(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)
Le mot d'ordre du cabinet libéral - Zèle religieux du ministre de l'instruction publique, des instituteurs officiels, des bourgmestres libéraux et des fonctionnaires. de tout rang - Attitude des catholiques - La presse - Chanson : Rien n'est changé - Résistance des administrations communales catholiques et de quelques instituteurs officiels - Mécontentement des radicaux contre le gouvernement
(page 179) Si le gouvernement finissait par obliger les contribuables à payer les frais de ses écoles, il n'avait pas les mêmes moyens coercitifs pour contraindre les familles à y envoyer (page 180) leurs enfants. Il comprenait trop tard la faute politique qu'il avait commise en heurtant de front le sentiment religieux des populations ; devant les répugnances générales que sa loi soulevait, il se décida à la modifier administrativement, pour en masquer le caractère antireligieux.
Déjà avant la discussion parlementaire de la loi, on avait pu démêler dans l'attitude du cabinet les premiers indices de cette tactique. A mesure que le conflit s'aggrave et que devient plus manifeste la répulsion du pays pour I'enseignement neutre, le gouvernement s'engage plus avant dans le système des concessions ; il use de tous les subterfuges pour endormir la défiance des familles. Montrant ce que serait l'enseignement religieux dans les écoles officielles, sous l'empire de la nouvelle loi scolaire, M. Frère-Orban s'écrie à la Chambre, quelques jours avant le vote : « On fera comme aujourd'hui ; il n'y a rien de changé. » « - Rien n'est changé », reprend M. Van Humbeeck, si ce n'est qu'on ramène le pouvoir civil à son indépendance. » (Annales parlementaires, séance du 4 juin 1879, p. 1218.)
Rien n'est changé : tel est le mot d'ordre qui désormais va être colporté comme un message de paix, en tout lieu et en toute occasion. « Rien n'est changé ! » disent les circulaires lénifiantes de M. Van Humbeeck ; c'est l'organisation de 1842 qui continue ; l'enseignement de la religion dans les écoles publiques sera donné exactement comme par le (page 181) passé ; il sera même obligatoire, sauf en cas de désaveu. » « - Rien n'est changé ! » répètent formel des parents, en chœur les agents du gouvernement, et aussitôt la bonne nouvelle est annoncée partout ; elle est commentée dans les instructions confidentielles adressées aux fonctionnaires de tout rang ; elle est communiquée aux parents par les inspecteurs et les membres des comités scolaires ; les orateurs de distributions de prix en font le thème préféré de leurs discours.
Pour montrer l'importance capitale attache à l’enseignement de la morale dogmatique, M. Van Humbeeck ne recule devant aucun sacrifice. Il achète en une fois pour 300,000 francs de catéchismes et les fait répandre à profusion dans toutes les communes. Il fixe à 100 francs par année et par classe l'indemnité à payer ceux qui seront chargés de l'enseignement religieux dans les écoles officielles (Circulaire ministérielle du 14 août 1879). Il prescrit aux instituteurs de donner le cours de catéchisme aux heures accoutumées, alors même que les parents ne l'auraient pas formellement demandé ; il les encourage à conduire leurs élèves à l'église comme par le passé, à veiller à ce que les prières soient récitées régulièrement avant et après la classe. Il engage, il contraint même les autorités communales à maintenir dans leurs écoles les emblèmes religieux qui s'y trouvaient autrefois. Les ouvrages classiques, dans beaucoup d'endroits, restent les mêmes ; les livres de lecture, les livres de prix approuvés par le clergé demeurent (page 182) en usage ; on se borne à y introduire de légers changements.
Ces dispositions édifiantes du ministère trouvent un écho immédiat dans le corps enseignant. On voit se produire partout des conversions inattendues et presque miraculeuses ; où avaient échoué tous les efforts des inspecteurs ecclésiastiques et des curés, les circulaires de M. Van Humbeeck réussissent du premier coup. En les lisant, des maitres d'école fort peu dévots jusque là se sentent touchés de la grâce et se mettent à pratiquer avec ferveur. La messe du dimanche ne leur suffit pas : on les aperçoit presque chaque jour à l'église ; aux prières ordinaires de l'école, qu'ils font dire avec une régularité inusitée, ils ajoutent quelquefois le (page 183) chapelet ; bref. ils s'efforcent de prouver au public étonné qu'ils sont meilleurs chrétiens que les cléricaux, leurs adversaires.
Un M. Palmaerts, directeur d'une école officielle à Louvain, annonce par voie de circulaire que son enseignement et ses livres classiques seront les mêmes qu'auparavant et qu'il n'aura jamais en vue que d'élever chrétiennement ses élèves. Un autre, instituteur communal à Bevere, écrit ses concitoyens : » Je déclare solennellement que jamais je n’agirai autrement que depuis 36 années de professorat, et qu'en fait de livres ou de morale, rien ne sera jamais enseigné ou expliqué qui n'ait son fondement sur les dix commandements de Dieu et sur les cinq commandements de la Sainte Eglise ». A la Hulpe, la directrice de l'école communale oblige toutes ses élèves à assister au cours de catéchisme. A Hollain, l'institutrice, suivie de ses élèves vêtues d'un costume excentrique. prend place, malgré les injonctions du curé, dans une procession du Saint-Sacrement, où sa présence cause d'ailleurs un véritable scandale ; elle s'obstine à y rester jusqu'à ce que le curé, excédé, se voie obligé d'arrêter la cérémonie et de rentrer à l'église.
Certains bourgmestres gueux forcent encore la note. Jaloux de faire étalage de leur zèle pour l'auguste religion de leurs pères, les plus enragés prennent des airs tolérants, dévots ; ils transforment les écoles neutres en espèces de chapelles ; ils y parlent le langage le plus respectueux : « Soyez persuadés, déclare le bourgmestre libéral de Willaupuis, dans une circulaire-réclame adressée à ses administrés, soyez persuadés que vos enfants verront, comme (page 184° par le passé, devant eux, dans l'école, l'image vénérée et respectée de Notre-Seigneur-Jésus-Christ et de sa divine Mère, la Sainte-Vierge. Leurs maîtres continueront, avec plus de zèle encore, à les entretenir de Dieu, de l'âme, des grandes vérités de la religion... ; ils leur montreront que le témoignage d'une bonne conscience est le plus grand bienfait de Dieu et la plus chère consolation de la vie ». A Mechelen.sur-Meuse, le bourgmestre place au frontispice de l'école officielle une pancarte portant les mots : « Ecole communale catholique ». Dans une autre commune, on voit se détacher sur la façade de l'école cette inscription édifiante : « Ici l’on apprend à servir Dieu et la patrie.3
Ailleurs, les administrations libérales accentuent le caractère religieux de leurs écoles, en y installant force emblèmes de piété. Dans une commune des environs d'Anvers, l'administration fait connaitre par voie d'affiche qu'elle a placé dans l'école officielle deux crucifix, deux statues de la Sainte-Vierge Marie, une statue de Saint Joseph, une statue de la Sainte Enfance de Jésus. « - On vit, raconta à la Chambre M. Wasseige, certain bourgmestre, des plus libéral. traverser en plein jour la place du village, tenant entre ses bras la statue de la Sainte-Vierge, pour la placer lui-même dans l'école communale. D'autres bourgmestres, dans l'arrondissement de Philippeville, distribuent des chapelets en pleine école. A Péruwelz, le comte Oswald de Kerchove, gouverneur du Hainaut, présidant une distribution de prix, parle, avec des larmes dans la voix, de l'image vénérée du Christ, cette douce consolation des affligés, cet exemple (page 185) saint de dévouement et de bonté. « « -Soyez tranquilles, ajoute- t-il, elle continuera à occuper la place d'honneur à l'école ! »
Dans une commune des environs de Gedinne, le bourgmestre, un libre-penseur de village, écrit à son curé : « Je crois devoir vous rappeler que c'est à l'église que vous devez donner le catéchisme pour tous les enfants indistinctement, et non dans une maison particulière. J'ajoute que si vous continuez à vous y refuser et à ne pas admettre à la première communion les enfants qui la réclament, ayant l'âge et les dispositions nécessaires, non seulement vous manquez à votre devoir, mais vous ne remplissez pas les obligations imposées par la commune en vous accordant un supplément de traitement que vous acceptez. » Après le catéchisme laïque, la première communion obligatoire ! Toute la gent officielle exécutait les mêmes variations sur l'air connu : « Rien n'est changé ». Le bureau de bienfaisance de Wavre fit savoir officiellement aux pères de famille pauvres dont les enfants fréquentaient les écoles communales et qui étaient menacés, pour ce motif, de ne pas faire leur première communion, qu'en cas de refus il se chargerait d'habiller tous les enfants de 11 ans assez instruits pour pouvoir approcher de la Table sainte, et qu'il conduirait ceux-ci, aux frais de la ville, à Bruxelles, où se ferait - en ce cas - la sainte cérémonie. A Court-Saint-Etienne, l'instituteur communal, ayant fait la même promesse, partit pour Bruxelles avec quatre petites filles jugées par le curé inaptes à faire leur première communion, et se vanta, à son retour, de les avoir fait admettre à recevoir pour la première fois l'Eucharistie.
(page 186) M. Heyvaert, gouverneur de la Flandre Occidentale, ayant une petite fille en âge de faire sa première communion, fit annoncer par les journaux gueux qu'il habillerait douze enfants des écoles communales faisant également leur première communion. Le zèle religieux se compliquait ici d'une générosité tout à fait contraire aux us et coutumes du libéralisme en général et de M. Heyvaert en particulier. Ce mystère fut bientôt éclairci : on apprit que le successeur de M. Ruzette avait fait circuler dans les bureaux de la province une liste de souscription destinée à payer les frais de sa largesse ; tous les employés avaient signé, quelques-uns par principe, les autres par crainte de perdre leur place.
Cette indigne comédie ne réussissait pas tromper les populations. Les évêques, le clergé, les comités, tout ce qui, de loin ou de près, s'occupait à propager et à défendre l'enseignement libre, ne cessaient d'appeler l'attention des catholiques sur le véritable esprit de la loi de guerre et sur le caractère transitoire et précaire des dispositions par lesquelles on tempérait momentanément sa rigueur. La presse et les tracts populaires faisaient quotidiennement justice des habiletés ministérielles. « Si rien n'est changé dans le régime de l'école, écrivait le Bien Public, pourquoi fallait-il remplacer la loi de 1842, signée avec bonheur par Leopold Ier, par la loi de 1879, que les hommes d'Etat les moins suspects d'exagération ont qualifiée de loi de guerre et de malheur ? En réalité, tout est changé On a plus ou moins respecté la façade de l'organisation scolaire, (page 187) mais la distribution intérieure du bâtiment est complètement modifiée.
Une chanson très populaire dans les provinces wallonnes retraça, en ces termes excellents, le tableau des hypocrisies libérales : « Rien n'est changé » :
« I
« Rien n’est changé dans nos neutres écoles,
« Disent en chœur les ministres du Roi :
« Nous respectons, ô prêtres, vos symboles ;
« Rien n’est changé par la nouvelle loi.
« II est vrai qu'en dépit de I' Eglise,
« Hors de l'école on jette le clergé :
« C'est un détail ; nous crions, quoi qu'on dise :
« Rien n'est changé, Messieurs, rien n'est changé.
« II
« Hier encore, reste du Moyen-Age,
L'instituteur prônait le crucifix :
« De la Madone il vénérait l'image ;
« Le Décalogue avait aussi soli prix.
« Autant d'abus, marques d'intolérance,
« C'est bien prouvé par Bara, par Bergé !
« Au lieu du Christ nous mettrons la science.
« A part cela, Messieurs, rien n'est changé.
« III.
« Nous supprimons, du coup, le catéchisme,
« Liste inventé pour former des crétins,
« Qu'importe, un jour, si nous créons un schisme,
« Et si nos fils deviennent des gredins !
« Un lourd cadavre a pesé Sur le monde,
« Cadavre infect par les dogmes rongés ;
« Nous le poussons vers la fosse profonde ;
« Sauf ces -détails, ma foi, rien n'est changé.
(page 183) « Nous avons mis le prêtre hors de l'école,
« Et c'en est fait de son autorité ;
« Mais des parents le scrupule est frivole ;
« Donnons le change leur crédulité :
« Qu'il vienne avant, qu'il vienne après les classes,
« Hors du local, sans être dérangé ;
« Et les gamins lui feront des grimaces.
« Vous le voyez, messieurs, rien n'est changé !
« V
« Rien n'est changé, familles catholiques ;
« Nous respectons vos dogmes, votre foi,
« Vos syllabus, vos sombres encycliques ;
« Rien n’est changé par la nouvelle loi !
« Il est bien vrai, nous choisirons les livres,
« Et le programme est un peu dérangé ;
« Pur le budget, nous vous coupons les vivres.
« Sauf Ces détails, messieurs, rien n'est changez !
« VI.
« C'est un mensonge, hypocrites sectaires !
« Tout est changé par la loi de malheur !
« Oui, votre loi, c'est une loi de guerre ;
« Le vrai pays la voit avec douleur.
« Nous maudissons cette loi qui nous navre,
« Qui foule aux pieds l'Eglise et le clergé ;
« Et nous disons : Fossoyeurs du cadavre,
« Tout est changé ! cafards, tout est changé ! »
Les communes catholiques secondaient cette propagande, et, tandis que le gouvernement s'efforçait de voiler le principe et les tendances de ses écoles, bourgmestres et conseillers s'appliquaient, au contraire, à les faire ressortir chaque fois que l'occasion s'en présentait.
(page 189) Plusieurs administrations communales, se référant au texte de la loi, refusent de voter des fonds pour l'achat des catéchismes destinés aux écoles publiques, et le gouvernement doit inscrire d'office cette dépense à leurs budgets. Le bourgmestre et les échevins de Bruges interdisent aux instituteurs officiels de faire réciter les leçons de religion par leurs élèves ; cette décision est suspendue par le gouverneur Heyvaert. A Eecloo, le conseil prend la résolution suivante : « Vu la lettre de M. le curé, doyen de cette ville, par laquelle l'administration est informée que le clergé ne peut se charger de donner l'instruction religieuse dans l'école communale officielle, le conseil, à l'unanimité, se déclare incompétent pour charger une autre personne du susdit enseignement. »
A Duffel, le collège échevinal, après avoir pris une délibération du même genre, et voulant marquer plus fortement le cachet de neutralité que la loi imprimait aux établissements officiels, fait enlever de ses écoles les crucifix et les statues de la Vierge qui s'y trouvaient. Le gouvernement, instruit par ses limiers de l'effet que cette manifestation a produit dans la commune, et estimant que les autorités locales ont agi dans un esprit d'hostilité, ordonne que les emblèmes religieux soient remis en place. Les partisans de l’école officielle, conduits par les notabilités libérales du lieu, rapportent les emblèmes et les installent ment. L'arrêté royal qui casse la délibération du collège est un modèle du style administratif de l'époque :
(page 190) « Attendu que l’école de Duffel est fréquentée exclusivement par des élèves appartenant la communion catholique : qu'il n'y a donc aucun motif d'en faire disparaître les emblèmes de cette communion ;
« Considérant que les chefs de famille ont formellement exprimé le désir de voir réciter les leçons de religion par leurs enfants à l'école communale, et qu'afin d'obtenir que les emblèmes religieux soient placés dans toutes les salles où ces récitations ont lieu, ils en ont fait l'acquisition de leurs propres deniers ;
« Attendu : 1° Qu’en faisant enlever les symboles religieux des salles de classe, l'administration communale a méconnu le vœu des pères de famille :
« 2° Que l'acte posé par cette est de nature à nuire à l’enseignement officiel et à tromper les parents, en leur faisant croire que cet enlèvement est imposé par la loi du 1er juillet 1879 à laquelle un caractère d'hostilité envers le culte catholique serait ainsi injustement attribué :
« Vu la protestation des pères de famille, en date du 16 octobre 1879, contre l'enlèvement des symboles dont il s'agit ;
« Vu l'article 87 de la loi communale et attendu que la délibération susmentionnée blesse l’intérêt général ;
« La délibération susdite est annulée. »
Parmi les instituteurs officiels restés en place, un certain nombre. profitant de la faculté que la loi leur laissait, refusèrent. eux aussi, de se prêter aux hypocrites manœuvres u gouvernement. L'autorité centrale les pressant de revenir sur leur décision. quelques-uns cédèrent devant ses menaces ; les autres furent cassés impitoyablement.
L'instituteur communal de Cuerne. M. Thomas Catry, s'était refusé à donner la leçon de religion dans son école. d'ailleurs complètement déserte dès les premiers jours d'octobre 1879. Peu de temps après, il s'abstient de prendre part à une manifestation organisée en l'honneur d’un magister des environs. Aussitôt il est signalé au ministère comme suspect ; voici l'arrêté qui le révoque :
(page 191) « Vu les rapports du gouverneur de la Flandre occidentale et de l'inspection scolaire, concluant à la révocation du sieur Catry Thomas ;
« Attendu : 1° que l'instituteur en cause se range publiquement du côté des adversaires de l'enseignement public : 2° qu'il saisit toutes les occasions de donner cours son antipathie pour cet enseignement ; 3° que par son fait il a provoqué la désertion de l'école communale ; et 4° qu'il ne conserve ses fonctions officielles que pour jouir de l'exemption résuItant de l'article 28 paragraphe 3 de la loi sur la milice, etc. »
Chose remarquable, les instituteurs dont on pouvait soupçonner que leur abstention s'appuyait sur des motifs de conscience, étaient moralement contraints d'enseigner le catéchisme ; leur refus devenait aussitôt une trahison. Mais d'autres refusaient d'obtempérer aux sollicitations ministérielles, parce qu'ils professaient des idées radicales en matière de religion,- telle cette institutrice de Herve, qui se vantait publiquement de ce que son école « était et resterait une école sans Dieu » : ceux-là étaient laissés libres ; on savait qu'ils n'agissaient ainsi que par excès de zèle.
On observait d'ailleurs la même distinction entre les communes. Tandis que les délibérations des administrations de Bruges, d'Eecloo, de Duffel était improuvées, annulées, déclarées actes de rébellion, les décisions toutes pareilles de l'édilité bruxelloise étaient reconnues légales et appliquées. Les autorités de la capitale pouvaient à leur aise décréter la neutralité absolue dans les écoles primaires, en proscrire tout exercice religieux, y présider à l'enlèvement ces emblèmes de piété Le conseil communal de Schaerbeek (janvier 1881) (page 192) protestait impunément contre les circulaires édulcorées de M. Van Humbeeck et déclarait s'en tenir au texte pur et simple de la loi, c'est-à-dire « à la séparation franche et complète de l'enseignement scientifique et de l'enseignement religieux. »
C’est qu'en effet l'hypocrisie du cabinet n'excitait pas seulement le dégoût des catholiques ; elle irritait profondément les radicaux. Ceux-ci se demandaient chaque jour si, après avoir détruit par la loi le régime scolaire confessionnel, le pouvoir allait le rétablir en fait, sans tirer d'ailleurs de ses concessions aucun avantage sérieux. « Rien n'est plus comique à nos yeux, disait la Chronique, que ce ministère libre-penseur reculant devant les conséquences de la loi qu'il a proposée, et se faisant professeur de catéchisme et collectionneur d'images, avec un zèle pieux que n'eurent jamais les cléricaux les plus fanatiques. » Parlant de l'arrêté royal qui avait ordonné le rétablissement du crucifix à l'école de Duffel, l'Etoile belge écrivait : « C'est le monde à l'envers, le renversement de toutes choses : les fanatiques expulsent Dieu de l'école, et les gueux, les iconoclastes l'y font rentrer. » La Flandre avouait tout net qu'elle avait lu cet arrêté avec une certaine humiliation : « La loi, écrivait-elle, ne fait nullement un devoir au gouvernement d'écouter, au point de vue de l'enseignement religieux, les vœux des pères de famille. Bien au contraire... ; et ce serait s'engager dans une voie pleine de contradictions et sans issue que de provoquer leurs vues et d'y satisfaire en dehors des limites de l'article 4. Nous, libres-penseurs, nous (page 193) voulons l'école strictement, rigoureusement neutre, qui sera aura pour résultat d'arracher les âmes au joug dégradant que l'Eglise fait peser sur elles ! »
Au début, le gouvernement résista à ces sollicitations. Il doutait, avec raison, du bon effet des mesures coercitives sur des hommes aussi résolus que les catholiques belges. Il n'entrait pas, d'ailleurs, dans sa politique de se donner les apparences d'une persécution religieuse, alors justement qu'il s'efforçait d'étouffer le bruit fait autour de la malheureuse loi du 1er juillet. Peu à peu, cependant, il va glisser sur la pente du radicalisme et recourir aux voies de rigueur réclamées par les libéraux avancés ; bientôt, nous le verrons. il ne mettra plus de frein à son intolérance et à son sectarisme.
Pression gouvernementale - Pression des particuliers - Pression des bureaux de bienfaisance et des administrations communales - Les arrêtés de Comblain-au-Pont et de Waremme - Quelques faits de pression - Résistance des pauvres à la pression administrative - Héroïsme de la femme De Backer - Le bouc de Châtillon - Indignation des catholiques et désaveu de quelques libéraux. - La masse du parti libéral applaudit à la pression exercée sur les pauvres - Réponse des catholiques la pression libérale : les comités de protection des catholiques pauvres
Dès les débuts de la lutte scolaire, le gouvernement et les administrations à sa dévotion s'étaient servi de la pression pour peupler les écoles neutres et maintenir les cadres du corps enseignant. La pression devint la grande (page 194) arme de guerre du libéralisme ; ce fut sa seule arme efficace. Sans les menaces et les violences auxquelles furent en butte les fonctionnaires, les pères de famille pauvres et, d'une manière générale, tous ceux qui sont accessibles à l'argument de la faim, l'enseignement officiel n'eût jamais pu s'organiser, les écoles athées fussent restées complètement désertes.
Le cabinet commença par exercer une pression inouïe sur tous ses agents, pour les contraindre à mettre leurs enfants dans les écoles publiques ou à les y laisser. Fonctionnaires de tout ordre, employés des contributions et de la voirie, ouvriers des arsenaux, fournisseurs de l'Etat, solliciteurs qui présentaient une requête ou demandaient une place, étaient mis en demeure de choisir entre leurs intérêts et leur conscience.
On a vu à quelle pression étaient soumis les instituteurs qui se refusaient à donner la leçon de catéchisme : les gouverneurs de province furent chargés, en outre, de dresser parmi les membres du corps enseignant des listes de suspects comprenant tous ceux qui paraissaient disposés à renoncer à leur poste, afin que le gouvernement pût les menacer de leur réclamer les bourses d'études dont ils avaient joui. De leur côté, les inspecteurs faisaient aux instituteurs une vie d'enfer, les traquant et les harcelant sans cesse pour cause de tiédeur. Des politiciens de bas étage les « invitaient » à se faire membres de l'association libérale de la région. (Note de bas de page : L'Association libérale de l’arrondissement de Virton, dans sa séance du 5 août 1881, « décida que les instituteurs seraient invités à faire partie de l'association de canton, en raison de l’appui que leur prêtait l’opinion soutenue par celle-ci.) On vit jusqu'à des (page 195) fonctionnaires supérieurs enrôler de force les maîtres officiels dans les rangs de la franc-maçonnerie. (<Note de bas de page : L’affiliation en masse des instituteurs officiels à la franc-maçonnerie fut un des symptômes caractéristiques du régime. M. Woeste signale à la Chambre, dans la séance du 19 février 1884, le cas d’un commissaire d’arrondissement, sergent-recruteur de la Loge, qui invitait ouvertement les instituteurs à s’enrôler dans la franc-maçonnerie, sous peine d’être signalés comme indignes à la vindicte libérale. L’une de ces missives ne parvint pas à son but, son auteir l’ayant adressées par mégarde à un instituteur catholique. Le pièce fut lue à la Chambre par M. Woeste, au milieu des cris de fureur de la gauche (Suit le contenu de cette pièce, non reprise dans la présente version numérisée.))
L'immense armée des employés des chemins de fer de l'Etat n'échappait pas davantage à la contrainte morale qui pesait sur les agents des autres administrations. La politique scolaire s'introduisit (page 196) même dans l'armée. Les militaires furent invités à renseigner le ministre de la guerre sur les établissements d'instruction qu'ils avaient fréquentés (circulaire d’octobre 1882); ceux d'entre eux qui étaient pères de famille durent indiquer combien ils avaient d'enfants fréquentant l'école et dans quelle école ils les envoyaient (circulaire de mai 1879) ; on alla jusqu'à menacer de pauvres gens, qui refusaient de mettre leurs enfants dans les écoles officielles, de ne tenir aucun compte de leurs réclamations lorsque leurs fils devraient tirer au sort.
Un trait entre mille. M. Victor Lebrun, commis des accises à Saint-Léger, en Luxembourg, avait placé son fils unique à l’école catholique fondée par le curé. En 1880 les libéraux de la localité le dénoncent à l'autorité supérieure. Aussitôt tout est mis en œuvre pour amener le père à retirer son enfant de « l'école du curé » : on a recours aux menaces, aux punitions administratives ; on promet au pauvre homme une promotion supérieure dans l'administration des finances et la gratuité des cours pour son fils à l'athénée d'Arlon. Tout est noblement refusé, M. Lebrun étant de ces chrétiens convaincus qui mettaient la sauvegarde religieuse de leurs enfants au dessus des avantages matériels. Cependant le libéralisme ne se tient pas pour battue Le ministre des finances crée un nouveau bureau des accises au hameau de Sugny ; il y envoie M. Lebrun. Il avait choisi le poste de Sugny, parce que ce village était le seul, dans tout le Luxembourg, où il n'y eût pas d'école catholique : (page 197) désormais le père serait forcé de briser sa carrière ou d'envoyer son enfant à l'école officielle, puisqu'il n'en existait pas d'autre à Sugny. C'était trop tôt escompter la victoire. M. Lebrun se rendit à son nouveau poste ; mais il préféra conserver son enfant chez lui et le priver de tout enseignement, plutôt que de l'envoyer à l'école sans Dieu. Cela dura pendant quatre ans. En 1884, le poste de Sugny, qui était parfaitement inutile, fut supprimé par le ministère catholique ; M. Lebrun obtint enfin la liberté de donner à son fils l'enseignement de son choix.
Les bourgmestres libéraux imitaient ces beaux exemples et quelquefois même les dépassaient. Dans mainte commune, aucun employé des bureaux, aucun agent de la police locale, pas même un simple balayeur public n'eût envoyé impunément ses enfants à l'école cléricale ; ceux qui se hasardaient à le faire ne tardaient pas à être congédiés de leur place ; ils apprenaient ainsi de combien d'acceptions diverses sont susceptibles les termes de liberté de conscience et d’égalité de tous citoyens devant la loi.
Les notables du parti libéral, propriétaires d'immeubles, grands cultivateurs, industriels surtout, usaient fréquemment de procédés semblables à l'égard de leurs locataires. de leurs fermiers et de leurs ouvriers. A Wichelen, c'est le comte de Kerchove de, Denterghem, le richissime bourgmestre de Gand, qui signifie congé à treize de ses tenanciers, parce qu'ils se sont cru le droit de choisir pour leurs enfants une éducation catholique (fait attesté par l’Etoile Belge) A Schepdael, c'est un (page 198) grand propriétaire bruxellois qui insère dans ses contrats de bail une clause obligeant tous ses locataires âgés de moins de 70 ans à se faire inscrire comme élèves à l'école d'adultes officielle.
Dans le canton de Dinant, c'est un important manufacturier, bourgmestre libéral de sa commune, qui fait prévenir ses ouvriers que ceux qui retireront leurs fils de l'école communale seront aussitôt congédiés. Plusieurs pères de familles n'ayant pas tenu compte de cette injonction, la menace est exécutée ; mais les industriels catholiques des environs s'empressent d'ouvrir leurs ateliers aux victimes, et le bourgmestre y perd la meilleure partie de son personnel. Ailleurs, c'est par une grève que les ouvriers répondent à la pression patronale, et ils ne reprennent le travail que lorsqu'on les laisse libres d'agir selon leur conscience.
Certains gérants de sociétés houillères ou métallurgiques se distinguaient si bien dans cette campagne contre la liberté des parents chrétiens qu'ils réussissaient quelquefois à paralyser complètement les efforts des comités catholiques et du clergé, ainsi que les bonnes dispositions des familles. Dans le canton de Charleroi, par exemple, il restait encore, à la fin de 1879, treize communes, sur une centaine, dépourvues d'écoles catholiques, et cela moins par suite du manque de ressources, que parce que ces localités se trouvaient sous la dépendance exclusive de grands établissements industriels, dont les chefs exerçaient une pression éhontée sur les ouvriers et sur les petits commerçants.
A diverses reprises, des conseils d'administration intervinrent pour faire cesser les abus de pouvoir commis par leurs directeurs ou leurs (page 199) employés subalternes. Le personnel dirigeant de la compagnie des chemins de fer de la Flandre Occidentale refusait systématiquement du travail tout ouvrier dont les enfants fréquentaient les écoles catholiques. Il fallut que quelques actionnaires avertissent de ce fait le conseil, qui avait son siège à Londres : la loyauté anglaise des membres en fut révoltée, et des ordres sévères vinrent immédiatement mettre fin à ce scandale.
A Falisolles, dans l'arrondissement de Namur, il se produisit un fait encore plus significatif. Cette commune, habitée par un grand nombre d'ouvriers mineurs, était parmi les rares localités où l'école officielle avait une population supérieure à celle de l'école catholique. En 1882, la composition du conseil d'administration du charbonnage où travaillaient les ouvriers de Falisolles vient être modifiée ; une proclamation fait savoir aux habitants qu'ils sont libres d'envoyer leurs enfants à telle école qui leur convient. Aussitôt la situation se transforme complètement : l'école catholique, qui contenait 35 élèves, voit monter, en quelques jours, sa population à plus de 160 enfants. La liberté : il n'en a pas fallu davantage pour faire déserter l'école neutre et faire regorger l'école catholique.
Plus générale encore était la pression exercée sur les pauvres et sur les malades indigents par certains bureaux de bienfaisance et par les communes libérales. Ce genre de pression est celui que le libéralisme a toujours pratiqué le plus volontiers et sur l'échelle la plus large : outre qu'il peut s'exercer d'une manière secrète, il offre plus de chances de succès que n'importe quel autre, parce qu'il s'attaque (page 200) lâchement aux petits, aux faibles, aux misérables, bref tous ceux qui souffrent ou qui plient en silence.
Les bureaux de bienfaisance et les collèges libéraux se prêtèrent main-forte pour cette besogne, digne de la philanthropie officielle. Ils furent aidés par tout ce qui portait l'estampille gouvernementale et, plus particulière- ment, par les membres des comités scolaires. (Note de bas de page : La constitution des comites scolaires n'avait pas été exemple de difficultés. Dans beaucoup de communes le gouvernement, malgré peines inouïes que s’étaient données se agents, n'était parvenu à composer les comités qu'en nommant, à tout hasard et même à leur insu, des personnes étrangères ou hostiles i sa politique. De tous côtés, des protestations s'étaient élevées, la presse catholique avait publié de nombreuses lettres de démission. Pour empêcher la décomposition complète de ces comités, il fallut s’adresser à des anticléricaux de bas étage, parfois à la lie de la population. Par contre, dans les communes libérales, les comités scolaires furent recrutés d'emblée dans les rangs du libéralisme le plus fanatique, sur la désignation visible des Loges et des associations radicales. Dans nombre de cantons ruraux, le juge de paix et son greffier en faisaient partie ; on cite même un canton où le juge de paix, le greffier et le commissaire de police formaient à eux seuls le comité scolaire. Ainsi composes, les comites scolaires étaient pleinement à la hauteur de leur rôle : dans les communes gangrenées de libéralisme, ils devinrent les auxiliaires les plus précieux de la police locale : dans les régions catholiques, où leur nomination était réservée au ministre, ils furent les serviteurs complaisants du pouvoir central.)
Ce que fut cette pression de la faim, on a peine à s'en faire une idée : promesses, menaces, abus d'influence, intimidations, distribution partiale des secours par les délégués des administrations locales, tout fut mis en œuvre pour étouffer chez les pauvres l'appel de la conscience ; l'achat des âmes fut pratiqué avec un esprit de système, avec une cruauté froide, qu'aucune misère ne parvenait attendrir.
(page 201) Au début, on mit quelque retenue dans les menaces adressées aux familles indigentes ; on parlait à mots couverts ; on avait parfois l'air de s'avouer à soi-même qu'on commettait une lâcheté. Mais cette période de tâtonnement et d'incubation de la tyrannie libérale ne fut pas longue ; les agents de la conscription scolaire officielle pratiquèrent bientôt la persécution ouverte.
Dans la plupart des grandes villes, on eût dit que la principale mission des maîtres des pauvres n'était pas de répartir équitablement et efficacement les secours de l'assistance publique, mais bien d'en exclure les parents catholiques qui refusaient de trahir leurs devoirs envers leurs enfants.
Beaucoup d'administrateurs communaux et de bureaux de bienfaisance ne se contentaient pas de ces moyens occultes : ils prenaient des arrêtés interdisant aux indigents d'envoyer leurs enfants aux écoles libres. sous peine de privation de tout secours.
A Comblain-au-Pont, le bourgmestre et les échevins font afficher l'avis suivant :
« Le Collège bourgmestre et échevins avertit les familles pauvres auxquelles les soins médicaux se donnent à charge de la commune, que celles d'entre elles qui enverraient leurs enfants à l'école privée seront aussitôt rayées de la liste des bénéficiaires de cette mesure.
« Qu'on se le dise.
« Comblain-au-Pont, 1er novembre I879. »
Des arrêtés analogues sont pris par les bureaux de bienfaisance d'Ostende, de Wavre, de Jodoigne et de Nil-Saint-Vincent.
(page 202) La palme revient au bureau de bienfaisance de Waremme. Les philanthropes officiels de cette ville ne trouvèrent rien de mieux que de décréter l'enseignement officiel obligatoire pour les parents pauvres. C'est ce qu'ils firent connaître par le placard suivant, apposé le 14 décembre 1879 sur la porte de l'église :
« Les parents qui ont des enfants âgés de 6 ans au moins sont obligés de les envoyer, avant mardi prochain, aux écoles communales, ou de faire connaître les motifs au bureau de bienfaisance, qui doit se réunir ce jour-là. S'ils ne le font pas, ils seront rayés pour toujours de la liste des indigents patronnés par ledit bureau. »
L'exécution suivit de près l'arrêté : le 7 janvier 1880, le nommé Legros recevait la lettre suivante :
« Dans sa séance du courant, le bureau de bienfaisance, ayant appris que vous aviez retiré vos enfants des écoles communales, a décidé, à l'unanimité de ses membres, que vous serez rayé, à dater de ce jour, de toutes les listes de secours, y compris celles des médecins et des pharmaciens
« Pour le président : le secrétaire, (Signé) Schoffenuels. »
Les « bourreaux de bienfaisance », comme on les appelait dans la presse catholique, ne reculaient devant aucune extrémité : au lieu de leur adoucir le cœur, le spectacle habituel de la misère et l'exercice de la « bienfaisance » légale semblaient les cuirasser contre l'émotion et contre le remords. A Oiloy, une vieille femme gravement malade fait demander au bourgmestre de signer l'ordonnance du médecin qui lui prescrit des médicaments : le bourgmestre s'y refuse, parce que les petits-enfants de (page 203 la vieille vont l'école libre ; le lendemain la pauvresse meurt... A Diest, une malheureuse hydropique, âgée de 85 ans, est privée de son secours mensuel de cinq francs, parce que sa Sœur, une béguine, a donné sa démission comme maîtresse de l'école gardienne officielle ; dans la même ville, le bureau de bienfaisance refuse une accoucheuse la femme Warnots et des cercueils plusieurs familles dont les enfants ont été enlevés par une épidémie de variole.
A Furnes, un pauvre aveugle est rayé pendant tout un hiver de la liste des assistés, parce que ses deux petites filles fréquentent l'école des Sœurs ; l'une d'elles vient à mourir, faute de soins. L'homme demande un cercueil pour son enfant ; le bureau de bienfaisance écarte sa demande. Vous n'aurez rien, lui dit-on, tant que la seconde de vos filles ne sera pas retirée de l'école libre. Le malheureux tient bon ; il se rend chez tous les membres du bureau ; partout il est éconduit. Cependant la population s'indigne ; l'irritation menace de dégénérer en émeute. Devant l'effervescence populaire, bourgmestre cède enfin.
Les mêmes faits se reproduisaient dans un grand nombre de communes. Quelques malheureux, poussés à bout, cédaient à la pression. (Note de bas de page : M. Herman, inspecteur officiel dans la province de Liège, fit, à l’enquête scolaire de Dalhain, cette déclaration significative, que reproduisit le Journal de Liège : « Partout où l'appui des autorités communales nous fait défaut, nos écoles sont mal fréquentées. » On ne pouvait avouer plus clairement que, sans la pression, les écoles communales seraient restées vides.) D'autres retiraient leurs (page 204) enfants des écoles libres et les gardaient chez eux. Le plus grand nombre résistaient. A Anvers, 2400 familles, représentant plus de 8000 enfants, préférèrent se laisser rayer des listes du bureau de bienfaisance, plutôt que de faillir leur devoir en retirant leurs enfants des écoles libres.
La foi des martyrs revivait parmi ces humbles. A mesure que la persécution devenait plus rigoureuse, les dévouements héroïques se multipliaient.
Un pauvre malade de Chiny, Forget-Camus, poursuivi jusque sur son lit de souffrances par les représentants de la philanthropie officielle, leur fait cette fière réponse : » Si je dois mourir, faute de soins et de ressources, et laisser mes enfants dans la misère, je veux au moins leur laisser l'exemple de ma fidélité à la religion. » Un ouvrier de Berlaer, que l'institutrice communale veut contraindre à envoyer ses enfants à l'école neutre, déclare « qu'il aimerait mieux creuser avec ses mains un trou en terre et s'y réfugier avec sa femme et ses enfants, plutôt que de livrer ceux-ci à des gens qui ont ruiné la foi de ses ancêtres. » A Lonzée, le fossoyeur communal, excédé des sollicitations de son bourgmestre, va lui remettre sa démission le jour de l'ouverture de l'école libre. Le mayeur, irrité, lui demande aussitôt : « Vos filles, où les enverrez-vous ? » « - Dès aujourd'hui, répond le fossoyeur, j'envoie toutes mes filles à l'école de nos bonnes Sœurs. » « -C’est bien ! c'est bien » réplique le bourgmestre. « - Comment, c'est bien ? (page 205) continua le fossoyeur, mais, Monsieur le mayeur, étant bon chrétien et bon citoyen, que pourrais-je craindre de vous ? » «Toute la commune applaudit à cet acte de courage.
A Anvers vivait un pauvre ménage composé du père, un nommé De Backer, infirme et incapable de tout travail, de cinq petits enfants et de la mère, seul soutien de la famille. Pendant le rude hiver de 1880, le dénuement de ces pauvres gens était devenu terrible ; il arrivait que pendant deux jours entiers leur réduit était sans feu et sans pain. Les limiers de la chasse scolaire découvrent cette misère ; un aide-bourreau de bienfaisance croit flairer des âmes à vendre. Le tentateur se présente. Il commence par se lamenter sur le triste sort de la famille et, sans dévoiler ses intentions, il présente la mère un papier, pour qu'elle le signe. Ce papier et cette signature excitent la défiance de la femme : avant de signer, elle veut savoir ce que contient le papier. L'agent recruteur élude sa question et se contente de lui affirmer que ce sera pour son bien ; puis, recourant aux moyens extrêmes, il lui offre cent francs. La brave femme tient ferme. Force est à l'homme d'avouer que ce papier porte l'engagement d'envoyer les trois enfants aînés aux écoles libérales. Il promet à la pauvre femme des secours pour son mari, du pain, du charbon, des vêtements pour ses enfants et pour elle. Il insiste pour faire accepter les cent francs, avec promesse d'en apporter dans peu de jours cinquante autres. Il allait promettre (page 206) encore bien des choses, mais l'indignation de la mère ne peut se maîtriser plus longtemps : elle montre la porte au lâche tentateur et lui déclare qu'elle préfère mourir de faim, elle et ses enfants, plutôt que de vendre son âme et la leur.
Les traits de ce genre abondent dans les annales de la résistance ; le plus saillant de tous est celui qui eut pour héros un inoffensif chevreau, connu sous le nom de « bouc de Châtillon ». L'histoire de ce bouc est restée justement fameuse : la presse en fit des gorges chaudes ; le Parlement s'en émut. La voici avec son parfum de terroir.
La commune de Châtillon était une de ces localités, nombreuses dans le Luxembourg, où la direction de l'enseignement officiel laissait à l'instituteur gueux et à son collègue en jupons des loisirs ininterrompus : leur école était déserte. Le bourgmestre de l'endroit, seul libéral du conseil, s'était efforcé de remédier à cette situation, en sollicitant de M. Van Humbeeck la création d'une école gardienne communale ; M. Van Humbeeck avait satisfait à ce désir et expédié à Châtillon une jeune institutrice, profondément pénétrée des préceptes de la morale maçonnique.
Un incendie éclate dans la commune et jette sur le pavé six familles pauvres, dont une composée d'un pâtre, de sa femme et de neuf enfants. Chacun s'empresse de recueillir ces malheureux. On se gêne, on se serre pour les loger, en attendant que la commune ait pu leur procurer quelque abri. La famille du pâtre étant trop nombreuse, on demande (page 207) à la nouvelle institutrice de la recevoir dans les caves de son école. Elle y consent.
Mais il se trouve que depuis longtemps le pâtre envoie ses enfants chez les Sœurs. Mademoiselle découvre alors que ces enfants ont amené avec eux un chevreau de quelques semaines, le plus inodore assurément des habitants de la cave. De là colère, dénonciation au ministre de l'instruction publique : le chevrotin devient un bouc émissaire, dont l'odeur insupportable est un outrage permanent pour l'institutrice ; quant au pâtre, il exhale une puanteur morale que le parti de la tolérance ne saurait lui pardonner. Le ministre ordonne ab irato les mesures les plus rigoureuses : l'administration communale est sommée par lui de faire déguerpir aussitôt le pâtre, sa femme, ses neuf enfants et son petit chevreau.
Mais personne ne bouge à Châtillon : l'administration et le pâtre attendent dans un calme parfait que le ministre procède lui-même à ce bel exploit. Un beau matin de février - ceci se passait en 1880 - quatre gendarmes à cheval arrivent au village ; ils se rendent aux caves de l'école, accompagnés du bourgmestre, et intiment l'ordre à Gobert - c'était le nom du pâtre - de vider les lieux sur le champ. Tout le village était là, attendant avec anxiété la fin de cette pitoyable exécution. Aux représentants de la force publique le pauvre pâtre ne pouvait opposer que la force d'inertie ; la mère et les enfants pleuraient ; le père était sombre. Les gendarmes poussèrent Gobert dehors le premier ; la mère, portant sur les bras son plus jeune enfant et suivie des huit autres, parut ensuite ; puis vint le fameux bouc.
La (page 208) famille expulsée, il fallut procéder à l'enlèvement des meubles ; personne ne voulant se prêter à cette opération, le bourgmestre dût requérir du monde. Pendant qu'avait lieu ce déménagement forcé, un des piliers du libéralisme châtillonnais eut l'impudence de s'approcher de la femme Gobert et de lui dire : « Promettez que vos enfants iront aux écoles officielles, et vous pourrez reprendre votre logement. » « ) Je préfère, répondit noblement cette humble femme, voir mourir mes enfants sous mes yeux, plutôt que de les envoyer à l'école sans Dieu. »
Une heure plus tard, la rue était encombrée des misérables meubles de Gobert ; le fourneau était allumé en plein air, et la mère cuisait les pommes de terre destinées à apaiser la faim de ses enfants. Mais déjà les villageois. indignés et émus de pitié, prenaient sur eux l'engagement de procurer ) Gobert un logis. Le soir même ils lui en remettaient clefs ; le lendemain, tous les habitants de Châtillon, les membres catholiques du conseil communal en tête, transportaient les pauvres meubles de Gobert dans sa nouvelle demeure.
Quant au bouc, il fit son tour de Belgique ; on l'exposa dans les principales villes, et il y fut reçu avec les égards dus à cet intéressant objet des colères de M. Van Humbeeck. On le reproduisit par le crayon et la photographie ; on le mit en couplets. Portrait et chanson firent fureur ; l'un et l'autre furent vendus au profit des écoles catholiques.
Ces procédés inouïs, qui transformaient les secours de l'assistance légale en une sorte de prime à l'apostasie (page 209) excitaient l'indignation générale des catholiques. Quelques organes libéraux eurent la loyauté de les désavouer. La Chronique qualifia les décisions des bureaux de bienfaisance d'injustes, absolument contraires aux principes du libéralisme, (elle eût mieux fait de reconnaître qu'elles en étaient la naturelle application) ; le Journal de la Franc-maçonnerie écrivit : « Couper les vivres à des charrues croyant en Dieu. qui n'ont d'autre ressource que le produit de leurs bras, c'est l'oppression la plus méprisable, parce qu'elle est la plus lâche et la plus égoïste » (19 octobre 1880). M. Rolin lui-même déclara à la Chambre que, s'ils étaient vrais, les faits de pression signalés constitueraient une « véritable abomination » (séance du 16 décembre 1879) ; seulement, son « impartialité » se refusa à les admettre. (Note de bas de page. M. Rolin « ignorait » sans doute aussi que des circulaires émanées de ses propres fonctionnaires, les gouverneurs de province, ordonnaient aux bureaux de bienfaisance de favoriser dans la distribution des secours les parents des élèves des écoles officielles. Le fait fut révélé l’enquête scolaire d’Audenarde, par un instituteur libéral ; il fut reconnu par M. Willequet, député et président de la commission d’enquête.)
s des Le fait fut à d' Audenarde, lib Il rut par Willequet, député et de la commission d'enquête
Mais la masse du parti libéral approuvait hautement ces manœuvres. M. Arthur Waroqué, une des colonnes du libéralisme hennuyer, déclara, dans une lettre à ses électeurs, qu'en refusant les secours aux parents des élèves libres, les bureaux de bienfaisance « restaient dans leur mission » (La Constitution, 25 janvier 1880). « Nous approuvons entièrement, écrivait (page 210) le Journal de Gand le retrait des secours aux gens qui ne mettent pas leurs enfants aux écoles communales, et nous considérons comme un devoir, pour les administrations charitables, d'en agir ainsi... Les parents pauvres qui préfèrent les écoles libres aux écoles libérales sont ou incapables ou indignes. »
Presque toute la presse gueuse faisait des déclarations analogues ; mais de toutes ces approbations la plus curieuse était, à coup sûr, celle de l'officieux Echo du Parlement : « Les bureaux de bienfaisance, disait cet organe du ministère, manqueraient à leur devoir s'ils ne faisaient pas usage des armes dont ils disposent pour protéger les pauvres(!) contre la pression scandaleuse dont les cléricaux les rendent victimes en ce moment » (septembre 1879).
O libéralisme, que voilà bien de tes coups ! Les opprimés deviennent des bourreaux ; les oppresseurs se transforment en innocentes victimes ! En défendant leur foi et leur liberté contre un enseignement détestable et contre la centralisation du pouvoir, les catholiques ne faisaient qu'user de leur droit et accomplir leur devoir ; ceux qui les écoutaient agissaient d'ailleurs en dehors de toute contrainte, et ceux qui refusaient de les suivre n'étaient nullement atteints dans leur situation matérielle ou civile ; n'importe, c'était dans les rangs « cléricaux » qu'il fallait chercher la pression scandaleuse dont les pauvres (page 211) étaient victimes ! Quant à la pression officielle. elle avait cette conséquence véritablement odieuse de supprimer virtuellement la liberté de quiconque était sans défense contre elle ; pratiquée ou encouragée par une administration omnipotente et dont la règle était le bon plaisir, elle dégénérait en oppression, en tyrannie ; mais tout cela, aux yeux du parti de la tolérance, n 'était que l'organisation légale et bienfaisante de la protection du pauvre contre le fanatisme clérical !
A ces vagues déclamations, lancées de temps à autre dans la presse, se borna toute l'indignation de ces vertueux Catons. Les journaux libéraux, qui se plaignaient si bruyamment des « agissements » du clergé, des comités et des bourgmestres « cléricaux », ne signalèrent pas, de toute la lutte scolaire, un seul fait de pression à charge des particuliers ou des administrations catholiques : d'où l'on peut conclure qu'ils n'avaient rien leur reprocher. (Note de bas de page : A Gand, presque tous les ouvriers typographes du Public Publicavaient enfants aux écoles communales que ce journal attaquait si vivement dans chacun de ses articles.) Les catholiques se contentèrent d'agir sur leurs inférieurs par voie d'avertissement et de conseil, comme c'était leur droit incontestable ; les seules « représailles » qu'ils exercèrent contre les procédés de la bienfaisance officielle consistèrent à étendre le domaine de leur initiative charitable aux indigents, victimes de la persécution administrative. Ici, ils leur construisirent des habitations ; ailleurs, ils leur ouvrirent (page 212) des ateliers ; partout ils leur assurèrent les secours matériels. Dans plusieurs villes se constituèrent des « comités de protection des catholiques pauvres », véritables bureaux de bienfaisance privés, qui combattaient la funeste propagande des organismes officiels. (Note de bas de page : Des comite de protection furent créés, notamment, à Gand, à Lokeren, à Anvers. Dans cette dernière ville, une seule section du comité. celle de la paroisse Saint-André, dirigée le très dévoué abbé Wuyts, distribua, pendant la lutte scolaire, près de 74,000 francs en secours de tout genre à 800 familles indigentes, rayées des listes de l'assistance publique.)
Interdiction de tombolas au profit des écoles catholiques - Suppression arbitraire des fondations d'enseignement libre - Ces fondations sont détournées de leur but - Expulsion brutale des religieux qui occupent les locaux des fondations confisquées - Fermeture arbitraire d'écoles catholiques pour cause d'insalubrité - Interdiction aux administrations communales, aux bureaux de bienfaisance, aux fabriques d'église, de faciliter en aucune manière aux écoles libres l'acquisition ou la jouissance des locaux nécessaires - Défense faite aux curés d'affecter leur presbytère à l'enseignement libre ou même d'y loger un instituteur catholique - Quelques arrêtés des ministres Bara et Rolin - Les commissaires spéciaux - Le drame d'Heule
En même temps qu'ils s'efforçaient de peupler leurs écoles par les moyens qui viennent d'être exposés, les libéraux s'attaquaient directement à l'enseignement libre, dont les merveilleux développements offraient un si frappant contraste avec l'insuccès de l'enseignement officiel.
On a vu comment certains bourgmestres s'étaient efforcés de couper les vivres aux écoles catholiques, en interdisant, au mépris de la loi, les collectes faites à leur profit. Ce système fut complété, en divers endroits, par l'interdiction de tombolas destinées à couvrir les frais de l'enseignement libre ; les gouverneurs, en 1880, reçurent l'ordre de prendre leur recours contre toutes les décisions autorisant des loteries de ce genre. Mais ces mesures n'étaient pas de nature à entraver sérieusement le zèle des catholiques ; on y répondait par des dons encore plus généreux, par des souscriptions ouvertes dans la presse, et partout les écoles libres continuaient de s'élever.
Ne réussissant pas à s'opposer à leur érection, le gouvernement s'employa avec plus de succès à contrecarrer administrativement l'enseignement religieux dans ses établissements existants. Trois moyens furent principalement mis en œuvre : la suppression des fondations d'enseignement libre ; la fermeture des écoles catholiques sous prétexte d'insalubrité ; l'interdiction aux administrations locales de faciliter en aucune manière l'acquisition ou la jouissance des locaux nécessaires pour l'installation d'écoles privées.
Les innombrables arrêtés de confiscation qui annexèrent au patrimoine de l'enseignement officiel des fondations créées en faveur de l'éducation catholique de la jeunesse resteront parmi les mesures les plus vexatoires et les plus (page 214) vraiment « libérales » de la gestion scolaire du cabinet Frère-Orban.
Ces fondations existaient en grand nombre, surtout dans la partie flamande du pays ; elles étaient dues à l'initiative de testateurs ou de donateurs notoirement catholiques, parmi lesquels on comptait des membres du clergé ; beaucoup étaient fort anciennes et remontaient jusqu'avant 1842. Les unes avaient été constituées en faveur d'administrations publiques, telles que les bureaux de bienfaisance et les hospices ; d'autres avaient pour bénéficiaires les évêques ou les séminaires ; toutes étaient affectées, par la formelle volonté de leurs auteurs, à la destination exclusive de favoriser l'enseignement religieux et libre. Le pouvoir central avait approuvé et sanctionné ces œuvres excellentes, dont la perpétuité se trouvait ainsi directement placée sous sa sauvegarde.
Le gouvernement de M. Frère foula aux pieds les engagements solennels que ses devanciers avaient pris à l'égard des fondations. Il ne se contenta pas de supprimer celles-ci ; il les appliqua à un but diamétralement opposé aux intentions claires et certaines des fondateurs ; il les employa à soutenir un enseignement qui, légalement, ne pouvait pas être religieux
Des centaines de fondations furent ainsi détournées de leur but, à l'encontre de la loi et de la volonté formelle (page 215) des fondateurs. (Note de bas de page : L'illégalité de ces confiscations était flagrante. La loi du 19 décembre 1864, faite par le ministère le libéral contre les fondations et les bourses d 'enseignement, portait que la gestion des biens de ces fondations « serait remise aux administrations compétentes, d’après la présente loi, pour régir des fondations semblables », mais ce « dans un délai qui ne pourrait excéder un an à partir de la promulgation de la présente loi. » Dès 1866, le gouvernement était donc sans droit pour toucher à une seule fondation non « réorganisée. Interpellé à la Chambre à propos de la confiscation d'une fondation munie de la clause révocatoire pour le cas où les intentions du testateur ne seraient pas exécutées, M. Bara déclara que ce genre de clause est « accessoire », qu'on doit y voir « une fraude, une manœuvre… généralement inspirée par autrui », que « la personne instituée dans les fondations d'enseignement n’est qu’une personne interposée. (Annales parlementaires, 1878-1879, p. 523.)
M. Bara, qui intervenait ici en sa qualité de ministre de la justice, se montrait infatigable dans l'accomplissement de cette haute mission. Partout où ses agents lui signalaient une fondation à supprimer, il la confisquait impitoyablement ; il ne s'arrêta que lorsqu'elles eurent toutes disparu.
Les anticléricaux exultaient. Quelle solution « plus conforme nos intérêts, s'écriait la Flandre que de s'emparer purement et simplement des écoles libres ! » Le mot était juste : il caractérise à merveille la portée de ce que le Bien public appela « le vol à l'arrêté royal ». » Les « anti-curés avaient d'ailleurs une autre raison de se réjouir. Chacune des confiscations de M. Bara était, en effet, suivie de l'expulsion des occupants, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, des religieux ou des religieuses attachés à la direction de l'établissement d'instruction supprimé.
Ces expulsions se faisaient d'urgence, parfois avec une brutalité inouïe. Les autorités locales refusant de s'y prêter et les religieux déclarant qu'ils ne céderaient qu'à la force, on confiait à des (page 216) commissaires spéciaux le soin de mener à bien cette triste besogne. Escortés de gendarmes, ils pénétraient à l'improviste dans les couvents, dans les écoles, chassant impitoyablement maîtres et élèves.
Beaucoup de ces exécutions eurent lieu pendant le rude hiver de 1879-1880. A Zillebeke, à Becelaere, à Voormezele, à Langemarck, on procéda en plein mois de janvier. L'expulsion de Langemarck fut particulièrement révoltante. Les agents du gouvernement arrivèrent au couvent accompagnés de deux gendarmes. Il gelait à pierre fendre ; la campagne était couverte de neige. Les huissiers pénétrèrent dans le couvent ; ils firent connaître leur mission à la supérieure et se mirent à l'œuvre aussitôt. D'abord, tous les meubles furent jetés à la rue, entassés sur la neige. Puis on expulsa les enfants, qui se trouvaient dans l'école au nombre de 200. Enfin on mit dehors les religieuses.. Tout le village se trouvait là ; les gendarmes surveillaient, la carabine au poing. L'indignation était générale ; elle fut à son comble lorsqu'on vit les huissiers traîner hors du couvent une des Sœurs, extrêmement âgée, qui avait donné l'enseignement à la population entière. Tout le monde pleurait ; un malheur fût arrivé sans l'intervention du curé, accouru pour apaiser les esprits. Les plus pauvres s'offrirent pour recueillir sous leur toit celles qu'on chassait. Deux généreuses donatrices, la vicomtesse de Pathyn et Mme Cassiers, prirent immédiatement sur elles la construction d'un nouveau couvent. De pareils faits se reproduisaient fréquemment. Partout ils avaient le même épilogue ; les expulsés de la veille (page 217) s'établissaient le lendemain à côté de leur ancienne résidence ; les écoles fermées se rouvraient, plus vastes et mieux peuplées.
Quant à l'irritation du sentiment populaire, elle allait chaque jour en grandissant. A Bruges, un commissaire spécial, délégué par le gouverneur Heyvaert pour expulser de la fondation d'Hanins de Moerkerke les Frères de la Charité, fut assailli, pendant sa sinistre besogne, par une nuée de marchandes de poisson, armées de leurs sabots. Il ne parvint à esquiver leurs coups qu'en s'abritant derrière les gendarmes. L'exaspération provoquée en Flandre occidentale par l'acharnement de Théodore le Bienaimé - on appelait ainsi M. Heyvaert - devint si menaçante, que le gouvernement crut devoir déplacer ce fonctionnaire selon son cœur.
Impuissants à empêcher la construction et l'ouverture de ces écoles libres qui semblaient sortir de terre comme par enchantement, les libéraux essayèrent d'une autre arme : ils invoquèrent le prétexte de la salubrité publique pour fermer les nouveaux bâtiments d'école. Les « commissions provinciales de salubrité » furent mises en branle partout. Elles furent chargées d'inspecter les locaux destinés à servir d'écoles libres et de les faire fermer lorsqu'elles les jugeraient incommodes ou malsains. On réussit par ce moyen à retarder momentanément l'utilisation de quelques bâtiments, sous prétexte qu'ils étaient trop humides ; on enjoignit même à certains (page 218) propriétaires d'établissements libres de fermer leur école, parce qu'elle était située dans le voisinage d'un cimetière.
La salubrité officielle n'était qu’une arme de guerre : On en jugera par cet exemple qui fit grand bruit dans la presse flamande. La nouvelle école catholique de Bevere avait été signalée comme malsaine à la commission de salubrité de la Flandre orientale. Celle-ci délègue pour l'examiner le docteur De Graeve, qui se rend sur les lieux, visite l'école et fait rapport sur sa mission. Le rapport de M. De Graeve déclare que l'école, malgré sa construction récente, paraît ne présenter aucun danger pour la santé des enfants, vu le nombre des ouvertures, la hauteur des plafonds et l'activité du chauffage. Que fait la commission ? Elle repousse simplement les conclusions de son propre délégué, seul témoin oculaire, et écrit au gouverneur que, quelles que soient les bonnes conditions hygiéniques dans lesquelles se trouve cette école, elle doit nécessairement, comme toutes les constructions nouvelles, être humide, et, par conséquent, être considérée comme inhabitable pour le moment. Il est à remarquer, en effet, ajoute la commission, que, malgré la ventilation et le chauffage continuels des locaux, l'humidité doit de toute façon se faire jour et offrir, par conséquent, des dangers sérieux pour la santé des enfants, qui y sont retenus plusieurs heures par jour, et cela à l'entrée de l'hiver. Bien plus, le chauffage doit nécessairement produire une évaporation continuelle de l'humidité qui occupe les murs nouvellement construits, et ce au grave détriment (page 219 de la santé des enfants. La commission conclut à l'interdiction momentanée de l'école ; elle déclare « essentiellement malsain et dangereux » un bâtiment qu'elle n'a pas vu et que son délégué regardait, après examen des lieux, comme parfaitement salubre.
Sur l'ordre du gouverneur, le commissaire d'arrondisse- ment d'Audenarde, M. Van Butsele, invite le bourgmestre de Bevere, comme chef de la police locale, « à faire fermer d'urgence cette école et à provoquer au besoin, dans ce but, une ordonnance préalable de son conseil, applicable à tous les locaux dont l'insalubrité serait, comme dans l'espèce, établie par les rapports des hommes de l'art. »
Le bourgmestre, appuyé par les habitants, tient bon. Le conseil se réunit et, après délibération. répond au commissaire par la lettre suivante :
« Monsieur le commissaire d'arrondissement,
« Nous nous sommes rendus sur les lieux, et nous avons constaté que l'école dont il s'agit ne laisse rien à désirer. Les proportions du local sont suffisamment vastes, et nous n'y avons découvert ni humidité, ni émanations pernicieuses, ni quoi que ce soit qui puisse être nuisible à la santé des enfants. Ce local vaut beaucoup mieux que celui de l’école communale.
« D'ailleurs, nous serions désireux de savoir sur quel article de loi il faudrait s'appuyer pour faire fermer ladite école et quelles seraient les formalités à remplir. »
La question posée par l'administration communale de Bevere ne reçut aucune réponse ; grâce à l'énergique attitude du conseil, l'école put rester ouverte.
Les mêmes faits se reproduisirent sur plusieurs points, avec des incidents divers ; la victoire resta presque partout aux communes.
(page 220) Les journaux engagèrent les fondateurs et administrateurs d'écoles libres à refuser dorénavant l'entrée de leurs locaux aux délégués des commissions médicales. Cet avis fut entendu ; partout les catholiques consignèrent les fonctionnaires médicaux à la porte de leurs écoles. A ceux qui voulurent insister ils montrèrent l'article de la Constitution : « Le domicile de tout Belge est inviolable » et ils déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à des sommations légales. Les sommations ne vinrent pas, et cette nouvelle tentative des libéraux n'alla pas plus loin.
Un certain nombre de communes, fort peu soucieuses de soutenir le cabinet dans sa campagne contre l'enseignement libre, avaient vendu ou loué au clergé et aux comités scolaires catholiques des locaux pour y établir des écoles ; les fabriques d'église et les commissions des hospices avaient, en maint endroit, fait la même chose ; ailleurs, des particuliers, qui occupaient, à titre de locataires, des immeubles appartenant ces administrations, en avaient cédé la jouissance aux écoles libres.
C'étaient là des « abus » qu'un gouvernement véritablement libéral ne pouvait tolérer.
Défense fut faite aux communes de vendre aucun immeuble à un particulier qui manifesterait l'intention d'y installer une école libre. (Note de bas de page : La permanente de la province de Liége, ayant à autoriser la vente d'un terrain communal à Verviers, imposa cette condition, aussi risible que liberticide, que pendant cinq ans ce terrain ne pourrait jamais servir à l'érection d'une école libre.) (page 221) Ordre leur fut donné d'insérer à l'avenir dans les contrats de location des bâtiments leur appartenant une clause interdisant au locataire d'affecter à l'enseignement libre tout ou partie de ces immeubles (circulaire de M. Rolin, 17 octobre 1879). Des conseils de fabrique, des bureaux de bienfaisance, des commissions hospitalières, qui avaient autorisé des fondateurs d'écoles libres à se servir gratuitement de locaux inutilisés. se virent même inviter par une circulaire de M. Bara à « rentrer dans la légalité » en procédant sur le champ à la fermeture de ces écoles.
Dans quelques paroisses, les curés, décidés à toutes les privations, avaient affecté à l'école libre une partie du presbytère ou une de ses dépendances. M. Bara leur ordonna de faire cesser immédiatement ces abus et les menaça de commissaires spéciaux (circulaires de M. Bara, 23 octobre et 24 novembre 1879).
Ces incroyables circulaires étaient encore aggravées par l'exécution arbitraire que leur donnaient leurs auteurs. Les délibérations les plus anodines des administrations communales et des députations permanentes étaient impitoyablement cassées, dès qu'elles paraissaient favoriser, même indirectement, l'enseignement libre ; on alla jusqu'à annuler des contrats de location parfaitement réguliers consentis par les communes ou les établissements charitables avant la publication des instructions ministérielles. Et tout cela se faisait gravement, au nom de l'intérêt général ! Et les arrêtés royaux qui édictaient quotidiennement ces mesures inconstitutionnelles invoquaient la Constitution et la Loi !
(page 222) Voici le texte d'un de ces arrêtés, pris en annulation d'une délibération du conseil de fabrique d'Ophoven : il s'agit de la vente publique d'une ancienne grange appartenant à la fabrique d'église ; la vente a été autorisée par la députation permanente du Limbourg ; délibération et autorisation, bien qu'antérieures en date aux circulaires Bara, sont annulées par les motifs suivants :
« Considérant qu'il résulte des renseignements transmis par le gouverneur de la prédite province que l'aliénation du bâtiment précité a uniquement pour but de faciliter l'installation d'une école libre dans ledit local ;
« Considérant qu'il est du devoir des administrations publiques de s’interdire tout acte qui serait de nature à desservir les intérêts de l’enseignements de l’Etat en favorisant l’établissement d’écoles privées créées uniquement pour nuire à l’enseignement public ;
« Considérant que tout fait qui aurait, dans les circonstances présentes, directement ou indirectement, ce résultat doit être considéré comme contraire à l’intérêt général ;
« Vu les articles 67 de la Constitution et 87 de la loi communale..., la délibération prémentionnée du conseil de fabrique de l'église d'Ophoven est annulée. »
Citons encore cet autre arrêté - un véritable comble de cynisme et de grotesque, - par lequel M. Rolin annula une délibération du conseil communal de Zoetenaey :
« Vu l'acte du 17 août 1979, par lequel l'administration communale de Zoetenaey a procédé à la location publique d'une maison de cette localité, moyennant la somme annuelle de 75 francs et pour un terme expirant le 1er mai 1883 ; vu la délibération du conseil communal de Zoetenaey du 25 août dernier, ratifiant cet acte de location ; vu la résolution de la députation permanente du conseil provincial de la Flandre occidentale du 22 octobre, approuvant la délibération et l'acte dont il s'agit ;
(page 223) « Attendu que, d'après sa déclaration même, l'adjudicataire n'a eu en vue pour le bâtiment d'autre destination que l'installation d'une boulangerie, et qu'il a déclaré, en outre, vouloir vendre du pain à l'instituteur de l’école privée ;
« Attendu que l'acte de location aurait dû contenir une clause interdisant cette destination ; qu'en effet les communes doivent s'interdire tout acte qui soit de nature à nuire à leurs écoles et qu'elles méconnaissent cette obligation stricte en facilitant l'établissement de boulangeries fournissant du pain aux instituteurs des écoles privées concurrentes (!) ;
« Que, l'état actuel des choses, c'est sans aucun doute, en violation de l'intérêt général, dans un esprit d'hostilité contre la loi et les écoles publiques, que des adjudications seraient faites par des communes au profit de tels boulangers ;
« Vu l'article 87 de la loi du 36 mars 1836..., la délibération susmentionnée du conseil communal de Zoetenaey et l'acte de location qu'elle ratifie sont annulés. »
Malheur à qui résistait à ces ukases I Un commissaire spécial était immédiatement détaché à l'administration rebelle et poursuivait d'office, aux frais de celle-ci, un procès en déguerpissement du bâtiment abusivement occupé. Plusieurs fabriques d'église virent ainsi intenter. en leur nom et contre leur sentiment, des procédures ruineuses.
Lorsqu'elles étaient trop pauvres pour pouvoir payer les frais de justice. l'autorité supérieure ordonnait la vente publique de l'immeuble dont parfois la seule location faisait l’objet du litige. L'une de ces ventes, pratiquée sur une maison appartenant à la fabrique d'église de Julémont, rapporta 1925 francs, alors que le total des frais en absorba 1720 !
A Heule, petit village des environs de Courtrai. l'arrivée d'un commissaire spécial, chargé de purger un (page 224) immeuble public de sa population cléricale, fut l'occasion de l'événement le plus tragique de toute la lutte scolaire. On me permettra de reproduire cet épisode sanglant, la honte éternelle du gouvernement qui en fut l'auteur responsable.
Il y avait à Heule un bâtiment appartenant au bureau de bienfaisance et ayant servi autrefois d'atelier d'apprentissage ; l'atelier ayant été supprimé, le local avait été occupé par une école dominicale. A la suite de la circulaire du 23 octobre 1879, le bureau de bienfaisance fut invité à faire cesser « l'usage abusif » de son local. Pas n'était besoin d'invitation : pour éviter tout esclandre, l'école dominicale avait spontanément quitté les lieux plusieurs semaines auparavant et s'était transportée ailleurs. Tout semblait donc, arrangé conformément aux caprices ministériels.
Mais voilà qu'une dénonciation apprend au gouverneur Heyvaert qu'à certains intervalles une congrégation de jeunes gens se réunissait dans le local délaissé par l'école dominicale. Cette nouvelle suffit rallumer les colères officielles ; le bureau de bienfaisance est sommé par M. Heyvaert d'expulser dans les 24 heures cette congrégation, qui n'est qu'une » école congréganiste » déguisée. Le bureau donne des explications ; il promet même de changer la destination du local. Mais cela ne suffit pas : le gouverneur veut l'évacuation immédiate. Après quelques pourparlers, quelques menaces, l'envoi d'un commissaire spécial est décidé.
Le 1er octobre 1880, le commissaire fait son apparition à Heule ; il est accompagné de deux gendarmes. (page 225) Les exécuteurs des basses œuvres de M. Heyvaert se rendent au local de la congrégation. La rue est remplie de monde. La foule est calme et proteste dignement. Pénétrant tout honteux dans le local, par une porte de derrière, le commissaire fait mettre dehors les bancs et les meubles. Lorsque cette courageuse opération, qui n'est dérangée par personne, est terminée, les gendarmes ouvrent la porte donnant sur la rue ; quelques curieux, poussés par la foule, franchissent le seuil de la maison.
Soudain, la cloche d'alarme retentit ; les villageois deviennent anxieux et s'agitent ; les gendarmes font sortir ceux qui sont entrés dans la maison ; on leur jette de la foule quelques mottes de terre. Un gendarme décharge sa carabine en l'air ; tout rentre dans le calme. Cependant, la foule augmentant, les assistants les plus rapprochés de la porte sont de nouveau portés vers la maison.
A ce moment, les gendarmes sans faire les sommations requises, ils tirent brutalement sur la foule et chargent coups de baïonnette. Deux hommes tombent. L'un d'eux, le nommé Couckuyt, soutien de ses vieux parents, est frappé à la tempe ; il meurt quelques instants après. L'autre, Constant Duyck, père de deux petits enfants, est blessé au bas ventre d'un coup de baïonnette ; en outre une balle lui a traversé la cuisse gauche. La femme Van Damme a reçu également un coup de feu à la hanche ; elle se soutient peine. Un tumulte indescriptible se produit ; l'exaspération est à son comble ; les gendarmes et le commissaire spécial vont (page 226) être écharpés par la foule menaçante.
A ce moment tragique arrive sur les lieux M. Yserbyt, vicaire de la paroisse. Il se précipite entre la foule et les gendarmes. Le brigadier le couche en joue, mais lui, calme et impassible, s'adresse aux villageois irrités : « Mes chers amis, s'écrie-t-il, votre attachement et votre respect pour vos prêtres me sont depuis longtemps connus. Comptant sur ces sentiments. je vous prie de partir et de rentrer dans vos demeures. C'est votre dévoué vicaire qui vous le demande ; veuillez donc obéir. »
Cette voix fait sur les assistants une impression profonde ; la rage s'éteint ; la foule est vaincue : elle laisse partir sans les toucher les acteurs de ce terrible drame. Au moment où le commissaire passait devant le vicaire, il lui dit : « C'est grand dommage que votre voix ne se soit pas fait entendre une demi-heure plus tôt. Si vous n'aviez pas fait ou laissé sonner les cloches, rien de fâcheux ne serait arrivé. » M. Yserbyt répondit que, loin d'avoir agi de la sorte, il avait, dès le début, fait défendre de sonner. Rien n'était plus exact : dès qu’il avait entendu la cloche d'alarme, le vicaire était accouru pour défendre de continuer la sonnerie. Il n'avait été instruit que plus tard de ce qui se passait au local de la congrégation et était arrivé tout juste à temps pour sauver les émissaires de M. Heyvaert des mains de la foule en fureur.
On ne lui pardonna pas, en haut lieu, sa courageuse initiative. M. Yserbyt fut cité devant le tribunal de Courtrai pour avoir encouragé la rébellion à Heule, en faisant sonner la cloche d'alarme. Acquitté à la suite des témoignages unanimes qui s'étaient produits en sa faveur, il fut condamné par la cour d'appel de Gand à 7 mois de prison.