De Decker Pierre, Jacques, François catholique
né en 1812 à Zele décédé en 1891 à Schaerbeek
Ministre (intérieur) entre 1855 et 1857 Représentant entre 1839 et 1866, élu par l'arrondissement de Termonde(Extrait de : P. WYNANTS, dans Nouvelle Biographie de Belgique, tome VI, 2001, pages 101-105)
DE DECKER, Pierre, Jacques, François, homme politique catholique et administrateur de sociétés, né à Zele (Flandre orientale) le 25 janvier 1812, décédé à Schaerbeek (Bruxelles) le 4 janvier 1891.
Fils d'Englebert De Decker, commerçant aisé dévoué à l'Eglise, et de Marie-Françoise de Belie, mère de onze enfants, il fréquente l'école primaire de son village natal. Il mène ses études secondaires dans différents établissements de Belgique, de France et de Suisse, avant de suivre le cours de philosophie au Petit Séminaire Sainte-Barbe de Gand. Gagné aux idées menaisiennes, il embrasse la cause de la révolution de 1830. Candidat en philosophie et lettres en 1832, puis en droit l'année suivante, il décroche brillamment un doctorat en droit à l'Université de Gand, le 8 janvier 1834. Il persévère dans cette discipline durant quelques mois, à la Faculté de Paris. Inscrit au barreau de Gand, il s'intéresse davantage à la littérature et à l' actualité politique.
Il collabore au Journal des Flandres de 1834 à 1840, à la Revue belge et au Messager des Sciences et des Arts. Avec son ami Adolphe Dechamps, il fonde et dirige la Revue de Bruxelles, à laquelle il demeure attaché de 1837 à 1841. De 1834 à 1836, il publie des recueils de poèmes, ainsi qu'une biographie du chanoine Triest, « le Vincent de Paul belge ». En 1837, il décline la chaire de littérature française que lui propose l'Université de Louvain. Dans la ligne du catholicisme libéral et du paternalisme social qui est sienne, il fait paraître deux brochures remarquées, De l'influence du clergé en Belgique (1843) et Quinze ans, 1830 à 1845 (1845), ainsi qu'un ouvrage intitulé Etudes historiques et critiques sur les monts-de-piété en Belgique (1844). Le 10 janvier 1846, il est élu à la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, dont il devient un membre assidu. Par la suite, il publiera articles, études et notices dans l'Annuaire, le Bulletin et les Mémoires de cette société. Il sera le directeur de la Classe des Lettres en 1862 et 1872. L'Académie le nommera membre (1862-1872), puis président (1873-1891) de la Commission permanente chargée de la publication des anciens monuments de la littérature flamande.
Conseiller provincial de Flandre orientale en 1838-1839, De Decker est député catholique de l'arrondissement de Termonde de 1839 à 1866. Secrétaire de la Chambre entre 1841 et 1844, il siège dans les commissions de la Comptabilité (1842-1843, 1845) et d'Enquête commerciale (1843-1844). Unioniste convaincu, il plaide en faveur de la modération dans les luttes partisanes et du respect du pacte constitutionnel. Il s'oppose au cléricalisme ultramontain et à l'exclusivisme libéral, qu'il critique dans sa brochure L'esprit de parti et l'esprit national (1852). Dès les années 1830, il entre en contact avec le Mouvement flamand par l'intermédiaire de personnalités comme Jan-Frans Willems et Jules de Saint-Genois, son ami intime. Il en défend les revendications par la plume et par le verbe. Membre du Willemsfonds, il considère que l'élément flamand est une composante majeure du «génie national», dont l'épanouissement est indispensable à l'unité du pays.
La démission du cabinet de Brouckère, le 4 mars 1855, ouvre une crise politique sérieuse. Aucun parti ne dispose d'une majorité au Parlement. Les libéraux Delfosse et Tesch, puis le catholique de Theux déclinent la mission de constituer un gouvernement. Avec l'appui de Léopold Ier, très attaché à une formule unioniste qui confère une grande influence à la couronne, De Decker parvient à former un ministère de centre-droit, le 30 mars 1855 : l'équipe est à dominante catholique modérée, mais sa survie dépend des libéraux de la même nuance. Ministre de l'Intérieur, le chef de file du nouveau gouvernement annonce son intention de « rechercher la médiation entre les diverses opinions, la transaction entre les divers intérêts (...) par une politique de bon sens et de bonne foi ».
Cependant, les conservateurs ne lui ont pas pardonné de leur avoir tiré dans le dos, en 1846, en assimilant le cabinet de Theux à un « anachronisme ». Les évêques ultramontains se méfient de tout esprit de conciliation. L'aile radicale du libéralisme, qui professe un anticléricalisme virulent, fourbit ses armes : De Decker n'a-t-il pas plaidé précédemment en faveur de la liberté de la charité et son ministère ne s'apprête-t-il pas à légiférer en ce domaine ?
En fait, le premier défi que le cabinet doit relever concerne les relations avec la France : celles-ci se sont détériorées depuis que les auteurs d'un attentat contre Napoléon III n'ont pu être extradés en raison d'obstacles légaux. Le ministre de la Justice, Alphonse Nothomb, résout le problème le 14 mars 1856. Peu auparavant, lors du Congrès de Paris qui ponctue la Guerre de Crimée, le ministre français des Affaires étrangères accuse les feuilles belges d'attaquer outrancièrement le gouvernement impérial. Il .est suivi par les plénipotentiaires européens, qui déplorent ces agissements dans le protocole de la 22e session. Les journaux belges et certains libéraux s'alarment : le gouvernement va-t-il restreindre la liberté constitutionnelle de presse sous la pression des puissances ? Le ministre des Affaires étrangères, Charles Vilain XlIII, dément. La Belgique n'en est pas moins obligée de modifier, dans un sens restrictif, sa législation pénale sur les délits de presse à l'égard des chefs d'Etat étrangers. Préparé par Vilain XlIII et par Nothomb, le dossier aboutira en 1858 sous le ministère Rogier.
Les intellectuels flamingants nourrissent de grands espoirs après l'arrivée au pouvoir d'un des leurs : ils attendent des avancées en matière linguistique. Pendant de longs mois, leur déception est grande. Finalement, De Decker crée une Vlaemsche Commissie, qui rechercherait, puis proposerait au gouvernement des mesures susceptibles de promouvoir la littérature flamande et de régler l'emploi du néerlandais dans différents secteurs de la vie publique. Son initiative est mal accueillie par le monde politique, en ce compris par des ministres. Elle n'est tolérée que par opportunisme : il faut éviter que la célébration du vingt-cinquième anniversaire de l'Indépendance soit troublée par des voix discordantes, mais il est d'emblée hors de question d'accepter un profond changement de législation. Créée par l'arrêté royal du 27 juin 1856 et présidée par Lucien Jottrand, la Commission - dénommée ultérieurement Commission des Griefs - compte neuf membres, dont sept militants flamingants, parmi lesquels figurent Hendrik Conscience et Jan-Baptist David. Remis le 14 octobre 1857, son rapport final est assez radical : il préconise l’établissement du bilinguisme en Flandre. Il ne propose guère un programme défendable devant le Parlement, mais plutôt une plate-forme pour l'action ultérieure du Mouvement flamand. Embarrassé, le ministre de l'Intérieur ne prend aucune mesure immédiate. Dirigé par Rogier, le gouvernement suivant enterre le rapport, puis prône le maintien d'une Belgique unilingue française. Si les conclusions de la Vlaemsche Commissie demeurent lettre morte, sa création n'en constitue pas moins une reconnaissance officielle de la «question flamande ». Ses travaux aiguillonnent le flamingantisme qui, plutôt que de compter sur la bienveillance du gouvernement, s'engage finalement dans la lutte politique, afin d'obtenir une représentation parlementaire.
Avec l'affaire Laurent-Brasseur, le gouvernement De Decker est rattrapé par les tensions idéologiques qu'il souhaite apaiser. Tous deux professeurs de droit à l'Université de Gand, les intéressés sont accusés d'avoir pris à partie des dogmes chrétiens, le premier dans une publication, le second dans son enseignement. La presse ultramontaine dénonce les «blasphèmes proférés par des fonctionnaires peu respectueux des opinions de leurs étudiants ». Invité par des représentants de la Droite à rassurer les familles des jeunes inscrits à l'Alma Mater gantoise, le chef du cabinet déplore les opinions exprimées par les deux professeurs, mais il refuse d'enfermer la liberté académique dans un carcan dogmatique. L'évêque de Gand, Monseigneur Delebecque, soutenu dans son intransigeance par Pie IX, juge que cette position conciliante est intolérable : le 14 septembre 1856, il publie un mandement de censure visant, outre l'Université de Gand, toutes les écoles publiques de son diocèse. Il est bientôt imité par son confrère de Bruges, Monseigneur Malou. De Decker, que Léopold 1er considère comme « trop craintif », ressent ces philippiques comme des blâmes de l'action gouvernementale. Seuls le Roi et le cardinal Sterckx parviennent à le dissuader de démissionner. Les catholiques se divisent entre partisans d'une politique constitutionnelle et tenants d'une ligne confessionnelle. Furieux, les libéraux dénoncent les documents épiscopaux comme des attentats dirigés les écoles de l'Etat et contre la Constitution.
Pour faire une concession aux ultramontains sans se discréditer, le gouvernement adresse à ses commissaires des Universités d'Etat une circulaire spécifiant que les professeurs doivent s'abstenir de toute attaque directe contre les principes essentiels des cultes reconnu par la loi, dans leurs cours comme dans leurs publications. Il insiste auprès du Saint-Siège pour que soit modérée l'ardeur des évêques 1es plus combatifs. En vain : Rome ne retire pas son appui à la mouvance ultramontaine, de sorte que la zizanie persiste chez les catholiques. A la fin novembre 1856, lors d'un débat à la Chambre, Frère-Orban amène le chef du ministère à regretter les exagérations de la «fraction intolérante» de son parti. Plus que jamais, cette dernière regarde De Decker comme un pleutre. Quoi qu'il en soit, le gouvernement sort affaibli de cette épreuve.
Il l'est davantage encore par les remous que provoque le projet de loi Nothomb sur les fondations charitables, déposé en janvier 1856. L'enjeu du débat est l'octroi à l'Eglise du droit de disposer, à perpétuité, de biens légués dans un but caritatif. Le monopole reconnu en la matière aux bureaux de bienfaisance et aux hospices civils, sous le régime français, a été battu en brèche après 1830, puis restauré par les libéraux à partir de 1849. Emmenés par Monseigneur Malou, les catholiques font campagne pour «la liberté de la charité. Mis sous pression, le cabinet De Decker donne du lest à la Droite, en lui accordant des concessions sur les questions du jury universitaire et des bourses d'études. Le voilà acculé à faire de même sur le terrain de la bienfaisance, au risque de susciter l'ire de la Gauche. Effectivement, le projet Nothomb prévoit la création de fondations dues à la charité privée, dont la gestion pourrait être confiée à des administrateurs spéciaux, en ce compris des titulaires de fonctions ecclésiastiques. Il n'en faut pas davantage pour que les libéraux agitent le spectre d'une «loi des couvents» : derrière la charité se cachent, disent-ils, les ordres religieux qui, accédant à la personnalité civile par le détour des fondations, restaureraient la mainmorte pour livrer la propriété des familles à la cupidité cléricale. Ils soulèvent l'agitation dans le pays en y répandant des brochures et en menant une opposition parlementaire résolue.
Aux débats houleux s'ajoutent des manifestations, qui dégénèrent en émeutes à Bruxelles et dans d'autres villes. Léopold 1er est furieux : les troubles risquent de ruiner ses rêves unionistes, tout en donnant une image calamiteuse au pays.
Pour empêcher que son gouvernement perde la face, il veut accélérer les débats et clôturer ceux-ci au plus tôt. Les leaders de la Gauche demeurent intraitables. Soutenu par Malou et par Dechamps, De Decker n'ose tenter l'épreuve de force : la procédure parlementaire est ajournée, ce qui voue la «loi des couvents» à un enterrement de première classe.
Pris sous le feu croisé des deux camps, le chef du cabinet envisage de démissionner, issue que le Roi refuse catégoriquement. Pour pouvoir retirer le projet Nothomb sans donner l'impression de capituler devant la rue, il élabore un scénario que le Souverain cautionne par une lettre rendue publique : la session parlementaire est clôturée ; le projet contesté sera retiré ultérieurement, afin de préserver l'ordre constitutionnel et de redresser le crédit de la Belgique. A Droite, nombreux sont ceux qui accusent De Decker de faiblesse, mais ils n'osent le renverser par crainte d'une dissolution, qui serait suivie d'une déroute électorale. Pour sauver le ministère, Léopold 1er dépêche Dechamps auprès de Pie IX, en vue d'inciter le Pape à modérer les évêques les plus intransigeants, sans résultat. Alors que les libéraux ont transformé le scrutin en test national, les élections communales du 27 octobre 1857 se soldent par une défaite catholique. Malgré l'avis contraire du Roi, De Decker interprète ce résultat comme un désaveu. Suivi par les ministres Vilain XIllI, Dumon et Greindl, il démissionne le 30 octobre : il n'entend pas gouverner contre la volonté du pays. Il oblige ainsi deux collègues plus fermes, Nothomb et Mercier, à faire de même. Léopold Ier est très contrarié par cette «désertion». Vainement, il tente de former un cabinet libéral modéré, puis d'amener De Decker à exercer l'intérim. La suite des événements est connue : avènement du ministère Rogier-Frère, dissolution des Chambres, victoire libérale aux élections législatives du 10 décembre 1857. La Gauche peut désormais appliquer son programme de sécularisation, au grand dam des catholiques, dont bon nombre rejettent la responsabilité du désastre sur le gouvernement sortant. De Decker quitte la rue de la Loi par la petite porte. Tout en conservant une réputation d'intégrité, il ne joue plus de rôle politique éminent. Lors du scrutin de 1864, il envisage de se retirer de la vie politique, mais il cède une dernière fois aux instances des amis. Deux ans plus tard, il renonce à son mandat parlementaire.
De Decker croit pouvoir se recycler dans les affaires. Dès 1859-1860, avec son ami Dechamps et de nombreux hommes politiques, il entre dans l'orbite d'André Langrand-Dumonceau, promoteur d'une puissance financière catholique. Selon ses dires, il s'agit d'assurer l'avenir de sa famille nombreuse, mais aussi d'effacer une perte antérieure. Toujours est-il qu'il s'enrichit rapidement. Il assume d'importantes responsabilités dans différentes sociétés du groupe : cofondateur et administrateur délégué, puis directeur de. la Banque Hypothécaire Belge (1860-1861), commissaire de la Banque de Crédit Foncier et Industriel (1863-1869), administrateur de la Sachsische Hypotekenbank (1864) et de l'International Land Credit Company Limited (1864-1869)...
Connu pour sa droiture, il contribue à asseoir la confiance du public et à faire affluer les capitaux, au point de signer imprudemment des milliers de lettres de gage émises par deux composantes du consortium. Pendant plusieurs années, il ne semble pas mesurer l'extrême fragilité du montage élaboré par Langrand, qui établit une complète solidarité entre les actifs de ses sociétés, en considérant le tout comme une caisse unique. Lorsqu'il s'en rend compte, De Decker s'oppose à ces pratiques, envisage de claquer la porte, puis recule par manque de fermeté, à défaut aussi d'autre gagne-pain.
Lorsque enfin il prend ses distances, il est trop tard : Langrand, mais aussi l'opinion publique rejettent sur lui et sur d'autres administrateurs l'opprobre d'une faillite frauduleuse, qui laisse un passif d'une soixantaine de millions et ruine des milliers d'épargnants. L'ancien ministre tente de démontrer sa bonne foi, arguant qu'il n'était «ni financier, ni jurisconsulte». Il met une part substantielle de ses biens à la disposition des curateurs et des liquidateurs des sociétés faillies, perdant du même coup 636.000 francs. Avec d'autres personnalités politiques, il est prévenu de faux et d'usage de faux dans l'établissement de bilans. Il subit cinquante et un interrogatoires devant le juge d'instruction, avant d'être renvoyé devant la Cour d'assises du Brabant, le 11 août 1877. Il est finalement sauvé par une argutie des avocats de la défense : dans son arrêt du 24 juin 1878, la Cour de cassation reconnaît que le faux bilan n'est pas un crime punissable en vertu de l'article 196 du Code pénal. Il y a là un vide législatif que la loi du 26 décembre 1881 viendra combler.
Entre-temps, De Decker connaît un nouveau calvaire. Par arrêté royal du 11 octobre 1871, le ministère d'Anethan le nomme gouverneur de la province de Limbourg. A ce moment, il est notoirement impliqué dans le scandale Langrand-Dumonceau, mais il n'est pas encore prévenu. Sur le conseil de Van Praet, Léopold II semble souhaiter cette nomination, péniblement acquise par le chef du cabinet : les ministres l'adoptent par trois contre deux. C'est là une maladresse, voire une faute. La presse doctrinaire ne manque pas l'aubaine. Est-il digne, écrit-elle, de vouloir réhabiliter «l'ancien agent d'un maltôtier dont les actes sont soumis aux investigations de la justice», « l'un des principaux acteurs de la ruine de milliers de familles belges, sacrifiées par lui à un désir de lucre », ou encore «un déclassé politique » ? L'opposition libérale en profite pour monter en épingle le scandale Langrand-Dumonceau, afin de mettre le gouvernement en difficulté. Le 22 novembre 1871, une interpellation de Jules Bara prend la forme d'un réquisitoire implacable, même si la motion déposée ultérieurement par l'intéressé est repoussée. S'ensuivent des séances houleuses au Parlement, des manifestations jusque sous les fenêtres du Palais royal et même des émeutes, durant neuf jours. Le 25 novembre 1871, De Decker démissionne «dans l'intérêt de nos institutions, qu'il faut sauver en face d'événements qui en faussent le jeu
Le Souverain, excédé par les troubles, par l'atonie de ses ministres et par leur refus d’envisager un remaniement, demande la démission du cabinet d'Anethan, puis révoque celui-ci en décembre. Une dernière fois, à son corps défendant, De Decker a été mêlé à un épisode tumultueux de notre histoire politique
En 1878, l'intéressé décline le siège de député de Termonde que ses amis l'incitent à reprendre. Il veut se consacrer entièrement à sa famille, ainsi qu'à l'écriture. Il publie brochures et ouvrages sur divers sujets : Charles Vilain XIIII, les missions catholiques, l'histoire de l’art, ou encore L'Eglise et l'ordre social chrétien, son dernier livre paru en 1887. A sa mort ; il laisse le souvenir d'un « honnête homme » au sens du XVIIIe siècle. Etait-il fait pour les combats politiques, en cette période de transition entre l'unionisme et l'ère des gouvernements homogènes ? Certes, le brio intellectuel, la modération et la volonté sincère de servir son pays étaient ses principaux atouts. Lui manquaient probablement la froide lucidité, qui dissuade de s'embarquer dans des entreprises hasardeuses, et le caractère trempé, qui permet de ne pas s'effacer à contretemps.
(BOCHART Eugène, Biographie des membres des deux chambres législatives. Session 1857-1858, Bruxelles, 1858, folio n°24)
DE DECKER, Pierre-Jacques-François
Chevalier de l’Ordre Léopold,
Grand-Croix des ordres de la Conception de Villa Viciosa, de la branche ernestine de Saxe et de Léopold d'Autriche,
Né à Zèle, le 25 janvier 4812,
Représentant, élu par l’arrondissement de Termonde.
Après avoir achevé ses humanités, partie en Belgique, partie en France et en Suisse, M. De Decker entra à l'université de Gand, et y fut reçu docteur en droit en 1834. M. De Decker suivit alors, comme complément d'instruction, les cours de la faculté de droit de Paris.
Ses goûts l'entraînaient vers les lettres et la politique; il coopéra en amateur à la rédaction du Journal des Flandres, où se distinguaient déjà MM. Coomans, de Haerne, de Smedt et A. Dechamps.
M. De Decker publia, en 1835, un recueil de poésies Religion et Amour.
En 1836, la mort venait de frapper le chanoine Triest, un de ces hommes d'élite qui honorent leur siècle et leur pays. M. De Decker, dont le frère fut appelé à succéder à ce vénérable Vincent de Paul de la Belgique, publia, sur les données les plus exactes, la biographie du chanoine Triest, qui fut reproduite dans plusieurs recueils périodiques du pays et qui reçut, comme la plupart des publications qu'il fit dans la suite, les honneurs de la traduction en flamand.
En 1837, il fut élu conseiller provincial de la Flandre orientale pour l'arrondissement de Termonde.
La même année, il fonda avec M. Dechamps la Revue de Bruxelles, principal organe périodique du parti catholique, auquel, deux ans plus tard, M. Devaux opposa la Revue Nationale. Ces deux revues politiques étaient spécialement destinées à soutenir et à continuer hors du Parlement les débats des partis dans les Chambres.
En 1839, M. De Decker fit au conseil provincial de la Flandre orientale la première motion d'une adresse contre les vingt-quatre articles. Cette pensée patriotique eut de l'écho parmi les conseillers des huit autres provinces des adresses analogues furent votées par tous les conseils provinciaux.
Les regards se portèrent de plus en plus sur le jeune écrivain ; les électeurs de l'arrondissement de Termonde le choisirent, en 1839, pour leur mandataire à la Chambre des représentants.
Le pétitionnement en faveur de la langue flamande prenait chaque jour de plus vastes proportions; l'honorable M. De Decker en fut le principal moteur, et fit paraître à cet effet, en 1840, une brochure des plus remarquables.
Déjà les opinions politiques de l'honorable représentant de Termonde se dessinaient à la Chambre, toujours conformes à ses argumentations de publiciste.
Placé naturellement dans les rangs des conservateurs, il sut maintenir sa franchise d'allures, et plusieurs fois il refusa de suivre ses amis politiques qui voulaient l'entraîner au delà des bornes du centre droit.
L'honorable M. De Decker repousse les opinions exclusives. Ramener entre tous les partis cette union qui a fait la force des Belges aux premiers temps de leur indépendance, tel est le système dont il ne s'est jamais écarté, malgré les accusations de faiblesse dont l'extrême droite a taxé parfois son esprit de conciliation et de modération.
En 1845, après la retraite du ministère mixte dont il resta le dernier défenseur, l'honorable député s'opposa avec toute l'énergie de ses convictions à la formation d'un cabinet exclusivement conservateur, dans laquelle il vit un anachronisme ou un défi. L'événement ne tarda pas à justifier pleinement ses prévisions.
Ce fut pendant cette période de sa vie politique que le savant représentant de Termonde ajouta à sa réputation littéraire par la publication de diverses brochures, notamment De l’influence du clergé en Belgique (1843), Etudes historiques et critiques sur les monts-de-piété en Belgique (1844) ; Quinze ans 1830-1845, brochure imprimée en 1845, qui a obtenu six éditions à Bruxelles, une septième à Paris, en 1846, publiée par le Comité pour la liberté religieuse, et trois traductions flamandes, à Gand, Bruxelles et Anvers.
Le 10 janvier 1846, M. De Decker fut nommé membre de la classe des lettres de l'Académie royale de Belgique
Le fauteuil d'académicien ne fit que redoubler le zèle et les efforts du Savant.
Outre ses articles dans la Revue de Bruxelles, ainsi que dans le Messager des sciences de Gand, nous pouvons citer les œuvres suivantes : De l’influence du libre arbitre de l’homme sur les faits sociaux (1848, cinq éditions jusqu’en 1852), Mission sociale de la charité, discours prononcé dans la séance publique de la classe des lettres, le 10 mai 1854).
Revenons aux travaux du député.
L’honorable M. De Decker combattit à armes loyales et courtoises le ministère libéral de 1847.
A l'approche des élections partielles de 1852, son opposition devint plus vive. Il publia sa brochure De l'esprit de parti et de l'esprit national, qui eut cinq éditions. Destinée à combattre énergiquement le libéralisme exclusif, elle exerça une influence incontestée sur les élections de 1852 qui amenèrent un changement de ministère.
Au cabinet Rogier-Frère succéda un ministère extra-parlementaire, chargé de faire au milieu des partis une sorte de halte après la lutte.
Après deux années d'administration, le ministère De Brouckere donna sa démission. M. De Decker fut chargé de composer un cabinet de centre droit. Le 31 mars 1855, le cabinet fut constitué sur les bases d'un programme de loyale modération. Sur son drapeau était inscrit ce principe :
« Transaction entre les opinions modérées, en dehors des partis et de leurs influences. »
Chargé du portefeuille de l’intérieur, le nouveau ministre avait dans le cabinet, pour principal soutien de ses opinions franchement constitutionnelles, l’honorable vicomte Charles Vilain XIIII, placé à la tête du ministère des affaires étrangères.
Nous reproduisons ici le discours politique que l'honorable M. De Decker prononça à la Chambre des Représentants dans la séance du 4 août 1855 :
« Messieurs, le Cabinet, qui a l'honneur de se présenter pour la première fois devant vous, a été constitué le 30 mars dernier.
« Sa raison d'être ressort des faits mêmes : il est la conséquence logique de la situation du pays.
« Dans le pays, l'esprit public incline vers les opinions modérées. Dans les Chambres, les mêmes tendances se manifestent.
« Un ministère qui ne chercherait à s'appuyer que sur des opinions exclusives, ne serait pas en rapport avec l'état réel des esprits, et il est permis de supposer qu'il ne rencontrerait pas dans les Chambres une majorité certaine et quelque peu durable.
« L'appui des hommes modérés de toutes les opinions est donc, dans les circonstances actuelles, la condition d'existence de tout ministère.
« Si la situation intérieure du pays nous fait une loi de la modération, il n'est pas moins évident que, en face des éventualités graves que les événements peuvent amener, le calme des esprits, l'unité des sentiments sont la première nécessité de notre politique dans ses rapports avec nos relations extérieures
« La composition du cabinet actuel répond-elle à ce double besoin de modération et de paix ? La pensée qui a présidé à sa formation et qui est appelée à le diriger, est-elle de nature à satisfaire à la fois aux exigences de notre politique extérieure et intérieure ?
« Nous le croyons.
« A l'intérieur aussi, nous tenons à ce que notre position soit nettement tranchée. Nous avons la conscience de vouloir loyalement la transaction entre les opinions modérées; nous aurons l'ambition de la pratiquer avec droiture et fermeté. A cet appel, le gouvernement, s'élevant à la hauteur des grands intérêts de la patrie, restera étranger aux luttes des partis et se placera en dehors du courant de leurs influences. Ses agents, à tous les degrés de la hiérarchie administrative, auront les mèmes dispositions de haute impartialité, les mêmes préoccupations du bien public, à l'exclusion de tout esprit de parti.
« Nos actes, nous les mettrons en harmonie avec ces principes. Notre ferme intention est de laisser aux élections cette liberté qui seule en fait une manifestation réelle de l'opinion publique, de bannir de l'administration la politique qui veut l'égarer et la compromettre. En un mot, nous voulons le jeu régulier de nos institutions, dans toute leur vérité, dans toute leur sincérité.
« Nous chercherons à assurer la charité dans son élément essentiel, qui est la liberté, tout le développement compatible avec le contrôle efficace du pouvoir légal et les intérêts généraux de la société qui commandent de circonscrire, dans d’étroites limites, l’immobilisation de la propriété foncière.
« La mission de l'Etat, dans les sociétés modernes a été récemment l'objet de vives discussions. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, l'Etat a, sans doute, des droits à revendiquer et des devoirs à remplir, pour seconder par son action le mouvement progressif de la civilisation.
« Toujours nous poursuivrons ce but, que, d'ailleurs, la nécessité finit par imposer à tout gouvernement : la médiation entre les diverses opinions, la transaction entre les divers intérêts. Cette politique de bon sens et de bonne foi, nous semble la seule qui soit en rapport avec les mœurs et les traditions du pays, la seule qui soit conforme à l'esprit de nos institutions. »
C'est pendant le ministère de M. De Decker qu'eut lieu la grande manifestation du vingt-cinquième anniversaire de l'avénement du Roi Léopold.
Ce spectacle imposant d'un peuple fêtant unanimement le souverain de son choix, qui lui donna vingt-cinq ans de paix et de prospérité, cette union de tous les Belges dans un même cri d'amour et de joie, ont laissé dans tous les cœurs d'ineffaçables souvenirs, et ont grandi le pays aux yeux de toutes les nations.
Les orageux débats du projet de loi sur les établissements de bienfaisance, et les troubles du mois de mai 1857, jetèrent le pays dans une crise dont les effets se font sentir encore. Les élections communales d'octobre 1857, auxquelles les circonstances avaient imprimé un incontestable caractère politique, furent généralement défavorables au parti conservateur. Le ministère De Decker-Vilain XIIII crut devoir déposer sa démission entre les mains du Roi.
Le ministère Rogier-Frère a repris le pouvoir. M. De Decker a emporté dans la retraite l'estime de tous, parce qu'il a dit à tous la vérité, et qu'il n'est pas une seule de ses actions qui ne soit marquée au cachet du patriotisme et de la probité politique.
Aux élections générales du 10 décembre, l'arrondissement de Termonde a continué au ministre honnête homme son mandat de représentant.
Décoré de l'Ordre Léopold en 1843, l'honorable M. De Decker a reçu, pendant son ministère, la Grand-Croix de l'Ordre de la Conception de Villa Viciosa, lors du couronnement du Roi de Portugal ; celle de l'Ordre de famille de la branche Ernestine de Saxe, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de l'avénement du Roi; celle de l'Ordre de Léopold d'Autriche, lors du mariage de la Princesse Charlotte.
Les opinions de l'honorable représentant de Termonde, en raison même de leur modération, sont de celles que les partis ne peuvent laisser dans l'ombre. Conscience et talent, au pouvoir comme dans l'opposition constitutionnelle, sont toujours utiles au pays.