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Graux Charles (1837-1910)

Portrait de Graux Charles

Graux Charles, Alexandre, Louis libéral

né en 1837 à Bruxelles décédé en 1910 à Ixelles

Ministre (finances) entre 1878 et 1884 Représentant entre 1890 et 1894, élu par l'arrondissement de Bruxelles

Biographie

(Paul HYMANS, Charles Graux, notice écrite pour l'Almanach des étudiants libéraux de l'Université de Gand , Gand, Imprimerie A. Vandeweghe, 1907)

Depuis quatorze ans. M. Graux a quitté la carrière politique. Si l’âge a blanchi ses cheveux, les ressorts du caractère et de la pensée n'ont pas fléchi. Le verbe clair, la voix cuivrée, l'étincelle du regard, l’énergie du geste dénotent la virilité de l’esprit, l'aptitude au combat. les —forces vives - qui ne s'épanchent plus qu'au Palais en forces vives d'éclatantes luttes judiciaires.

Le Barreau a reconquis l'orateur qui s'y était illustré avant d'entrer au Parlement. et l'a refait sien. Ainsi, il semble que la vie de M. Graux. captée par le gouvernement et les Chambres de 1894, ait repris son cours naturel, paisible et lumineux.

La profession d'avocat, la plus indépendante qu'il y ait, est la meilleure préparation pour ceux qui se destinent aux offices parlementaires, la consolation la plus efficace pour ceux qui les abandonnent. M. Graux regrette-t-il la politique ? Je le vois souvent et m'en entretiens fréquemment avec lui. Je gagerais qu'il ne la regrette point, sans cesser de l'aimer encore.

C'est que la vie publique d'aujourd'hui n'est plus celle d'autrefois, celle qu'il expérimenta pendant seize ans. Et j'ai assez fréquenté les hommes d'alors et suffisamment vécu l'existence politique actuelle pour saisir le contraste.

Oh ! les belles réunions à huis clos, où M. Graux maniait le budget en virtuose et faisait avec dextérité reluire les chiffres devant un public d'initiés - et l'émotion rare des assemblées à grand spectacle où, sans crainte de l'interruption ou du tumulte, une éloquence sévère, soucieuse de l'élégance de l'idée autant que du langage, remplissait le programme, et, reproduite minutieusement le lendemain à l'usage de quelques milliers d'électeurs censitaires, traçait à l'opinion son chemin et dictait son vote !

Aujourd'hui, en temps d'élection, ce sont les meetings publics et contradictoires, tous les soirs, pendant un mois, et, dans les villages, les cortèges derrière les drapeaux et les fanfares ; c'est le discours improvisé jeté à la foule : ce sont les ripostes au premier venu, les grosses phrases lancées bras tendus: c'est la cohue anonyme qui s'embusque aux bons endroits pour acclamer ou pour siffler.

Les passions autrefois étaient aussi ardentes, mais, plus localisées, rayonnaient moins loin. La tribune retentissait d’admirables accents ; mais les échos étaient moins sonores. On parlait mieux peut-être, avec plus de mesure et de majesté ; mais l'amphithéâtre était moins vaste et l'atmosphère plus tempérée. Le peuple est là, aujourd'hui, qui écoute. Et quand on l'aborde, un vent de houle vous frappe au visage.

Les questions ont changé d'aspect, comme les mœurs. Des solutions nouvelles ont surgi en matière électorale, militaire, économique. Il y a un âge où l'homme d'Etat préfère aux évolutions nécessaires la fierté des attitudes prises et conservées, le maintien du style et de la manière où sa personnalité s'est accusée et dont il semble qu'elle ne puisse désormais se défaire, sans se diminuer. Ce scrupule de tenue morale, de dignité d’esprit a sa grandeur et commande le respect.

Eloigné des disputes des partis et affranchi des contingences, M. Graux a conservé la verdeur de ses convic— tions. Spectateur averti et clairvoyant. il suit de près le mouvement des choses et des idées. Vétéran de luttes devenues historiques. il possède les grandes traditions gouvernementales et parlementaires. Ses avis sont lucides et fermes; j'ai le privilège d'en bénéficier parfois: il n'est pas de conseils plus utiles, plus salutaires, que ceux d'un homme qui s'intéresse la politique avec désintéressement, et qui la connait sans en faire.

L’éloquence de M. Graux est l'image de sa nature intime. D'une impeccable correction. elle a moins de passion que de logique et plus de noblesse que de fougue, une ardeur concentrée réchauffe, l'ardeur de la pensée qui cherche, pour convaincre, des formules concises et fortement adaptées, de l'argument qui s'aligne en bataille et marche l'assaut. C'est une éloquence de réflexion plutôt que d'inspiration : le cœur y parle moins que la raison. La phrase est pure, le débit pressant et incisif : la voix. d'un métal bien trempé, scande les mots et, dans l'élan de la période, a des vibrations d'airain.

L’éducation oratoire de M. Graux s’est faite à bonne école.

Après de brillantes études de droit à l'université de Bruxelles, il obtint le 9 août 1859 le diplôme du doctorat « avec la plus grande distinction » et, aussitôt après, l'une des bourses de voyage dont le gouvernement disposait en faveur des jeunes docteurs qui désiraient compléter leur éducation l'étranger.

Charles Graux partit pour Paris et y passa un an, de l'automne1859 aux vacances de l'été 1860. La guerre d'Italie venait de s'achever dans une apothéose. Paris resplendissait de richesse et de gloire. La pompe impériale. le frissonnement des lauriers conquis sur les champs de bataille, la fièvre du luxe et des plaisirs étourdissaient la France.

Au milieu de ce tourbillon. la tribune politique était muette. Les orateurs célèbres des régimes disparus, chassés, avec la liberté, de la vie publique, s'étaient refugiés dans les prétoires et les auditoires académiques. Berryer, vieillissant, apparaissait encore de temps à autre à la barre ; Jules Favre y déployait sa parole superbe ; Dufaure, Marie, Hebert, Grévy rayonnaient d'une splendide maturité ; des renommées nouvelles poussaient autour de ces talents consacrés : Allou, Lachaud, Emile Ollivier. Charles Graux suivit au Collège de France les cours de Saint-Marc Girardin et de Laboulaye, à l'Ecole de Droit les leçons de Valette et d'Ortolan. Il fréquentait assiduement le Palais de Justice, à l’affût des grands procès du temps, affilié aux conférences que formaient alors, en grand nombre, les jeunes avocats pour s’exercer dans l'art de la parole.

Revenu à Bruxelles. vers la fin de 1860, il y fit son stage et fut inscrit au tableau de l'Ordre, en octobre 1862.

Un avocat éminent l'associa bientôt ses travaux, Maître Dequesne, dont la figure austère est restée légendaire au barreau bruxellois. Le Droit remplissait sa vie et dominait son esprit. La science et l'expérience en faisaient un jurisconsulte hors pair. Sa parole était brève, précise, pénétrante, sa dialectique irrésistible. Il dédaignait de l'éloquence tout ce qui n'aidait pas la clarté de l'exposition, à l'ordonnance et la logique du discours. Son exemple mit en garde le jeune avocat, frémissant encore des leçons prises à l'école des maîtres français. contre l'abus des procédés et de la rhétorique, qui l'aurait écarté de la tournure d'esprit et des usages judiciaires nationaux.

Les premières causes d'un débutant auquel ses relations n'apportent pas la clientèle et qui aborde, isolé, le monde des affaires, sont le plus souvent des causes criminelles. Graux fit cet apprentissage avec succès, plaidant, en outre, de loin en loin, des procès civils, aux côtés de quelque ancien, désireux d'encourager et d'aider une carrière pleine de promesses.

Une heureuse fortune fournit à l'orateur l'occasion de donner sa mesure et attira sur lui l’attention du grand public. Une cause retentissante lui fut confiée. Il y gagna la renommée.

Un Maronite, Syrien d'origine, du nom de Risk-Allah, qui avait servi le Sultan dans la guerre d'Orient et avait conquis dans l'armée turque le grade de colonel, fut, à la suite de circonstances émouvantes et mystérieuses, accusé d'assassinat et de faux, et traduit, en 1866, devant la cour d'assises du Brabant.

Risk-Allah avait, après la guerre, quitté Constantinople et s'était fixé en Angleterre. Venu en Belgique pour y rejoindre un jeune Anglais, son pupille, il avait pris logement avec ce dernier dans un hôtel d'Anvers. Peu de jours après, le jeune homme était trouvé mort dans son lit, la têete trouée par la charge d'un fusil de chasse qui gisait sur le plancher, auprès d'une chaise renversée au chevet de la couche. Sur une table voisine. s'étalait une feuille de papier portant. écrits d'une encre peine séchée. ces mots : « I have done it » (Je l'ai fait) - et la signature du mort : Readly.

L'instruction révéla que Risk-Allah avait un intérêt considérable au décès de son pupille : la dévolution qui devait lui être faite d'un capital important, déposé en Angleterre. Mais elle découvrit aussi un drame du cœur dont il se pouvait qu'un suicide eût été le dénouement : Readly aimait une jeune Anglaise qu'il avait rencontrée à Spa. Ils avaient échangé leurs vœux : mais les parents de la jeune fille mirent obstacle au mariage. Et la fiancée, après avoir résisté, céda et écrivit à Readly pour lui annoncer la rupture, une lettre touchante et trempée de larmes, où elle paraissait le détourner d'une résolution désespérée.

Maître Charles Graux fut désigné d'office pour défendre Risk-Allah, mais l’accusé lui-même fit choix, dans le barreau de Paris, d'un conseil dont le nom était illustre, Maître Lachaud ; celui-ci, à la disposition duquel son jeune confrère bruxellois se mit aussitôt pour la préparation de la défense, étendit sur lui un patronage bienveillant, l'associa en tout à cette cause romanesque et voulut qu'il la plaidât tout entière à ses côtés.

Le procès fut un événement. L'accusé, dont les traits et l'allure avaient l'élégance et la noblesse de la race orientale. comparut en uniforme. la poitrine constellée de décorations. M. de Bavay, alors procureur général, vint en personne occuper le siège du ministère public.

Des témoins furent appelés de France et d'Angleterre. Le nom de Lachaud, l'attente de sa plaidoirie achevèrent de passionner la curiosité publique. Maître Graux parla le premier. Il ne reste de sa harangue que des comptes rendus décolorés et parcellaires. Mais le souvenir s’est conservé dans le monde judiciaire de l'impression profonde qu'elle produisit, et j'ai entendu bien des auditeurs de ces débats mémorables attester que l'éloquence du jeune avocat belge. loin de pâlir à coté de la parole fameuse du grand plaideur français, l’éclipsa peut-être par la puissance, la sobriété et l'émotion.

Risk-Allah fut acquitté. De ce triomphe date la célébrité de Charles Graux ; la clientèle lui vint alors, croissante ; en 1970, il fut le conseil de quelques-unes des hautes personnalités engagées dans affaires Langrand- Dumonceau, et, plus tard, il intervint dans les procès auxquels donna lieu le désastre de la Banque de Belgique.

Mais la politique tentatrice guettait l'avocat. Il ne lui résista guère.

En 1865, Graux fondait avec un groupe d'amis, Paul Janson, Edmond Picard, Adolphe Gustave Jottrand, un journal hebdomadaire, La Liberté qui défendit les théories du libéralisme avancé.

Un mouvement de rajeunissement et d'impulsion travaillait alors les couches nouvelles du parti. C'était un cabinet libéral qui gouvernait depuis 1857 ; Rogier et Frère- Orban le dirigeaient. Leur règne datait en réalité de plus loin. De 1847 ils avaient occupé le pouvoir ; de 1852 à 1855. un cabinet de conciliation, mais de nuance libérale, leur avait succédé ; en 1855, les catholiques avaient reconquis la prépondérance pour ne trouver qu'une occasion de révéler leur incapacité. Deux ans après, ils avaient succombé dans la tourmente provoquée par la loi des couvents. En réalité, depuis 1847, le libéralisme, sauf une courte interruption, dominait et il semblait que le parti clérical fût condamné à une minorité perpétuelle.

La jeunesse de 1865 était impatiente de réformes, avide d'action, ennemie des temporisations et des scrupules auxquels inclinent la responsabilité du pouvoir et le souci de le conserver ; elle s'insurgeait contre l’autoritarisme « doctrinaire » et aspirait à un élargissement de la vie politique, que le cens à 42 francs enfermait dans un cadre étroit et qu'elle aurait voulu ouvrir aux éléments populaires.

La Liberté lui servit d'organe. Mais quelques mois s'étaient peine écoulés que le petit état-major qui s'était groupé autour d'elle. se divisait. La scission se produisit la suite d'un meeting organisé à Bruxelles par des républicains socialistes français, qui dirigeaient une feuille révolutionnaire, appelée La Rive Gauche. Certains des rédacteurs de la Liberté y ayant assisté, les autres s'éloignèrent d'eux. La Liberté survécut cette rupture et resta entre les mains de Charles Graux et de deux de ses amis. Elle tint aussitôt préciser son programme. Elle fit une profession de foi ardemment patriotique er pacifiste. Point de violence, des réformes « obtenues par le jeu libre et intelligent de nos institutions » : c'était, en résumé, une large extension de l’électorat et, comme minimum, l'attribution du droit de vote, en matière communale et provinciale, à tous les citoyens sachant lire et écrire; la suppression de la peine de mort ; l’instruction laïque, gratuite et obligatoire : la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; la suppression de la contrainte par corps ; le libre emploi des langues nationales ; l'abolition du livret des ouvriers ; l'abrogation de l'article 17981 du code civil.

Pour l'époque, c'était beaucoup demander. Quarante ans nous en séparent et il faut juger la politique d'alors non au point de vue des principes et selon notre actuelle mentalité, mais au point de vue historique. Or, quelques faits à cet égard sont démonstratifs et caractérisent l’opinion moyenne du temps. La suppression du texte légal édictant la peine de mort, proposée par Bara, fut repoussée par le Sénat ; et un libéral, Barbanson, fit échouer le projet d'abrogation de l'article 1781 du code civil, qui ne triompha qu'en 1883.

Un autre symptôme plus saisissant traduit clairement le sentiment public au sujet de la réforme électorale. En 1870, Charles Graux, Buls, Edmond Picard et Vanderkindere présentèrent ensemble leurs candidatures pour la Chambre sur une liste indépendante. Ils réclamaient la révision immédiate de l'article 47 de la Constitution et l'adjonction au corps électoral d'une partie considérable de la classe ouvrière afin de » préparer largement les voies au suffrage universel. » Le résultat du scrutin fut écrasant. Sur 15,000 électeurs, la liste des jeunes libéraux obtint 700 voix.

Il est utile de marquer le fait et la date, car huit ans après s'inaugurait le dernier de nos ministères libéraux et l'on est tenté trop souvent aujourd'hui, en des polémiques rétrospectives, de faire grief à nos aînés de n'avoir point réalisé des réformes qui de loin nous paraissent un jeu, et qui, en réalité, rencontraient dans l'opinion même, de formidables obstacles.

C'est en juin 1878 que, les libéraux ayant reconquis la majorité, Frère-Orban forma le cabinet qui, ballotté pendant six ans par les orages, sombra en 1884. Charles Graux venait élu, comme candidat de l'Association libérale, sénateur de Bruxelles. Huit jours après il était ministre des finances.

Trois questions remplirent l'existence agitée du ministère de 1878 : la question scolaire, la question électorale, la question financière.

La tâche primordiale était la révision de la loi de 1842. La loi du 1er juillet 1879 eut pour but de placer l'instruction publique sous l'exclusive souveraineté de l'autorité civile. Elle n'édicta aucune mesure de proscription religieuse. Elle enlevait aux écoles communales tout caractère confessionnel, mais elle permettait au clergé d'y venir enseigner le catéchisme à des heures déterminées. Le régime qu’elle établit était un régime de tolérance assurant le respect des consciences, sauvegardant la liberté des familles.

Le clergé catholique prêcha la guerre sainte. Il ne lui suffisait pas d'enseigner les préceptes du culte; c'était la suprématie qu'il voulait, suprématie du prêtre dans l'école, afin de préparer, par la formation des âmes, la suprématie de l'Eglise dans la société politique.

La lutte fut exaspérée, semée de complications et d'incidents. La rupture avec le Vatican, l'enquête scolaire, la résistance des communes catholiques, l'envoi de commissaires spéciaux pour imposer l'observation de la loi, tous ces épisodes dénotent l'intensité des passions. la puissance des forces de réaction.

La question électorale ajouta à ces dangers extérieurs l'amertume et le péril des disputes internes. L'élément radical avait grandi au sein du libéralisme bruxellois. Une proposition de révision de l'article 47 de la Constitution fut déposée par le groupe progressiste (19 juin 1883) et repoussée par le gouvernement. Une émotion profonde saisit le parti libéral à l'aspect de ce conflit dramatique, qui mit directement aux prises Paul Janson et Frère-Orban. Le gouvernement l'emporta, mais fit voter une loi électorale pour la commune et la province qui appela à l’exercice du droit de suffrage, sans condition de cens, de nombreuses catégories de citoyens exclus jusque-là, les capacitaires de droit - ceux qui remplissaient des fonctions ou professions déterminées par la loi - et les capacitaires brevetés par des jurys d'examen, ceux qui subiraient une épreuve portant sur les matières enseignées à l’école primaire (loi du 24 août 1883). En même temps, il déposa un projet de loi établissant l’instruction obligatoire (3 juillet 1883). C'était une transaction et une étape vers des réformes ultérieures qui feraient concorder l'extension de l'électorat politique avec le développement de l'éducation populaire.

M. Graux se solidarisa avec le cabinet dans la question de la révision constitutionnelle. S'expliquant, le 5 juillet 1883, dans un discours qui impressionna vivement la Chambre, il rappela, appuyé par le témoignage de Frère-Orban, que le ministère de 1878 ne s'était pas constitué pour résoudre le problème électoral, qu’aucun engagement n'avait été pris, en raison de divergences de vues qu'il fallait prévoir.

Il constata non sans fierté que, des principales réformes qu'il réclamait en 1865, plusieurs étaient accomplies ; et, ne rétractant rien des idées qu'il avait alors défendues, il combattit l'opportunité de la proposition de révision, montrant que celle-ci n'avait pour elle qu'une minorité du parti libéral dans la Chambre, dans la presse et dans l'opinion. Le fait était exact. Le scrutin le démontra.

Au vote sur la prise en considération, la proposition ne recueillit que 11 voix. Et six membres de la gauche, connus pour la largeur de leur esprit et la sincérité de leurs convictions, MM. Buls, notamment, Houzeau. Vanderkindere, Couvreur, Goblet d'Alviella s'abstinrent, par crainte de provoquer la ruine de l'union du parti.

Quand, à vingt-cinq ans de distance, on relit ces discussions agitées, on est pris d'un serrement de cœur. L'attaque et la défense furent ardentes, véhémentes, presque sans merci. Et l'on imagine les rancunes que laissa la bataille au cœur des combattants, et l'ébranlement qu’en ressentirent les milices libérales. Mais l'histoire a ses fatalités. Entre l'ancien libéralisme et le nouveau, le conflit était inévitable. Les évolutions sont lentes et douloureuses. Il est facile de prononcer des jugements rétroactifs et d'expliquer doctement aux hommes d'aujourd’hui ce qu'auraient dû faire les hommes du passé pour éviter la crise où ils furent jetés. Mais l'action politique n’est jamais artificielle. Elle traduit les dispositions régnantes de l’esprit public, les préjugés, les habitudes, les craintes, les passions du moment. Il y a vingt-cinq ans, l'idée démocratique n'était pas mûre ; la bourgeoisie y restait réfractaire. Or, elle était maîtresse; pour lui faire violence. le gouvernement eût risqué l'existence. Il y tenait, afin d'assurer l'accomplissement de son œuvre d'éducation populaire, d'affranchissement des consciences et de laïcisation politique, que la défaite de 1884 interrompit pour un temps qui n'est pas encore expiré. Et si, en 1884, le libéralisme avait franchi le cap des élections, le vote de l'instruction obligatoire et la consolidation du régime de la neutralité scolaire auraient préparé et facilité une action démocratique régulière, pratique et féconde ; l’évolution se serait faite sans secousses, avec maturité, par la concorde et au moyen de transactions opportunes.

La question financière ne donna pas au cabinet de 1878 de moindres embarras. Il s'était formé dans des circonstances difficiles ; à la crise prodigieuse de production qui avait suivi la guerre franco-allemande, avait succédé une crise de dépression dont avait souffert avant lui le cabinet Malou et qui se prolongea jusqu'aux premières années du cabinet Beernaert. Quand M. Graux reçut la direction des finances, il y trouva le déficit. Celui-ci, pour 1877, était de quatre millions, pour 1878 de cinq millions et demi. Le cabinet catholique léguait en outre ses successeurs la mission d’achever d’importants travaux publics, pour lesquels les ressources n'étaient pas créées. Le chemin de fer, qui, dans la suite, a constitué si longtemps la source principale de la prospérité du Trésor, ne produisit pendant la durée du gouvernement libéral que des recettes insuffisantes. En 1881, le déficit du chemin de fer atteignit près de cinq millions. Enfin la politique des réformes est toujours une politique coûteuse. La loi de 1879 sur l’enseignement primaire obligea à construire des écoles, à fonder et à organiser des établissements normaux. La loi de 1881, sur l'enseignement moyen, porta à cent le nombre des écoles moyennes de garçons, à cinquante celui des écoles de filles.

Pour subvenir à ces charges, il fallait recourir à l'impôt. L'impôt est toujours impopulaire. C'est cependant le seul moyen loyal, pour un gouvernement probe, d'assurer l’avenir. M. Graux eut à remplir ce devoir urgent. Il l'accomplit sans faiblesse, avec prudence, avec mesure. Il présenta une série de propositions qui combinaient équitablement l'impôt direct et l'impôt de consommation. Elles relevaient certaines des bases de la contribution personnelle en n'atteignant que le luxe, et frappaient les valeurs mobilières. Elles établissaient des droits sur le tabac, le cacao et le vinaigre et relevaient l'accise et le droit d'entrée sur les eaux-de-vie. Les droits sur le cacao et les vinaigres et la taxe sur les valeurs mobilières furent rejetés. Dans l'ensemble, les impôts décrétés rapportèrent quatorze millions.

Mais la discussion fut un combat long et passionné, où la gauche tour entière ne soutint pas le cabinet. Il fallut deux mois à M. Graux pour obtenir du Parlement quatorze millions. Il y a cinq ans, M. de Smet de Naeyer arracha à la Chambre, en trente-six heures de séance ininterrompue, la vote de vingt millions sur l'alcool.

Le parti catholique exploita furieusement le mécontentement que toute aggravation de charges. si légitime soit-elle, provoque naturellement chez les contribuables.

Les impôts et les divisions du parti libéral entraînèrent la catastrophe de 1884.

Tout fut tenté pour accabler M. Graux sous le poids de l'impopularité. Il soutint le choc, sans défaillance.

Au lendemain de la chute du cabinet, le Sénat fut dissous. M. Graux hésita à se représenter, craignant d'affaiblir la liste libérale. Des amis pusillanimes l'engageaient à s'effacer. Il demanda conseil à Frère-Orban. Celui-ci lui répondit qu'en se retirant, il se condamnerait lui-même, et, en même temps, condamnerait, trahirait le parti libéral qui l'avait suivi dans sa campagne financière ; il lui dit ces paroles viriles : « Il faut marcher, quoi qu'il arrive. On ramasse les gens qui tombent ; on abandonne les gens qui fuient. » M. Graux marcha donc et alla droit à l’Association libérale, où prédominait l'élément avancé dont les représentants avaient combattu ses projets fiscaux. Il y prononça le 23 juin 1884 un discours dans lequel il justifia sa politique sans céder un pouce de terrain.

« Les impôts, dit-il, sont parfois condamnables; il en est d'odieux : ce sont ceux dont on charge le peuple pour entreprendre des guerres injustes, pour se lancer dans des entreprises téméraires, pour subvenir aux folles dépenses d'un monarque prodigue et absolu ; ceux-là appauvrissent les nations. et le gouvernement qui les crée est coupable : son impopularité est méritée. Mais quand l'impôt est consacré des œuvres utiles, qui honorent une nation, il est légitime ; et s'il provoque d'inévitables murmures, bientôt la réflexion les étouffe et l'opinion applaudit cette œuvre indivisible : le progrès réalisé et la création des ressources sans lesquelles il était impossible de l’accomplir. »

M. Graux s'attendait à un accueil froid, peut-être hostile. On l'acclama et il remporta, ce jour-là, l'un des plus beaux succès oratoires de sa carrière. Son discours, imprimé en français et en flamand, fut, par les soins de l'Association libérale, répandu à des milliers d'exemplaires dans le public.

L'élection vengea l'ancien ministre des finances, qu'elle renvoya victorieux au Sénat, avec tous les candidats de la liste libérale. L'avenir racheta les offenses dont il avait été abreuvé. Les impôts furent maintenus par le cabinet catholique et assurèrent le rétablissement de l'équilibre budgétaire.

L'activité de M. Graux, au gouvernement, s'était confondue avec celle du cabinet tout entier. Les épreuves, les efforts furent communs. Au milieu des préoccupations d'une situation budgétaire grevée de charges si onéreuses, le ministre des finances conserva cependant assez de liberté d’esprit pour élaborer et réaliser deux conceptions économiques. Il chercha à organiser le crédit agricole en autorisant la Caisse d'épargne à faire des prêts aux cultivateurs, par l'intermédiaire de comptoirs responsables et en créant un privilège au profit du prêteur Il institua, en vue de la construction et de l'exploitation des chemins de fer vicinaux. une société d'un type nouveau, ayant une administration autonome. placée sous le contrôle du gouvernement, et dont le capital serait formé par le concours de l'Etat, des provinces et des communes.

La tentative faite par M. Graux d'organiser le crédit agricole n'eut que des effets restreints. Le système juridique de la loi, arrêté par le ministre avec la collaboration de l’illustre gantois François Laurent.,était heureusement conçu. Mais dans l’application, on se heurta aux mœurs de la classe rurale, que l'idée du crédit n'avait pas encore pénétrée, et le résultat pratique fut médiocre.

La loi sur les chemins de fer vicinaux, au contraire, à laquelle M. Beernaert éprouva le besoin de faire plus tard quelques retouches, a donné des fruits superbes. Grâce au mécanisme ingénieux qu'elle agença, un réseau touffu de lignes locales s'est déployé sur le pays, facilitant les communications humaines et les transports commerciaux et multipliant l'intensité de la circulation intérieure.

Enfin M. Graux introduisit dans les méthodes budgétaires une réforme qui ne lui survécut point, mais dont l’abandon ne cesse de gêner le contrôle des Chambres : c'est le budget unique, juxtaposant les dépenses et les recettes, et qui permettait un examen synthétique et global de l'exercice financier.

Dans l'ensemble, il serait téméraire de prétendre formuler aujourd'hui un jugement définitif sur la politique libérale de 1878 à 1884. Elle appartient à l’histoire. puisqu'elle date de près de trente ans ; et cependant elle lui échappe à raison de sa proximité trop directe avec les choses actuelles et de l'immixtion de tant de personnalités qui sont restées mêlées à nos luttes contemporaines.

On ne pourra jamais toutefois, si l'on veut apprécier équitablement l'œuvre du cabinet de 1878, se départir de ce critère : elle doit se mesurer à l'effort d’initiative qu'elle exigea, à l'effort de résistance qu’elle eut à réduire, aux résultats qu'on en attendait, qu'elle eût donnés. si le temps avait été laisse de la parfaire. Des discours, une majorité parlementaire suffisent au vote d'une réforme. Il reste alors à l'appliquer, à l'adapter, à la faire pénétrer dans l'organisme social. Les lois ne sont pas destinées à une majorité, mais à la nation. Ce n'est pas assez de les décréter, il faut encore que la nation se les assimile. C'est une lente opération, qui veut de la persévérance er de la continuité.

De toutes les entreprises du cabinet de 1878, l’entreprise scolaire fut la plus vaste, la plus absorbante. Elle domine toutes les autres. En 1884, l'arbre qui commençait à pousser fut coupé à fleur de terre. Si le régime avait duré, l’œuvre d'éducation nationale aurait fourni son plein rendement.

Elle nous aurait donné aujourd'hui une démocratie instruite, d'esprit indépendant ; nous aurions gagné un demi-siècle. Ah ! sans doute, dans l'exaspération d'une longue oppression cléricale, on se reporte volontiers à l'époque où pour la dernière fois les libéraux occupèrent le pouvoir, et, récapitulant tous les maux et tous les vœux de l’heure présente, on s'en prend parfois au ministère de 878, de n’avoir point prévu les uns et, par anticipation, satisfait les autres. Il n'y a qu'une réponse à ces spéculations sur le passé : Pour avoir voulu faire le nécessaire. le cabinet libéral fut renversé. S'il avait tenté davantage. il serait mort plus tôt ou autrement. Et il ne lui manqua, pour faire plus et mieux. que de vivre.

Sans doute. des aspirations à l'élargissement des droits politiques pointaient dès lors. Et les esprits prévoyants ne pouvaient se dissimuler qu’elles grandiraient, et qu'issues des profondeurs sociales, elles se déploieraient un jour victorieusement et commanderaient aux volontés ; mais il faut distinguer entre la propagande et le gouvernement. La propagande, toujours libre, a pour mission de faire mûrir les idées ; le gouvernement a pur mission de cueillir, quand la maturation est accomplie. Le choix de l’heure en politique est l'art suprême. Et l'histoire démontre qu'un parti ne peut rien sans discipline et sans unité, qu'il n'est pas d’activité féconde sans méthode, que le progrès ne se digère que par doses, que la démocratie ne se réalise que par phases graduées. C'est la leçon des faits. On ne la méconnaîtra jamais impunément.

Après la défaite de 1884, le rôle de M. Graux se poursuivit dans l'opposition,. au Sénat d'abord, puis la Chambre. En 1888. le parti catholique emporta les sièges sénatoriaux de l'arrondissement de Bruxelles. Et M. Graux resta deux ans écarté du Parlement. En 1890, à la suite d'une élection partielle, il entra à la Chambre. Il fut de la Constituante et y soutint une formule de révision de l'article 47 où reparaissaient les préférences de sa jeunesse politique. Signée avec lui par MM. Buls, Vanderkindere. Huysmans et De Mot. elle admettait au droit de vote tous les citoyens sachant lire et écrire. Cette proposition ne put échapper au gouffre où la Chambre précipita toutes celles qu’on lui offrit, jusqu’à ce que, au milieu du désarroi général, le système de vote plural apparut. On s’y accrocha comme une planche de salut. M. Graux se rallia, afin d'assurer un dénouement à la crise révisionniste qui ne pouvait se prolonger sans péril. En 1894, il tomba. avec toute la liste d’alliance libérale. victime du nouveau régime. Le flot des électeurs ruraux submergea le libéralisme bruxellois.

Depuis lors. M. Graux ne sollicita plus le suffrage populaire.

Désormais, il ne parla publiquement de potique qu'en des cérémonies de deuil ou de commémoration. Tous ses collaborateurs de 1878 disparurent bientôt, l'un après l'autre, Frère-Orban en 1896, Bara en 1900, Rolin-Jaequemyns en 1902. La même année, à quelques semaines de distance, il glorifia l'œuvre de Frère. au pied de sa statue. et il salua le cercueil de Bara au nom du libéralisme en pleurs. Devant l'effigie de Van Humbeeck, il évoqua le souvenir des luttes poursuivies en commun pour la réforme scolaire et il débuta par cette phrase tragique : « Ce monument s'élève sur des ruines. » Devant la dépouille de Rolin-Jaequemyns, enlevé. le jour ou il pouvait enfin goûter le repos, à la compagne admirable qui l'avait vaillamment soutenu dans de douloureuses épreuves, il dit ce mot touchant, qui fit se mouiller tous les yeux : « A deux ils n'avaient qu'un seul cœur. et la mort l'a brisé. » Aux funérailles de Xavier Olin, son ami et ancien collègue, que les événements récents avaient, comme lui, éloigné de la vie politique, il laissa paraître, en une sentence sévère. la hautaine amertume qu'inspire aux âmes fortes le spectacle de la course à la popularité et des brusques écarts de l'opinion : « La faveur populaire. dit-il. est aussi capricieuse et aussi injuste que celle des rois... Les foules finissent par faire justice de ceux qui leur ont trop obéi. »

Enfin, pourrais-je ne pas citer ce fragment mélancolique et fier du discours qu'il prononça lors de la fête jubilaire de Charles Duvivier, l'éminent historien et juriste, célébrée il y a quelques années par le monde judiciaire et savant : « Comme aux jours les plus beaux et les plus féconds de son âge mûr, il marche encore ferme et droit, et dans sa simplicité souriante et sérieuse, en pleine conscience de la vigueur de ses facultés qu'il a conservées et de la dignité morale qu'il a conquise. Combien d'autres qui, au départ, étaient ses côtés, sont tombés autour de lui ! Combien, sentant leurs forces épuisées au cours de ce long voyage, se sont assis au bord du chemin, condamnés à attendre désormais dans l'inaction, l'heure de l'éternel silence. Ceux-ci dont l'esprit semble n'avoir conservé qu'une faculté, celle du souvenir, ne vivent plus que dans le passé ; l'humanité qui marche l'œil fixé sur l'avenir, se sépare d'eux et les abandonne à une douloureuse solitude. image d'un perpétuel exil. »

Un lien puissant a continué, jusqu'en des temps récents, rattacher M. Grauxà la gestion des grands intérêts publics. Pendant dix-sept ans. il exerça à l'université de Bruxelles, la fonction directrice. Il y avait été professeur de droit criminel depuis 1875 jusqu'à son accès au pouvoir. Le 25 octobre 1890, il fut élu au poste d'administrateur-inspecteur. Il le quitta, l'an dernier, malgré les regrets et les résistances de ses collègues ; il n'en demeure pas moins associé intimement à l'administration de l'université. Membre permanent du conseil, il ne marchande pas à ses successeurs le concours de son expérience, qui s'affirme en avis sobres et sagaces.

Le long règne académique de M. Graux fut rempli de labeurs et de services. Des crises l'agitèrent, dont l'université sortit retrempée et où elle puisa les raisons d'une vie intense et rajeunie.

Le haut enseignement réclamait un matériel technique. des laboratoires, de spacieuses installations répondant aux besoins de la science. L'université, à qui ils manquaient, les possède aujourd’hui.

Elle s'est outillée. agrandie, modernisée. Ses vastes instituts. élevés grâce à des dons magnifiques, peuplent les bosquets du parc Léopold. devenu une oasis scientifique. L'Ecole des Sciences politiques et sociales, l'Ecole de Commerce ont été fondées. Dans tous les domaines, l'œuvre éducative de l'université s'est adaptée aux nouvelles nécessités pédagogiques, à l'activité intellectuelle et économique de notre temps, aux vocations de la jeunesse contemporaine.

De ces transformations salutaires et vivifiantes, M. Graux a été l’agent ou le collaborateur, remplissant le devoir, souvent ingrat, de coordonner les initiatives, de mesurer les efforts aux ressources, de maintenir les règles d'une administration sage et prévoyante, à défaut de quoi nulle entreprise d'enseignement ne peut prospérer et durer.

Au milieu de ces préoccupations positives, il fut soucieux toujours d'entretenir la flamme sacrée, l'esprit de liberté scientifique, de libre examen, dont l'Université est restée le temple inviolé.

A la séance solennelle de rentrée du 17 octobre1904, il caractérisa en un beau langage les origines de l'institution. l'âme qui inspire son enseignement, et, magnifiant la tolérance, « cette haute vertu libérale », il en formula cette éloquente définition :

« La tolérance n'est ni l'hésitation ni la transaction sur les principes, ni la pusillanimité ou l'équivoque dans leur expression. car, à ce compte, elle consisterait à n'en (page 29) point avoir ou ne pas oser le dire. Elle ne serait que faiblesse ou duplicité, tandis qu'elle est faite de loyauté et de courage.

« Elle n’impose pas, à proprement parler, le respect des opinions d’autrui ; comment respecter ce que l’on juge faux, ce que l’on condamne, ce que l’on s’efforce de détruire ? Elle est le respect de la personne et de la liberté d'autrui. Elle consiste à affirmer ce que l'on tient pour vérité, en même temps que l'on reconnaît à d'autres le droit d'affirmer leurs erreurs. en même temps qu'en les combattant, on se refuse à recourir, pour les vaincre, à l'injure, à la violence ou à la proscription ! »

Le barreau se partage avec l'université les travaux et les soins d'une carrière probe et consciencieuse que guide un culte altier de la dignité et du devoir.

Deux fois bâtonnier, M. Graux n'a cessé de siéger au Conseil de l’Ordre, jusqu'au moment où il estima convenable de céder la place à de plus jeunes. Il brille dans les affaires civiles, où les principes sont en jeu, où les intérêts en conflit plongent aux sources du sentiment et de l’honneur. Deux procès criminels. qui remuèrent vivement l'opinion, ont ressuscité devant elle le plaideur émouvant de l'affaire Risk-Allah : le procès de Madame Jonniaux. condamnée pour empoisonnement par la cour d'assises d Anvers, et le procès du commandant Lothaire, traduit devant le conseil supérieur de l'Etat du Congo, et qui fut acquitté aux applaudissements de l'auditoire.

Le 7 novembre 1908, anticipant sur les dates, le barreau célébra dans une manifestation collective, le cinquantième anniversaire professionnel, dont l'échéance est proche, de Charles Graux et d’un autre fils illustre de l'université de Bruxelles. Paul Janson. L'hommage fut émouvant. Au Palais les luttes politiques s'amortissent dans une atmosphère de confraternité, où le talent s'épanouit à l'abri des passions et des haines. C'est à un avocat d'opinion catholique, Maître Coosemans, bâtonnier de l'ordre, qu'appartint la tâche d'exprimer les sentiments de la famille judiciaire. Et il le fit en un discours de belle tenue littéraire, où la plus impartiale équité s'attestait en accents sincères et en nobles louanges. C’est à un homme d'Etat catholique, Maître Beernaert, que MM. Graux et Janson rencontrèrent souvent dans l'arène parlementaire et qui ils livrèrent des batailles fameuses, que revint la mission de parler au nom de la fédération des avocats. Rapprochement inattendu, contraste saisissant ! Ainsi l'hommage fut unanime des confrères et des rivaux, des disciples et des pairs. (Voir le compte rendu de la manifestation dans le Journal des Tribunaux du 12 novembre 1908).

Dans la vie intime. M. Graux est un causeur animé et un conteur disert. Il a beaucoup lu, beaucoup voyagé. en visiteur curieux de l'art et des mœurs. attentif à se cultiver autant qu’à se distraire. Il aime la controverse et la soutient avec feu. Il aiguise finement le trait et ses saillies ont du mordant. Mais, jusque dans la familiarité, son langage reste soucieux d'élégance et de mesure. Il n'a jamais dédaigné le charme de la conversation féminine et sa gravité sait, dans les salons, se tempérer de grâce,se faire enjouée et galante. Le caractère, la tournure d'esprit dégagent de la séduction et de la hauteur.

Sans doute les événements n'ont pas offert à cette nature d’élite le rôle prépondérant qu'elle était propre à remplir. Mais elle a du moins tracé un sillon éclatant partout ou elle a passé. M. Graux, ministre d'Etat, a atteint le sommet des honneurs officiels. Il a, dans sa profession, qu'il chérit, cueilli les dignités suprêmes.

Il peut regarder sa vie. Il n'y trouvera que des sujets d'orgueil. Et la vieillesse qui commence à peine pour lui, lui apportera cette satisfaction sans prix de n’avoir rien à regretter.


(Charles VAN DE WOSTYNE, article nécrologique (traduction) paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 janvier 1910)

Charles Graux †

On n’a pas besoin d’être très âgé, ni solidement ancré dans ses convictions politiques, pour reconnaître avec regret qu’il se passe quelque chose en Belgique : une transformation, un affaiblissement. Un regret qui ne repose peut-être pas sur ce que vous-même considérez comme vérité – hélas, une vérité relative ! –, ni sur la méconnaissance de vos idéaux propres. Ce regret naît plutôt du fait que nous voyons disparaître, un par un, ceux qui portaient des principes inébranlables, des convictions parfois excentriques mais pour autant respectables.

Tout ce qui constitue une réalité politique, une certitude politique, mérite que nous en ôtions notre chapeau ; car ce sont ces principes et ces convictions qui forgent des caractères. Et c’est précisément ce que nous déplorons en Belgique : la disparition des « caractères », l’absence d’idéalistes – de ces idéalistes sincères dont les aspirations ne découlaient pas de raisonnements froids, mais d’idées devenues chair et âme, qui bâtissaient la grandeur, la pureté, l’unité humaines. Ces caractères viennent à manquer de plus en plus.

Nous vivons à une époque d’assouplissements, de compromis mutuels, de manœuvres et de revirements ; une époque d’ondes, de courbes et de couleurs qui s’effacent ; une époque d’instabilité, et donc de fragilité. C’est aussi une époque où les vrais caractères se heurtent en vain ; ils sont condamnés à sombrer, et parfois préfèrent se retirer, choisissant de goûter dans la solitude la nourriture qu’ils estiment, dans l’éternité, la plus douce et nourrissante. À moins que la Mort elle-même ne les épargne… en les arrachant à des temps si troublés.

La mort vient d’emporter un homme de ce genre… qui s’était sauvé lui-même, il y a déjà des années : Charles Graux, avocat éminent, ancien député, ancien sénateur, ancien ministre, avant-dernier survivant du dernier ministère libéral (1879-1884) ; ancien professeur et ancien administrateur de l’Université libre de Bruxelles. Un homme pour qui le mot « ancien » semblait convenir à tout, parce qu’il avait renoncé à tout – sans pourtant être usé –, peut-être pour revivre une nouvelle jeunesse dans ses souvenirs, à la lumière de ses principes.

Il était réellement devenu un exilé de son époque – pour ne pas en être un banni. Il avait fui l’amertume qui lui avait été infligée par une trop longue présence dans la vie politique, sans doute pour ne pas perdre le sourire, et pour ne pas commencer à douter de la sincérité de sa propre foi.

Ce Charles Graux était un Sage.

Car la particularité de ce caractère, qui fut l’un des derniers véritables caractères, est qu’il méritait d’être appelé un Sage et un Homme d’Équilibre. Celui qui, à l’Université de Bruxelles, fut le camarade d’études de Paul Janson et de Charles Woeste, se distinguait de ces deux-là par un premier signe de maîtrise de soi : une courtoisie pondérée, une distinction froide, une élégante sobriété.

Contrairement à ses compagnons d’étude, sa conviction n’a jamais été fondée sur l’enthousiasme. L’ardent enthousiasme de Janson et le fanatisme glacial de Woeste ne furent pas les creusets où il trempa son caractère. Ses principes découlaient d’une intériorité tout aussi ferme mais plus rare. Ils étaient le fruit d’une passion intellectuelle, d’une émotion spirituelle. Il appartenait à la Raison. Il ne voulait pas être emporté par une impulsion.

C’est pourquoi son action fut peut-être moins remarquée, bien qu’elle reposât sur des bases tout aussi solides et sur des convictions tout aussi assurées. Entre Woeste et Janson, Graux incarnait, même dans ses principes politiques, une image de la modération. Il adhérait à cette modération avec une ténacité qui le poussa à accepter, dans les circonstances les plus confuses, le ministère des Finances, mais aussi à refuser tout autre mandat politique lorsqu’il vit que les libéraux voulaient dépasser cette juste mesure.

C’est ainsi qu’il vécut, souriant avec politesse mais intérieurement déçu, en marge de la politique, comme tant d’autres anciens libéraux. Jusqu’à ce qu’hier, la mort vienne le sauver de l’oubli où il s’enlisait peu à peu.

Et ainsi disparaît encore, après De Fuisseaux, après Daens, après Vanderkindere, un « chevalier des principes » – un cavalier élégant, volontaire, très solide, mais un peu froid.