Jacobs Victor, Philippe, Marie catholique
né en 1838 à Anvers décédé en 1891 à Saint-Gilles
Ministre (travaux publics, finances et intérieur) entre 1870 et 1884 Représentant entre 1863 et 1891, élu par l'arrondissement de Anvers(Extrait des Annales parlementaires de Belgique. Chambre des représentants, session 1891-1892, séance du 22 décembre 1891)
(page 302) M. le président. Messieurs, je viens de recevoir de M. Jules Jacobs la lettre dont je vais avoir l'honneur de vous donner lecture :
« Bruxelles, 20 décembre 1891.
« Monsieur le président,
« Je vous prie de vouloir bien porter à la connaissance de la Chambre le décès de mon regretté frère, M. Victor Jacobs, ministre d'Etat, représentant de l'arrondissement d'Anvers.
« Mme Victor Jacobs, cruellement éprouvée par ce malheur, m'exprime le désir que vous en soyez informé sans délai.
« Veuillez agréer, monsieur le président, l'assurance de ma plus haute considération.
« (Signé) J. Jacobs. »
Messieurs, la Chambre entière s'associera à la profonde douleur de la famille de notre éminent et regretté collègue.
Nous lui rendrons demain un solennel hommage. Permettez-moi, dès maintenant, de dire, en votre nom, à la famille, combien profondément la perte qu'elle éprouve touche et émeut la Chambre et le pays. (Très bien ! )
M. de Burlet, ministre de l'intérieur et de l'instruction publique. - Le gouvernement s'associe avec la plus vive et la plus douloureuse émotion à l'hommage rendu par M. le président à l’homme éminent que viennent de perdre, prématurément, la Chambre et le pays.
Comment ne point songer avec amertume à la disparition de cette grande figure, qui, durant vingt-huit années sans interruption, a occupé ici une place si marquante et dont la Chambre était justement fière?
Victor Jacobs nous est enlevé au moment où sa parole éloquente, et convaincue, qui a pris une part si brillante à tous nos débats les plus importants, était appelée à jeter sur les graves questions que nous avons à résoudre les vives lumières de son expérience et de sa haute intelligence.
Il était une des gloires du parlement.
Victor Jacobs a connu les vicissitudes de la vie publique ; les événements l'ont atteint sans l'émouvoir.
Il reprenait, avec la sérénité d'âme et de caractère que vous lui connaissiez, ce siège de député, que lui garda fidèlement pendant plus d'un quart de siècle la juste reconnaissance de l'arrondissement d'Anvers.
Nous serons unanimes à rendre hommage à son mérite supérieur et à déplorer cette mort, qui ravit trop tôt à la patrie un de ses plus glorieux enfants! (Vive approbation.)
M. Nothomb. - Messieurs, il n'est pas un membre de cette assemblée qui ne s'associe avec une émotion douloureuse aux paroles de regret qui viennent d'être prononcées.
Ces paroles sont l'écho fidèle du sentiment public.
Je suis sûr d'être l'interprète de tous mes amis de la droite et de toute la Chambre en y adhérant.
Qui ne serait ému de la perte que le pays éprouve?
Victor Jacobs était doué d'une puissante intelligence, servie par un esprit d'une rare souplesse.
Ses aptitudes pouvaient s'étendre à tout, embrasser tout avec le même succès. Il a été souvent l'homme des solutions difficiles.
Et, ainsi que me le disait hier une personne considérable qui n'appartient pas cependant à notre opinion, Victor Jacobs était un talent hors ligne. Le redire, ce n'est pas le flatter, c'est exprimer une simple et exacte vérité. Sa parole, vous le savez bien, était séduisante, elle charmait même ceux qu'elle ne convainquait pas.
Victor Jacobs était un orateur athénien ; à nous, droite, il était notre orgueil et aussi une de nos plus fermes espérances.
De longs jours et de grandes destinées semblaient lui être réservés. La vie l'a trahi. Il meurt avant l'heure, avant d'avoir dit son dernier mot et donné toute sa mesure. Comme naguère, la disparition d'un autre collègue éminent, que nous n'avons pas oublié, enlevé lui aussi prématurément, la perte de Victor Jacobs fera, dans cette enceinte, un vide irréparable ; le parlement s'en ressentira, car il a perdu deux de ses plus brillantes couronnes. Le pays, le parlement et le sentiment public le comprennent et suivent d'unanimes regrets la perte d'un des plus illustres fils de la Belgique.
- De toutes parts. - Très bien !
M. Carlier. - Messieurs, on serait justement étonné si aucune voix de ce côté de la Chambre ne s'élevait pour s'associer en partie aux hommages qui viennent d'être rendus à l'homme éminent que la mort a frappé.
Nous n'avons pas à juger en ce moment le rôle politique de M. Jacobs : l'avenir se chargera de ce soin, et il le fera avec une impartialité qui ne peut pas encore être dans nos esprits.
Mais nous nous inclinons avec respect devant la tombe trop tôt ouverte d'un adversaire et nous aussi, nous rendons témoignage de ses rares qualités. Sa perte prématurée laissera vide une place brillamment occupée dans cette Chambre.
- De toutes parts. - Très bien !
M. Coremans. - Au nom de la députation d'Anvers, je m'associe aux paroles si élogieuses et si bien justifiées des orateurs de la droite qui viennent de se faire entendre en l'honneur de notre regretté et éminent collègue.
Je m'y associe d'autant plus que c'est la députation d'Anvers qui est le plus directement et le plus gravement atteinte par la perte irréparable que viennent de faire Anvers et le pays.
Puissent les paroles prononcées ici valoir quelque consolation à la famille de M. Jacobs, si douloureusement atteinte. (Marques d'approbation.)
M. le président. - Les funérailles de notre collègue seront célébrées demain ; vous avez reçu, messieurs, un avis convoquant ici la Chambre.
Nous allons tirer au sort une députation de onze membres pour assister aux funérailles.
La réunion des sections qui devait avoir lieu demain, à 1 heure, a été contremandée à raison de celte triste circonstance ; elles se réuniront jeudi prochain pour l'examen des traités de commerce.
- Il est procédé au tirage au sort de la députation chargée, avec M. le président, de représenter la Chambre aux obsèques de M. Jacobs.
(Extrait du Handelsblad van Antwerpen, du 22 décembre 1891 (traduction ci-dessous)
Dood van M. Victor Jacobs
Een zware, onherstelbare slag heeft Antwerpen getroffen, onze moederstad weent en treurt voor een harer meest geliefde en verdienstelijke zonen: Victor Jacobs, afgeveerdigde van, Antwerpen, Staatsminister, oud minister van openbare werken en onderwijs' is gisteren middag overleden in zijn woning, Charleroisteenweg, te Brussel.
Wel waren er in de laatste dagen onheilspellende geruchten over den toestand zijner gezondheid verspreid ; wel had de werkzame man allen arbeid moeten staken en in het zuiden van Frankrijk herstel van krachten gaan zoeken ; maar toch is de treurmare nog zoo onverwacht in ons midden gekomen, dat zij ons als eenen donderslag bij eenen onbewolkten hemel heeft verrast.
Met Antwerpen zal geheel België treuren en het hoofd buigen aan een graf, helaas ! te vroeg geopend.
Hét leven van Victor Jacobs beschrijven, is de geschiedenis maken van de Antwerpsche beweging, die hij, om zoo te zeggen in zich vereenzelvigde.
Hij was nauwelijks 25 jaar oud toen de Meeting, die in den jongen advocaat den toekomstigen Staatsman had voorzien, hem den 9 juni 1863 naar de Kamer zond met Jan de Laet, Hayez, du Bois d'Aissche en d'Hane-Steenhuize.
Men kent het program der gekozenen van 1863 ; met zijne collegas drong Jacobs aan de oplossing der Antwerpsche kwestie en voornamelijk op den afbraak der Noord- en Zuidkasteelen.
In dit program stond dan ook het bewerken van den val van elk ministerie, dat geen volledige voldoening geven zou aan de deputatie van Antwerpen.
Altijd stond Jacobs op de bres en het liberaal ministerie Frère-Bara had in hem een zijner gevaarlijkste, zoo niet den gevaarlijkste zijner tegenstrevers.
Vooral onder de aanvallen van Jacobs en zijne collegas viel in 1870 het liberale kabinet. Het conservative ministerie d’ANethan kwam tot stand, den 2 augusti van dit jaar Victor Jacobs trad er in op als minister van openbare werken en onderwijs.
De val van het ministerie Frère-Bara werd door heel het land met vreugde begroet en zelf in de liberale pers noemde men het “un soulagement universel” (eene algemeene verlichting).
In 1871 - Victor Jacobs had toen de portefeuille van binnenlandsche zaken met die van financiën verwisseld - viel de geruchtmakende zaak voor van de benoeming van M. De Decker tot gouverneur van Limburg.
Voor het straatrumoer en de onweerdige aanvallen van de liberalen meende Leopold II het noodzakelijk van ministerie te veranderen. Het kabinet van M. d'Anethan viel en met hem ook M. Jacobs ; een nieuw conservatief ministerie, dat van M. Malou, kwam tot stand.
De iever en de werkzaamheid van en Antwerpschen afgeveerdigde waren, ondertusschen, zoo mogelijk nog grooter geworden. In alle belangrijke besprekingen in het Parlement zien wij hem optreden.
Alle Antwerpenaars herinneren zich die zitting, in welke M. Frère-Orban die beroemd gebleven woorden uitsprak - hij meende er eene beleediging door te zeggen : - het “Huis van Antwerpen.3 Men weet ook hoe meesterlijk den doctrinairen leider door M. Jacobs op zijne plaats werd gezet.
Het dankbare Antwerpen naan de beleediging als eenen eeretitel aan en, bij openbare inschrijving, werd M. Jacobs en prachtig kunststuk aangeboden, vertegenwoordigende het “Huis van Antwerpen” en verveerdigd in de werkhuizen van M. Lambert Van Ryswyck.
Het kunststuk nam steeds nog de eereplaats in in het salon van M. Jacobs.
In 1884 kwam Victor Jacobs terug aan het bewind, nadat het liberale ministerie Frère-Bara-Graux door zijn schoolpolitiek politiek gevallen was. M. Malou stelde een nieuw ministerie samen waarin M. Jacobs als minister van binnenlandsche zaken en onderwijs optrad.
Weér stookte de Logie kwaad vuurweer werd de lage politiek van straatlawaai door de liberalen in praktijk gebrachten veer dacht de koning aan den verdiensteIijken minister zijne portefeuille te moeten ontnemen.
En nogtans was het werk van Victor Jacobs, de schoolwet van 1884, een werk van bevrediging en van verzoening ; het stekde een einde aan dien ongelukkigen schoolstrijd die, van 1879 tot 1884, haat en twist en tweedracht in het land had gezaaid ; het was een werk van vergelding voor al de vervolgingen waaraan de katholieke denkwijs dien geheelen tijd had bloot gestaan.
Antwerpen werd pijnlijk getroffen door het besluit des konings en M. Malou, er de onrechtveerdigheid van inziende, meende het zijnen plicht mee zijn ontslag te moeten geven.
Twee maal dus is de geuzerij er in gelukt de ministerieele loopbaan van Victor Jacobs te breken ; maar de middelen, die het daartoe aanwendde, zullen eene eenwige vlek blijven in de geschiedenis van het liberalism.
Van af 1884 zien wij Victor Jacobs optreden als lieder der parlementaire rechterzij en in dit ambt nog onschatbare diensten bewijzen; reeds dan, toen de vreeselijke ziekte, die hem ten grave moest sleepen ,hem ondermijnde, stond hij nog op de bres.
Ziedaar het parlementaire leven van den man, die thans reeds op 54 jarigen ouderdom van het politiek tooneel verdwijnt, waarop hij meer dan iemand anders uitgeblonken heeft.
Als katiliej heeft Victor Jacobs recht op aller bewondering en op aller dankbaarheid. Wij willen slechts zijn verschijning aanhalen op het laatste katholiek Congres van Mechelen en de overheerlijke redevoering die hij daar uitsprak en die hij zelf zijn zwanenzang noemde.
De groote redenaar, onder de ziekte gebukt, reeds het merk der dood op het aangezicht dragende, weende als een kind ; doch, langzamerhand werd de stem vaster, warmer, meesleepender ; en was het wel niet meer de schitterende redenaar van weleer, nog was het de katholiek, die sprak met overtuiging en gezag.
De opening van dit Congres was zijn droom, zijn vurigste verlangen, en terwijl tot zelfs Mgr Goosens, hem afraden kwam, zich aan die vermoeienis bloot te stellen, drong hij toch aan, ja smeekte als eene gunst, dat hem dit Iaatste geluk mocht te beurt vallen.
Die karaktertrek teekent het leven van Victor Jacobs : als politieker, als katholiek zelfs als advocaat, heeft hij rusteloos, onophoudelijk, misschien te veel gewerkt.
Beminnelijk van aard voor iedereen even vriendelijk, gespraakzaam en meedeelzaam, mocht Victor Jacobs er zich op beroemen het “troetelkind van Antwerpen” te zijn. En wanneer hij in onze volksmeetings op de tribuun verscheen, dan ging er als een storm op en op aller gelast kwam als een glans van fierheid, omdat die onovertrefbare redenaar « onze Jacobs » was.
Ook de Vlamingen droegen hem in het hart, want Jacobs was een Vlaming, die, meer dan anderen verdienstelijk was, omdat hij eene fransche opvoeding had gekregen en hij, door eigen arbeid, er in gelukt was zich voortreflelijk van onze moedertaal te bedienen.
Hij was doodrongen en van de rechtveerdigheid der vlaamsche beweging en in alle vraagpunten, die de vlaamsche zaak betroffen, zien wij hem zijne collegas de Laet en Coremans ter zij staan.
In 1888 vierde Antwerpen het vijf-en-twintigjarig parlementair leven van Jacobs en de Laet. Die dankbare betooging Iiet in het hart van die twee moedige strijders der Meeting eenen onuitwischbaren indruk na.
Victor Jacobs is gestorven, te midden zijner familie, omringd door allen die hem lief hadden: hij is gestorven als een christen, te midden der gebeden en omringd door de priesters dier Kerk, voor dewelke hij geheelzijn leven heeft gestreden.
Op den dag der Onbevlekte Ontvangenis had hij, met eene bewonderensweerdige godsvrucht, de laatste HH. Sacramenten ontvangen en de H. Vader had hem, denzelfden dag, in de méest roerende en vleiende bewoordingen zijnen zegen gezonden.
Die groote figuur in onzen politieken strijd geniet thans de eeuwige rust na zijn veelbewogen leven en zijne ziel is terug gestegen tot Hem, dien hij geheel zijn leven heeft geëerd.
Het hart overstelpt van droefheid leggen wij aan de doodsponde den rouwkrans neer onzer bewondering en onzer vereering,
Geheel de Antwerpsche bevolking treurt met de diepbeproefde familie ; geen woorden kunnen onze deelneming uitdrukken, maar in het hart van elken waren Antwerpenaar rijst een gevoel op, dat als een onvergankelijk gedenkteeken de nagedachtenis van Victor Jacobs zal vereeuwigen: eene erkentelijkheid, eene dankbaarheid, die nooit zal vergaan.
(Traduction)
Mort de M. Victor Jacobs
Un coup dur, irréparable, a frappé Anvers ; notre ville pleure et se lamente pour l’un de ses fils les plus aimés et méritants : Victor Jacobs, député d’Anvers, ministre d'État, ancien ministre des Travaux publics et de l'Instruction publique, est décédé hier après-midi dans sa résidence de la chaussée de Charleroi, à Bruxelles.
Ces derniers jours, de sinistres rumeurs s’étaient bien répandues au sujet de sa santé ; cet homme actif avait dû renoncer à tout travail et chercher à se reposer dans le sud de la France ; mais la nouvelle de sa mort est arrivée si soudainement parmi nous, qu’elle nous a frappés comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Avec Anvers, toute la Belgique pleurera et inclinera la tête devant une tombe, hélas ! ouverte trop tôt.
Décrire la vie de Victor Jacobs, c'est relater l'histoire du mouvement anversois qu’il incarnait presque à lui seul. Il avait à peine 25 ans lorsque le "Meeting" (un mouvement politique local) avait reconnu dans le jeune avocat l’homme d’État de demain et l’avait envoyé à la Chambre le 9 juin 1863 aux côtés de Jan de Laet, Hayez, du Bois d’Aische et d'Hane-Steenhuize. On connaît le programme des élus de 1863 ; avec ses collègues, Jacobs réclama la résolution de la question anversoise, en particulier la démolition des citadelles du Nord et du Sud. Ce programme visait aussi la chute de tout ministère qui ne donnerait pas satisfaction complète à la députation d'Anvers. Jacobs resta toujours au front, et le ministère libéral Frère-Orban en fit l'un de ses opposants les plus redoutables.
Sous la pression de Jacobs et de ses collègues, le cabinet libéral tomba en 1870. Un ministère conservateur, dirigé par d’Anethan, fut formé le 2 août de cette même année, et Victor Jacobs en devint ministre des Travaux publics et de l'Instruction publique. La chute du ministère Frère-Orban fut accueillie avec joie dans tout le pays, et même dans la presse libérale, on parla d’un "soulagement universel".
En 1871, alors que Victor Jacobs avait échangé son portefeuille des Travaux publics contre celui des Finances, la nomination de M. De Decker comme gouverneur du Limbourg souleva une controverse retentissante. Face aux attaques libérales, Léopold II estima nécessaire de changer de ministère. Le cabinet d'Anethan chuta, entraînant avec lui M. Jacobs ; un nouveau ministère conservateur, celui de M. Malou, fut formé. Cependant, le dévouement du député d’Anvers s’intensifia, et il participa activement à toutes les grandes discussions parlementaires.
Tous les Anversois se rappellent cette séance où M. Frère-Orban prononça ces mots demeurés célèbres - qu’il voulait insultants - "La maison d'Anvers." On sait également comment M. Jacobs le remit habilement à sa place. En remerciement, les Anversois lui offrirent une œuvre d’art représentant la "Maison d’Anvers," réalisée par les ateliers de M. Lambert Van Ryswyck. Cette œuvre occupait toujours la place d’honneur dans le salon de M. Jacobs.
En 1884, Victor Jacobs revint au pouvoir après la chute du ministère libéral Frère-Orban-Graux à cause de sa politique scolaire. M. Malou forma un nouveau cabinet dans lequel M. Jacobs fut nommé ministre de l’Intérieur et de l'Instruction publique. Les loges libérales ravivèrent les tensions, poussant même le roi à retirer à Victor Jacobs son portefeuille ministériel. Pourtant, la loi scolaire de 1884, œuvre de Jacobs, visait à apaiser le pays et à réconcilier les citoyens après les dissensions provoquées par la question scolaire de 1879 à 1884.
Anvers fut profondément touché par la décision du roi et M. Malou, comprenant l’injustice, estima de son devoir de démissionner. Deux fois, l’agitation libérale parvint à entraver la carrière ministérielle de Victor Jacobs ; mais les moyens employés laisseront une tâche indélébile dans l’histoire du libéralisme.
À partir de 1884, Victor Jacobs se fit le porte-parole de la droite parlementaire et rendit encore de précieux services, malgré la maladie qui le minait peu à peu. Voilà l’homme qui, à 54 ans, disparaît de la scène politique où il s'était tant illustré.
Comme catholique, Victor Jacobs mérite l’admiration et la reconnaissance de tous. Nous ne mentionnerons ici que son discours mémorable lors du dernier Congrès catholique de Malines, qu’il qualifia lui-même de son chant du cygne. Cet orateur éloquent, affaibli par la maladie, pleura comme un enfant, mais peu à peu, sa voix retrouva fermeté et chaleur. Sa présence à l’ouverture de ce congrès avait été son rêve, son désir le plus ardent, et bien que Mgr Goosens l’ait découragé, il insista, suppliant que ce dernier bonheur lui soit accordé.
Ce trait de caractère illustre toute la vie de Victor Jacobs : homme politique, catholique, avocat, il travailla sans relâche, inlassablement, peut-être trop. Aimable et courtois, loquace et communicatif, il était avec fierté l’"enfant chéri d’Anvers." Lorsque, lors des réunions populaires, il montait à la tribune, un frisson de fierté parcourait l’assistance : "notre Jacobs," disaient-ils. Les Flamands l’aimaient aussi profondément, car bien qu’éduqué en français, il maîtrisait parfaitement le néerlandais, s’affirmant comme un fervent défenseur de la cause flamande.
En 1888, Anvers célébra les vingt-cinq ans de carrière parlementaire de Jacobs et de Laet. Cet hommage sincère laissa une empreinte indélébile dans le cœur de ces deux combattants courageux.
Victor Jacobs est décédé au milieu des siens, entouré de ceux qui l’aimaient. Il est mort en chrétien, parmi les prières, entouré de prêtres de cette Église pour laquelle il s’était battu toute sa vie. Le jour de l’Immaculée Conception, il avait, avec une admirable piété, reçu les derniers sacrements, et le Saint-Père lui avait envoyé le jour même sa bénédiction dans les termes les plus émouvants. Cette grande figure de notre lutte politique repose désormais en paix après une vie mouvementée ; son âme est remontée vers Celui qu’il a honoré toute sa vie. Le cœur débordant de tristesse, nous déposons au bord de son lit de mort la couronne de notre admiration et de notre respect.
Toute la population d’Anvers partage le deuil de sa famille si durement éprouvée ; aucun mot ne peut exprimer notre sympathie, mais dans le cœur de chaque véritable Anversois s’élève un sentiment qui, tel un monument impérissable, immortalisera la mémoire de Victor Jacobs : une gratitude, une reconnaissance qui ne s’éteindra jamais.
(WOESTE Charles, dans la Revue générale, Bruxelles, Société belge de librairie, 1862, pp. I à VIII. Remarque : tout l’article est entouré d’un encadrement noir, ce dont ne bénéficient pas les autres articles nécrologiques de la Revue générale)
« N'est-ce pas folie que de vouloir trouver quelque chose qui dure chez l'homme ? N'est-il pas passager comme la bulle d'eau, fragile comme la tige d'une plante ? »
Tel est le refrain d'une chanson indienne. Je me le suis rappelé, lorsque j'ai vu frappé par l'ange de la mort à 53 ans Victor Jacobs qui, pendant longtemps, nous était apparu comme doué d'une vigueur de constitution peu commune et que nous nous flattions de pouvoir, presque indéfiniment, applaudir au premier poste des bons combats.
En venant jeter quelques fleurs sur la tombe de celui qui a été l'honneur du pays et du parti conservateur, je ne puis me défendre d'un douloureux serrement de cœur, car il a été aussi, pendant longtemps, mon compagnon d'armes, et il n'est pas de fraternité plus douce que celle du champ de bataille.
Cependant, je n'ai pas vécu dans l'intimité de Victor Jacobs, et à vrai dire je pense que ce privilège n'a appartenu à personne. Quoique très dévoué à ses amis, il était un peu froid et renfermé ; il ne se prêtait guère aux épanchements de l'amitié ; il ne parlait que quand il le jugeait nécessaire ; il rendait rarement compte de ses impressions ; il ne causait ni pour se délasser ni pour instruire ; il ne s'abandonnait pas.
Est-ce parce que sa nature exceptionnellement riche lui procurait les jouissances intérieures d'une conversation incessante ? Est-ce parce que le penseur, s'absorbant dans ses méditations puissantes, n'est jamais seul ? Je crois qu'il en était bien ainsi de Jacobs. Il faut pourtant le reconnaître : l'homme public se prive ainsi d'éléments d'appréciation sérieux ; il est bon qu'il se laisse pénétrer par le monde extérieur pour le comprendre et exercer sur lui une action efficace ; sinon, il risque de s'égarer. La tendance qu'avait Jacobs à s'isoler le rendait optimiste. Quand on lui signalait l'état de l'opinion, il ne le dédaignait pas ; parfois, il changeait de sentiment; mais, de lui-même, il était porté à voir les choses comme il souhaitait qu'elles fussent.
De bonne heure il annonça tout ce qu'il devait tenir. Après de fortes humanités à Vaugirard, il suivit les cours de l'université de Bruxelles ; c'était l'époque où MM. Tiberghien, Altmeyer et Van Bemmel en étaient les oracles. Nourri de convictions inébranlables, il traversa cette épreuve, sans en ressentir les morsures. Bien plus, il rompit avec éclat, quoique étudiant, avec les idées qui régnaient autour de lui. La loi sur la charité ayant suscité des émotions que l'on qualifia de contagieuses, il fit paraître au milieu de la crise une brochure qui ne resta pas sans retentissement: ce fut le premier acte de sa vie publique, et il montra ainsi, qu'il était impatient de déployer sa vaillance.
Ses études cependant semblaient le porter plutôt vers la philosophie. La philosophie est la tentation, dans leur fleur, des intelligences élevées ; elles cherchent instinctivement à atteindre les sommets de la pensée humaine et à scruter les grands problèmes du fini et de l'infini. Aussi, en 1860 et en 1861 donna-t-il à la Revue belge deux articles qui furent remarqués le premier traitait du surnaturel, le second roulait sur l'Essai de philosophie religieuse de M. Saisset : tous deux dénotaient une maturité d'esprit, rare chez un homme si jeune ; ils étaient écrits d'une plume sûre et châtiée.
Reçu docteur en droit, il alla s'établir comme avocat à Anvers, au barreau duquel son père avait laissé des souvenirs non effacés. Avait-il, en choisissant cette résidence, le secret espoir de se ménager de ce côté une carrière politique ? Je n'oserais l'affirmer, car, à ce moment, le libéralisme était en progrès dans notre métropole commerciale ; mais l'imprévu gouverne les choses humaines. Tout à coup, à la suite de l'érection des fortifications d'Anvers, une tempête s'éleva contre le cabinet libéral, et une question, toute d'intérêt matériel, la question des servitudes militaires, passionna les concitoyens de Jacobs. Celui-ci se jeta dans la mêlée et publia un écrit où il défendait avec la science du jurisconsulte les intérêts lésés. Il toucha bientôt le prix de ce service : aux élections de 1863, une coalition s'étant formée contre le ministère, M. Blondel, chef du parti catholique anversois, réclama, au nom de ce parti, sur la liste de l'opposition, une place pour son jeune ami, M. Jacobs : il l'avait deviné. Grâce à cet appui désintéressé, Jacobs put entrer à la Chambre à l'âge de 25 ans.
Sa situation n'était pas aisée ; il avait été porté à Anvers par un mouvement, qui, dans certaines questions, ne connaissait guère les ménagements. Mais le rôle qui lui était échu ne parut pas lui peser, et il sut, dès le début, faire valoir ces qualités maîtresses qui lui ont assigné une si grande place dans le Parlement. Je ne parle pas seulement ici de sa souplesse d'esprit, des traits heureux dont il parsemait ses discours, de sa puissance d'argumentation, de ses connaissances étendues, de son art de surmonter les difficultés ; je parle aussi de sa foi vive et profonde, de sa fidélité à ses amis, de son attachement aux principes et aux traditions du parti conservateur, de la solidarité. qu'il s'efforçait de maintenir entre les membres de ce parti.
Tel était déjà l'éclat de sa réputation oratoire, que, quand le ministère libéral fut renversé en 1870, son nom fut sur toutes les bouches parmi ceux que l'on désignait comme « ministrables », et que M. d'Anethan n'hésita pas à faire appel à son concours. A divers points de vue, il était une force pour le cabinet nouveau. Mais les blessures ouvertes par le mouvement antimilitariste qui avait donné naissance à sa fortune politique étaient-elles suffisamment fermées, pour qu'il ne rencontrât pas sur son chemin des oppositions puissantes ? Je me borne à exprimer ici un doute ; l'histoire peut-être le tranchera.
On sait les événements qui renversèrent le ministère de M. d'Anethan. Je vis, au plus fort de la crise, le baron Nothomb, notre ministre à Berlin, et je lui demandai ce qu'il en pensait. Il me répondit : « Le cabinet manque d'attitude. » C'était bien cela. J'allai trouver M. Jacobs ; je le pressai d'agir ; mais cédant à ses penchants confiants, il croyait que l'émeute s'userait d'elle-même ; il ne s'apercevait pas qu'elle usait le gouvernement : cette leçon ne fut pas perdue en 1884.
Jacobs rentra dans la majorité. Convaincu que ce n'était pas trop de toutes nos forces unies pour conserver aux catholiques la direction des affaires, il se fit l'appui le plus constant et le plus dévoué de M. Malou. Dans ce temps-là, les polémiques des partis se poursuivaient presque exclusivement sur le terrain clérical. Du côté de l'opposition, M. Frère-Orban jouissait d'une autorité incontestée; il excellait à éveiller les susceptibilités de la bourgeoisie libérale contre les prétendus envahissements du clergé et les périls imaginaires que courait la Constitution ; d'autre part, les desseins de la gauche étaient largement servis par des mouvements tumultueux qui se succédaient périodiquement dans les rues de nos villes. Jacobs prononça, pendant cette période, ses plus beaux discours, qui resteront des modèles d'éloquence parlementaire ; son talent atteignit son apogée, et il faut lui rendre cette justice, qu'il sut toujours concilier son dévouement à la Constitution avec son attachement à tous les enseignements de l'Église ; la chose paraissait difficile à quelques-uns : mais lui, il avait trop bien scruté ces problèmes délicats, pour jamais croire que la constance dans sa foi religieuse dépendît d'une apostasie politique.
Les élections de 1878 rejetèrent dans l'opposition M. Jacobs et ses amis. Nous comprîmes d'emblée les lourds devoirs qu'allaient nous imposer les luttes dont nous étions menacés. Le jour du dépôt de la loi sur l'instruction primaire, nous nous réunîmes à cinq ou six dans un des salons de la Chambre, et, sur la proposition de Jacobs, nous décidâmes la formation d'un grand comité appelé à organiser la résistance légale contre les desseins du cabinet. Ce fut le point de départ de notre campagne de près de six années. Elle nous imposa bien des labeurs ; mais elle nous procura aussi de précieuses compensations ; jamais l'union des catholiques du Parlement, sous la direction de M. Malou qui avait retrouvé la vigueur de sa jeunesse, ne fut plus étroite ; nous étions en rapports quotidiens avec les catholiques du pays entier qui ne cessaient de nous demander conseil, et nous eûmes la joie de voir que de toutes parts l'esprit de foi et de liberté des populations enfantait des miracles. La Chambre fut, pendant cette période, une arène de luttes incessantes ; Jacobs y figura au premier rang ; nos consciences blessées n'eurent pas d'organe plus éloquent et plus convaincant.
Au commencement de l'année 1884, nous sentions l'édifice ministériel craquer. C'est à ce moment, que la publication des comptes de l'enquête scolaire acheva de soulever l'opinion contre le cabinet. On a cru que cette publication était un des éléments d'un plan profondément médité. Il n'en fut rien. J'avais le projet de demander à la Chambre en comité secret de ne plus voter de fonds pour cette enquête, et je le dis à Jacobs qui s'empressa de s'associer à ce projet. Une circonstance fortuite m'amena à l'annoncer. M. Couvreur, président de la commission d'enquête, ayant appris mes intentions, demanda que le débat eut lieu en séance publique ; nous acceptâmes. Au cours de ce débat, Jacobs vint me dire : « J'ai envie de proposer la publication des comptes. » J'accédai à cette proposition. La gauche commit la maladresse de la repousser. Mise en demeure de faire connaître les comptes, la droite les publia, et ceux-ci produisirent un effet foudroyant.
Vers le mois d'avril 1884, quelques membres de la droite demandèrent à M. Malou de les réunir pour arrêter une ligne de conduite relativement à la réforme scolaire que les élections prochaines allaient probablement nous appeler à réaliser. Le problème était ardu ; il fallait restaurer les principes ; mais il n'était pas possible de négliger les faits. Il fut finalement convenu que chacun des membres présents élaborerait un projet de loi et le remettrait à M. Malou. Jacobs et moi, nous en fîmes chacun un ; Jacobs renonça bientôt au sien et se rallia au mien dont les grandes lignes sont devenues celles de la loi du 20 septembre 1884.
Les élections dépassèrent notre attente. On a dit que Jacobs et moi, nous avions été imposés à M. Malou. Quelle erreur ! Dès avant les élections, M. Malou avait réclamé le concours éventuel de Jacobs ; et, le lendemain du scrutin, arrivant de la campagne à 8 heures du matin, il vint m'offrir un portefeuille dans la combinaison qu'il allait être chargé d'élaborer. Jacobs n'avait pas hésité à accepter; il était d'avis que le pouvoir ne pouvait être refusé par ceux qui avaient dirigé la campagne ; M. Beernaert et moi, par des motifs divers, nous déclinâmes les offres de M. Malou. Jacobs insista vivement pour que nous nous associâmes à la combinaison; M. Malou le fit à son tour avec une chaleur de cœur telle, qu'après trois jours d'hésitation, nous cédâmes. Jacobs avait d'abord manifesté ses préférences pour le portefeuille des finances ; à l'issue des pourparlers, il accepta l'intérieur.
Les nouveaux ministres s'étaient d'emblée mis d'accord pour faire voter pendant la session extraordinaire une loi sur l'instruction primaire. Il était impossible en effet pour nous de gouverner, ne fût-ce que quelques mois, en appliquant la loi de malheur. Je ne me dissimulai pas cependant les risques que cette discussion nous ferait courir, et je dis à mes amis, moins pessimistes que moi : « Nous allons avoir bien des difficultés à traverser. » C'était en effet la première fois que le parti conservateur se montrait décidé à faire acte de virilité et à réclamer le vote d'une grande loi politique. Le cabinet libéral s'était flatté d'avoir élevé une tour inébranlable. Comment la renverser? Un instant, deux des nouveaux ministres, ayant conscience de la difficulté de la tâche, se demandèrent s'il serait possible de la mener à bonne fin dans la session extraordinaire ; Jacobs et moi, nous insistâmes ; M. Malou se rallia à notre avis, en disant : « Eh! bien, travaillons », et c'est ainsi que l'œuvre fut accomplie.
La discussion s'étant engagée à la Chambre, Jacobs apporta à la soutenir toutes les ressources de son admirable dialectique, J'aurais pu le laisser seul aux prises avec les libéraux. Je crus devoir intervenir : aussi bien la loi était notre œuvre commune, et, quand le devoir parle, il ne convient pas de reculer devant les responsabilités. Le parti libéral tenta dès le premier jour d'organiser des émeutes. M Malou, en retournant le soir à la campagne, s'en rapporta à nous au sujet des mesures à prendre ; nous nous réunîmes, M. Jacobs, M. Beernaert et moi, et nous résolûmes de faire appel sans tarder à la force publique : c'est ainsi que le Parlement put délibérer en toute liberté.
J'ai peut-être tort de relever ici ces traits épars d'une histoire qui devra être publiée un jour. Mais je n'ai pu résister au plaisir de les mentionner, pour souligner l'énergie et l'esprit de décision dont fit preuve Jacobs.
L'heure n'est pas venue de retracer, dans leurs détails, les incidents qui se rattachent à la dislocation du ministère, au mois d'octobre 1884. Qu'il me soit permis toutefois de dire, que Jacobs n'eut alors qu'une pensée sauver la majorité, assurer le maintien de la loi sur l'instruction primaire et des mesures nombreuses que nous avions prises pour réagir contre la politique néfaste de l'administration libérale. Grâce à Dieu, cette pensée prévalut : quelques hommes furent écartés ; mais les mesures qui avaient signalé leur passage au pouvoir subsistèrent.
Je ne saurais dire jusqu'à quel point Jacobs fut sensible au coup qui l'éloignait pour la seconde fois des affaires, alors que ses capacités et les sympathies de la majorité l'y avaient appelé. Ce qui est certain, c'est qu'à partir de ce moment, il n'intervint plus aussi activement que par le passé dans les débats parlementaires. Sa parole continuait à jouir d'un grand prestige ; ses conseils étaient presque toujours écoutés ; mais il semble qu'il cherchait à fixer sa place plutôt dans la réserve que dans l'armée active du parti conservateur. M. Beernaert eut plusieurs fois recours à son dévouement ; il le nomma président d'une des sections du Congrès du droit maritime et membre de la Commission du travail ; plus tard, il lui offrit de représenter la Belgique à la Conférence de Berlin. Jacobs accepta ces diverses missions ; chaque fois du reste qu'il parlait où qu'il écrivait, il tenait très haut son drapeau. Tout en se préoccupant des intérêts des classes laborieuses, il n'était nullement disposé à favoriser, dans des limites étendues, l'intervention de l'Etat ; sans méconnaitre non plus que le mouvement des choses et des hommes commande souvent des réformes, il se prononça énergiquement en 1890 contre la révision immédiate de la Constitution. Néanmoins, je le répète, il était porté à s'effacer un peu, et il demeura étranger au mouvement de la presse et des associations.
Il est probable que les soucis d'un grand ouvrage auquel il consacrait ses loisirs, furent l'une des causes de cette disposition nouvelle. Il éprouvait la tentation de tous les hommes d'un mérite hors ligne, celle de laisser après eux quelque trace durable de leur existence. Certes sa vie parlementaire ne sera jamais oubliée ; mais j'imagine qu'il désirait être cité comme une autorité dans des sphères plus calmes et moins accessibles aux fluctuations d'opinions. Aussi pendant les cinq dernières années de sa vie, il se consacra principalement à écrire un grand travail sur le Droit maritime belge. L'ouvrage, qui porte à chaque page le cachet de sa lucidité d'esprit et de sa science. profonde, fut dédié au barreau d'Anvers, et, dans la dédicace, Jacobs disait : « J'ai entrepris de commenter la loi maritime belge, afin qu'au barreau de notre grande cité commerciale, mon souvenir aussi me survive. »
Ce lignes datent du 15 février 1889 Je ne crois pas qu'à ce moment déjà il se sentit atteint du mal cruel dont les ravages, pour être lents, n'en devaient pas moins se développer bientôt. Ce ne fut qu'au commencement de 1890, que des indices inquiétants se manifestèrent. Au mois d'avril, il se trouvait avec quelques-uns de ses amis politiques au ministère des finances ; nous fûmes frappés, pendant la délibération, de l'altération de ses traits, et, après l'avoir reconduit jusqu'à l'antichambre, M. Beernaert, revenant vers nous, nous dit avec un sentiment de tristesse que tous, nous partageâmes : « C'est un homme fini ! » Tel n'était certes pas le pressentiment de Jacobs. Il considérait son mal comme léger, et, après des cures diverses poursuivies durant l'été de 1890, il s'estima tout à fait rétabli. Mais cette amélioration n'était qu'apparente ; les sources de la vie étaient irrémédiablement atteintes. Il lutta avec énergie ; docile aux avis de la Faculté, il alla partout où elle l'envoya ; mais, au mois d'août 1891, son état s'aggrava d'une manière tout à fait alarmante.
C'était à la veille de l'ouverture du Congrès de Malines dont la présidence lui avait été décernée. Sa famille le pressa, mais en vain, de ne pas s'y rendre. Voyait-il, dans cette présidence et dans le discours qu'il était appelé à prononcer, le couronnement de sa belle carrière ? Voulait-il sceller sa vie par un dernier acte de dévouement à l'Église et au pays qu'il avait tant aimés? Toujours est-il qu'il répondit à l'un de nous qui lui parlait de la cure de Salis qu'il allait entreprendre : « Oh ! pour moi, il n'y a plus d'autre cure possible qu'à Lourdes ! » Dans d'autres moments, son optimisme l'emportait et il se prenait visiblement à espérer : « J'irai, disait-il, là où les médecins me le prescriront. »
Lorsqu'il entra dans la grande salle du Congrès, se soutenant péniblement sur son bâton de malade, l'impression fut générale et douloureuse : la mort l'enveloppait déjà, et nous n'espérâmes plus que dans un miracle. Jacobs présida deux assemblées générales ; vers la fin de la seconde, il paraissait épuisé et il partit pour Lourdes ; mais le discours qu'il prononça au début de la première restera comme un témoignage admirable de ses sentiments profondément chrétiens et de son dévouement au pays.
Le miracle ne se fit pas. Le mal étreignit de plus en plus sa victime ; il finit par la terrasser ; et sur sa tombe, il ne nous reste plus qu'à répéter les paroles du prince évêque de Breslau sur la tombe de Windhorst: « Pour toi et pour ton honneur, tu as assez vécu, mais non pour nous, tes amis. »
Inclinons-nous devant la volonté divine. Dieu saura bien susciter d'autres serviteurs pour la défense de sa cause ; nous, nous ne sommes que des voyageurs, entraînés plus ou moins vite vers une autre patrie : lui, il demeure et il veille ! Ces pensées consolantes doivent nous fortifier dans l'épreuve; mais elles ne sauraient nous empêcher de répéter mélancoliquement le beau vers de Virgile: Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia tangunt.
23 décembre 1891.
(Extrait de la Gazette de Charleroi, 11 septembre 1891)
Silhouette : M. Victor Jacobs
Un portrait alerte de M. Jacobs tracé par l'Etoile à l'occasion du Congrès de Malines :
Une belle santé touchée par la maladie. Longtemps admiré dans les salons conservateurs pour sa jolie tête, sa barbe et ses moustaches laborieusement traitées : aujourd'hui vieilli, blanchi. Un orateur de combat, une force de son parti, toujours sur la brèche, jadis : depuis deux ans, fatigué, ayant perdu l'étincelle et le ressort. Un homme politique deux fois remisé par la justice Immanente de l'opinion et désillusionné. Mais un financier heureux qui profite toujours agréablement de la loi de 1873 sur les sociétés anonymes.
Est entré la Chambre en 1863, aux vingt-cinq ans règlementaires, comme député d'Anvers avec MM. Delaet, d'Hane, du Bois e Hayez. Siège le 10 novembre 1863 pour la première fois, et, par le bénéfice de l'âge, fait partie du bureau provisoire comme secrétaire, avec M. Bara. Depuis cette époque, a parlé la matière d'une vingtaine d'in-folios. Orateur élégant, voix chantante, banalement jolie, qui montre la fêlure quand il veut s'élever au-dessus des ordinaires pasquinades cléricales. Dans le genre tempéré, extrêmement séduisant. Insupportable quand il gonfle son style. Prend les questions par les petits côtés. Ingénieux, toujours. Puissant, quelquefois. Une pluie de phrases menues, fines, pointues, aiguisées. Un gentil ron-ron gracieux, dont la méchanceté est le seul esprit ; une patte da velours recouvrant maladroitement des griffes de prêtre. Point de hautes idées. Point de ces grands côtés d'ombre et de lumière qui donnent à l'argument principal sa force et sa grandeur. Délaie, développe, évolue. Ne travaille jamais en pleine pâte. Fait un discours de ce qui mérite une interruption. A donné en 1883, à Paris, dans un cercle monarchiste, une conférence qui lui valut cette définition d'un journal français : un rossignol qui la fait longue.
Travailleur de cabinet de premier ordre. Un vrai laborieux. Infatigable. Dépouille un dossier comme personne. Préside avec autorité et à propos, comme il l'a montré au congrès de droit international. On lui a offert la présidence de la Chambre qu'il a refusée pour conserver celle de Sacré-Madame et quelques autres, aussi confortables. Membre du comité de la rédaction de la Revue générale, mais écrivain piètre et très intermittent. Méprise le journalisme. A rencontré dans son existence politique deux grosses pierres qui ont failli faire sombrer sa fortune naissante. La première, en 1867, sous forme d'une déposition faite par un témoin de l'affaire De Buck et les Jésuites. (Voir Compte-rendu officiel du procès, page 262). Puis, le jugement Intervenu dans son procès avec la Vérité de Tournai. Il sut franchir ces mauvais pas avec une désinvolture italienne, et il en porte le souvenir avec un aplomb tranquille.
Signe très particulier : n'a pas un seul ami intime. Est beaucoup moins estimé au barreau et dans la droite que M. Woeste. Ces deux hommes ne se détestent pas, mais font des efforts désintéressés et louables pour se supporter. M. Jacobs a le travail d'esprit solitaire, la méditation égoïste. N'a pas de conversation réelle. Seulement, une facilité de dénigrement extraordinaire. Sa manière rappelle celle de Sainte-Beuve, si bien analysée par Goncourt. Quand il jette ses petites observations froides et métalliques sur quelqu’un, on semble voir des fourmis envahir un cadavre. Ainsi il vous dira, traçant un portrait :
« … Beernaert ? Oh : beaucoup, énormément de talent ; mais... c'est surtout quand il a tort qu'il le montre... » Un silence, puis il repart : « Oui, c'est bien vrai : Beernaert travaille comme un cheval ; c'est un piocheur... mais il faut avouer que jusqu'aujourd'hui il n'a pas créé quelque chose, une œuvre, une loi ! Rien !... » Nouveau silence ; nouveau départ : « … Ah ! il parle bien, très bien, avec autorité... mais il est plutôt disert qu'éloquent, et me rappelle un Adolphe Dechamps flasque et vulgaire... » Etc., etc., etc. Avec ce procédé, M. Jacobs vous nettoie un ami en dix minutes, et « n'en laisse que le squelette dépouillé et bien net. »
Est un des rares politiciens belges sur lequel le prudent et discret van Praet s'exprimait avec une vivacité inattendue chez lui, mais nettement hostile. Quand l'ancien conseiller du Roi parlait de lui à un conservateur : « Votre Jacobs, disait-il, dégage l'antipathie. »
Très curieux à observer dans un salon ou il ne sait ni se tenir ni se conduire. Sa distinction et son amabilité sont à fleur de peau. Ignore l'art de parler aux femmes. N'a jamais su mettre un de ses interlocuteurs à l'aise. Aucune notion artistique. Son hôtel de la chaussée de Charleroi est la demeure d'un bookmaker anglais. Un Poniatowski se jetant dans l'Elster ; un Vanderouderida, naturellement ; un gothique flamand, acheté six cents francs à la mortuaire d'un vieux curé de Rycxevorsel ; la fameuse réduction en argent de la maison d'Anvers, cadeau du Meeting. Le théâtre, la musique, la littérature, la peinture sont choses mortes pour cet esprit de trempe si solide. Jamais oncques le vit à une exposition d'art, et sa présence un soir au balcon de la Monnaie pour une représentation de la Comédie-Française, parut un signe avant-coureur de grands malheurs, car, comme Gambetta, il passe pour jettatore.
A pour traits les plus immédiatement saisissables de son caractère, un optimisme invincible et une inaltérable confiance en lui-même. Beau chasseur.
Un jour qu'il se tenait silencieux dans un coin pendant une délibération de la droite, le père Malou lui dit tout à coup :
« Eh bien, Jacobs, vous ne parlez pas i »
« Je m'entretiens avec moi-même », répondit aimablement celui-ci.
« Vous causez à un flatteur, » riposta Malou, qui connaissait son homme, en reprenant ainsi le joli mot de Sophie Arnould à Bernard.
Aime peu les voyages, sinon en Turquie, quand la silhouette de M. de Hirsch est au bout de sa lorgnette.
Ses derniers vœux terrestres : la guérison de sa douloureuse maladie et le gouvernement de la Société Générale.
BIBLIOGRAPHIE
DEVADDER Victor, Cinquante ans de la vie d'un Anversois, Anvers, Claes, 1888
BELLEMANS, A., Victor Jacobs 1838-1891, Bruxelles, Albert Dewit, 1913