(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)
Le devoir des catholiques au lendemain du vote - Difficultés de la tâche qui s'offrait à eux - Le rôle des évêques - L' échange de vues avec Rome - Les « Instructions pratiques à l'usage des confesseurs - Exécution des Instructions par le clergé
(page 83) Le moment était venu pour les catholiques belges de transporter sur le terrain des œuvres la lutte, plutôt politique, qu'ils avaient soutenue jusque là contre la loi de malheur ; aux pétitions ; aux discours, aux manifestations devaient succéder des actes : il s'agissait d'entrer en lice contre l'enseignement officiel.
Ce sera l'immortel honneur des catholiques d'avoir, à ce moment décisif, exactement mesuré l'étendue de leurs devoirs et envisagé sans faiblesse la gravité de leurs obligations.
Au fond, on ne combat un enseignement que par un autre, et une école que par l'école rivale : la seule manière (page 84) vraiment efficace de contrebalancer l'influence des établissements officiels, c'était d'ouvrir dans chaque commune, en face de l'école sans Dieu, une école catholique et libre ; d'opposer aux professeurs, aux écoles normales, au budget et au système scolaire de l'Etat, des maîtres dévoués à l'Eglise, des établissements normaux entièrement religieux, un budget alimenté par les dons volontaires des fidèles, une organisation relevant uniquement des familles chrétiennes et du clergé.
Mais que de difficultés dans cette entreprise ! Les écoles créées par les efforts du pays entier et, le plus souvent par l'initiative des catholiques, c'était désormais le gouvernement qui en gardait la jouissance ; pour compléter son organisation, l'Etat se disposait à puiser à pleines mains dans son budget et dans ceux des communes ; et c'était la fin des vacances, dans moins de trois mois qu'il fallait se trouver prêt à lutter contre un adversaire si fort, si riche, si bien armé. Trois mois pour réunir l'argent par millions et les maîtres par milliers, pour couvrir la Belgique de nouvelles écoles, pour créer au grand complet un enseignement dont il n'existait que les cadres et les premiers éléments !
Les catholiques ne reculèrent pas devant cette tâche. Ils crurent que, lorsque la foi est en péril, un peuple chrétien ne doit reculer, pour la sauvegarder, devant aucun sacrifice et aucune épreuve. Ils étaient d'ailleurs guidés, par de hautes vues d'avenir. Une longue expérience leur avait permis de mesurer les inconvénients inhérents à tout (page 85) enseignement officiel, dans un pays où le pouvoir peut être détenu par des mains indifférentes ou hostiles à la vérité religieuse ; le vote de la loi de malheur venait de dissiper leurs dernières illusions à cet égard. Ils n'étaient plus liés par aucune transaction, ils n'avaient aucun ménagement à garder ; une rupture, qu'ils n'avaient point provoquée, leur rendait leur pleine indépendance. Ils résolurent d'en profiter pour mettre l'éducation religieuse du peuple à l'abri des attaques ultérieures, en créant un enseignement qui leur offrirait toutes garanties et qui ne dépendrait que d'eux seuls.
Les libéraux avaient fait leur loi scolaire contre l'Eglise ; ce furent les chefs de l'Eglise qui prirent en mains la direction de la résistance et l'organisation de l’enseignement catholique. C'était leur droit et leur devoir ; les évêques n'y faillirent point, et cela en dépit des difficultés terribles qui leur furent suscitées au cours de leur mission.
Ces difficultés, qui rendirent si délicat le rôle de l'épiscopat pendant les débuts de la lutte scolaire, remontaient déjà à plus d'une année lorsque la loi de malheur fut votée.
Dès les premiers jours de son avènement au ministère, M. Frère-Orban compris que les évêques seraient inflexibles sur la question de l'enseignement primaire et que de leur opposition irréductible viendrait le danger. Il eut alors un trait de génie. L'épiscopat et les populations catholiques étaient contre lui, mais, s'il avait Rome pour lui, du coup il serait maître du pays entier : par Rome il désarmerait les évêques et les gouvernerait ; par les évêques et le clergé il asservirait les consciences.
Pour s'assurer le concours du Saint-Siège, M. Frère eut recours à un moyen dont il jugeait le succès infaillible. A diverses reprises déjà il avait fait entendre qu'il entrait dans les intentions du ministère de supprimer la légation belge près du Vatican. Il savait, d'autre part, l'importance que Léon XIII attachait au maintien de ces relations diplomatiques ; il se résolut donc à exploiter ces dispositions en tâchant d'amener Léon XIII, par la menace perpétuelle de supprimer la légation, à des déclarations qui eussent paralysé toute l'action de l'épiscopat : la désapprobation par le Souverain Pontife des actes des évêques devait, en effet, mettre ceux-ci en contradiction avec Rome et ruiner, dans le pays entier, l'autorité morale de leur résistance à la loi scolaire,
Le calcul du ministre n'était pas difficile à pénétrer. Si, comme la chose était probable, le Pape refusait de se laisser tromper par la fausse enseigne de la neutralité scolaire, M. Frère invoquait cette résistance même comme une preuve de l'intransigeance pontificale, et il en concluait à la nécessité d'une rupture. Si, au contraire, le Saint-Père avait seulement l'air de donner tort à l'épiscopat sur la question scolaire, le gouvernement libéral pouvait tirer de ce désaveu apparent une force morale considérable et l'opposer au clergé et aux catholiques zélés comme une digue élevée par le Saint-Siège lui-même contre le fanatisme des évêques et les progrès de l'enseignement religieux et libre.
(page 87) Tels furent l'objet et le but du célèbre « Echange de vues » qui se poursuivit entre M. Frère et le Saint-Siège depuis juillet 1878 jusqu'en juin 1880, pour aboutir à la rupture des relations diplomatiques.
Nous ne retracerons pas les phases de cette négociation irritante. Elle ne fit que mettre en lumière ces trois points : la parfaite communion d'idées qui régnait au sujet de la loi scolaire entre la cour de Rome et l'épiscopat belge ; la volonté formelle du Pape de laisser aux évêques pleine liberté d'action dans leur résistance à la loi ; la duplicité de M. Frère-Orban lorsqu'il affirma devant la Chambre que le Souverain Pontife blâmait la conduite des évêques.
Convaincu de mensonge sur ce point, trompé, d'ailleurs, dans son attente sur l'issue des négociations, Ie chef du cabinet jugea inutile de prolonger les pourparlers avec Rome ; par dépêche du 5 juin 1880, il rappela le représentant de la Belgique près du Vatican.
Le Souverain Pontife, de son côté, abandonnant la réserve dans laquelle, par esprit de conciliation, il s'était tenu jusqu'au moment de la rupture, fit paraître le 10 juillet 1880 un exposé, avec pièces à l'appui, de toutes les négociations avenues entre le cabinet de Bruxelles et le Saint-Siège. Ce fut le dernier mot de l' « échange de vues » : le document pontifical démasqua l'inqualifiable déloyauté du gouvernement belge et le système de mensonge qui avait présidé aux négociations ; il établit que l’accord le plus complet n'avait cessé d'exister entre le Saint-Siège et les évêques ; il confirma les catholiques (page 88) belges dans leur résistance à la loi scolaire, sous la direction de l'épiscopat.
On le voit, ce fut donc en toute liberté que les évêques purent prendre les dispositions pratiques jugées par eux les plus opportunes pour prémunir les fidèles contre la loi de malheur. Déjà, le 14 juillet 1879, le cardinal de Malines avait adressé à son clergé un règlement diocésain, qui fut complété peu après par une lettre pastorale ; dans le courant d'août, il réunissait en synode les 48 doyens de son diocèse pour leur donner des instructions encore plus détaillées. Ses suffragants imitèrent son exemple ; l'évêque de Liège, invité par l'administration communale de cette ville à donner son concours au nouveau régime scolaire, lui répondit par un refus énergiquement motivé ; les autres évêques firent connaître, par diverses voies, leur décision. Enfin, le 1er septembre, les évêques communiquèrent à leur clergé, sous le titre de « Instructions pratiques à l'usage des confesseurs », une déclaration collective qui résumait tous leurs actes précédents et qui devint la formule définitive de l'interdiction prononcée contre l'enseignement officiel.
« Sous le régime de la nouvelle loi, disaient en substance les Instructions, les écoles publiques sont, de leur nature, mauvaises et nuisibles, parce que, par elles-mêmes, elles mettent les élèves qui les fréquentent dans l'occasion de perdre la foi et les mœurs. La tradition constante de l'Eglise, les décisions du Souverain Pontife, les jugements (page 89) portés par les évêques étrangers ont fait ressortir, en d'autres circonstances, le péril et la culpabilité de dispositions semblables à celles de la loi de 1879 : aucun ne donc concourir, directement ou indirectement, à l'exécution de cette loi ; en d'autres termes, il n'est permis dorénavant ni de fréquenter, ni d'établir, ni de diriger les écoles officielles.
« Les prêtres n'iront donc pas donner l'enseignement religieux dans les locaux que la loi leur réserve. Ils se serviront de la chaire, des visites pastorales et des entretiens particuliers pour détourner les fidèles de toute participation à l'enseignement neutre, en évitant toutefois de laisser échapper la moindre parole injurieuse pour les instituteurs et les représentants du pouvoir et en se gardant même de faire en chaire aucune mention spéciale de ces personnes. Sous peine de manquer gravement à leur devoir, les curés mettront tous leurs soins à procurer une école catholique à leur paroisse.
« Les parents qui enverront leurs enfants aux écoles officielles se rendront coupables de péché grave ; s'ils persévèrent dans leur conduite, ils seront exclus de l'absolution sacramentelle. Exception est faite pour les cas où les parents auront une grave raison d'en agir ainsi et lorsque l'occasion prochaine de perdre la foi et les mœurs, inhérente à ces écoles publiques, sera susceptible de devenir une occasion éloignée seulement.
« Les instituteurs ne peuvent continuer à exercer leurs fonctions dans les écoles officielles si ce n'est pour des raisons particulières ; ainsi, pourront être dispensés : (page 90) l'instituteur exempté du service militaire à raison de ses fonctions et qui doit professer quelque temps encore pour échapper définitivement là a conscription ; l'instituteur âgé qui se trouve dans le cas de pouvoir bientôt toucher sa pension ; l'instituteur qui ne pourrait résigner ses fonctions sans être réduit à la misère. Ces exceptions à la règle devront d'ailleurs être soumises au curé de la paroisse, et celui-ci en référera à l'évêque du diocèse, seul juge en dernier ressort. Il faudra aussi pour que la dispense puisse être accordée, qu'il y ait de solides motifs de présumer que la loi sur l'enseignement ne sera, de fait, pas appliquée dans l'école, principalement en ce qui concerne la morale ; enfin, l'instituteur dispensé devra promettre de donner sa démission dès qu'il sera empêché de conformer son enseignement aux prescriptions des autorités ecclésiastiques ; il s'engagera à ne faire aucun effort pour attirer les enfants dans son école s'il existe dans sa paroisse une école catholique ; il se refusera absolument à donner l'enseignement du catéchisme.
« Quant aux fonctions d'inspecteur de l'enseignement public, elles ne peuvent être l'objet d'aucune dispense, par la raison qu'en vertu même de leur charge, ces fonctionnaires s'engagent à faire exécuter la loi condamnée. Tout manquement grave à ces dispositions, de la part des instituteurs comme des inspecteurs, entraîne le refus de l'absolution : sauf promesse d'amendement. »
Les « Instructions » des évêques constituèrent l'acte décisif de la lutte scolaire.
Tout en faisant fléchir la règle en faveur de justes (page 91) exceptions, elles déjouaient le plan du ministère et portaient un coup mortel à sa loi. Les évêques, en les édictant, avaient eu la perception très nette de ce qu'eût été la tactique du cabinet s'ils s'étaient contentés de porter contre la loi une condamnation mitigée, selon ce que M. Frère avait proposé à Rome. A la rentrée des classes, en 1879, à peu près aucune école n'eût été trouvée mauvaise et n'eût perdu ses élèves. La loi serait entrée ainsi dans les mœurs ; son effet général n'eût, pas été enrayé. Fatalement, l'école officielle fût devenue antireligieuse, et les catholiques n'auraient commencé à s'en apercevoir que lorsqu'il eût été trop tard pour organiser avec succès l'enseignement libre. Au bout de quelques années, le régime scolaire de 1879 eût porté ses fruits de mort.
déjouer cette tactique, il fallait détruire la loi elle-même ; il fallait l'attaquer directement, partout où elle était en vigueur, par cette raison seule qu'elle existait et qu'elle constituait un danger certain, prochain et général. Les circonstances en faisaient aux évêques un devoir impérieux ; tout leur commandait de retremper les forces catholiques dans l'action, plutôt que de les laisser dépérir dans une inertie sans dignité et dans une sécurité trompeuse. C'est pourquoi ils s'engagèrent à fond dans la bataille, en publiant leurs Instructions.
Les événements ne tardèrent pas à leur donner raison, et jamais les catholiques belges ne seront assez reconnaissants à leur épiscopat d'avoir envisagé leurs obligations avec une pareille clairvoyance et de les avoir remplies avec une aussi courageuse fermeté.
(page 92) Les Instructions furent exécutées à la lettre dans tous les diocèses. Elles reçurent une publicité immense ; toutes les chaires, toute la presse catholique les propagèrent ; tirées à des centaines de mille exemplaires et distribuées dans toutes les familles, elles devinrent la charte où chacun pouvait trouver sans peine l'exposé de ses devoirs.
Le clergé, docile la voix de ses chefs, répondit un refus unanime à l'invitation d'avoir à se rendre dans les écoles publiques pour y donner l'instruction religieuse. Doyens et curés, en notifiant par écrit leur refus aux administrations communales, exposaient leurs raisons et y joignaient d'ordinaire une protestation formelle contre tout enseignement religieux qui serait donné par l'instituteur ou par toute autre personne, sans délégation de leur part. Ces lettres étaient lues et commentées au prône du dimanche, et fréquemment la presse locale les reproduisait.
Les libéraux, qui avaient d'abord affecté de tourner en ridicule les « foudres de carton » de l'épiscopat, ne tardèrent pas à se raviser. L'apparition de la lettre collective des évêques, les protestations énergiques du clergé dans les divers diocèses et l'effet très marqué que ces actes produisaient sur l'opinion publique, leur ouvrirent les yeux ; à leurs sarcasmes succédèrent des cris de colère. Fidèles à leur vieille tactique, ils cherchèrent jeter la division dans les rangs du clergé, en opposant à la conduite des prêtres qui avaient été les premiers à agir l'exemple des ecclésiastiques sages et tolérants qui avaient jusque là gardé le silence. Ceux-ci s'empressaient naturellement de (page 93) protester contre des éloges aussi compromettants. A la fin de septembre, le clergé belge tout entier avait fait sa profession de foi au sujet du nouveau régime scolaire ; le gouvernement savait que non seulement il ne prêterait aucun concours aux écoles neutres. mais qu'il les combattrait sans relâche.
Initiative des évêques - Les comités de paroisse - Les comités de doyenné - Les comités provinciaux
Les évêques avaient dénoncé le danger, tracé le plan d'action. Il restait à l'exécuter. Les écoles officielles étaient condamnées. Il fallait, si l'on voulait empêcher qu'elles fussent fréquentées, les remplacer par autant d'écoles catholiques, recruter pour celles-ci une légion d'instituteurs, leur assurer des ressources immenses.
Ici le rôle des évêques devait nécessairement se restreindre à une sorte d'initiative générale : ils devaient faire agir plutôt qu'agir par eux-mêmes. Mais, en cela encore, bien que leur main n'apparût pas dans l'accomplissement pratique de la tâche quotidienne, leur intervention ne laissa pas d'être nécessaire et décisive.
Au lendemain du vote de la loi scolaire, l'organisation de l'enseignement catholique se trouvait déjà ébauchée. Les comités de résistance qui avaient si vigoureusement conduit la campagne des premiers mois de 1879 ne s'étaient (page 94) pas dissous ; dès la fin de juillet, la plupart d'entre eux, se transformant en comités scolaires, s'étaient mis à l'œuvre spontanément, sans attendre aucun mot d'ordre ; dans toutes les provinces on avait commencé à recueillir des fonds et à préparer la création de nouvelles écoles libres. Les évêques intervinrent alors, chacun dans son diocèse, pour introduire plus d'ordre et de régularité dans le mouvement scolaire, pour créer des liens entre les diverses associations local autonomes, pour en établir de nouvelles dans les endroits où elles faisaient encore défaut.
Leurs Instructions pratiques indiquaient au clergé paroissial la conduite générale à observer à cet égard. D'autres règlements sanctionnèrent la composition et les attributions des comités scolaires : ceux-ci couvrirent bientôt toute la surface du pays et se subdivisèrent en comités de paroisse, de doyenné et de province ; ils devinrent, avec les inspecteurs diocésains et cantonaux, les autorités dirigeantes de l'enseignement catholique.
A la base de cette organisation étaient placés les comités paroissiaux ; ce furent eux qui accomplirent presque exclusivement le travail matériel de la création et de l'entretien des nouvelles écoles. Chaque curé choisissait dans sa paroisse quelques laïcs, ordinairement de cinq à dix, désignés par le zèle qu'ils avaient déjà montré pour les œuvres catholiques. Ainsi constitué, le comité, dont le curé faisait partie de droit, nommait son président, son trésorier et son secrétaire ; ces deux fonctions étaient souvent remplies par la même personne.
(page 95) Les attributions des comités paroissiaux étaient nombreuses et variées. Faire comprendre aux parents qu'ils avaient le devoir d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques ; multiplier dans ce but les visites à domicile et les sollicitations privées ; combattre la pression du gouvernement et des administrations communales ; répandre les brochures et les journaux favorables à l'enseignement libre ; créer des caisses scolaires et aviser aux moyens de les remplir ; construire, aménager et entretenir des écoles ; payer et surveiller les maîtres : telle fut la tâche des comités paroissiaux jusqu'en 1884. C'étaient eux aussi qui nommaient les instituteurs, à moins que l’école fût due à la générosité d'un fondateur qui se réservait ce droit. Les maîtres étaient ensuite présentés par l'inspecteur à l'évêque diocésain, qui les agréait.
Immédiatement au dessus des comités paroissiaux venaient les comités de doyenné. Le doyen en recrutait les membres parmi les adhérents de tous les comités paroissiaux du doyenné ; lui-même en faisait partie de droit. Les comités de doyenné n'avaient pas, en général, d'attributions financières. Ils se bornaient à se rendre compte de l'état des écoles dans les diverses paroisses de leur circonscription, à contribuer par leurs avis à la bonne tenue de ces écoles, à résoudre les difficultés qui étaient au dessus de la compétence des notabilités locales et à servir d'intermédiaire entre les associations paroissiales et les comités de province.
Ceux-ci se composaient généralement de vingt à trente membres, quelques-uns ecclésiastiques, la plupart laïques ; (page 96) recrutés dans les divers arrondissements de chaque région, ils se réunissaient à époques fixes aux chefs-lieux de province. Des hommes politiques, des jurisconsultes et des journalistes, des propriétaires et des industriels influents y figuraient à côté des représentants du corps enseignant.
Chacune de ces assemblées avait son bureau, siégeant au chef-lieu de la province et se réunissant fréquemment pour l'expédition des affaires courantes. Plusieurs d'entre elles comprenaient des sections ou commissions spéciales pour l'étude des diverses questions scolaires. Outre l'étude des intérêts généraux de l'enseignement primaire, les comités provinciaux avaient dans leur domaine la correspondance avec les comités locaux de la région, la formation d'une caisse centrale, dont les fonds étaient répartis entre les écoles les plus nécessiteuses, enfin le soin des écoles normales diocésaines.
Auprès d'eux se trouvaient placés les inspecteurs provinciaux et cantonaux laïques, chargés d'examiner la partie technique de l'enseignement, et les inspecteurs ecclésiastiques, qui surveillaient, comme par le passé, l'éducation morale et religieuse.
Telle était cette organisation à la fois souple et forte, qui permit de concilier l'unité d'action et l'indépendance, l'initiative du clergé et celle des représentants des familles, le travail des paroisses et l’influence directrice de l'épiscopat. Toutes les classes de la société se trouvaient représentées dans ces cadres et appelées exercer les fonctions pour lesquelles elles marquaient le plus d'aptitude. L'aristocratie, (page 97) les professions libérales, la haute bourgeoisie dominaient dans les comités de province ; le petit commerce, les artisans avaient fourni la plupart des membres des comités de paroisse ; et la diversité de ces éléments, loin leur bonne harmonie, contribuait, au contraire, au succès de leurs efforts communs. Le recrutement avait d'ailleurs été des plus facile ; car il existait partout quelques hommes prêts à se dévouer corps et âme à la cause de l'enseignement libre.
Les démissions se succèdent à partir de la promulgation de la loi de malheur - Héroïsme des instituteurs démissionnaires - Pourquoi les démissions ne furent pas plus nombreuses - Manœuvres du ministère et des administrations communales libérales pour empêcher les démissions, pour tracasser les démissionnaires
L'interdit dont les évêques avaient frappé l'enseignement officiel ne tarda pas à porter ses fruits. Dès les premiers jours d'août, les démissions commencèrent à se produire dans les rangs des instituteurs, des institutrices, des inspecteurs et des fonctionnaires de tout grade ; elles se succédèrent sans interruption pondant les vacances et les premiers mois de l'année scolaire.
Les uns se retirèrent avant même la publication des Instructions pratiques ; les autres attendirent les approches de la rentrée ; d'autres encore, après avoir repris leurs (page 98) fonctions dans les écoles officielles en vertu de dispenses régulières, les abandonnaient au fur et à mesure qu'ils pouvaient trouver des positions dans l'enseignement privé. Dans mainte localité, on vit l'instituteur communal, d'accord avec le curé et les habitants, rester à son poste, tandis que s'élevait en toute hâte l'école catholique ; puis, celle-ci préparée, maître et élèves s'y transportaient ensemble, laissant vide l'école officielle. Il y eut enfin quelques membres du corps enseignant qui, étant restés d'abord au service de par ignorance ou par faiblesse, l'abandonnèrent plus tard, vaincus par la voix de leur conscience ou dégoûtés de la tyrannie qu'ils voyaient s'exercer autour d'eux et dont ils étaient les premières victimes.
Le haut personnel de l'instruction publique, inspecteurs, professeurs des écoles normales, directeurs des écoles primaires supérieures, se trouva fort éclairci par ces démissions. Il perdit en quelques semaines ses sujets les plus distingués par leur mérite professionnel, leur expérience et leur valeur morale : pertes d'autant plus sensibles aux libéraux que ces hommes allaient constituer les cadres dirigeants de l'enseignement libre, auxquels ils apportaient de précieux éléments d'organisation.
Leur exemple fut suivi par toutes les religieuses qui desservaient des écoles communales de filles, par une notable partie des maîtresses laïques et par un bon nombre de maîtres.
On vit alors se produire dans le corps enseignant des traits d'abnégation sublime. Des jeunes gens astreints par leur âge au service militaire refusèrent de profiter des (page 99) dispenses que les évêques leur avaient formellement octroyées et prirent le fusil plutôt que de rester dans l’enseignement neutre. D'autres, qui touchaient à l'âge de la retraite, quittaient les écoles officielles et renonçaient de gaieté de cœur au pain de leur vieillesse.
Un grand nombre abandonnèrent des positions assurées et relativement brillantes, pour entrer dans les écoles libres, avec des perspectives de traitement et d'avenir beaucoup plus modestes. Plus tard, après les premières difficultés de l'installation, la générosité des catholiques permit, dans beaucoup d'endroits, de porter les honoraires des maîtres à un niveau voisin du salaire payé anciennement par les communes. Mais au début il n'en était pas ainsi : tel instituteur sacrifiait sans marchander la moitié de son traitement annuel ; telle maitresse se dévouait à l'éducation des petites filles de son village moyennant une somme à peine suffisante pour la faire vivre.
On cite une localité du Hainaut où la population catholique était si pauvre qu'elle ne savait comment payer un maître. L'instituteur communal, excellent chrétien, chargé de famille, alla trouver le curé et lui offrit ses services. Le prêtre éprouvait quelque embarras à aborder la question délicate des appointements, lorsque le brave homme ajouta : Si vous pouvez seulement me garantir la provision de blé et de pommes de terre pour mes enfants. je n'en demande pas davantage, Ce dévouement, comme on pense bien, fut accueilli avec joie par les habitants ; peu de temps après, l'école catholique s'ouvrait à la satisfaction générale.
A Gand, vingt-six institutrices communales quittèrent l'enseignement (page 100° officiel ; l'une d'elles, Mlle Mathilde De Rop. se distingua par ce trait héroïque. ElIe était devenue malade au mois d'août 1879, et il était à prévoir qu'elle n'aurait pu reprendre ses fonctions à la rentrée des classes ; comme institutrice officielle, elle était assurée de toucher son traitement ; on ne la forçait à quitter une position qui était d'ailleurs seule ressource, Cette considération ne l'arrêta pas ; comme on lui conseillait de demander au clergé la dispense requise, cette noble femme répondit : « Je ne veux pas rester un instant dans un enseignement qui doit éteindre dans l'âme des enfants tout esprit de foi » ; et sur le champ elle envoya sa démission à l'hôtel de ville. Avant la fin des vacances, Mlle De Rop était emportée par sa maladie ; humainement parlant, son sacrifice devenait inutile, mais de pareils exemples sont des gages assurés de triomphe pour la cause qui les suscite.
Les mêmes dévouements se reproduisaient, sous diverses formes, dans bien d'autres lieux. Chaque jour de nouveaux instituteurs brisaient spontanément leur carrière, et la plupart allaient grossir les rangs de l'enseignement libre,
Jamais la Belgique catholique ne célébrera assez le dévouement de ces héros obscurs, qui firent plus pour la conservation de la foi dans l'âme de ses enfants que les millions généreusement dépensés par les classes fortunées. On voudrait pouvoir consacrer de longues pages à ces courageux lutteurs ; mais il était de l'essence de leur sacrifice de rester ignoré, et l'histoire ne connaîtra pas le détail des souffrances qu'ils endurèrent, des combats qu'ils eurent livrer, des victoires qu'ils remportèrent sur eux-mêmes.
(page 101) Lorsque les comités catholiques procédèrent au recensement général des résultats obtenus, à la fin de 1880, 1750 maîtres et maîtresses des écoles communales, sur 7500 environ, avaient donné leur démission. Quelques centaines d'autres les imitèrent pendant les années suivantes ; en 1884, le nombre total des démissions s'élevait à 2253, dont 1200 instituteurs et 1053 institutrices. Quant aux professeurs et aux maitresses des établissements adoptés, soit congréganistes, soit laïques, ils avaient renoncé presque unanimement aux subventions officielles et s'étaient fait inscrire dans l'enseignement libre.
Ce chiffre de 1750 démissionnaires pourra paraître faible ; en somme, plus des trois quarts du personnel des écoles communales demeurait en fonctions, malgré la propagande catholique et les censures de l'Eglise. Un certain nombre de maîtres, il est vrai, restaient à titre provisoire et en vertu de permissions accordées par les autorités ecclésiastiques ; mais la plupart se montraient sourds aux avertissements du clergé et aux cris de l'opinion.
Plusieurs raisons expliquaient leur résistance, sans la justifier.
Beaucoup d'instituteurs avaient été gagnés au libéralisme par les journaux, par la franc-maçonnerie et les associations radicales, par les congrès pédagogiques, D'autres, surtout dans les grandes villes, avaient eu des démêlés avec les inspecteurs ecclésiastiques et avec les curés. Certains, sans adhérer formellement au radicalisme et même sans cesser de remplir avec exactitude leurs devoirs religieux, subissaient l'influence de leurs supérieurs plus volontiers qu'ils n'écoutaient les (page 102) reproches de leur conscience ; l'habitude invétérée de la soumission envers les représentants du gouvernement prenait chez eux le dessus. La pression des autorités communales, là où elles étaient inféodées au libéralisme, s'exerçait dans le même sens. Mais la plupart des instituteurs restaient attachés à I'enseignement officiel par des raisons toutes matérielles.
Accoutumés à une vie paisible et facile, assurés d'une large aisance jusque dans leurs vieux jours, on comprend que beaucoup d'entre eux aient hésité à sacrifier de pareils avantages lorsqu'ils n'étaient pas animés d'une foi vive et profonde. « Chaque jour, racontait un contemporain, le curé d'une paroisse de Liège, nous recevons la visite de quelques-uns de ces malheureux, qui viennent nous confier leurs peines et s'en vont en pleurant, sans oser rompre la chaîne qui les lie. Ils comptent sur quelque arrangement, ils espèrent trouver quelque moyen de concilier leur foi et leurs intérêts, et ils continuent ainsi. Tout en blâmant leur faiblesse et en appliquant strictement à leur égard les instructions des évêques, ne faut-il pas condamner plus sévèrement encore les hommes d'Etat qui ont bouleversé des existences honnêtes et régulières, en les soumettant à une épreuve trop forte pour elles ? «
Tandis qu'un certain nombre d'instituteurs reculaient ou hésitaient devant l'accomplissement de leur devoir, les écoles normales dirigées par les évêques et par les communautés religieuses avaient, naturellement, renoncé à l'agréation et se disposaient à former des élèves-maîtres pour (page 103) I'enseignement libre. La plupart des jeunes gens et des jeunes filles qui en suivaient les cours l'année précédente leur restèrent fidèles ; quelques-uns seulement, cédant aux instances que M. Van Humbeeck multiplia auprès de tous les élèves des écoles normales agréées, passèrent aux maisons de I'Etat. En revanche, celles-ci perdirent un certain nombre de leurs élèves des deux sexes, qui furent retirés par leurs parents.
Pour empêcher ces désertions, qui se multipliaient rapidement, le ministère annonça, par une circulaire d'octobre 1879, que les parents des normalistes pourvus de bourses seraient actionnés en remboursement pour les années échues, s'ils retiraient leurs enfants avant le terme de leurs études. Cette disposition purement nominale de la loi sur les bourses d'études n'avait jamais été appliquée jusque là ; elle prenait dans cette circonstance un caractère particulièrement odieux et vexatoire. Le cabinet la compléta plus tard par des poursuites contre les jeunes instituteurs déjà diplômés qui avaient autrefois joui d'une bourse, et qui se refusaient remplir des engagements contractés envers I'Etat sous une législation et des conditions toutes différentes.
Des efforts non moins désespérés étaient tentés pour arrêter les démissions dans le corps enseignant. Un procédé d'une injuste criante, et qui fut fréquemment mis en œuvre, consistait à priver de la pension à laquelle ils avaient droit les instituteurs qui démissionnaient après avoir atteint l'âge de la retraite. Une circulaire ministérielle du 27 mars 1880 (page 104) décida que si même l'instituteur réunit les deux conditions exigées par la loi et par les règlements, il n'en résulte point pour lui un droit absolu à la pension..., spécialement lorsqu’il accepte une position dans I'enseignement organisé contre celui dont il sort (sic), et qu'il use de son influence personnelle pour désorganiser ce dernier. Cette circonstance particulière, ajoutait le ministre, a pour conséquence de faire considérer l'instituteur [demandant sa mise la retraite] comme démissionnaire et de lui faire refuser I'octroi d’une pension.
Les instituteurs démissionnaires n'étaient d'ailleurs pas les seuls être punis. Ceux qui étaient restés momentanément à leur poste étaient soumis, même en dehors de leurs fonctions, à un perpétuel espionnage et se voyaient victimes de mesures d'intimidation absolument arbitraires.
En avril 1879, par conséquent plus de deux mois avant la promulgation de loi de malheur, M. Roevens, instituteur communal à Oorderen, avait prononcé sur la tombe d'un de ses collègues, M. Van de pPel, un discours où il rendait hommage à maître vraiment chrétien. Sans aucun doute, s'était écrié M. Roevens, en parlant de son ami, il n'a pu lire, sans verser des larmes, le projet de loi actuellement discuté par les Chambres législatives... » Ces paroles furent dénoncées au ministère de tian publique ; le 7 août, M. Roevens se voyait infliger une suspension de huit jours privation de traitement, pour avoir fait « un discours qui renferme une critique directe de la nouvelle loi sur l'enseignement primaire, alors en discussion au sein de la Chambre des représentants. »
Rivalisant de zèle avec l'administration centrale, les bourgmestres libéraux se permettaient, eux aussi, toutes sortes de vexations l'égard des instituteurs qui abandonnaient les écoles communales : tantôt ils opéraient des retenues illégales sur le traitement qui leur était dû ; tantôt ils se donnaient la satisfaction de refuser leur démission et de les faire révoquer. L'un de ces arrêtés de révocation, frappant l'instituteur de Leval-Trahegnies, mérite de passer à la postérité :
« Le ministre de l'instruction publique,
« Attendu que le sieur Blocteur a abandonné son poste d’instituteur primaire à l’école officielle de Leval-Trahegnies immédiatement après la remise de sa démission ;
« Attendu qu'il n'avait prévenu ni l'inspecteur scolaire, ni l’autorité locale de sa détermination, et qu’il a agi en vue de nuire à l’enseignement public ;
« Vu la délibération le conseil communal de Leval-Trahegnes a décidé de ne pas accepter la démission offerte par le sieur Blocteur et demander à l'autorité la révocation de cet agent• ;
« Arrête :
« Le sieur Blocteur est révoqué de ses fonctions d'instituteur primaire de l’école communal de Leval-Trahegnies.
« Bruxelles, le 14 juillet 1880.
« (Signé) P. Van Humbeeck. »
Mais ces voies de rigueur n'avaient guère d'autre effet que d'exaspérer davantage les esprits et d'envenimer la lutte ; elle achevaient de discréditer I'enseignement officiel et ne contrariaient en rien, nous l'allons voir l'instant, l'épanouissement merveilleux de l'enseignement libre.