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Bouvier-Evenepoel Philippe (1816-1885)

Portrait de Bouvier-Evenepoel Philippe

Bouvier-Evenepoel Philippe, Guilaume libéral

né en 1816 à Louvain décédé en 1885 à Rouvroy

Représentant entre 1863 et 1885, élu par l'arrondissement de Virton

Biographie

(Louis BERTRAND, dans Les Hommes du jour, revue biographique hebdomadaire, Bruxelles, 1883, n°17, pp. 73-76)

« BOUVIER, celui qui conduit les bœufs, les garde et en prend soin dans l'écurie. » (Bescherelle)

« Un Bouvier doit savoir saigner et donner un lavement. » (Mirbel)

Le théâtre de la rue de la Loi vient de rouvrir ses portes. La comédie parlementaire va donc recommencer. La saison sera courte cette année, car la plupart de nos comédiens, arlequins ou pantins politiques devront, au mois de juin prochain, se présenter devant leurs débonnaires électeurs. La saison sera courte mais elle coûtera encore assez chère au pays, grâce aux budgétivores dont M. Louis Hymans, - ainsi appelé parce qu'il ne l'est pas du tout - est le modèle. Elle sera courte mais hélas ! nous ne pensons pas qu'elle sera bonne - pour ne pas changer d'ailleurs.

Ces bons représentants, qui font argent de leur nom pour la plupart, cela est connu, vont donc se remettre à l'œuvre. Est-ce bien nécessaire ? Je vous le demande ? Depuis bientôt quatre mois qu'ils ont fait relâche, nous ne nous en portons pas moins bien.

Le combat a cessé en août dernier faute de combattants - la chambre n'était pas en nombre ! Pour ma part, elle peut continuer de même, je n'y vois aucun inconvénient, ni vous non plus je suppose ?

Que nous importe, en effet, les farces de MM. Frère et Malou, les sorties de M. Bara, les impôts de M. Graux, les bêtises du général Boum-Gratry et les palinodies des autres comparées ? Tout cela n'est pas si gai que ces gens se l'imaginent.

On vient de frapper les trois coups traditionnels. Voici son éminence M. Bouvier qui s'avance. A son approche, tous nos pitres parlementaires lâchent un ah ! de satisfaction. Le bouffon de nos honorables sourit fièrement, et après avoir donné la main à ses compères de la gauche, il se met à son banc prêt à commencer le jeu de ses interruptions et de ses motions d'ordres -— deux spécialités dont Bouvier fait bon marché - ce qui après tout est encore cher.

Le Bouvier de la bouverie parlementaire est né à Louvain, la patrie de Peeterman, le 3 octobre 1817. Il a donc aujourd'hui 66 ans, qu'il porte du reste le plus allègrement possible. Il est célèbre dans notre pays par le rôle prépondérant qu'il joue à la Chambre, comme Casteleyn l'est, d'ailleurs par ses poésies et ses » prosas. » Ce parlementeur que l'Europe aurait tort de nous envier, est avocat de profession. Cette carrière, dite libérale, on ne sait trop pourquoi, mène à tout, en ce siècle de blague et d'argent. Aussi y en a-t-il un tas dans notre beau pays, et nos quatre universités continuent à nous en fabriquer une bonne fournée chaque année. Pauvres plaideurs ! pauvres veuves et orphelins, pauvre pays ! Ce n'est point l'amour du droit, de la justice, qui fait que tant de gens embrassent - les judas ! - cette carrière, mais simplement pour arriver, pour faire fortune.

L'avocat Bouvier débuta en 1840, à là cour d'assises du Brabant. Il plaida dans quelques causes restées célèbres : l'affaire du complot Vandermeere-Vander Smissen et consorts ; celle des Bonné-Geens, si souvent invoquées dans les procès de cour d'assises.

Il n'y a rien de tel pour un avocat, que ces crimes monstrueux qui tiennent en éveil la curiosité publique. La plupart de nos grands hommes doivent leur renommée et leur succès à de grands criminels. Messieurs les assassins, ont donc du bon. Sans eux, il serait bien difficile à nos avocats de faire leur chemin. En France, c'est dans le journalisme ou sur les barricades que se font les renommées. Ici, n'en déplaise à M. Gustave Lemaire, de l'Etoile belge, nous n'avons pas de journalistes et les barricades de 1830, sont déjà loin.

Mais revenons à Bouvier.

Quelques années après son entrée au barreau, Bouvier songea à prendre femme. Le 27 octobre 1848, il se maria à Mademoiselle Evenepoel, nièce et filleule du célèbre chirurgien Seutin, également nièce et filleule de Mlle Evenepoel, assassinée place St-Géry, à Bruxelles, le 3 septembre 1848.

Nous ignorons si la maxime : » croissez et multipliez » a été mise en pratique par le représentant de Virton. Ce serait dommage, s'il n'y avait pas de petits Bouvier : la race en est rare et je suis triste rien qu'en pensant que cette intéressante dynastie pourrait disparaître entièrement.

A partir de l'époque de son mariage, on n'entendit plus parler de Bouvier, Il quitta le barreau, et, en 1850, il acheta une propriété rurale dans la partie méridionale de la province de Luxembourg et s'y occupa avec ardeur d'agriculture.

Bouvier cultivateur !

Ma foi, il n'y a pas de sot métier après tout, et, tout bien pesé, nous pensons que Bouvier eut fait un excellent fermier alors qu'il n'est qu'un législateur de cinquantième ordre, et encore !

En 1863, M. Pierre, représentant de Virton. rendit sa belle âme à son créateur. Bouvier fut choisi par les électeurs de cet arrondissement pour les représenter à la Chambre.

Dès ce jour, notre Parlement compta un type nouveau assez réussi et des plus rares. La note gaie, bouffonne, grotesque même allait avoir sa place dans ces graves débats.

Les hommes de valeur sont rares au Palais législatif. Par contre, - c'est une vérité de La Pallisse - les nullités y pullulent. Parmi ces nullités, il y en a quelques-unes qui ont le talent de se taire ; c'est la seule façon pour eux de ne pas dire des bêtises. Il leur suffit de voter comme le leur ordonne le maître, et c'est tout. Mais la masse des représentants, veut dire son mot, ou lire un discours. C'est pourquoi les questions les plus simples traînent en longueur - ce qui n'empêche pas nos honorables de faire le lundi et le samedi. - Dans les autres parlements, les problèmes les plus sérieux sont discutés et résolus en une ou deux séances. Ici, au contraire, il faut des semaines entières pour discuter la plus petite misère.

Naturellement, Bouvier tient à dire son petit mot dans ces discussions. Nous avons eu le courage de relire - très rapidement du reste - les « discours » du député de Virton, Saint-Mard, Leclaireau, La Tour et autres lieux circonvoisins. Eh bien! nous n'y avons trouvé aucune idée, aucun fait digne d'être cité. Un ramassis de banalités, de lieux communs, à rendre jaloux M. Joseph Prudhomme en personne, voilà ce que le Seigneur Bouvier débite à la Chambre. Tout cela, naturellement, est dit dans un langage platement bête.

Vrai type de doctrinaire, Bouvier s'en prend le plus aux curés. Ce qu'il doit en croquer par session est inimaginable. Il voit des curés et des vicaires partout, les attaques avec violence, parle de « l'arrogance sacerdotale » de la « conduite scandaleuse, révoltante du clergé » et sur ce sujet aussi vieux que le toupet de M. Frère, il s'emballe à n'en plus finir. Vrai, on ne regrette point son temps - pour une fois - quand on a le plaisir d'entendre M. Bouvier à la Chambre. Il est réellement comique notre bouffon parlementaire !

Autrefois, les rois avaient des êtres infirmes, bossus, bancals, pour les amuser. Nos rois fainéants du Parlementarisme, ont, eux aussi, leur Triboulet. Celui-ci les amuse, les fait rire et est tout fier du succès qu'il remporte si facilement.

Cependant, une chose distingue Bouvier des bouffons de jadis. « Pour oser dire la vérité aux rois, il faut être leur favori ou leur bouffon « a dit Amelot. Hélas ' Bouvier, qui est à la fois le bouffon et le favori de nos ministres, se distingue de ses confrères de l'ancien régime en ce qu'il ne dit jamais la vérité à ses maîtres !

Un de ses biographes - car Bouvier à ses biographes - le dépeint comme suit. Le portrait est assez réussi, juge- en : « La nature l'a servi admirablement pour le rôle qu'elle lui réservait. Des athlètes antiques il a le port et le geste ; sur des épaules de Milon de Crotone, une tête qui n'est pas précisément celle de l'Apollon du Belvédère; une voix de stentor, stridente, pleine et vibrante, prédestinée aux interruptions. Les yeux révèlent l'amour-propre, développé à la dernière puissance ; le teint est enluminé ; tout caractérise un tempérament sanguin, colérique et audacieux.

« Quand M. Bouvier parle, il est beau ; lorsqu'il interrompt, il devient sublime. Ce qui frappe en lui, c'est la proéminence de la mâchoire supérieure. Lorsque cet Adonis se prend à sourire, il montre toutes ses incisives et ses canines, ce qui lui donne un aspect des plus pittoresques. Imperturbable dans sa pose homérique, il toise et fronde tout le monde. A l'état de repos, couché presque tout de son long sur la basane législative, il s'y assoupit, sans souci du qu'en dira-t-on. Il semble qu'il sommeille : défiez-vous, orateur imprudent ou novice ; des interruptions inattendues vous apprendront, à vos dépens, ce que c'est que le sommeil du Bouvier ! »

La spécialité de Bouvier comme député, c'est la motion d'ordre et les interminables interruptions. Coomans, lui, tout calotin qu'il est, lance parfois des interruptions spirituelles. Bouvier, au contraire, ne fait rire ses collègues que par son aplomb et sa bêtise superbes. Aussi, il lui est arrivé bien souvent de se faire attraper par les Woeste, les Jacobs et les Thonissen. Quand on lui rive son clou et qu'on lui dit enfin la vérité, Bouvier ne répond plus... pendant quelques minutes, car,

Chassez le naturel, il revient au galop.

Ainsi est Bouvier. Dernièrement, après qu'il eut lancé quelques bêtes interruptions dont les curés faisaient encore tous les frais, M. De Landsheere lui a répliqué en riant :

« Mais, M. Bouvier, pourquoi, vous qui attaquez si souvent les prêtres, allez-vous à l'Eglise ? Je vous y vois tous les dimanches, vous le savez bien. »

Et Bouvier de répondre :

« J'y accompagne ma femme ! Vous devriez me savoir gré de ma tolérance. »

Farceur va !...

Mais qui sait, Bouvier est peut-être de l'école de l'Etoile Belge, qui ne veut pas sortir de l'Eglise. Qu'ils y restent donc avec les crétins de leur sorte, et n'en parlons plus !

Mais vous, lecteurs bénévoles, qui croyez encore aux déclamations anticléricales des doctrinaires, que dites-vous du mangeur de curés par excellence ? Si vous ne croyez pas ce qui est avancé ici, je vous conseille d'aller voir le dimanche matin, à l'Eglise de Saint-Boniface, à Ixelles; et vous y verrez le grand Bouvier !

Le Triboulet parlementaire a vu renouveler cinq fois son mandat de député par les bons électeurs de Virton. Ce doit être une gageure évidemment. Il y a, à Bruxelles, des zwanzeurs qui ne reculeraient pas de voter pour Casteleyn. Il doit en être de même à Virton.

Cependant, vers 1872, l'étoile de Bouvier pâlit.

Dans un discours prononcé par M. Jacobs, le 13 décembre 1871, au sujet des fortifications d'Anvers, Bouvier, pour n'en pas perdre l'habitude, interrompit pour dire :

« La citadelle d'Anvers reste toujours, debout »

Et Jacobs de répliquer :

« Mon honorable interrupteur, si elle ne reste pas plus longtemps debout que vous ne resterez dans cette Chambre, je n'aurai pas trop à m'en plaindre ! «

Paroles prophétiques ! L'année suivante, les électeurs de Virton lâchèrent leur député et renvoyèrent à ses petits cochons le roi des bouffons du parlementarisme belge.

Pourtant, sentant sa fin prochaine, Bouvier publia un manifeste adressé à ses électeurs. Cette pancarte, écrite eu style biblique, mérite d'être citée en entier. L a voici :

« Celui qui vous écrit aujourd'hui, vous jure, et qu'ainsi Dieu lui soit en aide, qu’il n'a que de pures intentions, Qu'il ne cherche qu’à vous éclairer, à vous convaincre....

« Ecoutez, écoutez, car les temps sont proches !

« Le parti clérical ultramontain veut dominer le monde entier.

« Il veut dominer la Belgique.

« Il veut faire monter le cours des fleuves et des rivières, faire du jour la nuit, de la nuit le jour.

« En 1870, le parti rouge s'est uni au parti noir, pour faire triompher ce dernier.

« En 1871, nous avons été à deux doigts d'une révolution.

« Ayez une révolution, et alors les bandes rouges, abandonnant leurs alliés, envahiront notre pays, de France, d'Angleterre, de Hollande, de Suisse et d'Allemagne...,

« Alors, malheureux, vos filles et vos femmes seront insultées et violées ;

« Vous et vos garçons tués ;

« Vos récoltes ravagées :

« Vos bestiaux enlevés ;

« Vos maisons et vos fermes incendiées ;

« Puis, vous pleurerez, mais il sera trop tard.

« E t vous demanderez à votre curé, qui vous conseille si mal aujourd'hui, de vous sauver.

« Mais personne ne vous répondra.

« Il aura passé la frontière. »

Eh bien, qu'en dites vous ? Cette pièce niaise et dans laquelle on voit « des tués qui pleurent et qui vont se plaindre ensuite chez M. le curé » est un trouvaille digne de Bouvier !

Hélas ! il fut lâché quand même par ses électeurs inconstants !

Son départ fut une vraie perte pour les amateurs de drôleries parlementaires. Pendant huit longues années, il ne fut plus question de Bouvier. Enfin, le 8 janvier 1880, il fut réélu et fit sa rentrée à la Chambre. Les années de recueillement ne le changèrent pourtant pas. C'est toujours le même homme que nous retrouvons, mangeant et croquant des petits frères - fi le vilain ! - comme avant. C'est probablement tout ce qu'il a dans le ventre. Eh bien, c'est bien peu pour un aussi grand homme.

L'enquête scolaire qui suivit la révision de la loi de 1842 sur l'instruction primaire permit à Bouvier de faire valoir ses petits talents. Il fut nommé président de la commission de l'enquête pour le Luxembourg et cette commission siégea dans les vingt cantons de cette province.

Cette enquête a fait quelque bien. Elle a eu pour résultat de refréner l'arrogance du clergé et de permettre aux petits de relever la tête sans craindre les canons de l'église. Mais, malheureusement, elle a eu avec Bouvier bien des côtés grotesques !

On connaît l'interrogation que fit subir Raoult Rigault, sous la Commune, à un prêtre qui comparaissait devant lui :

« - Qui êtes vous ?

« - Je suis ministre de Dieu.

« - Où habite votre maître?

« - Partout. »

Et Rigault de répondre :

« - Empoignez moi cet homme qui se dit disciple du nommé Dieu, lequel se trouve en état de vagabondage !... »

Quand on lit les questions que posait Bouvier à ceux qui comparaissaient devant lui, on dirait qu'il a voulu singer Rigault mais hélas ! il lui manque l'esprit de ce dernier !

L'année prochaine, Bouvier doit se représenter devant ses électeurs. Il paraît qu'il ne demandera plus le renouvellement de son mandat. C'est bien dommage ! Car, après tout, Bouvier, comme député, en vaut bien un autre. Qui sait même, si le pays n'eut pas gagné à avoir quelques Bouviers de plus au Parlement et quelques Frères et Malou en moins.


(Remarque préalable : généralement, la presse catholique ou libérale s’abstient de faire des commentaires lors de la mort d’un parlementaire de l’autre bord politique. Philippe Bouvier fait clairement exception à cette règle (voir ci-dessous))

(Extrait de L’Indépendance belge, du 19 septembre 1885)

Mort de M. Bouvier.

Notre correspondant particulier d'ArIon nous télégraphie une triste nouvelle : M. Bouvier, représentant de Virton, a succombé vendredi soir aux suites de l’attaque d'apoplexie, dont il avait été frappé mercredi dernier.

(Extrait de L’Indépendance belge, du 20 septembre 1885)

M. Bouvier nous disait un jour, parodiant le mot de Descartes : « On me raille, donc je suis. »

Il avait raison, et sa mort inopinée en fournit la preuve. Il n’est plus ; la raillerie a cessé. Mais sa personnalité laisse un souvenir sympathique aux railleurs eux-mêmes, et chacun sent que cette perte ne frappe pas seulement le parti dont l'honorable député de Virton était un soldat dévoué, un défenseur convaincu. La droite le regrettera, comme la gauche, toutes muances réservées, regrette Barthélemy Dumortier. l'héritier de son mandat, M. Bouvier ne sera pas remplacé.

Les originaux ne sont pas légion à ce point qu'on puisse faire fi de ceux-là même qui ne s’élèvent pas jusqu'aux sommets, et dont le relief tient moins à des qualités qu'à des tics sinon à des défauts.

L'originalité de M. Bouvier avait cela de remarquable qu'elle était naïve, toute de nature et d'instinct ; un don du ciel ou une fatalité de tempérament, comme on voudra, cela dépend des points de vue. Rien de cherché dans ses frasques. Sa fantaisie n’avait rien d’excentrique ou d'apprêté, elle lui sortait par tous les pores, et l'on peut dire qu'il était original malgré lui, car il croyait « que c'est arrivé », et sa veine comique était d'une inconscience qui en doublait le prix.

Sa première élection remonte à 1863. II remplaçait feu M. Pierre. Pendant neuf ans il resta membre de la Chambre. En 1872, il échoua, mais en 1880, il rentrait au Parlement, et l'année dernière il était réélu après une lutte vivement disputée.

Plus interrupteur qu'orateur, M. Bouvier trouvait souvent des mots à l’emporte-pièce qui, lancés d’une voix forte et perçante, entamaient l'adversaire. M. Schollaert en reçut un certain jour, dont il ne parvint pas à se remettre, malgré son incontestable éloquence.

On sait la part important qu’il a prise à l’enquête scolaire dans le Luxembourg. Il défendait avec beaucoup d'énergie et de chaleur les intérêts de son arrondissement et de toute sa province: Aussi jouissait-il d'une grande popularité dans cette contrée.

C’était un homme instruit ; il possédait plusieurs langues étrangères et, député wallon, se piquait de parler flamand.

On lui donne 67 ans. Il ne les paraissait pas, et l'on était loin de s'attendre à sa disparition.

C’est une perte réelle et pour la Chambre et pour le parti libéral.


(Extrait du Bien Public, du 19 septembre 1885)

La Gazette annonce la mort de M. Bouvier, décédé hier, à 5 heures, à son château de Rouvroy, près Virton.

Le pays entier connait le rôle bouffon, joué par M. Bouvier à la Chambre des représentants ; on se rappelle aussi la manière dont il a mené l'enquête scolaire dans le Luxembourg.

Esprit étroit et grossier, il aimait à poser en mangeur de prêtres. Il visait à la causticité, mais presque toujours, il attrapait la sottise. Disons à sa décharge qu'il y avait peut-être beaucoup de simulation dans ses accès de prêtrophobie et que c'est plutôt par forfanterie que par impiété qu’il se livrait à ses brutalités anticléricales.

Nous ignorons si le député de Virton a eu le temps de se reconnaître avant de comparaître au tribunal de Dieu.


(Extrait du Journal de Bruxelles, 20 septembre 1885)

Une dépêche de Virton nous annonce la mort de M. Bouvier. L’honorable député était une physionomie dans son arrondissement et à la Chambre. A Virton il passait pour un bon garçon, aimant la chasse, le grand air, le bourgogne. A la Chambre, l'opposition d'aujourd’hui le tenait pour un homme d'infiniment d'esprit. MM. Frère et Bara ne manquaient jamais d'accueillir par leurs sourires les plus engageants les saillies ardennaises de M. Bouvier. A leurs yeux, l'honorable membre remplaçait dignement M. Dupin. Les historiens qui, plus tard, jugeront M. Bouvier et ses interruptions, les placeront, l’un portant les autres, à la hauteur qu'ils méritent d'occuper dans la littérature contemporaine.

L'honorable député de Virton avait conquis une influence toute particulière sur les tribunes de la Chambre, côté « entrée libre. » Il offrait aux habitués de ce coin démocratique ses plus doux sourires et ses interruptions les plus délicates. Quand il sévissait particulièrement dans une séance, les fidèles du Parlement disaient qu'il « devait y avoir un Virtonnais dans les tribunes... » et, de fait, nous avons souvent vu M. Bouvier se rendre, après la Chambre, à l'établissement de l'impasse du Parc, entouré d'une petite cour de gaillards trapus et bien bâtis, hâlés par l'air vif de Rouvroy, qui lui déclaraient, entre deux « quarts » qu’il « avait été bon aujourd'hui. » C'était l’expression de l'admiration que ces électeurs éprouvaient pour les deux rappels à l'ordre dont leur représentant avait été gratifié. Et, en réalité, être rappelé à l'ordre valait pour lui une ascension au Capitole.

Au fond, pas méchant du tout. Simple mais bruyant. II avait inauguré le parlementarisme réaliste, et il soutenait cette spécialité avec une conviction tenace et sans faiblir. Capable cependant de faire de la politique en sectaire, malgré ses dévotions hebdomadaires à l'église Saint-Boniface d'Ixelles ; à preuve les tournées d'enquête scolaire qu'il fit jadis dans le Luxembourg. Le libéralisme lui avait mis un curé sur le nez, en lui signifiant qu'il cesserait d'être député le jour où il le laisserait tomber. Et le malheureux, bon enfant, continuait avec conviction son charivari anticlérical sans y croire beaucoup.

Beaucoup d'indulgence est nécessaire pour juger ce gros politicien que l'Ardenne « libérale » et le parti de M. Bara regretteront également. Pour l'une, c'était un type ; pour l'autre, une force et une incarnation.

Aussi lui donnons-nous une nécrologie de première page.

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Les funérailles de M. Bouvier seront civiles.

Nous lisons à ce propos dans l'Etoile : Nous apprenons que M. Bouvier a laissé une disposition testamentaire par laquelle il déclare vouloir être enterré civilement, sans le concours d'aucune cérémonie religieuse. Cette disposition, portant la date du 18 février 1883 et confiée à M. Bergé, l'un des collègues de M. Bouvier dans la commission d'enquête scolaire, est ainsi conçue : « Pour éviter des conflits à ce moment suprême, je confie à votre garde mes dispositions testamentaires. »

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(Extrait de la Réforme, du 20 septembre 1885)

Mort de M Bouvier.

Malgré les apparences favorables qui s'étaient d’abord manifestées, M. Bouvier n’a pas résisté aux atteintes de l’apoplexie.

Le député libéral de Virton est mort jeudi après-midi à Rouvroy. M. Bouvier appartenait au libéralisme modéré, bien que la modération fût une qualité difficilement conciliable avec les exubérances de son tempérament.

Très hostile au clergé, M. Bouvier, par une de ces contradictions singulières et qui se font, de jour en jour, plus rares, avait continué de fréquenter l’église et remplissait très exactement les exercices de dévotion dominicale. Il prenait sa revanche à la Chambre, en dirigeant contre les prêtres, et surtout contre les prêtres du Luxembourg, les attaques les plus vives.

La question cléricale le passionnait, mais plutôt dans le détail des luttes et des intolérances locales qu’à un point de vue général de réorganisation politique.

Son rôle dans l’enquête scolaire se ressentit beaucoup de cette disposition d’esprit : il y déploya une grande activité et, à certains moments, une passion peut-être excessive. Il est vrai que la persécution religieuse qui s’exerçait dans nos villages contre les instituteurs et les institutrices se manifestait par des monstruosités qu’il était difficile d’envisager de sang-froid, du moins alors : car aujourd’hui, ces premières souffrances sont largement dépassées.

Les interruptions de M. Bouvier à la Chambre étaient devenues légendaires. Elles constituaient pour lui un besoin ; il n’était pas maître de ne pas interrompre, et, quoique que tout ne fût pas de choix dans les boutades dont il émaillait les discussions, les cléricaux, M. Woeste surtout, en furent souvent désarçonnés.

M. Bouvier défendait aussi, avec un acharnement que rien ne lassait, les intérêts du Luxembourg et ceux des Luxembourgeois. Au Parlement et dans les ministères, on était assuré de le rencontrer actif et vigilant chaque fois que l’intérêt de ses électeurs était engagé.

En politique générale, il était d’ordinaire avec les hommes du libéralisme gouvernemental, moins peut-être par tendances réactionnaires que par un sentiment très vif de la discipline du parti.

En résumé, M. Bouvier rendit d’incontestables services au parti libéral, qu’il servit de toute son énergie.

Par un phénomène digne d’être noté et qui atteste l’évolution rapide qui s’accomplit dans les idées du pays, c’est à la fin de sa carrière que se placent les affirmations les plus radicales.

M. Bouvier n’était, à vrai dire, ni démocrate, ni libre-penseur. Il est d’autant plus intéressant de constater qu’il y a quelques semaines, il se prononçait avec l’Association libérale de Virton pour la révision de l’article 47 de la Constitution, et que ses funérailles seront purement civiles.


(Extrait du Bien public du 23 septembre 1885)

Les obsèques civiles, hélas ! de M. Bouvier ont eu lieu hier à la gare du Luxembourg et au cimetière de Laeken. Nous serons bref, car il 's agit d'une manifestation du libéralisme antireligieux auquel le défunt a voulu appartenir jusqu'au dernier soupir.

A la gare où le salon d'attente de première classe avait été tendu de noir, le corps est arrivé par le train de 3 h. et 20 avec une escorte de libéraux de Virton porteurs de couronnes et de drapeaux bleus. On avait cru devoir voiler d'un crêpe les réverbères de la gare où stationnaient une centaine de personnes parmi lesquelles nous citerons MM. Bergé et Hagemans, ex-représentants, le premier exécuteur testamentaire civil du défunt ; MM J. Bara et P. Vanhumbeeck, ex-ministres ; MM. Pigeolet, sénateur, le colonel Timmermans, aide de camp du ministre de guerre ; Heyvaert, ex-gouverneur, E, Bockstael, bourgmestre de Laeken, frère du député de Mons ; Vergote, gouverneur actuel du Brabant ; Germain, inspecteur général de l’enseignement primaire ; un certain nombre de fonctionnaires libéraux, des membres d'un cercle libéral de Bruxelles, le Progrès, avec leur drapeau, etc.

Vers 3 heures et demie, la députation officielle de la Chambre, avec M. De Lantsheere en tête et composée de MM. Wincqz, Paternoster, Lippens, Houzeau, Puissant, Sabatier, Sainctelette, De Vigne, de Kerchove de Denterghem, Willequet, Somzé, est arrivée, MM. Slingeneyer, el Lefebvre, questeur, étaient parmi les curieux. Quelque temps après est arrivé M. Vandenpeereboom, ministre des chemins de fer. Cinq ou six drapeaux bleus venus de Virton, de Ciney, etc., se sont montrés et une demi-douzaine de couronnes ont été déposées sur l'énorme cercueil qui ne portait aucun emblème religieux.

Dans le salon, où brûlaient quatre becs de gaz voilés aussi d'un crêpe, deux discours ont été prononcés, le premier par M. le président de la Chambre. Ce discours, empreint d'une bénignité froide, a roulé uniquement sue la participation de M. Bouvier aux travaux parlementaires.

L’orateur a fait remarquer la soudaineté du coup qui a frappé M. Bouvier. Son discours ne contient qu’une vague et un peu ironique allusion aux actes du défunt comme inquisiteur scolaire.

M. Lippens a prononcé un discours assez terne au nom de la Fédération libérale dont M. Bouvier était membre. L'orateur de la gauche a surtout insisté sur les faits et gestes du président de la sous-commission scolaire dans le Luxembourg. II a affirmé que M. Bouvier était, comme tous les libéraux, « partisan d’un enseignement public fortement organisé de façon à soustraire le peuple au joug de l'ignorance, des préjugés et des superstitions qui ont pour but d'enlever au peuple sa liberté » etc., etc. On sait ce que cela veut dire.

Après ces deux discours, le corps a été porté au corbillard qui l’attendait devant la station avec une escorte de carabiniers. Ces militaires ayant déchargé leurs armes pour rendre les honneurs militaires défunt, officier de l'ordre de Léopold, le corbillard s’est ébranlé, suivi de la famille où l'on remarquait MM. Bouvier, frère du défunt ; Parmentier, représentant, son beau-frère ; deux jeunes soldats de la ligne, neveux du défunt, etc. La députation de la Chambre a accompagné le corps jusqu’à Schaerbeek, où elle l'a quitté. Puis la dépouille de M. Bouvier a été conduite jusqu'à Laeken, où M. Reisse, vénérable d’une des Loges de Bruxelles a prononcé un dernier discours.

inutile de dire que le cortège n'avait rien du recueillement qui s'observe aux funérailles religieuses. Les députés de la Chambre, tous libéraux sauf le président, marchaient la tête couverte, et dans la cohue qui suivait, pas mal de cigares étaient allumés. Sur le parcours, notamment aux boulevards, il y avait des curieux et des badauds qui stationnaient. D'ailleurs aucun incident à signaler.

(Courrier de Bruxelles)


(Extrait de lIndépendance belge, du 24 septembre 1885)

Nous tenons à féliciter l'honorable président de la Chambre des paroles qu'il a prononcées aux funérailles de M. Bouvier.

M. De Lantsheere a fait preuve de beaucoup de tact, et il a donné implicitement à certains organes mal embouchés de la presse cléricale une leçon méritée et d'autant plus méritoire que ses amis politiques ne lui en sauront aucun gré.

La situation de M. De Lantsheere était délicate. Non pas seulement parce que les funérailles de M. Bouvier étaient purement civiles. Déjà M. De Lantsheere a eu occasion de prouver que cette circonstance n'est pas pour l'empêcher de rendre les derniers devoirs à un honnête homme. Ministre de la justice, on l'a vu aux funérailles de Defacqz, et peut-être se souvient-on que des pointus de son parti lui en ont fait un grief.

Cette fois il était appelé à faire l'éloge d'un adversaire ardent et vit sur lequel s'était récemment appesantie son autorité présidentielle. Il s est galamment exécuté : en homme de cœur, oubliant toute dissidence pour célébrer les mérites réels du défunt, cherchant la qualité, la trouvant, y insistant, glissant sur le défaut, et exprimant des regrets dont la sincérité est l'honneur du vivant autant que du mort ; en homme de cœur et aussi en homme d'esprit, car le passage de ce discours funèbre, où se dessine sans qu'il y paraisse la spécialité interruptive du député de Virton, est un petit chef-d'œuvre de finesse et de bon goût.

Le président de la Fédération libérale, l'honorable M. Lippens, qui a succédé à M. De Lantsheere, a parlé de Bouvier avec une chaleur d'émotion communicative, et ce qu'il a dit de l'infatigable dévouement de ce vaillant soldat du libéralisme, de son zèle pour la diffusion de l'enseignement laïque, de son énergie et de sa fidélité à ses convictions, sera ratifié sans réserve par le sentiment public.

Le relief de la personnalité de Bouvier, caractère droit, nature primesautière, âme généreuse, s'accuse en ces deux harangues, et c'est un précieux et légitime honneur pour sa mémoire d'avoir, à des titres divers, uni dans la louange les deux représentants les plus autorisés de la cause qu'il servait et de celle qu'il combattait.

Voici le discours de M. De Lantsheere, président de la Chambre des représentants :

« Messieurs,

« La Chambre des représentants est appelée pour la troisième fois, depuis moins d'un an, à rendre les derniers honneurs à l'un de ses membres.

« La mort cette fois est venue soudaine, imprévue. Il y quelques semaines à peine nous quittions M. Bouvier. Les travaux d'une longue session n'avait pas laissé de trace sur son visage et son inaltérable bonne humeur ne l'avait point abandonné. Il nous disait « au revoir » avec l'assurance d'un homme à qui la session prochaine apparaissait comme un lendemain facile à atteindre. Et comment ce aurait-il douté ? Sa robuste constitution semblait braver les années et elle en dissimulait le poids. Hélas ! messieurs, combien nos espérances sont fragiles et combien vaines nos prévisions. Il a suffi d'un instant pour les anéantir, et il ne reste, au milieu de ce funèbre appareil qu'une bouche désormais sans voix, un cœur glace au souffle de la mort.

« Le souvenir des années que M. Philippe-Guillaume Bouvier consacra au service du pays vivra longtemps parmi nous. C’est le 9 juin 1863 que l'arrondissement de Virton lui conféra son premier mandat. Trois fois successivement, en 1864, en 1868 et en 1870, M. Bouvier vit ce mandat renouvelé. Notre honorable collègue prenait aux luttes des partis une part trop vive pour ne point rencontrer d'opposition. Il fut éliminé en 1872, mais il avait, dès 1880, reconquis les suffrages du corps électoral et il obtint le renouvellement de son mandat en 1882 et le 10 juin 1884.

« Il est une justice que personne ne refusera à M. Bouvier, c'est que nul ne consacra aux intérêts de chacun de ses commettants plus de zèle et de dévouement. Il y apportait une sorte d'opiniâtre persistance qu'aucun obstacle ne rebutait et que les refus même ne décourageaient jamais.

« Il savait, sous les formes les plus diverses et les plus imprévues empreintes parfois d'une singulière originalité, revenir à la charge jusqu’à ce qu'Il eût atteint son but. il ne cherchait dans le succès de ses efforts aucune satisfaction personnelle d'amour-propre ou de vanité. Le bonheur de ceux qu'il avait servis était sa meilleur récompense. II n'en ambitionnait point d'autre.

« Ce n'est pas que notre regrette collègue perdît, au milieu du soin des intérêts privés, le souci des intérêts publics. Les intérêts agricoles, ceux du Luxembourg en particulier, trouvèrent en lui un constant défenseur. Aucun grand travail d'utilité publique ne se fit dans la province qui ne comptât M. Bouvier au nombre, sinon de ses promoteurs, au moins de ses patrons. II y apportait une sorte de jalouse émulation, ne permettant point que quelque autre en parlât sans qu'aussitôt sa voix se joignit à celle de son collègue.

« Dans la sphère des intérêts plus généraux, les questions militaires parurent, à ses débuts, devoir faire l'objet particulier de ses études. Plus d’une fois, il prit la parole, soit au sujet des fortifications d'Anvers, soit pour combattre des réductions de dépenses, qu'il jugeait dangereuses pour la sécurité du pays, soit pour obtenir, au profit des militaires pensionnés, une position plus digne de leurs services.

« Mais son activité ne tarda pas à s'étendre à d’autres questions. Je signalerai notamment les

questions d’enseignement, où son zèle ne se borna pas aux débats de la Chambre.

« On aurait tort, du reste, de mesurer au nombre des discours la part que prit M. Bouvier aux travaux de la législature. Il n’est point de page des Annales parlementaires qui ne témoigne de quelle oreille attentive il suivait les discussions, quel qu’en fût le sujet.

« Ses concitoyens avaient récompensé leur représentant en renouvelant son mandat à six reprises. Sa Majesté lui avait conféré le grade d’officier de l’ordre Léopold. Ses amis politiques l'avaient appelé à la présidence de l'Association libérale et il siégeait au comité de la Fédération.

« M. Bouvier, parmi ses collègues de la Chambre, ne comptait certainement pas un seul ennemi. Ceux mêmes que ses railleries avaient pu un instant froisser, étaient incapables d’en garder rancune, tant il était évident qu’aucune pensée méchante ne l’inspirait. Sa mort laissera parmi nous d’unanimes regrets. »

M. Lippens, au nom de la gauche et de la Fédération libérale, s'est exprimé en ces termes :

« Messieurs, c’est un infatigable soldat que la mort enlève aujourd'hui à l'armée libérale.

« Depuis 22 ans notre collègue Bouvier soutenait le bon combat dans l'arrondissement si disputé de Virton.

« Dès 1863, il faisait triompher sa candidature et assurait au parti libéral pendant neuf ans la prédominance dans cette partie du Luxembourg. Ce qu'il dut déployer d'énergie et de travail, prodiguer de dévouement et de peine pour la place contre tous les assauts des cléricaux, rien ne saurait en donner une idée.

« La fermeté de ses convictions, la ténacité de son caractère, son obligeance à rendre service, l'avaient, en effet, à l'origine, signalé à ses adversaires politiques comme un redoutable lutteur. Aussi tous les moyens furent-ils mis en œuvre pour ruiner son influence, lasser sa constance, et détruire sa juste popularité. On y réussit enfin. En 1872, les élections de Virton trompèrent l'appui du parti libéral, mais sans pouvoir abattre ni le courage de nos amis, ni surtout celui de leur chef.

« D’autant plus obstiné que des obstacles plus grands se dressaient devant lui, Bouvier se prodigua pour réparer la défaite subie. Pendant huit ans il ne faiblit pas un seul instant, multipliant ses efforts, parcourant le pays, répandant nos doctrines et semant ainsi les convictions qui nous valurent en 1880, au lendemain même du vote de la loi scolaire de 1879, de reconquérir l’arrondissement de Virton.

« Chose digne de remarque et qui montre combien il est inexact d'attribuer spécialement à la lutte scolaire la défaite du parti libéral en 1884, l'arrondissement de Virton renomma comme représentant libéral celui-là même dont le parti catholique avait dénoncé le plus violemment et le plus injustement l'énergique attitude dans l'enquête scolaire.

Comme le parti libéral tout entier, Bouvier voulait l'enseignement fortement organisé, instruire le peuple, le soustraire à l'ignorance et par suite aux préjugés et aux influences illégitimes qui tendent à lui ravir sa liberté, étaient à ses yeux comme aux nôtres, des nécessités patriotiques, plus encore que des articles d'un programme de parti.

« II revendiqua toujours et avec énergie cet enseignement démocratique mieux apprécié encore au Luxembourg qu’ailleurs, qui ouvre au dernier venu dans la vie sociale l'accès des premiers rangs.

« Le corps électoral lui en tint compte et les électeurs de Virton renvoyèrent notre collègue siéger à la Chambre sûrs qu'il saurait y défendre leurs intérêts matériels avec la même persévérance qui lui fait obtenir satisfaction pour leurs intérêts moraux.

« Appréciant son dévouement à la cause libérale, les membres de la Fédération avaient nommé Bouvier membre du bureau de la Fédération libérale. II nous est enlevé trop tôt pour qu'il ait pu nous y rendre tous les services que son infatigable activité promettait, mais il nous laisse le souvenir des services signalés qu'il a rendus au parti libéral et l'œuvre de propagande et de conviction qu'il a fondée à Virton et qui lui survivra. »


(Extrait du Bien public, du 24 septembre 1885)

On sait que les funérailles de M. Bouvier ont été purement civiles. D’après ce que nous a appris l’Etoile, « M. Bouvier a laissé une disposition testamentaire par laquelle il déclare vouloir être enterré civilement, sans le concours d'aucune cérémonie religieuse. Cette disposition, portant la date du 18 février 1883 et confiée à M. Bergé, l'un des collègues de M. Bouvier dans la commission d'enquête scolaire, est ainsi conçue : « Pour éviter des conflits à ce moment suprême, je confie à votre garde mes dispositions testamentaires. »

Le choix du solidaire Bergé est significatif.

A propos des funérailles du libre-penseur virtonais, le Courrier de Bruxelles, fait les réflexions suivantes :

« Autrefois dans notre pays si foncièrement religieux, des catholiques se seraient fait scrupule de rehausser de leur présence la pompe d'un enterrement civil. Etant donné que les neuf dixièmes des gens qui courent à ces enterrements n'y vont précisément que pour glorifier l'impénitence finale et marquer le mépris qu'ils font de notre foi, le moins qui doive être permis à un catholique, c'est, semble-t-il, de s’abstenir.

« Les malheurs du temps ont introduit chez nous d’autres usages, d'autres tyrannies, si l'on veut, et des catholiques haut-placés les subissent. Nous constatons un fait, sans aucune intention -de blâme, mais ce fait, nous le trouvons regrettable, et nous le disons hautement. Quand les convenances sociales se heurtent aux légitimes répulsions de la conscience chrétienne, il serait beau, il serait fier, il serait grand de rompre en visière à ces convenances.

« Cette observation faite, nous n'hésitons pas à reconnaître que M. de Lantsheere qui, comme président de la Chambre, a cru devoir assister aux funérailles de M. Bouvier et y prendre la parole, a su remplir avec infiniment de tact ce rôle aussi ingrat que pénible. Il a loué dans M. Bouvier les qualités naturelles, ces vertus dont l'enfer est pavé et qui, selon la doctrine de saint Augustin, reçoivent leur récompense en ce bas monde. Sur le reste il a gardé un silence absolu, le silence terriblement significatif du chrétien qui sait sur quoi portent les justices de Dieu.

« M. de Lantsheere a bien réussi son tour de force parlementaire ; toutefois nous ne reproduirons pas son discours, car nous préférons, avec la vieille école, laisser les morts ensevelir leurs morts.

Le Courrier belge, de son côté, s'attache à faire descendre le « bonhomme», comme dit l'Etoile, du piédestal où les libéraux veulent assez ridiculement le juger :

« Il est, écrit ce journal, un adage latin qui dit: De mortuis nihil nisi bene. Cela peut traduire par : Ne dites rien des morts si vous n'avez rien de bon à en dire ; ou bien ne rien dire que du bien de ceux qui viennent de mourir. J'opine pour la première variante. C’est pourquoi je pense que l’on eût mieux fait de laisser enterrer M. Bouvier sans en rien dire.

« Mais on n'a pas compris ainsi l'adage ancien dans le camp libéral et l'on s’est mis à entasser tant d'éloges sur cette pauvre mémoire que la vérité se voit forcée de reprendre ses droits.

« Ainsi le bon proteste énergiquement contre l'exagération énorme, pour ne pas dire un autre mot, que M. Reisse, Vénérable d'une des Loges maçon de Bruxelles, a déposée civilement hier sur le cercueil du représentant de Virton. Il l'a traité tout bonnement de « grand citoyen » !

C'est que MM. les libéraux ont l’air de croire que c'est arrivé ! Ils ont fait à M. Bouvier un enterrement civil aussi monstre que possible. Ils ont déchargé sur sa dépouille mortelle, à Roucroy, cinq discours, à savoir : discours de M. Crabbe, sénateur, beau-frère de M. Allard ; discours de M. Ensch, conseiller provincial ; discours de M. Laurent, député permanent ; discours de M. Rousseaux, juge de paix à Virton, et discours de M. Leclerc, instituteur communal à Lamorteau.

On devine ce qu’a dû être le dernier discours. Quelque chose de neutre au possible. On sait quel rôle M. Bouvier a joué dans l’inquisition scolaire et avec quelle voracité il mangeait du prêtre, avec quelle fureur il déblatérait sur les écoles libres, persécutait les catholiques, femmes, enfants, vieillards, coupable de n’avoir pas voulu de l’école des fossoyeurs du catholicisme. Nul doute que l’instituteur (un mot illisible de Lamorteau ne se soit inspité d’un aussi beau sujet.

Au cimetière de Laeken, il y eu une triple salve d’éloquence libérale, maçonnique et macaronique : Trois discours ! Discours n°1 du V. F. Reisse déjà nommé avec la phrase sur le « grand citoyen. »

Passons au discours n°2 du V. F. Bergé, ex-grand maître national, chargé de confiance de M. Bouvier, son exécuteur testamentaire, civil… et obligatoire.

M. Bergé ajoute quelques paroles au nom des amis de l’enseignement, dont M. Bouvier était un ardent défenseur. »

Entendons-nous : défenseur de l’enseignement libéral, anticatholique, sectaire et maçonnique. Oui ! Mais ennemi déclaré de l’enseignement libre et de la liberté d’enseignement. Oh ! pour ça…

Enfin, discours n°3 de E. Tesch, sur lequel les feuilles libérales gardent un profond silence. Quel est ce mystère ?

Total : dix discours.

La Chronique donne sur le parcours au sortir de Roucroy un détail qui mêle le comique au lugubre :

« Sur tout le parcours on ne voit que des paysans invalides qui forment la haie et viennent rendre un dernier hommage â leur représentant. »

« Il faut croire que tous les invalides du Luxembourg s'étaient donné le mot ce jour-là pour faire la haie ! Cette haie d'invalides restera légendaire !

« Enfin, ceci pour bouquet, aucun des orateurs n’a cité ce trait héroïque :

« II paraît que M. Bouvier avait souscrit quatre-vingts fois l'engagement de se faire enterrer civilement et que quatre-vingts libéraux étaient dépositaires de ce testament de prêtrophobe furibond !

« Pas de commentaire ! »

Non sans doute.

L'on voit assez bien où mène le désir de « rester dans l'Eglise, » comme dit l'Etoile, tout en « ne la combattant que sur le terrain politique !... »


(Extrait du Journal de Bruxelles, du 26 septembre 1885)

Nos lecteurs auront goûté, comme il le mérite, le discours plein de tact que M. De Lantsheere, l'éminent président de la Chambre des représentants pendant la dernière session a prononcé à l’occasion des funérailles civiles de M. Bouvier. M. De Lantsheere a fait entendre la note juste, et avec d'autant plus de mérite, qu'elle était très difficile à trouver. Les harangues présidentielles de l'honorable député de Dixmude sont du reste des modèles du genre : il nous souvient du discours qu'il a prononcé lors de la mort de M. Rogier, et qui a été si justement remarque. Ce sont des sentiments d'homme de cœur exprimés par un homme d'esprit, qui, devant la Mort, oublie l'adversaire pour ne se rappeler que le collègue.

L'Indépendance, qui reconnaît entre autres que « le passage de ce discours funèbre où se dessine sans qu'il y paraisse la spécialité interruptive du député de Virton, est un petit chef-d'œuvre de finesse et de bon goût, a eu d'autant plus de facilité pour louer si justement le langage de M. De Lantsheere, que la harangue de M. Lippens manque de toutes les qualités de tact et de mesure. L'honorable Président de la Fédération libérale, parlant au nom de cette Société plus bruyante qu'importante, devait naturellement faire l'éloge des efforts que le défunt avait tentés pour la diffusion des « principes des sociétés modernes » dans le Luxembourg ; mais il était passablement déplacé de saisir cette funèbre occasion de tailler une réclame électorale au cabinet libéral de 1878-84.

« D’autant plus obstiné que des obstacles plus grands se dressaient devant lui, Bouvier, a dit entre autres choses M. Lippens, se prodigua pour réparer la défaite subie. Pendant huit ans il ne faiblit pas un seul instant, multipliant ses efforts, parcourant le pays, répandant nos doctrines et semant ainsi les convictions qui nous valurent en 1880, au lendemain même du vote de la loi scolaire de 1879, de reconquérir l'arrondissement de Virton.

« Chose digne de remarque et qui montre combien il est inexact d’attribuer spécialement à la lutte scolaire la défaite du parti libéral en 1884, l'arrondissement de Virton renomma comme représentant libéral celui-là même dont le parti catholique avait dénoncé le plus violemment et le plus injustement l'énergique attitude dans l'enquête scolaire. »

D'autres personnalités du parti libéral, plus autorisées que M. Lippens, ont déploré, avant et après la défaite, les énormités de la guerre scolaire telle que l'a menée le cabinet Frère-Orban, et déclaré que les prodigalités dans les dépenses et l'acharnement de la campagne amèneraient inévitablement la chute du régime qui avait attaché son nom à cette entreprise ; nous n'insisterons pas. Le sentiment public a prononcé sans appel sur ce point. Nous n'avons d'autre but en relevant la phrase batailleuse de M. Lippens que de l’opposer au langage si noble, si courtois, si délicat de M. De Lantsheere, qui, dans son discours, n'a toucher à la politique que pour louer le dévouement de M. Bouvier envers ses mandants. Il est vrai que M. Lippens est soumis à réélection l’année prochaine, et juge probablement sa situation électorale assez compromise pour ne négliger aucune réclame.


(Extrait du Bien Public, du 26 septembre 1885)

Correspondance bruxelloise.

On nous écrit de Bruxelles, 25 septembre :

Les feuilles de la capitale vous ont dit tout ce qui se rattache à la mort de M. Bouvier à son enfouissement civil. Je n’y reviendrai donc pas si ce n’est pour constater que malgré les efforts des journaux et des orateurs libéraux pour faire du défunt « un grand citoyen », le défunt reste pour tout le monde, amis et adversaires, gros-jean comme devant. Mais ce que ces derniers évitent soigneusement de noter, c'est le dépit que leur a causé l'absence de la plupart des chefs du libéralisme à la manifestation libre-penseuse du 22 septembre. Ils ne pardonnent surtout pas à M. Frère-Orban que l'on croyait « l’ami » de Bouvier, d’être resté blotti au fond de son castel de Sainte-Ode. Ils trouvent et non sans raison, qu'après avoir usé et abusé tant de fois du sempiternel aboyeur de la gauche, M. Frère aurait bien pu se déranger un peu pour faire escorte â son cercueil. Mais demandez donc aux hommes d'Etat, surtout à ceux qui se croient grands comme le monde, du souvenir et de la reconnaissance. Et puis, il faut le dire à la décharge du châtelain de Sainte-Ode, les circonstances ne se prêtaient guère à l'exhibition de son orgueilleuse personne ; ce n'est pas, en effet, lorsque tout croule autour de lui, que la doctrine agonise„ que l'âne radical lui lance chaque jour de cruelles ruades, et que son cher organe, l’Echo du Parlement, va descendre au charnier, qu’il devait désirer de paraître en public. Les grandes douleurs aiment la solitude, et M. Frère, qui est aujourd'hui ('homme le plus amèrement éprouvé de Belgique - politiquement partant - aura trouvé que le mieux était de rester au logis. C'est égal, ses coreligionnaires virtonais ne sont pas contents et lui garderont longtemps rancune.

Parmi les couronnes déposées au cimetière de Laeken sur la tombe de M. Bouvier, il en est une qui porte ces mots en grosses lettres d’argent : « Au regretté Bouvier, le défenseur des droits du pouvoir civil » Une vieille rengaine, un cliché bien fruste et qui n'a pu être ramassé que par les maîtres d'école sans ouvrage que le défunt protégeait.

M. Bouvier est inhumé à côté d'un comté dé Lannoy, près de plusieurs membres de la famille Evenepoel, à laquelle il était allié et dont l'un des membres périt en 1847 sous le couteau de deux : Rosseels et Vandenplas, exécutés tous deux à Bruxelles. II repese presque à l’ombre des ruines de l'antique église de Laeken, dont il ne reste aujourd'hui que le chœur, arraché au marteau des démolisseurs. Rien de Plus triste duc ce cimetière, autrefois bénit et où la population bruxelloise allait en foule prier le jour des Morts. A côté dé fosses recouverte' d'une pierre chrétienne et abritées sous la Croix, des sarcophages de théâtre et des sépulcres païens ; partout l'image de déchristianisation et de la sécularisation Quand donc le gouvernement nous rendra-t-il des cimetières catholiques et mettra-il fin à l'odieuse promiscuité des tombes de croyants et d'incroyants ?


(Extrait du Bien Public, du 29 septembre 1885)

li faut que le libéralisme belge soit singulièrement en pénurie d'hommes distingués puisque nous le voyons hisser aujourd'hui sur un piédestal élevé, et louer, à l'égal des sommités les plus remarquables, un personnage aussi piètre que feu M. Bouvier. En effet, à s'en rapporter aux éloges des feuilles libérales, l'ancien député de Virton serait une sorte de Dupin pétillant d'esprit et de verve, un type d'originalité et d'humour parlementaires. Quelle façon d'écrire l'histoire et de portraiturer les hommes ! Elle nous a porté à parcourir quelques feuilles des Annales parlementaires de la session dernière et à noter au passage les principales interruptions de l'orateur tant aimé de la presse libérale. Les voici à la queue leu-leu montrant sous son vrai jour, le genre d'éloquence qu'affectionnait l'aigle de Rouvroy :

« - Les élections sont faites. Avant celles-ci des promesses mirobolantes, mais après, rien, rien, rien. Quelle comédie ! »

« - Vous représentez la liberté de l'éteignoir (à la droite). »

« - C'est odieux. »

« - C’est écrasant cela, Monsieur Thonissen. »

« - C est un tour clérical. »

« - Quelle crétinisation ! »

« - Vous avez beau rire, vous riez jaune. »

« - C'est la morale des Jésuites. »

« Prenez donc note Monsieur De Volder. »

« Voilà une femme ! (II s'agit d'une institutrice libérale qui résistait à l'administration communale). »

« - II faut crétiniser les enfants. »

« - Et comme toujours le tour est joué. »

« - Les élections de juin ont mystifié un grand nombre d’électeurs. »

« -Ces ignorantes communes administrées trop souvent par des ignares. (inutile de dire qu'il est question d'administrations communales catholiques.)

« - Il ne manque plus à l'arrondissement de Verviers qu'une succursale de la grotte de Lourdes. »

« - Enrichir les couvents et les nonnettes, voilà le but des catholiques. »

« - (Après un rappel à l'ordre). Pour moi, je m'en préoccupe peu. »

« - (A l'honorable M. Coomans qui avait dit : Vous considérez les électeurs comme des imbéciles, il répond avec une loyauté toute punique : L'honorable membre dit que les électeurs sont des imbéciles ; c'est un joli compliment : il y en a, c'est pourquoi vous êtes ici, et la loi scolaire rendra les générations futures plus imbéciles encore ; c'est à quoi vous travaillez.

« M. Coomans. - Respectons nos électeurs.

« M. Bouvier. - Plus les gens sont imbéciles, plus ils se laissent prendre. Vous respectez tellement vos électeurs que vous les traitez d’imbéciles. »

« - Vous trouvez les curés modérés parce qu'ils vous rendent des services... Passez-moi la casse je vous passerai le séné. »

« - C'est une infamie. »

« - C'est une indignité. »

« - C'est beau. »

« - Et le tour est encore joué. »

« - C’est incroyable.

« - Il y a encore un curé là-dessous. Cela se voit d'ici. »

« - L’enquête scolaire restera la flétrissure indélébile du clergé belge. »

« (A M. Thonissen qui disait à la gauche qu’elle ne connaissait pas suffisamment la religion catholique. C'est une religion d'argent. La soif de l(or. Les curés volent les pauvres. »

« . Vous êtes les vassaux des évêques. »

« - Vos curés sont contents. Cela suffit. »

II y en a comme cela de quoi remplir. un gros quarto : toutes aussi attiques, aussi courtoises, aussi aimables. Voilà pourtant les éléments qui ont, en grande partie, servi de base au portrait enthousiaste que les plumes libérales ont fait de l'émule de M. Bockstael. Est-ce juste, est-ce sérieux ?

(Patrie)


Pour un aperçu des griefs catholiques face aux « procédés » de Philippe Bouvier lors de l’enquête scolaire dans la province du Luxembourg, voir : Pierre VERHAEGEN, La Lutte scolaire en Belgique, Gand, 1905, chapitre VI, III. L’enquête scolaire, pp. 254 et suivantes, 276 et suivantes (disponible sur le présent site)