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Devaux Paul (1802-1880)

Biographie

(A. CORDEWIENER, dans Biographie nationale de Belgique, t. XXXIV, 1967-1968, col. 211-230)

DEVAUX (Paul-Louis-Isidore), homme d'État et écrivain politique, né à Bruges le 20 avril 1801, mort à Bruxelles le 30 janvier 1880.

Paul Devaux est issu d'une famille bourgeoise de Bruges. Il connaît à peine son père, Jacques Devaux, avocat, mort en 1807, qui avait fait partie du Corps législatif de l'Empire français. Sa mère, Isabelle de Brouwer, meurt en 1817.

A cette date, Paul Devaux vient d'achever au Lycée de Bruxelles ses humanités commencées dans sa ville natale. Il part pour Paris où il suit de 1817 à 1819 les cours de la Sorbonne. En 1820, il vient à Liège et s'inscrit à la Faculté de droit de l'Université. Il y est reçu docteur en droit pénal le 17 janvier 1824 avec une thèse intitulée : De quibusdam legum paenaliurn theoricus partibus.

Devaux se fixe à Liège jusqu'en 1830. Le 7 mai 1827, il épouse Anne Van Praet, Brugeoise comme lui et sœur du futur ministre de la Maison du Roi. Au cours de cette période passée à Liège, il aborde à peine le barreau et ne se met au service d'aucun avocat, mais accepte cependant des travaux pour certains d'entre eux. Son activité se tourne essentiellement vers la presse. Dès 1823, au cours de ses études, Devaux s'irritait de la mollesse du Courrier des Pays-Bas face aux positions gouvernementales. Aussi, deux mois à peine après la défense de sa thèse, il passe, le 10 mars 1824, avec l'éditeur liégeois Latour et un groupe d'amis (Charles et Firmin Rogier, Joseph Lebeau, Van Hulst et Lignac), un acte de société fondant le Mathieu Laensbergh, lequel, en 1829, deviendra le Politique.

Ce journal est bientôt un des principaux organes de l'opposition belge à la politique du roi Guillaume 1er des Pays-Bas. Différent en ce sens de ses confrères, le Mathieu Laensbergh refusera toujours de se mêler des querelles politico-religieuses. Questionné à ce sujet, Devaux s'en explique, le 21 mars 1827, dans un long article intitulé « De la réserve qu'on nous reproche en matière religieuse ». Le but essentiel de ses démarches, y dit-il, est d'obtenir des garanties pour les droits de la nation, de lui faire apprécier ses droits et ses garanties ». Revenant sur cette question, le 1er novembre 1827, il tient en substance le raisonnement suivant : que pourront encore les jésuites, si le pays est doté d'une bonne loi électorale ? Il faut donc rester sur un plan strictement politique.

Il pose ainsi les bases de l'union entre les catholiques et les libéraux belges, en écartant tous les problèmes épineux qui les divisent. Le 12 juillet 1828, Devaux peut se féliciter du « rapprochement manifeste des opinions qui vient de s'opérer dans notre province » et le 23 juillet, il conclut que sur le plan purement politique, ses idées sont en concordance avec celles des catholiques belges.

En 1830, la campagne de répression qui sévissait contre les journalistes, touche également l'équipe liégeoise du Politique. Quatre articles ont incriminés et Devaux se reconnaît l'auteur de celui qui était paru le 27 juin 1830 sous le titre Siège de la Haute Cour. Élections.

La révolution belge met fin aux poursuites engagées. Devaux regagne Bruges au moment des journées de septembre. Dès le 6 octobre cependant, il est appelé à Bruxelles par le Gouvernement provisoire, dont fait partie son ami Charles Rogier, pour siéger dans une commission chargée d'élaborer un projet de Constitution. Le 16 octobre, après avoir arrêté les bases de ce projet, une commission charge Devaux et Jean-Baptiste Nothomb, ses deux plus jeunes membres, d'en préparer la rédaction. Ceux-ci achèvent leur important travail le 25. Le projet, après avoir subi quelques modifications partielles, est adopté par la commission et publié le 28 octobre.

En dépit de ces services éminents, Devaux n'est élu, lors des élections au Congrès National, qu'en qualité de suppléant, à la fois par le district de Liège et celui de Bruges. Cependant, grâce au désistement d'un député de cette dernière liste (Jullien), il va pouvoir être présent dans cette assemblée dès son inauguration, le 10 novembre 1830.

Il prend immédiatement une part considérable à toutes les discussions concernant la Constitution. Par la qualité de ses interventions, son calme et sa maturité, joints à l'étendue de ses connaissances et son ardent patriotisme, il exerce bientôt une influence profonde sur ses collègues. Grand admirateur des institutions anglaises, il cherche à donner des assises solides à notre système politique. Il se prononce sans hésiter pour une forme de gouvernement monarchique parlementaire et vote l'exclusion à perpétuité de la Maison d'Orange-Nassau. Signe évident de l'estime qui lui est accordée dès les premiers débats, c'est lui qui est chargé du rapport lors de la discussion difficile concernant le principe même de l'établissement d'un sénat. Dans un premier rapport présenté le 4 décembre 1830, il résume les opinions divergentes des diverses sections ; dans un second du 11 décembre, il présente un projet accordant la nomination directe des sénateurs au chef de l'État Enfin, le 16 décembre, il se rallie au principe qui va prévaloir, celui de l'élection directe par les électeurs.

Dans la grande question du choix d'un prince, il intervient sans cesse pour que le Congrès se prononce sans délai. Le tout premier, dans cette assemblée, il attire, le 21 janvier 1831, l'attention sur la personne du prince Léopold de Saxe-Cobourg ; pour lui, le fait que ce prince est protestant ne doit poser aucun problème. Au contraire, dit-il, « la majorité étant catholique chez nous, il serait peut-être à désirer que le chef du pouvoir exécutif ne le fût pas» ; à défaut de Léopold, il incline vers le choix d'un prince belge.

Lorsque le 23 janvier est connue la teneur de la dépêche du comte Sébastiani qui faisait part de la résolution du gouvernement français de ne point accepter la couronne de Belgique pour le duc de Nemours et de ne pas reconnaître le duc de Leuchtenberg, Devaux réclame l'impression de cette pièce, en s'exclamant : « Il faut que l'Europe, il faut que la nation française jugent cette conduite, et soyez certains qu'elle sera flétrie par tout ce qu'il y a de cœurs généreux en France». Il n'hésite pas ensuite à engager ses collègues à voter pour le duc de Leuchtenberg et se prononce en ce sens lors du vote. La majorité de la Chambre se rallie cependant à la candidature du duc de Nemours.

Le refus du roi Louis-Philippe d'accepter la couronne pour son fils amène le Congrès désemparé à poser la question du choix d'un chef provisoire. Paul Devaux se prononce contre le principe' d'une régence (23 février) ; ensuite il se déclare contre toute intervention du futur régent dans l'exercice du pouvoir législatif et il vote enfin pour le comte Félix de Mérode, car il se méfie beaucoup des idées francophiles de Surlet de Chokier.

Pourtant, en mars 1831, Devaux est appelé à faire partie du second ministère du régent. Surlet de Chokier avait proposé le ministère des Affaires étrangères à Lebeau. Celui-ci présente au contraire Paul Devaux qui décline l'offre, prétextant sa santé déficiente. Lebeau insista et met pour condition à son acceptation la présence de Devaux dans le cabinet ; le 27, il est nommé ministre des Relations extérieures et Devaux est, le 28, membre du conseil des ministres, et non pas ministre d'État comme l'ont dit la plupart de ses biographes (arrêté du régent du 28 mars 1831).

Lorsqu'il prend ses fonctions, Devaux refuse, en menaçant de se retirer, le traitement de 100.000 florins qu'on voulait lui attribuer. Outre sa participation aux travaux du Conseil, il est également chargé d'instruire les pourvois contre plusieurs décisions prises par le ministre de l'Intérieur de Sauvage alors qu'il était encore gouverneur de la province de Liège (décision du 6 mai 1831).

Le 11 mai 1831 au soir, Paul Devaux arrive à Londres et y rejoint la députation du Congrès chargée de s'enquérir de l'acceptation préalable de Léopold de Saxe-Cobourg à la couronne de Belgique. Il fait part au prince de l'objet de sa mission spéciale : « J'ai dit au prince, écrit-il le 12, que j'avais pour mission de lui annoncer, en même temps que la convocation du Congrès, l'intention où le gouvernement était de rendre compte de la mission à l'ouverture de la session et surtout l'impossibilité de prolonger pendant quinze jours encore l'état d'incertitude du pays». Le prince se retrancha derrière la nécessité de fixer définitivement les limites du territoire dont il serait amené à être le roi. Un entretien avec Talleyrand n'avance guère l'envoyé extraordinaire et le renforce dans sa méfiance, envers les menées françaises.

Le 4 juin 1831, le Congrès élut Léopold de Saxe-Cobourg roi des Belges. Le jour même, Devaux et Nothomb sont nommés commissaires auprès de la Conférence de Londres et chargés d'ouvrir des négociations pour liquider toutes les questions territoriales grâce à des sacrifices financiers. Ces difficiles négociations aboutiront au traité des XVIII Articles, que Devaux défend le 3 juillet devant le Congrès où il recueille une majorité le 9 juillet 1831. Plus rien désormais ne met obstacle à l'acceptation définitive du prince.

Sa lourde tâche remplie avec succès, Devaux, ainsi que J. Lebeau, se retire dès le 10 juillet du ministère qui, grâce à son dévouement, a mené à bien l'œuvre de la révolution.

Élu membre de la Chambre des représentants par l'arrondissement de Bruges, et cela pendant trente-deux années consécutives (1831-1863), Paul Devaux déclinera continuellement toute fonction ministérielle et diplomatique. Aux demandes de Palmerston, qui aurait désiré le garder à Londres, et du roi Léopold, qui lui proposait le ministère des Affaires étrangères, il rétorqua que sa santé, frêle déjà et fortement ébranlée par les émotions de l'année écoulée, ne lui permettait pas de remplir ces hautes charges. L'affaiblissement graduel de sa vue allait le rendre presque aveugle à moins de cinquante ans.

Cependant, s'il n'est pas membre du gouvernement, Paul Devaux, par la haute considération qu'il s'est acquise auprès de ses collègues, par son amitié indissoluble avec Lebeau et Rogier, celle non moins forte qui le lie à son beau-frère, le très écouté très influent Jules Van Praet, ministre de la Maison du Roi, n'en est que mieux placé pour appuyer de son autorité et de sa puissance les projets que ses amis politiques présentent à la législature.

Devaux reste jusqu'en 1839 fidèle aux principes de l’union. L'entente des libéraux et des catholiques doit, à ses yeux, en assurant au pays une immobilité politique intérieure, contrebalancer l'incertitude que fait encore peser sur la Belgique la politique de persévérance du roi Guillaume des Pays-Bas.

Pour défendre ses idées et combattre les positions excessives, il fonde en décembre 1831 en compagnie de Lebeau, Kaufman, Nothomb et Rogier, le Mémorial belge et lui accordera une large collaboration jusqu’à la fusion de ce journal avec l’Indépendant en décembre 1832. Lorsque le 24 juin 1833, Gendebien l'accusera de s'absenter des séances de la Chambre, pour collaborer à ce nouveau journal, Devaux indigné s'écriera : « C’est une calomnie !» ; seule sa santé l’avait écarté pendant six mois des débats politiques. Rogier ne voulut pas laisser passer l'outrage fait à son ami ; il s'ensuivit avec Gendebien un duel où Rogier faillit laisser la vie.

Paul Devaux participe activement à l’élaboration et à la discussion de toutes nos grandes lois ; il sera ainsi chargé, avec de Theux, de Gerlache et Ernst, de la rédaction de la loi sur l'instruction publique (18 novembre 1833) et fera partie de la permission de rédaction de la loi communale.

Il se fait un des partisans acharnés du chemin de fer. Il appuie le projet appuie le projet lors de sa discussion à la Chambre (17 février et 15 mars 1834). Il veille à procurer les moyens de le développer en remettant en mai 1838 un rapport favorable sur l'emprunt conclu avec la maison Rothschild. Il soutient que l’exploitation des chemins de fer par l'État est la meilleure au point de vue de l'économie et de la sécurité (7 mai 1838), et il estime que « c'est le plus bel ouvrage qui ait été exécuté sur le continent depuis de longues années» (8 mai). Il intervient constamment en faveur de la construction de nouvelles lignes.

Jusqu'en 1839, Paul Devaux est le soutien du pouvoir, garant de l'ordre et de la stabilité politique ; il veille à ce que la prérogative royale soit respectée (18 juillet 1832) ; il défend le ministre Lebeau sous la menace d'une mise en accusation (17 août 1833) ; il appuie l'action répressive du gouvernement lors des troubles de février 1834. Au moment de la discussion de la loi communale, il se prononce en faveur de la nomination par le roi des bourgmestres et échevins (9 février 1836).

Toute son action est déterminée par la crainte de voir des troubles politiques entraîner une intervention étrangère. Il explique très nettement sa position lors de la fameuse discussion des XXIV Articles en mars 1839. L'acceptation de ce traité est, dit-il, liée directement à l'existence même de la Belgique. Il ne faut pas que le pays arrive à un moment de crise «avec un territoire contesté, une existence équivoque, une nationalité non reconnue, avec des dehors précaires, avec les antipathies de tout ce qui devrait nous aider, avec la réputation d'un peuple incapable de se rasseoir». Il dit sa hâte de voir le pays se constituer définitivement aux yeux de tous ; l'acte le plus élevé du devoir politique sera ainsi accompli, la mission de fonder et de consolider la nationalité belge».

Avec l'acceptation de ce traité le 29 mars 1839, se clôture une période très nette dans l'attitude politique de Paul Devaux. Quelques mois plus tard, il fonde la Revue nationale, où il se charge presque exclusivement, jusqu'en 1846, de la rédaction politique. Dans ce périodique, qui acquiert très rapidement une grande audience, même à l'échelon européen, Devaux va gagner sa réputation de théoricien doctrinaire du parti libéral.

Son action sera fréquemment comparée par ses amis politiques à celle de Royer-Collard ou de Guizot en France. Il s'efforce de préparer, prudemment d'abord, puis d'une manière de plus en plus marquée, l'opinion publique à un changement de politique. Comme la cause accidentelle de l'union entre les catholiques et les libéraux n'existe plus, il s'agit désormais d'orienter cette opinion publique vers un régime de parti tel qu'il existait en Angleterre.

Devaux se prononce dès lors pour un ministère homogène et critique le ministère unioniste de Theux. Il trouve un large écho parmi les libéraux qui, depuis longtemps déjà, sur les plans communaux et provinciaux, avaient rompu avec les catholiques. Cette opposition, il s'agit de l'éduquer, de la discipliner et de la porter jusqu'au plan national. « En se tenant dans des voies extrêmes, théoriques ou peu gouvernementales, explique-t-il dès 1839 dans sa Revue Nationale, l'opposition a écarté le pouvoir loin d'elle au lieu de l'attirer (...) une opposition pratique, lutte au contraire, pour faire triompher ses idées dans la mesure du possible. Elle n'aspire pas seulement à détruire, elle sait ce qu'elle mettra à sa place, à la place de ce qu'elle renverse. Cette opposition a ses extrêmes, ses exagérés, parce que tout parti a les siens, mais ils n'en constituent, ni l'essence, ni la base ». Il se réjouit vivement de l'avènement du premier cabinet libéral homogène Lebeau-Rogier (18 avril 1840).

Sa revue est rapidement considérée comme le porte-parole du ministère et Devaux est surnommé « le président invisible du conseil ». Rogier, sommé de désavouer les articles de l'éminent publiciste, répliqua fièrement : « Je n'ai jamais désavoué mes amis». Devaux est loin de prendre au tragique la chute de ce premier ministère libéral, face à l'opposition du Sénat (13 avril 1841). Il abandonne à la presse le commentaire des événements politiques quotidiens, tandis qu’il se place dans la perspective d'un avenir qui, à ses yeux, ne doit pas manquer de voir le triomphe des libéraux. Il conseille aux catholiques de ne plus s'accrocher au pouvoir, car les exigences libérales ne feront qu’augmenter : « la querelle des deux partis, dit-il, ne fera que s'aigrir et s'animer de plus en plus, tant que l'opinion libérale ne sera pas en possession de l'influence prédominante, tant que l'opinion catholique ne sera pas convaincue par les faits qu'elle doit se résigner au rôle de minorité ».

Ses idées, reproduites dans la presse, discutées dans les salons et lieux publics, produisent une impression considérable et contribuent à regrouper les forces libérales.

Tant dans la presse que dans ses discours à la Chambre il s'oppose violemment au ministère dit « mixte » le Nothomb. Il vote contre les « lois réactionnaires» (fractionnement des collèges électoraux communaux, nomination des bourgmestres et échevins en dehors des élus communaux accordée éventuellement au roi). Lors de la discussion sur le projet de loi sur l’instruction publique, il s'inquiète de l'influence prépondérante que semble vouloir prendre le clergé en matière d'enseignement (9 août 1842). Il reproche très souvent au ministère de ne pas oser faire connaître ses opinions politiques (13 décembre 841), il lui reproche aussi un manque de loyauté et de sincérité (19 janvier 1844).

Lorsque le 15 juin 1845, la retraite de Nothomb fut connue, Paul Devaux presse Rogier, présenté par le roi, de constituer un ministère libéral et lui conseille de donner un programme précis à son gouvernement, mais le roi Léopold persévère cependant dans son désir de voir un ministère mixte au pouvoir et fait appel à Van de Weyer, ambassadeur de Belgique à Londres, Devaux ne ménage pas son ancien ami politique, lui demandant, dès la rentrée de la Chambre : « Qui êtes-vous ? Pourquoi est-on allé vous chercher au-delà de la mer ? » Il nie la position de conciliation que le nouveau ministère prétend adopter et dans un très long discours prononcé le 20 novembre 1845, il fait le procès de la politique suivie depuis quatre ans : « Pour faire le procès de la conciliation, dit-il, il ne suffit pas d’opérer un mélange quelconque d’opinions dans un cabinet (...), il faut tendre toujours à ce que l'opinion la plus faible conserve assez de forces pour être une barrière contre les écarts de l'autre. En politique, comme dans la guerre, la meilleure garantie de la modération des vainqueurs résidera toujours dans les forces qui restent aux vaincus ». Or en se maintenant au pouvoir, continuait-il, les catholiques se déconsidèrent et s'affaiblissent encore et cette imprévoyance risque d'avoir de graves conséquences pour l'avenir.

Devaux tient en effet beaucoup à son système des deux partis et manifestement il craint que le parti libéral, sans opposition valable, ne soit entraîné par son aile radicale. Le rôle que joua Devaux lors de la scission libérale à Bruxelles en 1846 est significatif à cet égard. Il se joignit aux représentants de la capitale, tant lors des négociations qui échouèrent, avec l'Alliance, débordée par les éléments démocratiques, que lors de la constitution, le 1er novembre 1846, de l'Association libérale de Bruxelles qui ne tarda pas à regrouper les partisans du libéralisme parlementaire.

Faut-il voir aussi dans ces craintes une des raisons de son absence au premier congrès libéral de 1846 ? C’est probable ; il souffrait cependant d’un cruel obscurcissement de la vue qui l'amena à s'absenter pendant près de deux ans de la Chambre et l'obligea à renoncer à la rédaction politique de la Revue nationale. Privée de son animateur, celle-ci disparu l'année suivante.

Il fut cependant consulté par Rogier tant en 1846 après la retraite de Van de Weyer, qu'en 1847 après la victoire des libéraux aux élections de juin, victoire qui amena la chute du ministère de Theux et l'avènement des libéraux au pouvoir.

Lorsque Rogier, appelé à constituer le nouveau gouvernement, publia le programme de son ministère en y annonçant notamment le retrait des « lois réactionnaires » et la dissolution éventuelle des Chambres, il suivait en cela, et presque à la lettre, les suggestions déjà faites par Devaux m 1845.

Les idées que ce dernier avait maintes fois exprimées dans la Revue nationale trouvaient ainsi une brillante consécration dans ce gouvernement libéral.

Alors que le ministère Rogier-Frère-Orban du 12 août 1847 faisait face aux sursauts révolutionnaires de 1848, un état de santé précaire empêcha Devaux de participer aux séances de la session extraordinaire de 1848 qui eurent pour objet l'abaissement du cens électoral.

Lorsqu'il revient siéger à la Chambre au début de l'année 1849, Devaux reprend son rôle si précieux de conseiller et d'ami des ministres. Il sait cependant se montrer parfois sévère pour eux. Il n'hésite pas, en 1850, à tancer courtoisement mais fermement le gouvernement lorsque celui-ci, soucieux de faire des économies, veut en faire sur le budget de guerre. Il se déclare, le 17 janvier 50, très ému de la tendance qui consiste à réduire à une question financière l'intérêt de la défense nationale. L'armée est, pour lui, la garantie de l'indépendance "une nation qui abdique son indépendance et son honneur, n'est plus digne et se couvre de mépris. Il repousse également comme un outrage et une humiliation pour les militaires et la nation entière, le projet de constituer une commission d'enquête auprès l'armée. Cette commission est cependant acceptée par la Chambre, mais elle ne parviendra pas à ramener le budget de la guerre à 25 millions, chiffre que Devaux avait déclaré utopique. Par la suite, il s'insurgera constamment lorsqu'on émettra le vœu de diminuer ce budget.

En 1852, l'avènement du ministère de Brouckère-Piercot amène Devaux à craindre à nouveau le retour aux ministères du type mixte. En 1854 cependant, il n'hésite pas, le 22 novembre, à demander que la Chambre conserve sa confiance à ce gouvernement. Devant la menace de la France impérialiste, il lui semble en effet nécessaire d'éviter la discussion de questions trop irritantes qui diviseraient les Belges. La Belgique doit se montrer forte et ferme si elle ne veut pas tenter son dangereux voisin et, le 16 février 1855, il estime que c'est dans la neutralité que le pays trouve encore sa meilleure garantie.

La question de l'enseignement débattue sous ce ministère retient particulièrement son attention. Paul Devaux qui craint vivement les exigences croissantes du clergé désire un accord précis avec l'épiscopat. Aussi, le 25 novembre 1854, appuie-t-il, contre l'avis de Frère et Verhaegen, le principe exprimé dans la « Convention d'Anvers». Il estime que bien que certaines améliorations puissent encore y être apportées, cet accord ne froisse cependant aucun principe essentiel. En 1856, il reconnaîtra cependant l'échec de cette tentative (19 novembre).

Pendant le ministère De Decker, il se maintient avec ses amis dans une stricte opposition et cela jusqu'au 30 mai 1857, quand le Roi suspend les Chambres, à la suite des désordres populaires créés par le projet de loi sur les fondations de bienfaisance.

Le ministère se retire en octobre 1857 après des élections communales triomphales pour les libéraux. Un nouveau ministère libéral Rogier-Frère est constitué, mais aussitôt un différend s'élève entre le ministre de la Justice Tesch et Frère-Orban. L'absence de ce dernier du gouvernement risque d'en affaiblir beaucoup la position. Devaux se met à l'œuvre et après de longs entretiens avec Tesch et une correspondance suivie avec Frère, il réconcilie les deux hommes. Le 27 octobre enfin, le gouvernement est définitivement constitué, grâce à son action efficace.

Un mois plus tard, ce sont les élections générales. Une violente bataille se prépare. Les catholiques ont, dans un manifeste, rejeté sur les libéraux les responsabilités des troubles qui ont éclaté précédemment. Pour y répondre, Devaux se charge de la rédaction d'un manifeste où il fait le parallèle entre les gouvernements libéraux qui ont maintenu l'ordre (1848) et ceux des catholiques (ou dits mixtes) qui, par leur mauvaise gestion, ont jeté le trouble dans le pays. Tous les représentants de la gauche signèrent (le 24 novembre 1857) ce manifeste, reproduit dans toute la presse libérale. Avec vingt-huit sièges de plus que les catholiques, les libéraux obtiennent une majorité imposante.

Un an plus tard, à nouveau sur la question militaire, Devaux se retrouve opposé aux projets gouvernementaux. Lors de la discussion sur l'aménagement des fortifications, il s'élève, le 3 août 1858, contre le projet de faire d'Anvers la base de notre système de défense ; pourtant, pour rester en dehors des débats, il se contente de s'abstenir lors du vote. Cette abstention fait malgré tout l'objet de tous les commentaires. Aussi, au moment où la discussion sur le nouveau projet de la grande enceinte va commencer, Rogier écrit-il à Devaux pour lui demander d'assouplir sa position, car son attitude, considérée comme un blâme indirect, risque, tant est grande son influence, de compromettre le succès du projet. Devaux, jugeant ce projet toujours aussi insuffisant, exprima le regret de ne pouvoir soutenir le ministère en ces circonstances. Le projet passa cependant avec vingt voix de majorité (30 août 1859).

Ces derniers traits témoignent bien du rôle important, trop souvent difficile à préciser vu l'absence de papiers personnels conservés, que joua Devaux dans sa carrière parlementaire. Il se trouvait dès lors la cible de ses adversaires, qui tout en reconnaissant ses hautes qualités, ne lui pardonnaient pas la part qu'il avait prise dans leur élimination du pouvoir. Aussi ne lui ménagèrent-ils pas leur hostilité et, à Bruges même, au terme d'une lutte électorale très âpre, les catholiques réussirent à l'éliminer.

Aux élections de 1863, les positions prises par les libéraux et Paul Devaux en matière de bourses attribuées à l'Université de Louvain, suscitent à Bruges une violente campagne électorale, orchestrée par l'évêché. Devaux est, le 9 juin 1863, battu par son adversaire catholique.

Cet échec électoral joint à celui de Rogier fut tenu pour une rude défaite du parti libéral. Frère-Orban écrivait à ce moment que l'absence de Devaux était « une grande cause d'affaiblissement pour la gauche». Le conseil communal de Bruges, dont Devaux faisait partie depuis 1836, manifeste, en une touchante cérémonie, sa sympathie envers leur illustre concitoyen. Devaux, très ému, répond fièrement : « Pendant une carrière de plus de trente-deux ans, j'ai le bonheur de ne pas avoir émis trois votes que je changerais si j'avais à les émettre encore, et pas un seul que des vues personnelles aient inspiré ou par lequel ma conscience me fasse l'ombre d'un reproche ».

Une requête contre la validité de l’élection brugeoise fut déposée et longuement examinée par la Chambre. La personnalité de l'homme éliminé joua évidemment un grand rôle dans ces discussions qui se soldèrent par le vote de la décision de l'annulation, le 12 décembre 1863. La seconde élection du 12 janvier 1864 voit un succès catholique complet et confirme l'élimination du vétéran libéral de la tribune politique.

Celui qui avait été appelé le « Nestor du libéralisme belge» allait demeurer jusqu'à la fin de sa vie dans sa modeste maison du boulevard de Waterloo à Bruxelles, ne retournant que rarement à Bruges pour participer aux principales séances du conseil communal. Le 7 octobre 1875, vu son éloignement quasi constant et son âge avancé, il démissionna de ses fonctions qu'il avait remplies durant trente-neuf ans.

Le théoricien libéral restait en contacts étroits avec ses amis politiques, Rogier, Lebeau, Frère-Orban, et par l'intermédiaire de Van Praet et de son fils, Jules Devaux, devenu secrétaire du Roi, il gardait une influence sur la couronne elle-même.

C'est sur sa recommandation qu'Émile Banning fut présenté à Léopold Il, vers la fin de 1867. Ainsi s'établissait entre ces deux hommes une collaboration qui devait se révéler fructueuse. Ce jeune homme avait le été secrétaire de Devaux, l'aidant dans les recherches historiques qu'il menait. Il avait sur ses conseils écrit dans l'Écho du Parlement, journal fondé par Devaux en 1857 pour diffuser les nouvelles parlementaires et dont le vieux chef libéral s'occupa encore pendant de longues années.

Paul Devaux accorda également sa collaboration à divers journaux, notamment le Journal de Bruges et De Westvlaming.

Parallèlement à son activité politique, il occupe une place non négligeable dans la vie intellectuelle du pays. Président du conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen, depuis la mise en vigueur de la loi de 1850, il multiplia ses efforts, avec l'aide de son ami le conseiller Stas, pour ramener l'enseignement au respect des lettres anciennes.

Membre depuis le 10 janvier 1846 de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, il fournit sur des mémoires envoyés aux concours annuels, plusieurs rapports où la clarté rivalisait avec la solidité des idées exprimées. On trouvera la bibliographie de ses articles dans la notice que lui a consacrée Théodore Juste dans l'Annuaire de l'Académie, 48e année, 1882, p. 181-192.

A la séance du 12 octobre 1874 lecture fut faite d'un mémoire que Devaux avait écrit sur les guerres médiques. Ses études historiques furent toujours fort appréciées. Bien que pratiquement aveugle, il n'en continuait pas moins ses recherches avec l'aide de sa fille. Il précisait dans ses Études politiques sur l'histoire ancienne et moderne et sur l’influence de l'État de guerre et l'État de Paix, publiées à Bruxelles en 1875, que cet ouvrage avait été dicté et qu'il n'en avait pu « lui-même ni relire le manuscrit ni revoir l'impression ».

Au point de vue politique, il lança plusieurs fois encore le poids de son autorité morale dans les débats politiques. En 1867, il publiait une brochure intitulée Quelques réflexions politiques au sujet de la réorganisation de l'armée, qui défendait la politique militaire du Roi et de Brialmont.

En 1870, lorsque la défaite électorale amena les libéraux à adopter un nouveau programme, Devaux jugea celui-ci exagérément progressiste. Il fit parvenir sa démission à l'Association libérale de Bruges et s'en explique dans une lettre qui fit sensation dans le pays.

Un an plus tard, en avril 1871, dans une nouvelle brochure Du suffrage universel et de l'abaissement du cens électoral, il exprimait la pensée qu'il fallait regarder ces idées « comme un des plus grands dangers qui menacent notre avenir ».

« Confier aux classes inférieures un rôle qui est au-dessus d'elles, ce n'est pas les élever, disait-il, c'est les corrompre, c'est soumettre à des épreuves trop fortes leur moralité et leur raison (...) la liberté de » la presse est le véritable suffrage universel de notre temps. C'est l'intervention directe, mais efficace de tous dans les affaires publiques. Elle donne de l'influence à toutes les classes, sans conférer la prépondérance à aucune». Et il terminait amèrement « La génération » des hommes politiques de 1830, déjà si réduite, ne pourra-t-elle pas s'éteindre toute entière, sans avoir vu porter les premiers coups à l'œuvre de son temps ? »

Ainsi les dernières années de Paul Devaux furent quelque peu assombries par la crainte de voir s'écrouler l'œuvre qui avait été l'objet de tous ses soins. Il continua à se réfugier dans les études historiques. Son dernier ouvrage, Études politiques sur les principaux événements de l'histoire romaine, en 2 volumes, était à l'impression lorsque le pays, à la veille de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance, apprit d'abord la maladie, puis la mort du vieux chef libéral. L'abbé Gilson, ancien doyen de Bouillon et aumônier du comte de Flandre, un des plus anciens amis de Devaux, l'avait assisté lors de ses derniers instants.

Son décès fut annoncé à la Chambre par le président Guillery. Frère-Orban prononça un vif éloge du disparu et Malou, chef de l'opposition, y joignit le témoignage de son estime pour son ancien adversaire. La Chambre se fit représenter par une délégation de onze membres au service funèbre qui fut célébré dans l'église Notre-Dame du Sablon.

Les fils du défunt, Jules et Georges Devaux, accompagnés de nombreuses personnalités, conduisirent le cortège funèbre jusqu'au cimetière de Laeken où MM. Guillery pour la Chambre, Faider pour l'Académie et Van Nieuwenhuyze pour l'Association libérale de Bruges, prononcèrent les éloges funèbres.

Ainsi disparaissait un homme qui méritait incontestablement le titre d'homme d'État, par l'influence qu'il eut non seulement sur la naissance de la Belgique, mais aussi sur le développement de ses institutions et de son régime parlementaire, voire de son économie. Les paroles que Henri de Brouckère prononça en 1863 lors de la discussion de la validation de son élimination à Bruges constituent le plus bel hommage rendu à ce grand homme politique qui pour les libéraux « n'était pas seulement l'honneur de leur parti, mais qui, par sa loyauté et son caractère élevé non moins que par son immense talent et par les services signalés qu'il a rendus, est une des gloires des plus pures et les plus incontestables du pays ».