de Pouhon François, Joseph libéral
né en 1796 à Ensival décédé en 1872 à Saint-Josse-ten-Noode
Représentant entre 1848 et 1852, élu par l'arrondissement de Verviers(L’Echo du Parlement, 7 juin 1872)
Voici le discours prononcé par M. Prévinaire, gouverneur de la Banque Nationale, sur la tombe de M. de Pouhon :
« Messieurs,
« Nous voici réunis autour du cercueil qui renferme la dépouille mortelle d'un ami, d'un homme de bien, d'un citoyen éminent enlevé à notre affection par une maladie qui a fait de rapides progrès. Une belle intelligence vient de s'éteindre ; un cœur patriotique et bienfaisant a cessé de battre.
« Au moment de cette cruelle séparation, comprimons notre affliction, et permettez à ma voix de rappeler quelques phases de cette vie qui fut si bien remplie et marquée par tant de services et de bienfaits.
« François De Pouhon naquit à Ensival en 1797 ; il entra tout jeune dans les affaires ; à 16 ans, simple commis chez un des principaux négociants de Verviers, il se distingua bientôt par des aptitudes spéciales. A 20 ans, il exploitait un des établissements industriels les plus importants de la ville. La fortune sourit à ses premiers efforts.
« En 1822, il fondait à Anvers une maison de banque et de commission, qui, sous son intelligente et active impulsion, conquit bientôt un rang distingué.
« De Pouhon eut l'honneur d'ouvrir le premier le marché de notre métropole commerciale aux laines du Cap.
« Le succès avait couronné ses entreprises et sa maison grandissait en importance, lorsque survint la révolution de 1830, qui renversa toutes ses espérances. Ce fut pour notre ami un moment bien douloureux ; mais sa loyauté et son caractère lui avaient conquis toutes les sympathies. Grâce au concours d'un ami fidèle et généreux, De Pouhon put bientôt rentrer dans les affaires, et, par un travail persévérant, se trouva plus tard en position de remplir tous ses engagements. II se plaisait à rappeler ces souvenirs à la fois si pénibles et si doux, qui jettent une vive lumière sur l'honorabilité de notre ami.
« C'est à cette époque qu'utilisant des loisirs, il prit l'initiative de réclamer la liberté de l'Escaut, et démontra la nécessité de régler cette grave question avec le concours des puissances étrangères. Il voyagea quelque temps à l'étranger, y remplit des missions, et sous I impression de ses observations, publia en 1833 une brochure sur l'état du commerce en Belgique et sur la nécessité de créer une route en fer d'Anvers au Rhin. Il se fit le promoteur actif de cette idée et fit paraître en juillet 1833 ses considérations sur le projet de loi relatif aux chemins de fer présenté par le gouvernement. L'énergie qu'il déploya dans ces circonstances lui donne des titres à la reconnaissance du pays.
« Nommé en 1836 agent de change du Trésor, De Pouhon fut tout naturellement consulté à l'occasion des emprunts que la situation réclamait, et mit au service de l'Etat ses lumières et son expérience financière. Sa foi dans le crédit belge, qu'il fit partager à sa nombreuse et brillante clientèle nationale et étrangère contribua puissamment au succès de ces emprunts. Pénétré d'une conviction profonde, il soutint le crédit national, même au prix de sacrifices personnels, et fit prévaloir le principe de l'emprunt par voie de souscription publique, et plus tard il contribua puissamment à la première conversion des emprunts à 5 p. c., qui eut lieu en 1844.
« Les événements de 1848 ouvrirent à De Pouhon la carrière politique : les électeurs firent appel au dévouement de l'homme simple et modeste que signalaient de nombreux et utiles écrits, inspirés par l'amour du. pays. Les arrondissements de Bruxelles et de Verviers se disputaient l'honneur de l'envoyer au Parlement. De Pouhon opta pour l'arrondissement de Verviers, et siégea pendant plusieurs années à la Chambre des représentants. Nous savons tous quelle position honorable il y occupa et combien son mérite y était apprécié.
« De Pouhon affectionnait l'étude des questions économiques ; il fut un des premiers et des plus ardents promoteurs de l'idée de créer une Banque Nationale. et publia sur cette question divers écrits où se trouvent exposés les principes qui prévalent encore sur cette matière.
« En 1853, les actionnaires de la Banque Nationale avaient appelé De Pouhon aux fonctions de directeur de cet établissement. Ses études, sa profonde expérience des affaires, son honorabilité, marquaient sa plage dans l'administration de cette grande institution.
« Vingt années de collaboration me permettent d'affirmer le zèle infatigable, le contingent de lumières sérieuses et spéciales qu'Il apportait dans l'accomplissement de sa mission, se préoccupant toujours et avant tout du but de l'institution et des services féconds qu'elle devait produire pour le pays. Aux approches même de la crise qui devait nous l'enlever, il ne cessait de se préoccuper de la situation de la Banque. II apportait dans ses rapports avec ses collègues cette aménité et cette délicatesse, qualités distinctives de son caractère, qui rendaient si agréables nos relations de chaque jour.
« Nos cœurs conserveront religieusement le souvenir de l'ami que nous perdons. Le gouvernement, à diverses reprises, avait reconnu ses services ; nommé en 1843 chevalier de l'Ordre de Léopold, il fut promu au grade d'officier de l'Ordre on 1856. L'opinion publique a sanctionné ces distinctions accordées au citoyen ardent promoteur de toutes les idées fécondes, toujours prêt à mettre au service du pays les trésors d'une intelligence d'élite.
« Laissez-moi, messieurs, vous rappeler combien notre excellent ami était aimable dans ses relations privées ; obliger était pour lui la plus douce des jouissances; jamais le malheureux ne frappa en vain à sa porte ; sa bonté, sa confiance, sa charité ont souvent rencontré des ingrats, souvent aussi elles se sont égarées, mais c'était l'erreur d'un grand cœur, que ces infirmités humaines ne rebutent pas : il préférait s'exposer à obliger un ingrat, que de perdre l’occasion de soulager une infortune.
« Nous ne dirons pas ce qu'était ce modèle des époux ; vous l'avez tous connu ! Dans ce douloureux moment, le respect de l'affliction qui assiège le foyer domestique nous impose silence. Unissons nos cœurs pour adresser à l'ami qui n'est plus, un dernier adieu, avec la confiance que la destinée du Juste l’attend. Adieu, De Pouhon. Adieu, ami. »
Th. JUSTE, Notice sur la vie de François de Pouhon, (partim : manque les pages XXXII à XL) dans Œuvres complètes de François de Pouhon, Bruxelles, Fr. Gobbaert, 1873, t. I, pp. I à XLI.
Je vais essayer de retracer la vie utile d'un homme de bien. En faisant ressortir les nobles qualités de son cœur, sa générosité, sa simplicité, son abnégation, j'aurai aussi à parler de l'emploi qu'il fit d'une haute et clairvoyante intelligence. Je rappellerai les services que, dans des positions diverses, il sut rendre à la chose publique par un infatigable dévouement, une courageuse persévérance et une victorieuse initiative.
François De Pouhon appartenait à cette intelligente et industrieuse province à laquelle la Belgique doit tant d’hommes qui, d'une modeste origine, se sont élevés, par le travail, jusqu'aux plus hauts rangs de la société. Là, comme dans les centres industriels et manufacturiers de l'Angleterre, comme dans les grandes cités de l'Amérique du Nord, les « hommes nouveaux », vrais fils de leurs œuvres, ont conquis les premières places. C'est d'un de ces hommes d'élite que nous allons retracer les labeurs : il dut tout à lui-même, il s'éleva graduellement, après avoir surmonté tous les obstacles par son énergique persévérance. Il voyait le but : il sut l'atteindre.
François De Pouhon vit le jour, le 18 octobre 1796, à Ensival, village près de Verviers, dans la province de Liége. C'est à Ensival que s'écoula son enfance. II ne parlait qu'avec émotion de ces tranquilles années et conserva toujours un vif amour pour son village natal. C'est vers Ensival que se reportait sa pensée lorsqu'il parvenait à se soustraire aux dévorantes préoccupations d'une carrière toujours laborieuse; c'est à Ensival qu'il laissa de touchants témoignages de la bonté de son cœur. En même temps qu'il créait de ses deniers un hospice pour les vieillards, il portait aussi la joie parmi les enfants pauvres. Aux jours de fête de la première communion, le premier appelé était toujours l'un des enfants appartenant aux familles riches de la commune, parce que l'enfant ainsi désigné devait, selon la coutume, offrir un repas à ses petits camarades. De Pouhon fit disparaître ce qu'il regardait comme une injustice: il fonda une bourse pour habiller tous les enfants dépourvus de fortune et subvenir aux dépenses du repas, élevant ainsi les pauvres au niveau des riches, leur assurant l'égalité dans une des premières et des plus solennelles fêtes de la vie.
A l'âge de douze ans, De Pouhon entra au collège de Verviers où il dirigea ses études vers la carrière commerciale. Ses progrès furent rapides ; mais ce qui le distinguait surtout, c'était moins encore une application soutenue qu'un jugement d'une maturité précoce. Aussi ses débuts dans la carrière à laquelle il se destinait furent-ils heureux. Telle était la confiance qu'il avait su inspirer ses patrons que, à peine âgé de dix-huit ans, il gérait les affaires de trois importantes maisons de Verviers dont il avait seul la signature. Quatre ans après, un de ses patrons lui fournissait les moyens de fonder un établissement de teinturerie, industrie qui avait alors acquis une grande importance dans le Manchester belge.
Bien jeune encore, De Pouhon avait déjà atteint le but que tant d'autres ne font qu'entrevoir au seuil de la vieillesse. A vingt-six ans, il avait acquis une position indépendante. Son ambition ne visait pas plus haut : il renonça aux affaires pour se livrer exclusivement à l'étude. Toutefois, ce ne fut pas pour longtemps : l'activité de son esprit, une vocation irrésistible, l'entraînèrent de nouveau dans la vie dévorante à laquelle il semblait avoir renoncé irrévocablement En 1823, il fonde à Anvers une maison de banque et de commission qui ne tarde point à prospérer. De Pouhon veut alors s'ouvrir de nouveaux horizons : ardent, enthousiaste, sous des dehors modestes, chevaleresque dans sa simplicité, il forme, en 1825, le projet de se joindre à la Fayette lorsque le « vétéran de la liberté » (ainsi appelait-on l'ancien compagnon d'armes de Washington) se disposait à se rendre aux États-Unis pour y recevoir les témoignages de gratitude du peuple dont il avait aidé à fonder l'indépendance. On dit que le projet conçu par De Pouhon n'avorta que parce qu'il ne put trouver place sur le navire qui emportait vers l'Amérique la Fayette et ses amis.
Retenu dans la métropole commerciale des Pays-Bas, De Pouhon se servit de son influence et de son crédit pour seconder les entreprises qui lui paraissaient avoir une utilité générale. Il fut le créateur, à Anvers, du marché des laines dont il avait entrevu le développement prochain et immense.
Bon, serviable, il se plaisait aussi à soutenir d'autres jeunes commerçants et parfois avec une libéralité qu'aurait déconseillée la froide prudence. Ce fut la cause principale des revers qu'il essuya lorsque la révolution de 1830 vint subitement arrêter l'essor de la prospérité publique. De Pouhon vit sa situation financière compromise; il connut les angoisses de ces crises terribles qui font crouler les fortunes les plus solides. Mais, dans ces douloureuses conjonctures, De Pouhon eut du moins la satisfaction de trouver un appui parmi ses créanciers mêmes. Ils eurent une telle confiance dans sa loyauté que, moyennant un payement partiel, ils n'hésitèrent pas à le libérer de la totalité de ses dettes. Mais De Pouhon avait la ferme volonté de s'acquitter entièrement. Des offres brillantes lui furent faites pour entrer au service de l'Etat; il aurait pu, s'il l'avait voulu, devenir le chef de l'administration du commerce et de l'industrie: il refusa cette haute position, et, fixé à Bruxelles, chaleureusement appuyé par ceux qui l'avaient connu en des temps meilleurs, il rentra résolument dans le monde des affaires et travailla sans relâche jusqu'au jour où il eut remboursé, non seulement l'intégralité de ses dettes, mais encore les intérêts jusqu'au dernier centime. Cette action lui paraissait toute naturelle, bien que rien ne l'obligeât légalement à aller au delà du compromis que ses créanciers avaient accepté après la catastrophe.
De 1830 à 1832, De Pouhon fit plusieurs voyages à Paris, où il fut mis en rapport avec les chefs les plus marquants de l'école de Saint-Simon. Si l'on trouve dans les écrits de De Pouhon, même dans ceux qui peuvent sembler les plus arides, une philosophie toujours inspirée par de nobles sentiments, on y chercherait en vain cependant des réminiscences de l'école saint-simonienne.
Vers la même époque De Pouhon se rendit aussi en Espagne, où il entra en relation avec M. de Toreno, alors ministre des finances, et avec d'autres personnages influents.
Ce fut à Paris que M. De Pouhon écrivit sa première brochure : La Belgique en septembre 1831, coup d'œil sur son avenir politique et commercial. Ce qui frappe tout d'abord dans cet écrit, c'est cette rare indépendance de caractère qui fut toujours une des qualités dominantes de l'auteur.
« J'ai porté, disait-il, mes idées sur des intérêts qui ne sont pas seulement des intérêts de l'instant, je les présente, en regrettant de n'avoir pu les développer avec talent, mais avec la confiance que donne la bonne intention.-Le lecteur reconnaîtra sans doute que le désir du bien public a seul guidé ma plume, car je ne vois pas quelle opinion, quel parti, ni quel pouvoir pourrait avoir à se louer de ma brochure... »
Tout en se rangeant parmi les patriotes, l'auteur ne dissimulait pas qu'il avait vu avec regret la destruction de la meilleure œuvre du congrès de Vienne, qu'il avait assisté avec un serrement de cœur à la séparation du nord et du midi des Pays-Bas. « J'avouerai, déclarait-il, que, malgré tout le patriotisme dont je me sens animé, j'ai considéré l'indépendance de la Belgique, acquise au prix de la séparation, comme un grand malheur. » Ce qui le rassurait, ce qui lui faisait du moins envisager l'avenir avec une moindre crainte, c'était le caractère du prince auquel le Congrès national venait de confier les destinées de la Belgique. « Léopold, disait-il, a déjà mérité l'affection publique... et il voudra réaliser les espérances que les qualités de son cœur et de son esprit ont fait concevoir à la nation... »
Si De Pouhon espérait beaucoup de la haute et prévoyante intelligence du premier Roi des Belges, il avait une confiance moins absolue dans la Constitution votée par le Congrès. Cette œuvre, qui a procuré à la Belgique quarante années d'une prospérité civile sans exemple, il la jugeait alors téméraire et dangereuse.
« Ayant, disait-il, passé ma vie dans l'industrie commerciale, j'ai été à même d'observer l'influence qu'exercent les institutions d'un pays sur ses intérêts matériels, leur connexion naturelle, et l'utilité de rendre leurs rapports plus intimes. Où les institutions ne sont pas solidement établies, il n'y a point de stabilité, point de sécurité dans l'avenir..... Le peuple demandait beaucoup de liberté, on lui en donna à foison, sans trop s'inquiéter si ces libertés étaient compatibles avec l'ordre social... »
Ne soyons pas trop sévères pour cette appréciation; mais reportons-nous à l'époque où la lutte entre les idées de 1815 et celles de 1830 était dans toute sa violence. Par son éducation, par la direction de son esprit, par sa profession même, De Pouhon penchait pour les institutions du royaume des Pays-Bas; il redoutait pour les intérêts matériels, dont il se constituait le défenseur, la perturbation que produirait, selon lui, un excès de liberté.
Au surplus, ceux-là même qui n'approuveraient pas toutes les idées émises dans cette brochure ne pourront suspecter la parfaite sincérité de l'auteur. « Je prie, disait-il, le lecteur de croire que cet écrit n'est pas un acte de prétention, mais l'action d'un bon citoyen qui cherche de bonne foi le vrai et l'utile. » Il faut signaler particulièrement les sages conseils par lesquels l'auteur s'efforçait de hâter la renaissance du commerce et de l'industrie. Relever le pays au milieu de la crise qu'il traversait encore: telle était la principale préoccupation du publiciste national. Il posait en des termes nets et simples le problème qui a été si heureusement résolu depuis : « Que faudra-t-il à la Belgique, dans son organisation actuelle, pour prospérer après la crise européenne qui l'afflige particulièrement ? Le plus grand développement possible de sa richesse territoriale, le perfectionnement de ses industries, des débouchés pour leurs produits, et le commerce intermédiaire. Ces résultats seront l'œuvre du temps et des efforts de tous... »
Voyant la Belgique indépendante lutter heureusement contre les plus redoutables écueils, De Pouhon abandonna ses préférences orangistes pour se rattacher au nouvel ordre des choses. En 1832, il publia une profession de foi très digne d'attention : « J'ai appelé la restauration de tous mes vœux tant qu'il y a eu moyen de la négocier, d'y parvenir avec des conditions acceptables, quand la Belgique était menacée de l'anarchie, avant que l'exclusion [de la maison d’Orange-Nassau] n'eût envenimé les ressentiments, et que de grands sacrifices n'eussent été faits de part et d'autre, enfin avant la consolidation de la monarchie belge sous le roi Léopold. Aujourd'hui, tout est changé. Des faits irrévocables sont accomplis. Le passé n'est plus à notre disposition, et, en hommes sages et résignés, occupons-nous de l'avenir. »
De Pouhon, d'abord si pessimiste, avait donc maintenant une foi entière dans la vitalité du nouveau royaume. Il prédisait la réconciliation du Nord et du Midi et entrevoyait un rapprochement plus fécond que l'union détruite en 1830.
« La création du royaume de Belgique aura utilement servi la politique générale et contribué à la paix du monde. Mais ce grand résultat est soumis à une inexorable condition : c'est que la Belgique trouve dans son indépendance tous les éléments de la vie commerciale et manufacturière; c'est à ce prix seul que cet Etat pourra s'affermir, que sa tranquillité intérieure se fondera sur la fusion des partis et que tous les ferments révolutionnaires, qu'il est dans l'intérêt des souverains d'apaiser, disparaîtront successivement dans le sentiment commun de prospérité. - Alors, les deux peuples retrouveront dans l'instinct commercial et dans une communauté d'intérêts des motifs de rapprochement, qui leur ouvriront des voies fécondes de profits et d'avantages. Ils oublieront bientôt leurs premiers liens politiques et leurs querelles, car l'intérêt est le plus puissant véhicule de la réconciliation et de l'union des peuples. »
Ces pages caractéristiques sont détachées d'une brochure publiée à Anvers, en 1832, sous le titre de : La navigation de l'Escaut dans ses rapports avec les intérêts commerciaux de l'Europe. De Pouhon s'était proposé dans cet écrit de démontrer que l'intérêt qui se rattachait à la question de l'Escaut n'était pas renfermé dans les limites de la Belgique et de la Hollande, mais qu'il s'étendait à tous les peuples commerçants ; que l'Escaut, longtemps asservi, était rentré dans le domaine universel autant par la force qui avait détruit à la fin du XVIIème siècle l'œuvre de la violence que par les progrès de la raison publique.
Pour secouer la torpeur de cette classe qui, par égoïsme, reste trop souvent indifférente à tous les progrès, De Pouhon faisait une assez fine peinture de l'ancien régime. Aux admirateurs du temps passé il disait ce qui suit :
« On raconte que des personnes qui, par état, restent étrangères aux progrès et aux intérêts de la société, rappellent avec complaisance le temps où la Belgique coulait une heureuse existence, quoique privée de la navigation de l'Escaut. La charité me défend de souhaiter à ces personnes les privations qu'elles éprouveraient si elles étaient réduites au genre de vie qu'on menait sous le règne de Marie-Thérèse, car elles aussi, quoique peu soucieuses sur les moyens de les satisfaire, ne sont pas restées en arrière des nouveaux besoins et des jouissances actuelles... »
De Pouhon prit une part considérable à l'établissement des chemins de fer en Belgique. En mars 1832, M. de Theux, alors ministre de l'intérieur, avait soumis au Roi le plan d'un chemin de fer allant d'Anvers à Visé, par Lierre, Diest et Tongres. Quelques mois après (janvier 1833), De Pouhon publia une brochure qui exerça une puissante influence sur l'opinion publique encore indécise. Cet écrit avait pour titre: De l'état du commerce de la Belgique et de la route en fer d'Anvers à la Prusse.
« Je considère l'établissement d'une route en fer d'Anvers à la Prusse, disait le judicieux publiciste, comme une condition d'existence du commerce en Belgique ; depuis un an et demi j'ai cherché, par différents moyens, d'en faire comprendre l'urgence ; ma faible voix devait se perdre dans le tumulte des sentiments politiques ; peut-être sera-t-elle écoutée, à présent que les esprits se reportent vers les questions d'intérêts matériels. »
Il examinait ensuite « l'utilité et l'urgence » de la route en fer et démontrait qu'il ne s'agissait de rien moins que d'une découverte appelée à opérer une révolution dans le commerce intérieur de l'Europe et à exercer la plus grande influence sur la civilisation et la politique. Il se déclarait partisan de l'intervention de l'Etat et exprimait l'opinion qu'il serait dangereux d'abandonner à l'intérêt privé une entreprise dont dépendait, à certains égards, la prospérité du pays. « De trop grands intérêts, disait-il, se rattachent à cet établissement politique et commercial pour qu'on puisse les abandonner aux exigences et aux calculs étroits de l'intérêt privé. »
De Pouhon donna en quelque sorte une consécration officielle à ses idées dans le Rapport de la commission supérieure d'industrie et de commerce sur l'utilité et l'urgence d'un chemin de fer d'Anvers à la Prusse (8 mars 1833). Il fut, en effet, le rédacteur de ce remarquable document.
Le 19 juin 1833, M. Rogier déposait un nouveau projet de loi, ayant pour but la création d'un chemin de fer partant d'Anvers et se dirigeant vers Verviers par Malines, Louvain, Tirlemont et Liége, avec deux embranchements, l'un de Malines à Bruxelles, l'autre de Malines à Ostende. De Pouhon resta sur la brèche pour soutenir l'homme d'Etat qui luttait avec une rare énergie contre une puissante opposition. Dans des Considérations sur le projet de loi relatif aux chemins de fer (juillet 1833), De Pouhon signala les immenses avantages que l'adoption de la loi procurerait à la Belgique indépendante.
« Je suis persuadé, disait-il, qu'une bonne direction imprimée aux ressources du pays compenserait les pertes qu'il a essuyées sous le rapport des intérêts matériels ; les chemins de fer y contribueront puissamment. Cette entreprise ne sera pas seulement productive pour nos industries, elle touche encore à notre organisation politique.
« En se prêtant admirablement à l'état de défense du pays, à découvert presque partout, elle permettra le transport rapide des troupes et munitions sur les points où l'ennemi se porterait inopinément en plus grandes forces.
« C'est encore un gage de réconciliation que peut offrir l'ordre de choses sorti de la révolution à une classe de citoyens qui ne demande, pour s'en rapprocher, qu'un témoignage de sympathie des pouvoirs de l'Etat pour les intérêts matériels du pays.
« De cette manière, notre indépendance se fortifiera à l'intérieur : par la fusion de toutes les opinions ; à l'extérieur: en cimentant les liens d'affaires qui existent déjà et en en créant de nouveaux. Voilà de nos jours les meilleures alliances : celles qui se contractent de peuple à peuple par des intérêts mutuels de commerce. En un mot, par l'exécution des chemins de fer, nous incrusterons notre nationalité dans le sol. »
L'éloquent publiciste prédisait aussi que l'établissement du chemin de fer ramènerait à la Belgique émancipée les sympathies de l'Allemagne. « Le chemin de fer d'Anvers et d'Ostende à la Prusse sera, disait-il, notre diplomate le plus persuasif ; il parlera aux intérêts matériels vers lesquels l'Allemagne montre une tendance si prononcée. »
A la Chambre des Représentants le projet de loi que M. Rogier avait contresigné fut adopté par cinquante-six voix contre vingt-huit et une abstention. Il établissait en principe la construction et l'exploitation du chemin de fer aux frais de l’Etat : les dépenses devaient être couvertes au moyen d'un emprunt. Dans un troisième écrit intitulé : Du mode d'exécution du système des chemins de fer en Belgique, M. de Pouhon admettait l'exploitation par l'Etat, mais il s'élevait contre l'emprunt à contracter et cherchait un moyen transactionnel. Il voulait coordonner deux intérêts qu'il déclarait inséparables: la question des chemins de fer et celle du crédit public qui s'y rattachait étroitement.
Ce serait montrer de l'ingratitude envers la mémoire d'un homme qui avait consacré sa vie au développement de la prospérité de la Belgique, ce serait professer l'oubli des services rendus que de ne point insister sur la part considérable qui revient à De Pouhon dans l'établissement des chemins de fer belges. Après avoir lu le premier écrit du publiciste national, le roi Léopold Ier l'avait engagé de la manière la plus pressante à poursuivre des travaux dont le pays recueillait les fruits.
On lira avec intérêt la lettre suivante :
« 23 mars.
« Le Roi m'a chargé de vous remercier très spécialement pour la brochure que vous lui avez adressée en dernier lieu et qui est intitulée : De l'état du commerce en Belgique et de la route en fer d'Anvers à la Prusse. Les questions que vous avez examinées dans cette publication sont d'une importance extrême pour la Belgique et d'un intérêt actuel : l'habitude que vous avez de réfléchir sur ces matières et la sagacité de vues que vous y portez donnent à vos travaux un prix et une autorité que le Roi est le premier à reconnaître. Je puis vous informer que votre brochure a été pour Sa Majesté l'objet d'une lecture très attentive, et j'ai reçu l'ordre de vous témoigner toute la satisfaction que cette lecture lui avait fait éprouver. Vous ferez une chose qui lui sera infiniment agréable en continuant à vous occuper de ces sortes de matières, en même temps que vous rendez
un éminent service à nos concitoyens.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
« Jules Van Praet. »
Une autre question, vitale pour une partie de la Belgique, avait également attiré l'attention de De Pouhon. Il s'agissait de l'industrie linière qui avait acquis, dans notre pays, une importance de premier ordre. Plus de cinq cent mille individus en vivaient dans les deux Flandres, les uns employés à la culture du lin, les autres occupés du sérançage, du teillage, des diverses préparations du fil, de la vente des toiles, etc. Dès 1833, De Pouhon avait prévu le dépérissement prochain de cette importante industrie, qui restait stationnaire au lieu de s'associer au progrès général ; il s'était efforcé de conjurer la crise, qui devait avoir pour résultat immanquable d'introduire dans les Flandres la plaie du paupérisme [note de bas de page : Cette crise fut due aussi à d'autres causes. Ainsi, on a fait remarquer que de 1830 jusqu'en 1840, les marchés étrangers furent fermés aux toiles flamandes, et que nos voisins ne se souciaient pas d'aider au développement d'une industrie qui, depuis Liévin-Bauwens, les menaçait d'une rude concurrence. Fin de la note.] Il prit l'initiative et se chargea des dépenses d'une enquête faite dans les lieux de production des lins et de la préparation des toiles. Les résultats de cette enquête furent ensuite coordonnés dans un Rapport de la commission supérieure d'industrie et de commerce sur l'exportation des lins et la fabrication des toiles (novembre 1833). De Pouhon, rédacteur de ce document, voulait lui donner plus d'autorité en le faisant émaner de la commission supérieure d'industrie. Il en prit d'ailleurs la responsabilité dans sa Réponse aих observations de la chambre de commerce de Courtrai sur le rapport de la commission supérieure d'industrie et de commerce relatif à la question des lins (février 1834).
En 1835, De Pouhon fut nommé agent de change à Bruxelles. Il se concilia immédiatement la confiance générale et vit rapidement s'accroître l'importance de la charge dont il était pourvu. Cette confiance qu'il inspirait, il la devait non seulement à une haute probité, mais aussi à l'autorité que lui donnaient ses connaissances spéciales et ses importants travaux sur les questions économiques et financières. On peut dire que De Pouhon fut un des créateurs du crédit public en Belgique, en ce sens que l'un des premiers, peut-être même le premier, il chercha à le fonder sur des bases rationnelles. Dès 1838, il suggérait l'idée, il prouvait la nécessité de la création d'une Banque nationale.
Jusqu'en 1835, la Belgique n'avait possédé qu'une seule institution financière d'une sérieuse importance: c'était la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale. Fondée en 1822, sous les auspices du roi Guillaume Ier, qui en était le principal actionnaire, elle remplissait les fonctions de caissier de l'Etat et exerçait un véritable monopole.
Les patriotes, qui se méfiaient d'une société dont les trois quarts des actions appartenaient au roi des Pays-Bas, voulurent lui opposer un contre-poids. La Banque de Belgique fut créée en 1835, et s'efforça de lutter contre la Société Générale. La concurrence ardente qui s'établit entre les deux associations rivales donna, on ne peut le contester, un puissant essor au travail national, mais favorisa aussi l'audace des spéculateurs. Qu'une crise politique survînt, et on pouvait la craindre aussi longtemps qu'un arrangement définitif n'aurait pas été conclu entre la Hollande et la Belgique, une catastrophe financière était presque inévitable. [note de bas de page : La Banque de Belgique qui, selon un annaliste contemporain, avait eu le tort d'immobiliser une grande partie de son capital, fut la première victime de la crise politique de 1838. Le 18 décembre, elle fut forcée de suspendre ses payements.]
C'est ce qu'avait compris De Pouhon, et c'est pourquoi il voulait placer en quelque sorte au-dessus des deux sociétés rivales une institution financière qui, en toute hypothèse, eût été une sauvegarde pour le crédit national. Il a nettement indiqué le mobile qui le faisait agir et la position qu'il entendait conserver, il n'a rien dissimulé dans un remarquable écrit, publié en juin 1840 (Considérations sur l'emprunt belge à émettre). Là, il se peint tout entier; laissons-le parler :
« Lorsqu'un particulier s'occupe d'une question d'intérêt général, le premier doute qu'il provoque, c'est celui de ses intentions. L'amour du bien public n'est pas le mobile que l'on est disposé à lui supposer d'abord, et pour peu qu'il ait le malheur de blesser quelques intérêts ou quelque amour-propre, on ne manque pas de lui attribuer des motifs d'intérêt privé ou des sentiments peu honorables.
« A ceux qui chercheraient à pénétrer mes intérêts dans la question de l'emprunt que le Gouvernement veut émettre, je dirai d'abord :
« Je suis agent de change et toute mon ambition est de rester agent de change.
« Je dois désirer de conserver mes clients et je m'en aliénerai quelques-uns sans les remplacer par de nouveaux. - Un capitaliste retire ses affaires à un agent qui a heurté ses intérêts ; il ne les donne pas à celui qui a rencontré ses sympathies, surtout quand celui-là ne les sollicite pas, ce qui ne m'est jamais arrivé.
« L'administration du Trésor public me confie parfois des affaires ; ma brochure ne peut que compromettre cet avantage. - Je n'ai pas demandé au gouvernement s'il serait ou non contrarié par la publication de mes idées sur l'emprunt et sur les questions qui s'y rattachent. Assez probablement m'aurait-il exprimé son déplaisir si j'avais pris cette précaution. - II est toujours dangereux de s'attaquer à des intérêts puissants, ils pourraient ne pas dédaigner de réclamer mon remplacement à l'administration du Trésor, et si on échouait auprès du ministre actuel, peut-être réussirait-on sous un successeur plus docile.
« En ma qualité d'agent de change, j'aurais intérêt à ce que le gouvernement émît son emprunt à 3 p. c., parce qu'il se traite dix fois plus d'affaires sur un fonds de spéculation que sur un fonds de placement. - Je conseille un fonds de placement.
« Comme agent du Trésor, je devrais désirer l'émission d'un fonds rachetable, puisque les rachats se feront désormais par les soins du gouvernement. - Je m'efforce à faire prévaloir un effet remboursable au pair par voie de tirages semestriels.
« On a cherché à insinuer, dans le temps, que si j'étais hostile à la Société Générale, c'est parce que je faisais les affaires de la Banque de Belgique. - Je ne pouvais être l'ami de l'un de ces établissements sans être l'ennemi de l'autre.
« Je dirai que je n'ai jamais été l'agent de la Banque de Belgique avant sa suspension; j'ignore si elle a maintenant un agent de change particulier, j'en doute.
« On s'est trompé, ou on a voulu tromper sur les motifs de mes manifestations à l'égard des deux établissements financiers. En condamnant les prétentions envahissantes de la Société Générale, je n'ai jamais cessé de blâmer et de déplorer tout aussi ouvertement la direction étourdie imprimée à la Banque de Belgique.
« C'est ce qui me porta, en mai 1838, à essayer de démontrer la nécessité de la création d'une Banque Nationale. - Dans une note que je remis à ce sujet, je signalai les dangers et les embarras que la marche de la Société Générale préparait au gouvernement; j'émis l'opinion que la Banque de Belgique ne résisterait pas au premier choc d'une crise politique ou financière. Ma note doit exister encore et elle prouve que les idées que j'émets sur la Société Générale ne proviennent pas d'intérêts nés d'hier.
« Qu'on veuille bien le croire, si j'ai un intérêt personnel dans la question que je traite, il me commanderait de m'abstenir. Ce n'est pas non plus de gaieté de cœur que je me livre à des discussions quelque peu acrimonieuses, elles ne sont pas dans mes goûts.
- Si je surmonte la répugnance que j'éprouve à éveiller l'attention publique par cet opuscule, c'est que je sens la nécessité de contredire des données inexactes qui ont d'autant plus de retentissement qu'elles émanent de haut.... »
A la demande du gouvernement belge, De Pouhon s'était mêlé aux importantes négociations qui signalèrent l'époque si agitée de 1838-1839: il avait rempli une mission financière à Londres. Mais jamais cet homme, à la fois bon et ferme, n'aliéna en rien son indépendance. Il continua de défendre ses propres convictions, quel que fût le parti qui occupait le pouvoir. En février 1844, il publia la brochure intitulée: Du crédit public en Belgique ; en décembre 1847, il mit au jour: De l'état du crédit et de l'organisation financière en Belgique. Courageux, sensé, clairvoyant, De Pouhon rendit à la Belgique un incontestable service en lui indiquant et en faisant triompher les vrais éléments de sa constitution économique et financière.
Un jour il trouva la récompense de ses labeurs patriotiques. En juin 1848, il fut spontanément porté à la Chambre des représentants par les électeurs de Bruxelles et par ceux de Verviers. A Bruxelles, il avait obtenu 5542 suffrages sur 5868 votants. Il opta pour l'arrondissement de Verviers. Tel il s'était montré comme publiciste, tel il se signala comme membre du parlement belge. Ce n'était pas un homme de parti, quoique, à vrai dire, il appartînt au libéralisme modéré ; il suivait plutôt sa propre impulsion et maintenait inébranlablement ses opinions toujours consciencieusement mûries. Bien qu'il ne fût pas orateur, on remarquait dans ses discours la netteté des vues et ce sens pratique que donne une longue expérience des affaires.
Cependant De Pouhon n'était point fait pour les ardentes luttes de la tribune parlementaire; il était avant tout homme de cabinet. A l'expiration de son mandat, il en refusa le renouvellement qui lui était offert à la fois et par le parti libéral et par le parti catholique de Verviers. Dans une lettre, qui était en même temps une profession de foi et une explication de sa conduite parlementaire, il s'adressait en ces termes aux électeurs de l'arrondissement (22 mai 1852) :
« Je ne viens pas solliciter vos suffrages. Mais quand expire le mandat que vous m'avez confié, j'éprouve le besoin de vous faire connaître, à tous, ce qui s'oppose à son renouvellement.
« Permettez-moi d'abord de vous rappeler une circonstance qui remonte à l'origine de mon mandat.
« En juin 1848, je fus comblé d'une double élection. Dans la capitale, sur 5,868 votants, 5,542 me donnèrent leurs suffrages. La majorité d'entre vous me fut également favorable. Je n'avais pas brigué cet honneur. Je résistais à la candidature à Bruxelles, quand un appel qui fut fait de Verviers à mes sentiments pour mon pays natal vint me déterminer à accepter dans les deux collèges électoraux.
« Après l'élection, plusieurs d'entre vous, messieurs, me persuadèrent que je rendrais un service à l'arrondissement de Verviers en optant pour son mandat. Je n'hésitai pas.
« J'ai l'honneur de vous faire remarquer que j'arrivai à la Chambre complétement libre de tout engagement de parti. Ainsi, de quelque point de vue que l'on envisage ma conduite parlementaire et ma conduite actuelle, on n'est pas autorisé à me reprocher une infidélité à une opinion, à un principe quelconque.
« Ai-je répondu à l'attente que vous aviez pu concevoir des services que je serais à même de rendre dans la représentation nationale? - Je n'ai pas trop de présomption sous ce rapport. Aussi, si je résistai, il y a quatre ans, aux candidatures qui m'étaient offertes, c'est parce que j'étais pénétré de l'insuffisance de mes moyens pour exercer une influence salutaire dans une assemblée délibérante. Il faut, pour cela, le don d'une parole facile et la confiance que donnent de grands talents ou la présomption. Il faut aussi du savoir-faire en dehors de la tribune. Je n'avais à offrir que de la droiture, du bon sens et l'habitude acquise dans une longue carrière commerciale de me rendre compte des conséquences probables d'un fait quelconque. J'attache peut-être trop de valeur à ces qualités, mais je vous avoue que je me contenterais bien d'un gouvernement et d'un parlement où elles prévaudraient.
« Si vous vouliez vous fixer sur l'ordre de mes idées, vous pourriez lire dans les Annales parlementaires les discours que j'ai prononcés à la Chambre. Je n'aurais rien à y changer, si ce n'est un seul mot que, par distraction, j'ai employé pour un autre.
« Je viens au fait de mon initiative, qui devait empêcher des électeurs très bienveillants pour moi de m'admettre comme candidat pour les prochaines élections.
« Quelques membres de l'Association libérale, pour lesquels je professe la plus haute considération, vinrent, pendant que la Chambre était encore réunie, me demander si j'accepterais le renouvellement de mon mandat. Je fis une réponse affirmative, mais j'ajoutai que la loyauté m'obligeait de les avertir que je me croyais en désaccord avec eux et avec l'opinion libérale de Verviers sur un point essentiel. La dernière élection pour le Sénat dénotait que le corps électoral voulait le maintien du ministère actuel. Je leur déclarai que si la question de cabinet était posée à la Chambre, avant la fin de la session, je voterais contre le ministère. Je fis comprendre à ces honorables électeurs qu'il n'y avait dans mon appréciation du cabinet rien de personnel contre aucun de ses membres ; que je n'envisageais que les intérêts du pays devant lesquels les considérations personnelles doivent se taire.
« Je ne dissimulai pas que ma déclaration volontaire me paraissait devoir mettre obstacle à ma réélection, mais que je la leur faisais parce que je ne voudrais pas devoir un seul suffrage à une équivoque ou à un malentendu.
« La conséquence naturelle, la conséquence prévue de ma déclaration, semble déjà réalisée par la réprobation dont elle a été l'objet, d'après ce que j'apprends, chez un grand nombre d'électeurs. Je n'aurais pas voulu retirer mon dévouement au corps électoral, mais je n'ai pas de regret de me trouver dégagé.
« Je crois cependant que c'est un devoir pour moi de justifier la déclaration que j'ai faite à plusieurs d'entre vous, et de vous dire pourquoi je désire la retraite du ministère actuel. Je le puis sans attaquer, en aucune façon, le caractère personnel de ses membres. C'est sa politique que je combats. Il la poursuit avec la conviction que c'est celle qui peut produire le plus grand bien au pays ; son mobile est aussi honnête que le mien, je n'en doute pas. Il ne s'agit donc que d'une divergence d'opinion sur un but commun.
« Le ministère est atteint d'un péché originel, d'un péché capital. Il est gouvernement de parti. Il s'est proclamé tel, et il a fini par agir exclusivement dans ce sens.
« Un pareil gouvernement n'est pas longtemps possible en Belgique. Le sentiment de l'indépendance personnelle y est trop vivace, trop enraciné pour que, si l'on veut diviser les populations en deux camps ennemis, l'un consente à subir le joug de l'autre, et qu'il se résigne à n'avoir des prérogatives du citoyen que le partage du fardeau des impôts et de toutes les charges publiques.
« La base adoptée par le ministère actuel est la source de ses fautes et du mal qu'il a fait. C'est appuyé sur ce faux système qu'il a modifié, d'une manière déplorable, la situation morale et politique du pays.
« Le gouvernement de parti a pour conséquence inévitable de semer la division et l'irritation dans le pays. Sans doute il se croit dans la vérité, il veut la faire prévaloir. La résistance l'entraîne à l'intolérance, à l'absolutisme. N'ayant plus d'équilibre, il doit subir la domination des meneurs toujours exagérés du parti. Vainement voulût-il s'y soustraire, son seul point d'appui lui échapperait, et il cède où sa raison libre l'aurait retenu ; il cède toujours, car il ne s'appartient plus ; il devient de plus en plus exclusif. Il combat à outrance, afin de les rendre désormais impossibles, des adversaires qui ont servi le pays, comme lui le sert, avec intégrité et dévouement. Il persécute des hommes de son propre parti, par cela seul qu'il leur arrive d'être une fois en désaccord avec lui, même sur une question économique. Les amis modérés s'éloignent, il faut les remplacer. On a pour cela les faveurs, la collation des fonctions honorifiques et rétribuées. On fait appel aux passions du parti. On fait un pas de plus dans l'exagération des doctrines politiques, et l'on rencontre, en descendant, une nouvelle couche de partisans.
« Je vous laisse, messieurs les électeurs, le soin de poursuivre ces déductions et de juger jusqu'où peuvent aller les conséquences d'un gouvernement, même le plus loyal et le plus patriotique, quand il repose sur un faux principe. Vous apprécierez aussi dans quelle mesure le ministère actuel s'est placé et a placé le pays avec lui sur cette pente périlleuse.
« L'attitude prise par le ministère n'est pas seulement pleine de dangers, mais elle le met dans l'impuissance de faire le bien, que ses sentiments le porteraient à réaliser. Constamment préoccupé de la satisfaction des exigences de son parti, la plupart de ses conceptions, bornées dans ce cercle étroit, manquent du point de vue d'ensemble des intérêts du pays ; elles manquent de largeur. Je me plais à reconnaître toutefois, que, libre dans les attributions administratives de son département, M. le Ministre de l'Intérieur suit ses propres impulsions et s'occupe, avec une ardeur toute patriotique, de beaucoup de choses d'une utilité générale. Ses concours agricoles éclairent et moralisent les campagnes, ils y excitent une noble émulation, tandis que les luttes de parti que le gouvernement s'efforce d'y introduire les pervertissent.
« Sous la pression de parti, et par son langage plutôt que par ses actes, le ministère a soulevé l'antagonisme des classes et des conditions parmi les citoyens. Il s'est attaqué à des intérêts respectables; il a excité des animosités et des (manque les pages XXXIII à XL)
François De Pouhon est mort à Bruxelles le 2 juin 1872. Que sa vie si laborieuse et si pure serve d'exemple!
TH. JUSTE.