(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)
But de l'agitation catholique, au lendemain du dépôt du projet de loi scolaire - Le mandement collectif des évêques, en février 1879 - Conduite du clergé paroissial. Rôle des associations catholiques. comités de résistance - Les meetings - Le pétitionnement contre le projet de loi - Dépit des libéraux - Premières destitutions de fonctionnaires - La presse catholique - Le projet de loi devant la Chambre - La discussion parlementaire - Le vote à la Chambre - Nouvelle lettre collective des évêques - Le vote de la loi au Sénat - La sanction royale - Promulgation de la loi, le 10 juillet 1879
(page 59) Les menaces proférées contre l'enseignement libre dès le lendemain des élections avaient mis le pays en effervescence. La question brûlante de la réforme scolaire défrayait presque seule la polémique des journaux, les débats parlementaires et les discussions privées de toutes les classes de la société. Le dépôt du projet de loi de révision, en montrant aux catholiques, sous une forme palpable, l'imminence et la gravité du péril, vint donner à l'agitation une orientation et une allure nouvelles. Il ne suffisait plus de discuter ; il fallait protester et agir. Les buts bien définis (page 60) ont toujours amené les combats nettement engagés ; les catholiques se mirent donc en devoir de manifester avec une publicité éclatante leur opposition au projet du gouvernement.
Il s'agissait de faire connaître aux populations la portée liberticide et antireligieuse du projet et de mettre en lumière, par un vaste ensemble de démonstrations extérieures, la réprobation que soulèverait dans tout le pays le vote de la loi. Cette campagne fut conduite, avec autant d'énergie que de succès, par l'épiscopat uni aux notabilités de la droite parlementaire ; toutes les forces militantes du parti catholique, depuis le clergé séculier et les ordres religieux jusqu'à la presse et aux associations ouvrières, y coopérèrent avec une spontanéité et un dévouement magnifiques ; l'organisation de la résistance devint leur grande, leur unique préoccupation. Cette première partie de la campagne ne réussit pas à sauver la loi de 1842, mais elle eut pour effet de resserrer les liens du parti ; de faire pénétrer jusqu'au fond des ateliers, jusque dans les plus lointains hameaux, des notions justes et précises sur le caractère, la portée, le but de la loi projetée ; d'accentuer les sentiments de répulsion que soulevait le programme scolaire des libéraux ; de préparer, enfin, l'efflorescence prochaine de l'enseignement libre.
Dès que le projet fut connu, les évêques se concertèrent de nouveau sous la direction du cardinal Dechamps ; puis ils arrêtèrent, avec les principaux membres de la droite et les notabilités des diverses provinces, le plan de la campagne qui allait s'ouvrir. Cette double initiative fut (page 61) soutenue par tous les catholiques ; elle allait désormais diriger les manifestations multiples qui se succédèrent, jusqu'au moment du vote, sur tous les points du territoire.
Le carême approchait. Les évêques rédigèrent un mandement collectif, qu'ils firent paraître en février, sous forme de lettre pastorale adressée spécialement aux pères de famille. Ils s'attachaient surtout à démasquer le caractère antireligieux du projet et son aboutissement nécessaire à l'école sans Dieu. Ce caractère, disaient-ils, ressortait clairement de la suppression, dans l'enseignement, du dogme de Dieu et de l'adoption de la morale indépendante, dépourvue de sanction. Quant à l'article 4, c'était, disaient les évêques, » une offre du gouvernement destinée à donner le change sur la malignité de son entreprise », et « l'épiscopat aurait soin de ne pas se prêter à faire réussir cette supercherie ». La lettre se terminait par cette prière que, dorénavant, chaque dimanche, dans toutes les églises du pays, le prêtre réciterait à la fin du prône de la messe : « Des écoles sans et des maîtres sans foi, délivrez-nous, Seigneur. »
Ce mandement, lu et commenté dans toutes les chaires et répandu à un grand nombre d'exemplaires dans les paroisses, produisit une vive sensation, surtout dans les districts ruraux, où les projets du ministère étaient jusque là imparfaitement connus. Les prêtres en faisaient partout la lecture, avec commentaires, et, jusque dans les plus petits villages, les prônes du dimanche, les allocutions faites dans les patronages, les sermons de retraite prenaient pour thème (page 62) la question scolaire ; le clergé abordait ce grave sujet dans ses entretiens privés avec le peuple ; les ordres religieux, de leur côté, secondaient puissamment l'action l'épiscopat par leurs prédications et leurs écrits. Des prières publiques furent ordonnées, et l'on vit des multitudes se presser dans les églises et répéter en chœur l'invocation : « Des écoles sans Dieu, délivrez-nous, Seigneur ! Des maîtres sans foi, délivrez-nous, Seigneur ! »
Ces avertissements dissipèrent les dernières illusions et firent comprendre aux pères de famille l'urgence et la gravité de leurs devoirs. Dès la fin de mars, un puissant courant catholique traversait tout le pays et la population était animée contre le projet de loi d'un profond sentiment de résistance. Jamais, depuis 1830. l'attachement à l'idée religieuse ne s'était manifesté avec autant d'ensemble et de vigueur. Les campagnes des deux Flandres et des provinces de Namur et de Luxembourg se montraient particulièrement émues et irritées, et le mouvement d'opposition s'affirmait chaque jour avec une énergie nouvelle.
Les évêques avaient eu soin d'interdire à leur clergé toute récrimination contre le gouvernement, toute attaque personnelle contre les libéraux. Ces ordres furent ponctuellement exécutés ; la prudente modération dont les membres du clergé ne cessèrent de faire preuve sauvegarda l'exercice de leur droit. Les orateurs et les journaux de la gauche, exaspérés de leur énergique attitude, les représentaient comme des perturbateurs excitant la populace à la révolte contre les lois, et ils annonçaient « que l'Etat, forcé à la (page 63) lutte, se servirait contre eux des armes qu'il possède » (Flandre libérale, février 1879), mais ces menaces ne mirent que mieux en lumière l’impuissance des libéraux à faire ratifier leurs projets par la conscience publique ; le gouvernement ne put trouver matière à aucune poursuite judiciaire dans les paroles de plusieurs milliers de prêtres qui attaquaient journellement ce qu'il voulait établir et qui défendaient ce qu’il cherchait à renverser.
Avec le clergé et sous sa direction étaient entrées en campagne les associations catholiques laïques. Déjà cette époque ces associations avaient atteint un merveilleux développement et couvraient tout le pays de leur réseau. Leur objectif commun était la défense ou la propagation de l'idée religieuse ; grâce à leurs formes variées et la diversité de leurs buts particuliers, elles réunissaient la presque totalité des catholiques des classes supérieures, moyennes et populaires. Elles formaient ainsi le plus ferme rempart de la liberté religieuse, le soutien indispensable de l'autorité ecclésiastique, l'instrument naturel de l'apostolat charitable et de la propagande politique.
Les associations électorales groupaient les électeurs catholiques sous la direction des chefs du parti, en vue des luttes politiques et pour l'étude et la défense des intérêts de toute nature que les candidats de leur choix seraient appelés à promouvoir.
Les cercles catholiques, établis. au nombre de quatre-vingt environ, dans toutes les villes de quelque importance et constitués en fédération puissante, (page 64) servaient de centre de ralliement aux catholiques militants de chaque localité populeuse et influente. C'était au sein de ces états-majors du parti que s'élaboraient la plupart des projets, que s'échauffaient les courages et que l'on s partageait le travail et les responsabilités. On s'y occupait d’une manière directe et suivie des œuvres catholiques, de l'organisation des campagnes de propagande et de presse.
A côté de ces cercles, de nombreuses confréries, ayant un but spécialement religieux ou charitable et s'adressant à toutes les classes indistinctement, telles que l'œuvre de Saint François-Xavier et la Société de Saint Vincent-de-Paul, prospéraient dans les villes et dans beaucoup de villages, surtout en pays flamand.
Enfin, des associations ouvrières de toute nature, sociétés de secours mutuels et d'épargne, patronages, cercles d'agrément, répandues par milliers dans le pays, permettaient au clergé et aux laïcs d'entretenir de fréquents rapports avec les classes populaires, de travailler à la satisfaction légitime de leurs besoins matériels, à leur développement moral et religieux, et d'exercer sur elles une profonde et bienfaisante influence.
L'intervention dans la campagne scolaire de ces innombrables associations, s'ébranlant comme un seul homme à la voix des évêques, produisit un effet immense. Chacun de leurs membres, après s'être pénétré des enseignements donnés par le clergé, commença à se livrer dans son entourage à une active propagande ; leurs chefs fournissaient bientôt les meilleurs éléments des comités résistance qui, en quelques semaines, couvrirent toute la surface du pays (page 65) et prirent la direction du mouvement ; grâce ces cadres d'une solidité à toute épreuve, dès la fin de janvier la mobilisation des forces catholiques était terminée, et tout était prêt pour opposer au projet de loi une résistance aussi étendue que vigoureuse.
De leur côté, les notabilités du parti catholique payaient vaillamment de leur personne et mettaient leur talent de parole au service de la cause qu'ils défendaient. Pendant les mois de mars et d'avril 1879, on les vit se répandre dans toutes les provinces, tenant des réunions publiques, prononçant des discours en faveur du maintien de la loi de 1842, reproduisant, sous une forme variée et populaire, les arguments contre « l'école sans Dieu ».
Les principaux orateurs de la droite parlementaire donnèrent l'exemple : M. Malou, l'ancien chef du cabinet. obtint de brillants succès à Bruxelles, à Dinant, à Saint-Nicolas ; M. Beernaert prononça à Namur, dans un meeting présidé par l'évêque lui-même, un discours qui eut un grand retentissement ; M. Jacobs fit entendre sa chaude éloquence Bruges et à Malines ; M. de Moreau parla à Namur et Huy. M. Woeste à Bruxelles et à Charleroy. M. Cornesse, ancien ministre de la justice, le baron Kervyn de Lettenhove, d'autres encore parmi leurs collègues, désertant tout exprès l'arène parlementaire, parcoururent pendant des semaines les communes de leurs circonscriptions électorales et les arrondissements voisins, en donnant des conférences publiques. Tout ce qui savait manier la parole, avocats, professeurs, conseillers provinciaux et communaux, fut mis en réquisition pour (page 66) concourir à cette propagande ; de jeunes avocats y consacraient tous leurs dimanches ; les membres du clergé eux-mêmes figuraient parfois au nombre des orateurs. Il arrivait que de simples ouvriers prenaient la parole dans Ies meetings et Gand, y soulevaient des tempêtes d'applaudissement. A Gand, un ouvrier tisserand se leva au milieu d'une réunion présidée par deux sénateurs et protesta en des termes vibrants contre le droit que les libéraux s'arrogent de déformer l'esprit des enfants, de fausser leur cœur, d'assassiner leur âme par un enseignement athée.
Le plus souvent, les réunions se tenaient dans des salles de concerts ou de conférences, dans les locaux des cercles et des patronages, voire même dans des bâtiments communaux prêtés par des administrations catholiques peu soucieuses de se rendre agréables au gouvernement ; parfois, surtout dans les villages, c'étaient d'immenses assemblées à la mode anglaise, des meetings en plein air et en plein champ, où des milliers d'auditeurs, accourus des cantons voisins, se pressaient autour d'une tribune improvisée. Les comités de résistance organisaient et préparaient ces réunions, en réglaient les détails, leur donnaient tout l'éclat et toute la publicité possibles. En beaucoup d'endroits elles étaient présidées par le représentant le plus élevé de l'autorité ecclésiastique, l'évêque, le doyen ou le curé de la paroisse, entouré des notables laïques.
Les populations se prêtaient avec empressement à ces manifestations, attirées la fois par leurs sympathies pour la cause qui y était défendue et par l'attrait que la parole (page 67) publique exerce toujours sur les masses. Il n'était pas possible de se méprendre sur les sentiments qui les animaient, car elles les manifestaient avec une franchise d'allures et un entrain fort significatifs. C'est ainsi que dans un meeting tenu à Tournai, M. Delcour, ayant appelé M. Van Humbeeck « l'honorable ministre », fut interrompu soudain par une formidable protestation de son auditoire ; ne tenant, du reste. pas autrement à cette épithète, trop parlementaire pour la circonstance, l'orateur s'empressa de la retirer, aux applaudissements répétés de la salle entière.
Souvent aussi, après avoir écouté avec attention les discours, la foule entonnait en chœur le chant national du Lion de Flandre ou bien quelque refrain de circonstance exprimant avec énergie sa réprobation contre les projets scolaires des libéraux et son attachement à la religion. Dans les provinces flamandes retentissait partout cette chanson qui fut véritablement l'hymne de la résistance et dont voici quelques couplets (Air : Le Lion de Flandre) :
Refrain
« Zij zullen haar niet hebben,
« De schoone ziel van 't kind,
« Zoolang men nog in Vlaanderen
« Een enk’len Vlaming vindt !
I
« Zij zullen haar niet hebben,
« De schoone ziel van 't kind,
« Ondanks de helsche listen
« Van 't geusche schrikbewind ;
(page 68)« Zoolang Gods lieve zonne
« Op Vlaand'ren nederblinkt,
« Zoolang er in Ons gordel
« Een kop'ren penning klinkt.
II
« De hel is uitgebroken ;
« De school is 't worstelperk :
« Zij wil de ziel der kleinen
« Ontrukken aan Gods Kerk !
« Wij, katholieke Vlamen,
« Wij dulden nooit dien roof,
« Wij zijn nog 't kroost der helden,
« Die stierven voor 't geloof.
III
« Laat 't geusgebroed maar komen,
« Wij staan ten strijd gegord !
« Wij willen niet dat Vlaand'ren
« Een nest van roovers wordt ;
« Wij willen dat ons kind'ren,
« Getrouw aan Kerk en God,
« Geen nagels var ons doodkist,
« Geen aas zijn van 't schavot.
IV
« Wij willen 't lever. derven,
« Maar staan 't geloof niet af ;
Wij roepen nog bij ’t sterven
« En op den boord van 't graf ;
« Ons kind'ren in geen scholen,
« Waar 't kruis niet meer en blinkt !
« Ons kind'ren in geen moordkuil,
« Waar Godes woord nooit klinkt ! »
(Note de bas de page : Cette chanson, restée très populaire dans les Flandres, a pour auteur M. l'abbé Jean Vlerick. En voici la traduction :
« Ils ne l'auront pas, la belle âme de l’enfant ; ils ne l’auront pas, tant qu’en Flandre restera un seul Flamand.
« Ils ne l’auront pas, la belle âme de l'enfant, en dépit des ruses infernales des gueux qui nouss gouvernent par la terreur ; ils ne l'auront pas, aussi longtemps que le cher soleil de Dieu brillera sur la Flandre, aussi longtemps qu’il restera un sou de cuivre dans notre bourse.
« L'enfer est déchaîné ; l’école est un champ de bataille ; elle s’efforce d’arracher à l’Eglise les âmes des petits. Mais nous, catholiques flamands, nous ne supporterons pas ce brigandage ; nous sommes les fils des héros qui sont morts pour la foi.
« Laissez venir les gueux ; nous sommes prêts pour la bataille. Nous ne voulons pas que la Flandre devienne un nid de brigands ! Nous voulons que, fidèles à Dieu et à l’Eglise, nos enfants ne soient pas un jour les clous de notre cercueil, qu'ils ne deviennent du gibier de potence.
« Nous périrons s'il le faut, mais perdre la foi, jamais ! Jusqu'au soupir, un pied dans la tombe, nous crierons encore ; jamais nos enfants n'iront dans les écoles où le crucifix ne brille plus à la belle place. Nos enfants ne sont pas faits pour un cachot où jamais ne retentit la parole de Dieu. »
Une chanson française, imitation assez pâle de ces couplets flamands, très répandue dans les provinces wallonnes, s'exprimait en ces termes : « Elle n'est à vendre - L’âme de nos enfants - Nous saurons la défendre - Contre les mécréants ! etc. »)
(page 69) Cette campagne dura deux mois ; quand elle fut terminée, dans les derniers jours d'avril, il ne restait point de petite ville ni de bourgade qui n'eût eu son meeting et applaudi les orateurs catholiques. Et malgré la surveillance jalouse du gouvernement et des libéraux, malgré l'émotion très sincère et toujours croissante des populations, tout ce mouvement s'était effectué sans désordre, sans aucun des abus qui auraient pu donner prétexte la répression.
En même temps et sous les mêmes inspirations s'organisait un immense pétitionnement pour le maintien de la loi de 1842. Il était dirigé par les associations politiques et les comités de résistance établis dans chaque arrondissement ; ceux-ci étaient en correspondance avec un Comité central catholique siégeant à Bruxelles, sous la présidence (page 70) du comte de Mérode-Westerloo, et comprenant les personnalités les plus éminentes du Parlement, de l'aristocratie et de la presse catholique.
Constitué le 29 janvier, le comité central lançait même jour un « Appel aux pères de famille », exposant l'objet du pétitionnement. Peu après, des formules de pétition étaient mises en circulation dans chaque commune ; elles se couvraient de signatures et étaient ensuite expédiées au comité central, lequel se chargeait de les faire parvenir à destination. Depuis le mois de février jusque dans le courant de juin, et surtout pendant la discussion de la loi de révision, on vit ainsi affluer au Parlement d'innombrables pétitions, les unes adressées à la Chambre, d'autres au Sénat, beaucoup aux deux assemblées à la fois.
Les provinces flamandes et les provinces wallonnes, les villes et les campagnes, les centres industriels et les régions agricoles, toutes les professions et toutes les classes se trouvaient unis dans cette protestation, et les provinces notées comme peu favorables aux « cléricaux » n'étaient pas les moins prodigues de signatures ; en effet, beaucoup dé libéraux modérés, mettant leurs convictions intimes au dessus de la discipline habituelle de leur parti, avaient cru devoir s'associer à ces protestations en faveur de la loi scolaire existante.
Les signatures des pères de famille et des électeurs étaient seules recueillies par le comité central ; aucune signature de femme ne fut admise. Cependant beaucoup de pétitions signées exclusivement par des femmes furent envoyées à la Reine ; une seule d'entre elles, adressée par les (page 71) femmes de Bruges, se couvrit, en quelques jours de temps, de 4,000 signatures.
Outre les particuliers, un grand nombre de sociétés catholiques pétitionnèrent collectivement contre le projet de loi ; l'université de Louvain et plusieurs autres établissements libres se joignirent elles. Leur exemple fut suivi par les deux tiers des conseils provinciaux et par un grand nombre de conseils communaux ; dans la plupart de ces assemblées, l'envoi des pétitions était l'occasion de protestations indignées contre le projet de loi, au nom de la liberté religieuse et de l’autonomie locale qu'on s'apprêtait à fouler aux pieds.
Une table immense, placée dans la salle des séances de la Chambre, portait toutes les pétitions parvenues à l’assemblée. Cette montagne de documents, qui ne faisait que grandir chaque jour, attirait tous les regards, tandis que la seule énumération des localités d'ou ils émanaient occupait parfois jusque trois colonnes des Annales parlementaires.
Le gouvernement et le parti libéral tout entier voyaient avec dépit les progrès du pétitionnement. Ils avaient escompté le calme et la résignation des catholiques, et, contre leur attente, le vieux sentiment national se réveillait et l'agitation contre la loi scolaire ne faisait que croître en intensité. Ils essayèrent de l'arrêter par des manifestations en sens contraire : quelques pétitions en faveur de la révision furent colportées dans les grands centres ; mais le résultat demeura presque nul.
On eut alors recours à des moyens plus directs, mais avec aussi peu de succès : tournées de la gendarmerie, intervention de la police communale, menaces (page 72) contre les fonctionnaires de l'Etat ou des communes qui oseraient signer des protestations contre le projet de loi ; rien n'y fit. Avant le vote des Chambres, 317,000 signatures, émanant de 90 pour cent des communes du pays, étaient venues attester au gouvernement les vrais sentiments de la nation.
Les orateurs libéraux, les journaux ministériels et ceux du parti progressiste essayèrent d'atténuer l'effet moral du pétitionnement, en élevant des doutes sur l'authenticité des signatures, en contestant la compétence et les lumières des personnes qui les avaient apposées, en comparant leur nombre au chiffre total de la population. M. Frère s'écria devant la Chambre, avec un dédain superbe, en parlant du pétitionnement : « C'est l'avortement le plus pitoyable qui se soit jamais vu ! » Ces déclamations ne réussirent pas à abuser le public ; au fond les libéraux étaient contraints de s'avouer à eux-mêmes que le sentiment national se prononçait de plus en plus contre leur programme et contre l'œuvre qu'ils préparaient.
Le gouvernement voulut alors impressionner l'opinion publique en usant de mesures d'intimidation contre les agents de l'administration centrale dont les vues personnelles étaient en contradiction avec sa politique. Déjà au lendemain des élections, deux gouverneurs de province avaient été destitués : le chevalier Ruzette, en Flandre Occidentale, le prince de Caraman-Chimay, en Hainaut. Dès le mois de janvier, de nouvelles exécutions avaient lieu. Ce furent tout d'abord trois commissaires d'arrondissement, MM. de Haerne, Nothomb (page 73 et de Gerlache, tous trois petits-neveux de membres du Congrès national, puis M. de Montpellier, commissaire d'arrondissement à Namur. MM. Bieswal et de Savoye, _qui exerçaient les mêmes fonctions à Furnes et à Soignies. D'autres fonctionnaires ne tardèrent pas les suivre ; tous étaient remplacés par de fidèles agents de la politique libérale. Des bourgmestres, dont le mandat devait être renouvelé, furent également destitués ; des élections communales, qui avaient donné des résultats favorables aux catholiques, furent cassées.
Mais ces mesures de rigueur ne faisaient qu'accentuer la résistance. Les fonctionnaires dont on brisait la carrière étaient l'objet de démonstrations de sympathie qui avaient leur écho dans le pays entier ; des banquets leur étaient offerts, où accourait l'élite du parti catholique, et les toasts enflammés qu'on y échangeait étaient répandus le lendemain des milliers d'exemplaires par la voie des journaux. Chaque nouvelle révocation était l'occasion de manifestations grandioses en l'honneur des victimes, d'énergiques protestations contre l'arbitraire gouvernemental. (Note de bas de page : La plus imposante de ces manifestations fut celle qu’organisèrent à Bruges, en l’honneur du chevalier Ruzette, les catholiques de la Flandre Occidentale. Le dimanche qui suivit la destitution de M. Ruzette, des délégations de la province entière et toutes les notabilités catholiques de la ville de Bruges se rendirent à la maison qu'occupait le gouverneur révoqué, pour le féliciter et acclamer son nom. Le cortège comprenait 5,000 personnes. Jamais on n’avait vu dans les rues de Bruges manifestation plus spontanée et plus enthousiaste. L’émotion provoquée par la destitution de d'ailleurs M. Ruzette d’ailleurs non seulement par l’indignation de la population contre ce coup de parti, mais aussi par la vénération particulière dont la victime était entourée. Le Chevalier Ruzette fut remplacé en qualité de procureur du Roi par M. Théodore Heyvaert, procureur du Roi à Bruxelles ; celui-ci devint, au bout de peu de temps, aussi impopulaire que son prédécesseur était aimé.). (page 74) Chaque destitué estimait comme un titre de gloire d'aller grossir les rangs de la « société des relevés, » dont M. Rolin s'était constitué l'infatigable pourvoyeur.
Le cabinet devenait inquiet : il chercha alors à le change à l'opinion sur ses véritables desseins et sur la portée réelle de la loi de révision. Le 7 mars, M. Rolin adressa aux gouverneurs de province une circulaire ministérielle destinée à établir que le projet de loi n'avait nullement pour objet d'abolir la législation existante mais qu'il se bornait à l'amender sur quelques points, en laissant subsister toutes les garanties religieuses prévues par la législation précédente. Mais cette apologie venait trop tard et ne produisit aucun effet.
Ce n'était pourtant pas faute de recevoir une publicité fort étendue. La circulaire fut reproduite et commentée par toutes les feuilles libérales ; on l'envoya à tous les bourgmestres. avec ordre de l'afficher dans les hôtels de ville. Un bon nombre d'entre eux refusèrent de se soumettre à cette injonction, qu'ils considéraient à juste titre comme illégale et comme contraire à leur dignité. Le comte A. Visart de Bocarmé, bourgmestre de Bruges, se distingua spécialement par la vigueur de sa résistance. Non seulement il refusa d'afficher le placard ministériel, mais il signa comme bourgmestre une pétition du conseil communal dénonçant aux Brugeois le caractère irréligieux et vexatoire de l'enseignement dont ils seraient invités à payer les frais.
Ces incidents achevaient de passionner l'opinion et soulevaient à la Chambre et dans tout le pays des (page 75) discussions ardentes. La presse catholique les commentait, mettant en pleine lumière les manœuvres du gouvernement et faisant justice des sophismes par lesquels il cherchait à égarer les esprits. Grâce à elle, toutes les mesures de persécution, tous les épisodes de la résistance étaient aussitôt connus dans le pays entier.
Fort multipliés en Belgique, très répandus, très influents, les journaux catholiques constituaient un admirable instrument de propagande, adapté aux milieux les plus divers. Les notabilités de la droite comprirent tout le parti qu'on pourrait en tirer ; la presse fut une de leurs armes principales. Dès le début de la campagne scolaire, grands journaux et feuilles locales avaient rivalisé d'ardeur. C'étaient eux qui, les premiers, avaient dévoilé les projets des libéraux. Ils avaient exploré avec une persévérance infatigable les origines de la loi future, les antécédents des ministres, leurs attaches et celles de la gauche tout entière avec la franc-maçonnerie. Ils avaient discuté sans relâche les questions de doctrine, comme les détails d'application. Ils étaient devenus une sorte de tribune ouverte à tous ceux qui avaient un avis à donner ou une observation à faire entendre.
Aussitôt l'agitation commencée, leur rôle devient plus actif encore. Ils reproduisent et commentent les mandements des évêques, les sermons des prédicateurs en renom, les instructions du clergé. Ils publient les résolutions prises par les sociétés ouvrières, par les cercles et les associations catholiques. Durant la campagne des meetings, c'est le journal du (page 76) lieu qui annonce chaque réunion, qui invite les populations à s'y rendre, qui, l'assemblée tenue, en décuple l'importance en jetant aux quatre coins du pays les discours qui y ont été prononcés, les décisions qu'on y a adoptées. C’est le journal encore qui fait connaitre les modèles de pétitions, qui enregistre les succès obtenus, répond aux attaques officielles et démasque les points faibles de l'adversaire ; il est toujours en éveil, distribuant l'éloge aux zélés et les encouragements aux tièdes, répandant partout les instructions des comités de résistance, flétrissant énergiquement la politique du gouvernement.
Bref, la lutte l'absorbe tout entier, et, lorsque cette première phase de la campagne sera terminée, lorsque, plus tard, après la révision de la loi scolaire, il faudra organiser l'enseignement libre, le concours de la presse ne sera ni moins dévoué ni moins utile.
Tandis que ces diverses manifestations préparaient les forces catholiques à la bataille et suscitaient dans le pays entier une émotion immense, la session parlementaire suivait son cours. Le trouble était profond dans les deux Chambres : elles subissaient le contrecoup des agitations du dehors, et la menace imminente du projet de loi pesait sur toutes leurs discussions.
A la Chambre des représentants, la droite avait refusé de voter l'adresse au Roi, repoussé le budget de l'instruction publique et flagellé la partialité flagrante des destitutions du gouvernement. La gauche et le ministère, de leur côté, voyaient avec irritation le succès de la campagne (page 77) catholique dans les provinces et se répandaient en récriminations amères contre leurs collègues de l'opposition, contre le clergé et la presse catholique.
La discussion générale de la loi de révision s'ouvrit enfin le 22 avril, à la Chambre des représentants ; elle ne fut close que le 6 juin. Jamais la tribune belge n'avait vu un débat aussi long, aussi solennel, aussi plein d'intérêt ; jamais les aspirations fondamentales et définitives des deux partis en lutte ne s'étaient affirmées d'une manière aussi catégorique.
Du côté gauche, la discussion fut peu brillante. Seul, M. Frère-Orban y déploya son habileté ordinaire et cette éloquence incisive dont il avait le secret ; ses collègues du ministère, en particulier M. Van Humbeeck. qui prit la parole plusieurs fois, parurent au dessous de la situation. La fraction modérée de la gauche garda un silence presque complet : elle était résolue à voter la loi par discipline, mais elle en sentait trop vivement les défauts pour la soutenir par ses discours. M. Pirmez, qui, en 1868, avait sauvé une première fois la loi de 1842, se sépara de ses amis politiques et combattit la révision cette fois encore, comme dangereuse au point de vue de la paix sociale et morale, et aussi comme inutile et mal conçue. A son avis, il eût suffi d'appliquer la loi de 1842 dans le sens du libéralisme pour imprimer à l'enseignement un caractère laïque nettement marqué, et cela sans soulever la résistance formidable que la loi nouvelle rencontrerait nécessairement. Au fond, il avait raison, et les libéraux auraient eu tout avantage (page 78) à continuer leur travail occulte sous le voile de l'ancienne législation, au lieu de la réformer si bruyamment ; mais il était trop tard pour reculer. L'éloquence de M. Pirmez ne convertit personne ; les autres membres de la gauche modérée ne le suivirent pas.
Le projet ne trouva guère de soutiens convaincus que parmi les progressistes. Les représentants de Bruxelles et de Gand, les chefs les plus influents du radicalisme, les dignitaires des Loges maçonniques, MM. Jottrand, Couvreur, Goblet d'Alviella, Janson, apportèrent au gouvernement, presque chaque séance, l'appui compromettant de leur approbation et de leurs déclamations passionnées contre le catholicisme ; ce furent eux qui portèrent le poids principal de la discussion.
Les orateurs catholiques surent s'élever à la hauteur de la cause qu'ils avaient défendre ; ils se montrèrent admirables de talent et d'énergie. Leur position était magnifique ; ils se sentaient appuyés par les sympathies hautement manifestées de toutes les familles chrétiennes, c'est-à-dire de la grande majorité du pays ; leur parole fut l'expression authentique et vivante de la pensée nationale. Ils conservèrent pendant toute la discussion une attitude pleine de fermeté. persévérant dans leur hostilité absolue contre le projet, repoussant jusqu'à l'idée d'une transaction ou d'un amendement qui aurait rendu la loi moins mauvaise : ils étaient convaincus qu'entre un principe faux et un principe vrai il n'y a pas de milieu et qu'aussi longtemps que le principe de la sécularisation serait inscrit dans la loi, il (page 79) n'y avait pas d'intérêt à atténuer celle-ci.
Durant sept semaines, on les vit disputer le terrain pied à pied, rétablissant les vrais principes Sur le rôle de l'Etat dans l'éducation, démontrant la fausseté du système de leurs adversaires, démasquant leur hypocrisie, éclairant tour à tour chaque côté de la question, amoncelant les arguments, les textes, les chiffres les plus concluants. Les vétérans du ministère et du Parlement, comme M. Malou, M. Wasseige et le baron Kervyn de Lettenhove, les talents plus jeunes de la droite, comme M. Jacobs, M. Beernaert et M. Woeste, les représentants des circonscriptions flamandes et ceux du pays wallon, parurent successivement à la tribune ; le vénérable chanoine de Haerne lui-même, un des rares survivants du Congrès national de 1831, y apporta l'autorité de sa parole et de sa longue expérience. A la clôture, plus de la moitié des membres de la droite s'étaient fait entendre : proportion jusqu'alors inusitée et qui prouvait l'exceptionnelle gravité du débat.
Cette discussion produisit dans le pays une impression considérable. Le but des représentants de la droite se trouvait atteint : ils avaient éclairé le public et gagné devant lui une cause perdue d'avance devant la Chambre. Lorsque la loi fut votée, elle était moralement détruite ; les libéraux eux-mêmes considérèrent cette discussion prolongée comme un désastre pour leur parti.
Le projet fut adopté le 6 juin, par 67 voix contre 60 ; M. Rogier sacrifia, devant les exigences des radicaux, ses vieilles traditions de 1830 ; seul dans le parti libéral, M. Pirmez (page 80) eut le courage de se séparer de ses amis ; il s'abstint au vote.
Le 12 juin, l'épiscopat signait une lettre collective contenant une protestation solennelle contre le vote de la Chambre (Note de bas de page : Cette lettre ne fut livrée à la publicité que le soir du 18 juin.). Elle reproduisait avec plus de force la condamnation déjà formulée contre « les écoles sans religion et partant sans Dieu, ces écoles dont la malignité essentielle est la neutralité elle-même. » - « Nous avertissons tous les fidèles, déclaraient les évêques, que l'on ne peut fréquenter de pareilles écoles, instituées qu'elles sont contre l'Eglise. Conséquemment, aucun père, aucune mère de famille ne peuvent, en conscience, placer leurs enfants dans une école publique soumise au régime de la loi projetée, s'il y a dans la localité une école catholique... ou s'il leur est possible de pourvoir de quelque autre manière l'instruction de ceux-ci. D'autre part, s'il n'est pas permis en conscience aux chefs de famille de confier leurs enfants aux écoles soumises au régime de la loi projetée, il ne peut l'être à aucun catholique de concourir par des actes spontanés au maintien de ces écoles, à l'exécution de cette loi. Les catholiques ne peuvent donc accepter des fonctions scolaires. »
La lettre se terminait par cet énergique appel : « La lutte s'ouvre dès aujourd'hui ; elle sera longue et difficile. Vous l'accepterez, nos très chers Frères, avec une résolution digne de votre caractère de catholiques et de Belges, en répétant le cri de vos ancêtres : Dieu le veut ! »
(page 81) La loi arriva le 16 juin à l'ordre du jour du Sénat. La décision de cette assemblée n'était guère douteuse, encore que certains sénateurs libéraux parussent ébranlés. La majorité de gauche se composait de six voix : c'était plus qu'il n'en fallait pour assurer le vote du projet.
La discussion au Sénat fut courte ; les arguments pour et contre étaient épuisés ; les catholiques n'avaient pas d'intérêt à les renouveler dans une autre arène. L'événement capital de la discussion à la Chambre haute fut une courte allocution du prince de Ligne, président du Sénat depuis de longues années, l'un des derniers représentants autorisés du libéralisme modéré : le 17 juin, le Sénat vit ce vieillard quitter son siège présidentiel et descendre dans l'enceinte parlementaire, pour réprouver le projet de loi en des termes plus sévères que les orateurs de la droite eux-mêmes. La loi fut votée le 18 juin par 33 voix contre 31 et une seule abstention, celle du baron de Labbeville ; le prince de Ligne avait, selon sa déclaration, joint son suffrage ceux de la droite. (Note de bas de page : La voix unique d'un moribond, M. Boyaval, Sénateur libéral de Bruges, avait suffi pour décider du vote. Or, M. Boyaval lui-même n'avait été élu sénateur de Bruges qu'à une seule voix de majorité. En définitive, Ce fut donc le suffrage d’un seul électeur qui emporta le vote de la « loi de malheur ».)
Quelques catholiques se nourrissaient d'une dernière espérance : ils croyaient que le Roi ne sanctionnerait pas une loi votée dans les deux Chambres à une majorité si faible et contre laquelle le pays avait manifesté si nettement sa répulsion. Cet espoir fut déçu la loi n'était en somme que (page 82) la paraphrase et l'application de ce passage du discours du trône par lequel le ministère avait, quelques mois auparavant. signifié au pays les volontés de la maçonnerie triomphante. Le Roi signa la loi le 1er juillet ; le 10 elle parut au Moniteur. (Note de bas de page : Par une coïncidence poignante, à l'heure même où l’on imprimait le Moniteur belge promulguant la loi scolaire, des députés de votait la loi Ferry, dirigée contre la liberté de l’enseignement supérieur et contre les congrégations religieuses.) Ce jour-là, tous les journaux catholiques parurent encadrés de noir ; ils annoncèrent au pays que la « loi de malheur » était promulguée et que la résistance légale allait commencer.