Bara Jules, Marcel, Lamorald libéral
né en 1835 à Tournai décédé en 1900 à Saint-Josse-ten-Noode
Ministre (justice) entre 1865 et 1884 Représentant entre 1862 et 1894, élu par l'arrondissement de Tournai(Paul HYMANS, Discours prononcé lors de la cérémonie d’inauguration de la statue de Jules Bara à Tournai, le 20 septembre 1903, Bruxelles, Vanbuggenhoudt, 1903)
(page 3) Quand, en 1865, Jules Bara, à trente ans, à l'âge où pour d'autres s'achève à peine l'apprentissage de la vie, montait au pouvoir et recevait des mains de ses ainés une partie du fardeau des responsabilités gouvernementales. des clameurs de colère saluaient, dans les rangs adverses, cette éclatante et juvénile fortune.
Lorsqu'en 1900, atteint sans merci dans le plein épanouissement de sa forte et généreuse nature, il succomba brusquement, de tous côtés s'élevèrent des paroles d'affliction et de respect. Il sembla qu'il n'avait jamais eu d'ennemis. Ceux avec qui pendant plus d'un tiers de siècle un incessant conflit l'avait mis aux prises, sentirent qu'un tel antagoniste, en rendant la lutte plus âpre, avait fait la victoire plus précieuse. Ceux qui l'avaient suivi pleuraient une amitié perdue, un rayon éteint, une force dissoute.
(page 4) Nul ne loua avec plus d'éloquence les vertus de l'homme juridique de l'homme d'Etat, que celui-là même qui, dans le gouvernement catholique actuel, exerce les fonctions où, pendant onze ans, Bara. dans le règne libéral. avait déployé son activité réformatrice et son ardeur combative. L'enceinte de la Chambre, celle du Sénat, où vibrait encore la lointaine rumeur de tant de joutes fameuses, retentirent d'évocations émues. Le peuple enfin, dont l'âme obscure et subtile excelle à discerner, sous la pompe des honneurs, la vraie gloire, que l'appareil somptueux des funérailles ne suffit pas à conférer aux médiocres, le peuple massé dans la rue sur le passage de la dépouille mortelle, joignit aux manifestations officielles, le témoignage muet de son recueillement.
Un souffle d'émotion passait ; les ressentiments se turent. Ainsi, au soir des batailles. les armées rivales font trêve pour permettre à l'une d'elles d'ensevelir un grand capitaine frappé devant ses troupes.
Ce fut un deuil national.
La vie, le caractère, la physionomie de Bara l'expliquent.
La passion de la liberté et du droit ennoblit son existence. Il eut de fortes convictions. Elles ne lui dictèrent jamais ni une méchanceté, ni une vengeance. Le triomphe ne le fit pas arrogant. La défaite le laissa sans amertume. Fidèle à ses idées. fidèle à ses amis, il servit son pays et son parti sans une heure de défaillance ou d'oubli. Homme de combat, il ignorait la haine. Homme de devoir, il ne chercha d’autres satisfactions que celles de la conscience. Il fut (page 5) simple. modeste et bon. Sa carrière est un exemple de désintéressement. Il avait le don de sympathie. La popularité alla à lui, par une sorte d'attraction spontanée ; il ne la poursuivit jamais et, quand elle vint, ne fit rien pour la retenir.
Bara emprunta peu aux autres. La politique l'associa à des personnalités absorbantes et dominatrices. Il subit leur ascendant, sans qu'à leur contact la sienne se déformât. Il fut avant tout lui-même. On peut ajouter qu'il fut plus que lui-même. Il incarnait une des formes caractéristiques de notre génie national. Il était le représentant, l'individualisation grandie et intensifiée de notre moyenne bourgeoisie libérale.
C'est de la bourgeoisie que le parti libéral est issu ; elle lui a fourni ses plus illustres champions. Sortie du peuple. elle y puise sans cesse de nouveaux éléments de nutrition et de santé ; d'une admirable réceptivité, elle absorbe et clarifie les aspirations latentes qui montent d'en bas ; elle est à la fois une force motrice et un agent régulateur. En elle se dessinent les traits les plus marqués de l'âme belge. Elle aime l'ordre et la paix ; elle a la haine de l'abus, le mépris du snobisme, l'instinct du juste. Son hon sens l'éloigne de tous les fanatismes, son tempérament de toutes les violences. Elle a l'esprit frondeur et pratique, modéré et narquois ; par dessus tout elle aime, cultive, honore la liberté, dont elle a besoin comme d'air respirable.
De cette probe et laborieuse classe moyenne, dont il naquit, au milieu de laquelle il vécut, Bara avait les instincts, les vertus, les goûts, reflétés dans une organisation d'élite.
(page 6) C’est pourquoi le monument que nous inaugurons aujourd'hui n'est pas seulement la glorification d'un homme, le souvenir matérialisé d'une figure qui nous est chère ; nous l'élevons au libéralisme, à une idée profondément belge, condition de notre existence et de notre développement, la liberté, à la plus pure de ses expressions, la liberté de conscience.
La liberté de conscience pendant de longues années fut le principal enjeu de nos luttes politiques. Sa revendication, sa défense, sa conquête incessante ont été et restent la tâche essentielle et caractéristique du parti libéral. Elle veut qu'aucune distinction ne soit admise entre les citoyens selon le culte auquel ils se rattachent ou l'opinion qu'ils professent. Elle veut qu'aucune religion ne jouisse dans l'Etat d'un privilège ou d'un traitement, de faveur. Elle veut que la puissance publique ne se fasse ni la servante d'une foi, ni l’instrument d'une Eglise. Dès que, dans une société. les individus qui pratiquent une religion déterminée peuvent prétendre à une préférence. dès qu'une Eglise et les prêtres qui célèbrent ses rites, grâce la loi ou à de tacites complaisances, une influence sur la collation des emplois, sur la gestion des intérêts temporels et politiques, l'égalité est rompue, la liberté est atteinte, le droit des consciences est violé.
Le constituant l'a compris. Il a garanti aux Belges l'imprescriptible prérogative d'extérioriser leurs convictions par tous les procédés d'expression et de propagande. Et pour assurer à la fois la liberté civile et la liberté religieuse, il a voulu, il a proclamé la séparation de (page 7) l'Eglise et de l'Etat. n'admettant au principe d’autre dérogation que l'obligation pour l'Etat, fondée sur les traditions et les mœurs, de servir un traitement aux ministres des cultes.
Dès que cependant la Belgique eut été définitivement mise l'abri des incertitudes où se débattent les jeunes nationalités et qu'une vie politique régulière s'ouvrit pour elle, le conflit se déchaina entre les deux puissances séculairement rivales.
Un parti s'institua, formé de clercs et de laïques, qui s'assigna la mission de modeler la société civile sur le patron tracé par la doctrine catholique. L'entreprise n'était pas moins habile qu'audacieuse. Elle date de plus de soixante ans. Elle n'est pas abandonnée. Elle se poursuit au début du XXe siècle, sous nos yeux.
On ne réclame pas l'abolition des garanties fondamentales du pacte constitutionnel. On ne proscrit pas le mot de liberté. On en pervertit la notion. et l'ayant ainsi dénaturée et déformée, on l'exalte, on s'en fait une devise et une réclame, dans l'espoir d'illusionner les simples, d'émerveiller les badauds et de donner aux convertis et aux transfuges un prétexte et une excuse.
La liberté des cultes, dans ce système impudent autant qu'hypocrite. devient la liberté de l'Eglise et la liberté de l'Eglise exige que, sous peine d'attenter aux consciences, la société civile reconnaisse et pratique les dogmes de la société religieuse.
La liberté d'enseignement n'est plus le droit d'enseigner reconnu par la Constitution à tous les citoyens. Elle devient le droit d'enseigner aux frais des contribuables. (page 8) Encore n’est-ce qu'une transition. La liberté d'enseignement n’est complète qu'à la condition d'être affranchie de la concurrence de l'Etat. L'Etat est incompétent. Il n'enseignera plus. Si cependant, pour composer avec des nécessités passagères. pour sauver les apparences. il prétend maintenir la fiction d'un enseignement public, il l'abandonnera à la direction de l’autorité religieuse et paiera l'Eglise. en deniers du Trésor, pour le service qu’elle lui aura rendu en le destituant de sa fonction.
La liberté de la charité. le droit de tester impliqueront le droit de fondation, le droit pour les individus de créer des établissements immutables et perpétuels, dont la volonté du fondateur. dédaigneuse des exigences variables de l'intérêt publie et défiant le temps, réglera, pour un avenir indéfini, la gestion et l'affectation. Inspirées par le clergé, habile à exploiter l'espoir des récompenses célestes, ces libéralités. accomplies souvent au détriment des familles, tisseront autour de l'Eglise un réseau d'œuvres pies dont elle aura la disposition et l’emploi, ouvrages avancés d'où elle projettera au dehors le rayonnement de sa puissance et de ses doctrines.
La liberté d'association ne sera pas seulement le droit des citoyens de s'unir pour la défense de leurs intérêts, l'exercice de leur profession, la satisfaction en commun de leurs goûts et de leurs plaisirs, le culte de l'art, de la religion, de la science. Elle sera imparfaite si elle ne permet aux corporations religieuses d'exercer. par l'usurpation de la personnification civile, les attributs de la vie individuelle, le droit de posséder, d'acquérir, (page 9) d'hériter, afin de reconstituer le patrimoine de l'Eolise, assise matérielle de son prestige moral, et d'amasser le trésor de guerre destiné à défrayer l'entreprise sainte de la conquête spirituelle et politique.
Ainsi l'Etat créerait à l'Eglise au centre de la société civile une forteresse d’où elle la dominerait ; il lui livrerait le service public de l'enseignement et de la bienfaisance, le soin des enfants et des pauvres. les âmes et les corps. De tontes les libertés il n'en subsisterait plus qu'une, la liberté de l'Eglise. L'Eglise libre gouvernerait au milieu de la servitude universelle.
Le parti libéral se donna pour tâche de combattre ces théories pernicieuses et les forces de réaction qui les appuyaient. Il avait conquis le pouvoir en 1847. au lendemain du jour où, réuni en congrès, il s'était donné une charte et organisation. Il n'en était redescendu que pour livrer sur le terrain brûlant de la question de la charité une bataille décisive d'où il était sorti vainqueur. Depuis 1857, il régnait, s'appliquant réaliser les conséquences logiques de son principe d'existence, condensé dans cette brève et significative formule : l'Etat est laïc - quand Bara parut dans l'arène politique.
Une thèse universitaire l'annonce. Elle date de 1859. Elle ne reflète les préoccupations du moment que par son sujet et ses conclusions. Elle porte sur les rapports de l'Etat et des religions au point de vue constitutionnel. Elle opine en faveur de la thèse séparative. L'argumentation en est purement juridique. Aucun mouvement libérale n'en trouble la §page 10) rigueur scientifique et ne trahit les agitations du dehors.
En 1862, le jeune docteur de l'Université de Bruxelles est élu député de Tournai. Il n'a que vingt-sept ans.
Trois ans après, il est ministre de la justice. Ces trois années ont suffi pour mûrir son talent ; l'épreuve fut courte ; mais la préparation avait été forte et substantielle. C était un temps où l'on n'estimait pas qu'une solide éducation juridique fût inutile aux hommes appelés à diriger l'œuvre législative.
La thèse de 1859, un rapport parlementaire sur la révision de la législation des fondations d'instruction publique et sa défense oratoire pleine de logique et de feu, avaient révélé une science consommée du droit public et civil, une dialectique agile et nerveuse, des principes fermes, un esprit fécond en ressources. Bara, à trente ans, fut jugé, par Rogier et Frère-Orban, digne de recueillir la succession de Tesch et de gouverner la magistrature. Ils l'adoptèrent.
Les circonstances. dès l’origine, l'avaient lancé au plein de la mêlée des partis. La période qui s'écoula entre son arrivée à la Chambre et son accession au ministère fut marquée par une recrudescence de la lutte. Les événements se précipitent. C'est, en 1863, l'assemblée générale des catholiques à Malines, où Montalembert se rencontre avec de Gerlache et Dechamps, reproche à ses coreligionnaires, dans un discours mémorable, « d'éprouver un insurmontable mélange d'embarras et de timidité devant la société moderne, de n'avoir appris encore ni à la connaitre, ni la comprendre, ni à la pratiquer » et leur donne (page 11) pour devise : « l'Eglise libre dans l'Etat libre » ; c'est, immédiatement après cette tentative de rajeunissement, la condamnation par le Pontife romain du catholicisme libéral. frappé avant même que d'avoir vécu, l'encyclique « Quanta Cura » et le « Syllabus », si audacieusement négateur des droits de l'autorité civile que Napoléon III et l'empereur moscovite en interdisent la publication dans leurs Etats, comme d'un pamphlet révolutionnaire ; c'est la majorité libérale réduite à quelques voix, presque mise en échec par la retraite de l'opposition, le cabinet démissionnaire, la droite impuissante à former un gouvernement, la Chambre dissoute, la gauche sortant plus forte de la consultation du pays et le ministère libéral reconstitué sur des bases plus résistantes.
Juriste et civiliste dans l'âme. avait pris place au premier rang des défenseurs du régime de l'indépendance des pouvoirs publics et des théories sécularisatrices. II y voyait la garantie de la liberté.
Il n'entretenait pas le rêve absurde de bannir l'idée religieuse de la conscience humaine ; il ne cherchait pas davantage à substituer à la foi régnante, une foi nouvelle dont il fût l'apôtre. Dès la première page de sa thèse, il avait salué la religion comme un sentiment inné de l'homme. Il ne le discutait pas. Il constatait un phénomène moral, une réalité sociale, dont les manifestations, loin de se concentrer en un culte unique, divergent et se contrarient. Le but de la politique étant de concilier les hommes, non de les diviser, le seul système possible de conciliation est donc de dégager l'Etat du conflit des doctrines. Comment, (page 12) d'ailleurs. l'Etat les jugerait-il ? Quelle mesure d'appréciation adopterait-il pour peser leurs mérites et vérifier leur valeur ? Il n'a pas plus de titre à protéger rune qu'à persécuter l'autre. Il les tiendra donc pour égales et les traitera comme telles. L'Etat c'est tout le monde. Etant un et tous. il se proclamera neutre. Sil manque au devoir de neutralité que sa nature même lui dicte, il cesse d’être un distributeur de justice et un tuteur du droit pour se faire organisme d'oppression et engin de guerre.
Cette conception juridique et libérale du rôle de l'Etat vis-à-vis des religions avait inspiré à Bara les conclusions de sa thèse universitaire et les considérations principales de son rapport sur le projet de loi relatif aux fondations d'instruction publique. « L'avenir, disait-il dans le mémoire qu'il soumettait en 1859 à la Faculté de droit de l'Université de Bruxelles et qui lui valut le grade de docteur agrégé, l'avenir est au système de la séparation radicale de l'Etat et des sectes religieuses ; tout ce qui tend à nous en rapprocher, constitue un progrès et ce doit être l'effort constant des publicistes et des hommes d'Etat de conduire les mœurs et les religions vers sa réalisation. »
Il démontrait, dans son rapport sur la loi des bourses d'études, la légitimité et la, nécessité d'un enseignement national, érigé en service public. La Constitution en impose l'organisation à l'Etat. « Abandonner l'accomplissement d'un devoir social à l’initiative privée. c'eût été abdiquer... L'enseignement privé non aiguillonné par la concurrence de l'Etat. pourrait dégénérer en manœuvre de spéculation ou de parti et délaisser les véritables intérêts de la science et de la civilisation. »
(page 13) L'enseignement publie ne peut porter la marque d'une confession religieuse ni subir l'action directrice de l'Eglise. Dépendant exclusivement de l'Etat, entretenu, réglé par la loi, il doit être à l'abri de la dispute des sectes. L'Etat ne choisit pas entre les doctrine,. n'en adoptera ou n'en proscrira aucune. Ses écoles seront faites son image. Elles accueilleront les enfants de toutes les familles, sans distinction de culte. Instituées par la Nation. dirigées les représentants officiels de ses volontés, elles seront à l'usage de la Nation, non d'un parti ou d'une communauté religieuse.
Ce programme n'était autre que l'application directe dans le domaine de l'enseignement principe de l'indépendance du pouvoir civil et de la sécularisation des services publics.
Dans le régime des fondations d’instruction publique, ce principe, qui pénètre et caractérise notre régime constitutionnel. recevait une application non moins équitable et logique. La fondation, la collation des bourses destinées à permettre l'accès de la jeunesse pauvre aux bienfaits de l'instruction, ne peuvent être abandonnées aux caprices des particuliers. La liberté de conscience s'oppose ce que des administrateurs privés, affranchis de tout contrôle, puissent imposer aux boursiers le choix des établissements où ils poursuivront leurs études. En fait, ce régime anarchique avait abouti l'absorption de toutes les libéralités faites en faveur de l'enseignement supérieur par l'Université de Louvain. Il importait de séculariser le service des bourses et d'en réserver la gestion à des administrations civiles émanant de l'autorité publique et régies par la loi.
(page 14) La question des bourses d'études devint le terrain de rencontre des partis ; la lutte fut ardente. Bara en sortit vainqueur. Mais il avait accumulé sur lui des rancunes passionnées et qui seules peuvent expliquer les invectives inouïes que lui lança la presse catholique le jour où le cabinet libéral l’appela à lui, et dont elle ne fit pas davantage merci au souverain, coupable d'avoir signé une nomination qu'elle représenta comme un défi.
Certes Bara. dans sa polémique, avait été incisif et pressant. Il allait droit à l'ennemi. Nul mieux que lui n'excellait en l'art de désarticuler les sophismes, de percer la boursouflure des amplifications oratoires. de saisir les réalités et d'en extraire la substance. Mais quelque énergie qu'il apportât dans l'attaque. quelque vivacité qu'il mit dans la riposte, jamais, ni dans les débats de l'époque, ni plus tard dans aucune phase des luttes où il se jeta avec tant de fougueuse et spirituelle vaillance, jamais il ne proféra une injure à la religion, jamais il n'insulta une croyance sincère. jamais il ne commit cette offense, imprudente souvent et stérile toujours, de mettre en doute la bonne foi de ses adversaires.
On s'efforça, quand il entra au ministère, de le représenter comme un détracteur du catholicisme, impatient d'inaugurer une politique belliqueuse et persécutrice. On tenta d'ameuter autour de lui la colère des fidèles. Victor Jacobs se fit à la Chambre l'écho des haines cléricales. Bara, dont Rogier, Frère-Orban. Hubert Dolez se portèrent garants, se défendit en invoquant ses écrits. ses discours, « moi qui, s'exclama-t-il, me suis toujours (page 15) montré le défenseur de la tolérance. moi qui ai prôné le respect de toutes les religions et qui ai demandé l'égalité pour toutes les croyances
En réalité, il ne sentit jamais et ne pratiqua aucun fanatisme. Les problèmes religieux ne l'intéressaient que par leur aspect politique. Les préoccupations philosophiques n'attiraient point cet esprit positif et railleur, peu enclin aux pures spéculations intellectuelles et dont les combats quotidiens de l'existence professionnelle et publique absorbèrent toute l'activité. Sa philosophie se bornait à la tolérance. Il en est de plus profondes ou de plus prétentieuses qui peut-être ne la valent point.
Tolérant, Bara l'était en vérité mieux que par raisonnement et par volonté. II l'était par tempérament. comme il était aimable. La tolérance chez lui était une forme de la sociabilité. Elle fait comprendre l'affectueuse bienvenue dont l'honora le barreau. chaque fois que les revers électoraux le firent descendre du pouvoir et le ramenèrent à la carrière judiciaire, et les sympathies unanimes qu'il recueillit au Sénat, où s'écoulèrent les six dernières années de sa vie parlementaire, légitime réparation des préventions injustes qu'y avaient rencontrées à ses débuts ministériels. Un jour, par surprise, la haute assemblée avait rejeté le budget de la justice, dans l'unique pensée de nuire au ministre. Trente ans plus tard, elle faisait fête au sénateur. rachetant ses méfiances hostiles d'autrefois par une attention déférente et une courtoise confraternité.
La tolérance. cependant. n'est pas une abdication. Elle n'implique point l'inaction et la passivité. Bara était combatif et ne ménagea pas ses adversaires.
(page 16) On l'a appelé un doctrinaire de l'anticléricalisme. S'il est un mot dont, en notre vocabulaire politique belge. on a singulièrement abusé, c'est assurément le premier de ceux-là. Sans doute, Bara eut de fermes convictions, des idées directrices dont, en aucune circonstance, il ne se départit. Il eut donc une doctrine. Il n'eut du doctrinaire, ni l'orgueil qui auréola les grands, ni le pédantisme qui ridiculisa les petits.
Son anticléricalisme fui dépourvu de sectarisme. Il n'aspira point à convertir les âmes. Il ne s'attaqua point aux croyances religieuses. Il s'attaqua aux conceptions politiques que l'Eglise prétend y rattacher. Il n'avait pas la haine du prêtre ; mais le prêtre despote, le prêtre batailleur lui étaient odieux.
Individualiste et libéral d'instinct. sa verve wallonne avait des reflets de lectures voltairiennes. Né dans un pays libre. fils d'une race plantureuse et saine, dont la pensée alerte et tranche ne supporte ni le de l'hypocrisie ni le poids d'une tutelle, il combattit. en combattant le cléricalisme, la seule forme d'oppression que connaisse la Belgique contemporaine. Il dénonça sans se lasser l'intervention illégitime du clergé dans les élections ; il voyait une sorte de résurrection de la simonie dans l'exploitation politique des sacrements, dans le troc révoltant des primes spirituelles contre la promesse d'un suffrage et la livraison d'un bulletin de vote.
Maintes fois il révéla. documents à la main. des faits odieux d'intimidation et de corruption et c'est à la campagne qu'il mena, qu'on doit pour une grande part la loi de 1877 sur le (page 17) secret du vote et les fraudes électorales, dont la première épreuve entraina la chute du cabinet catholique, comme s'il avait alors suffi de libérer l'électeur, en l'isolant, pour faire crouler le togne clérical.
Quand, après la loi scolaire de 1879, devant une insurrection flagrante du clergé, commandée par l'épiscopat, encouragée secrètement par le Vatican, il frappa du retrait de traitement des prêtres étrangers qui, abusant de leur ministère et de l'hospitalité belge, poussaient à la révolte et au mépris des lois, quand il supprima d'inutiles vicariats, postes de combat où s'embusquaient des agents de guerre civile. il n'assouvissait pas, contre l’Eglise catholique, des passions antireligieuses, il défendait l'indépendance et la souveraineté des pouvoirs publics, le respect de la volonté nationale, la légalité et le droit contre une injustifiable et criminelle agression politique.
Le parti clérical a cherché souvent, dans la suite, à faire revivre aux yeux des générations nouvelles le souvenir de cette période troublée comme celui d'un âge de persécution et de martyres. L'histoire impartiale fera justice un jour de cette fantasmagorie. Elle montrera où était le fanatisme, dira qui mania les engins de torture et quels furent les patients. Il n'y eut de victimes que les malheureux à qui le clergé ne laissait d'autre alternative que de trahir leurs convictions en retirant leurs enfants des écoles officielles pour les livrer aux prêtres, ou de se voir poursuivis dans leur repos moral, traqués dans l'intimité de leur famille, châtiés dans leurs enfants. Il n'y eut de victimes que les milliers d'instituteurs jetés sur le pavé par la (page 18) tempête réactionnaire de 1884. Il n'y eut de victimes que la jeunesse privée d écoles et séparée de ses maitres ; que la Nation elle-même, frappée dans son intérêt le plus précieux. l'éducation de l'enfance belge. Et l’histoire impartiale ne découvrira pas d'exemple, en aucun pays, d'un régime plus libéral. plus respectueux des consciences et de la religion elle-même, que celui de la loi de 1879 qui, maintenant l'intégrité de l'autorité civile à l'école, offrait au clergé la faculté d'y venir chaque jour, à des heures déterminées, professer en pleine indépendance l'enseignement du catéchisme.
Ni la religion, ni la liberté n'étaient atteintes ou menacées. Il n'y avait en cause que l'ambition immémoriale de l'Eglise de retenir sous sa dépendance l'éducation de l'enfance, la formation des âmes, que sa prétention de supplanter I'Etat dans son attribut le plus auguste et le plus naturel et de faire payer par la Nation les écoles d'un parti et l'enseignement d'une secte.
Ferme et résolu dans l'action gouvernementale, Bara, dans l'opposition, fut redoutable. Ses qualités originelles pouvaient librement s'y déployer. Il avait l'attaque brusque, l'apostrophe cinglante, le don de la réplique. Certaines de ses ripostes claquaient comme des coups de fouet.
Il livra seul des assauts triomphants. Le choc d'une interpellation suffit à renverser, en 1871, le ministère catholique, après un an d'existence. Le cabinet d'Anethan avait nommé au poste de gouverneur de province un ancien ministre, dont le nom avait été mêlé à certains (page 19) épisodes d'une fameuse et lamentable aventure financière. Pendant quelques années. la fièvre de l'agiotage avait secoué le monde dévot. Un spéculateur ingénieux et hardi. Langrand-Dumonceau, avait entrepris d'associer la piété aux affaires et d'orner du lustre des bénédictions apostoliques les plus fallacieuses combinaisons. Il avait habilement fait miroiter aux yeux des capitalistes orthodoxes la terre sainte'des dividendes. Le monde ecclésiastique et seigneurial s'était pris d'enthousiasme pour cette croisade lucrative. Le haut personnel politique de droite s'y était enrôlé, en avait assumé le patronage.
Ce fut une course effrénée aux bénéfices, au bout de laquelle étaient la faillite et la ruine. « Les notions d'honneur et de délicatesse, disait Bara à la Chambre, paraissent bien obscurcies même dans les régions les plus élevées ; le désintéressement, la modération dans le gain, les vertus privées tendent pour certaines personnes à être mis au nombre des vieilleries et à amoindrir les hommes au lieu de les élever. II règne dans le pays comme une atmosphère pestilentielle ; il n'y a plus qu'une chose qui paraisse élever aujourd'hui. c'est l'argent ; il n'y a plus qu'une chose qui semble pouvoir agiter les hommes, c'est l'appât de l'or ! »
Cette morale nouvelle coïncidait avec le triomphe de la religion dans la politique. L'éloquence enflammée de l'orateur libéral vengea la conscience nationale. L'opinion se souleva et, devant l'intensité du mouvement, le Roi congédia ses ministres.
Près de vingt ans plus tard, la révélation d'intrigues mystérieuses qui, au milieu des péripéties (page 20) tragiques d'un grave mouvement insurrectionnel avaient poussé au crime un jeune ouvrier égaré. presque un enfant, fournirent à Bara la matière d'un impitoyable réquisitoire dont le temps n'a pas effacé la marque.
Dans ces deux épisodes mémorables il avait été l'interprète de la vindicte populaire. Il avait défendu l'honnêteté publique.
Foncièrement loyal et désintéressé. ne recherchant ni la fortune ni les honneurs, que le talent et le travail lut apportèrent, les causes justes l'attiraient. Les tactiques subtiles, les détours, les manœuvres sournoises et cauteleuses lui faisaient horreur. Jamais il ne céda à la tentation de faire argent de son nom. en le prêtant, à titre d'enseigne ou de réclame, à des entreprises de lucre. Le patrimoine qu'il délaissa était le fruit de ses labeurs professionnels. Sa probité était sans morgue, sa modestie sans austérité. Il faisait toutes choses simplement et sans apprêts ; aucun de ses gestes n'eut d'affectation ; aucune de ses attitudes ne cachait le souci d'un rôle jouer ou d'un effet à produire.
Son exemplaire honnêteté s'appuyait sur un sentiment profond du droit. Il pratiqua la science des lois depuis l'âge d'homme jusqu'à son dernier jour, et c'est à son contact quotidien, à l'atmosphère qu'elle dégage, aux habitudes d'hygiène morale qu'elle imprime, qu'on peut attribuer sans doute pour une grande part la rectitude de son jugement et la dignité de son caractère. « C’est par le sentiment du droit », a écrit un jurisconsulte éminent qui a doté de fortes pages nos lettres belges, M. Edmond Picard, « que la vie publique reste noble, (page 21) loyale et féconde. Quand il fléchit ou disparait, tout devient bas, perfide, insolent, lâche. Il faut aux hommes cette nourriture de l'âme. Sans elle la prospérité n'aboutit qu'à l'affaissement des caractères et il ne faut plus en parler comme d'une grandeur, mais comme d'un danger.
Bara servit le droit au gouvernement comme au barreau. au Parlement comme au prétoire. Il lui fit dans son activité une place égale à celle qu'y tint la politique. Et si son œuvre d'homme de parti peut avoir des détracteurs, les initiatives du juriste assurent à sa renommée des assises intactes et durables.
Son premier règne ministériel le montra pénétré des idées de son temps, impatient d'agir, ardent à braver les préjugés et à bousculer la routine conservatrice.
L'évolution des mœurs. le mouvement scientifique, le besoin profond d'égalité et de justice qui tourmenta le siècle dernier, réclamaient des réformes.
Le Code pénal de 1810 apparaissait comme un arsenal d'engins répressifs rouillés et barbares. Le principe même en était vicieux. L'idée de vengeance et d'intimidation y dominait. Bara pressa la discussion du projet de révision, dont le voie définitif, en 1867, suivi bientôt après de celui d’un nouveau Code pénal militaire, marque une date glorieuse de son consulat.
Un noble effort illustra l'une des phases de cette œuvre de refonte et de rajeunissement juridique. Bara demanda au Parlement l'abolition de la peine de mort. Obtenue de la Chambre, où l’avait appuyé un grand criminaliste catholique, Thonissen, dont les travaux scientifiques (page 22) éclipsent la courte carrière ministérielle, il ne parvint pas à l'arracher au conservatisme étroit et têtu du Sénat ; il y rencontra en M. d'Anethan un contradicteur rigide dont le froid classicisme s'insurgea contre une innovation qu'affectait le vice impardonnable de déranger l'harmonie des conceptions traditionnelles du droit pénal. L'échec parlementaire fut cependant plus fictif que réel. On ne revit plus l’échafaud sur nos places publiques. Bara trouva chez le prince qui venait d'inaugurer le second règne de la dynastie belge une auguste collaboration. Le droit de grâce, suprême prérogative de la royauté, a effacé les arrêts de mort. Et le glaive de la Justice n'est plus en Belgique qu'un symbole hiératique.
Le même esprit réformateur, un égal souci d'équité, inspira le projet d'abolition de la contrainte par corps, inhumaine et stérile pénalité attachée à l'inexécution des obligations privées : puis la proposition d'abrogation de l'article 1781 du code civil, qui, dans les contestations entre patrons et ouvriers, infligeait à ceux-ci l'humiliation. cette « flétrissure » comme disait Rogier, de voir le maitre cru sur affirmation et, partie en cause, institué, par un injustifiable privilège, l'arbitre du procès.
Mats ici encore Bara se heurta l'hostilité sénatoriale, et ce fut, cette fois, un de ses propres amis politiques. M. Barbanson, qui conduisit la résistance et la fit réussir.
Il dut attendre jusqu'en 1883 pour assurer la réalisation d'un plan dont les temps nouveaux n'auraient plus rendu possible l'ajournement et qu'il compléta par la suppression du livret obligatoire. « Le livret, c'est le servage, » (page 23) disait à la Chambre M. Adolphe Demeur, rapporteur du projet. La loi de 1883 coupa le lien qui. enchainant l’ouvrier au patron. le privait de la libre disposition de son travail, et établit entre eux l'égalité devant la justice.
Par cette double réforme, le nom de Bara restera attaché à l'oeuvre sociale du libéralisme. Ecarté depuis dix-neuf ans du pouvoir, le parti libéral n'a plus eu ni action directrice à exercer, ni responsabilité à assumer. Le ministère de 1878 lui-même fut trop absorbé par son entreprise de réorganisation scolaire et ne dura pas assez pour retrouver dans les autres sphères l'élan d'autrefois.
C'est de 1847 à 1870. que s'étend l'âge héroïque du libéralisme. Ce fut une admirable période de fondation et de renouvellement. D'elle datent la Caisse d'épargne et de retraite, la liberté commerciale, le droit de coalition, l'abolition des octrois et des barrières, nos premières lois sur les habitations ouvrières et les sociétés de secours mutuels. Plus d'aisance et d'égalité, plus de moralité et de justice, et, partant, plus de vraie liberté, des finances solides, un puissant outillage industriel et commercial, tel fut l'actif que le libéralisme laissa au pays après un règne presque ininterrompu de plus de vingt années paisibles et prospères. Son œuvre fut une œuvre d'émancipation. L'esprit de parti a tenté vainement d'en réduire la valeur. Elle demeure incorporée à la Belgique contemporaine et forme un fragment inaliénable du patrimoine national.
Les dernières années de la carrière dé Bara furent assombries par la défaite. Personnellement son alerte courage, son inépuisable (page 24) bonne humeur ne s'en ressentirent point. Ministre d'Etat, deux fois bâtonnier, il vécut plus au barreau que dans la politique. Il s'y sentait entouré d'une exquise et respectueuse confraternité. On y acceptait et y saluait, avec une sorte d'orgueil, sa brillante et familière primauté, dont l'honneur semblait rejaillir sur l’ordre tout entier. L'atmosphère du Sénat où, après les premières élections du suffrage généralisé, le Conseil provincial du Hainaut lui avait offert un siège, n'excitait guère aux combats. Il y lutta cependant sans lassitude pour ses idées, restées, à travers les vicissitudes et les troubles d'une époque de transformation, identiques à elles-mêmes.
Mais une orientation nouvelle écartait le navire des rivages où s'étaient fixés ses goûts, ses aspirations, ses convictions. En 1864, tout jeune encore, il s'était déclaré partisan du suffrage universel. « Le droit de voter, le droit de participer à la conduite des affaires du pays, avait-il dit, doit appartenir tout citoyen. » « Mais. demandait-il, peut-il être utile s'il n'est pas éclairé ? » L'instruction était à ses yeux l'instrument nécessaire de l'affranchissement politique. Il croyait que la valeur des gouvernants dépend de la valeur de ceux qui les nomment. Il voulait un corps électoral apte à comprendre sainement les intérêts publics.
C’est pour les mettre à sa portée, que, dés 1872 et sans succès d'ailleurs, il proposa la Chambre la création d'un compte-rendu analytique de ses débats, la traduction en langue flamande des Annales parlementaires et leur distribution gratuite aux électeurs. Quand vint l'échéance de la révision constitutionnelle, la (page 25) crainte d'un régime où le poids des préjugés et de l'ignorance. de la puissance terrienne et des forces religieuses ferait pencher la balance en faveur d'une politique cléricale et réactionnaire, l'éloigna de la solution simpliste et radicale du problème électoral. Mais il condamna dés le premier jour le vote plural que le ministère Beernaert fit prévaloir, dénonçant ses infirmités et prédisant que, du moment où, sans distinction de capacité, le droit de suffrage était attribué à tous, le ressort égalitaire de la démocratie, vainement comprimé, pousserait à des réformes nouvelles. Il sentit d'autre part le péril que l'oppression du nombre fait courir à l’individu et réclama l'institution d'un mode de scrutin qui donnât aux minorités et aux intérêts une représentation équitable et sincère. Il se prononça en faveur du vote uninominal et repoussa le système proportionnaliste qui devait, selon lui, paralyser les élans d'opinion et clicher la majorité parlementaire. Et l'on ne peut méconnaitre, sans entrer dans la discussion de la valeur théorique des systèmes, qu'en fait sa prophétie ne se soit jusqu'ici réalisée.
En matière économique enfin, Bara vit se dessiner un mouvement qui, s'éloignant des doctrines manchestériennes sous le rayonnement desquelles son esprit s'était formé, tendait à une accentuation de l'intervention législative dans l'organisation du travail. Les idées nouvelles n'eurent pas de prise sur lui. Il s'en méfia, n'étant plus assez jeune, n'étant pas assez vieux pour subir leur pression et modifier sous leur action ses conceptions et ses méthodes. C'est de l'individu qu'il se préoccupait surtout. (page 26) Jamais, s'écria-t-il, nous ne l'asservirons la collectivité. Dans l'appréhension que lui inspiraient toutes les contraintes, entrait sans doute pour beaucoup la conscience qu'il avait de ne pouvoir lui-même en supporter aucune. Et son vigoureux individualisme propre, marque des natures d'élite, lui faisait attacher plus de prix à l'initiative de l'homme, développement spontané d'énergie, affirmation de la personnalité, qu'à l'effet global. uniforme et mécanique des réglementations artificielles. Il professait à l'égard de certaines formules sibyllines et cacophoniques du plus récent jargon sociologique, un scepticisme souriant. L'épithète « loi sociale » ne suffisait pas à l'édifier. « C'est le costume à la mode, dit-il un jour au Sénat. » Il avait le goût de la clarté et l'insouciance des mots.
Orateur, il ne pratiqua jamais le culte de la phrase. Ses discours sont vides de rhétorique. Il disait naturellement, rapidement, vivement. avec une singulière force persuasive, ce qu'il pensait. Et tous ceux qui pensaient de même, se retrouvant en lui, le suivaient avec joie et l'en aimaient davantage. Il eut le sens de l'opinion publique. Ce fut une des raisons de sa popularité.
Dans la discussion. dès le croisement du fer, il percevait, par un tact infaillible, le défaut de l'argumentation de l'adversaire. Il devinait les coups, s'y dérobait, touchait le point faible, frappait alors à coups répétés, vif, pressant, agile, inattentif à l’incorrection de l'expression ou de l'accent, que l'abondance de la parole noyait dans un flux irrésistible. Il n'avait, en parlant, nulle préoccupation d’art. (page 27) Il était lui-même, se donnait tout entier, ne cherchait pas l’épithète rare, ne s'arrêtait pas à dérouler l’écheveau des périodes. Il n'avait pas le temps. Les mots se pressaient sur ses lèvres, comme poussés par une force intérieure.
La phrase coulait, claire et emportée. mêlée parfois de locutions familières. rappelant la source natale. L'esprit y pétillait et fusait, ainsi que des bulles d'air montent à la surface de l'eau et y font explosion.
Son éloquence, faite de verve, de bon sens et de bonne humeur, était l'image même de son tempérament. Elle se colorait dans le feu de l'action. comme le visage que le sang empourprait, taudis que l'index tendu scandait le rythme irrégulier et entrainant du discours. Le trait fendait l'air, ne manquait jamais le but. La colère faisait jaillir l'invective, et l'ironie. sous le pince-nez. allumait le regard. La tempête, brusquement, finissait dans un éclat de gaité et l'auditoire, secoué et conquis, riait en applaudissant.
L'argumentation était de texture serrée, formée de matériaux souples et solides, étroitement agencés. Le juriste et le logicien s'y révélaient. Aucun pédantisme ne l'alourdissait.
Bara n'avait que peu de science livresque. Les travaux quotidiens de l'administration et du barreau ont rempli ses jours. L'homme d'action avait étouffé en lui l'homme d'études. Mais il suppléait à ce qu'il n'avait pas le loisir de demander aux livres par une faculté inappréciable et si rare, le bon sens, qui révèle à l'esprit les principes, en les dépouillant du fatras encombrant des théories, et qui le conduit (page 28) par le chemin le plus court où le savant parfois n'arrive qu'après d'incertaines et douloureuses pérégrinations.
Bara ne survécut guère plus de trois ans à Frère-Orban. Entre eux avait longtemps duré la plus intime association ; dissemblables par le caractère comme par l'esprit, ils se complétaient merveilleusement et leur union se réchauffait d’un peu de piété filiale chez le plus jeune, d un peu de paternité chez l'aïeul politique.
Presque en même temps ils ont disparu. Leur souvenir plane sur le libéralisme. La foule massée ici, en ce jour de commémoration, atteste par sa présence qu'entre les morts et les vivants le lien n'est pas rompu. Et sans doute en me désignant pour parler ici en leur nom, ceux qui ont pris l'initiative de l'érection de ce monument ont-ils voulu donner à la jeunesse libérale, gardienne de la gloire des ancêtres, l'occasion d'affirmer sa volonté inébranlable de prolonger, en les adaptant aux temps nouveaux, les traditions et les principes dont elle a recueilli l’héritage.
Un siècle vient de s'ouvrir. Il se caractérise, entre autres symptômes, par la recrudescence des préoccupations matérielles. Les questions économiques remplissent l'atmosphère. Elles trouvent le parti libéral prêt en aborder la solution. Dans le passé, son histoire le prouve, il sut traduire en réformes durables, sa lucide et généreuse compréhension des besoins et des aspirations du peuple. Les problèmes nouveaux ne le déconcertent ni ne l'effrayent. Il a en lui les ressources nécessaires pour diriger avec sûreté l'évolution progressive de la société (page 29) belge. Mais le souci des intérêts économiques ne pourrait absorber toute l'activité nationale sans faire fléchir le ressort moral et réduire la politique à une basse rivalité d'appétits. La question de conscience reste debout. Elle suscite les plus nobles passions des hommes. Elle conserve à notre vie publique sa dignité et sa grandeur. Un an avant de succomber, Bara lançait, comme un dernier appel de clairon, ce cri de ralliement : « Jusqu'à la dernière heure, le parti libéral luttera pour la liberté de conscience. Voilà notre drapeau, et ce drapeau, ne fussions-nous plus qu'un dans les Chambres, sera salué par des milliers d'acclamations dans le pays... Un jour viendra où les principes que nous défendons seront restaurés et triomphants.’
Nil desperandum, clamait-il du haut de son balcon aux libéraux tournaisiens, avides de recevoir du chef aimé et populaire une parole de réconfort dans les heures d'infortune.
Je termine sur ce mot. Qu'il soit l'épitaphe du grand libéral disparu, la devise et le mot d'ordre de son armée, survivante.
(Maurice WILMOTTE, La Belgique morale et politique (1830-1900) (partim), Paru à Paris, en 1902, chez Armand Colin)
1. Parenté d’esprit avec Charles Rogier
(page 115) Jules Bara, ancien ministre de la justice, est une des figures les plus curieuses du libéralisme belge ; à bien considérer les choses, c’en est peut-être la figure la plus curieuse.
On sait déjà que le régime parlementaire, en Belgique, est issu, comme en France, d’une révolution. Bruxelles a eu ses trois glorieuses ; mais le mouvement populaire, sur lequel la bourgeoisie étaya son indignation, fut un mouvement nationaliste et non une réaction contre le trône et l’autel. Le roi Guillaume de Hollande avait ceci de commun avec Charles X qu’il entendait gouverner à sa guise et à la guise de ses favoris ; mais il différait de lui en ce qu’il était étranger à la Belgique, adversaire déclaré de sa religion et de ses traditions communales. Luthérien, il déplaisait d’instinct au peuple flamand, resté catholique jusqu’à la bigoterie ; Germain, il ne dissimulait pas aux Wallons, c’est-à-dire à l’autre moitié de ses sujets méridionaux, son dédain pour les idées et le langage de la France ; (page 116) enfin sa partialité, également blessante pour tous, se manifestait dans les choix de fonctionnaires : toutes les faveurs allaient aux Hollandais ; les Belges étaient administrés ; ils n’administraient point.
Le lendemain de la victoire des idées séparatistes, les plus avisés s’occupèrent de cueillir les lauriers. C’étaient, pour la plupart, de jeunes avocats venus du midi et de l’est de la Belgique, et parmi lesquels on comptait plus d’un Français, ou d’un Belge né et élevé en France. Le type le plus achevé de ces révolutionnaires, bons patriotes d’ailleurs, fut, on l’a vu, Charles Rogier. Sa carrière fut longue et fructueuse, et nul homme d’Etat, de 1830 à 1860 environ, ne conquit et ne justifia autant de popularité.
Rogier, on l’a dit, était né à Saint-Quentin, d’une mère française, mais d’un père belge ; il passa en France une partie de sa jeunesse ; plus tard il se fixa à Liége, puis à Bruxelles ; enfin, il mourut député de Tournai. Cette dernière ville, belge d’occasion, toute française d’esprit, était comme désignée pour une représentation à part. Elle l’eut successivement (et de 1862 à 1885 simultanément) dans la personne de Charles Rogier et dans celle de Jules Bara.
A bien des égards, Charles Rogier fut le (page 117) prototype éminent de celui qui devint, après, son collège à la Chambre et au ministère. Grand admirateur de la France, de ses gloires et de ses institutions, il sut démêler tôt ce qui, dans le libéralisme de 1830, pouvait s’adapter aux moeurs de sa patrie. Bara n’agit pas autrement, mais il accentua la bonhomie et le ton de belle humeur qui désignaient déjà Rogier à une sympathie plus pressante et plus familière que ne le faisait Frère-Orban. Par quoi il se distingua toutefois du premier et se rattacha au second, c’est par l’inflexibilité et même la vivacité agressive de son anticléricalisme.
2. Les raisons de l’évolution du libéralisme entre 1830 et 1860
Aux environs de 1830, on savait très bien à Paris ce que devait être le pouvoir civil ; quelles en étaient et les prérogatives essentielles et les limites ; il n’y a, pour s’éclairer là-dessus, qu’à relire certaines pages de Benjamin Constant et de Royer-Collard. En Belgique, on était à la fois plus et moins avancé lorsqu’on vota la Constitution nationale. On y inscrivit bien toutes les libertés de 1789, y compris la liberté de la presse et la liberté d’association ; mais quand il s’agit, par exemple, de dire ce que serait l’enseignement public, on tâtonna longtemps et on laissa à l’initiative privée une part prépondérante, sous prétexte que l’Etat ne devait que parer aux défaillances de cette initiative.
Les libéraux se préoccupèrent de bonne heure (page 118) des devoirs et des droits de l’Etat ; ils firent, à cet égard, au congrès du parti, en 1846, des déclarations très précises ; mais ils n’essayèrent pas de réaliser tout de suite leur idéal. L’essayaient-ils en quelque point, ils se heurtaient à une opposition violente, et de la part du clergé, et de la part des catholiques qui, de même que leurs adversaires, s’étaient constitués en un groupement distinct. Rares furent, dès cette date, les hommes qui, restant fidèles à l’esprit de la Constitution, demeurèrent bons catholiques, sans devenir des cléricaux en politique. Or, le clergé, qui n’avait jamais cessé de se mêler aux luttes politiques se montra, à partir du moment où eut lieu la scission entre les deux partis historiques de la nation, plus acharné et plus systématique dans son antilibéralisme ; il avait été, surtout en Flandre, le plus actif agent de la révolution ; il se mit cette fois au service d’une cause plus mesquine, mais à ses yeux non moins sacrée, puisqu’elle se confondait avec celle de la religion.
Cela se passe donc vers 1850, et à cette date il y avait encore à la Chambre belge beaucoup de libéraux catholiques et de catholiques libéraux. Dix ans plus tard, on montrait du doigt les derniers représentants de cette variété à peu près disparue. Chacun des deux partis - désormais distincts - (page 119) - le catholique et le libéral - soutenait, comme il va de soi, avoir conservé la tradition pure et sincère de 1830. « Vous n’êtes plus les libéraux de 1830, disait un député catholique en s’adressant à la gauche le 8 mai 1863. Lisez le programme du congrès libéral. Je le tiens en main ; tout catholique pouvait l’accepter... En 1850, on se séparait des ministres qui voulaient aller trop loin ; on disait : Nous ne vous suivrons pas. Aussi lorsque M. Frère-Orban a voulu réviser la loi d’instruction primaire, il ne s’est trouvé que douze personnes sur les bancs de la gauche pour appuyer une telle proposition. En 1850, j’aurais pu me trouver moi-même dans vos rangs, car nous voulions à peu près la même chose. » Et ce député, fougueux, mais sincère, Tournaisien comme Jules Bara et à demi Français comme lui, reprochait à son concitoyen les intransigeances de sa jeunesse, le qualifiant de « doctrinaire carré » et de « centralisateur. »
3. La question cléricale : la loi des couvents, le congrès de Malines et la loi sur les bourses d’études
Il n’avait pas tout à fait tort, du moins en ce qui concerne la centralisation, et nous savons déjà pourquoi.
Nous avons vu, dans le domaine de l’enseignement, après 1842 et 1850, les catholiques essayant (page 120) de tirer tout le parti possible d’une législation qui était encore à demi confessionnelle, bien qu’elle constituât pour leurs adversaires un commencement de réparation, et presque une sauvegarde.
En 1857, une nouvelle tentative d’empiétement sous le couvert de la liberté eut moins de succès. Les couvents étaient devenus aussi nombreux, en Belgique, que sous la monarchie autrichienne ; leur fortune mobilière et immobilière avait décuplé depuis 1830 ; les donations avant ou après décès alimentaient cette fortune aux dépens de la prospérité publique. Les catholiques belges craignirent un retour offensif des idées de sécularisation qui, sous Joseph Il et sous Guillaume de Hollande, avaient failli triompher chez eux. Ils proposèrent d’inscrire dans la loi, en les aggravant, des tolérances qui équivalaient au rétablissement de la mainmorte. Cette fois, il y eut comme une explosion de colère et de rires, de colère à la tribune, de rires dans la rue, et c’est en riant qu’on alla briser les vitres de quelques couvents et d’un ministère. Le ridicule du projet en dépassait, en effet, l’odieux, et ce fut sous le ridicule qu’il tomba.
En juin 1863, se réunit à Malines un congrès auquel assistèrent les évêques et tout le haut clergé. Montalembert y vint, y parla. Mais on peut dire qu’il n’y fut applaudi que pour lui-même. Car de (page 121) ces assises, les premières où prêtres et laïques voisinèrent ouvertement et conspirèrent ensemble, il sortit une doctrine nettement opposée à celle du libéralisme. On y prépara des armes à la papauté, au futur auteur du Syllabus.
« ... C’est un programme politique qu’on vient faire à Malines, s’écrie Jules Bara (1864) ; ce sont des articles qu’on vient voter pour qu’ils servent de règle de conduite pour le parti catholique. » Et il continue son exposé, montrant l’association intime d’intérêts entre le clergé et les chefs de la droite, et les dangers que cette connexité nouvelle peut offrir pour les idées de progrès : ... Je dis que, si vous triomphez, la liberté de conscience ne sera plus qu’un vain mot ; car quand le prêtre est au pouvoir et quand le prêtre, convaincu de la vérité de tel ou tel dogme, doit gouverner, il lui est impossible de faire des distinctions ; il lui est impossible de dire : ceci est l’erreur, je la tolèrerai. Non, il obéit à sa conscience de prêtre, avant d’obéir à sa conscience de citoyen. »
Et reprenant à son tour, et dans un esprit qu’on imagine aisément, chacun des articles du programme discuté à Malines, il montre les catholiques préoccupés de s’isoler des libéraux, de se séparer d’eux pendant leur vie et jusqu’après leur mort, les catholiques revendiquant le droit de (page 122) fonder librement, dût-on rétablir la mainmorte, le droit de retrancher à l’Etat sa prérogative scolaire, dût-on ramener la nation au régime intellectuel d’avant 1789, c’est-à-dire au néant. Comme on lui oppose la célèbre parole de Jules Simon, que l’Etat, en matière d’enseignement, doit préparer sa destitution (parole prononcée à Gand), il réplique, non sans à-propos, que le philosophe français a raisonné dans l’hypothèse d’une société parfaite, et ajoute : « Je dis, moi, que l’Etat a le pouvoir absolu d’enseigner, parce que la société sera toujours imparfaite, parce qu’il y aura toujours des différences religieuses, parce qu’il faudra un enseignement pour les pauvres, parce que la concurrence est nécessaire pour élever le niveau de l’instruction. »
Il est non moins affirmatif et non moins intrépide, lorsqu’il combat une autre prétention, sans cesse renaissante, des catholiques belges. Un décret de prairial an XII avait réglé, semblait-il, de façon définitive le respect des opinions dans la mort. Plus de divisions factices et humiliantes dans les cimetières, plus de « trou des chiens » où fût enfouie la carcasse des libres-penseurs. Plus rien de ce XVIIIème siècle qui fait, à Saint-Eustache de pompeuses funérailles à un banquier protestant et qui jette à la voirie la dépouille d’une actrice ou d’un philosophe. Pourtant, ce sont, à chaque session, (page 123) de nouveaux abus du pouvoir communal qu’on signale, et que, ministre, il ait à sévir, que réduit à l’opposition il ait à protester, Jules Bara défend la liberté posthume avec autant de constante vivacité que la liberté vivante.
Le congrès de Malines avait, en ces diverses matières, codifié les prétentions réactionnaires des catholiques ; mais il n’avait fait que cela ; il avait enregistré des décisions qui étaient déjà dans les consciences. Un mois avant sa réunion, le 8 mai 1863, M. Paul Devaux, l’historien belge et l’un des plus modérés parmi les constituants de 1830, reprochait précisément à la droite ses tendances ultramontaines : « Dans le parti catholique, disait-il, quels progrès la modération a-t-elle faits ? Les hommes les plus modérés sont découragés et sans action ; ce sont les plus violents qu’ils sont condamnés à suivre… Est-ce ainsi que les catholiques mériteront l’épithète de conservateurs qu’ils ambitionnent et à laquelle ils ont si peu de titres ? » C’était une belle riposte à l’homme d’Etat catholique, dont on a lu le jugement sur l’évolution libérale ; mais dans cette bouche, la réplique prenait plus d’autorité et comme un parfum de vérité historique.
Dix ans plus tard, on pouvait mieux mesurer du regard les étapes de la régression cléricale. La (page 124) droite n’associera plus désormais ses indignations à la réprobation des doctrines absolutistes, formulée le 3 juin 1864 par un de ses membres ; elle ne repoussera plus le Syllabus. Elle n’aurait admis non plus, en 1875, que son chef au Sénat, M. d’Anethan, s’exprimât ainsi : « Le ministre des cultes, qui, dans l’exercice de ses fonctions, s’occupe de questions religieuses, développe et explique les principes religieux et moraux, use d’un droit remplit un devoir. Mais si, faisant une excursion dans le domaine politique, il abuse de son ministère, s’il sort de son rôle pour attaquer directement le gouvernement, cette attaque peut être érigée en délit et frappée d’une pénalité. » (26 février 1866.) En 1875, ce n’est plus une infime minorité, c’est « l’immense majorité des catholiques » qui, par l’organe d’un leader de droite, proteste contre la chute du pouvoir temporel de Pie IX. Et à chaque session, le recul est marqué d’une façon plus nette et fournit à Jules Bara, à qui il faut revenir, des occasions plus brillantes de déployer sa verve oratoire et d’affirmer son anticléricalisme.
Anticléricalisme, est-ce bien le mot ? Oui, si l’on y attache un sens usuel en France et qui n’implique tout au plus, chez celui qu’on entend caractériser ainsi, que le retranchement et la négation d’une foi (page 125) positive. Non certes, si, par une extension trop commune de l’épithète, on veut que l’anticlérical soit antireligieux. La génération à laquelle appartenait Jules Bara n’était pas irréligieuse ; elle était tolérante, voilà tout. Parmi ses collaborateurs politiques, que de pratiquants ! Si lui-même fut un libre-penseur avoué, il ne fut jamais un négateur bien terrible, et, le jour où il proclama l’immortalité de l’âme en plein Parlement, il ne crut ni faire une manifestation inopportune, ni apprendre sur lui-même quelque chose à quelqu’un.
Mais, respectueux des formes positives de la religion, il était, il resta jusqu’à sa mort l’adversaire résolu de l’ingérence cléricale dans le domaine politique. Sa thèse de docteur agrégé, à l’université de Bruxelles, avait pour objet la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et ce fut pour lui le thème de maints discours ; ce fut le vœu de toute vie. Il n’aimait pas les prêtres, comme en général les hommes de 1789 avaient fait ; c’est parce qu’il les avait vus à l’œuvre ; ce n’était pas aux ministres d’une foi qu’il en voulait, c’était aux complices d’un intérêt séculier. Encore entendait-il que la justice, qui doit être pour tous, leur fût appliquée dans sa rigueur, Il repoussa, chaque année, les mesquines réductions de budget, dont des collègues trop zélés lui faisaient la proposition (page 126) formelle. A l’un d’eux, qui voulait qu’on supprimât les bourses des séminaristes, pour bien affirmer que l’État tendait vers la séparation du spirituel et du temporel, il répond avec une sorte d’indignation, qui part de son excellent cœur, mais aussi de sa conviction intime : « J’aimerais mieux enlever 10,000 francs à un évêque que 500 francs à de pauvres élèves qui ont le droit de compter sur la parole du gouvernement. De fait, il n’enleva ni aux évêques, ni aux boursiers ; mais il n’accorda rien non plus au delà du nécessaire : « Quand nous avons, disait-il, assuré au clergé de quoi subvenir à ses besoins, nous ne lui devons plus rien. »
Les boursiers de séminaire n’étaient pas les plus intéressants, ni les plus nombreux. La générosité des fondateurs s’était largement épandue sur les établissements où l’on préparait aux carrières libérales ou à des professions plus modestes. Des milliers d’enfants recevaient, grâce à cette générosité, une instruction gratuite. Encore fallait-il savoir quels seraient les bénéficiaires, puisqu’il y avait plus d’appelés que d’élus lorsqu’il s’agissait de fondations communales ou provinciales sans attribution nominative. C’était le clergé qui en disposait souverainement. Ses écoles, ses collèges, son université, à Louvain, étaient devenus les réservoirs où s’engloutissait tout l’or légué pour (page 127) l’instruction des fils de la bourgeoisie et d’une partie de la classe ouvrière.
Il en fut ainsi jusqu’en 1869, date à laquelle les libéraux exigèrent que la collation des bourses d’études fût conférée à l’Etat, sauf stipulation expresse en faveur des communes ou des particuliers.
Il faut lire les discours de Jules Bara, rapporteur de la loi sur les bourses, pour comprendre toute l’opportunité de celle-ci. En un certain sens, c’était - on l’a assez dit et écrit alors - la mainmise sur un bien privé, une usurpation de titre et de pouvoir. Oui, mais si l’on songe à la pérennité de ces largesses, à l’obscurité des motifs déterminants, à l’époque lointaine à laquelle elles remontaient, époque où il n’y avait pas d’enseignement public, donc point de fondation possible en sa faveur ; si, de plus, on veut bien s’instruire des abus de toute sorte auxquels donnait lieu la collation de ces bourses, on ne peut que ratifier le jugement des libéraux de 1863. En élargissant la fonction de l’État, ils renforcèrent celui-ci ; mais ils rendirent en même temps un sérieux service à la liberté.
A un autre point de vue, la liberté était intéressée dans cette réforme, où Jules Bara se montra « centralisateur » à bon escient. Il y découvrit - et ce (page 128) fut un beau trait de clairvoyance - une façon de doter le futur enseignement public, celui qu’une révision de la loi de 1842 permettrait plus tard d’instaurer. Dès le premier jour de sa carrière politique, il avait détesté cette loi et il l’avait proclamée inconstitutionnelle ; il disait, dès 1864, qu’il en voterait l’abrogation « de grand cœur », simplement parce que la liberté d’enseignement en Belgique, n’était, grâce à elle, et ne pouvait être que la liberté de l’enseignement catholique (Note de bas de page : C’est ce que répétait Frère-Orban, à son tour, en 1868 (discours du 22 avril) : « En Belgique, quand parle de la liberté, des forces individuelles au point de vue de l’enseignement, on dit une contre-vérité. En matière d’enseignement, il n’y a réellement point de place pour la liberté en Belgique ; il y a deux grands monopoles, celui de l’Etat et celui du clergé ; voilà la vérité. »). Mais il se résignait, il rongeait son frein, et du discours prononcé par son concitoyen et cité plus haut, il nous est déjà permis de tirer les raisons sa longue patience. En 1850, il n’y avait donc pas plus de douze membres, à gauche, décidés à voter une loi libérale sur l’enseignement public ! En 1864, il n’y avait pas encore de majorité en sa faveur, et ce ne fut qu’en 1879 que cette majorité fut réunie. Encore, au Sénat, ne fut-ce qu’une (page 129) d’une voix ! N’est-ce pas dire que l’évolution du libéralisme a été, en somme, plus lente et plus mesurée que celle de ses adversaires ?
4. Bara centralisateur
Benjamin Constant qui l’a dit « Il ne faut point de gouvernement hors de sa sphère ; mais dans cette sphère, il ne saurait en exister trop. »
Maxime libérale en 1830, non moins libérale ver 1870 et plus libérale encore en 1900. Après le congrès catholique de Malines en 1863, le devoir pressant s’imposait à tous, en Belgique, de renforcer les pouvoirs de l’Etat. Jules Bara ne manque point à l’accomplissement de ce devoir. Après avoir aidé au vote de la loi sur les collations de bourses d’études, il saisit chaque occasion, qui s’offre ensuite, d’affirmer, de définir et de préciser les prérogatives constitutionnelles du pouvoir. En 1869, par exemple, il fait voter une loi qui défend à une compagnie de chemins de fer d’abandonner à une autre compagnie une concession quelconque sans l’autorisation gouvernementale. Protestations à droite, et c’est un ministre de droite qui, plus tard, devait être contraint logiquement de racheter tous les chemins de fer concédés !
(page 130) En 1879, il défend le principe des enquêtes parlementaires et il ouvre ce qu’on appellera, non sans une emphase ecclésiastique, l’ère des persécutions. Vaine emphase, d’ailleurs : car l’enquête sur la situation des ouvriers et l’enquête scolaire révélèrent à l’opinion les pires plaies intellectuelles et sociales dont souffrait la Belgique. En 1891 et en 1892 enfin, il n’hésite pas à se séparer de ses amis, lorsque ceux-ci veulent s’ingérer dans l’exercice de la fonction gouvernementale. Un bourgmestre catholique avait interdit la vente de journaux sur la voie publique. Au nom de la liberté de la presse, le chef de la droite lui-même se plaint d’une violation constitutionnelle, et Jules Bara, dont les opinions étaient défendues par les journaux interdits, n’hésite pas à reconnaître que le fonctionnaire communal a agi dans la plénitude de son droit. En 1892, si nous le voyons adversaire de la procédure révisionniste, c’est parce que le cabinet entend laisser à une commission parlementaire le soin de rédiger un projet de loi électorale ; se dessaisir de son initiative, c’est, pour lui, porter atteinte aux privilèges du pouvoir, et ce sont ces mêmes privilèges qu’il défend, le 26 mai 1893, lorsque, tout en réprouvant l’expulsion de deux députés français, MM. Basly et Lamendin, il déclare qu’il ne votera pas l’ordre du jour de blâme déposé (page 131) par ses amis de l’opposition « parce qu’il ne peut voir dans la mesure prise par le gouvernement qu’un simple acte de police. » En 1896, réfugié au Sénat après la tourmente électorale qui a livré l’arrondissement de Tournai aux catholiques, il reproche encore au cabinet de droite de ne pas mettre en pratique les principes du régime parlementaire, principes selon lesquels « les ministres du roi ne doivent pas être les serviteurs de la majorité ». Enfin, deux ans plus tard, le 22 mars 1898, il plaide une dernière fois en faveur du rôle de l’Etat en matière de bienfaisance : « On ne peut admettre, dit-il, que le patrimoine des pauvres soit géré sans l’intervention des pouvoirs publics. »
Telle fut l’unité de cette carrière politique et l’invariabilité des convictions de Jules Bara sur ce point, essentiel en régime parlementaire, des droits conférés au gouvernement. Au nom de ces mêmes droits il sera, pendant toute sa vie, le défenseur, à la fois intrépide et respectueux, de la loi. Nul, parmi ses amis, n’a prêché avec plus de persévérance qu’il fallait rendre à César ce qui appartient à César. Les réformes législatives les plus déplaisantes et les plus partiales de ses adversaires, il les accepta et les subit, une fois votées, en se réservant, dans son for intérieur, de les combattre et de les abattre le jour où (page 132) le sort électoral serait favorable au libéralisme.
Et c’est ce qui lui permettra, à plus d’une reprise, notamment en 1863 et en 1879, de flétrir les insurrections de la droite, se refusant à appliquer les lois libérales et poussant les foules à l’émeute et au mépris de la légalité. Nos lois vous gênent ? disait-il. Mais croyez-vous qu’il n’y ait pas dans la Constitution belge plus d’une entrave à la réalisation de notre idéal propre ? « Mais toutes les lois sont gênantes ! Est-ce que le service militaire imposé à tous les citoyens n’est pas gênant ? Est-ce que le paiement de l’impôt n’est pas gênant ? Est-ce que le règlement de police qui m’oblige à faire nettoyer mon trottoir n’est pas gênant ? »
5. Ses sympathies démocratiques, dominées par son respect de la liberté
Il s’exprimait de la sorte, le 2 février 1867, en défendant à la tribune nationale l’abrogation de l’article 1781 du code civil, article d’iniquité, donnant valeur de loi à la parole du maître dans les constatations relatives au salaire des domestiques et des ouvriers. Ses adversaires, tant libéraux que catholiques, redoutaient les abus du régime d’égalité. Lui, répliquait, avec cette clairvoyance rare des véritables hommes d’Etat « Ce sont les maîtres de cette époque (celle où le code civil fut édicté) qui ont fait la loi, et ils ont eu soin de n’écouter que leur intérêt personnel, sans se préoccuper de sauvegarder le principe de l’égalité. (page 133) Eh bien, je dis que nous sommes arrivés à une époque où le principe doit dominer dans toutes les lois, et qu’on ne doit pas accorder au maître seul le droit d’être cru en justice, parce que le maître serait exposé à passer pour un voleur. Cette législation injuste, odieuse, a fait son temps. »
Jules Bara était-il donc ou non un démocrate ?
Si cela revient à dire qu’il aimait ou n’aimait pas le peuple, la réponse est aisée autant qu’affirmative. Les hommes de sa génération, en Belgique du moins, furent tous amis sincères des petits. C’est qu’eux-mêmes étaient peuple, comme a dit La Bruyère, et que s’il avait fallu opter, comme le grand moraliste, ils eussent opté pour la démocratie. Frère-Orban, dans un jour d’éloquence indignée, ne se targuait-il pas de n’avoir pas été bercée sur les genoux d’une duchesse ? Bara, quoique de souche bourgeoise, n’était pas moins résolument acquis aux tendances égalitaires.
Nous venons de voir qu’il avait réussi à imposer au Parlement l’abrogation de l’article 1781 du code civil. De même, il fit déclarer facultatif le livret d’ouvrier qui était obligatoire. De même, il obtint de la majorité l’abolition de la contrainte (page 134) par corps, si oppressive pour les petits, et quand il demanda des modifications à la loi sur la détention préventive, il fit observer, avec une grande justesse, que si l’on tenait le même compte au riche et au pauvre des jours passés en prison, dans l’attente d’une condamnation toujours incertaine, on créait entre eux, grâce au régime de la pistole, une inégalité de plus : « La conséquence de votre amendement, disait-il à ceux qui défendaient cette thèse, c’est d’infliger pour un même délit une peine plus sévère au pauvre qu’au riche. »
Il ne serait pas malaisé de multiplier des citations aussi fortement démonstratives, et d’en déduire que Jules Bara eut toutes les délicatesses d’un cœur démocratique.
Mais ne lui demandez pas davantage ; n’essayez pas, dans ce pays de grande et moyenne industrie qu’est la Belgique, d’insinuer à ce libéral, trop conséquent peut-être, que la classe ouvrière a besoin de protection, qu’elle est trop livrée à elle-même, et que livrée à elle-même, elle l’est aussi à ses passions et à ses vindictes. Sans doute, il votera le droit de coalition pour les travailleurs de la mine et de l’usine ; mais il ne votera rien qui puisse encourager arbitrairement leurs résistances, les lier dans leurs luttes contre le patronat. « Il suffit, dira-t-il le 18 mai 1866, de quelques meneurs (page 135) le terme y est déjà !) qui parviennent à discipliner groupe un groupe d’ouvriers pour qu’ils perdent leur liberté. Or, ce que nous voulons, c’est que l’ouvrier soit libre vis-à-vis de ses camarades. »
Voilà le grand mot lâché ; l’ouvrier sera libre, doit-il être désarmé. Et quelle que soit l’initiative qu’on lui opposera plus tard, sous son dernier ministère, et puis, après, sous les ministères catholiques, qui vont tripler l’arsenal des lois sociales avec l’ambition, nullement déçue, de maintenir leur puissance électorale, Jules Bara restera dans la logique négative de son attitude ; il essuiera les unes, il repoussera les assauts et il votera ; non encore : non, toujours non. Rappelez-vous la formule de Benjamin Constant, qui est encore celle de beaucoup de libéraux modérés en Belgique. Elle fut considérée par cet homme, qui avait le respect fétichiste de la liberté, comme une maxime d’honneur.
C’est au nom de la liberté qu’il montra, enfin, quelque tiédeur pour le militarisme de la gauche. Celle-ci, et c’est peut-être son plus glorieux souvenir en Belgique, n’a guère lésiné quand il s’agissait de rendre effective, et même redoutable, la neutralité proclamée en 1830. Elle sacrifia le pouvoir à l’accomplissement de cette obligation sacrée ; le jour venu, son chef incontesté, Frère-Orban, (page 136) la conduisit noblement à l’immolation. Jules Bara, lui, y mit plus de façon. Dès 1863, il est antimilitariste, et il ne s’en cache point ; s’il vote le budget de la guerre, c’est simplement « parce qu’en présence de l’état des choses, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, il serait impossible à aucun gouvernement, à quelque opinion qu’il appartînt, de présenter actuellement un autre budget. Ce n’est pas un vote approbatif, c’est un « vote de circonstance » qu’il émet.
Intransigeance juvénile, dira-t-on. Peut-être ; car une fois ministre, Jules Bara ne renouvela plus sa déclaration. Néanmoins il restait silencieux, défiant, vaguement hostile chaque fois qu’on abordait cette grosse question de l’organisation militaire, et, rallié finalement au service personnel, que la Belgique n’a pas encore inscrit dans ses lois, il n’en fut pas pour cela un champion plus déterminé des gros budgets de la guerre et des longs séjours à la caserne.
Son patriotisme n’est point en cause, mais bien son amour de la liberté. S’il s’accommodait des flagrantes nécessités d’une défense nationale, il voulait, en ce domaine comme en bien d’autres, réduire les initiatives de l’État au minimum compatible avec la dignité et la sécurité du pays. Lui donc, qui désavoua très énergiquement (page 137) l’expédition belge du Mexique, en 1864, lui qui fut de glace pour la colonisation du Congo, il n’eut point à se vaincre en refusant plus d’une fois à la droite victorieuse le vote du budget militaire ; mais il dut, et légitimement, surmonter de graves répugnances de principe pour se rallier, après bien des ambages, à la thèse, devenue libérale, d’un encasernement de toute la nation.
6. Le ministre de la justice
Est-ce là tout l’homme politique ? Ce l’est si peu que le ministre de la justice mériterait une longue étude. Car ce n’est pas assez de rappeler la part qu’il prit à la révision des codes, les lois d’un caractère véritablement social qu’on lui doit, comme celles sur les coalitions, sur les livrets d’ouvrier et sur le témoignage patronal en matière de salaires (abrogation de l’article 1781 du code civil).
Il faudrait signaler d’autres initiatives, ajouter qu’elles ne suffirent pas à détourner son attention de la partie purement administrative des hautes fonctions qu’il avait acceptées. Pas un choix dans la magistrature, debout ou assise, qui échappât à son examen ; pas une affaire grave ou délicate de l’un ou l’autre ressort judiciaire, qui ne fût connue de lui. Aussi ne le prit-on jamais sans vert au Parlement, et ceux qui, à maintes reprises, annoncèrent (page 138) et prononcèrent des réquisitoires contre ses choix ou ses actes, trouvèrent toujours le ministre armé jusqu’aux dents, d’abord retranché dans une défensive savante, puis sortant de ses positions inexpugnables pour se ruer sur l’adversaire et le mettre hors de combat (Note de bas de page : Il en fut de même à chaque vote du budget de la justice. En 1870, dans la séance du 29 mars, Jules Bara s’exprimait ainsi : « Voilà à peu près cinq ans que je suis ministre de la justice. J’ai donc eu à contresigner un grand nombre de nominations, peut-être plus que tous mes prédécesseurs. Or, chaque année, en termes assez vagues, on annonçait des interpellations, la révélation de tout un système d’intimidation à l’égard de la magistrature et des candidats, de tout un système de pression violente organisée par le gouvernement pour forcer la magistrature à entrer dans la voie politique. Voilà quatre ans que j’attends le débat. » Et comme on lui oppose un classement des magistrats, nommés par lui, d’après leurs opinions politiques, il s’élève avec indignation contre cette façon d’enquêter et d’interroger les consciences même muettes. « … Si l’on se permet cette inquisition dans l’opposition, s’écrie-t-il, je demande au pays à quel sort les magistrats et les fonctionnaires seront exposés, si les catholiques reviennent au pouvoir. » Il est vrai que rentré dans l’opposition, il fit flèche du même bois et en porta des coups redoutables. (24 février 1872)).
Le parti libéral a compté plus d’un ministre de (page 139) la justice, digne de sa grande tâche et l’accomplissement avec la haute dignité qui y convient, mais aucun représentant de ce parti n’a mis autant d’entrain, d’indépendance, de sûreté et de fermeté que Jules Bara, dans l’art difficile de maintenir, en le dirigeant, la bonne réputation du corps important auquel est dévolue une fonction si essentielle. Il voulait les tribunaux peuplés, non, comme on l’a dit, de ses créatures, mais au contraire d’hommes ayant des titres et capables de rendre des arrêts plutôt que des services. Si le libéralisme comptait plus que le cléricalisme de tels hommes à cette date, ce n’est pas qu’il y eût parti pris en sa faveur ; mais c’est que tous les jeunes docteur en droit, ayant fait de brillantes études et qui, en d’autres temps, eussent cherché la gloire et la fortune au barreau, ambitionnaient alors des postes de magistrats. Ces postes étaient estimés plus haut qu’ils ne l’avaient été jusque-là, qu’ils ne furent certes depuis lors. Et pourquoi ? sinon, qu’ils allaient au mérite, non à la clientèle des officines politiques. Tout en respectant les opinions individuelles, le ministre n’aimait pas, d’ailleurs, que les magistrats se jetassent dans la mêlée des partis (relisez ses propres paroles en ce sens, le 20 décembre 1866), et qui donc, lorsque les tribunaux trouvèrent des critiques à la (page 140) Chambre, sut les défendre avec une aussi triomphante énergie ?
7. Jules Bara dans l’opposition et au barreau
Après 1870 et après 1884, Jules Bara rentra dans l’opposition, et, soit à la Chambre, soit au Sénat, il montra, en se restreignant d’ordinaire à la discussion des affaires de justice et de culte, qu’il voulait circonscrire sa tâche de législateur, soit lassitude pardonnable, soit probité professionnelle poussée jusqu’au plus rare excès et jusqu’à la leçon publique. Ce qu’il en fit, d’ailleurs, fut pour le plus grand profit de ses idées politiques. Ce ne fut guère qu’après la mort de Frère-Orban, ou du moins après l’avènement du socialisme, qu’il consentit à être, dans de trop rares occasions, le porte-parole de la gauche dans la haute assemblée. Au palais, il reprit la serviette d’avocat, allègrement, avec la même belle humeur et la même bonne conscience. Dans ce métier difficile du barreau, il fut peut-être moins un orateur qu’un chef d’attaque, moins un homme à idées qu’un homme à ressources ; la forme le préoccupait peu, quoi qu’il l’eût très française et d’un beau jet. D’autre part, le beau plaideur qu’il était, avec toutes les générosités et les exubérances que comporte la profession, reparaissait sans cesse à la Chambre sous l’homme politique. Des fois on cherchait la robe et la toque, en l’entendant faire dériver un (page 141) débat, multiplier les arguties, retourner une preuve comme on retourne un gant, montrer la face des choses qui était avantageuse à ses intérêts.
Il avait une merveilleuse souplesse de compréhension et un art si sûr de deviner quelle allait être la réplique, qu’il en coupait l’inspiration à son adversaire et lui ravissait jusqu’au souffle. Le jour où il obtint de la Chambre l’abrogation de l’article 1871 du code civil, il eut pour principal contradicteur un de ses collègues du ministère, un économiste et un savant, M. Eudore Pirmez. Il savait que le danger était là, dans la division de la gauche devant une droite hostile, et son effort dut porter surtout du côté de celui qui était son collaborateur et son ami. Il mit donc toute sa coquetterie à être érudit autant que disert ; il invoqua l’exemple de plusieurs nations, il remonta jusqu’au droit romain, où un article aussi profondément injuste n’était pas inscrit, d’après lui. Son contradicteur avait-il sourcillé ? Je l’ignore. Mais Jules Bara, poursuivant sa démonstration, de s’écrier :
« L’honorable M. Pirmez me dira peut-être : Il n’y avait pas de domestiques chez les Romains ; mais c’est là une erreur...
M. Pirmez. - Je ne dis pas cela du tout.
M. Bara - Non, mais vous le direz, et je crois avoir bien pénétré votre pensée... »
(page 142) Devant les tribunaux, il déploya les mêmes talents et la même verve batailleuse. Mais s’il y conquit l’estime de tous et l’espèce particulière de popularité qui n’a d’échos que dans le temple de la justice, et qui est une popularité aussi, c’est plus encore par son caractère que par sa science juridique et son art consommé de vieux maître. On ne peut trop le redire, ce ministre intègre et farouche, cet Ajax qui couvrit vingt fois la gauche de son bouclier, eut l’aménité du cœur et de l’abord qui manqua à plusieurs de ses contemporains. Son doctrinarisme n’est pas bien établi dans la vie publique ; dans la vie privée, il n’exista point.
8. Conclusion
Voilà bien des titres à l’estime, à la notoriété et peut-être à la gloire. Il n’en fallait même pas tant pour faire de Bara un remarquable échantillon de la variété d’hommes politiques en qui s’est incarnée, dans l’Europe occidentale, la résistance ouverte contre le retour offensif des idées catholiques. Convaincu de la nécessité d’un pouvoir civil, indépendant et fort, il concentra toute ou quasi-toute son activité sur cet unique objet. Il en fit découler, avec une logique très défendable, tout le perfectionnement de l’organisme social : la liberté (page 143) étant pour lui une perpétuelle conquête, qui s’étendait à l’ordre moral et intellectuel aussi bien qu’à l’ordre économique, il était de toute nécessité, et de constante urgence, que l’Etat fût de plus en plus armé contre les empiétements du spirituel et les entreprises de la foule, instinctive, ignorante et désireuse du changement. Cette foule, dont la masse est inapte à l’exercice, même indirect, du pouvoir, se compose toutefois d’individus plus ou moins doués, qui, selon leurs dons naturels, peuvent successivement être associés à l’œuvre difficile de la conduite politique et administrative de la société. C’est par sélection, et par sélection seulement que se fera cette affiliation ; d’égalitarisme au sens actuel, il n’en faut point. Ainsi peut se résumer une doctrine dont Jules Bara fut, avec beaucoup de libéraux de son temps et quelques-uns du nôtre, l’adepte sincère et vibrant.