(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)
Le personnel supérieur de I'enseignement - Les institutrices - Les instituteurs - Difficultés que présenta le recrutement des instituteurs - Dévouement des prêtres et des laïcs - Les écoles mixtes - Développement des écoles normales libres
(page 106) Tandis que l'enseignement officiel était sapé dans ses fondements par la retraite d'une fraction du personnel scolaire. I'enseignement catholique s'organisait sous la triple impulsion de l'épiscopat, des notabilités laïques et des hommes d'œuvres.
Le recrutement des cadres supérieurs de I'enseignement ne souffrit pas de difficultés. On conserva tout le personnel qui se trouvait à la tête des établissements libres ; on s'adressa aux anciens fonctionnaires de l'instruction publique qui venaient de donner leur démission, à des ecclésiastiques et à des laïcs, directeurs ou professeurs dans des collèges privés, et familiarisés par conséquent avec les questions scolaires. La direction pédagogique ne laissa bientôt rien à désirer.
On parvint aussi, sans trop de peine, à trouver des maîtresses pour les écoles de filles. Les religieuses et les institutrices laïques démissionnaires, jointes au personnel des écoles privées et adoptées. ne s'étaient pas trouvées en nombre suffisant pour combler tous les vides ; une foule d'auxiliaires accoururent pour les seconder. Les communautés (page 107) de femmes en fournirent un grand nombre. Des jeunes files vinrent s'offrir, qui étaient rentrées chez leurs parents après avoir fréquenté une école primaire supérieure ; elles consacraient leurs vacances à suivre un cours de et, à la rentrée des classes, elles pouvaient rendre de réels services. Les élèves les plus avancées des écoles normales reçurent immédiatement des places d'institutrices adjointes. De tous côtés, enfin, on vit surgir des ressources sur Iesquelles on avait à peine osé compter.
Quant aux écoles libres de garçons, elles souffrirent bien davantage de la pénurie des maîtres, et toutes les lacunes, même après plusieurs mois de travail, n'étaient pas comblées. Les congrégations d'hommes qui eussent pu fournir des sujets à l'enseignement libre étaient beaucoup moins développées que les ordres religieux de femmes, les évêques belges ayant toujours trouvé préférable de confier plutôt à des maîtres laïques la direction de leurs écoles primaires de garçons. Cette circonstance privait I'enseignement libre d'un précieux élément, et cependant il fallait, pour lutter efficacement contre I'enseignement officiel. pourvoir chacune des nouvelles écoles, dans le pays entier, d'un ou de plusieurs maîtres ayant les aptitudes et les connaissances suffisantes. On fit appel tous les dévouements.
Dans un bon nombre de localités, surtout pendant les premiers mois de la lutte, ce fut le curé ou le vicaire qui, à défaut d'instituteur en titre, prit la direction de la classe des garçons ; quelques prêtres, dénués de toute ressource, continuèrent même à tenir école pendant les cinq années de la domination libérale. (page 108) Ce cas fut très fréquent dans certaines régions du Luxembourg, particulièrement pauvres. Après la promulgation de la loi de malheur, les vingt-sept curés du canton d'HouffaIize s'étaient réunis et avaient décidé d'ouvrir coûte que coûte, au octobre suivant. une école libre dans chaque paroisse. Ainsi fut fait ; la date fixée, tous les curés qui n'avaient pu trouver le personnel nécessaire prirent eux-mêmes la direction de leur école. De vieux ecclésiastiques ne craignaient pas d'assumer tout seuls celte tâche écrasante. Plusieurs y laissèrent leur santé : tel fut le cas pour M. Herremans, vicaire à Castre, qui, pendant deux ans, fit la classe à 140 enfants.
Ailleurs, c'étaient des employés de l'Eglise, le sacristain, les chantres, qui devenaient maîtres d'école, le plus souvent à titre gracieux. D'anciens instituteurs, qui avaient quitte le service, vinrent se présenter ; des séminaristes interrompirent leurs études pour occuper les places vacantes ; un jeune homme de Lierre, M. F. Holemans, qui se préparait aux missions étrangères dans une maison d'études de Bordeaux, rentra en Belgique pour se faire instituteur libre ; pendant ses loisirs, il quêtait en faveur des écoles catholiques.
De leur côté, les normalistes des écoles diocésaines travaillaient avec une ardeur plus grande afin de se occuper une chaire avant le terme ordinaire ; des jeunes gens qui tenaient des écoles du soir ou des classes dominicales payaient de leur personne en donnant tous les jours un cours primaire ; les maîtres en fonction, redoublant d'activité, prenaient sous leur direction autant d'élèves qu'ils (page 109) pouvaient. Mais, malgré ces dévouements. il eût été malaisé de pourvoir, en quelques mois de temps, à tous les besoins, sans le développement que les comités scolaires donnèrent aux écoles mixtes.
Ces établissements, où les petites filles et les petits garçons en dessous de douze ans occupaient des pièces séparées et recevaient les leçons d'institutrices religieuses, étaient déjà assez répandus dans certaines régions rurales ; on en accrut sensiblement le nombre. Les familles y trouvaient chez les Sœurs, avec une aptitude égale celle des maîtres pour l'enseignement technique élémentaire, plus d'aménité et des soins hygiéniques plus attentifs. Ce domaine et celui des écoles gardiennes restèrent définitivement conquis aux congrégations de femmes, alors même que la pénurie des instituteurs eut pris fin.
En même temps qu'ils recrutaient le personnel des écoles primaires, les comités scolaires s’occupaient d'assurer le fonctionnement des anciennes écoles normales et d'en créer de nouvelles. La principale de ces dernières fut une grande école d'instituteurs fondée à Malines, sous le patronage du cardinal-archevêque. ElIe avait un ecclésiastique immédiat pour directeur et ne recevait que des externes : ceux-ci résidaient en ville chez leurs parents ou chez des correspondants agréés par la direction. Des bourses nombreuses couvraient les frais d'études, d’ailleurs peu élevés, d'une partie des normalistes. Plusieurs autres écoles s'établirent sur ce modèle ; toutes avaient pour traits communs d'être installées dans des petites villes paisibles et favorables à l'étude, de reposer sur le principe de l'externat ; elles y trouvaient (page 110) le double avantage de réaliser une forte économie sur les frais généraux d'installation et d'entretien, et de placer les futurs instituteurs dans un milieu peu différent de celui où ils seraient appelés à vivre plus tard.
Grâce aux sympathies dont les entourait le public et à l'esprit chrétien des classes rurales, dans lesquelles se recrutaient la plupart des membres du corps enseignant, ces établissements ne tardèrent pas à recevoir autant d'élèves qu'il leur était possible d'en former. Ainsi l'on put combler les derniers vides qui existaient dans le personnel des écoles catholiques, et, dès la fin de1881, les cadres de l'enseignement libre étaient au complet,
Une vaste publicité avait d'ailleurs été organisée en faveur des écoles normales libres : la presse, les inspecteurs. les comités scolaires catholiques travaillaient de concert à les peupler. On avait usé des mêmes moyens pour mettre en rapport les instituteurs qui cherchaient des places et les localités qui pouvaient en offrir : les comités paroissiaux ou les fondateurs d'école ne parvenaient pas toujours à se pourvoir de maîtres dans leur voisinage ; ils recouraient alors, pour obtenir des renseignements, aux bons offices des comités de doyenné. des inspecteurs, à la publicité gratuite des journaux et, spécialement, du « Bulletin des écoles catholiques », vaillante petite feuille hebdomadaire, née quelques jours après la promulgation de la loi de malheur et qui s'était consacrée exclusivement à la défense et la propagation de I'enseignement libre.
La localisation des dépenses - Les initiatives héroïques - Les pauvres - Le clergé - Les riches - Le « Denier des écoles catholiques » - Evaluation approximative des dépenses
C'était surtout au point de vue des ressources pécuniaires que les catholiques pouvaient se croire inférieurs leurs rivaux, Ceux-ci n'avaient pas de sacrifices à faire : un tour de scrutin leur suffisait pour disposer du budget de I'Etat et des fonds des communes. Les catholiques, au contraire, devaient créer sur le champ un vaste budget : ils allaient être obligés de construire, de meubler et d'entretenir des centaines d'écoles, de payer un nombreux personnel, d'admettre gratuitement les enfants pauvres ; et, pour faire face ces charges multiples, ils ne devaient compter que sur la charité publique. Ils ne désespérèrent pas cependant et se mirent résolument à quêter.
La règle fondamentale admise par le clergé et par les comités scolaires. pour la collecte et pour l'emploi des fonds, fut la localisation des recettes et des dépenses. Quelques catholiques avaient préconisé l'idée d'une comité central établi à Bruxelles et devenant, en quelque sorte, le « département non officiel de I'enseignement libre » ; cet organisme aurait centralisé les ressources créées par la charité catholique et les aurait réparties, suivant les besoins, entre les diverses communes du pays. Cette idée ne prévalut point ; autant l'unité du commandement était de nature à maintenir (page 112) la cohésion dans les troupes. autant la centralisation des ressources eût été désastreuse au point de vue d'un exercice abondant de la charité ; la générosité des donateurs volontaires y eût perdu son principal stimulant, et, à force de compter sur le comité central, beaucoup de paroisses auraient fini par ne plus compter assez sur elles-mêmes.
La paroisse, unité première du système catholique, fut donc choisie comme le noyau autour duquel se grouperaient naturellement les forces vives et les dévouements des partisans de l'enseignement religieux. Chaque localité dut faire seule ou presque seule les frais de ses écoles libres : chaque comité scolaire avisa aux moyens de remplir sa caisse par les dons volontaires des habitants ; puis il régla lui-même les dépenses sur les besoins de la paroisse et sur l'importance des sommes recueillies. L'expérience prouva que ce système était le meilleur, qu'il constituait le seul moyen d'obtenir des dons importants, multipliés, et d'introduire de l'économie dans l'emploi des sommes perçues ; ce fut à l'adoption générale de ce plan que les organisateurs de l'enseignement catholique durent le succès de leur œuvre.
Néanmoins, si les paroisses étaient appelées à créer elles-mêmes leurs écoles primaires, d'autres dépenses, qui présentaient un caractère d'utilité générale. étaient couvertes au moyen d'offrandes perçues dans un rayon plus étendu et concentrées entre les mains des évêques et des comités provinciaux : telles étaient les dépenses de l'enseignement normal, les traitements des inspecteurs, etc. Quelques paroisses notoirement indigentes recevaient aussi sur ce fonds (page 113) de réserve, d'après l'avis des comités décanaux et des inspecteurs, des allocations plus ou moins fortes, destinées à les aider dans l'établissement de leurs écoles primaires.
A côté des comités scolaires, qui fonctionnaient régulièrement et activement, les initiatives privées opérèrent des merveilles.
Ce qu'il s'est accompli d'efforts au cours de ces années héroïques, on ne le saura jamais. Il eût fallu écrire, au moment de sa fondation, l'histoire de chaque nouvelle école, consigner en détail une infinité de petits faits qui, pris isolément, paraîtraient peut-être insignifiants, et cependant, ils représentent autant de durs sacrifices et constituent, dans leur ensemble, le plus bel acte de foi d'un peuple.
Les riches versent des flots d'or dans les caisses scolaires et subviennent aux frais de l'enseignement libre dans leur région par des largesses de toute sorte, sommes d'argent, construction et aménagement d'écoles, dotations d'instituteurs. Une femme admirable donne, sous le voile de l'anonymat, un demi-million aux écoles catholiques de Gand ; pour parfaire immédiatement cette somme, elle vend ses plus belles terres. Partout, les membres de l'aristocratie, les grands propriétaires, les familles de la haute bourgeoisie se chargent de construire et d'entretenir une ou plusieurs écoles. La famille d'Arenberg à elle seule en bâtit plus de cent ; les Mérode, les Robiano, les Caraman-Chimay figurent aussi en première ligne sur ce livre d'or de la charité. Ces exemples sont imités dans une foule d'endroits ; dans les villages, les châtelains tiennent à honneur de prendre à leur charge les frais d'établissement des écoles libres.
(page 114) Aux fortunes moyennes ou modestes on demande des souscriptions immédiates, des cotisations annuelles ; les membres des comités paroissiaux organisent parmi leurs concitoyens des tournées générales destinées à recueillir les offrandes de chaque famille. Un curé de Bruxelles, quêteur infatigable, recueille à lui seul près de 600,000 francs. Dans les églises, des collectes fréquentes complètent l'effet des visites à domicile. Les aumônes arrivent de tous côtés. D'humbles servantes abandonnent la moitié de leurs gages ; d'autres apportent quelques milliers, quelques centaines de francs, toutes les économies de leur vie et l'unique réserve de leur vieillesse ; les plus misérables donnent leurs sous, leur « cens ». Une pauvre villageoise de la province de Namur offre à son curé, pour y bâtir une école, un terrain que ses parents lui ont laissé en mourant ; elle y ajoute 120 francs, qu'elle a épargnés. « Le bon Dieu, dit-elle, fera le reste. » A Malonne, les élèves abandonnent leurs prix et versent la somme qui devait y être affectée dans les caisses de l'enseignement catholique ; cet exemple est suivi dans plus de trente collèges libres. Dans les contrées arides de la Campine, de pauvres paysans prélèvent sur leurs modestes revenus la dîme pour l'école paroissiale ; ailleurs tous les villageois se concertent pour mettre en location le droit de chasse sur leurs terres, et le produit en est remis à leur curé.
Les prêtres, donnant l'exemple à leurs paroissiens, avaient payé les premiers de leur bourse et de leur personne ; il y eut parmi eux des prodiges de générosité. En (page 115) cent endroits, on vit les curés et les vicaires consacrer à l'œuvre scolaire leur traitement, le prix de leur abonnement au journal, l'argent destiné au tabac. Plusieurs vendirent leur bibliothèque, leur mobilier ; quelques-uns se défirent même des vases sacrés ; beaucoup s'endettèrent. A Estinnes-au-Mont, en Hainaut, le curé, vieillard instruit, qui possédait de belles collections de numismatique, les vendit pour en verser le prix dans la caisse scolaire. Un autre vieux curé avait déposé en mains sûres toute sa fortune, vingt mille francs : il la destinait à des bonnes œuvres et à des prières pour le repos de son âme. Mais voici qu'il faut bâtir une école. Vite, il retire cinq mille francs... puis encore cinq mille... puis tout ce qui reste. Hélas ! il faut encore de l'argent. Cependant, pour économiser, il s'était fait architecte ! Mais il a son traitement : il le sacrifie, et l'école s'achève et se remplit d'enfants. A Volkegem, le curé, musicien consommé et homme d'esprit, parcourait les familles aisées de ses environs, donnant partout des concerts ; après avoir égayé ses hôtes par son talent de pianiste et de conteur, il tendait la main pour son école et le concert se clôturait par une collecte fructueuse.
Ce fut surtout parmi les curés du Luxembourg que le zèle fut poussé jusqu'au sacrifice. Pauvre au milieu de populations pauvres, le prêtre luxembourgeois ne se contentait pas de prendre sur son superflu ; il retranchait sur son nécessaire. D'abord toutes les petites économies y passaient, y compris la réserve pour les jours de vieillesse. Cette ressource épuisée, beaucoup de curés faisaient argent de leur (page 116) cave, et le vin, la bière, la viande même ne paraissaient plus sur leur tables On cite un prêtre âgé qui poussa ce régime de privations si loin qu'il ruina sa santé ; il finit par mourir à la peine, et sa sœur, qui avait voulu prendre part à son suivit au tombeau. Mais l'école survécut, et le pasteur, en mourant, put se dire qu'il ne laissait pas en péril ces âmes, pour lesquelles, à l'exemple de son Maître, il avait donné sa vie. A bout de ressources, les curés du Luxembourg et leurs collègues de Campine, souvent non moins dénués, partaient pour les régions plus riches de la Flandre. Ils allaient tendre la main dans les grandes villes, dans les châteaux, et ils en rapportaient, avec l'or flamand, de nouveaux trésors de vaillance.
De beaux traits de générosité se produisirent aussi dans les séminaires. Ici les professeurs s'imposaient une taxe pour l'œuvre scolaire ; ailleurs maîtres et élèves acceptaient avec empressement que l'ordinaire des repas fût diminué d'un plat. A Malines, les séminaristes se livraient entre eux à toutes sortes de petits métiers au profit des écoles catholiques : les uns se faisaient cireurs de bottes, d'autres coiffeurs ; quelques-uns reliaient les livres de leurs camarades ; plusieurs vendaient des objets de piété. Des sommes considérables furent réunies de cette manière. Un séminariste de Gheel, coiffeur d'occasion, récolta en une année 600 francs pour les écoles de cette localité.
(page 117° Les plus zélés des catholiques ne se contentaient pas de donner ; ils se faisaient quêteurs ; ils créaient ou développaient, à côté des comités scolaires, de grandes associations destinées à multiplier les ressources. La plus importante de sociétés, tant par l'inlassable activité de sa propagande que par le chiffre. élevé de ses recettes, fut l'œuvre du « Denier des écoles catholiques ». Fondée à Gand, en octobre 1876, par M. Alphonse Siffer, aidé de quelques jeunes gens, puis établie simultanément dans les principaux centres du pays, l'œuvre se multiplia rapidement pendant la période de l'agitation catholique ; ses sections devinrent légion après le vote de la loi scolaire ; elles se réunirent en fédération, et leur première assemblée générale, tenue à Termonde en septembre 1879, réunit 10,000 membres, représentant 300 sociétés.
L'organisation du « Denier des écoles » était des plus simple. L'œuvre était généralement dirigée par les notabilités catholiques de l'endroit. Ses membres actifs étaient surtout recrutés parmi la jeunesse bourgeoise et ouvrière ; dans les localités importantes, ils étaient divisés en sections. Chaque semaine ou chaque mois, on se réunissait dans un café et un certain nombre de membres étaient désignés pour faire, dans un quartier déterminé, la collecte scolaire ; leur tournée achevée, ils faisaient ensemble le relevé des recettes, en remettaient le montant au trésorier, et celui-ci versait l'argent recueilli dans la caisse du comité scolaire de la paroisse. Les collectes avaient lieu, en règle générale, une fois par jour, dans tous les établissements publics qui consentaient à (page 118) accepter un « tronc pour le denier des écoles catholiques ».
Les ressources de l'œuvre se composaient, avant toute chose, de ces collectes et de l'argent déposé dans les troncs. On installait ceux-ci dans les locaux des sociétés catholiques, dans les églises, dans les cafés, dans les magasins ; ils occupaient une place d'honneur dans beaucoup de maisons particulières, où ils s'alimentaient de l'obole des visiteurs. Dans les familles chrétiennes, le « Denier des écoles » était de toutes les fêtes, de toutes les réunions ; dans les soirées, aux dîners de cérémonie, les troncs circulaient parmi les invités ; souvent c'étaient des mains enfantines qui recueillaient l'argent destiné à sauver l'âme des enfants du pauvre, et l'auteur de ce livre se souvient avoir bien des fois tendu le tronc du « Denier » aux hôtes du toit paternel.
Pour alimenter cette caisse d'épargne d'un nouveau genre, les catholiques s'imposaient toutes sortes de sacrifices : un tel renonçait au tabac ; tel autre, grand propriétaire de la Flandre, ne voyageait plus qu'en seconde classe ; rentré chez lui, il faisait calculer par ses jeunes enfants l'économie réalisée sur le prix de la première, et ceux-ci allaient, tout joyeux, verser dans le tronc du « Denier » la somme épargnée par leur père. Outre ces ressources ordinaires, l'œuvre recevait encore des dons particuliers ; elle envoyait ses quêteurs dans les concerts de charité, dans les kermesses de village, dans les rues, sur les places et à la porte des églises ; elle-même organisait des fêtes, des conférences, des représentations dramatiques, des concerts. Et ainsi, sou par sou, dans les villes et dans les campagnes, avec une ténacité et un courage qui ne se (page 119) démentaient jamais, les catholiques constituaient le budget de leur enseignement. (Note de bas de page : Dans la seule ville de Gand, le Denier des écoles catholiques réunit, de 1876 à 1886, la somme de 170,913 francs ; il avait alors pour secrétaire, un homme d’un dévouement infatigable, M. Louis de Marteau. L'œuvre a continué, même après la lutte scolaire, à prospérer dans plusieurs régions. A Gand, notamment, sous la direction de son zélé président, M. Siffer, le Denier, après une courte période de stagnation, a repris son ancienne vitalité.)
Tout cela n'était pas pour plaire aux libéraux. Aussi le « Denier des écoles » tenait-il un rang distingué dans leurs antipathies. Au début, ils essayèrent, à diverses reprises, de couper court à ses manifestations extérieures par des mesures de police ; mais chaque fois les sociétaires s'adressèrent aux tribunaux et obtinrent justice contre les commissaires de police ou les bourgmestres trop zélés qui cherchaient à empêcher les collectes. L'épisode de Gand est resté célèbre.
Le comité central du Katholieke Schoolpenning avait organisé, pour la fête du 15 août 1879, une quête générale dans tous les quartiers de la ville ; la quête était annoncée par voie d'affiches et par les journaux. Aussitôt la chose connue, les libéraux s'émeuvent ; le comte de Kerchove, bourgmestre et grand dignitaire de la franc-maçonnerie, fait prévenir les collecteurs qu'Ils ont à renoncer à leur projet. Ceux-ci passent outre ; mais, à peine ont-ils commencé la collecte, la police communale saisit leurs boîtes, tout en refusant de dresser procès-verbal aux organisateurs de la manifestation, les avocats Begerern et de Baets. L'illégalité était flagrante ; une protestation est adressée au parquet. Deux (page 120) jours après on lisait l'affiche suivante sur tous les murs de la ville :
« Denier des écoles catholiques de Gand.
« Concitoyens, vendredi dernier, plusieurs de nos boîtes ont été saisies par la police. Hier, à la suite d'une lettre adressée à M. le procureur du Roi par le comité central, ces boîtes nous ont été restituées.
La saisie ayant été publique, il est juste que la restitution reçoive la même publicité.
« Nous profitons en outre de cette occasion pour remercier la population catholique de Gand des nombreuses et généreuses marques de sympathie qu'elle a données en cette circonstance à I'enseignement libre, national et catholique.
« Le Comité central. (Suivaient les signatures.) »
Le même jour, les membres du Katholieke Schoolpenning s réunissent en un cortège triomphal, drapeau et musique en tête, pour escorter jusqu'au local habituel de leurs séances les troncs rendus par l'administration communale. Ceux-ci, portés sur un cartel orné de verdure et de fleurs, occupent la place d'honneur au centre du cortège. A leur vue, la foule se répand en acclamations bruyantes ; des enfants des écoles catholiques offrent des bouquets aux membres du comité central ; la population ouvrière, accourue en foule sur le passage du cortège, répète en chœur, sur l'air du Lion de Flandre, la chanson populaire : « Il ne l'auront pas, la belle âme de l'enfant ».
Arrivés dans la salle où se pressent les membres du « Denier », M. Verspeyen, président d'honneur du comité, prend la parole pour flétrir la conduite des libéraux. « Défendons notre droit, dit-il, avec calme, mais avec fermeté. On avait (page 121) espéré sans doute que nous allions nous agenouiller devant l'omnipotence municipale, et vénérer comme parole d'Evangile je ne sais quelles « instructions » mystérieuses et, dans tous les cas, dictées par l'arbitraire ! Non, messieurs, en Flandre, on ne s'agenouille que devant Dieu ; en Flandre, le droit se tient droit et finit toujours par l'emporter ; car les Flamands ont la tête dure et le cœur chaud. » On applaudit à tout rompre et, après quelques énergiques paroles du président, M. Siffer, et de M. Hermann de Baets, la séance finit par une collecte des plus fructueuse dans les boîtes saisies et restituées.
Des événements de ce genre se produisirent à Hal, à Anvers, en d'autres lieux encore. L'administration communale de Bruxelles alla jusqu'à interdire, par règlement de police, les collectes faites sans autorisation préalable. Partout les catholiques se défendirent, et les potentats libéraux durent laisser les compagnons du « Denier » promener par les rues leurs troncs et leurs comme la loi les y autorisait.
En août 1880, les libéraux gantois crurent avoir trouvé l'occasion d'une revanche. La Fédération du Denier des écoles avait décidé d'organiser à Gand un grand cortège, qui fût comme l'affirmation publique et grandiose de la liberté constitutionnelle d'enseignement. Cette manifestation fut interdite par l'édilité sectaire, mais les promoteurs du cortège se dirent que partie remise n'est point partie perdue. Le 29 août, ils organisèrent dans la catholique ville de Bruges la démonstration interdite à Gand. Des délégués du pays (page 122) entier se joignirent à eux ; plus de cinq mille catholiques, bannières déployées, traversèrent les rues de Bruges, parées comme aux jours de fête. Une assemblée générale eut lieu dans la vaste salle des Halles, et M. Verspeyen répondit à l'accueil hospitalier qui était fait aux Gantois par une allocution vibrante : « Nous sommes venus ici, s'écria-t-il, pour revendiquer solennellement une de nos plus chères libertés : la liberté de l'enseignement catholique. Cette liberté, nous la tenons avant tout de Dieu. Il impose aux parents le devoir d'élever chrétiennement leurs enfants. Or, si c'est un devoir, c'est par là même un droit. Ce droit, nos pères l'ont repris en 1830 sur l'intolérance calviniste ; nous entendons le maintenir en 1880 sur l'intolérance libérale !... Dans nos plaines, vous avez vu souvent une vaste étendue d'épis jaunissants, doucement caressés par la brise et par le soleil. Et vous vous êtes figuré la joie du vaillant laboureur récompensé de ses peines. Il est une moisson plus belle que celle de nos champs : c'est la moisson des âmes, s'épanouissant sous l'œil de la Providence. Elle est là devant vous ; la Patrie, l'Eglise vous demandent de la garder et, le jour venu, de la cueillir. En avant donc, courageux moissonneurs du Denier des écoles ! Songez à vos pères ; songez aussi à ceux qui viendront après vous ; songez enfin que Dieu vit toujours, de qui viennent toute bénédiction et toute grâce ! God leeft die het al geeft !”
De pareilles manifestations, on le comprend, enflammaient les ardeurs ; les catholiques ne se lassaient pas plus de donner que les quêteurs de solliciter leurs aumônes.
(page 123) Le résultat fut digne de l'effort. Il est difficile d'arriver à une évaluation exacte des sommes perçues et employées par les comités scolaires de paroisse et de province. Des contemporains les ont estimées, pour la Belgique entière, à 20 millions, auxquels il faudrait ajouter une dizaine de millions du chef de dons en nature, terrains, maisons, matériaux et meubles, transports et journées de travail ; mais ce chiffre est, croyons- nous, inférieur la réalité. Dans la seule province de Namur, une de celles où le succès des écoles catholiques fut le plus lent à s'affirmer, l'inspecteur démissionnaire Godfrin calcula que les frais de premier établissement de l'enseignement libre coûtèrent, rien qu'en 1879, plus de trois millions ; en Flandre Occidentale, d'après une enquête personnelle faite dans chacune des paroisses par M. l'abbé Lanssen. les comités locaux reçurent près de neuf millions, sans compter les dons en nature. Je crois demeurer en dessous de la réalité en estimant 40 millions le total des dépenses faites pour l'enseignement libre pendant l'année 1879. Quant à la rente nécessaire pour couvrir les frais ordinaires, on l'estime 9 ou 10 millions, que la charité publique fut appelée à fournir chaque année, mais dont une notable partie était souscrite dès la fin de 1879
Difficultés que rencontraient les fondateurs - Dévouement des particuliers - L'école « avec Dieu et sans fenêtres » de Baelegem - Les plans d'écoles - Inauguration des locaux scolaires
Ce n'était pas tout d'avoir de l'argent ; il fallait trouver des bâtiments convenables ou construire la hâte des locaux, si l'on voulait ouvrir des classes dans les premiers mois de l'année scolaire.
L'installation n'était qu'un jeu lorsque le comité paroissial pouvait découvrir dans la localité une maison propre à servir d'école : on rachetait ou on la louait immédiatement. D’ordinaire, le propriétaire se montrait modéré dans ses prétentions, en considération de l'usage auquel devait être affecté son immeuble ; souvent même il en faisait présent au comité. Ce qui simplifiait grandement la tâche de ce dernier. Certains donateurs poussaient la générosité jusqu'à faire eux-mêmes tous les aménagements nécessaires et se plaisaient à livrer leur maison complètement transformée et prête recevoir les élèves.
Quelquefois aussi les écoles libres existantes pouvaient suffire, moyennant la construction d'une annexe ou le changement de quelques dispositions intérieures ; on s'en tirait alors à peu de frais. Dans un certain nombre de communes, le local de l'école dominicale ou des cours d'adultes put être converti en école primaire. Ailleurs on trouva des ressources dans les locaux des cercles ouvriers et des patronages.
(page 125) Mais il y avait des paroisses rurales où les recherches les plus minutieuses ne faisaient découvrir aucun bâtiment pouvant servir d'école, surtout dans les provinces de Namur et de Luxembourg : et précisément ces provinces, où les dépenses à faire étaient plus considérables qu'ailleurs, étaient celles où les ressources pécuniaires faisaient le plus défaut.
Il fallait alors s'installer à la hâte dans un réduit quelconque, loué ou prêté par son propriétaire. Ici c'était le curé qui cédait quelques pièces de son presbytère ; ailleurs c'était un châtelain qui convertissait en école une dépendance de son habitation ; parfois le château lui-même servait temporairement d'école, et les religieuses accourues pour diriger l'enseignement des petites filles y étaient logées et nourries. A Boitsfort, M. Beernaert installa l'école catholique dans sa maison de campagne ; l'école y resta trois ans. A la Sarte, le châtelain, M. de Franquen, ne se contenta pas d'ériger l'école libre ses frais ; il voulut encore y envoyer ses enfants, pour donner l'exemple aux paysans. On vit des gens de condition modeste céder leur propre habitation aux Sœurs expulsées des bâtiments communaux, des paysans abandonner la moitié de leur ferme pour y installer des classes. Une ironie de la Providence : la maison paternelle du ministre Van Humbeeck fut elle-même transformée en école libre.
Parfois on se contentait d'une grange, d'un cabaret, d'une écurie, et, tandis que l'école provisoire s'y installait tant bien que mal, l'autre, la véritable, s'élevait en toute hâte.
(page 126) Une de ces écoles improvisées eut les honneurs d'une séance de la Chambre : ce fut l'école de Baelegem.
Les habitants de cette commune avaient, quelques jours après le vote de la loi de malheur, commencé la construction d'une vaste école primaire catholique. L'école n'étant pas prête la rentrée des classes. on dut, pendant quelques semaines, se contenter d'un local très humble, une grange, à laquelle était adossé le nouveau bâtiment d’école. Les « gueux » de l'endroit, irrités de voir que l'école officielle était à peu près déserte, tandis que la « baraque » catholique regorgeait d'élèves, mandent en toute hâte un photographe de Gand ; celui-ci prend la vue de la grange contigüe à la nouvelle école, en ayant soin de laisser cette dernière de côté. La photographie est exposée, affichée partout ; elle porte cette légende : « Avec Dieu, mais sans fenêtres ».
Les feuilles libérales eh font des gorges chaudes ; M. Jottrand, informé du scandale, s'indigne et dénonce à la Chambre l'insalubrité des locaux catholiques... Mal lui en prit ; quelques jours plus tard, les catholiques firent voir cet ami des lumières que si l'école de Baelegem était sans fenêtres, c'était parce qu'il ne l'avait regardée que d'un seul côté. Un photographe de leurs amis alla à son tour prendre une épreuve de la célèbre école. Au lieu d'une grange délabrée, on put voir sur cette nouvelle épreuve un magnifique bâtiment, presque complètement achevé et éclairé par six grandes fenêtres. Au dessus de l'image étaient imprimés ces mots : « Dédié au F. Jottrand » ; au dessous on lisait : « La vraie école de Baelegem, école catholique de 20 mètres (page 127) de long, sur 8 mètres de large et 4 mètres 50 de haut ». La photographie de l'école de Baelegem avec Dieu et avec fenêtres fut mise en vente au profit du « Denier des écoles » ; elle obtint un vif succès à la Chambre, où l'on eut soin de la mettre sous les yeux des partisans des écoles avec fenêtres mais sans élèves.
A la Bouverie, l’école des filles, une maison abandonnée que le curé avait achetée dans le courant de septembre, n'était pas encore aménagée à la fin des vacances. On n'avait pas trouvé de local provisoire ; il fallut inaugurer les classes en pleine période de construction. Les religieuses, qui venaient de quitter l'école de la commune, logèrent pendant deux mois dans un fenil ; on entassa le mobilier scolaire dans une grange, et les cours commencèrent le 29 septembre, au milieu de l'encombrement des maçons et des charpentiers. Pas de bancs, pas de pupitres ; les élèves, cependant, étaient 350, qui chaque jour assistaient, assises par terre, à la leçon des Sœurs. Le curé eut une idée géniale : tous les jours, les élèves des Sœurs se rendaient à la messe à l'église du voisinage, distante de l'école d'environ dix minutes ; à chacune d'elles le curé permit d'emporter une chaise de l'église, en attendant qu'on leur eût fait des pupitres. A partir de ce moment. on put voir chaque lundi une procession de 350 petites filles s'acheminant vers leur école, une chaise sur la tête et, sous le bras, leur petit matériel scolaire ; le samedi, les chaises étaient rapportées à l'église de la même manière. Pendant la classe, les enfants se servaient de leurs genoux en guise de pupitres. Comme les maçons continuaient (page 128) à travailler. il arrivait souvent que le mortier, tombant des truelles. venait maculer les vêtements ou les cahiers des élèves ; mais cela ne les déconcertait nullement, pas plus que les bonnes Sœurs, qui acceptaient cette dure existence le sourire aux lèvres.
C'était une grosse affaire, dans les paroisses rurales. que la construction de l'école catholique. On en posait la première pierre en grande pompe, au milieu des bénédictions de l'Eglise ; puis chacun apportait son offrande et souvent son travail. Les attelages des fermiers et des propriétaires faisaient les transports, les matériaux étaient fournis gratuitement ; les maçons, les charpentiers, les couvreurs, en plus d'un endroit, travaillaient sans salaire : les plus pauvres se faisaient corvéables à merci.
Dans certaines communes des Ardennes, l'école fut entièrement construite par les habitants, sous la direction de leur curé ; parfois le curé se mêlait aux travailleurs. Les plans d'écoles, les devis, la distribution des classes, le choix du mobilier étaient l'objet de multiples études dans les comités scolaires et dans la presse. Les meilleurs architectes du pays avaient concouru pour construire des bâtiments modèles. L'une de ces écoles types, celle de Rumillies, qui revenait, avec le logement de l'instituteur, 11.000 francs, fut copiée par un grand nombre de fondateurs. Beaucoup de ces constructions, bâties dans ce style gothique simple et élégant, dont la renaissance, due l'illustre baron (page 129 Béthune, commençait alors à s'affirmer en Belgique, présentaient un aspect véritablement attrayant ; certaines d'entre elles furent combinées de manière à pouvoir devenir un jour, moyennant quelques changements, de petits hospices ruraux.
Les nouvelles écoles s'élevaient avec une extraordinaire rapidité. Telle de ces constructions, entreprise par un infatigable bâtisseur, M. Baisir, curé d'Olloy. fut terminée, des fondations au toit, en moins de trois semaines ; une autre, érigée à Gourdinne par le même curé, fut achevée en 16 jours ; beaucoup furent faites en l'espace d'un mois.
Grâce à cette promptitude de travail, bon nombre des nouveaux établissements se trouvaient prêts dès la rentrée ; les autres s'ouvrirent durant les premières semaines de l'année scolaire. A peine bâties, les nouvelles écoles étaient soumises à un chauffage énergique, destiné à en sécher promptement les murs et à les rendre habitables en peu de temps. Il ne restait plus alors qu'à y installer le maître et les élèves, ce qui était toujours l'occasion d'une fête religieuse et populaire. Tantôt les enfants étaient conduits processionnellement, au chant du Veni Creator, jusqu'à l'école parée de verdure et de drapeaux, et le bourgmestre, revêtu de ses insignes et accompagné du conseil communal, menait lui-même le cortège ; tantôt un orateur, venu de la ville voisine, profitait de l'affluence des parents pour leur adresser une chaleureuse allocution. Partout la solennité était de nature à faire impression sur les enfants et sur les familles et à leur laisser d'ineffaçables souvenirs.
La rentrée des classes en octobre 1879 - Comparaison entre la situation scolaire de décembre 1879 et celle de décembre 1878 - Succès relatif des deux enseignements dans les diverses parties du pays - Le recensement du 15 décembre 1880 - Conclusions qui s'en dégagent
(page 130) En trois mois de avec un courage et un élan dont on retrouverait difficilement l'exemple dans l'histoire, les catholiques avaient improvisé, en face de l'ennemi, le splendide édifice de l'enseignement primaire religieux et libre. (Note de bas de pages : Les catholiques belges fondèrent, rien qu'en un an, à partir du vote de la loi de 1879, 2064 écoles libres. En 1884, ils en avaient 3885, desservies par 8713 instituteurs et institutrices.) Il appartenait au pays de se prononcer entre eux et les libéraux, de décider librement dans quelles écoles iraient ses enfants, enjeu de la lutte qui se déroulait sous ses yeux.
La réponse du pays fut un éclatant triomphe pour les catholiques. Dès la rentrée des classes, au 1er octobre 1879, la grande majorité de la population scolaire désertait l’enseignement officiel et prenait place dans les écoles fondées par le zèle du clergé et la générosité des fidèles. Ainsi se justifiait ce défi jeté à la gauche par le baron Kervyn. pendant la discussion parlementaire : « Une seule chose manquera à vos écoles, et c'est ce qui remplira les nôtres : la confiance des familles ! » (Annales parlementaires, 1879, p. 846.)
(page 131) Le gouvernement avoua lui-même, à l'ouverture l'année scolaire, une perte de 33 pour cent sur la population des écoles communales ; mais cette proportion était manifestement au dessous de la vérité. (Note de bas de page : M. Van Humbeeck n'accusa qu'une perte de 171,393 élèves, Mais, pour arriver à ce chiffre, il avait réduit de 17,000 le nombre des élèves fréquentant en 1878 les écoles communales et il avait négligé dans son relevé les écoles adoptées et les écoles privées soumises à l’inspection, bien que ces écoles, sous l'empire de la loi de 1842, fussent assimilées aux écoles communales ; d’autre part il avait grossi d’environ 100,000 élèves la population scolaire officielle de 1879. et cela en forçant les communes à inscrire sur la liste des élèves tous les enfants indigents qui fréquentaient les écoles l'année précédente.) Elle se modifiait d'ailleurs tous les jours au profit des catholiques, car de nouveaux établissements libres ne cessèrent de s'ouvrir, pendant les mois d'octobre, novembre et décembre, et chacun d'eux était aussitôt pris d'assaut par de nombreux écoliers, restés jusque chez leurs parents ou fréquentant provisoirement les écoles officielles. A la fin de novembre, lorsque les trois quarts des communes environ furent pourvues d'une ou de plusieurs écoles catholiques, la population de celles-ci dépassait, pour l'ensemble du pays, les trois cinquièmes du nombre total des élèves, tandis que l’enseignement neutre n'en comptait pas deux cinquièmes.
Une statistique de la fréquentation des écoles, dans tout le pays, fut dressée en décembre, par les soins du comité de l'enseignement libre du Brabant ; en voici les résultats, tels que les publia M. Malou :
(L ‘ouvrage de Pierre VERHAEGEN reprend un tableau statistiques. Les données de ce tableau sont reprises ci-dessous, avec successivement par provinces : (A1) le nombre total de communes qui ont d’écoles catholiques, (A2) le nombre total de communes qui n’en ont pas, (B) le nombre d’écoles en construction,(C) la population des écoles officiellles, (D) la population des écoles catholiques.
Anvers : (A1) 144 (A2) 7 (B) 1 (C) 14,615 soit 23.6 p. c. (D) 47,385 soit 76.4 p. c.
Brabant : (A1) 265 (A2) 76 (B) 22 (C) 44,082 soit 41.8 p ; c. (D) 61,403 soit 58.2 p. c.
Flandre occidentale : (A1) 205 (A2) 37 (B) 37 (C) 13,959 soit 17.4 p. c. (D) 66,310 soit 82,6 p. c.
Flandre orientale : (A1) 276 (A2) 20 (B)18 (C) 21,455 soit 19,4 p ; c. (D) 109,207 soit 80,4 p. c.
Hainaut : (A1) 252 (A2) 169 (B) 35 (C) 65,901 soit 59.1 p. c. (D) 45,569 soit 40.9 p. c.
Liége : (A1) 154 (A2) 154 (B) 47 (C) 44,564 soit 62,5 p. c. (D) 26,706 soit 37,5 p. c.
Limbourg : (A1) 177 (A2) 15 (B) 19 (C) 3,410 soit 17,0 p. c. (D) 16,560 soit 83,0 p. c.
Luxembourg : (A1) 166 (A2) 43 (B) 5 (C) 11,3211 soit 51,6 p. c. (D) 10,615 soit 48,4 p. c.
Namur : (A1) 210 (A2) 142 (B) 12 (C) 21,194 soit 55,5 p. c. (D) 38,171 soit 44,5 p. c.
Le royaume : (A1) 1849 (A2) 672 (B) 196 (C) 240,501 soit 38,8 p. c. (D) 61,196 soit 61,2 p. c.
Pour se rendre compte de la valeur de ces chiffres, il faut les comparer avec ceux de l’année précédente. Voici comment, en décembre 1878, sous le régime de la loi de 1842, étaient répartis les 687,749 élèves des écoles primaires :
A. Etablissements inspectés :
1° Ecoles communales, 527,417 élèves.
2° Ecoles adoptées, 66,921 élèves.
3° Ecoles privées, 3,286 élèves.
Soit 597,624 élèves.
B. Etablissements libres, 90,125 élèves.
Soit, pour les écoles soumises au régime légal, 85.9 pour cent de la population scolaire, et pour les écoles libres, seulement 13.1 pour cent.
Un an après, sous l'empire de la loi de 1879, les écoles officielles ou subsidiées avaient donc perdu 357,128 élèves, soit 59.7 pour cent de leur population en 1878 ; les écoles libres en avaient gagné 289,152.
(page 133) Dans un certain nombre de communes, la comparaison était absolument écrasante pour le gouvernement. Qu'on en juge par ce tableau de la situation scolaire, dressé au commencement de novembre dans 24 communes de l'arrondissement de Courtrai : (successivement écoles catholiques-écoles officielles) : Aelbeke 135-2, Bavichove 206-0, Belleghem 252-4, Bisseghem 155-0, Bossuyt 126-0, Coyghem 92-11, Cuerne 392-23, Deelyk 481-13, Desselghem 271-12, Dottignies 320-18, Herseaux 324-15, Heule 376-8, Hulste 183-1, Kerkhove 90-10, Lauwe 329-25, Lendelede 474-3, Luingue 340-22, Marcke 235-0, Mien 273-9, Ooteghem 269-5, Rolleghem 213-0, Saint-Genois 366-21, Sweveghem 393-9, Waereghem 855, 31. Ensemble : Ecoles catholiques : 7280 élèves ; écoles officielles : 243 élèves.
Cependant, la situation n'était pas partout aussi brillante. Si, dans les cinq provinces flamandes, les catholiques étaient en forte avance sur les libéraux, le gouvernement avait, par contre, l'avantage dans les quatre provinces wallonnes.
Diverses circonstances expliquaient cette différence entre le succès relatif des deux enseignements. Les Flandres s'étaient trouvées, lors des élections de 1878, préparées à soutenir la lutte ; elles possédaient un nombre relativement considérable d'écoles libres, et les ressources pour en créer de nouvelles y étaient abondantes ; il en était de même dans le Brabant et dans plusieurs régions de la province d'Anvers et du Limbourg ; au surplus, la vivacité du sentiment religieux avait opéré des merveilles dans toute la partie flamande (page 134) du pays, même dans les grandes villes, où le succès de l'enseignement officiel était, cependant, beaucoup plus marqué que dans les campagnes.
Dans les provinces wallonnes, la générosité des catholiques avait élevé, avant 1840, de nombreuses écoles, mais la plupart avaient été abandonnées aux communes ; les catholiques se trouvèrent ainsi pris au dépourvu, et cela principalement dans les provinces les plus pauvres, celles de Namur et de Luxembourg. D'autre part, la province de Liège et le Hainaut, centres industriels très développés et foyers du libéralisme belge, étaient des milieux peu favorables à l'expansion de l'enseignement libre. En Hainaut, l'initiative des catholiques avait d'ailleurs, été paralysée par la folie qui frappa leur évêque, Mgr Dumont. D'une manière générale, le succès de l'enseignement libre était plus grand dans les régions agricoles, moindre dans les circonscriptions industrielles ou urbaines.
En octobre 1880, les délégués des comités provinciaux de l'enseignement libre décidèrent de procéder à un nouveau recensement scolaire. Il était bon de se rendre compte du chemin parcouru en une année ; d'autre part, cette publication devait suppléer au silence absolu que gardaient sur les résultats du nouveau régime les exposés annuels du gouvernement et des provinces.
La date du recensement, qui s'étendit à la fois aux écoles primaires et gardiennes, fut fixée au 15 décembre 1880. Chaque comité provincial reçut à cet effet des (page 135) instructions détaillées et envoya dans toutes les communes de sa circonscription des bulletins de renseignements à remplir par les comités locaux et par les inspecteurs. Les bulletins étaient retournés après quelque temps, munis des indications demandées ; leurs constatations étaient consignées dans des cahiers ; ceux-ci étaient finalement expédiés au comité provincial du Brabant.
En réalité, le recensement fut l'œuvre de M. Malou. C'était lui qui, avec une infatigable ardeur, classait les renseignements fournis par les provinces ; ce fut lui qui écrivit lettre sur lettre aux comités locaux et provinciaux dont les données paraissaient incomplètes ou inexactes ; lui qui coordonna cette énorme quantité de documents, pour en dégager des vues d'ensemble sur la situation scolaire du pays.
Les résultats de cet immense travail furent publiés par M. Malou au mois de mars 1881, dans une brochure d'une trentaine de pages (J. MALOU, Recensement de la population des écoles primaires et gardiennes au 15 décembre 1880) ; la brochure était accompagnée d'un diagramme en couleurs, que nous reproduisons ici et qui montrait sous une forme palpable les forces respectives des deux enseignements.
Cette statistique eut un grand retentissement dans tout le pays. Nous lui empruntons les tableaux qui suivent : Ces tableaux ne sont pas repris dans la présente version numérisée.
(page 138) Ces chiffres sont éloquents.
Ils établissent tout d'abord d'une manière définitive la victoire de l'enseignement libre sur l'enseignement officiel et marquent, à ce point de vue, un progrès sensible sur la situation de décembre 1879.
L'avantage reste à la partie flamande du pays : les écoles neutres n'y ont guère au delà du quart des élèves (25.48 pour cent). Dans certains arrondissements, la proportion est particulièrement frappante : Maeseyk, Saint- Nicolas, Turnhout donnent aux catholiques plus de 90 pour cent de la population scolaire ; â Thielt, à Roulers, l'enseignement libre compte près de 96 pour cent du nombre total des élèves.
Les résultats continuent d'être moins brillants dans les provinces wallonnes ; cependant, ici encore, le progrès est incontestable. Le Luxembourg est définitivement conquis. La province de Namur est en sérieuse avance : au lieu de 44 écoles, établies dans une trentaine de communes, - situation de 1878, - l'enseignement libre y compte maintenant 344 écoles, fonctionnant dans 229 communes. Le gouvernement ne remporte plus que dans les provinces de Liège et de Hainaut.
Une autre conclusion ressort de l'examen de ces statistiques : c'est que, grâce à la concurrence et au zèle des catholiques, l'ensemble du pays a fait, en quelques mois de temps, un progrès considérable au point de vue scolaire. Les provinces où la fréquentation des écoles était la plus faible ont vu le nombre des élèves augmenter dans une (page 139) proportion surprenante, partout où la liberté est venue faire la concurrence à l'enseignement officiel. Sept provinces donnent une proportion de 15 élèves par 100 habitants ; seules, les deux provinces de Hainaut et de Liège affirment le règne des lumières libérales avec une proportion de 12 élèves par habitants.
Le coup était rude pour le gouvernement.
Le résultat obtenu d'emblée par les catholiques contre les forces coalisées de l'Etat dépassait toute attente ; la loi de 1879 devenait une « loi de malheur » pour ses inventeurs, un bienfait pour ceux dont elle devait ruiner les croyances. Cette situation arrachait à M. de Laveleye cet aveu significatif :
« Je ne connais pas de preuve plus remarquable de la force dont dispose l'Eglise que ce qu'elle a fait en Belgique depuis la réforme de l'enseignement primaire en 1879. Deux ans lui ont sufi pour avoir, dans presque toutes les communes du pays, une école de garçons et une école de filles, et pour y attirer un nombre d'élèves beaucoup plus considérable que celui des écoles officielles. » (Revue de Belgique, septembre 1881.)
Et quel puissant renouveau de la vie catholique elle attestait, cette génération spontanée d'écoles libres !
Des divisions agitaient l'opinion catholique : elles sont tombées, oubliées presque. Le parti était dépourvu de programme et de cohésion : le programme est désormais trouvé ; l'union s'est faite autour du drapeau de l'enseignement libre. Les catholiques souffraient du défaut d'organisation ; ils (page 140) manquaient d'hommes d'action, de vitalité : l'organisation, ils se la donnent en fondant leurs écoles ; les recrues, elles leur arrivent en foule, suscitées par la campagne scolaire, par les meetings de protestation, par la création du Denier des écoles. Partout les sacrifices retrempent les caractères. Les jeunes gens se forment à la parole publique et s'habituent au feu ; les hommes de dévouement se rapprochent ; ils apprennent à se connaître et à s'entendre ; les indifférents eux-mêmes prêtent leurs concours à la résistance.
Mais nous n'avons envisagé jusqu'à présent qu'un des aspects de la lutte : l'organisation scolaire des catholiques. Occupons-nous maintenant de leurs adversaires : la persécution du gouvernement libéral est féconde en enseignements précieux ; elle n'eut d'ailleurs d'autres résultats pratiques que de susciter des héroïsmes nouveaux parmi les catholiques et d'assurer le triomphe final de leurs efforts.