu écrit. II a collaboré cependant à quelques journaux. C'est ainsi qu'on trouve de lui plusieurs articles contre la peine de mort dans la « Tribune du Peuple. » Il écrivit aussi quelques rares articles à la « Liberté » et au « Libre Examen. »
II se maria civilement le 5 avril 1871 avec Mlle Amoré, institutrice chez Mlle Gatti.
De 1871 à 1876, Janson ne fait plus parler de lui. Il a beaucoup étudié pendant ces quelques années. II s'adonna surtout à l'étude des sciences naturelles sous l'inspiration et les conseils d'Hector Denis. Ces études et celle de la physiologie ont pour lui le plus grand attrait.
En 1876 il donne une conférence à la « Chambre du Travail », fédération des associations ouvrières de Bruxelles. Il avait pris pour sujet, la loi de solidarité. II le développa avec une conviction ferme, dans des termes énergiques. Jamais il ne fut plus éloquent ; jamais non plus il n'avait été plus sérieux.
Aussi, quand l'année suivante quelques amis lui proposèrent une candidature à la Chambre, en remplacement de Funck, ses adversaires ne manquèrent point de lui rappeler les idées socialistes développées dans cette conférence.
La bataille fut chaude. Presque tous les députés, Anspach, Couvreur, Van Humbeeck, Jottrand, Crocq, combattirent la candidature Janson, comme « dangereuse et néfaste pour l’opinion libérale. Malgré cotte opposition des élus du corps électoral, chaque réunion d'électeurs était Pour Janson un triomphe.
Janson fit des concessions. II atténua sa manière de voir.
Le 25 avril 1877, l'Association se réunit en assemblé générale : le poll allait parler. Janson et Goblet, les deux candidats en présence, déclarent se soumettre d'avance à son verdict. M. Goblet obtient 148 suffrages ; Janson en recueille 630 ! Van Humbeeck donne sa démission de... président de l'Association.
Les doctrinaires, sous la direction de M. Orts, opposent à la candidature Janson celle de M. Van Becelaere. L'élection a lieu le 30 avril. 8.075 électeurs y prennent part. A dix heures du matin, les premiers résultats sont connus. Vilvorde, un centre donne 16 voix de majorité à Janson, et un des bureaux de Saint-Gilles, 90. A onze heures et demie, le résultat définitif est connu. Janson obtient 5.394 ; van Becelaere, 2.483 !
Bruxelles était en fête. Le soir, une manifestation comme jamais on n'en avait vu dans la capitale, a lieu en faveur du nouvel élu. La place du Petit Sablon est noire de monde. Janson se montre au balcon et est acclamé par la foule en délire. Tout ému, le nouveau représentant adresse quelques mots à la foule : « Messieurs, dit-il, je comprends tous les devoirs que m’impose cette grande manifestation et je saurai les remplir, je vous le jure ! »
Sa première législature
Dès son entrée au Parlement, il propose diverses réformes concernant les caisses de Prévoyance des ouvriers mineurs. En juin 1878, les libéraux reviennent au pouvoir avec M. Frère comme chef de cabinet. En décembre, Janson, pour ne pas déplaire au ministère, s’abstient lors du vote sur le contingent de l'armée, tandis que De Fuisseaux vote contre.
En juin 1880. des ouvriers de Bruxelles présentent quatre candidats contre ceux de l’Association libérale et comme protestation contre le système du cens. Janson, dans un banquet de la réunion du mercredi, fait la leçon à ces audacieux : « aux candidats ouvriers qui réclament dès maintenant le suffrage universel, dit-il, je dirai qu'ils se trompent et que ce n'est que quand les questions de l'instruction primaire, secondaire et supérieure seront résolues, que la question électorale sera mûre ! »
La même année lieu à Bruxelles une grande manifestation en faveur du suffrage universel. Janson n'y paraît point.
Il déposa, en juin 1881, une proposition tendant à conférer le droit de suffrage pour la province et la commune à tout Belge de 21 ans sachant lire et écrire. Dans un premier discours, M. Janson déploya tout ce que son talent possède de force et d'énergie pour faire admettre sa proposition ; il supplia ses adversaires de ne pas la repousser, ajoutant qu'elle était dans les vœux de la Belgique entière. Ce discours resta sans écho. Huit jours après, il revint à la charge. A ceux qui lui avaient reproché de se coaliser avec la droite, il répondit fièrement qu'il était des coalitions honnêtes et qu'à celles-là il ne se refuserait jamais. Après cette séance du 8 juillet, Bruxelles fut en effervescence. On commentait l’éventualité d'une crise ministérielle, la chute du cabinet, la nomination d'un ministère progressiste acceptant de dissoudre les Chambres et de faire un appel au pays sur la réforme électorale.
On prêtait à M. Janson et son groupe la pensée, s'ils obtenaient le pouvoir, de s'adresser directement aux non-censitaires et de leur demander de contribuer par des manifestations pacifiques, à forcer la main au pays légal, c'est-à-dire aux 118,426 citoyens investis du droit de vote. La presse tout entière se souleva et les épithètes les moins flatteuses furent lancées à la tête du démocrate Janson : c'était un déserteur, un traître, un Insigne maladroit, un fou, le fléau du parti libéral : il ne lui restait plus qu'à faire amende honorable, à démissionner, à mériter le pardon par une conduite plus sage. Sans abandonner absolument l'Idéal dans lequel il avait foi, mais résolu d'attendre des circonstances plus favorables. satisfait d'ailleurs des promesses, pas bien grandes cependant, que lui avait données le gouvernement. M. Janson céda, et ses amis, d'accord avec lui, déposèrent les armes. Seul. M. Léon De Fuisseaux tint bon ; plutôt que de s'incliner ; il préféra démissionner.
Mais la révision aux yeux de M. Janson, était une idée trop grande, trop juste, trop démocratique pour rester encore longtemps dans l’oubli.
Le 19 juin 1883, il donna lecture d'une proposition de loi portant révision des articles 47 et 53 de la Constitution.
Il réclamait l’abolition du système censitaire, « disposition constitutionnelle incompatible avec la justice, le progrès démocratique et le développement du droit public moderne. »
Quelle était la formule de M. Janson ?
Désireux de ne pas se montrer intransigeant et pour donner satisfaction à ce qui croyaient qu'il serait dangereux d'accorder à tous les citoyens, quelle que fut leur ignorance, le droit de vote, il proposait de l’attribuer à tous ceux qui savent lire et écrire.
Le ministère se prononça nettement contre cette proposition et la lutte s’engagea ardente, serrée, remplie de paroles acrimonieuses, entre le cabinet et la gauche radicale. La droite assistait impassible à la querelle. La prise en considération fut repoussée. La question révisionniste resta enterrée pendant six ans.
La seconde législature
Eliminé aux élections de juin 1884, M. Janson revint occuper son siège le 10 juin 1889. Avec lui, rentrait au Parlement la question révisionniste.
Dès l'ouverture de la session de 1890-1891, il déposait une nouvelle proposition demandant la révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution.
Plus heureux cette fois, il vit ses efforts couronnés d'un demi-succès : le Gouvernement accepta la prise en considération de la proposition, et la Chambre la vota à l’unanimité de ses membres.
Ce que M. Janson et l'extrême-gauche voulaient surtout et avant tout, c'était le suffrage universel avec l’établissement du « referendum » royal et populaire, la représentation proportionnelle et la réorganisation du Sénat basée sur la représentation des intérêts.
Dans la séance du 4 mai 1892, il développa ses idées, combattit les systèmes contraires et fit l'apologie du suffrage universel.
On sait la suite des événements. Les différentes propositions basant le droit de vote sur le savoir lire et écrire, l'occupation, etc., furent successivement rejetées. Vint enfin la séance du 18 avril 1893, où l'extrême-gauche, guidée par M. Janson, donna loyalement la main à la droite pour adopter la proposition établissant le vote plural.
Mais voyez les caprices du sort et la fragilité des mandats politiques : on sait que le suffrage universel n'a pas été tendre pour ceux qui ont le plus contribué à l’établir. Déjà par deux fois M. Janson fut répudié par lui.
Il est une question qu'on se pose souvent : M. Janson est-il socialiste ? Il y a répondu lui-même en ces termes : « J'ai dit et je répète que j'appartiens à l'école socialiste positive, à celle qui s'éclaire de par la science et qui propage ses doctrines par la liberté, rien que par la liberté. »
« Je ne m’occupe pas, dit-il ailleurs, d’un idéal lointain, éloigné, actuellement irréalisable, mais j’envisage les nécessités présentes, les réformes possibles, et je dis que l'école socialiste a le grand mérite et l’honneur d'avoir soumis à une critique et à un examen scientifique toutes les institutions sociales et d'avoir recherché s'il n'y aurait pas moyen de les modifier, de les améliorer et de les transformer. »
Notons en matière sociale, son intervention, à la Chambre des Représentants, dans la discussion de la loi relative aux habitations ouvrières, à la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les établissements industriels, dans la discussion de la loi sur les règlements d'atelier.
II a déposé en 1889-1890 une proposition de loi sur les assurances contre les accidents du travail et a demandé le 1er mai 1891, par motion d’ordre, que le Gouvernement prenne des mesures pour examiner la question de la limitation des heures de travail.
Le Sénateur
Le Conseil provincial de Liége l'envoya au Sénat en octobre 1894.
II eut l'occasion d'y prendre position dans plusieurs discussions importantes. A propos des droits d'entrée, il se déclara libre-échangiste et fit le procès de toute la politique gouvernementale ; il combattit violemment le projet scolaire du Gouvernement, qu'il considérait comme une atteinte portée à l'autonomie communale et à la Constitution ; il s'éleva plus tard contre les projets coloniaux ; en matière d'alcools, il réclama la monopolisation par I'Etat ; dans les questions de milice, il émit ses vues en faveur de la nation armée.
La troisième législature
Après de l’introduction de la représentation proportionnelle, Paul Janson rentra à la Chambre comme député de la capitale, constamment réélu sur la liste des libéraux unis. II fut, en effet, dans le groupe progressiste, un de ceux qui s'appliquèrent le plus loyalement à réconcilier les deux fractions du libéralisme, comprenant que le parti libéral ne peut exercer pleinement sa légitime influence que pou autant que s'affirme son unité politique sur le terrain parlementaire.
Paul Janson n'a jamais été au gouvernement et son rôle n'en fut pas moins considérable. Son tempérament même le portait être essentiellement un homme d'opposition. Il n'hésita pas, à certaines heures, à se rapprocher des socialistes et ce fut beaucoup sous l'effet direct de son influence que les deux gauches pratiquèrent dans des circonstances données une politique parallèle sans que, pour cela, l’un des deux partis eût sacrifier n'importe quel point de son programme propre.
Ce fut un homme d'une grande bonté, d'une loyauté admirable, au caractère duquel ses adversaires les plus acharnés doivent rendre un hommage sans réserve, comme le prouve le fait que le Roi et la gouvernement conservateur nommèrent, en 1912, ministre d'Etat cet homme politique qui n’avait jamais renoncé à ses convictions républicaines et radicales.
Au Palais
Quand on l’entendait plaider, dans ces salles d'audiences, où trop souvent règne une atmosphère de glace morale, on se rendait compte de la puissance de rayonnement d'un cœur et d'un cerveau...
D'un cœur : Oh ! le cœur admirable de cet homme ! Le cœur vibrant à tous les frémissements de l'humanité ! Le cœur qui a la sensibilité telle que les souffrances des humbles, des déchus même, voire des criminels, devenaient ses souffrances à lui ! Le cœur altruiste, le cœur humain, enfin !... Ah ! combien de ces petits hommes, de ces petits hommes qui pullulent dans les milieux judiciaires devraient réfléchir, ne fût-ce qu’une minute seulement, à ce qu’était ce cœur !... Une minute seulement aussi et leur pensée s’élèverait à cent coudées !...
Il était, cet homme exceptionnel, ce que les créatures vivant confites dans les traditions ne comprennent pas « encore » : il était une parcelle de la souffrance humaine ; il comprenait cette souffrance ; il avait su fouler aux pieds les vanités mesquines pour s’élever jusqu’au sommet où s’aperçoivent les injustices, les inégalités lâches, les égoïsmes odieux ! Il les voyait, il les jugeait - et il essayait de trouver le remède à tant de maux.
Ce fut sa vie !
Une vie semblable comporte des amertumes.
Paul Janson en avait.
Lorsque, dans les couloirs, on le rencontrait, isolé parfois, dans l'isolement superbe de ceux qui ne sont pas entourés de courtisans, car ils n'avaient pas de prébendes à attendre de lui, on voyait passer dans son regard le mépris pour certains... Et lorsqu'il rencontrait ceux qu'il savait le comprendre, il avait des mots sans méchanceté, car il ne savait pas être méchant, mais si ironiques pour les « cristallisés »…
Au Palais, les dernières apparitions de Paul Janson furent assez semblables, dans leur portée morale, à celles de Jules Lejeune, cet autre grand cœur... L'un et l'autre furent vus, trop solitaires. Et les amertumes dont nous parlions résultaient de la pensée, que l’un et l’autre de ces deux hommes avaient, que certains de leurs efforts resteraient stériles...
C'est ainsi, en ce qui concerne Paul Janson, qu’il déposa des projets de loi, en matière judiciaire notamment, remplis de cette générosité qui formait le fond de son âme, et qui dorment dans les cartons parlementaires depuis nombre d'années... Il avait réuni dans ces projets-là tout ce que son amour pour les souffrants lui avait suggéré, au point de vue de l'injustice... de la justice ; il avait accueilli les idées qui lui semblaient bonnes, s'efforçant de les couler en des textes de loi. Les projets s'endormaient...
C'était là la grande amertume...
Et pourtant, il se trompait. Tout ce travail ne sera pas stérile ; tous ses efforts ne resteront pas sans effet... C'est là le grand éloge qu'aujourd'hui on recueille dans les groupes d'avocats, où sa pensée vit, plus puissante que jamais !
Les funérailles
Selon les volontés formelles du défunt, les funérailles auront lieu dans la plus stricte intimité, très probablement lundi après-midi. Paul Janson a manifesté le désir d'être incinéré, au Père Lachaise, à Paris. Il en sera ainsi fait.
La nouvelle de la mort a provoqué une vive émotion en ville. Nous avons vu, à la Maison du Peuple, des vieux ouvriers qui avaient des larmes aux yeux en lisant la fin de celui qui, un des premiers, avait lutté pour la cause de l'égalité politique. Et ils évoquaient les souvenirs des grandes journées de jadis, notamment le fameux meeting de la Porte de Hal...
Dès la première heure, de nombreuse personnalités ont été déposer leur carte à la mortuaire.
Un mot d'ordre sera sans doute donné aux grévistes, les invitant à se masser sur le parcours du cortège et à escorter, jusqu'à la gare, la dépouille de Paul Janson.
(Extrait du Vingtième Siècle, du 20 avril 1913)
Mort de M. Paul Janson est mort.
M. Paul Janson est mort à Bruxelles samedi, à 2 heures du matin.
II succombe, à l'âge de 73 ans, à la maladie qui depuis quelque temps le tenait éloigné du Parlement et du Palais, les deux grands théâtres de son activité. Nous qui avons combattu avec vigueur M. Janson et son parti, nous ne ferons aucune difficulté à reconnaître qu'avec lui disparaît une des grandes figures de notre monde parlementaire et l'un des plus illustres orateurs qu’ait connus notre génération.
La presse libérale, qui, samedi matin, saluait avec une émotion profonde la mémoire du grand tribun disparu, ne se souvient que du rôle qu'il a joué en ces dernières années, quand, avec une vigueur que nous avons reconnue, mais avec une injustice que nous avons condamnée, il combattait le gouvernement catholique. Elle oublie que le nom de M. P. Janson restera attaché à l'un dès épisodes douloureux de l'histoire du libéralisme en Belgique, qu'il fut jadis l'implacable artisan des déchirements qui vouèrent le parti libéral à des défaites successives, qu’il aiguilla son parti dans la voie qui le conduisit, d'abdication en abdication, à n’être ne plus être qu’un prolongement de l'extrême gauche socialiste.
M. Paul Janson fut amené par des raisons diverses à prendre cette attitude, et son tempérament fougueux le condamna à y persévérer jusqu'à provoquer de vraies catastrophes électorales. Il était d'origine française, bien que né en Belgique, à Herstal, Il avril 1840. Il était imbu par ses traditions mêmes de la pure doctrine du jacobinisme français, et les principes de la Révolution, en qui il saluait la quintessence d'une vérité universelle, restèrent toujours à la base de ses croyances politiques. Le libéralisme belgo n'en était pas encore arrivé là, quand M. Paul Janson, docteur en droit depuis 1862, inscrit à peine au barreau de Bruxelles, se lança à corps perdu dans la politique. Représenté alors par les Frère-Orban, les Orts, les Jottrand père, le parti libéral s'inspirait encore d'idées semi-conservatrices, respectait les croyances religieuses et leur faisait une part dans l’organisation sociale.
M. Paul Janson ne put se plier à ces idées-là : avec les Olin, les Grau, qui s'assagirent rapidement ; avec les Rober, les Feron et jusqu'au communard Arnould, qui moururent, dans l'impénitence finale, il rêva de constituer le libéralisme belge sur des bases élargies nettement démocratiques, mais aussi areligieuses, et, en face de la cathédrale où officiaient les grands de la Doctrine, il fonda le « Meeting libéral », où les fidèles ne se bousculaient pas, mais où il fut dès premier jour sacré grand-prêtre.
Avons-nous à rappeler les luttes épiques d’alors ? M. Janson présenté une première fois sa candidature aux élections communales de 1863. Il échoua, comme il échoua en 1869. Tout pénétré des principes du libéralisme conservateur, le corps censitaire de l’époque ne pouvait se décider à partager les idées de M. Janson, que les chefs de la Doctrine, excommuniaient avec une véhémence qui nous ferait bien sourire aujourd'hui et que M. Buls qualifiait de « danger public. » C'est que M. Janson ne respectait rien ni personne ; il se réclamait du suffrage universel, de l'instruction obligatoire, du service personnel, de la complète égalité civile et politique, et dans un pays qui, en dépit de divisions ardentes, a eu cette bonne fortune d'échapper aux débats sur la forme du gouvernement, il se qualifiait de « socialiste-républicain »,reprochait au meilleurs des rois constitutionnels de ne rêver que de « revues » et de « Te Deum », et d’avoir toujours le tort grave « d’être de son métier. »
Ces doctrines, alors nouvelles et qui paraissaient monstrueuses, M. Paul Janson les défendait avec une fougue impétueuse, avec l’éloquence sonore et imagée dont l’avait merveilleusement doué la nature. A force d’être bruyamment affirmées dans les réunions publiques où M. Janson régna toujours en triomphateur, elles eurent du retentissement et finirent par séduire les couches nouvelles, si bien que le jour arriva où, menacés dans leur fief et pressentant les premiers symptômes d’un ébranlement, les grands chefs de la Doctrine se résignèrent à faire une place à M. Janson. Ce jour-là, le libéralisme belge a fait un premier pas non sans qu'il lui en ait beaucoup coûté. Depuis lors...
Entré à la Chambre en 1877, en remplacement de M. Funck, M. Janson devint du jour au lendemain le chef de l’extrême gauche d'alors, des radicaux, aile gauche du libéralisme, dont les sympathies envers le socialisme naissant ne reculaient devant aucune concession. Farouchement anticlérical, adversaire, peut-être malgré lui, de la liberté quand elle pouvait profiter aux catholiques et à l’Eglise, M. Janson soutint fougueusement le cabinet de Frère-Orban dans sa politique sectaire et liberticide, mais il n sacrifiait rien de ses idées et il les affirma derechef en pleine Chambre, certain jour que M. Woeste, avec sa coutumière ténacité, le soumis à un complet interrogatoire sur faits et articles.
On devine l’accueil que M. Frère-Orban fit à ces idées. De là, entre l'illustre homme d'Etat et le député de Bruxelles, cet antagonisme qui nous valut de grandes premières parlementaires, mais accentuèrent encore les divisions latentes au sein du parti libéral. Cet antagonisme s'affirma spécialement en deux occasions. Une première fois, quand, à la faveur d'un projet à la fois électoral et fiscal sorti de l'imagination de M. Graux, M. Janson souleva la question du suffrage universel. C’ est au cours de ce débat que Frère-Orban lui lança son dédaigneux ; « Jamais! Ni en un acte, ni en deux actes ! »
Une seconde fois, quand, en 1883, pour combler le déficit du Trésor, M. Graux déposa son projet de loi portant création de nouveaux Impôts de consommation. La discussion fut à la Chambre d'une violence inouïe. De la Chambre l'agitation se communiqua au dehors et l’on assista à ce spectacle jamais vu à Bruxelles, d'hôtels ministériels, occupés par des ministres libéraux, que les forces policières devaient défendre contre les manifestations de la rue.
M. Janson avait-il rêvé, ce jour-là, de renverser le cabinet Frère-Orban ? Nous ne voulons pas le croire. Mais le résultat fut acquis. Avec, toutefois, ceci de particulier, que la vague de 1884 emporta toute la maison. M. Frère-Orban comme M. Janson furent étouffés sous les débris. C'était justice, car l'un et l'autre avaient une égale responsabilité dans la politique de persécution qui, si elle avait sévi un an encore, nous eût conduit tout droit à la guerre civile.
Voici M. Janson démis de son mandat. Il ne rentra au Parlement qu'en 1889, à la faveur d'une élection partielle que dominèrent tout entière les polémiques irritantes et injustes nées de l’affaire du Grand Complot et de l’affaire Pourbaix.
Au cours de la discussion de l'article 47, M. Janson défendit sa thèse avec l'ardeur de jadis, mais il se prêta à la solution transactionnelle et crut, avec M. Faron, avoir remporté une victoire satisfaisante et définitive.
Chose bizarre : le régime qu'il avait fait instaurer lui valut un nouvel échec électoral. II fut battu aux élections générales de 1894 et ne reprit son siège de député qu'en 1900, à la faveur de la représentation proportionnelle. Entre-temps, le conseil provincial de Liége en avait fait un sénateur provincial.
Au cours de ces treize années, M. P. Janson , bien qu'I l'ait vaticinée périodiquement, n’a pas vu luire pour sa parti « l’aube de la délivrance. » Relégué dans l’opposition, il ne sortait de son silence que pour flétrir avec une violence amère les faits et gestes du cabinet conservateur. Il le faisait avec l'éloquence qui forçait toujours l'admiration et les applaudissements, mais il y avait, semble-t-il, dans son éloquence nous ne savons quoi d'amer, de désenchanté, de cassé. qui trahissait à la fois la défaillance physique une certaine défaillance morale, et la détresse du lutteur se sachant condamné à d’irrémédiables défaites. Ainsi l'avons-nous vu dans le débat sur la loi militaire de 1909, dans le débat sur la réforme scolaire, où pour dernière fois il exhala sa passion anticléricale toujours inassouvie. Cette passion était restée telle qu'elle ne l'eût pas fait reculer devant les plus monstrueux attentats contre la Constitution et que, défenseur passionné de la liberté en général, il eût sacrifié délibérément tous les principes pour en refuser le bénéfice à l’Eglise catholique.
Telle fut, rapidement esquissée, la carrière politique très mouvementée de M. Paul Janson. Nous n'avons rien à retrancher des critiques sévères que nous ont inspirées ses idées politiques. Mais ces réserves faites et maintenues, nous saluons la mémoire d'un homme qui a joué un rôle considérable dans la politique belge, et dont l'éloquence incomparable s'affirma autant à la tribune parlementaire qu'à la barre des cours de justice.
Avocat du barreau de Bruxelles, désigné aux honneurs du bâtonnat après dix années à peine de vie professionnelle, M. Paul Janson jouissait au Palais d’une réputation qui fut rarement égalée. Sou nom restera attaché à toutes les grandes causes plaidées au cours des trente années, spécialement au grand criminel, affaire De Buck, affaire Langrand-Dumonceau, affaire Nemethy, affaire Jaumart, affaire De Paepe et tant d' autres qui lui avaient valu une incomparable notoriété.
Nous devons arrêter ici ces notes trop sommaires.
Ajoutons encore que M. Paul Janson été nommé, en 1912, ministre d’Etat.
(Extrait du Vingtième Siècle, du 12 mai 1913)
Nous attirons l'attention de nos lecteurs sur un article que nous publions aujourd'hui en tête des colonnes de notre supplément; un de nos confrères a bien voulu rappeler dans cet article quelques souvenirs des luttes passées. Nous ne doutons pas que nos lecteurs y prennent grand intérêt.
La carrière et la politique de feu P. Janson
Un article de M. Alexandra Delmer
M. Alexandre Delmer, bibliothécaire en chef de l'Université de Lié e, a été un des journalistes les plus en vue de la période dite « censitaire. » Pendant plus de trente ans, il a été mêlé à toutes ls batailles politiques de cette époque agitée. Dieu sait si ces batailles étaient ardentes. Les hommes de soixante ans, quand ils les comparent aux luttes d'aujourd'hui, leur trouvent plus de grandeur. voire plus d'âpreté. Quoi qu'il en soit, Alexandre Delmer qui a 77 ans aujourd’hui - l'âge de M. Charles Woeste - y prit une grande part. Par son talent de polémiste, l'étendue de sa culture, la solidité et la variété de ses connaissances, il brilla, dans la presse, aux premiers rangs. Nous lui avons demandé dé de nous écrire un article sur M. Janson qu'il a bien connu et ardemment combattu. « Allons », dit le chevalier de Job quand il entend le son de la trompette. Quand il s'agit d'écrire un article de journal, Alexandre Delmer ne se le fait pas dire deux fois, Vingt-quatre heures après que nous le lui avions demandé. nous avions son article. Le voici.
* * *
Mon cher Neuray,
Ce que je pense de Paul Janson !
Je l’ai combattu depuis son apparition sur la scène politique ; la plume à la main, je l'ai suivi dans toute sa carrière, et maintenant qu'il est mort, que je suis vieux, et que mortes aussi sont en moi, ou tout au moins refroidies les ardeurs du polémiste, il me semble que je puis, sans trop de présomption, me promettre de juger avec équité cet homme extraordinaire.
Extraordinaire, il le fut toujours pour la Belgique. Sans doute par sa naissance et par ses ascendants immédiats, il appartenait notre pays, mais son grand-père était de ces Français qu'amena chez nous la vague envahissante de la première République, et la tradition jacobine fut, semble-t-il la seule religion de sa vie. Il faut faire à cet atavisme une large part si l'on veut se rendre compte des opinions républicaines si ancrées dans l’esprit du futur tribun.
Je ne sais rien des années qu'il passa à l'Université de Bruxelles; mais j'affirmerais sans crainte de me tromper, que les voix beiges qu'il y entendit firent beaucoup moins d'impression sur lui que la voix des proscrits étrangers à qui cette Université ouvrait volontiers ses chaires. Lorsque, pour la première fois j'entendis Janson parler en public, je fus frappé de lui trouver, pour l’intonation, le geste et il chaleur du débit une ressemblance frappante avec Bancel de la Drôme, un réfugié français que l'édilité bruxelloise avait chargé de donner un cours d'éloquence (!) à l’Hôtel de Ville. Bancel a publié ces discours sous le titre : « Harangues de l'exil. » Il enseignait également à l’Université libre, et il était naturel que le maître déteignît sur le disciple.
C’est à cette formation oratoire que Paul Janson dut peut-être d'avoir plus de prise _
C’est à cette formation oratoire que Paul Janson dut peut-être d'avoir plus de prise sur les masses que sur des auditoires restreints ; son éloquence, soutenue par un organe puissant, fut toujours plutôt tribunicienne que parlementaire.
Sa réputation date pourtant du barreau. Il y « perça » en 1864, dans un procès de prétendue captation qui n'était qu'une odieuse machine montée contre les jésuites et qui rata. Paul Janson y conquit d'emblée les sympathies de toute la gent anticléricale ; pour le public impartial, il fut prouvé que ce fils du libre examen se portait en accusateur des religieux, sans les connaître, étant plus familiarisé avec les romans d'Eugène Sue qu'avec ce qu'on appelle au palais « les faits de la cause. »
Mais, ce n'est pas l'avocat que je voudrais apprécier ici. C est le rôle politique de Paul Janson qui m'intéresse, et j'aborde d'emblée le reproche qui lui a été fait, tort, selon moi, par des journaux catholiques. On a dit que, sous prétexte d'infuser un sang nouveau au parti libéral, il l'avait tout à la fois divisé et poussé dans la voie des pires excès.
Diviser le libéralisme, susciter des progressistes pour faire échec aux doctrinaires, en supposant que ce fût son œuvre, serait-ce à nous, catholiques, à nous en plaindre ?
Mais ne voit-on pas que faire d'un homme l'auteur responsable de la transformation de tout un parti, c'est exagérer au-delà de toute vraisemblance la puissance d'une individualité ?
Le parti libéral a changé depuis un demi-siècle, c'est incontestable. Il a su parfois quoique rarement, respecter nos croyances ; il n’a pas toujours pratiqué la politique sectaire et liberticide qui a marqué les dernières années de son règne ; dans l'opposition, il n'aurait pas pactisé alors, comme il l'a fait aux élections de juin 1912, avec les ennemis déclarés de tout ordre légal. Lorsque le parti socialiste s'est constitué, les libéraux ont tenu à honneur de séparer leur cause de la sienne.
Est-ce M. Frère ou Paul Janson qui, à la suite de I 'échange de vues a rompu nos relations avec Rome ?
Est-ce M. Janson ou le ministre franc-maçon Van Humbeeck qui, en 1879, déchaîna sur le âys la persécution scolaire ?
Est-ce M. Janson ou le ministre Bara qui, antérieurement , avait destitué d'honorables magistrats pour n'avoir pas requis avec assez de vigueur contre les catholiques ?
Que Paul Janson ait approuvé tous ces abus de pouvoir, nous le voulons bien. Et de mes yeux je l'a vu, à Virton, en 1880, siéger dans l'enquête scolaire à côté de M. Bouvier, dont parfois il tâchait de réfréner, pour quelque gaffe, la fougue intempérante.
Mais ce que ne saurait oublier un catholique, témoin des excès par lesquels le parti libéral s’est perdu comme parti de gouvernement, qu'en ce temps où M. Frère arrachait encore à une majorité servile tous les votes qu’il jugeait nécessaires pour se maintenir indéfiniment au pouvoir, il y eut un homme qui sut lui résister en face et briser dans ses mains l'arme de la dictature.
Cet homme fut Paul Janson.
Ceux-là seuls dont les souvenirs politiques remontent au moins à une quarantaine d’années ont connu par expérience le joug de fer que, en matière électorale surtout. M. Frère-Orban faisait peser sur le pays. Réfractaire aux aspirations des classes élevées, sourd aux plaintes du prolétariat laborieux où il ne voyait que des « manouvriers et des valets de ferme » , il ne connaissait qu'un moyen de rafistoler une majorité qui à chaque élection menaçait de sombrer. L'expédient consistait opérer dans ce corps électoral, déjà si réduit (121,000 électeurs généraux sur plus de 5 millions de Belges), des coupes sombres qui atteignaient surtout les électeurs catholiques.
On ne pouvait pas toujours procéder par élimination, et déjà M. Dechamps, lorsqu'il fut question pour lui de prendre le pouvoir en 1862, avait proposé au roi Léopold Ier – sans succès du reste – d’étendre le droit de suffrage dans une mesure compatible avec le minimum de cens fixé par la Constitution. Seuls alors les électeurs pour la commune et pour la province auraient bénéficié de cette extension.
Les revendications de Paul Janson portaient au-delà : elles ne en tendaient à rien de moins qu'à abolir le régime censitaire et à remplacer par le suffrage universel, qu'il préconisait depuis son entrée à la Chambre (1877), dénonçant l'article 47 de la Constitution comme une « pierre vermoulue. » Peu lui importait, à lui, homme nouveau formé à l'école de Proudhon, que cet article eût été introduit dans la charte belge par des libéraux de 1830. Général était encore en 1883 le respect que professaient nos parlementaires pour la lettre du pacte fondamental et l'on est fondé à dire que lorsqu’il tonnait contre le privilège du cens, il ne trouvait guère d'écho dans la Chambre.
C'est dans une de ces occasions qu'un plaisant doit lui avoir reproché d'exécuter un solo dans un trombone. En revanche quand sur le même thème il fulminait à la « Louve » et dans les meetings, il soulevait des enthousiasmes à tout briser et l'idée réformiste prenait dans le populaire comme un feu de paille. C'est à cette époque que, recevant dans son cabinet de bourgmestre une députation d'ouvriers qui lui demandaient d'appuyer une supplique en faveur du suffrage universel, Jules Anspach leur fit cette réponse typique :
« Messieurs, si tous les Belges étalent des hommes éclairés comme vous, je serais le premier à réclamer pour eux le droit de vote ; mais songez que la loi conférerait le même droit à tous les campagnards, à tous les Flamands surtout, qui votent, sous l'œil de leurs curés, et nous serions noyés dans un déluge de calotins. »
Il y avait donc un pays éclairé... des lumières de la Loge. C'était aussi l'opinion de M. Frère, et c'est de ce côté qu'il trouva un biais pour échappe aux réclamations dont le harcelaient Paul Janson et le groupe radical.
Le 5 juin 1883, le ministère déposa un projet de loi qui créait pour la commune et la province, à côté des électeurs en vertu du cens, une nouvelle catégorie d'électeurs « présumés » suffisamment intelligents et, que pour raison on appela « capacitaires.3 Mais ceci se révéla un profond différend entre le cabinet et les progressistes : M. Frère n'admettait que les capacitaires de droit qui, pour la plupart exerçaient des fonctions publiques. Les catholiques demandaient que chacun eût la faculté de justifier devant un jury d'examen qu'il possédait la capacité requise. Les radicaux appuyèrent énergiquement l'amendement qui passa malgré le ministère, Celui-ci avait escompté des voix de serviteurs ; l'examen pratiqué avec zèle par les catholiques fit entrer dans les comices provinciaux une foule d'éléments indépendants, que révoltaient les mesures de guerre inventées pour les besoins de la loi de malheur, le mépris de la volonté des pères de famille, les violences de l'enquête scolaire, les dépenses énormes et inutiles imposées d'office aux communes.
Paul Janson, appuyé par son ami Robert et par M. Goblet d' Alviella, essaya de greffer sur l'enquête scolaire une enquête sur les couvents ; mais des libéraux plus prudents et qui sentaient venir la débâcle, lui refusèrent leurs voix, et la mesure jacobine resta pour compte à son auteur. Celui-ci était du reste en délicatesse avec le cabinet, comme le prouvent les vives altercations qu’il eût, dans la session de 1883, d'abord avec M. Graux, un ex-progressiste domestiqué, comme on dirait aujourd'hui, puis en fin de session, avec M. Frère-Orban lui-même.
« Le sic volo nous n'en voudrons jamais », criait-il au premier ministre. Et encore : « Vous ne nous ferez pas plier ; ne voulons pas de votre omnipotence. Votre tyrannie est insupportable. »
Quelques semaines après cette séance, le 10 juin 1884, le temple doctrinaire s'écroulait, ensevelissant sous ses ruines l'athlète qui en avait si vigoureusement secoué les colonnes.
Paul Janson ne reparut dans l'enceinte parlementaire qu’en 1889. S'était-il assagi ? Comme anticlérical, non ; il mit même beaucoup d'aigreur et d'injustice à combattre M. Beernaert dans l'affaire Pourbaix. M. Beernaert, contre qui il ne devait avoir aucun grief personnel, était devenu le chef éminent du parti catholique et sa sagesse était récompensée par le succès : serait-ce là qu'il faut chercher la cause de la furieuse campagne que mena contre lui le fougueux tribun, s'efforçant, contre toute vraisemblance, de faire du plus loyal des hommes d'Etat le complice et le patron d'agents provocateurs ?
Pour son malheur, il n'était pas chrétien. On a retenu de lui un mot qui, s'il ne l'a pas désavoué dans sa conscience, ferait de lui le triste émule de Gambetta : « L'Eglise est l'ennemie de toutes les libertés. »
Quel démenti ne lui a pas donné l'histoire de cette révision même à laquelle il avait voué ce qu'il y eut de plus généreux dans les aspirations de sa jeunesse et dans les efforts constants de sa maturité. Il voulait délivrer notre charte de sa robe de Nessus ; il voulait donner à tous les Belges le droit de se faire représenter dans les conseils de la nation ; car le droit électoral n'est pas autre chose.
Si, étant né cinquante ans plus tôt, Paul Janson eût demandé au Congrès national de consacrer ce régime, il eût trouvé là treize abbés et, avec eux, la plupart des catholiques, pour appuyer sa thèse.
Et il n'aurait, pas eu dans la suite tant d'assauts à livrer contre la « pierre vermoulue. »
D'ailleurs, lequel de nos partis fit donc de cette pierre, à son profit, pendant de longues années, la pierre angulaire de l'édifice constitutionnel ? Ne sont-ce pas les libéraux ?
Le fait donne ici la réponse. Tant que l'oligarchie des Logs a dominé la Belgique, le suffrage étendu y a été déclaré impossible.
Les catholiques reviennent, au pouvoir en 1884 : un gouvernement juste et soucieux de la paix publique remet chacun en possession de son droit, fait cesser les empiétements des corps constitués sur la liberté des citoyens, emploie son influence à pacifier les esprits, s'applique à pourvoir aux besoins trop longtemps négligés de la classe ouvrière et imprime à la prospérité nationale un élan qu'elle n'avait pas connu jusque-là.
Voilà l'ère qui s'est ouverte pour la Belgique en 1884 ; voilà le travail qu'il fallait entreprendre pour doter la Belgique non d'une révision révolution, comme l'auraient faite M. Janson et ses amis, mais d'une révision pacifique et bienfaisante, comme celle dont nous jouissons depuis le 7 septembre 1893.
Cette révision, M. Frère la déclarait impossible ; M. Beernaert l’a accomplie.
Il serait juste de le méconnaître ; M. Paul Janson a eu sa part dans cette œuvre capitale : il fut de ceux qui, se séparant une fois de plus du gros de leur parti, se rallièrent à la transaction proposée par M. Beernaert laquelle trouva sa forme définitive dans le vote plural proposé par M. Nyssens.
A mon sens, c’est en appuyant cette solution que Paul Janson a rendu à notre pays le meilleur service.
Et je souhaiterais qu'il eût racheté ainsi devant l'éternelle Justice, quelques-uns des torts graves qu'il s'est donnés envers la catholique Belgique.
ALEXANDRE DELMER
(Extrait de La Dernière Heure, du 19 avril 1913)
Un deuil cruel pour la Démocratie : Paul Janson est mort
M. Paul Janson, qui était dans le coma depuis jeudi, s'est éteint doucement ce samedi matin, à une heure trois quarts.
Paul Janson n'est plus ! Cette nouvelle, rapidement connue, aura un retentissement énorme dans le pays. Ironie suprême, l'homme qui incarnait à lui seul la révision constitutionnelle, celui dont toute la vie politique ne fut qu'une lutte inlassable pour la conquête de l'égalité dans le vote. nous quitte à l'heure même où s'engage la suprême bataille dans ce but. Le cœur du peuple, qui battait à unisson du sien dans toutes les grandes circonstances, saignera ; en Paul Janson, la Démocratie avait trouvé un interprète glorieux, d'une infinie bonté.
Peu de noms furent autant acclamés le sien ; dans les triomphes oratoires qui l'accompagnaient partout, il demeurait simple et cordial. Son génie de tribun ne le grisa point, ne lui donna jamais le vertige ; il semblait plutôt ne pas lui appartenir, tant il s'en servit pour les autres, pour le bien commun. C’est peut-être là, après son œuvre impérissable d'orateur, son plus beau titre à l’universelle reconnaissance.
Saluons bien bas cet homme qui aima les humbles et qui n'eut de faiblesse que pour l’infortune.
Les origines du tribun
Le moment n'est pas venu d'étudier cette vaste et noble existence, qui tint une si grande place dans la politique de ces cinquante dernières années ; bornons-nous, en attendant l’heure où cette magnifique figure sera mise dans le relief qu’il convient, de l'examiner succinctement.
Paul Janson est né à Herstal le 15 avril 1840. Son père était fonctionnaire et le fils rappelait volontiers plus tard certains incidents piquants de la carrière de l'auteur de ses jours, qui constituaient une agréable satire des travers de l'administration. Mais, par son aïeul paternel, celui qui était destiné prendre part un jour à tant de luttes où son éloquence magnifique et véhémente triompherait, Paul Janson appartenait aux gens. de robe.
Petit-fils d'un avocat de Paris qui, délaissant la toge pour les armes, combattit en faveur de la République contre l'Europe monarchique coalisée, il a dans les veines un peu de sang de jacobin. Après de brillantes études à l’Athénée royal de Bruxelles, M. Paul Janson entra à l’Université libre de Bruxelles, et, en avril 1859, il obtint le diplôme de docteur en philosophie et lettres avec la plus grande distinction. Peu après, il profitait d'une bourse de mille francs, accordée par le gouvernement, pour faire un séjour de quatre mois à Londres, où il fut assidu à la bibliothèque du British Museum. Puis, sur les conseils de M. Van Hoegarden, conseiller à la Cour d 'appel, président du jury d’examen de la faculté de philosophie et lettres, il entama l’étude du droit. Au cours même de ses études universitaires et pour gagner sa vie il enseigna à de nombreux élèves les mathématiques, les langues anciennes, l'histoire, la philosophie et le droit. D'octobre 1861 à avril 1862, il passa un an à Baudour, en qualité de précepteur, dans la famille Defuisseaux.
Le 12 avril 1862, il obtint le diplôme de docteur en droit avec la plus grande distinction. Deux mois après, il était inscrit au tableau de l'ordre des avocats.
Paul Janson était un latiniste doublé d’un helléniste érudit. Il connaissait à fond ses classiques ; l'antiquité n'avait pour lui aucun secret. Dans les rares heures de trêve que lui laissaient un important cabinet et la politique, il se plaisait encore dans la traduction des auteurs de l’antiquité. Il pouvait citer des passages entiers d'Homère et de Virgile ; il aimait Plaute et Horace qu'Il récitait de mémoire.
- J'ai raté ma vocation disait-il riant, j'aurais dû entrer dans l'enseignement ; mais voilà, ajoutait-il finement, cela m'eût empêché de réclamer le Suffrage Universel !
Paul Janson n'était pas riche ; il vécut même de son travail depuis le jour où, quittant le collège, il étudia la philosophie et le droit en donnant des leçons et des répétitions à des étudiants riches, mais peu favorisés sous le rapport des choses de l'esprit.
L'avocat
A peine inscrit au barreau de Bruxelles, il se fit remarquer par une éloquence fougueuse jointe à un sens juridique très développé. En politique il défendit les idées républicaines dans des réunions tenues par l'Internationale des Travailleurs, tour à tour à Liége et dans le Borinage.
Sa réputation lui valut rapidement de plaider quelque procès sensationnels.
En mal 1864, il plaidait, avec son spirituel et éloquent ami, feu Eugène Robert, le fameux procès de Benoit Debuck, traduit devant la Cour de cassation du Brabant, du chef de menaces de mort envers le Père provincial de l'ordre des jésuites. Les défenseurs réussirent à démontrer que l'accusé était une victime calomniée et persécutée par les jésuites, qui l'avaient brouillé avec son oncle. G. Deboey d'Anvers, afin de s'emparer de l'opulente fortune de ce dernier, à eux léguée par un testament en faveur de Maître Valentin, personne interposée à leur profit. Leur client fut acquitté. Les jésuites mirent les conseils de Debuck au défi de suivre devant les tribunaux civils la nullité du testament. Le défi fut relevé. Après une longue procédure. Les religieux transigèrent et offrirent à Debuck et à ses héritiers plus d’un million de francs. Maîtres Janson et Robert avaient, dans ce procès, rencontré, comme adversaires à la barre, les sommités du parti catholique, Mâitres Jacobs, Quarrier, Blondeel, du barreau d’Anvers, et Auguste Beernaert.
Cette affaire le classa d'emblée parmi les maîtres du barreau.
Depuis, au cours d'une carrière brillante, il est mêlé aux causes la plus célèbres qui se sont plaidées en Belgique. A noter parmi celles-ci: le procès de l'Epine, devant la Cour d'assises de Mons (1866), où lui-même et ses confrères réussirent à faire acquitter, au milieu d'un enthousiasme indescriptible, dix-neuf mineurs et quatre femmes prévenus, à la suite de grève, de tentative d'assassinat sur des gendarmes ; en 1870, sa défense de Mandel, qui, dans un journal avait accusé le procureur général de Bavay « d'avoir forfait à son devoir en provoquant une ordonnance de non-lieu en faveur de Langrand-Dumonceau et des administrateurs des sociétés du célèbre financier » fut couronnée de succès.
Il serait impossible d'énumérer les grands procès dans lesquels Maître Paul Janson intervint. Il fut, détail intéressant à rappeler, parmi la pléiade d'avocats qui se trouvèrent à la barre dans l'affaire du Grand Complot. Il s'agissait des menées des agents provocateurs, des Pourbaix des Laloi. De braves gens avaient donné dans le piège tendu par ces misérables ; ils furent poursuivis pour complot contre la sûreté d'Etat - et acquittés.
Faut-il rappeler également la part énorme qu’il pris dans le célèbre procès e l’évêque Dumont ? Les harangues qu'il prononça à cette occasion sont des chefs-d'œuvre de style et de dialectique ; on peut les considérer comme des pages de haute éloquence.
L’homme politique
Sollicité par ses nombreux amis, Paul Janson accepta - c'était en 1867 - un mandat de conseiller communal à Bruxelles. Dix ans plus tard, en 1878, il brigua un siège à la Chambre des Représentants et fut élu. Dans un meeting inoubliable, tenu par l'Association Libérale, il déclara « qu’aussi longtemps que la Belgique serait gouvernée par un roi honnête homme, il ne songerait pas à faire de la propagande républicaine. Quant aux progrès sociaux, il fallait les résoudre dans un esprit paix et de conciliation, par la persuasion et la liberté. »
Il prit une part active aux débats parlementaires et prononça plusieurs discours, d'une envolée superbe, sur le péril clérical. Lorsque les élections de 1878 eurent rendu le pouvoir au parti libéral, Paul Janson appuya loyalement le cabinet Frère-Orban, mais trouvant insuffisante l'extension de droit de suffrage par le gouvernement, il forma, avec quelques députés de l'extrême gauche, un groupe radical.
Le parti progressiste était fondé.
Battu aux élections de 1884, Janson rentra à la Chambre en 1889, grâce à une alliance avec le parti libéral modéré. C'est maintenant que commence la vraie grande bataille pour le Suffrage Universel. Il déposa une proposition de révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution relatifs à l'organisation électorale. Cette proposition ayant été prise en considération, il défendit avec toute l'ardeur dont il était capable le Suffrage Universel, tandis que le gouvernement se ralliait au système dit « de l’habitation. » Après de longs débats, tous les projets furent successivement rejetés. Comme aujourd'hui, le pays était agité ; des émeutes éclatèrent qui furent réprimées dans le sang. C'est alors que Paul Janson et l'extrême gauche se rallièrent au système formulé par feu l'ancien ministre du travail Nyssens. La Chambre décréta alors le Suffrage plural qui fonctionna pour la première fois au mois d'octobre 1894. Paul Janson échoua avec toute sa liste à cette date. Ses concitoyens les Liégeois lui offrirent un fauteuil au Sénat où il alla siéger.
Son œuvre parlementaire est énorme. Ses admirateurs et amis, désireux d'édifier ce monument oratoire, réuniront les principaux discours prononcée par l'illustre tribun dans deux volumes de plus de 600 pages chacun.
Nombreuses furent les propositions de loi qu'il déposa dans tous les domaines. Les deux dernières furent la proposition de loi autorisant l'accès de la barre à la femme avocat et la proposition autorisant l'incinération des cadavres humains.
Noces d’or professionnelles
Le 8 novembre 1908, le Barreau fêta les noces d’or professionnelles de Maîtres Paul Janson et Charles Graux.
Ce fut le bâtonnier Maître Cooremans qui félicita ses illustres confrères, tous deux anciens bâtonniers.
« La fièvre nous entraîne, dit-il, nous pousse, nous porte à anticiper sur les événements ; et les avocats, qui sont de leur temps, ont voulu, à la veille du 50ème anniversaire de deux de leurs aînés, magnifier leur belle carrière. Nous ne fêtons ni l'éminent ministre d'Etat, ni le célèbre tribun. ils ne sont point ici. Notre fête est une fête de famille, nous vous fêtons, chers et vénérés confrères. parce que vous êtes l'orgueil du barreau.
« Grands avocats, vous l'êtes par la force du verbe, par le cœur et par les sentiments.
« Vous nous avez été l’exemple de la pratique des hautes vertus qui sont l’honneur, la gloire de notre profession. »
L’éminent orateur rappelle les plus belles victoire qui firent la grande renommée des deux jubilaires.
A maintes reprises, des applaudissements nourris interrompent ce beau discours.
« Le barreau a voulu que de cette cérémonie, il restât un souvenir durable et cette image, la vôtre, burinée dans l'airain, nous rappellerait vos traits si vous ne nous aviez donné deux fils qui marchent sur vos traces glorieuses. »
Lorsque l'ovation qui souligna sa péroraison eut cessé. Maître Beernaert parla au nom de la Fédération des avocats de Belgique, dont il est actuellement le président. « Ce sont des hommes tels que Janson et Graux, dit-il, qui ont reculé le temps où l'on disait à l’étranger : « Belge comme des oies. » Ils ont fait apprécier par-delà les frontières le beau renom du barreau belge tout entier.
« Au nom de tous les avocats de Belgique, je joins mes plus cordiales félicitations à celles que vient d'exprimer si élégamment M. le bâtonnier. »
Maître Ch. Graux, très ému, rappelle à grands traits sa carrière d'avocat ; il dit combien il est heureux et fier du jugement laudatif qu’a bien voulu faire devant tous ses confrères, devant les membres de sa famille, aimablement conviés à l'entendre prononcer par l'éminent bâtonnier de l’ordre' et le président de la Fédération.
On l'applaudit à tout rompre.
Et Maître Janson se lève, il sourit ; il se prétend très embarrassé ; il n'est pas habitué à comparaître en Cour d'assises, dit-il. « Je maintenant que me voici pour la première fois au banc des prévenus, et l’avocat qui devrait me défendre et le jury qui décidera mon sort et le ministère public qui devrait requérir contre moi. Et son fauteuil est vide, le jury est trop élégant pour être bien sévère ; puis, n'ayant pas d'avocat, il faut que je me défende moi-même. »
Et Maître Janson se défendit comme seul Janson sait défendre.
L’honneur qui lui est fait, il le rapporte sur ceux qui ont été ses maîtres ; il félicite et remercie surtout Maître Beernaert, son bel adversaire de souvent, d'avoir parlé au nom de la Fédération... libérale (Sourires et murmures)... des avocats.
Sa plus douce et plus précieuse consolation a été de voir ses stagiaires arriver à se faire un nom, grâce un peu à ses conseils.
Les derniers moments
Paul Janson est donc mort ! Hélas, depuis quelques mois il sentait la vie s'en aller. Il souffrait d'un asthme affreux, qui lui enlevait le souffle, selon sa propre expression, souffrances d'autant terribles qu'elles l'atteignaient dans ce qu'il avait plus cher : dans sa voix - dans sa voix formidable - la plus belle et la plus grande que la Belgique démocratique ait jamais applaudie.
Depuis l’ouverture des Chambres, il ne fit qu’une rapide apparition au Parlement pour venir y prêter le serment de député. Il passait ses derniers jours entouré de I affection profonde des siens qu'il adorait. Un mieux sensible s'était déclaré dans son état il y a une huitaine de jours ; mais il y a trois jours il eut une rechute grave. Bientôt le mal s'empira et dès jeudi à 7 heures du soir, l'illustre malade tombait dans le coma.
(Extrait de La Dernière Heure, du 21 avril 1913)
La Démocratie en deuil
La mort de Paul Janson est un deuil véritablement national, pour tous les démocrates.
Paul Janson a tenu à écarter de sa dépouille mortelle les décors officiels et déploiements militaires. il a refusé les éloges funèbres, il a demandé des funérailles intimes. En prenant de telles dispositions, il n’a certes pas voulu empêcher le peuple qu'il a tant aimé de manifester une dernière fois solennellement tout le respect, toute l'admiration, toute la reconnaissance et toute l’affection qu’il avait vouées à celui qui lui donna son cour ardent et sa vie laborieuse.
Les libéraux et les socialistes qui, cet après-midi, se presseront en foule innombrable au devant de la dépouille de celui qui tant de fois sut éveiller leurs énergies, réchauffer leurs enthousiasmes, les soutenir par l'exemple constant de sa foi en son idéal, de sa bravoure pour la cause des humbles et la liberté, quel que soit leur nombre, ne dérogeront point au vœu de ce grand cœur.
L’intimité pour Paul Janson n'était pas seulement au foyer. Son amour pour ceux qui souffrent, la spontanéité de son cœur et son dévouement à la démocratie lui en ont créé une seconde chaleureuse et palpitante, dans le peuple tout entier.
Cette seconde famille sera là ; l’adieu qu'elle fera à son chef bien-aimé sera grandiose de simplicité et impressionnante de douloureuse sincérité.
Une interview
J'ai tenu à connaître l’opinion d'un homme qui toujours eu pour Paul Janson la plus vive admiration et le plus grand respect.
Voici ce que m'a dit M. Ernest Nys, professeur à l'Université libre de Bruxelles et conseiller à la Cour d’appel :
« On sait que Paul Janson a fait de de brillants études à Bruxelles. Parmi ses professeurs, il en était un dont il avait conservé le souvenir le plus vivace et le plus reconnaissant. C’était Charles Maynz, l’illustre romaniste. Maynz, étudiant en droit, avait été condamné, en sa patrie, l'Allemagne, à la peine de mort, pour avoir fait partie de sociétés d'étudiants. Il était parvenu à gagner la Belgique, et, en 1834, il avait subi, à Liége, l’épreuve du doctorat en droit.
« La franc-maçonnerie venait de créer l'Université de Bruxelles. Maynz fut appelé à y enseigner le droit romain. Il s’acquitta de sa mission avec un talent immense ; de nombreuses générations suivirent ses leçons, et lui-même a toujours rendu témoignage à Paul Janson et l'a toujours considéré comme un de ses meilleurs disciples. Il fut même question d'engager celui-ci à faire, du droit romain, l’objet d'études approfondies et de se consacrer à son enseignement.
« C'est en 1862 que Janson conquit son grade de docteur en droit. Pendant quelques mois, il habita à Baudour, dans la famille Defuisseaux, où vous l'avez dit, il prépara, en vue des examens, Léon qui devint le généreux démocrate qui a rendu tant de services à la cause du peuple. Les études de son jeune élève terminées, Janson se rendit en Angleterre.
« Il s’établit à Oxford, passant ses journées dans la « Bibliothèque Bodleyenne », lisant, étudiant, accumulant des trésors de connaissances.
« C'et là qu'il se lia d'amitié avec un Français. Francisque Michel, l'auteur d’ouvrages fort ingénieux, sur les rapports qui avaient existé autrefois entre la France et l'Ecosse. Notre compatriote songea même à se fixer en Angleterre. Mais, rentré en Belgique, il aborda résolument la profession d'avocat, et je n'ai pas à dire avec quel talent, quelle éloquence, quelle science du droit. Vos lecteurs savent dans quelles causes célèbres il a plaidé. »
Quelles sont, d'après vous, les caractéristiques du talent de Paul Janson ?
« Un des traits caractéristiques de Paul Janson, c'est qu'il ne s’est point confiné dans l'étude des codes et des textes de loi comme le font malheureusement tant d'avocats. Dans le droit même, il avait des idées générales, des vues originales, une vraie science historique. Il ne bornait pas même au droit ; la biologie l’intéressait à un haut degré ; les problèmes économiques le préoccupaient ; il aimait la littérature et possédait à fond certains auteurs, parmi lesquels on peut citer Rabelais qu'il admirait profondément et dont il aimait à signaler I 'universalité.
« Il est inutile de parler, une fois de plus, de sa générosité politique, de l'ardeur avec laquelle il s'est lancé et a lancé son parti dans la voie des réformes sociales et vers la conquête de cette arme puissante qui s’appelle le suffrage universel. Quelques-uns de ses discours sont des études véritables sur les questions les plus importantes qui préoccupent le monde contemporain. »
A qui pourrait-on comparer Paul Janson comme orateur ?
« Parlez-vous de la Belgique ? Si oui, aucune comparaison n'est possible. Il avait une fougue, un entraînement, une puissance de parole qu’aucun autre n’a atteint. La langue de Jules Lejeune était admirable, mais elle s’adressait, en réalité, aux magistrats qui étaient là, quelques-uns seulement, derrière le bureau du tribunal ou de la Cour. Janson était fait pour les vastes auditoires. On peut dire que le jury même n’était pas suffisamment « nombreux » : il lui fallait des centaines, des milliers d’auditeurs. C’est alors qu'il pouvait exercer la vraie mission, l’unique mission du grand orateur : faire passer dans cette multitude d’esprits et de volontés la force dont on est soi-même animé. Pour trouver dans l'histoire quelqu'un qui rappelle Janson ,il faut remonter tout simplement à l'époque de la Révolution française et prononcer le nom de Danton. »
Jean Bar.
Voir aussi :
1°Paul Janson, sur le site Le Maîtron (consulté le 24 octobre 2025)
2° DE PAEPE J.-L.., Biographue nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1977, t. 40, col.476-531
3° (DELANGE-)JANSON L., Paul Janson (1840-1913), sa vie généreuse, son époque, Bruxelles, Centre Paul Hymans, 1962