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Coomans Jean-Baptiste (1813-1896)

Portrait de Coomans Jean-Baptiste

Coomans Jean-Baptiste, Emile catholique

né en 1813 à Bruxelles décédé en 1896 à Schaaarbeek

Représentant entre 1848 et 1896, élu par l'arrondissement de Turnhout

Biographie

(Les Hommes du jour. périodique (n°25), Bruxelles, 1884)

(page 106) Si vous assistez parfois aux séances de la Chambre des représentants, vous avez dû remarquer un grand vieillard, maigre, à la mise un peu négligée, l'œil vif, la bouche narquoise, et siégeant au sommet de la droite : c'est M. Coomans.

Quand il parle, ses collègues lui prêtent une grande attention quoique son éloquence ne soit pas transcendante et malgré un léger bégaiement ; on aime à l'entendre, car ses discours sont toujours spiriituels et marqués au coin de la logique et de la franchise.

Ses interruptions sont célèbres et sont remplies d'esprit et de tact.

Il est très difficile à démonter ; il oppose aux attaques dont il est l’objet un sang-froid remarquable.

Coomans appartient au parti clérical, mais ses opinions antimilitaristes et sa propagande en faveur du suffrage universel, le placent à un rang spécial parmi nos parlementaires.

La fidélité dont il a fait preuve en faveur de ces grands principes oblige au respect, et, malgré l'éloignement que nous éprouvons pour le parti ultramontain, nous saluons en M. Coomans un honnête homme.

Le représentant de Turnhout est né à Bruxelles en 1813. Il est donc actuellement âgé de 70 ans. Il fit ses études universitaires à Gand et Paris et obtint à l'âge de 21 ans son diplôme d'avocat.

Immédiatement après sa sortie de l'université, Coomans se lança activement dans la politique militante et, dès 1834, il fut nommé rédacteur en chef du Journal des Flandres. Le 1er janvier 1841 , il entra au Journal de Bruxelles, dont M. le chevalier Stas était directeur et propriétaire. Quelques années plus tard, en 1845, il créa le Courrier d' Anvers auquel il collabora, sans abandonner cependant le Journal de Bruxelles. En 1853, il devint propriétaire directeur de l'Emancipation et de la Gazette de Bruxelles qu'il garda jusqu'à la fin de 1858 ; cette même année il céda l'Emancipation à M. Paul Nève, qui possédait déjà le Journal de Bruxelles.

Coomans est un maître journaliste ; sa polémique est vive et ardente. Bien des adversaires qu'il a attaqués ont été affaiblis par les coups de boutoir du journaliste catholique.

Quoique son style ne soit pas brillant, son bon sens indéniable lui fait trouver le mot juste, et l'attaque, comme la riposte, est toujours mordante. Actuellement il est rédacteur en chef de La Paix, journal qui représente avec le Journal de Bruxelles la moyenne de l'opinion catholique en Belgique.

Le journalisme qui a occupé une si grande place dans la vie de Coomans, lui a laissé cependant le temps de se livrer à de nombreux travaux littéraires.

Parmi ses romans. on cite Jeanne Richilde qui se distinguent par une profonde connaissance de l'histoire des mœurs et des coutumes de notre pays. Il conte agréablement et naïvement.

Une de ses œuvres les plus spirituelles, Académie de Fons, est jugée de cette façon par un des biographes de Coomans. « Dans cet ouvrage, dit l'écrivain, l'auteur disserte de tout et partout : en chemin de fer, dans une gare, dans un hôtel, un restaurant ou ailleurs. Il lui importe peu : rien ne l'effraye. Il s'abandonne à sa fantaisie, mais il se donne des contradicteurs ; c'est un frein et un aiguillon dont il sent le besoin. Au moment où le lecteur croit sa patience bout, il est tout surpris de l'intérêt soudain d'une dissertation qui ne lui en promettait aucun. »

Malgré tous ces travaux multiples, Coomans trouvait le temps d'aller dans toutes les villes de la Belgique, donner des conférences l'art, les sciences, l'économie politique, le drame, le roman, etc. Il a abordé tous les genres et souvent avec grand succès. Ces conférences étaient très suivies car le talent, la bonhommie et la verve de l'orateur sont incontestables. A Anvers et Liége, notamment, il a remporté de grands succès.

Coomans est flamingant, mais flamingant intelligent. Il n'est jamais tombé dans les exagérations et les ridicules des hommes qui se prétendent les chefs du mouvement flamand, et qui en réalité n'ont qu'un but, celui d'accaparer les meilleures places et les plus grosses sinécures. Le flamingantisme comme on l'entend de nos jours rapporte gros et les nullités qui écrivent des insanités telles que le Kleine Patriot en savent quelque chose.

Coomans ne fait pas partie de cette minuscule coterie qui fait beaucoup de bruit, pour faire croire qu'elle est nombreuse ; il revendique énergiquement (page 107) les droits des provinces, de la langue et du mouvement flamand, et je ne crois pas, quoique clérical. capable d’approuver les stupidités débitées à l'Alhambra dit National.

En 1848, Coomans fut nommé représentant de Turnhout, et depuis lors, ses électeurs ont constamment renouvelé son mandat.

Il est très aimé de ses commettants à qui il a rendu de grands services. Par les mesures législatives qu'il a provoquées, par les canaux irrigateurs et fertilisateurs qu'il a fait voter et exécuter au profit des sables arides de la Campine, il a apporté la végétation, la vie et la richesse au sein de ce désert aride.

Coomans prit une part très active à toutes les discussions qui sont succédées depuis plus de 35 années au parlement belge.

Entre autres, il fit révoquer l'empêchement légal mis à la construction de routes ferrées sur la frontière néerlando-belge.

A la suite de ses voyages à Haye, auprès de son ami M. Tharbeeke, il obtint la construction de la chaussée de à Tilbourg, ainsi que la promesse du passage de la ligne ferrée d’Anvers au Bas-Rhin, à travers la Campine, sur la Meuse hollandaise.

Ses protestations contre la loterie militaire et les fortifications urbaines sont bien connues.

A la Chambre, il ne fait pas partie de cette opposition systématique qui prend son mot d'ordre chez M. Malou. Il vote très souvent contre son parti quand une des grandes questions dont il est le défenseur est à l'ordre du jour, le suffrage universel où l'abolition de la conscription, par exemple, C'est ainsi qu’il a bataillé il y a quelque quinze ans, à côté de Janson, Robert et Arnould, dans des meetings fameux en faveur de ces grandes questions. Peu importe l'allié qui se présente, il l'accepte, « fût-ce même le diable, s’il était assez bête pour l'aider », comme il l’a dit lors de dernière discussion sur la réforme électorale.

Chose à noter, par ce temps de palinodies, Coomans ne se contente pas de parler en faveurs de ces réformes. Il les vote, ce qui vaut mieux, n’imitant pas en cela les Jottrand, Vanderkindere, Buls et autres farceurs.

Le 15 novembre 1870, onze membres de la majorité libérale formulèrent un projet de révision des articles 47. 53 et 56 de la Constitution. La prise en considération de cette proposition fut rejetée par 75 voix contre 23. Parmi les noms des 23 députés qui se prononcèrent pour elle, on y comptait 20 libéraux et 3 catholiques, ces derniers étaient MM. Coomans, Delaet et Drion.

L'année dernière, Iors de la deuxième proposition de révision de la Constitution, Coomans l'appuya énergiquement : il défendit courageusement le suffrage universel et fit une charge à fond contre le suffrage capacitaire. Son discours, modèle de logique et d'honnêteté, fut le meilleur que l'on ait entendu dans cette discussion. Nous voudrions le publier en entier, mais le format restreint de notre publication, nous oblige à n'en donner qu'une faible partie. On aura ainsi un aperçu du genre d'éloquence de l'honorable député.

« M. Coomans. - Ainsi qu'on en a renouvelé le souvenir, j'ai meetingué avec d'honorables radicaux de la gauche sur le terrain loyalement défini de la réforme électorale et de la suppression de la loterie militaire.

• Je ne m'en suis jamais repenti, au contraire ; je suis prêt à recommencer cette double campagne avec eux ou avec d'autres, fut-ce même avec le diable, au besoin (hilarité).

« Je vois avec surprise et un peu de chagrin que les honorables radicaux m'ont généralement lâché sur le terrain militaire et je crois qu'ils vont me lâcher aussi sur le terrain électoral, en repoussant le suffrage universel.

« Aurai-je l'honneur gênant d'être ici le dernier partisan du suffrage universel ? (rires).

« Eh bien, Messieurs, soit. On m'accuse d'avoir des idées fixes et des principes fixes.

« J'accepte ce reproche ; je me vante même de l'avoir mérité de mon mieux. Oui, Messieurs, j'ai des idées fixes, la différence de maints doctrinaires et radicaux dont les idées ne sont pas fixes, dont les principes sont ambulatoires et qui en changent comme de doubles vêtements selon les variations de la température et de la politique. (Des voix : Très bien.)

« Pour moi, je dédaigne ces vêtements-là, quelque avantageux qu'en soit l'usage. Je les leur laisse sans envie.

« Plusieurs m'ont dit - et je m'en étonne - qu'ils ont voté la suppression de l'article 47, parce qu'ils n'avaient pas de majorité parlementaire.

(page 108) « Encore une fois les principes mis de côté, l'esprit de parti l'emportant, on s'est assis sur les principes pour faire dominer un intérêt de -parti.

« Ils me permettront de leur faire remarquer que j'appartenais la majorité de novembre 1870, que mes amis désiraient généralement que je votasse avec eux, que des ministres amis m'en ont prié, très délicatement je dois le dire, mais je n'en ai rien fait. J'ai voté pour la proposition Demeur, et je la voterai encore, et cela - puisqu'on a parlé de conscience - par respect de ma conscience, de ma vieille conscience, la seule que j'aie et que j'aurai toujours (hilarité). Libre à qui en a deux de se moquer de la pauvreté de mon assortiment d'idées et de principes fixes. (Nouvelle hilarité). »

M. Coomans continua sur ce ton pendant près d'une heure; il ridiculisa le suffrage capacitaire, il protesta contre ce projet ridicule au nom du droit et de la justice et termina par ces mots :

« Selon moi on n'a pas insisté sur cette vérité, que c’est une honte pour la Belgique de n’avoir que 2 électeurs par 100 habitants, alors que tous les peuples du monde, même les plus arriérés, en ont 12, 15, 22 et même 24.

« Vous ne ferez jamais admettre par personne que la nation belge soit moins digne, soit moins capable que d'autres de pratiquer le principe de la souveraineté nationale qui n'est qu'une fiction menteuse parce que ce n'est pas le pays, dont on parle toujours, qui exprime ses volontés ; c'est un simple corps électoral subissant toutes sortes de corruptions et de fraudes. »

Cet extrait dépeint à merveille le représentant de Turnhout ; il est tout entier, plein de franchise, attaquant de front ses adversaires, marchant droit au but, mélange de loyauté et d'esprit.

Cet éloge ne sera pas suspect, espérons-le, venant de nous. Coomans est un clérical sincère, ne faisant pas partie de ce parti intransigeant et cafard qui affiche encore les mêmes prétentions qu'au moyen-âge et qui veut reléguer la société moderne dans les ténèbres de l'ignorance.

Coomans est un démocrate catholique. comme nous en avons quelques spécimens depuis 1830. Toutes les causes généreuses ont trouvé en lui un défenseur ; c'est ainsi qu'en 1853, il fit partie du comité créé en vue de favoriser l'insurrection polonaise. Parmi ses collègues à ce comité, on remarque les noms de Guillery, Splingard, Lepoutre, etc.

A la suite de la fameuse séance où Defuisseaux donna sa démission de député, Coomans fut le sSeul à lui tendre main et à faire des vœux pour son prompt retour.

S'il nous fallait citer toutes les réparties de Coomans nos colonnes seraient trop petites, il faudrait un volume. Dans la séance du 8 février 1868, sous le ministère Frère, M. Hymans, ce modèle des budgétivores, prit la parole sur le projet de loi relatif à l'organisation de l'armée ; une tirade ampoulée lui valut des applaudissements du public des tribunes ; le président menaçant de faire évacuer les tribunes si pareil fait se renouvelait, Coomans l'interrompit en disant :

« Ce n'est rien, le président, ce n'est qu'une douzaine de fonctionnaires. »

Le 15 février 1862, la Chambre discutait l'allocation d'un subside pour l'encouragement des courses de chevaux; voici de quelle façon Coomans commença son discours :

« Messieurs, l'impôt est prélevé en partie sur le nécessaire des citoyens d'où, selon moi, ce principe que l'impôt n'est juste et légitime que lorsqu'il est nécessaire. Tel est le texte du discours en plusieurs points que j'ai à vous faire ; si j'y mets un peu de vivacité, la Chambre voudra bien l'excuser, eu égard à l'indignation réelle que me fait éprouver cette mendicité périodique, persistante, chronique, en faveur des bêtes les plus riches, les mieux nourries, les mieux logées et les plus inutiles de toute la Belgique. »

C'est également lui qui cria aux libéraux doctrinaires : » Vous avez fait des baes d'estaminet, les bases de votre loi électorale. »

Coomans habite depuis de longues années une maison modeste sise rue des Plantes ; son seul luxe est un très joli jardin et un immense atelier de menuiserie. Car le vieux représentant est un travailleur acharné et l'art de Rouba n'a plus de secret pour lui.

Tel est l'homme politique ct privé dont nous avons voulu tracer l'intéressant portrait. On pourra critiquer bien des lois réactionnaires qu'il a votées mais on ne niera pas l'intégrité de son caractère, sa ligne de conduite invariable ct la force de ses convictions. C'est une personnalité distinguée, ayant un caractère bien tranché et d'une originalité sympathique et incontestable.

Ch. D.


(BOCHART Eugène, Biographie des membres des deux chambres législatives. Session 1857-1858, Bruxelles, 1858, folio n°13)

M. Coomans fit ses études à l'Université de Gand. Reçu Candidat en droit, en 1833, il résolut de se rendre à Paris, afin de s'y perfectionner dans l'art d'écrire. Il y vécut dans la familiarité d'un des écrivains les plus purs et les plus distingués sous le rapport des idées, de la forme et de la critique littéraires, de l'excellent et honnête Charles Nodier.

Les conseils d'un tel maître portèrent d'heureux fruits ; et M. Coomans, grâce à la tutelle officieuse du savant Académicien, donna l'essor à toutes les bonnes qualités de son esprit. A l'exemple de Charles Nodier, le jeune homme s'attacha à être simple et correct dans son style, à éviter à la fois les exagérations de l'école romantique et la sécheresse des classiques surannés. Ce fut un temps bien employé que celui qu'il passa dans l'intimité du bon Nodier. En tête de l'un de ses romans philosophiques, sur les pages duquel les sylphes de l'auteur de Trilby semblent avoir secoué la poudre de leurs ailes, M. Coomans rappelle, avec une attendrissante gratitude, le souvenir de ces relations qui devaient avoir une si heureuse influence sur son avenir littéraire :

« J'eus le bonheur, en 1834 et 1835, écrivait M. Coomans dans la préface du roman philosophique de Fortunatus, de voir souvent dans l'intimité l'excellent Charles Nodier, qui daigna m'apprendre le peu de français que je sais. Un jour, voulant m'encourager sans doute, il m'engagea à traduire, pour une revue parisienne, quelque échantillon de la littérature flamande. Je songeai aussitôt à Fortunatus, et mis en prose, plus ou moins française, le livret imprimé à Gand par Van Paemel, seule édition que je connusse alors. Ma besogne finie, je courus auprès de Nodier, qui écouta, en souriant, la lecture du premier chapitre. Au second, il m'arrêta court, en ces termes : « Malheureux jeune homme, ce n'est pas un ouvrage flamand que vous m'apportez là, c'est un livre universel, appartenant à l'humanité entière, comme l'Odyssée d'Homère, l'Enfer de Dante et le Paradis Perdu de Milton ; je connais Fortunatus depuis bien des années, et n’ait jamais osé y toucher, quelque envie que j’en eusse. Rien de délicat comme le tissu de cette histoire, rien de gracieux comme les broderies qui l'ornent. Exercez longtemps votre plume avant d'entreprendre le récit des charmantes aventures du Gil Blas cypriote, grand-père du Gil Blas espagnol. En attendant, faites des articles politiques pour les journaux, des romans de pacotille pour les Revues ou des mémoires pour les Académies. Il n'est pas nécessaire que ces choses dites sérieuses soient écrites en bon français, et vous y réussirez peut-être comme tant d'autres ; mais, de grâce, ne me gâtez pas Fortunatus, dont l'historien doit réunir toutes les qualités littéraires. Je vous propose de nous mettre ensemble à la recherche des principales éditions de ce livre, puis nous essaierons d'en écrire une qui ne soit pas indigne de l'auteur d'un si beau poème. »

« Ainsi me parla Nodier, avec l'exquise bienveillance qu'il témoignait à tous les jeunes gens admis à ses soirées dominicales, je veux dire aux réunions littéraires qu'il présidait le dimanche, dans ses salons de l'Arsenal, vis-à-vis de l'île Louvier, aujourd'hui supprimée. Je m'empressai de jeter au feu ma lourde prose, et je me mis en quête des vieux Fortunatus éparpillés en Europe. J'eus le plaisir d'en expédier quelques-uns à Nodier, peu de temps avant sa mort, ce qui me valut un des derniers autographes de ce maîtreécrivain, et l'autorisation qu'il me donna, enfin, d'exécuter mon ancien projet de composer un Fortunatus complet avec les matériaux que j'avais soigneusement réunis. »

Il n'y a que les esprits d'élite qui sachent comprendre et accueillir ainsi les leçons des grands maîtres.

De retour en Belgique, M. Coomans, reçu Docteur en droit, se fit inscrire à Gand, puis à Bruxelles au tableau de l'ordre des avocats.

Bientôt le goût dominant des études historiques vint le distraire des travaux sérieux du barreau. M. Coomans s'appliqua surtout à approfondir les annales du pays. Il en écrivit plusieurs volumes en français et en flamand.

Désireux de consolider par des œuvres utiles l'édifice de notre jeune nationalité, il publia en 1836 une des premières Histoires de la Belgique. L'Auteur s'est guidé, dans ce dédale des faits, à la double lumière des principes libéraux et religieux qui avaient présidé à la révolution de 1830. Ce même esprit conduisait sa plume lorsqu'il rechercha, en 1846, l'Origine des Communes belges, et qu'il découvrit la différence notable qui existe entre les commencements de nos communes et ceux des communes gauloises et latines. Pour mener à bonne fin cette patriotique entreprise, l'Auteur belge, quoi qu'ait pu dire sa modestie au début de son livre, possédait ces connaissances approfondies, ce jugement prudent et sûr, cette sorte de divination des faits et des causes qui constituent l'historien.

Les lignes suivantes contiennent la substance de ce beau travail qui semble avoir arraché aux ténèbres et à la poussière du passé le secret des traditions véritables de notre indépendance :

« Convaincu que, dans nos provinces, l'établissement des communes n'a jamais eu lieu comme on l'a vulgairement entendu, il pense que les populations d'origine germanique n'ont pas cessé un seul instant d'y jouir de certaines libertés civiles et politiques, analogues à celles que les souverains ratifièrent plus tard et sanctionnèrent dans des chartes ; mais que les populations gauloises, sous le joug de vainqueurs étrangers et barbares, y furent au contraire presque entièrement privées des lois et des coutumes plus a douces que Rome leur avait imposées, et durent en conséquence reconquérir leur liberté par l'emploi de la force et de la ruse. Voilà pourquoi la France nous offre tant d'exemples d'insurrections apaisées par des concessions de chartes communales, tandis qu'on n'en trouverait peut-être pas six dans le Brabant et la Flandre. En effet, nos villes n'ayant eu, en général, qu'à faire reconnaitre un état de choses existant et conforme à leurs mœurs et à leurs usages, parvinrent d'autant plus facilement à leur but, que la grande majorité de leurs habitants se composait d'hommes libres (le contraire avait lieu en France), qu'elles avaient des souverains indigènes, parlant leur langue et restés fidèles au caractère de la nation, et que pour redevenir libres elles n'avaient qu'à se rappeler leurs aïeux. Il serait donc exact de dire que dans nos provinces germaniques les chartes communales consacrèrent, il est vrai, et développèrent la liberté, mais qu'elles ne l'instituèrent point. Remarquons encore que chez les peuples gaulois la noblesse et le clergé, c'est-à-dire les grands propriétaires territoriaux, s'opposèrent vivement, pour la plupart, à l'affranchissement des populations, au lieu que chez nous, la noblesse et le clergé, a se trouvant plus identifiés avec le corps de la nation, et le nombre des serfs y étant comparativement beaucoup moindre, la lutte y fut imperceptible.

« Deux points sur lesquels l'auteur insistera, lui semblent éclaircir bien des difficultés; le premier, c'est que la liberté civile date, dans nos contrées, de l'expulsion des Romains, en supposant qu'elle ait jamais été suspendue, et que par conséquent il n'y a pas eu d'établissement de libertés communales partout où il se trouvait de grandes réunions de citoyens, nos seigneurs territoriaux n'ayant fait autre chose, lors de la renaissance du droit écrit, que de codifier et de signer d'anciennes prérogatives. Le second de ces points, c'est que l'introduction générale du christianisme en Belgique remonte seulement au VIIe siècle, quoi qu'en aient dit le plus grand nombre des historiens. Les Gaulois, convertis plus tôt que les Franks et les autres Germains, subirent plus facilement le joug d'une autorité tyrannique. Ils trouvèrent dans la religion nouvelle des motifs d'obéissance et de résignation qui manquaient aux païens. Les préceptes religieux de liberté continuaient à se maintenir au Nord, comme dans son dernier asile. Nous conservions les traditions de celle-ci, nos frères méridionaux faisaient fructifier l'autre. Ils nous apportaient la lumière, nous leur donnions l'exemple de populations qui savaient s'affranchir d'une autorité arbitraire par les armes et par l'industrie, et qui parvenaient à allier, sans trop d'inconvénients, le respect dû au pouvoir, avec un profond sentiment de dignité personnelle. »

Ce livre et plusieurs autres du même Auteur ont été traduits en allemand et en hollandais.

Nous connaissons le Romancier-Philosophe et l'Historien ; considérons maintenant l'Économiste et le Journaliste.

C'est surtout dans les luttes quotidiennes de la presse que M. Coomans a jeté un grand éclat par vivacité et la netteté de l'expression de ses doctrines et de ses croyances. Les livres sérieux, quel qu'en soit le mérite, ne sont qu'aux mains d'un public restreint d'hommes compétents, tandis que les feuilles légères du journalisme courent partout et se répandent dans tout le pays. Il est peut-être encore beaucoup de Belges qui ignorent le mérite de M. Coomans Romancier et Historien, mais il n'en est pas un seul qui ne connaisse de réputation M. Coomans Journaliste.

Voici l'histoire succincte des débuts du Rédacteur du Journal des Flandres, du Journal de Bruxelles et de l'Emancipation.

En 1833, étant élève à l'Université de Gand, M. Coomans remplit, par complaisance, pendant huit jours, les fonctions de Rédacteur en chef au Journal des Flandres, pour remplacer un écrivain français qui venait de demander un congé forcé. L'absence de celui-ci devant être définitive, la direction du journal, qui était satisfaite du travail de l'Etudiant, lui proposa de prendre définitivement la place vacante de rédacteur. M. Coomans accepta, et il ne cessa d'écrire dans le Journal des Flandres que pour faire à Paris le stage littéraire dont nous avons déjà parlé. Rentré dans ses foyers, M. Coomans prit la direction du Journal des Flandres, en collaboration avec MM. De Decker, De Haerne, De Smet, A. Dechamps, etc.

Cependant le parti catholique, voulant créer à Bruxelles un grand journal, décida, par l'intervention de M. Stas, M. Coomans à venir se fixer dans la capitale du Royaume, afin d'y rédiger le Journal de Bruxelles, dont le premier numéro parut le 1er janvier 1840.

Mais l'activité du Publiciste croissait avec la multiplicité de ses travaux, et en 1845, bien qu'il continuât à résider dans la capitale en qualité de Collaborateur du Journal de Bruxelles, il créa le Courrier d'Anvers et le Handelsblad.

Le 8 juin 1848, à la suite d'un remarquable travail sur le Défrichement de la Campine, M. Coomans fut choisi par les électeurs de l'arrondissement de Turnhout pour leur Représentant à la Chambre. C'était un hommage rendu aux opinions de l'Écrivain ; le mandat législatif lui a toujours été renouvelé à une importante majorité.

L'honorable Député de Turnhout a noblement soutenu à la Chambre les idées conservatrices et les principes catholiques à la défense desquels il avait consacré sa plume. Avec ses adversaires, il est net, tranchant, incisif, et ses interruptions parlementaires produisent parfois plus d'effet que tout un discours.

Comme Économiste, l'honorable Membre s'est prononcé en toute rencontre pour l'abolition de l'octroi, pour la réforme des lois de milice et pour l'établissement de l'égalité de tous les producteurs et de tous les travailleurs belges devant les barrières des douanes.

En 1853, M. Coomans se rendit acquéreur de l'Emancipation et de la Gazette de Bruxelles, et tint ferme dans ces journaux le drapeau du parti conservateur modéré.

Dans le cours de la session 1857-1858, l'honorable M. Coomans s'est signalé par son zèle en faveur des citoyens qui demandaient la suppression du système de recrutement militaire par la voie du sort.

Nommé Rapporteur de la Commission chargée d'examiner dix-sept cent vingt et une pétitions couvertes de soixante-dix mille signatures, il déposa ses conclusions sur le bureau de la Chambre, le 17 mars 1858.

« Le mode de recrutement forcé, par voie de loterie, introduit chez nous depuis la conquête de nos provinces par la première république française, a toujours soulevé tant de réclamations et de plaintes qu'on peut le considérer comme une des innovations les plus difficiles à faire pénétrer dans nos mœurs. Lors de la création du royaume des Pays-Bas, le recrutement volontaire fut promis à nos populations et servit, en effet, de base au système de milice consacré par la loi du 8 janvier 1817. Après quelques efforts insuffisants pour composer, de la sorte, une armée permanente, le gouvernement du roi Guillaume Ier transforma, dans la pratique, l'exception en règle, et le service. fut rendu généralement obligatoire au moyen du tirage au sort, tempéré par le remplacement mercenaire au profit des familles aisées. En 1831, le Congrès national déclara qu'il était urgent de pourvoir à l'organisation de l'armée. Cette prescription n'a été qu'incomplètement exécutée le recrutement, base de tout établissement militaire, n'a pas été modifié. Le gouvernement, il est vrai, a reconnu à diverses reprises que nos lois de milice étaient vicieuses en plusieurs points, et qu'il serait utile et équitable de les réformer. Il nous présenta même, en 1852, un projet, qui provoqua de graves dissentiments, resta enfoui, pendant cinq années, dans nos cartons, et disparut, avec tout notre arriéré législatif, sous le coup de la dernière dissolution.

« L'ajournement indéfini d'une réforme impatiemment désirée, semble expliquer le nombre extraordinaire des pétitions qui nous furent adressées à partir des derniers jours du mois de décembre.

« Voici comment raisonnent la plupart des pétitionnaires :

« A quelque point de vue qu'on se place, la conscription est injustifiable. Instituée dans un intérêt général, elle n'atteint qu'un petit nombre de familles, laissant affranchies d'un lourd impôt celles que le hasard du sort, de la naissance, de la fortune et de la santé favorise. Elle crée ainsi des privilèges importants, à une époque où l'on se vante de les avoir effacés tous. Elle est inégale et inique, même envers les 10,000 citoyens qu'elle frappe annuellement, car les uns sont obligés de servir en personne (c'est-à-dire de perdre plusieurs années de leur liberté, les plus belles années de leur vie et les plus favorables à l'apprentissage d'un métier ou à la formation d'une carrière), tandis que les autres se libèrent au moyen d'un sacrifice d'argent.

« La conscription est pareillement réprouvée par le grand principe économique de la division du travail ; elle force à apprendre le métier des armes une foule de Belges qui n'en retirent aucun profit, et qui s'empressent de l'oublier dès qu'ils rentrent au foyer paternel ; enfin, elle n'est pas même avantageuse à la discipline et à la consistance militaires, car il est indubitable que des jeunes gens, enrôlés contre leur gré et exercés pendant deux ou trois ans seulement, sont moins disposés et moins aptes à faire leur devoir en face de l'ennemi que ne le seraient des volontaires, rompus à toutes a les fatigues du métier et envisageant le service comme une carrière d'un avenir assuré pour eux.

« Nos lois fondamentales et nos mœurs exigent l'égalité de l'impôt, ou, ce qui est la même chose, la proportionnalité a de l'impôt. Tout citoyen a à remplir envers l'Etat les mêmes devoirs, dans la mesure de ses ressources et de ses forces.

« La contribution du pauvre est moins élevée que celle du riche, ainsi le veulent la justice et le bon sens. Que dirait-on d'une législation financière d'après laquelle la même somme d'impôt, 1,500 francs, par exemple, serait demandée à une famille d'ouvriers et à une famille de millionnaires, selon les caprices du sort ? Que dirait-on surtout lorsqu'on verrait le hasard condamner à cet impôt la première famille et en affranchir l'autre ? On crierait à l'injustice, et avec raison; or, disent les pétitionnaires, cette injustice forme la base de notre système de recrutement. La loi n'exige point le service personnel, elle autorise tous les citoyens à se faire remplacer par des soldats volontaires, c'est-à-dire à se libérer au moyen d'une somme d'argent ; le gouvernement lui-même, faisant la concurrence aux sociétés de remplacements, affranchit de toute responsabilité le jeune homme qui, après avoir tiré un mauvais numéro, verse une certaine somme dans la caisse officielle. La loi ne prélève donc pas ce qu'on appelle l'impôt du sang; elle le transforme en impôt d'argent et elle s'en contente. En réalité, la loterie décide, non pas que tel ou tel sera soldat, mais que tel ou tel payera une somme qui varie de 800 à 1,500 francs, en temps de paix, et de 2,000 à 4,000 francs et au delà, en temps de guerre.

« Si tous les citoyens qui tirent un mauvais numéro, selon le dicton populaire, étaient forcés de servir en personne, l'anomalie qu'on vient de signaler disparaîtrait, une sorte d'égalité serait rétablie entre les pauvres et les riches, et le sort déciderait de la liberté des citoyens au lieu de leur fortune. Encore pourrait-on prétendre qu'il n'est pas juste d'incorporer indistinctement dans l'armée le fils qui nourrit son père, et le fils nourri par son père. Mais cette objection s'évanouirait devant l'égalité de traitement personnel fait à toute la jeunesse. »

L'honorable Représentant de Turnhout concluait ensuite à la révision prochaine de nos lois de recrutement militaire, et il offrait un système d'enrôlement volontaire dans un corps dont les miliciens seraient moins nombreux qu'aujourd'hui, mais mieux disciplinés, mieux exercés, et dont chaque homme, bien payé et assuré d'une pension de retraite, verrait dans la carrière militaire une position enviable plutôt qu'une cause de ruine et de sacrifices injustement répartis.

Faisant armes de toutes flèches, combattant à la fois à la tribune et dans la presse, l'honorable M. Coomans soutint dans l'Emancipation le projet de loi sur les fondations charitables et les établissements de bienfaisance. Sa polémique s'était toujours vaillamment tenue au premier rang, soit pour presser les attaques contre les adversaires du projet de loi, soit pour défendre cette mesure législative, dont l'ajournement devait amener la retraite du ministère conservateur.

La franchise de ses opinions le mettait en évidence dans les rangs du parti catholique, et elle attira sur lui les marques brutales des masses soulevées par les passions politiques. A la fin du mois de mai 1857, dans les derniers jours qui précédèrent l'ajournement des Chambres, les bureaux de l'Emancipation furent assaillis à coups de pierres ; mais, M. Coomans ne laissa ébranler ses convictions ni par les violences populaires, ni par les menaces de l'émeute.

Ces actes attentatoires à la liberté du Représentant furent justement flétris sur tous les bancs de la Chambre, et les marques unanimes de sympathie dont il fut entouré par ses collègues, empêchèrent l'honorable M. Coomans de réaliser un projet de démission qu'il avait un instant conçu après la hideuse violation de son domicile.

La dissolution de la Chambre lui fournit bientôt l'occasion de faire apprécier par les électeurs la loyauté de son caractère.

Au 10 décembre, un nouveau mandat de Représentant pour l'arrondissement de Turnhout fut donné au laborieux et habile Publiciste, au constant défenseur des intérêts belges, au patriote sincère qui n'a jamais renié son drapeau.


(VAN DOORSLAER Hector, Coomans, tiré à part extrait de La Revue générale, septembre 1896)

(page 5) Il s'est endormi dans le Seigneur le lundi 27 juillet 1896, vers 3 heures du matin. Agé de près de 83 ans, en cette bonne ville de Bruxelles qui l'avait vu naitre le 6 décembre 1813.

Ce vétéran de la Presse est tombé comme il devait tomber, la plume à la main. au champ d'honneur des idées qu'il avait passé sa vie à défendre. L'avant-veille de sa mort il rédigeait encore son journal hebdomadaire, La Paix, qu'il avait fondé il y a 34 ans et qu'il eut le persévérant courage de faire presque seul chaque semaine. C'est à peine si de temps à autre quelque collaborateur intermittent l'aidait à supporter cette lourde charge. Il y a vingt ans - le 16 janvier 1875 - que celui qui écrit ces lignes avait eu cet honneur... Il s'est vraiment enseveli dans les plis de son drapeau.

Il repose maintenant, et à jamais, le bon ouvrier de la plume, non dans la paix chimérique de ce monde qu'il poursuivit vainement, mais en l'éternelle paix divine des croyants, la seule qui ne trompera pas. II s'est éteint doucement, sans agonie.

« Jamais, écrivait un confrère, je n'ai vu mort si beau ; il n'est rien de la vieillesse avancée sur ce visage tranquille. ni les sillons qu'elle creuse, au front des plus forts, ni les ravages qu'elle fait aux tempes et au creux des joues ; le front vaste, qu'élargit encore la calvitie, est plane, sans le pli qui marque toujours les vieillards dont la mort est cependant sereine; la bouche entrouverte a le sourire du vivant, le sourire un peu railleur. auquel il ne manque que l'illumination du regard à jamais éteint; les mains croisées, ramenées sur la poitrine, au-dessus de la blancheur des draps. (page 6) tiennent dans l'éternel enlacement, le vieux chapelet aux grains usés par la pression des doigts. Seule, la transparence bleuâtre des ongles dit la mort, en ce corps que l'on croirait ensommeillé seulement, tant est grande la sérénité de son repos.

« Je m’imagine que la chambre mortuaire devait être surtout la Chambre du journaliste laborieux : il n'y a pas de tableaux aux murs, mais des traces nombreuses qui accusent des gravures de journaux absentes, gravures satiriques, sans doute enlevées par des mains amies, pour laisser à la Mort toute sa majesté.

« Une seule image reste à la paroi contre laquelle est le lit : une image de saint, une pauvre image de deux sous, tenant aux murs par deux pains à cacheter et qui dit éloquemment la pensée chrétienne qui vivifiait ce cerveau éteint. (XXe siècle du 28 juillet 1896).

Ses funérailles ont été simples comme sa vie : ce modeste, ennemi-né du faste et des prétentieuses conventions mondaines, n'a voulu ni faire-part, ni discours, ni fleurs quelconques sur sa tombe. Et vraiment, il n'eût plus été lui, s'il n'eut été tel. En dépit de la majesté de la mort, aurait surgi devant tous son sourire narquois, appuyé de ce regard spirituel et perçant que vous connaissiez, si l'on avait ouï sur sa tombe les pompeux mensonges coutumiers ! Ce ridicule lui a été épargné. Sancta simplicitas ! était sa devise : elle l'a fidèlement gardé dans la mort comme dans la vie.

Mais autant que la simplicité, il aimait la vérité. Le convenu, l'artificiel, en un mot « la pose » lui était en horreur. Le succès des bêtises courantes aiguisait surtout sa verve gauloise qui reposait sur un fonds inaltérable de gros bon sens belge. En flamand têtu, il ne s'en laissait pas vite conter : et il frappait « sur la tête du clou », faisant rire la galerie aux dépens des autres. Il n'était pas de ceux qui assurent que la vérité n'est pas toujours bonne à dire, et il poussa la philosophie jusqu'à l'apprendre parfois à son dam ! Ça ne l'empêchait pas de continuer à suivre ce qu'il croyait le droit chemin.

Nous tâcherons d'imiter ce noble exemple en écrivant ce dernier adieu.

Il serait malséant qu'en cette Revue générale de laquelle il fut l'un des premiers collaborateurs - elle s'intitulait alors la Revue de Bruxelles, avec ses deux amis de collège et de jeunesse Adolphe Dechamps et Pierre De Decker comme directeurs - qu'en cette maison amie où ses mânes peuvent se (page 7) croire encore un peu chez lui, sa mort ne suscite pas les paroles qui doivent être dites. La modestie ne peut prévaloir contre la justice. Il importe à l'honneur de cette Belgique qu'il aimait tant, qu'on sache ce qu'a été cette vie de labeur ininterrompu pendant soixante-cinq ans.

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Le journaliste d'abord.

Il l'était complètement, il le fut dès sa première jeunesse, il le resta jusqu'en sa vieillesse extrême. « Ce doyen de la Presse des deux mondes », selon le juste mot de M. Helleputte à la Chambre en séance du 17 juin dernier, fonda, rédigea, dirigea un grand nombre de journaux, successivement ou même simultanément !

Ecoutons-le narrer lui-même cette odyssée d'un genre nouveau. Champal était ailé lui demander ses états de service en l'espèce :

« - Ah ! ils remontent à bien loin, nous a-t-il dit, en paraissant fouiller de ses prunelles brillantes les souvenirs entassés.

« En 1830, j'avais déjà mes entrées au Courrier des Pays-Bas, que dirigeaient Jottrand et Vande Weyer. J'étais un gamin de dix-huit ans. J'avais écrit mon vaudeville et ma tragédie...

« A la suite d'une brouille, Pierre de Decker, qui devait devenir ministre, et moi, nous décidâmes, en mars 1834, d'aller Paris tenter la fortune ou les risques des lettres.

« J'ai été pendant huit mois le secrétaire de Charles Nodier. Il me conseillait de rester à Paris, me prédisant la réussite : je rentrai néanmoins à Gand ; à peine débarqué, je fus tourmenté pour prendre la direction du Journal des Flandres, dont le rédacteur en chef avait été brusquement congédié à la suite d'un petit scandale. Les propriétaires insistaient beaucoup. Je dis à de Decker : Pendant quelques jours occupons-nous de cela, jusqu'à ce qu'on ait trouvé un rédacteur. Je suis resté attaché au Journal des Flandres pendant sept années. Mes appointements étaient de trois mille francs. Le Journal des Flandres était à cette époque le seul organe en langue française des deux Flandres.

« Ensuite je vins fonder à Bruxelles, avec Dieudonné Stas, le Journal de Bruxelles, où j'ai collaboré jusqu'en 1845. Mes amis politiques d'Anvers me chargèrent alors de créer le Courrier d'Anvers. Pendant un certain temps j'ai travaillé au Courrier d'Anvers et au Handelsblad.

« Nouveau changement dans ma destinée professionnelle : en 1853, je (page 8) devins propriétaire et directeur de l'Emancipation que je cédai en 1858 à Paul Nève pour près de 100,000 francs qui comblèrent les pertes que j'avais faites dans ce journal.

« J'ai connu à l’Emancipation de durs moments. Lors des émeutes de 1857, on pilla ma maison et je faillis être massacré.

« Enfin, en 1862,je fondai la Paix qui est actuellement dans sa trente-quatrième année et que je rédige et imprime toujours. Comme jadis, je m’en occupe en pantoufles : l'atelier est dans la maison. (Réforme du 16 janvier 1896).

Mais si fournie qu'elle soit, l'interview n'est pas complète. Coomans aurait pu ajouter entre autres que les émeutes de 1857 dues aux provocations haineuses de l'Indépendance et de l'Observateur d'alors, faillirent avoir des suites funestes pour sa famille. Tandis que les gueux assiégeaient le local de l'Emancipation (rue des Boiteux) son jeune fils Casimir, âgé de 11 ans, croyant les jours de ses parents sérieusement menacés, sauta du second étage dars le jardin de la maison voisine... On était au temps des « spontanéités foudroyantes », d'une politique morte et enterrée aujourd'hui...

Un article du Patriote, en date du 26 novembre 1885, complète d'heureuse manière les détails donnés sur les débuts dans la vie de celui que ses confrères appelaient familièrement « le père Coomans ». Il nous révèle même que le fondateur de La Paix pouvait revendiquer en même temps que le titre de doyen de la Presse celui, à coup sûr inattendu, de doyen... de l'artillerie belge ! Fait absolument authentique du reste : nous avons vu le brassard tricolore qui constituait alors sur la blouse bleue des volontaires, l'insigne du grade :

« Né à Bruxelles, en 1813, M. Coomans avait 17 ans lorsqu'éclata la révolution de 1830 : l'âge teint de rose où l'on entre dans la vie rayonnant d'illusions généreuses.

« Il venait de sortir du collège : c'était un adolescent à l'esprit vif et prime-sautier, riche de connaissances sérieuses et variées.

« Comme beaucoup de jeunes Belges, il accourut à Bruxelles, dès les premiers jours de septembre. Il y débarqua arrivant de Gand où il habitait, et assista ainsi au débotté des Rogier, des Van de Weyer et d'autres gentlemen portant dans les basques de leur habit râpé l'indépendance nationale et sa fortune.

« En octobre, présenté par un parent au général Mellinet, héroïque culotte (page 9) de peau napoléonienne. le jeune patriote Coomans fut d'emblée nommé officier.

« Le vieux soldat de l'empire. charmé de son intelligence. en fit, sur-le-champ. un sous-lieutenant d'artillerie !

« Mais il était écrit que cette carrière militaire si prestement commencée serait courte : un ukase paternel vint, en effet, inviter le guerrier frais émoulu à regagner ses foyers.

« Peu après il entrait à l'université de Gand où il eut, entre autres. pour condisciples MM. De Decker, A. Nothomb, d'Elhoungne et le vicomte de Kerchove.

« Il passa ses examens en droit et, une fois docteur, il se rendit à Paris pour compléter ses études. II s'y lia d'amitié avec Charles Nodier, le ravissant conteur trop oublié par la génération actuelle (C’était aux soirées de l’Arsenal, dont Nodier était bibliothécaire, que se réunissaient chaque semaine Lamartine, Dumas père, Victor Hugo, etc.)

« A l'âge de 21 ans, nous le trouvons, dès octobre 1834, à la tète du Journal des Flandres, l'adversaire de l'orangisme dont Gand était la citadelle. De 1834 à 1841. il combat avec une incomparable vigueur cette coterie puissante et factieuse. Il lui porta des coups mortels et arracha à ses chefs le masque hypocrite et faussement libéral dont ils s'affublaient pour duper l’opinion et la rendre hostile au régime issu de 1830.

Indépendant et libre de toute attache, M. Coomans savait, quand il le fallait, dire la vérité aux ministres amis. de Theux a pu, souventes fois, constater la courageuse franchise du loyal écrivain qui, en 1848. devint son collègue à la Chambre.

« En 1841, M. Coomans prend la rédaction du Journal de Bruxelles, dont le propriétaire était l'excellent chevalier Stas. II y eut pour collaborateurs MM. Troisfontaines, aujourd'hui professeur l'Université de Liége ; Belle froid, secrétaire-général du département de l’intérieru, et Defossé, mort, professeur de droit à l’université de Louvain.

« Six ans plus tard. il est appelé à Anvers en qualité de directeur du Courrier d'Anvers fondé par M. J. Key, armateur, et M. l'avocat Blondel qui, 16 ans plus tard, devint le parrain politique de M. V. Jacobs, son stagiaire de prédilection.

« L'année 1848 ramène M. Coomans à Bruxelles au Journal de Bruxelles, qu'il rédige en chef en même temps que le Courrier d'Anvers et l'organe de l'opinion catholique à Louvain, le Courrier, si nous avons bonne souvenance.

« Où sont-ils, les journalistes qui oseraient entreprendre ce rude et écrasant labeur, et fournir des flots de virile et spirituelle copie, comme le fit alors M. Coomans ?

« Ce régime dura jusqu'en 1853, époque laquelle il quitta définitivement (page 10) le Journal de Bruxelles pour devenir propriétaire et directeur de l'Emancipation fondée par les frères Briavoinne, deux habiles Gaulois qui, vers 1832, daignèrent venir évangéliser ces bons Belges.

« Il acquit en même temps l'Eclair et la Gazette de Bruxelles dont le nombre d'abonnés s'éleva à 30,000.

Très influente dans nos provinces, cette constitution journalistique n'en créait pas moins une responsabilité et des exigences que M. Coomans, le moins homme d'affaires qui oncques vécut en terre brabançonne, ne pouvait

indéfiniment supporter.

« De là, l'avènement de M. P. Nève, à qui il céda, en 1858, les feuilles dont il était propriétaire.

« Et comme il est écrit que l'on reste journaliste quand même et toujours, M. Coomans ne tarda pas à fonder la Paix, cette somme hebdomadaire de vraie philosophie et de saines idées que nos jeunes gens et nos aspirants législateurs méditeraient avec profit pour eux et pour le « peuple belge » dont ils s'apprêtent à faire le bonheur, un peu à l'aveuglette, il faut en convenir.

« Cinquante ans de lutte quotidienne, cinquante ans d'intrépide défense du bon sens, du bon droit, de la cause chrétienne et belge ; tel est, en deux mots, le résumé des états de service de M. Coomans comme directeur et rédacteur en chef.

« Ajoutons-y les années de volontariat qu'il fit pendant ses études, dans les organes auxquels collaboraient ses amis de Bruxelles. notamment un futur cardinal et un futur homme d'État : Victor et Adolphe Dechamps, et l'actif professionnel de notre respectable confrère s'élève à 53 ans.

« Saluons ces lustres illustres ; souhaitons que beaucoup d'autres les couronnent, et terminons en poussant du fond de notre cœur le vieux cri de nos pères : Ad multos annos ! »

Qui dira le mouvement intellectuel et... la montagne de papier griffonné que ce labeur représente : 53 ans en 1885, près de 65 aujourd'hui ! On a parlé de 80 à 100 volumes in-folio de cinq cents pages chacun ! Les 34 ans de La Paix seule donnent déjà environ 1.800 numéros hebdomadaires de trois pages chacun, la quatrième étant réservée aux annonces.

« C'est surtout comme journaliste, a dit avec raison l'Escaut du 28 juillet dernier, qu'il importe de lui rendre un éclatant hommage. Coomans fut journaliste des pieds à la tète : il était comme l'incarnation de l'homme de plume en Belgique; avec quelques vaillants, dont il était le dernier survivant, il écrivit le Courrier d'Anvers, la Belgique, l'Emancipation et finit par se ménager une retraite politico-littéraire dans son excellente Paix dans laquelle, hebdomadairement, il donnait de sages conseils, tout en (page 11) chauffant la politique de son parti. Mais celle-ci, en lui, ne parvint cependant jamais à éclipser complètement l'homme littéraire...

« De tête et de cœur, Coomans était organisé pour la lutte. A l’époque

lointaine déjà de la publication du Courrier d'Anvers, il fut le polémiste le plus redoutable et le plus infatigable de la Presse anversoise. Tout dans sa dialectique était action autant que pensée. Il excellait dans le corps à corps journalistique.

« Il n'était que journaliste, il est vrai. mais un journaliste qui avait, d'origine et de culture tout à la fois, la gravité, l'étoffe, l'impeccable correction, les larges manières de dire, le port de la phrase de ceux qui écrivent des livres sévèrement et laborieusement pensés.

« Il n'était que journaliste, mais il avait les qualités des hommes qui gravent sur le marbre ou le bronze pour des siècles, et. avec toutes ces qualités pour produire des œuvres qui durent, il écrivit sur ces feuilles éphémères et enflammées. qui tombent en cendres après avoir brillé et brûlé comme des torches. »

Et pour quelles nobles causes ne se dépensa-t-il pas ? On connaît de nos jours ces condottieri de plume, prêts à se vendre ou à se louer à quelqu'un ou à quelque chose. Il nous en est venu, entre autres « rossignols », du beau pays de France. Passant du rouge au bleu, du blanc au noir, selon la dorure de leur plume, ils sont la honte de la Presse. Ce sont eux qui n'ont pas peu contribué à la déprécier. Coomans était de cette forte race des Veuillot et des Verspeyen qui mettent leur vie au service de leurs idées, pas même pour la gloire, pour l'honneur et le plaisir des principes, à peine moyennant un modique salaire trop justifié, en un mot pour le Roi de Prusse. Et, lorsque des imbéciles lui reprochaient ce qu'ils appelaient « ses idées fixes », combien il avait raison de se vanter d'en avoir, lui, en comparaison des leurs, à eux qui en changent aussi souvent que de chemises ! Ce sont ces dignes bonshommes qui assurent - généralement avec beaucoup d'à-propos - que l'homme absurde est celui qui ne change jamais.

Sait-on, au surplus, ce qu'étaient ces « vieilles marmottes » comme il aimait à les appeler ? Les voici : les neuf dixièmes sont inscrites sur le drapeau du parti conservateur belge qui s'en est inspiré dans son œuvre législative :

« Liberté politique, civile et religieuse dans le sens constitutionnel le plus large ; liberté du travail, du capital, de l'industrie et du commerce ; liberté (page 12) de la parole et de la presse ; liberté en tout et pour tous, dans les limites du droit de tous.

« Large extension du droit de suffrage.

« Amélioration du sort des classes laborieuses par le développement de l'instruction et par la réduction progressive des impôts qui pèsent sur l'alimentation publique, notamment sur le sel, la bière, etc.

« Suppression de tout impôt-patente.

« Diminution des dépenses et des charges militaires.

« Abolition de la conscription remplacée par le recrutement volontaire. Le

service militaire transformé en fonction publique convenablement rétribuée.

« Décentralisation, simplification des rouages et des attributions du pou voir administratif, dans l'intérêt des administrés comme dans celui du trésor et des fonctionnaires publics.

« Nomination des administrateurs communaux par les électeurs.

« Réforme du code de procédure, principalement dans le but de réduire les frais de justice.

« Atténuation des droits fiscaux sur le transfert des titres de propriété.

« Progrès de l'agriculture par la gratuité de la circulation ; sécurité de l'agriculture par la répression sévère du vagabondage et des délits ruraux.

« Enfin liberté et respect des cultes pour les vivants et les morts, dans toutes les applications possibles du principe constitutionnel. »

Tel, ce beau programme de La Paix, qualifié naguère de charlatanisme et d'utopie par le doctrinarisme tout-puissant. Ces généreuses aspirations sont presque toutes traduites en fait aujourd'hui. Où en est d'autre part la politique doctrinaire ? Demandez plutôt où sont les neiges d'antan,

Coomans précisa ce programme en divers points, notamment en ce qui concerne l'extension du droit de suffrage : il voulait le suffrage universel de tous les citoyens belges aptes à l'exercer convenablement. Nous y reviendrons en appréciant son rôle parlementaire.

L'antimilitarisme était l'autre de ses dogmes : ils furent les deux grands moteurs de toute sa vie de polémiste.

Il a assez vécu pour assister à la chute de l'inique régime censitaire qui, si longtemps, fit nommer les représentants de 6 millions de 13elges par 130,000 privilégiés dans l'aisance.

Il est mort au moment où le triomphe du volontariat n'est plus qu'une question de jours, tandis qu'agonise « l'infâme loterie militaire », sa bête noire. L'a-t-il assez poursuivie celle-ci ! Toujours et partout, avec des amis comme Alphonse (page 13) Nothomb ou des ennemis comme Paul Janson, avant comme après 1862, l'année où il fonda La Paix dans ce but !

Des amis crurent devoir se scandaliser naguère de l'avoir vu « meetinguer » à Liége, avec Janson, Robert et Arnould - le parti radical d'alors - contre le régime censitaire et la conscription. Il leur répondit spirituellement que pour la défense de ces causes justes, il eût accepté le diable pour allié s'il avait été assez bête pour l'aider.

Ses premiers coups comme ses derniers furent dirigés contre cette « militairerie » abominable, source du paupérisme et de tous les maux contemporains. Relisez la noble lettre qu'il écrivait à ce sujet le 29 juillet 1861 au Journal d'Anvers :

« Vous avez raison, Monsieur, de revenir, de temps antre, sur la question de la milice qui intéresse à un si haut degré non seulement les dix-mille familles frappées annuellement par la loterie militaire, mais les quarante mille familles qui y prennent part. Vous persistez, et je vous en félicite, à demander une réforme approfondie de nos lois de milice, qui sont aujourd'hui les plus injustes et les plus vexatrices du monde civilisé, et vous vous plaignez à bon droit de l'obstination à laquelle le gouvernement et les Chambres maintiennent une législation inique et absurde dont aucun homme, consciencieux et sensé, n'oserait accepter personnellement la responsabilité. Vous vous étonnez de l'ajournement perpétuel de cette question importante, vous signalez l'inertie des personnages politiques qui se bornent, à crier contre les abus sans rien faire pour les supprimer ou pour les atténuer ; vous dites avec Racine : « La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère ? » Vous n'avez pas tort, mais veuillez croire que je ne suis pas de ceux qui pactisent avec le mal et qui abandonnent facilement, de guerre lasse, les bonnes causes qu'ils ont embrassées.

« Permettez-moi de vous le rappeler, Monsieur ; dès mon entrée dans la presse, en 1833, j'ai, la Constitution belge en main, recommandé, comme chose urgente, la réforme de notre système de recrutement ; pendant 25 ans, dans tous les journaux que j'ai rédigés et dans quelques autres où je suis parvenu à faire pénétrer mes idées, dans le vôtre en 1851, j'ai prêché la nécessité morale et, politique de cette réforme.

« La première parole que j'ai prononcée à la Chambre, en juin 1848, a été une protestation très vive contre le régime militaire infligé aux familles laborieuses, régime qualifié d'« odieux » par les hommes les plus éminents de la droite, y compris M. Rogier. Depuis cette époque, j’ai renouvelé souvent mes critiques, que j’ai sanctionnées par mon refus absolu de voter aucune dépense militaire. Bref, je puis me rendre ce témoignage que j’ai fait à cet égard tout ce qu’un représentant peut humainement faire (page 14) et que, si je n'ai pas réussi, ce qui est malheureusement constant, la faute en est au peu d'influence que j'exerce, et peut-être aussi à l'indifférence selon moi coupable avec laquelle la plupart de mes amis et de mes adversaires politiques ont accueilli mes efforts, mes conseils et mes prières bien désintéressées.

« L'insuccès m'a affligé sans me décourager. Je suis plus convaincu que jamais que la conscription, telle qu'elle est pratiquée en Belgique, est une institution mauvaise, illibérale. anti-chrétienne, immorale, ruineuse ; que notre loterie militaire est fatale aux classes inférieures qui en supportent le fardeau presque tout entier ; que nos soldats sont moins bien traités que nos forçats ; que leur solde est dérisoire, que leurs services sont méconnus, qu'un tort énorme est annuellement causé à des milliers de familles estimables, en un mot que la situation qui leur est faite est devenue intolérable. J'aspire à l'occasion de répéter et de prouver tout cela à la Chambre ; j'engagerai avec force le gouvernement à tenir enfin la promesse constitutionnelle cent fois faite, depuis 1831, de modifier nos lois de recrutement militaire ; si l'on reste comme ci-devant sourd à cet appel, j'userai de mon droit d'initiative, et si, finalement, les iniquités dont je me plains restent debout, je crierai à la tribune haut et ferme : A bas la conscription ! et force sera de m'entendre.

« A qui trouvera le mot trop fort, je rappellerai qu'il a été prononcé, sur le trône, par les rois Louis XVIII, Guillaume Ier et Louis Philippe, témoin leurs chartes constitutionnelles.

« J'ai l'honneur, Monsieur, etc. »

Trente-cinq ans après, sonne toujours la même note antimilitariste - rare exemple de fidélité et de constance dans les convictions. Voici, à l'appui, un extrait de La Paix du 16 mai 1896, où se retrouve, entre parenthèse, l'étonnante verdeur toujours nouvelle, de cette vaillante plume de 83 ans :

« L'autre soir, nous trouvant en belle société de militaristes de haut parage, nous demandâmes au plus savant d'entre eux combien d'hommes les bombes du grand Krupp pourraient tuer ou blesser, d'un seul coup. -— Oh !, dit-il, l'effet en serait immense, dans un bataillon bien serré ou dans un pâté de maisons en cas de bombardement. Deux cents hommes pourraient être atteints et une douzaine de maisons démolies, dans l’hypothèse de la portée la plus utile.

« - Merci, répondîmes-nous, et nous tâchâmes artificieusement d'amener un bout de conversation sur les assassins civils indisciplinés qui font des difficultés inutiles pour se laisser conduire sur l'échafaud et couper le cou promptement, sans souffrance préalable.

« - Oui, dit notre chef artilleur, des incidents cruels et déplorables se (page 15) produisent quelquefois et le spectacle en est honteux pour l'humanité. L'autre jour, un parricide n'a pas voulu se prêter à l'opération, il a refusé la toilette de rigueur et lutté contre le bourreau et ses aides au point de forcer ceux-ci à lui lier bras et jambes et à le blesser sur diverses parties du corps. N'est-ce pas triste et ne ferait-on pas bien de supprimer la guillotine et son jeu dégoûtant ? Le bois de l'échafaud chaufferait nos prisonniers l'hiver et les âmes sensibles applaudiraient.

« ) Vous n'aimez donc pas le canon-Krupp dont le jeu est autrement terrible, aux dépens de gens qui n'ont assassiné personne et qui, pas plus que ce parricide, ne désirent subir une mort violente ?

« - Eh ! Monsieur, c'est autre chose ; le canon-Krupp est une admirable invention et j'espère bien que le gouvernement en achètera quelques-uns pour nous mettre à la hauteur du progrès et nous laisser tuer honorablement autant d'étrangers qu'on tuera des Belges.

« - L'échafaud est moins bête que votre canon. »

Existe-t-il ailleurs des confrères qui soient journalistes aussi sincèrement, aussi profondément que Coomans le fut ? Il est permis d'en douter. Ajoutons à l'honneur de la profession que c'était la seule chose dont il fut fer, presque orgueilleux, surtout depuis les félicitations qu'il avait reçues en 1858, en audience particulière, de S. S. Pie IX.

« - Quand j'ai vu Pie IX, racontait-il volontiers, (il me devait bien cela pour mon ancien cléricalisme), il m'a dit : Vous êtes journaliste ; c'est le plus grand devoir civil et religieux que l'on puisse accomplir à cette époque. Et si saint Paul revenait, il serait certainement journaliste. »

Coomans n'eut pas été un véritable journaliste s'il n'eut eu l'amour des lettres. Le reportage moderne dont se sont emparé force petits jeunes gens audacieusement ignares, mais gonflés de prétentions, n'existait pas de son temps. On se préparait par de fortes études à parler au public. Un « blagueur » à la française, produisant à plume que veux-tu des riens charmants où il n'y a que du vent, n'eut récolté que des pommes cuites.

Docteur en droit à 21 ans, nourri de moelle littéraire et historique, d'une érudition rare, presque encyclopédique, Coomans ne pouvait se borner, autre Sisyphe, à rouler tous (page 16) les jours au haut de la colline le bloc vulgaire mais lourd d’une gazette quotidienne.

Il se délassa en écrivant force brochures et Et comme tout jeune prosateur qui se respecte, il fit même des vers ! Tu quoque !... » Hâtons-nous d’ajouter, à sa décharge qu’ils sont détestables. Entre autres inspirations il chanta La place des Martyrs, élégie révolutionnaire (sic) en quatrains ! Voici à titre de simple curiosité des extraits de ce

morceau inédit :

« Mon cœur s'était promis d'aller verser des larmes

« Aux lieux où reposaient nos citoyens soldats.

« Mon cœur est soulagé : Honte aux Belges ingrats

« Qui n'osent s'émouvoir à l'aspect de ces charmes.

« Braves, salut ! couchés sur des lits de lauriers,

« Dormez, dormez en paix au milieu d'une ville ;

« Je sème quelques fleurs sur le dernier asile

« Que la patrie en deuil consacre à ses guerriers.

« J'aime ces verts lauriers que des mains maternelles

« Consacrent en tremblant aux mânes de leurs fils ;

« J'aime ces hauts cyprès, ces couleurs immortelles

« Qui flottent tristement sur ces tombeaux fleuris.

« Je foule avec respect ces funèbres allées

« Que la reconnaissance enrichit de présents.

« Nobles inscriptions mes paupières mouillées

« Vous lisent avec peine au bas des monuments.

N'oublions pas d'être indulgents : nous sommes en plein romantisme, aux environs de 1830, et l'auteur qui se bornait à signer - un jeune Bruxellois - n'avait pas vingt ans !... Mais laissons-là ces péchés de jeunesse de Coomans. La prose, ce bon outil naturel, allait mieux à ses mains.

En 1836, il édite chez Blockeel, à Gand, sa première brochure, une petite étude sur la Répression du duel. Déjà les vues bien personnelles percent dans les conclusions de ce jeune homme de 23 ans.

Parti de cette idée : c'est la publicité, le vain renom ; la

fausse gloire qui fait le duelliste, l'auteur se refuse à le frapper (page 17) d'autres peines que de châtiments moraux, l'incapacité de remplir désormais un emploi public, de recevoir des honneurs ou des distinctions. Par contre, il atteint sévèrement les témoins, afin d'empêcher qu'on en trouve désormais : cinq ans de prison et 4000 francs d'amende !

Idée originale à coup sûr, allant directement à l'encontre de toutes les législations pénales qui frappent plus fort les auteurs d'un délit que leurs complices. Mais les systèmes en vigueur de répression du duel n'ayant jamais donné aucun résultat sérieux, peut-être eût-on pu essayer l'efficacité de celui-ci ?...

La même année paraissent chez le même éditeur gantois des Notes biographiques. Puis une Histoire de Belgique en français et en flamand, avec 52 gravures sur cuivre de son frère Joseph Coomans, l'artiste-peintre mort à Paris, il y a quelques années. C'était le premier hommage du jeune patriote belge aux gloires de son pays. Il en écrit une autre dans la Revue de Brucelles en 1838, sous ce titre : Notices sur les inondations qui ont affligé les provinces belges, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours.

Successivement de cette plume féconde jaillissent ensuite la Clef d'or, pastiche charmant d'un imaginaire manuscrit flamand de 1457 - on s'y trompa à ce point que l'auteur reçut des propositions pour l'impression de cette trouvaille fantaisiste! - Le Moine Robert, une Histoire de l’abbaye d'Affligem, Richilde, épisodes de l'histoire de la Flandre et du Hainaut au Xième siècle - d'où Emile Mathieu a tiré son récent opéra -, Baudouin-bras-de-fer ou les Normands en Flandre, roman historique du même genre ; Jean-le- Victorieux, comédie en trois actes; Les Communes belges, œuvre de haut intérêt relatant l'état de la civilisation en Belgique avant et après les Croisades, ainsi que les origines de nos libertés communales. Épisodes de la Révolution brabançonne de 1789, fragments d'un ouvrage projeté sur tous les événements belges de 1787 à 1791 ; Vonck, roman politique se rattachant à cet ordre d'idées... Tout cela entre 1837 et 1846, en moins de dix ans, outre le travail de presse que vous savez. Jeunesse d'aujourd'hui, compare ta vie à celle de ces travailleurs d'autrefois.

En 1847 parait sa brochure : La Liberté, les Libéraux et les Catholiques. Coomans ayant été nommé député de (page 18à l'arrondissement de Turnhout en 1848, un léger temps d'arrêt se constate dans sa production littéraire. Nous comptons cependant à son actif une Etude sur les questions d'intérêt matériel à l'ordre du jour, éditée à Anvers, en collaboration avec M. H. Matthyssens.

C'est en 1854 que paraît son délicieux roman de mœurs brabançonnes : Jeanne Goetghebuer où se révélait une note sentimentale que les ouvrages antérieurs n'annonçaient pas.

On se demande comment des livres patriotiques, vraiment nationaux comme celui-ci, ne sont pas dans toutes les mains belges. C'est le vieux Bruxelles du XIVe siècle qui revit en ces belles pages, Bruxelles et ses monuments, ses fiers ducs de Brabant et ses bons bourgeois, les hauts faits de ceux-ci, les douces amours de ceux-là. Et à l'ombre de l'ancien beffroi de Saint-Nicolas, apparaissent tour à tour dans le cadre si attachant de l'époque, les figures du duc Wenceslas, du sire de Moerbeke, de la noble dame Hélène de Pipenpoy, et d'autre part du doyen des charpentiers Goetghebuer, de sa femme Ursule et de ses enfants Baudouin et Jeanne, dignes habitants de l'ancienne Chaussée bruxelloise, aujourd'hui la rue de la Madeleine. Tout cela c'est de l'hébreu, m'assure-t-on, pour les générations présentes qui connaissent de mémoire les moindres gratte-papier de Paris en France, mais ignorent leurs historiens nationaux. Hélas ! ne perdons pas de vue que nous sommes toujours en cette terre Belgique, si belle mais si mal habitée, où l'on ne prise guère en fait de nourriture intellectuelle que les mirifiques nouvelles à la main des petites gazettes et autres feuilletons...

Comme pour prouver la souplesse de son talent, Coomans écrit ensuite, en 1856, la Bourse et le Chapeau de Fortunatus, roman philosophique qui fut comme bon nombre de ses livres, traduit en cinq ou six langues.

Seul, il suffirait à perpétuer le nom de l'auteur. Fortunatus, qui était de nature à plaire aux grands et petits enfants, eût neuf ou dix éditions. Avec une modestie naïve, l'auteur raconte lui-même, dans la préface de la première, comment il fût amené à narrer ces vieilles aventures.

« J'eus le bonheur, écrit-il, de voir souvent dans l'intimité l'excellent Charles Nodier, qui daigna m'apprendre le peu de français que je sais. Un jour, voulant m'encourager sans doute, il m'engagea à traduire pour une (page 19) revue parisienne quelque échantillon de la littérature flamande. Je songeai aussitôt à Fortunatus, et mis en prose, plus ou moins française, le livret imprimé à Gand par Van Palmel, seule édition que je connusse alors. Ma besogne finie, je courus près de Nodier, qui écouta en souriant la lecture du premier chapitre, Au second il m'arrêta court, en ces termes : Malheureux jeune homme, ce n'est pas un ouvrage flamand que vous m'apportez là : c'est un livre universel, appartenant l'humanité entière, comme l'odyssée d'Homère, l'Enfer du Dante et le Paradis perdu de Milton. Je connais Fortunatus depuis bien des années, et n'ai jamais osé y toucher, quelqu'envie que j'en eusse. Rien de délicat comme le tissu de cette histoire, rien de gracieux comme les broderies qui l'ornent. Exercez longtemps votre plume avant d'entreprendre le récit des charmantes aventures du Gil Blas cypriote, grand-père du Gil Blas espagnol. En attendant, faites des articles politiques pour les journaux, des romans de pacotille pour les revues et des mémoires pour les académies. Il n'est pas nécessaire que ces choses, dites sérieuses, soient écrites en bon français, et vous y réussirez peut-être comme tant d'autres ; mais, de grâce, ne me gâtez pas Fortunatus, dont l'histoire doit réunir toutes les qualités littéraires. Je vous propose de nous mettre ensemble à la recherche des principales éditions de ce livre ; puis, nous essayerons d'en écrire une qui ne soit pas indigne de l’auteur d'un si beau poème.

« Ainsi me parla Nodier, avec l'exquise bienveillance qu'il témoignait à tous les jeunes gens admis à ses soirées dominicales, je veux dire aux

réunions littéraires qu'il présidait le dimanche dans ses salons de l'Arsenal, vis-à-vis de l'ile Louvier, aujourd'hui supprimée. Je m'empressai de jeter au feu ma lourde prose, et je me suis mis en quête des vieux Fortunatus éparpillés en Europe. J'eus le plaisir d'en expédier quelques-uns à Nodier peu de temps avant sa mort, ce qui me valut un des derniers autographes de ce maitre-écrivain, et l'autorisation qu'il me donna, enfin, d'exécuter mon ancien projet de composer un Fortunatus complet avec les matériaux que j'avais soigneusement réunis.

« Me voilà donc là l'œuvre. Il n'y aura pas de ma faute si j'échoue dans mon entreprise car j'en ai apprécié toutes les difficultés, et dussé-je scandaliser un peu les hommes graves à qui ma plume n'est pas inconnue, je déclare que je n'ai jamais rien écrit avec plus d'attention et de scrupule. Écoutez donc, de Schoone historie van Fortunatus beurze en van zijn wenschhoedeken, zeer amusant en vermakelijk om lezen, zoo voor oude als jonge lieden. Tel est le titre des éditions flamandes que j'ai principalement suivies. «

Une académie de fous, dont le premier volume parut en 1861 (il y en a trois), est l'œuvre de raison qui résume le mieux l'esthétique politique et philosophique de Coomans. Son bon sens (page 20) proverbial s'y donne carrière une liberté d'allures audacieuse. Il y bondit jusqu’au paradoxe. Mais, en dépit des chevauchées les plus désordonnées, on sent que le cavalier demeure le maître de la bêle. A certains moments, le mors de la raison se fait sentir, et elle se calme, domptée, soumise.

Il faut lire et relire ce curieux évangile des sages raisonneurs.

Tour à sérieuses ou plaisantes, les dissertations de ses fous préférés Germanus el Mac-Soon (l'anagramme de son nom) peuvent soulever, au premier abord, l'étonnement ; mais jamais elles n'engendrent l'ennui, chose rare, en une œuvre de ratiocination pure, où sont abordés de front les plus graves problèmes de l’humanité.

Au bout de quelque temps, le lecteur réfléchi est au diapason, et il se laisse aller à faire, lui aussi, sa partie dans cette musique peu banale, tout en admirant la somme de bonnes vérités philosophiques cachées sous ces chapitres plus fous les uns que les autres : Nous ne sommes guère corrigibles ; une philanthropie trop honnête mène en prison ; le bonheur est dans la tête ; le vrai propriétaire est l'usufruitier ; presque tous les hommes meurent de chagrin ou d'indigestion ; nil mirari ; les maux de l'humanité sont son ouvrage ; liberté et bonheur du pauvre intelligent ; les hommes admirent toutes les forces brutales ; les grandes idées viennent au lit ; la liberté c'est l'argent, etc., etc.

Le second volume parut en 1874 : il est le digne frère du premier. C'est dans celui-ci que l'auteur développe sa fameuse défense militaire d'Anvers et du pays au moyen des « Ecraseurs » c'est-à-dire d'une ceinture de tours rondes, mobiles sur leur axe, en fer, d'un mètre d'épaisseur.. Curieux système de défense que lui avait inspiré le savant ingénieur anversois Théodore Leysen,

Le troisième volume, qui ne vit le jour que quatorze ans après, en 1888, est inférieur aux deux autres : l'unité ni l'ancienne verve n'y sont plus, ce n'est qu'une compilation d'articles plus ou moins bien venus.

Le Portefeuille d'un flâneur (8 vol.) date de 1862 et des années qui suivirent la fondation de La Paix. On retrouve l'auteur dans ses intéressants vagabondages à Schaerbeek et.., en Europe. Citons enfin l' Impôt du sang, nouvelle antimilitariste écrite en 1876, malheureusement inachevée.

(page 21) Telle est l'œuvre considérable du romancier, ou mieux de l'écrivain national,

Les deux principaux mérites du style de notre « vieux scribe » - il aimait, à s'intituler ainsi ) sont la simplicité et la clarté. On a pu s'en convaincre par les extraits que nous avons cités. Coomans sait ce qu'il veut dire, et il le dit sans détours. C'est à des écrivains de sa lignée que rêvait Boileau lorsqu'il émettait son distique célèbre '

« Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement,

« Et les mots, pour le dire, arrivent aisément. »

Rien d'alambiqu6 dans sa manière : sa plume suit sa pensée qui file rapidement vers le but, en ligne droite. Mais c'est en ramassant le long de la route les simples et les fleurs les plus curieuses qu'il chemine. Il ne conte pas comme tant d'autres pour ne rien dire. Toujours sa lecture instruit sans fatigue. S'il aime parfois certaines oppositions de mots tout étonnés d'être accolés l'un à l'autre, c'est au service d'une idée qu'il les emploie et non pour le plaisir d'un vain cliquetis.

Nourri de la langue saine du grand siècle, ce flamand de race écrit correctement, autant que couramment, sans mièvres arabesques, sans recherches artificielles. Etant simple de nature heureusement il ignore la pompe ou la grandiloquence. Mais l'esprit surgit de toutes parts, fleurs des prés de cette prose vive, coulant de source.

Voici comment le jugeait naguère le Courrier du Comptoir, journal bruxellois fils ou frère du Courrier de Bruxelles :

« Dans ses romans, sa qualité dominante est une profonde connaissance de l'histoire de son pays, des mœurs et coutumes de nos ancêtres, et la vérité avec laquelle il sait relier le passé aux traditions encore vivantes qui nous en restent. Jeanne Goetghebuer et Richilde brillent surtout par ce côté. Les personnages sont bien de leur temps, ils sont Belges ou flamands, comme on voudra, et, pour peu que le lecteur appartienne à une province qui a conservé d'antiques usages, il retrouve la chaine interrompue des temps. Coomans conte naïvement, avec une simplicité gauloise, que les Anglais appellent humour. L'idéal, Coomans ne le cherche pas. Il trouve aussi bien, si pas mieux : nous avons beaucoup à apprendre de ses héros...

« Coomans n'a eu pour lui ni la réclame habile des revues et journaux (page 22) français, ni la sympathique attention de la presse belge faire connaitre et à propager des publications d'un vrai mérite. Qui ne le sait et qui ne le voit ? Nos journaux se font les complaisants des éloges que nos voisins se décernent... Coomans a dû lutter dans ce milieu... Il est arrivé ainsi qu’au détriment de la publique, sa parole n’a pas eu et au dehors l’autorité qu’elle devait avoir.

« Personne n'ignore à la Chambre, et ses adversaires moins que les autres, qu’il a la réplique vive et mordante ; qu'il sait habilement retourner contre ses adversaires les prémisses de leur raisonnement et les acculer à la conclusion qui les épouvante. Tel orateur, tel écrivain : La Paix est sa tribune. Il ne se pique pas de style, ni à la Chambre, ni ailleurs, mais au besoin il en a autant et plus que ceux qui croient en avoir. 11 1'attrape, comme le bon sens, sans le chercher. »

Ces lignes datent d'il y a 25 ans : elles sont vraies aujourd'hui comme jadis, elles le seront demain. Elles émanaient d’une plume amie. Mettons en regard l'appréciation identique et non-suspecte d'un ennemi, le socialiste Charles Delfosse, dans ses Hommes du Jour de 1884 :

« Coomans est un maître journaliste ; sa polémique est vive et ardente. Bien des adversaires qu'il a attaqués ont été affaiblis par les coups de

boutoir du journaliste catholique. Quoique son style ne soit pas brillant, son bon sens indéniable lui fait trouver le mot juste, et l'attaque comme la riposte est toujours mordante...

« Parmi ses romans, on cite Jeanne Goetghebuer et Richilde qui se distinguent par une profonde connaissance de l'histoire des mœurs et des coutumes de notre pays. Il conte agréablement et naïvement... Malgré tous ses travaux multiples, Coomans trouvait le temps d'aller, dans toutes les villes de la Belgique, donner des conférences sur l'art, les sciences, l'économie politique, le drame, le roman, etc. Ces conférences étaient très suivies, car le talent, la bonhommie et la verve de l'orateur sont incontestables. A Anvers et à Liège, notamment, il a remporté de grands succès. »

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Mais il est temps de dire quelques mots de son rôle parlementaire. C'est le 13 juin 1848 qu'il fut élu membre de la Chambre par et pour l'arrondissement de Turnhout, lequel lui resta fidèle sans interruption jusqu'à sa mort, pendant près d'un demi-siècle ! Nous avons sous les yeux la belle profession de foi qu'il adressait à ses électeurs en cette Campine d'où sa (page 23) famille était originaire, mais qu'il n'habitait pas, ce qui permit à ses adversaires de le traiter « d'étranger inconnu. »

Coomans s'y explique avec sa franchise et sa netteté habituelles. En tête figure cette déclaration :

« Dans les pays libres, on vote moins pour un homme que pour les idées qu'il représente. Je crois convenable de vous exposer brièvement les miennes, afin que vous agissiez en pleine connaissance de causes La décision que vous prendrez après m'avoir lu n'en sera que plus solennelles puisque vous aurez à vous prononcer sur des principes et non sur des petites questions de personnes qui ne devraient jamais dominer la lutte électorale. »

Qu'on compare cette attitude à celle que nous ont fait connaître depuis tant de boniments forains en périodes électorales ! Combien de fois les questions de personnes ne priment-elles pas tout à l'heure actuelle ?

Coomans l'emporta à près de cent voix de majorité - c'était énorme pour l'époque — sur son compétiteur libéral, M. l'avocat Caers. Il y avait deux représentants à élire. Voici les chiffres du scrutin :

Nombre de votants : 867.

Élus :

J.-B.-N. Coomans : 528 voix.

Albéric Du Bus : 493 voix.

Non élus :

B.-S. Caers : 439 voix.

Baron Coppens : 223 voix.

Le jeune Représentant, fidèle à ses convictions comme à ses promesses, avait à peine prêté serment qu'il protestait contre l'odieux régime de la conscription militaire. C’était à la fin de juin 1848.

Dès le mois de décembre suivant, il se prononçait pour la protection de notre agriculture. Avec l'honorable comte Félix de Mérode il insistait sur l'injustice qu'il y a à faire à l'agriculture l'application sévère du libre-échange, tandis qu'on répudie cette doctrine au nom de toutes les autres industries.

Il proposait par amendement de taxer les céréales à un taux un peu supérieur au droit de balance de 50 centimes les cent kilos que le gouvernement admettait. C'était assurer au Trésor un revenu de près de 2 millions de francs, tout en défendant mieux le travail national... Ne semble-t-il pas que nos discussions (page 24) d’aujourd'hui soient que l'écho de celles-là ? Cela parut extraordinaire pour le temps, et ce fut rejeté, mais cela existe maintenant : dans le premier problème économique qu'il discutait à la Chambre, comme en maintes autres circonstances, Coomans devait être un précurseur...

Le 30 janvier 1849 il condamnait l'intervention minutieuse de l'État au profit d'intérêts locaux et individuels. 11 resta fidèle jusqu'au bout à ce principe de non-intervention de cette pieuvre anonyme aux mille tentacules, qu'il appela un jour d'un nom demeuré célèbre : « Monsieur l'État ». Lui aussi, en véritable libéral dans le vrai sens de ce beau mot, voulait le minimum de gouvernement et le maximum de liberté pour les citoyens.

Ecoutez ces belles paroles :

« Toute société doit, sous peine de ruine, agir selon les principes essentiels qui la constituent et repousser les principes contraires, afin qu'elle ne se prive pas des bénéfices qui découlent de son organisation. Or, la liberté, sous toutes les formes qu'elle peut revêtir, est le ressort, la vie, l'âme du monde moderne. Elle donne lieu à certains abus, elle soumet les nations à des épreuves difficiles, elle a ses inconvénients et ses dangers; mais elle produit aussi quelques bons effets qui corrigent les mauvaises influences.

« Entraver la liberté industrielle par l'intervention compliquée, souvent arbitraire et partiale, du pouvoir politique, c'est contrarier la nature, c'est créer des luttes stériles, c'est renoncer aux bienfaits de la liberté sans recueillir les avantages du despotisme.

« Pendant une longue série de siècles, les gouvernements ont paru n'exercer que des droits et n'avoir pas de devoirs à remplir ; ils étaient craints, respectés, puissants. On souhaitait qu'ils agissent le moins possible, car on savait qu'ils abusaient volontiers de leur force. Leur intervention, imposée quelquefois, n'était jamais réclamée. Aujourd'hui il n'y a pas de droits qu'on ne conteste à l'Etat, il n'y a pas de devoirs dont on ne le somme de s'acquitter. On exige de lui qu'il fournisse aux citoyens l'instruction primaire, moyenne et supérieure, des capitaux, du travail, des chalands; qu'il les préserve des maladies épidémiques, de la disette, du chômage; qu'il aide les grands spéculateurs, qu'il prête aux petits, qu'il nourrisse les pauvres, qu'il amuse les riches, qu'il entretienne des spectacles et des hôpitaux; qu'il soit industriel, commerçant, agriculteur; qu'il ait de l'esprit pour tous, des inventions pour tous; qu'il se mêle de tout sans se tromper jamais, qu'il se charge de toutes les dépenses avec de médiocres recettes; en un mot qu'il soit le précepteur, le valet, le banquier, le consommateur, l'avocat, le médecin, le voiturier de tout le monde. Voilà le programme qu'on lui trace, la tâche plus que providentielle dont on le charge.

(page 25) « Eh bien, toutes ces tentatives déréglées, faites pour arrêter les ravages du paupérisme, en ont précipité le débordement. A force d'innover, d'ébranler, de multiplier les mesures exceptionnelles, on a découragé les entreprises libres; on a effrayé les spéculateurs sérieux; on a créé la paresse ; ou a inspiré des espérances folles aux incapables ; on a fait du trésor le point de mire des faibles, des impuissants et des cupides; on a augmenté outre mesure les rouages de l'administration et les cadres des emplois; on a presque doublé les dépenses; on a mécontenté des milliers de personnes; on a suscité contre le pouvoir d'impitoyables rancunes; ou l'a déconsidéré, affaibli, et l'on n'a pas diminué la misère. Que dis-je! elle paraît s'être développée en raison même des vains efforts qu'on lui opposait.

« Il convient que cette fausse politique soit sérieusement combattue. Il faut prouver à la nation que le rôle du gouvernement est de faire régner la paix, l'ordre, la justice, de protéger les droits légaux, d'assurer l'accomplissement des devoirs civiques, non d'intervenir dans les innombrables incidents qu'amènent la liberté du travail, la concurrence des capitaux et des bras. Il est urgent que la nation comprenne qu'elle est victime de ce pêle-mêle de théories de liberté et de socialisme; il ne l'est pas moins que le pouvoir se débarrasse d'une faute de petits soins qui le compromettent et l'absorbent. Proclamons très haut que le pouvoir le plus fort n'est pas celui qui exerce le plus d'attributions, mais celui qui rencontre le moins de résistances, et persuadons-nous que le remède au paupérisme doit venir d'en bas, non d'en haut, sortir de la société même et non du cerveau d'un inventeur officiel. »

Mais il ne nous est pas possible de suivre le parlementaire pas à pas au cours d'une carrière publique de 48 ans, Il nous faudrait écrire tout un volume. Nous devons nous borner à rappeler les faits saillants de sa vie publique.

Très assidu à la Chambre, où il arrivait généralement le premier, avant même l'ouverture de la séance, à sa descente de la Bibliothèque dont il était un des rares fidèles, Coomans ne fut pas un honorable muet, Lors même qu'il semblait, un peu affaissé sur son banc, ne prêter qu'une attention distraite aux débats, une interruption topique surgissant soudain, prouvait qu'il les avait suivis. Sans avoir été sous la coupole législative aussi fécond que dans les lettres, il prit part

du reste pendant de longues années à toutes les discussions importantes.

Il avait souci - contrairement à tant d'autres honorables - de ne parler que de ce qu'il savait. Et il en parlait avec aisance, savamment et librement, défendant avec talent ses thèses (page 26)parfois originales, mais dont la plus grande originalité consistait à être prématurées.

Nous en faisions la remarque plus haut à propos de protection il en fut également ainsi, par exemple, en matière militaire et en ce qui concerne le suffrage Universel. Le système de demain du volontariat est la mort de la conscription actuelle, et il y a trois ans que nous jouissons du suffrage généralisé, sans que ses résultats, en dépit des prédictions de maints Cassandres, paraissent moins heureux pour l'avenir du pays que ceux de l'ancien régime censitaire.

Ce fut vrai, et d'une façon peut-être plus éclatante quant à l'abolition des octrois. Dès le 1er juillet 1851, il avait déposé, avec M. Jacques, député pour Marche, une proposition de loi en ce sens. Elle était ainsi conçue :

« A dater du janvier 1852, aucune taxe communale ne pourra plus être perçue sur les viandes de boucherie, les poissons, les céréales, le bois à brûler, les charbons de terre et les engrais. »

Il ne s'agissait pas, comme on le voit, de la défense générale d'un système, la proposition était nette et précise. Mais il eut beau défendre sa thèse, comme le constatait la presse de l'époque, « avec un esprit et une ténacité auxquels nous souhaitons le succès » (Messager des Chambres du 19 novembre 1851), le gouvernement de M. Rogier n'en voulait pas. Il fallut dix ans pour qu'elle triomphât... lorsque M. Frère, dont la puissance était à son apogée, la reprit pour son compte et qu'on lui en attribua naturellement tout l'honneur. Une fois de plus se vérifiait la vérité du vieux brocard virgilien : Sic vos, non vobis !

Le 7 août 1851, il développe à la Chambre, en une étude remarquable, sa proposition de loi relative à une réforme douanière. Ce protectionniste agricole voulait plus de liberté dans les relations de l'industrie et du commerce.

Dès 1851 également, le député campinois se prononça énergiquement en faveur des légitimes réclamations des populations flamandes. Mais jamais il ne versa dans certaines exagérations ridicules autant que dangereuses de nature à faire plus de tort que de bien à cette juste cause. Il réclama notamment à cette époque la traduction flamande des Annales parlementaires (page 27) pratiquement réalisée depuis douze ans par la traduction du Compte rendu analytique des débats.

Au point de vue de la politique pure, il était un redoutable membre de « l'opposition de Sa Majesté ». Le ministère doctrinaire eut à supporter les rudes assauts de son verbe spirituel.

Sans être un orateur dans le sens cicéronien du mot, Coomans était plutôt un debater à la mode anglaise et en maintes circonstances un terrible interrupteur. Il discourait à la Chambre comme il parlait, en apparence sans le moindre apprêt, avec une facilité parfaite, en dépit d'une certaine difficulté de langue, comme une sorte de bégaiement avorté qui semblait l'agacer par moments, mais qui lui permettait souvent de mieux faire pénétrer entre cuir et chair quelque flèche de son carquois. Il s'était attaché à démolir les pauvretés de la politique « rogiériste et frèriste », en compagnie des Dechamps, des De Decker. des B. Dumortier, des de Liedekerke et de son grand ami Jules Malou, de regrettée mémoire, qui eût avec Coomans tant de points de ressemblance : bon sens, esprit, érudition, patriotisme, mépris de la pose, etc... Voici, à ce sujet, un amusant extrait du journal satirique le Sancho, revue des hommes et des choses (numéro du 16 novembre 1851) :

« M. Coomans, le cauchemar de M. Rogier et qui remplit auprès de ce grand homme les fonctions de l'ichneumon auprès du crocrodile — M. Coomans dont la voix a la propriété singulière de donner des attaques de nerfs à M. Rogier, demande qu'on insère dans l'adresse une phrase qui fasse espérer aux travailleurs agricoles l'égalité devant la loi. M. Coomans trouve inique et absurde une législation qui applique le régime du libre-échange en matière d'industrie agricole et qui se montre si sévèrement protectionniste pour les produits industriels. Il termine en demandant à Rogier la réalisation de son projet de loi tendant à abolir l'octroi - projet conçu en juin 1848 et que M. Rogier a laissé dormir depuis dans les cartons ministériels, en compagnie de ces appeaux démocratiques qu'il exhibe lorsque l'orage révolutionnaire gronde au loin, ou qu'il arbore dans les mauvais jours en guise de paratonnerre ministériel.

« Atteint en pleine poitrine par l'argument du député de Turnhout, M. Rogier patauge, balbutie une réponse confuse d'où il résulte clairement que le cabinet a toujours eu pour devise : Autres temps, autres projets de loi, etc... »

(page 28) Les nécessités de la politique ne lui faisaient pas perdre de vue la défense des intérêts matériels du pays, et, très légitimement, de cette bonne Campine qu’il représentait. Il fit voter nombre d’excellentes décisions en sa faveur, entre autres, la construction de routes et de canaux. Il fut le promoteur du chemin de fer de Lierre à Turnhout et Tilbourg (1853) et du passage sur la Meuse hollandaise de la ligne d’Anvers au Bas-Rhin.

Mais il se distingua surtout par son opposition irréductible à tout ce qui de près ou de loin concernait la guerre. Il érait bien, tout d’une piècen l’homme de la paix. Il avait aide en 1858 à fonder le célèbre Meeting anversois des servitudes militaires avec Jan Laet, Blondel,d’Hane-Steenjuyse, le baron osy, Alfred Gheeland ; etc. Il créa en 1862 une association pour la réduction des charges militaires ; parmi les membres du comité figuraient l'économiste de Molinari, Jottrand père, Jules Guilliaume. Jamais il ne vota un seul des 48 budgets de la guerre, ni un seul des 48 contingents annuels de l'armée sur lesquels il dut se prononcer. Inutile de parler de son opposition aux fortifications d'Anvers, de Liège, de Namur, etc, A cet égard, il fit toujours partie de l'opposition, mais il se rattrapait en obtenant à diverses reprises l'amélioration du sort des soldats. C'est lui, notamment, qui fit porter de 74 centimes à 1 fr. 25 1'indemnité quotidienne à payer par homme pour le logement des troupes en marche, et qui, le premier, réclama une sérieuse rémunération personnelle des miliciens. Logiquement il abominait les institutions et protégeait ceux qu'il considérait comme en étant victimes.

Le régime du suffrage universel à mettre au lieu et place de l'absurde régime censitaire fut aussi l'objet de ses constantes préoccupations. Il défendit notamment ce système en 1870, lorsqu'il vota la prise en considération de la proposition de révision de la Constitution, avec 20 libéraux el 2 autres catholiques, MM. Delaet et Drion. Il le défendit encore en 1882, lors de la deuxième proposition de révision constitutionnelle, et il prononça a cette occasion un discours, véritable modèle de bon sens, de justice et de logique, où il s'écriait à la (page 29) fin :

« Selon moi on n’a pas insisté sur cette vérité, que c'est une honte pour la Belgique de n'avoir que 2 électeurs par 100 habitants, alors tous les peuples du monde, les plus arriérés, ont 12, 22 et 24.

« Vous ne ferez jamais admettre par personne que la nation belge soit moins digne, moins capable que d’autres à pratiquer le principe de la souveraineté nationale qui n’est aujourd'hui qu’une fiction menteuse parce que ce n'est pas le pays, dont on parle toujours, qui exprime ses volontés ; c'est un simple corps électorat subissant toutes sortes de corruptions et de fraudes. »

Enfin, lors de la session de 1893,au beau milieu du gâchis des vingt systèmes que l'on se rappelle, il proposa pour en finir d'accorder le droit de suffrage à tous les citoyens les plus âgés dans la proportion de 10 p, c. de la population communale : ce régime, disait-il, permettait 600,000 belges âgés de plus de 28 ans d'être électeurs. L'âge lui paraissait une condition suffisante de capacité et de dignité. On sait que le système du vote plural prévalut en la séance historique du 18 avril 1893.

Ici encore, il avait été un précurseur. Mais cette fois il eut au moins le plaisir de constater, avant de mourir, qu’il n’avait pas, si longtemps, prêché dans le désert.

Nous nous reprocherions de ne pas donner une idée de sa manière parlementaire ; C'est l'œuvre, dans le texte des Annales qu'il faut juger ce bon jouteur, aussi courtois dans la forme que malicieux dans le fond, et qui savait mettre régulièrement les rieurs de son côté, laissant l'adversaire en piteuse posture. Lebrocquy a justement dit de lui : « quand Coomans parle, nul ne sait où il mènera la Chambre peut-être ne le sait-il pas encore au juste lui-même. Mais insensiblement sa pensée se précise, sa forme s'épure, sa voix se renforce ; on l'écoute, on proteste, on interrompt. Il s'élève par degrés, à mesure qu'il s'échauffe. - Quelle vie sur tous les bancs, quel flux et reflux de sentiments mobiles ! Comme cet homme qui cause bien plus qu'il ne pérore, qui ne plaide jamais et dont les périodes ne sentent jamais l'huile ni l'effort de mémoire, comme cet homme mène à son gré ce docile auditoire, tout à l'heure si dispersé, si indiscipliné, Que de saillies ! que de traits inattendus et d'une justesse désespérante... Et comment se fâcher ? Il frappe de si bonne grâce. On rit sur tous les bancs ; à gauche, on rit jaune. » (Types et profils parlementaires, page 263).

(page 30) Voici, par exemple, l’histoire légendaire et pétillante d'esprit des et caetera, en séance du 14 janvier 1862, sous le cabinet Togier-Gr ère-Tesch qui devait sombre en 1870, lors des élections du « soulagement universel ».

Dans la discussion du budget de la Justice, M. de Theux reprochait au gouvernement d'avoir fait imprimer aux frais de l’Etat certain discours ministériel de M. Tesch. Celui-ci répliquait qu'il avait usé de son droit.

M. Coomans intervient.

« Je serais curieux de voir sur quel article du budget M. le ministre de la justice prélève les fonds nécessaires pour cette grande publication de ses discours. S'il était le ministre de l'intérieur, il pourrait dire que c'est sur le chapitre des beaux-arts, pour la propagation des belles-lettres, et je ne répondrais pas. Mais l'honorable M. Tesch n'a pas cette division administrative dans ses attributions ; il est ministre de la justice... Toute l'argumentation de M. le ministre repose là-dessus : le gouvernement a le droit de se défendre ; par conséquent il a le droit de faire imprimer les discours de ses membres et de les envoyer à droite et à gauche... surtout à gauche. (Interruption.) Mais, messieurs, le cabinet a le droit d'envoyer les discours de ses membres à presque tous les Belges (pourquoi pas à tous ?), comme il se compose de six orateurs déterminés (interruption), je dis de six orateurs ou à peu près, ceux-ci pourront, au même titre que l'honorable M. Tesch, user aussi de ce droit. Eh bien, je le demande, où irons-nous avec un tel principe, si tous les ministres se mettent sur le pied d'envoyer leurs discours aux communes, aux fabriques d'église, etc. ; pourquoi pas aux électeurs ? Il est certain, en effet, que si le principe préconisé par M. le ministre de la justice est fondé, les ministres ont le droit d'envoyer leurs discours, aux frais de l'Etat, aux électeurs, aux femmes des électeurs, aux enfants... (Interruption.) »

« M. Frère, ministres des finances. -Sans le moindre doute.

« M. Coomans. - Ils ont même le droit d'afficher leurs discours dans les communes.

« M. le ministres des affaires étrangères. - Mais certainement.

« M. Coomans. - Oui ! dit M. le ministre des affaires étrangères.

« M. le ministre des affaires étrangères. - Certainement, nous l'avons déjà fait.

« M. Coomans. - Aux frais de l'Etat ?

« M. le ministre des affaires étrangères. - Sans doute.

« M. le ministres des finances. - Des circulaires ont été faites dans les mêmes conditions.

« M. Coomans. - Ah ! les abus sont aussi nombreux que cela ! Je n'en savais rien et je suis vraiment surpris de l'apprendre. J'ai entendu dire que cela se faisait au delà de nos frontières. Et là, en effet, on n'y regarde pas de si près. Mais en Belgique, nous avons la vieille habitude de demander à (page 31) quoi servent les fonds que nous votons... M. le ministre n'a pas eu assez de confiance dans son discours même car il l’a timbré, Oui, Messieurs, il envoyé un discours timbré dans toutes les communes. » (Interruption)

On sait qu'autrefois les Annales étaient obligées d'indiquer par le terme générique « Interruption », les rires et autres mouvements de l'assemblée. Inutile de faire ressortir que l'honorable M. Tesch, ministre de la Justice, riait...jaune en entendant rire de son discours « timbré, ».

Voici la réplique de M. Frère :

« M. le ministre des finances. - L'honorable M. Coomans déclare que la mesure est illégale... Mais je crois qu'il a déjà voté l'article sur lequel les dépenses de cette nature sont imputées, Il figure a l'article « Matériel » au crédit de 26,000 frs destiné à ce genre de dépenses.

« M. Coomans. - Le matériel ?

« M. le ministre des finances. - Sans doute.

« M. Coomans. - Mais matériel cela veut dire des tables, des pupitres, des bâches.

« M. le ministre des finances. - M. Coomans a beaucoup d'esprit, je le reconnais : mais par malheur il ne lit pas le budget ; car s'il le lisait, il aurait vu ce qui suit aux développements de l'article « Matériel » : fourniture de bureau, impressions, papiers, livres, reliures, etc.

« M. Coomans. - Ah ! c'est dans les et caetera, je n'aime pas les et ceatera !

En cette discussion, comme en maintes autres, le spirituel opposant avait eu le dernier mot... Qui ne se rappelle le mot de Coomans sur les baes d'estaminet devenus les bases du régime électoral doctrinaire ? Estimez-vous, qu'il n'y avait là qu'un simple calembour et non en deux mots ou plutôt en un seul la caractéristique de tout un régime ?

Et ses protestations contre les subsides accordés aux courses des chevaux, cette « mendicité périodique, persistante, chronique, en faveur des bêtes les plus riches. les mieux nourries, les mieux logées et les plus inutiles de toute la Belgique. » (15 février 1862).

Et la tuile qui atteignit ce pauvre Louis Hymans à la fin de je ne sais quel discours ministériel, Il s'était fait applaudir par les tribunes publiques. M. le Président voulait intervenir : « Ce n'est rien, M. le Président, s'écrie Coomans, ce n'est qu'une douzaine de fonctionnaires. » (8 février 1868)

(page 32) Et la théorie de l'égalité de tous en matière militaire, exemption quelconque : aussi longtemps que serait maintenue l'odieuse loterie, la justice distributive exigeait qu'on mît aussi « le capucin dan le tambour » !

Et sa réplique à Léopold qui lui reprochait, à Ostende, de jeter par ses opinions antimilitaristes « des pierres dans son jardin » - « Oui, sire, mais ce sont des pierres précieuses ! »

Il conta lui-même, comme suit, une autre de ses réponses monarchiques.

« Un jour que je dînais chez le roi avec Janson, Léopold 11 passa, adressant quelques mots à tout monde ; il a de l'esprit et il est bien élevé. Après s'être arrêté un instant avec Janson il vint à moi :

« - Oui, mon cher Représentant, je sais que vous êtes aussi un peu républicain.

« Je lui ai répondu :

« - Ce n'est pas la République qui me fait peur, sire, ce sont certains républicains qui m'empêchent de le devenir. »

Mais nous n'en finirions pas, s'il fallait relever tous les traits de ce prodigue spirituel qui se dépensa partout, sans compter...

Cela dura des ans et des ans, jusqu'à ce que la vieillesse arrivant, il se fit naturellement qu'il ne joua plus à la Chambre qu'un rôle effacé. Tous ses vieux amis parlementaires s'en étaient allés successivement au grand pays d'où nul n'est revenu. La Chambre n'était plus du tout ce qu'elle avait été sous les Malou, les Frère, les Dechamps, les Pirmez... Ces grands morts avaient été remplacés par de jeunes générations et même par des groupes révolutionnaires... Autres temps, autre politique !...

Mais le vétéran se ranimait lorsque sonnait la fanfare militaire ! Ce pacifique flairait la poudre... de loin. On le retrouvait alors à son poste de combat. Le dernier discours qu'il prononça le Il juin 1896, ce fut pour stigmatiser encore avec la verve des anciens jours l'infâme loterie militaire

« Vous imposez les mêmes charges, le même impôt de corps et de liberté au pauvre et au riche. C'est inique ! S'il n'y avait qu'un seul et égal impôt foncier, c'est-à-dire la même somme à payer par toutes les familles, vous trouveriez cela (page 33) abominable, et vous ne trouvez pas abominable qu'on enlève à, un ouvrier, à un pauvre, tout ce qu'il a, même jusqu'à sa peau ! (hilarité) que vous ne payez pas. »

M, Helleputte lui rendit, deux jours après, un solennel hommage, ratifié par los chaleureux applaudissements de la droite : « L'honorable membre est non seulement le doyen de la Presse des deux mondes et le doyen du barreau, il est également notre doyen par l'ancienneté. Et nous l'avons entendu, il y a deux jours, se lever pour prendre la parole en faveur des miliciens et défendre sa thèse favorite avec le talent que nous lui connaissons et une ardeur à laquelle l'âge n'a rien enlevé. »

Ce fut la fin. Six semaines après, Coomans mourait.

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Coomans fut le type du journaliste chrétien et démocrate dans le vrai sens de cette étiquette fallacieuse accaparée de nos jours par tant de farceurs politiques. N'étant du peuple, il l'a aimé et servi par sa vie, mieux qu'en paroles.

Le destin des gens de lettres ne l'a pas épargné, et ce sera, certes, l'un de ses meilleurs titres de gloire.

Après avoir polémiqué pendant 65 ans dans vingt journaux ; écrits cinquante volumes - histoire, philosophie, économie politique, romans, nouvelles, fantaisies, que n'a-t-il signé de la même plume féconde ! ) après avoir consacré 48 ans de sa vie à la chose publique sans une défaillance ; après avoir chanté et servi noblement son pays, coudoyé constamment le pouvoir et connu toutes les séductions officielles et officieuses - ces chausses-trappes de la vie publique - ce vénérable vétéran de la Presse et du Parlement meurt pauvre, simple, fier et indépendant comme il a vécu.

Rare exemple d'intégrité : ni amis ni ennemis ne purent jamais lui faire abandonner ses convictions. Il lui eût été profitable pourtant d'en changer, ou seulement de les oublier quelque peu, à l'occasion.

Mais il n'était vraiment pas « un homme pratique ». On le lui fit bien voir. C'était inutile : il le savait. Le pouvoir ne le tentait d'ailleurs pas plus qu'il n'était fait pour l'occuper. Des sages tout d'une pièce, pour qui la seule bonne raison est (page 34) simplement d’avoir raison, (manque quelques mots) machine gouvernementale. Celle-ci exige autrement de souplesse. Il aurait pu cependant rêver des honneurs comme le premier imbécile venu qui fait dans ce but les démarches nécessaires. Seulement il eût fallu commencer par les lui faire accepter. Il fut l’un des rares citoyens belge qui aient obstinément refusé de se laisser décorer. Et l’on sait qu’une couronne comtale que lui avait envoyée Isabelle d’Espagne, demeura oubliée dans ses tiroirs, parmi d’autres chiffons... Sur ce terrain-là, au moins, il marcha d’accord avec cet autre patriote : Rogier. La modestie était, au surplus, une vertu commun aux « hommes de 1830. »

Mais pas impunément philosophe et prêtre de la vérité !

Au temps jadis vivait en Grèce un autre original qui ne mâchait pas ses discours. Le massacreur Alexandre, roi de Macédoine, lui ayant demandé un jour s'il désirait quelque chose : « - Oui, répondit cet autre, que tu t'ôtes de mon soleil. » On a reconnu Diogène. Alexandre le renvoya à son tonneau.

Souvent aussi Coomans fut renvoyé à sa Paix! Et nunc erudicimi, jeunes élèves. Voilà ce que c'est de jouer les sauvages en bonne terre Belgique, de ruer dans les rangs, de se permettre d'avoir des idées à soi et de vouloir être quelqu'un, en un mot de n'être pas « conforme », ce qui constitue le crime irrémissible. Prenez-y garde : si vous désirez « arriver », laissez-vous domestiquer. Il n'y a que des cerveaux fêlés qui puissent estimer combien, malgré tout, les loups qui sont libres, valent les chiens à la chaîne, fut-elle dorée !

Coomans, repose dans la paix du Seigneur ! J'ai rappelé ton labeur de bénédictin laïque, ton indépendance vraie, ton mépris superbe des vanités, ton esprit si français mais si mâtiné de bon sens flamand, et ta bonté accueillante, qui allait d'autant mieux aux jeunes que tu réservais tes bourrades aux idoles puissantes.

Tu rejoins aujourd'hui dans l'éternité ces morts qui te connurent et t'aimèrent comme moi, et que des agapes cordiales réunissaient naguère le Vendredi midi, en cette modeste et hospitalière maison de la rue des Plantes, alors que toutes humides encore de l'atelier arrivaient sur la table les feuillets à corriger de La Paix : Mgr Van Weddingen, le comte (page 35) de Liedekercke-Beaufort, le chanoine Mommaerts, le vicomte Eugène de Kerchove, l'ingénieur Théodore Leysen, etc. Je ne parle pas des survivants : Alph. Nothomb, Max de la Rocheterie, B. N. Farren, le grand industriel américain, le baron de Haulleville, Victor Heury, Fourez, etc.

Si tu as été méconnu par beaucoup, tu auras été compris et estimé par cette élite qui, avec ses prières, dépose aujourd'hui sur ta tombe cette simple couronne : ton nom demeurera en l'histoire de ce pays ; tu as bien mérité de l'Eglise et de l'Humanité.