de Lantsheere Théophile, Charles, André catholique
né en 1833 à Asse décédé en 1918 à Bruxelles
Ministre (justice) entre 1871 et 1878 Représentant entre 1872 et 1900, élu par l'arrondissement de Dixmude(P. KAUCH, Théophile de Lantsheere, septième gouverneur de la Banque nationale de Belgique (1833-1918), Tiré à part d’un article paru dans la Revue du personnel de la Banque nationale de Belgique, février 1957)
(page 3) La conscience, le droit, la patrie et la maison
Arrivé à l'automne de sa vie, le gouverneur de Lantsheere écrivit un livre : Le Dossier d'un Brigand. « Ce brigand n'est autre que mon grand-père, - ainsi commença-t-il – Guillaume-Joseph de Lantsheere, homme pacifique s'il en fut et qui de sa vie ne mania une arme de guerre. Il n'en fut pas moins, sur l'ordre du général Coland, arraché de son lit, dans la nuit de Noël 1789, écroué la maison d'arrêt de Bruxelles, comme prévenu de brigandage, transféré à Paris et mis au secret dans la prison du Temple, puis, après six mois, rendu à sa famille à demi-ruinée. »
Les fenêtres de la maison où naquirent son grand-père et son père donnaient sur le cimetière étalé autour de l'église d'Opwijk. « Là reposent les générations qui se sont succédé depuis des siècles. Loin de s'effrayer de ce voisinage et en dépit de la science, la religieuse population d'Opwijk s'en réjouit. C'est un symbole de la communion des saints, l'église triomphante, ayant ses pieds l'église souffrante et autour d'elle l'église militante. C'est la pensée des ancêtres toujours présente et toujours vivante, imprégnant de son esprit les générations nouvelles et maintenant saines et fortes les mœurs et les traditions »
Ces quelques lignes font ressortir, à l'insu de leur auteur, les traits essentiels de son caractère. A une époque où la révolution industrielle et la révolution sociale qui en fut la conséquence atteignaient leur apogée, il resta attaché aux traditions familiales d'hommes bien portants de corps et d'âme, durs au travail, fidèles à leurs convictions, attachés à la famille comme l'endroit qui les vit naître, qui agissaient, souriaient et s'efforçaient d'être bons. Pour Théophile de Lantsheere, comme pour Shakespeare, l'homme n'est rien, ni son intelligence, ni sa raison divine, si elles moisissent en lui inactives.
Par certaines de qualités il ressemble aux meilleurs parmi ses prédécesseurs au conseil d'administration de la Banque Nationale : par sa droiture et son amour du travail à de Haussy, par son détachement des honneurs et sa simplicité à Pirson, par son intelligence et ses connaissances étendues à Pirmez, par sa force de caractère et son indépendance à Bischoffsheim. Il s'en distingue cependant parce qu'il avait toutes ces qualités à la fois, parce que, sans mépriser les biens de ce monde, il ne consacra jamais son temps à en acquérir pour le plaisir et parce qu'il parvint. dans sa simplicité, son austérité souriante, à faire une carrière très belle tout en rendant au pays des services appréciés même de ses adversaires, de ses « ennemis » politiques. Quand, à quarante ans, il devint ministre de la justice, G. Lebrocquy pouvait écrire sans être contredit ni par les libéraux ni par les catholiques : « Nul n'a jamais songé à donner à M. de Lantsheere la palme de l'éloquence, mais tous sont d'accord pour louer son caractère. Son (page 4) jugement, sa science, son coup d'œil sûr. son équité et son intégrité. Travailleur consciencieux, il étudie à fond toutes les questions. Arrivé au Parlement par son seul mérite et par l'estime qu'il a su inspirer à tous les partis, c'est sur les mêmes qualités qu'il prétend s'appuyer à l'avenir et poursuivre sa carrière. Voilà le caractère qu'on aime à rencontrer chez un ministre de la justice. C’est la loi, le droit, c'est l’équité, c’est la science qui doivent dominer ici. »
Au même moment l'Indiscret, journal libéral. écrivait : « Le nouveau ministre la justice est avocat encore et estimé au Palais. C'est un agréable causeur plutôt qu'un orateur fougueux. C'est un esprit sérieux et un travailleur. Il est connu par son mérite de jurisconsulte, son caractère modéré et ses vues humanitaires. Il est scrupuleux sur le chapitre de la probité. C'est un catholique de bonne foi. un honnête homme. »
Plus tard, Louis Bertrand, jamais tendre pour ceux de la droite. écrira, dans ses Souvenirs meneur socialiste : Il était très conservateur, mais en sa qualité de juriste. il avait grand respect du Droit. Il était un adversaire décidé du socialisme, mais il comprenait fort bien les droits du travail et les injustices et les abus dont les travailleurs étaient victimes. »
La lignée des Lantsheere
Cet homme, dont les mérites furent tels qu'Albert Ier l'anoblit « motu proprio » en 1913, après la Couronne eut respecté pendant plus de six ans ses objections à un tel honneur, appartenait à une lignée qui avait l'habitude du service public depuis des siècles. Parmi ses ancêtres et ses alliés figurent, dès le XVIème siècle, nombre de prêtres, d'avocats. de notaires ; mais avant la Révolution française peu d'entre eux virent leur renommée franchir les limites d'Opwiik, Asse et Termonde.
Un de ses grands oncles fut vicaire général de l'archevêché de Malines. Accablé de persécutions sous la Résolution, remis en liberté sous le Directoire, il se cacha à Malines puis dirigea l'archevêché sous un faux nom jusqu'au Concordat, après quoi il fut arrêté et passa treize ans en prison à Paris, Turin, Rimini, Rome, Lyon, Versailles et Tournai jusqu'à la chute de Napoléon. Une des raisons qui l'avaient exposé à ces tourments fut d'avoir caché dans une poutre les hosties vénérées à Sainte-Gudule sous le nom de Saint Sacrement du Miracle. Il refusa, en 1815. le siège archiépiscopal.
Le grand-père de Théophile de Lantsheere, le « brigand », greffier héréditaire d'Opwiik, greffier de Lebbeke er de la cour féodale de Termonde jusqu'à la Révolution, fut poursuivi comme agitateur et emprisonné à Paris pour avoir refusé de prêter le serment de fidélité la République et de haine à la Royauté. En 1811I il devint maire de sa commune ; sous le régime hollandais il fut nommé notaire, reprenant ainsi en quelque sorte ses anciennes [onctions. Parmi ses nombreux enfants, un seul quitta la commune ancestrale. le père du septième gouverneur de la Banque.
Joseph-Emmanuel de Lantsheere n'alla d'ailleurs pas bien loin : à Asse, où il pratiqua la médecine, épousa Carolina de Bolster, fille de l'ancien maïeur de l'endroit, et devint échevin. L’aîné de ses trois fils fut également médecin à Asse tandis que les deux autres s'installèrent dans la capitale.
Le frère « bruxellois » de Théophile, Gustave-Joseph, agent de change, remplit un rôle honorable dans la vie publique. Il devint conseiller provincial pour Asse en 1873, assuma les fonctions de consul général de Serbie et de la république de l'Equateur, fut camérier secret de cape et d'épée de S.S. le Pape et représentant du prince de Monaco à l'avènement de Pie IX.
Mais c'est Théophile de Lantsheere qui fut le fleuron de la lignée. Aux qualités héritées d'une race fortement attachée au sol natal, à la famille, aux croyances traditionnelles, il joignit en effet une exceptionnelle ouverture d'esprit aux idées de progrès pourvu qu'elles lui parussent justes. D'une justice qui n'était pas celle parti ni d'un groupe, mais d'un homme rompu au droit, à la jurisprudence et qu'aucune idée partisane, aucune idée doctrinale ne pouvaient influencer, d'un homme au courage inflexible et tranquille, jamais dupe des formules sonores mais désireux de marcher sur des chemins fermes. Et sûr son fait pour l’avoir pesé et mûri en conscience au point qu'ayant occupé pendant dix ans, deux mois et seize jours le fauteuil présidentiel à la Chambre, il Ie quitta quand un certain nombre de députés de son parti s'abstinrent d’approuver le rappel à l'ordre justifié qu'il venait d'infliger à un de leurs collègues.
On ne s'imagine pas que, devenu vicomte, il (page 5) eût pu prendre une autre devise que celle-ci : « Recht is 's Lants Eere. »
Il fut un de ces êtres très rares dont l'idéal répond bien à celui que son fils Léon, professeur à l'Université de Louvain. exprimait ainsi à la suite de Montalembert : « Il faut aimer ses concitoyens. c'est-à-dire aimer son temps, être de son époque, accepter joyeusement ce qu'elle présente de noble et de bon, combattre courageusement ses vices et ses erreurs. Et pour l'aimer il faut la connaître, il faut l'étudier, il faut s’y mêler d'un cœur confiant, sans être aveuglé par les vains préjugés du passé, sans se laisser dominer par la crainte plus vaine encore de l’avenir. Qui veut agir sur ses contemporains ne doit point jouer le rôle d'émigré à l'intérieur, ni bouder les coins de I 'histoire. »
Théophile de Lantsheere, juriste et avocat de talent
Jeune. Théophile de Lantsheere. fut un enfant d'Asse dans le vrai sens du mot, aimé de tous pour sa franchise et son espièglerie, jouant dans les prairies, parcourant les terres et les bois entourant la commune, dénichant les oiseaux, mais revenant sans rechigner à ses études. Après avoir fait ses humanités au petit séminaire de Malines puis au des collège des jésuites à Alost, il conquit successivement, à l'Université de Louvain, dont il fut un très brillant élève, le doctorat en droit et le doctorat en sciences politiques et administratives.
Il s'inscrivit au tableau de l'ordre de la cour d'appel de Bruxelles en 1858. On l'y distingua rapidement pour la clarté de ses exposés. la netteté de sa pensée, la rectitude de son jugement et un sentiment profond de l'équité plutôt que son éloquence. Ses contemporains sont unanimes à dire que sa parole était un peu lourde, qu'il n'avait pas le verbe passionné, le trait emporté, mais qu'il discutait avec calme, droiture et loyauté.
Il était avant tout un juriste jamais satisfait de l'état de ses connaissances, reconnu pour le soin qu'il apportait à l'étude des questions de droit et à sa méthode d'argumentation. Il ne nous a pas été donné de lire de ses plaidoiries, mais ses très nombreux discours au parlement permettent aisément de se rendre compte de ses capacités de jurisconsulte. La sûreté de son interprétation, dans un milieu comprenant alors tant de bons juristes, ne fut pour ainsi dire jamais mise en échec.
C'est juste titre qu'on appelait « bénédictin du barreau » cet homme qui dit un jour à la Chambre : « La science du droit demeurera toujours une science très vaste. en dehors de la portée du plus grand nombre, et qui réclame l'existence entière de l’homme qui s’y voue. Et encore, alors même que l'on y consacre toute sa vie, n'est-ce qu'à quelques parties du droit que l'on peut s'attacher. »
Aussi ne tarda-t-il pas à se faire une clientèle de qualité ; il devint le conseil des familles de Ligne d’Arenberg et de beaucoup d'autres. Il gagna de gros procès,. entre autres, contre De Mot, celui du chanoine Bernard qui avait emporté la caisse du diocèse de Tournai et que M. Bourgeois avait ramené d'Amérique, procès retentissant, on s'en doute.
Au barreau les preuves de son esprit d'indépendance et de son souci d'équité le mirent en vedette. Ce grand croyant n'hésita pas à plaider pour des libéraux contre un journal catholique. Conscient de sa force et de sa valeur il n'acceptait d'ordres que de sa seule conscience, ce dont ont témoigné tous ceux qui (page 6) l'ont connu. Aussi. ses confrères, parmi lesquels il avait un très grand prestige, l'élevèrent-ils à la dignité de bâtonnier de l'ordre en 1887.
Il aimait le barreau, profondément. et ne le quitta qu'au moment où, chargé de travaux et de dignités, il put confier cabinet son fils aîné.
Du conseil provincial au portefeuille de la justice
Il était dans l'ordre des choses d'alors qu'il fût appelé à des fonctions politiques. En 1860,à 27 ans, il fut élu conseiller pour le canton d’Asse et assuma le rôle ingrat de chef de la drote, avançant avec une sûreté peu commune dans les sables mouvants de la politique. « Dès lors sa parole un peu pâteuse et lente, mais rehaussée d'ironie tranquille, esquissait la manière oratoire qu'il eût l’occasion de développer plus tard. » (Le Petit Bleu, 2 février 1895).
Il se fit distinguer par les grands du parti catholique. Malou, qui s'y connaissait en hommes, le choisit comme titulaire du portefeuille de la justice dans le « ministère de l’Immaculée Conception » qui succéda, le 8 décembre 1871, au cabinet d’Anethan, à qui le débat sur le scandale Langrand-Dumonceau avait été fatal. Il avait 37 ans, n'était pas parlementaire, mais s'affirma immédiatement supérieur, au cours des débats, à beaucoup de vieux routiers du Parlement.
Pendant les sept années de son ministère, il attacha son nom à de nombreuses et importantes lois. Il fit réviser le code de commerce, modifier la loi sur les protêts, inscrivit dans notre législation des dispositions protectrices en faveur des aliénés. Avant 1872, un Flamand pouvait être jugé ct condamné, en cour d’assises, sans avoir compris un traître mot aux débats: de Lantsheere, qui était bon Flamand, grand ami du lutteur infatigable que fut le poète Emmanuel Hiel, fit disparaître cette iniquité par la loi sur l'emploi des langues en matière répressive. (Note de bas de page : Emmanuel Hiel a consacré à l’ancètre « brigant » de Théophile de Lantsheere et dédié à ce dernier un long poème : Wilm de Lantsheere, taferelen uit den beloken tijd, 1789, Gand, 1895, 31 pages). Il codifia dispositions fort complexes du domicile de secours, fit voter la loi sur la détention préventive, sur les extraditions, sur les coopératives. sur le port d'armes, sur la division des chambres de la cour d'appel en sections le jugement des affaires électorales, sur la révision des de procédure civile et pénale et tant d'autres lois dont il fit la proposition.
Son esprit sa conscience droite firent merveille lors de nombreuses interpellations qui donnèrent lieu à de vifs débats. Citons celles qui furent amenées par les scandales dont la maison d'aliénés d’Evere avait été le théâtre ; par l'enterrement de Mgr Labis, évêque de Tournai, dans la crypte de la cathédrale de Notre-Dame ; par l’inhumation de Léopold Ier dans le caveau de Laeken ; par des extraditions et des expulsions ; par les abus des visites corporelles ; par la construction du Palais de Justice.
Toujours il fit montre d'une intégrité, d'une modération et d'une assurance remarquables ; les Annales parlementaires fourmillent de traits caractéristiques. Bara lui ayant dit qu’il lui en (page 7) avait coûté d'avoir assisté aux funérailles de Defacqz, de Lantsheere lui répondit : « Ce qu'il m'en a coûté c'est bien peu de chose : quelques injures dans quelques journaux. Il ne m'en a pas coûté davantage : d'aucun côté, de la part de personne, aucune observation ne m'a été faite à cet égard. Je ne reconnais d'ailleurs à personne le droit de me faire des observations au sujet d'un acte que je pose en acquit de ce que je regarde comme un devoir de convenance dans la position que j'occupe. » Le même Bara ayant lancé : « Le ministre de la justice jette le masque », celui-ci répondit : « Je n'ai jamais porté de masque : je n'ai jamais à aucune ni en aucune circonstance, dissimulé ni mes opinions ni mes convictions politiques ou religieuses... Si les juges sont d'avis que je n'ai fait qu'énoncer des hérésies juridiques, commettre des erreurs. des inexactitudes. torturer le sens des mots, tronquer des citations, toutes choses dont vos journaux m’accusent, eh mon Dieu ! les juges feront facile justice. » Jottrand l’ayant pris à partie, lors des véhémentes discussions relatives à la guerre scolaire, de Lantsheere lui répondit : « Je m'étais fait inscrire avant que l'honorable M. Jottrand eût pris la parole. Je ne me proposais en aucune manière et je ne me propose pas encore de lui répondre. Cependant je ne puis me dispenser de le remercier du grand intérêt qu'il veut bien me témoigner. Je lui promets d'être d'une placidité absolument inaltérable et, pour lui prouver ma reconnaissance, je me garderai de troubler la douce satisfaction que lui font éprouver les discours de M. le ministre de l'Intérieur. Je voudrais même pouvoir lui en donner une preuve plus efficace encore. Je regrette de n'avoir pas quelque influence sur les religieuses qui troublent le sommeil de mon honorable collègue : je les engagerais ne annoncer à son de cloche dès 4 1/2 heures du matin, qu'elles vont prier leur voisin, le franc-maçon.3
Devenu ministre de la justice, de Lantsheere quitta le conseil provincial où son frère, agent de change, fut élu en ses lieu et place. Il n’oublia pas autant ses devoirs vis-à-vis de sa ville natale et contribua fortement à relier Asse à Bruxelles par chemin de fer, ce qui permit à cette ville de sortir du marasme dans lequel l'avait plongée la construction de la ligne ferroviaire Gand-Bruxelles qui drainait le trafic vers Ternat.
Peu après être devenu garde des sceaux en 1872, l'arrondissement de Dixmude l'élut comme représentant à la Chambre. Il le resta jusqu'en 1900. rendant régulièrement dans son arrondissement dont il défendit les intérêts avec vigueur, admiré là-bas comme dans la capitale par souci d'impartialité et son bon sens lumineux qui rendaient ses votes « sensationnels » (Le Petit Messager de Bruxelles, 19 janvier 1902). Ce qui a perdu tout sens aujourd'hui, n’était pas trop à l’époque ; n'en prenons comme exemple que ceci : la Chambre fut sidérée quand cet « ami de César » parla contre I 'ajournement sans condition de l'annexion du Congo proposé par (page 8) le cabinet de Smet de Naeyer et souhaité par le Roi-Souverain qui n'aimait pas que cette annexion se fît de vivant; quand ce même « ami de César » se prononça contre la Donation royale ; quand il vota pour la formule de Nothomb accordant le suffrage aux citoyens âgés de vingt-cinq ans, à un moment où la plupart des hommes de son parti n'en voulaient pas entendre
Le « Nestor de la droite », président de la Chambre pendant dix ans
Le respect dont il était entouré et ses qualités jamais discutées le firent désigner comme vice- président de la Chambre le 23 juillet 1884 et comme président le 12 novembre suivant, lorsque le parti catholique revint au pouvoir. Certains se demandèrent pourquoi on ne lui avait pas rendu les sceaux à ce moment et l'attribuèrent au fait qu'il n'aurait été assez d'attaque pour se faire un « panache d’impopularité » à l’occasion de la guerre scolaire. Il est difficile de se rendre compte des raisons pour lesquelles de Lantsheere ne fit pas partie du gouvernement, mais qu'il redoutât l’impopularité paraît bien extraordinaire. Il avait été l'un de ceux qui avaient organisé le « comité de résistance » lors du dépôt de la loi sur l'instruction primaire, en 1879, comité qui se mit, selon A. Bellemans, « à la tête de ce superbe mouvement de protestation qui surgit bientôt contre la politique scolaire du gouvernement... Partout et pour ainsi dire à chaque pas le gouvernement rencontrait l'action de ce comité et le dépit qu’il en ressentait était tel qu'en plein Parlement le ministre de l'intérieur traitait ses membres de factieux. MM. Malou, Jacobs, Beernaert, Woeste, de Lantsheere.... des factieux i »
Tel il s'était montré ministre, tel il se montra pendant sa longue carrière de président de la Chambre, une haute et noble figure qui mérita le surnom pittoresque et significatif de « Nestor de la droite. » Il ne cessa d'appliquer les principes que le prince de Ligne, président libéral du Sénat. avait énoncés lors du dépôt de la loi susdite : « Les lois doivent être faites pour le bien et l’intérêt de tous. La sagesse des hommes d'Etat est de prévenir les inimitiés politiques. Les lois ne doivent pas être une satisfaction d'amour-propre. »
Au fauteuil présidentiel, de Lantsheere « semblait roulé en boule, indifférent à ce qui se passait dans l'hémicycle, distrait sinon même sommeillant. Indifférence apparente, distraction voulue, somnolence diplomatique. A trop guetter l'incident, on le provoque. Il l'avait compris. Parfois un sourire paternel, un léger coup de couteau à papier ou bien un beau coup de boutoir inattendu et d’autant plus sensible. » (Le Petit Bleu, 2 février 1895) Très jaloux d'ailleurs de son autorité, il apportait une certaine coquetterie à mettre la minorité à l'abri des coups de force auxquels les majorités se laissent entraîner si facilement Les Annales parlementaires font ressortir par de nombreux exemples comment il parvint ainsi à éviter plus d'un conflit.
Ce fut à la vérité un modèle de président. Nul mieux que lui s'entendait tourner délicatement l'allocution présidentielle qui marque l'ouverture de la session parlementaire, nul « n'enterrait » avec plus de » chic » ses collègues. L'oraison funèbre qu'il prononça, par exemple, à la gare du Luxembourg lors de l'arrivée à Bruxelles de la dépouille de maitre Bouvier, le légendaire député libéral de Virton, interrupteur impitoyable, frondeur aux poses homériques, est un petit chef-d’œuvre.
(page 9) Même les adversaires acharnés qu'étaient à l'époque les socialistes qui ne manquaient pas de l'attaquer à propos de ses « sinécures » lui rendirent hommage. Rappelons à cet égard ce qu'a écrit Louis Bertrand, sans craindre de tomber dans l'anecdote. car rien ne peut mieux caractériser de Lantsheere...
« La première fois que je montai au bureau de la Chambre où il siégeait comme président, de Landtsheere me dit :
« - M. Bertrand, vous avez, paraît-il, parlé de moi dans une de vos brochures électorales ?
« - En effet, M. le Président.
« - En avez-vous encore un exemplaire pour moi ?
« - Volontiers ! »
« Le lendemain, je lui remis la brochure où je rappelais les fromages financiers occupés par les anciens ministres cléricaux. De Lantsheere. lui, ancien ministre de la justice, était directeur à la Banque Nationale. Recevant l'opuscule, il me dit en riant : « Hommage. »
« C'est la formule que lit le secrétaire de la Chambre, citant les titres des livres et brochures adressés à la Chambre, à titre d'hommages.
« Quelques jours plus tard. je me trouvais à la salle de lecture où, avant chaque séance. le président venait parcourir les principaux journaux.
« Il avait en main Le Patriote, des frères Jourdain, et s'approchant de moi, il me dit de sa petite voix :
« - Bertrand, quand Le Patriote parle du Peuple, il appelle votre journal : La Populace. Voulez-vous qu'il cesse cette méchanceté de mauvais goût ? »
Je regardais le Président avec des yeux étonnés.
« Voici, reprit-il. Quand dans Le Peuple vous vous occuperez du Patriote, appelez-le : Le Jourdain transformé en égout collecteur, et vous verrez, il ne vous traitera plus de Populace ! »
« Sur ce, de Lantsheere, de son petit pas tranquille, se dirigea vers le bureau et ouvrit la séance.
« Je pris Le Patriote, remarquai une nouvelle attaque contre Le Peuple et en un article je lui répondis en disant : Le Patriote, autrement dit le Jourdain transformé en égout collecteur !
« Plusieurs jours de suite, je recommençai et comme le Président me l'avait prédit, la feuille aux frères Jourdain cessa d'appeler Le Peuple : La Populace.
« Quelques jours plus tard, nous rencontrant à la salle de lecture de la Chambre, de Lantsheere, en clignant de l'œil, met dit :
« - Eh bien ? cela a réussi ! Le Patriote ne parle plus de la Populace ! Je vous l'avais bien dit. »
C'est cependant à l'occasion d'un débat envenimé par les socialistes, que le Président démissionna, dans des circonstances qui méritent d'être relatées de par leur caractère exceptionnel et que La Belgique raconte comme suit :
« Au cours de la séance du 25 janvier 1895, M. Anseele, élu d'abord député de Liège au ballottage d'octobre 1894, avait mené une charge à fond contre les filateurs gantois, dont quelques-uns, à l'en croire, volaient leurs ouvriers, et, violent et perdant toute mesure, il s'était écrié : « Libéraux et catholiques, comtes du pape et francs-maçons sont pareillement exploiteurs ; ils sont bons époux, bons pères, commerçants honorables entre eux ; mais devant la classe ouvrière ils changent : ils n'ont pas (page 10) honte de voler 25 centimes à un malheureux tisserand. C'est que nous sommes la plèbe corvéable et taillable ; eux. c'est Cartouche et Cie !... » M. Lorand devait dire plus tard de M. Anseele qu'il était le « virtuose de l'insulte. »… Or. M. Eeman, représentant de Gand, interrompit M. Anseele par ces mots : « - Insanité ou mauvaise foi ! » M. de Lantsheere rappela M. Eeman à l'ordre. Ce dernier ayant demandé, comme il en avait le droit, que la Chambre fût consultée sur ce rappel à l'ordre, un grand nombre de catholiques, en ne se levant point, parurent désapprouver nettement le président qui, constatant qu'il n’avait plus l'appui de la majorité, descendit de son siège et prit place dans l'hémicycle. Tous les efforts des députés des divers partis pour faire revenir M. de Lantsheere sur sa décision furent inutiles. »
Dans les rangs de la droite sa retraite politique était dès lors prévue, prévue et peut-être désirée par plus d'un, comme il advient souvent aux hommes de mérite. Mais bien qu'il gardât l'amertume du lâchage qui l'avait déterminé à descendre du siège présidentiel,. il n'abandonna son mandat de député que plus tard.
Pendant les dernières années qu'il passa à la Chambre, il eut d'ailleurs le plaisir un peu amer de rappeler souvent celle-ci à ses devoirs, surtout quand les socialistes s'ingéniaient à scandaliser leurs adversaires par une attitude et un langage auxquels ceux-ci n'étaient pas habitués, méthode dans laquelle outre Anseele, Demblon, Furnémont, Defnet étaient passés maîtres.
Le député de Lantsheere quitte la Chambre
En 1899. Defnet, ancien sous-officier, ancien ouvrier typographe, adressa une injure gratuite à de Lantsheere, député et directeur la Banque Nationale. Les socialistes soulaient introduire dans la charte de l'institut d'émission l'incompatibilité entre les fonctions parlementaires et celles de directeur de cette institution. Reproduisons une partie du débat, qui rappelle par le ton l'époque du rexisme.
« M. de Lantsheere - …entre cet homme, votre candidat (son adversaire aux élections de Dixmude, qui venait d'être condamné pour attentat à la pudeur) et moi, qui ai l'honneur, le grand honneur, dirai-je, de faire partie de la direction de la Banque Nationale, le suffrage universel n'a pas hésité, condamnant ainsi à l'avance l’incompatibilité que, au profit de Dieu sait quels candidats, vous prétendez créer entre ces fonctions très honorables et le mandat de membre de la Chambre des représentants.
« M. Hubin. – Et, surtout, vous êtes très bien rémunéré !
« M. Walthéry. - L'assiette au beurre !
« M. de Lantsheere. - Cette fonction, vous la qualifiez de sinécure ; vous démontrez ainsi que vous ne savez pas en quoi elle consiste. Chaque matin. comme le plus humble travailleur, je me rends à ma besogne et n'est pas, je vous assure, à me croiser les bras que j'y passe mon temps.
« M. Hubin. - Vous avez tout de même le minimum de salaire !
« M. de Lantsheere. – Permettez-moi au moins de vous apprendre la vérité. Les émoluments s'élèvent, affirme M. Defnet, à 50.000 fr., ce chiffre est même stéréotypé dans l'esprit de M. Defnet. Il le jetait à la tête de mon collègue, M. le baron M. de Moreau, dans la lutte électorale.
« M. Furnémont. - Cela lui a réussi !
« M. de Lantsheere. – C’est fâcheux. car c'est une contre-vérité certaine. J'ai eu l'honneur de faire partie d'une autre corporation de travailleurs, honorables aussi, qui veulent bien conserver mon nom parmi les leurs; j'étais, comme l'honorable M. Furnémont, membre du barreau de Bruxelles. (Interruptions à gauche.)
« J'ai même eu l'insigne honneur d'en être le bâtonnier et je certifie que les honoraires que me procurait l'exercice de ma profession atteignaient une somme au moins double des émoluments du directeur la Banque Nationale. Je n'ai jamais entendu que, soit à moi, soit à un membre quelconque du barreau, on en ait fait un grief. (Interruptions à gauche. – Très bien ! très bien ! à droite.)
« Après cela. que vous me traitiez de voleur, de suppôt du capitalisme, que sais-je encore ? mon Dieu ! pour emprunter une forme de discours qu'affectionne l'honorable M, Anseele, je vous dirai que vous me faites songer à certaines gens, généralement internés dans des asiles spéciaux, qui s'imaginent qu'ils sont Dieu le Père, l'empereur de Chine ou le roi de Siam...
« M. Furnémont. - Un mamamouchi enfin.
« M. Defnet. - Vous êtes un mandarin !
« M. de Lantsheere. - … et qui l'affirment (page 11) avec la plus solennelle assurance. Vos affirmations valent autant et ne me préoccupent pas davantage. (Très bien ! très bien ! à droite.)
« J'abandonne donc ce point et je donne à la Chambre un mot d'explication au sujet de cette proposition de modification au règlement, que j'étais, semble-t-il, si bien fait pour signer. Je crois, en effet, avoir quelque droit de la signer parce que j'ai l'honneur d'être un ancien parlementaire, que j'ai eu l'honneur aussi, durant dix ans, d'être le président respecté même par vous...
« M. Walthéry. - A cette époque.
« M. de Lantsheere. - ... de cette assemblée et que j'ai su montrer dans l'accomplissement de ma mission de président que je savais faire respecter vos droits comme ceux de la majorité.
« M. Anseele. - C'est vrai !
« M. Brebez. - Aujourd'hui cela ne se fait plus !
« M. de Lantsheere. - Je n'ai pas changé et c'est précisément parce que j’ai la conscience...
« M. Hubin. - Votre conscience est dans le coffre-fort de la Banque Nationale. (Bruit.)
« M. de Lantsheere. - Vous me permettrez de ne pas vous prendre. Vous, pour juge de ma conscience. (Très bien ! très bien ! à droite. Interruptions à gauche.) Elle se juge elle-même et je n'ai pas honte de confesser hautement ce qu'elle m'inspire. (A droite : Très bien !)
« Or, ce qu'elle m'inspire, le voici : j'ai le respect - je vous l’ai dit - du régime parlementaire et je pense que quand nous avons été envoyés ici. nous l’avons été tous pour faire des lois utiles au pays. » (Annales parlementaires, Chambre, 30 juin 1899, pp. 1850-1951).
Après le renouvellement du privilège de la Banque Nationale, de Lantsheere abandonna la Chambre où son fils venait d'entrer comme député de Bruxelles, pour entrer au Sénat où le ton était plus calme. Il y fit d'aussi beau travail et d'aussi courageux mais renonça à son siège lorsqu'en 1905 il devint gouverneur de la Banque Nationale, fonctions qui, depuis 1900, excluaient tout mandat législatif. Il était alors comblé d'honneurs, parlementaire depuis trente-trois ans. ministre d'Etat depuis quatorze.
Théophile de Lantsheere à la Banque National
Il était entré la Banque Nationale en 1890. après le baron de Moreau d'Andoy., allié à la vieille noblesse wallonne et à la jeune aristocratie industrielle, comme lui parlementaire, et peu avant Victor Allard, de la maison Allard, qui avait fondé plusieurs maisons de banque à Bruxelles et à l'étranger. A eux trois ils constituaient le premier contingent de catholiques depuis la création de l'institut d'émission. Contrairement à ce qu'avait pensé Frère-Orban. ils firent ménage avec les libéraux. conduits comme ils l'étaient tous par des préoccupations communes et unis dans la défense des intérêts de l'institution qu'ils dirigeaient contre la volonté socialiste de nationaliser celle-ci. un des objectifs permanents du parti ouvrier.
Que la carrière des directeurs de la Banque n'était pas une sinécure, comme l’avait dit de Lantsheere à la Chambre en 1899, rien de plus certain, à une époque où ils s’occupaient de très près même des questions de détail relatives leurs et où l'institution (page 12) avait à prendre conscience du rôle nouveau que lui assignait l'évolution économique. Il n'y a cependant rien de très particulier à signaler à propos de l’activité du directeur de Lantsheere, sinon ses préoccupations en faveur du personnel comme en faveur de l'application des lois linguistiques et surtout le rôle important qu'il joua lors du renouvellement du privilège auquel il collabora très activement avec le gouverneur Van Hoegaerden. Il défendit victorieusement les thèses de la Banque auprès des ministres de Smet de Naeyer et Liébaert pendant près de deux ans. Mais il n'agit que dans les coulisses lors des débats parlementaires, s'abstenant de voter avec une délicatesse désarmante pour les socialistes au cours de discussions plus que houleuses, pendant lesquelles Demblon, qui ne parlait guère, mais se bornait à lancer des imprécations et à donner des leçons de boxe à ses collègues ou aux huissiers de la Chambre (Louis Bertrand, Souvenirs, p. 69) fit preuve à outrance de ses talents.
A ce moment, de Lantsheere était vice-gouverneur. Un journal de l’époque nous donne de lui un portrait pris sur le vif ; un tel portrait se rencontre assez rarement pour qu'on le reproduise :
« Vers neuf heures et demi du matin, on rencontre presque tous les jours dans les voies qui mènent de la rue du Trône à la place Sainte-Gudule un homme à la marche assurée et tranquille, à la moustache tombante, aux cheveux blancs ; un peu il est vêtu les juillet avec une correction méticuleuse ; n'étaient la franche limpidité du regard, l'ampleur du front, on le prendrait pour un commerçant aisé, mais sans préoccupations supérieures. Il s’en va vers la Banque Nationale. Dans ce bâtiment, devant lequel soupirent les pauvres hères, M. le vice-gouverneur donne l'exemple du travail et, à proximité de la fortune nationale est, en prenant son repas, un modèle de simplicité et de sobriété.
« La Banque, pour éviter à ses employés d'être exploités par les gargotiers du voisinage, a installé dans ses bâtiments une cuisine. Elle fournit à ses employés,. pour les prix modestes de 75 et 50 centimes, deux plats du jour abondants et sains.
« En compagnie du gouverneur et des directeurs. M. de Lantsheere prend un repas invariablement composé de plats du jour ; il arrose de faro, boisson nationale et saine s'il en fût…
« Son appétit est très modéré, chez lui il boit du vin de Bordeaux religieusement et abondamment baptisé.
« Après le déjeuner. M. de Lantsheere allume son premier cigare: il en fumera le soir deux autres ; total quotidien et bien régulier : trois.
« M. de Lantheere demeure à la Banque jusque trois ou quatre heures quand il n’y a pas de séance du Sénat. Les autres jours il se rend Palais de la Nation vers deux heures.
« Jadis. il voyageait avec ses enfants pendant les vacances. Il a visité l'Europe centrale,. la Suisse, le Tyrol, l'Italie, étudia particulièrement l' Allemagne.
« Depuis quelques années il passe invariablement son temps de repos à Chimay, dans la propriété de M. Vergote, son gendre, et se livre passionnément au pacifique plaisir de la pêche à la ligne. » (Le Petit Messager de Bruxelles, 19 janvier 1902.
Le vice-gouverneur donnait ainsi l'apparence d'un homme parfaitement heureux. Il était d'ailleurs comblé jusque dans ses enfants. Il avait deux fils qui avaient hérité d’une grande partie de ses vertus et de ses capacités. L'aîné, Léon, docteur en droit, docteur en philosophie, disciple parmi les tout premiers du cardinal Mercier, brillant professeur à l'université de Louvain, avait repris son cabinet d’avocat, était devenu conseiller provincial, député, et deviendra ministre de la justice, comme son père (de 1908 à 1911) ; le second. Auguste, licencié en (page 13) philosophie et lettres, en sciences politiques et sociales,. attaché de légation, bourgmestre de Meldert, entra dans la carrière financière et épousa une des filles du baron Beyens, gouverneur de la Société Générale. Une de ses filles épousa le notaire Vergote, neveu du gouverneur du Brabant ; l'autre entra en religion et fut chanoinesse de Latran au couvent des Dames anglaises de Bruges.
Théophile de Lantsheere, dont E. Moselle disait : « La voie droite et nul souci » ne dut connaître le malheur que quelques années plus tard.
Le gouverneur de Lantsheere
Il succéda au gouverneur Van Hoegaerden en 1905 et donna aussitôt sa démission de sénateur.
Le nouveau gouverneur se trouva immédiatement aux prises avec les multiples problèmes qui s'étaient posés à la Banque depuis le tournant du siècle, qui gagnèrent en acuité jusqu'au moment où éclata la guerre et nécessitèrent une révision fondamentale des principes sur lesquels reposait la politique traditionnelle de l'institut d'émission : progrès de la circulation scripturale et des modes de paiement sans numéraire, embarras de la circulation métallique, liquidation progressive de l'Union Latine, détérioration des changes, adaptation de la politique d'escompte, émission de petites coupures. Tant de questions nouvelles, apparemment du moins, furent évoquées à cette époque que le gouverneur fit appel à un jeune docteur en droit versé dans les matières économiques qui entra à la Banque en 1908 : M. Albert-Edouard Janssen, dont la longue et belle carrière est bien connue.
L'histoire de cette époque a été décrite par ailleurs (voir : P. KAUCH, La Banque nationale, chapitre VIII, pp. 226 et suivantes.) On y retrouve partout les traces fermes et nettes du gouverneur de Lantsheere. On y constate aussi sa sollicitude agissante envers le personnel. « Son cabinet lui était largement ouvert et les petits y étaient le mieux écouté » a dit de lui son successeur, L. Van der Rest.
L'invasion allemande accabla plus que d'autres le gouverneur qui avait foi dans la parole donnée et confiance dans les engagements internationaux plus que l'immense majorité des Belges. Elle ne le prenait toutefois pas au dépourvu, car étroitement en relations avec les milieux gouvernementaux et conseil de la Couronne - qui n'ignorait rien du danger - il avait veillé à prendre certaines précautions en prévision d'une guerre éventuelle, que le pays y fût impliqué ou non. Il avait cependant la conviction que, dans le premier cas, aucun gouvernement étranger ne se permettrait de saisir une part quelconque des actifs de l'institut d'émission. Mais dès que le Geheimrat von Lumm, qui avait été reçu à la Banque de la façon la plus amicale quelque temps avant la guerre, se présenta comme chef de la Bankabteilung, il déchanta.
Les Allemands désiraient avant tout mettre la main sur l'or et les avoirs en devises de la Banque Nationale. tout comme ce sera le cas en 1940. Il est inutile de rappeler ici les péripéties de cette chasse à l'or, aux devises, aux billets et aux clichés évacués, chasse au cours de laquelle l'occupant se heurta à la résistance inébranlable des dirigeants de la Banque et qui aboutit, le 22 décembre 1914, au retrait du privilège d'émission ainsi qu'à la révocation du gouverneur de Lantsheere et du commissaire du gouvernement Rombouts qui se trouvait à Londres depuis la chute d'Anvers et y resta.
C'est au cours de la réunion du comité de direction du lendemain que le vice-gouverneur Van der Rest rendit compte de cette révocation à ses collègues_ De Lantsheere l’ayant engagé à s'incliner comme il le fit lui-même, ils se rendirent immédiatement chez lui. Le bref entretien qui s'ensuivit fut le dernier que le gouverneur eut au sein d'un collège aux délibérations duquel il avait participé depuis vingt-cinq ans.
Dès lors il resta confiné dans son hôtel d'où il aidait ses anciens collaborateurs de ses conseils. L'occupant n'avait pas osé prendre d'autres sanctions contre un des rares ministres d'Etat restés au pays, égards qu'il n'aura pas le directeur Lepreux. interné au camp d’Holzminden en 1917 en guise de représailles. De Lantsheere ne cessa pas pour autant sa résistance à l'occupant ; comme ministre d'Etat il signa de nombreuses protestations avec le cardinal Mercier, le comte Woeste, De Volder et d'autres personnalités de premier plan.
Une de ses protestations exaspéra à tel point von Bissing qu'il fit répondre en ces termes à de Lantsheere, premier signataire :
« Je me permets de faire savoir ce qui suit à Votre Excellence :
« M. le gouverneur général n'est pas disposé à prendre en considération la requête du 18 octobre de cette année.
(page 14) « Il m'a chargé de la retourner aux signataires et de leur faire connaître ce qui suit :
« M. le gouverneur général refuse de prendre en considération pareille réclamation, aussi peu convenable par sa forme que par son contenu, émanant de personnes privées qui, vis-à-vis du gouvernement allemand, se désignent à tort comme les représentants légaux du peuple belge. M. le gouverneur général voit dans la pétition une simple manifestation politique dont les signataires doivent avoir connu de prime abord l’inutilité.
« Pour le surplus. M. le gouverneur général réserve de faire porter aux requérants la responsabilité personnelle de leur attitude. »
C'est dans cette lutte de tous les instants que se passèrent les dernières années du gouverneur Lantsheere. Les jours noirs étaient venus. Son aîné était mort en 1912 ; lui-même dont la santé été si robuste se sentait faiblir ; sa femme qui avait installé au foyer domestique les qualités d’ordre, de méthode, de probité que lui-même avait portées au dehors dépérissait.
Il ne vit pas la fin de la guerre. Il s'éteignit le 21 février 1918, quelques jours après et alla rejoindre son père, son frère et son fils au cimetière d'Asse. Les journaux, sous la férule allemande. n'en soufflèrent mot ou presque.