(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)
page 116) La confection vicieuse de nos lois... il y aura bientôt un siècle qu'on en parle : le problème remonte aux toutes premières origines du royaume de Belgique ; les magistrats, les avocats, les professeurs de nos universités l'ont maintes fois soulevé, plusieurs hommes d'Etat ont tenté de le résoudre, et il se pose aujourd'hui avec une nécessité grandissante à mesure que nos lois se développent et touchent à des domaines restés pendant longtemps en dehors de l'action du législateur.
Le mal est donc bien réel, puisque tant de personnes qui ont joué un rôle signalé dans la politique ou ont illustré la science juridique, ont tenté d'y remédier ; n'ont-ils pu trouver la solution de problème (doc. parl. Chambre 1920-1*21, n°288, XXXII, p. 7) et, s'ils l'ont trouvée, comment n'ont- ils pu la réaliser ?
(page 116) Il suffit de passer en revue les tentatives infructueuses dont nous avons fait mention dans le chapitre précédent pour se rendre compte qu'une solution précise a parfaitement été trouvée ; toutes les su gestions - qu'il s’agisse d'un Conseil d'Etat ou d'un Conseil de législation - se ramènent à une même idée : constituer à côté des Chambres législatives un conseil de juristes spécialisés dans la rédaction des lois ; seules les modalités d'exécution différencient les diverses propositions.
Existe-t-il donc contre cette proposition des objections graves d'ordre juridique ou d'ordre politique qui en ont empêché la réalisation ? C'est ce que nous allons rechercher mais avant d'entreprendre cette étude, il importe que nous précisions le problème.
Pourquoi nos lois sont-elles mal rédigées ?
La réponse est simple : parce que le pouvoir législatif fonctionne d'une manière défectueuse, tant dans le domaine du droit d'initiative législative, que dans celui de la discussion et du vote des lois par nos assemblées parlementaires.
Aux termes de l'article 26 de la Constitution, l'initiative appartient à chacune des trois branches du pouvoir législatif : Le Roi, la Chambre des Représentants et le Sénat. Les projets sont donc l'œuvre, soit du Gouvernement, c'est-à-dire des bureaux (page 117) ministériels, ou exceptionnellement d'une commission extraparlementaire, soit des membres de la Chambre ou du Sénat,
Comment le Gouvernement procède-t-il pour la rédaction des projets de loi ? Les projets sont, dans la plupart des cas, rédigés par les fonctionnaires, parfois par une commission consultative, tel le Conseil de législation institué auprès du ministère la Justice. Nous parlerons plus loin des commissions en étudiant les remèdes apporter la situation actuelle : examinons tout d'abord la préparation des lois par l'administration : les fonctionnaires sont-ils qualifiés pour rédiger des projets de loi ? A cette question, nous n'hésitons pas, pour la très grande majorité des cas, à répondre non. Qu'on ne méprenne pas sur la portée de notre réponse, nous ne voulons pas affirmer que nos fonctionnaires remplissent mal leur office, mais qu'ils sont chargés d'accomplir une mission qui dépasse la compétence d'un très grand nombre d'entre eux.
D'une façon générale, en effet, notre pays possède un cadre de fonctionnaires supérieurs dont la compétence, dans le domaine où s'exercent leurs fonctions, ne peut être critiquée. Quiconque a eu l'occasion de parcourir les dossiers administratifs, a pu voir avec quel soin et quelle compétence les affaires sont étudiées par les fonctionnaires supérieurs : s'il y a des exceptions, leur proportion ne dépasse pas celle que l'on rencontre dans tout composé de nombreuses personnalités.
(page 118) Mais quelle est la compétence de nos fonctionnaires ? Est-ce une compétence juridique Non, c'est une compétence dans le domaine de leur activité normale.
Combien de nos fonctionnaires supérieurs ne sont pas docteurs en droit ? Combien parmi ceux qui ont fait des études juridiques ont cessé tout contact avec la science du droit en se spécialisant entièrement dans une matière qui lui est étrangère, ne lisent plus jamais une revue juridique, ne se sont pas tenu au courant de l'évolution du droit depuis leur sortie de l'Université, alors que la rédaction des lois requiert, outre la science juridique générale, la connaissance de toutes les lois existant sur le même objet, les travaux de la jurisprudence, et de la doctrine, le droit comparé, la terminologie juridique qui doit tenir compte de nuances dont le langage ordinaire ne discerne pas l'utilité, et dont le fonctionnaire ne soupçonne par conséquent pas l'existence. (PICARD, op. cit., Pand. belges, t. I, p. XI.)
Presque tous cependant sont appelés à rédiger des projets de lois, qu'ils soient ingénieurs, docteurs en philosophie, en sciences naturelles, en médecine, officiers, qu'ils soient docteurs en droit n'ayant conservé que des souvenirs lointains de leur préparation universitaire, qu'ils n'aient même jamais fait d'études supérieures ; tous collaborent à l'œuvre législative.
(page 119) Evidemment, ce n'est pas à ces fonctionnaires qu'on demandera de rédiger un projet de loi de droit privé, ou une loi administrative nécessitant une connaissance approfondie de notre droit public : il y a pour cette mission spéciale dans certains ministères, des fonctionnaires qualifiés, excellents juristes, et entraînés à la rédaction législative. Mais en général, les fonctionnaires rédigeront des projets touchant la spécialité dans laquelle ils exercent leurs fonctions, pour lesquels ils possèdent toutes les connaissances techniques nécessaires, mais où ils sont exposés à commettre de très graves erreurs juridiques qui porteront préjudice à l'application de la loi lorsqu'elle sera promulguée, la rendront inefficace, peut-être même nuisible. Il existe d'ailleurs des fonctionnaires supérieurs dont la formation universitaire est inexistante et qui ne soupçonnent même pas l'importance de la question juridique. On constate fréquemment que celui qui s'est livré à des études nombreuses sc montre très hésitant à s'aventurer hors du domaine où ses connaissances lui donnent quelque sécurité, car possédant une science à fond, il reconnaît le peu de consistance de son savoir dans les autres branches : il se rendra compte des connaissances profondes pour rédiger une loi en harmonie avec l'ensemble de la législation et les mœurs d'une nation. (PICARD, op. cit., Pand. belges, t. VI, p. XLVII.)
(page 120) Mais celui qui ne s'est jamais livré à des études scientifiques s'aventure avec bien moins d'hésitations sur n'importe quel terrain ; il confond la science juridique avec l'acquit que peut donner la connaissance de l'un ou de l’autre manuel pratique qui, consciencieusement étudié pour la préparation d'un examen administratif, lui a permis de gravir les divers échelons de la hiérarchie administrative, mais sans lui donner la moindre parcelle de la science du droit et des connaissances que requiert la rédaction de projets de loi. Au cours de notre carrière administrative, il nous a toujours été aisé de convaincre des fonctionnaires ayant une bonne formation supérieure, mais non juristes, de l'importance de la science du droit dans l'administration ; nous en avons rarement convaincu celui qui n'avait pas dépassé le stade de l'enseignement moyen.
D'ailleurs, quelles que soient la qualité et la valeur du fonctionnaire chargé de rédiger un projet de loi dans le silence du cabinet, son œuvre aura toujours l'inconvénient d’être trop personnelle. La rédaction d’une loi doit être un travail collectif, une discussion est indispensable ; il faut l'attention éveillée de plusieurs personnes attachées à rechercher toutes les conséquences qui découleront d'un texte, la répercussion qu'une nouvelle loi aura sur l’ensemble des lois existantes et le cadre dans lequel viendra se mouvoir la disposition nouvelle. Evidemment, dans un département ministériel, il arrivera fréquemment, si le projet n'est pas rédigé par le chef de service (page 121) lui-même, que l'examen hiérarchique enlève au texte son caractère trop personnel ; mais cette révision ne donnera pas au projet les avantages qui résultent d'une préparation par un collège, d'une discussion approfondie entre personnes de mentalités et de tendances différentes.
La rédaction des projets de loi par les administrations ministérielles rencontre d'ailleurs un autre écueil. L'importance des administrations de l'Etat a comme conséquence une spécialisation du fonctionnaire ; celui-ci se meut fréquemment dans un cadre fort limité ; il connaît à fond le domaine qui est le sien, où aucun détail ne lui échappe ; les parties les plus obscures de ce domaine ne recèlent pour lui aucun secret ; les questions les plus complexes de sa mission lui paraissent devenues simples. Lorsqu'il est appelé à rédiger un projet de loi, il est facilement tenté d'oublier que le simple particulier, le magistrat ou l'avocat qui devra s'occuper de l'application de la loi, n'ont pas la même expérience que lui dans le domaine de son activité, que des textes qui sont pour lui d'une limpidité absolue apparaîtront comme parfaitement obscurs à quiconque est étranger au service où ils sont rédigés ; chaque administration se crée ainsi, par l'usage, une terminologie dont chaque mot répond, pour elle, à une notion précise, mais aucun texte légal ne donnant l’explication de cette terminologie, les lois où elle est employée deviennent incompréhensibles sans l'aide constante des travaux préparatoires (page 122) si tant est que ceux-ci donnent l'explication désirée.
Nous concluons donc que la rédaction des lois doit être une œuvre collective et que cette œuvre ne doit pas être confiée uniquement aux spécialistes de la matière traitée par la loi à rédiger ; le concours de spécialistes et de juristes est indispensable. D'où l'idée de la constitution de commissions spéciales chargées de rédiger certains projets de loi, commissions auxquelles ont été appelés collaborer les fonctionnaires spécialisés du service administratif intéressé et des personnalités étrangères à l'administration. Cette solution a certainement donné des résultats intéressants ; nous dirons plus loin pour quels motifs nous ne la considérons pas comme suffisante.
Voilà donc comment le Gouvernement lait usage de son droit d'initiative.
Mais ce droit appartient aussi aux membres de la Chambre et du Sénat. Ces deux assemblées ont toujours compté et comptent encore dans leur sein des personnalités politiques éminentes possédant des connaissances juridiques approfondies ; il suffit d'ailleurs de parcourir les travaux parlementaires pour y trouver des rapports qui attestent de la part de leurs auteurs une profonde connaissance du droit, à côté d'ailleurs d'une quantité de plus en (page 123) plus considérable de rapports sans valeur juridique, parfois même sans valeur aucune.
Or, on constate que ces personnalités qualifiées à quelque parti qu'elles appartiennent, font bien rarement usage de leur droit d'initiative parlementaire. On trouve parfois leur signature sur des propositions de loi ayant un caractère nettement politique, en vue d'obliger le Gouvernement à se prononcer sur telle ou telle question, mais il est tout à fait exceptionnel qu'en dehors de cette circonstance ces personnalités qualifiées soumettent aux Chambres un projet qu'elles ont rédigé elles-mêmes. Il suffit cependant de suivre les discussions des budgets, les interpellations, pour voir que ces hommes politiques sont parfaitement désireux de voir traduire en lois des idées qui leur sont chères et dont ils demandent instamment au Gouvernement de saisir le Parlement. Pourquoi dès lors ne rédigent-ils pas de propositions de loi ? C'est qu'ils se rendent compte des difficultés inhérentes à cette œuvre de la rédaction des lois et du danger de soumettre aux Chambres des textes insuffisamment préparés.
Mais, par contre, les documents parlementaires sont encombrés de propositions émanant de non juristes, de députés ou de sénateurs dont le bagage intellectuel est plutôt mince. Préconisent-ils une réforme ? Là où leurs chefs de groupe hésitent à rédiger un projet de loi, eux n'hésitent pas ; immédiatement quelques articles sont jetés sur le papier, on les accompagne de vagues (page 124) développements et voilà la machine législative mise en mouvement.
Heureusement il en est beaucoup, parmi ces propositions, qui ne dépassent jamais le stade de la prise en considération jusqu'à ce qu'un jour ou l'autre une dissolution les rende caduques. Mais il n'en est pas toujours ainsi et certaines de ces propositions suivent toute la procédure parlementaire. Il faut alors que section centrale, rapporteur, Gouvernement essaient de transformer le texte défectueux, de l'améliorer par des amendements, et il en sortira une de ces mauvaises lois dont on se plaint souvent et à juste raison. Quant au magistrat, l'avocat ou fonctionnaire qui devra appliquer ou interpréter cette loi, au professeur qui devra l'expliquer à ses étudiants, il aura bien de la peine à s'éclairer des travaux préparatoires an cours desquels le texte primitif a été transformé de fond en comble.
Si le fonctionnement du droit d'initiative est une des causes de la confection vicieuse des lois, les défauts de la procédure parlementaire en sont une autre (voir l’intéressant rapport de M. Pirmez : doc. parl. Chambre, 1887-1888, n°148, p. 185.
L'examen des projets en sections n'a d'autre résultat que de permettre aux partisans et aux (page 125) adversaires des grands projets politiques de se compter. Si semblable projet ne figure pas à l'ordre du jour des sections, l'absentéisme y sévit et la désignation du rapporteur qui siégera à la section centrale sera l'effet d'une majorité de hasard. Aussi est-ce à juste titre que la Chambre saisit souvent les occasions favorables pour abandonner le système et constituer, suivant la règle admise par le Sénat, des commissions nommées par l'assemblée elle-même.
L'article 42 de la Constitution donne aux Chambres le droit d'amender et de diviser les projets qui leur sont soumis , ce droit est essentiel : on connait les graves inconvénients des constitutions qui ne reconnaissent pas ce droit leurs assemblées législatives, Aussi ce que l’on critique généralement, ce n'est pas le droit d'amendement en lui-même, mais bien l'abus qu'on en fait et nous ne croyons pas que, pour mettre fin à l'abus, on puisse songer à supprimer le droit.
Les règlements de la Chambre et du Sénat ont laissé aux membres de ces assemblées une très grande latitude en ce qui concerne le droit d'amendement. On voit les amendements surgir au cours de l'examen en section centrale et en commission, ce qui est logique, mais aussi au cours de la discussion et jusqu'au moment du vote. Et encore une fois de qui émanent ces multiples amendements ? des chefs de groupe, des personnalités les plus qualifiées de chaque parti représenté au parlement ? Non ; ces (page 126) personnalités font généralement un usage modéré de leur droit d'amendement ; elles se rendent compte de la difficulté de modifier un texte au cours des discussions, et s'attachent plutôt à soumettre leurs idées au rapporteur, au Gouvernement, en leur demandant de rechercher le meilleur moyen de les formuler. Par contre, on trouve au bas des feuilletons d'amendements, la signature de nombreux députés ou sénateurs qu'aucune préparation ne destinait au rôle de rédacteurs de textes de lois.
Les lois privées, en raison de leur caractère technique, échappent heureusement à cette abondance d'amendements ; mais ici nous rencontrons un autre inconvénient, c'est l’indifférence du Parlement à leur égard.
On ne parvient plus à y intéresser nos Chambres. « Le sujet d'une loi privée, disait M. Edmond Picard, il y a déjà près de cinquante ans, est purement scientifique ; comment la grande majorité de députés s'y intéresserait-elle ? Ils n'ont pas même la notion de l'influence que ces lois obscures et d'apparence ennuyeuse ont sur l'avenir de la nation. Personne ne leur a appris que c'est par elles que l'organisme social se condense et se fortifie, parce que c'est par elles, avant tout, que les mœurs s'établissent dans la famille, dans les relations journalières, dans cet ensemble d'habitudes d'où sortent l'honneur, la moralité, en un mot le caractère des hommes » (PICARD, op. cit., Pand. belges, t. VI, p. XLIX).
(page 127) Malheureusement, loin de s'atténuer, la situation s'aggrave d'année en année (VAN LEYNSEELE, La réforme de l’Etat, Journ. trib., 1929, col. 195) , deux exemples choisis parmi des lois ayant d'assez étroits rapports entre elles permettront de saisir plus aisément la portée de notre observation.
La comparaison entre les travaux préparatoires de la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail, et ceux de la loi du 7 août 1922 sur le contrat d'emploi est singulièrement significative. La première de ces lois a fait l'objet de rapports qui sont d'excellents commentaires juridiques : ministre et rapporteurs, interpellés au cours des débats ont donné sur de nombreux points des précisions d'où se dégage clairement la volonté du législateur. Les travaux préparatoires de la loi du 7 août 1922 offrent un aspect bien différent : les rapports s'inspirent avant tout de considérations d'ordre social et laissent dans l'ombre la plupart des problèmes juridiques ; la discussion est confuse ; des avis sont émis, parfois même par le Gouvernement, en contradiction formelle avec le texte de la loi (H. VELGE, Eléments de droit industriel, t. II, n°243 et 261, I° a) ; des thèses défendues au cours des débats sont inconciliables ; on comprend d'ailleurs que devant l'avalanche de questions les plus disparates, ministre et rapporteurs se sont laissés entraîner à des à peu près, voire même des inexactitudes (Ibid. t. l, p. 6).
(page 128) La comparaison est encore plus défavorable entre, d'un côté, les travaux préparatoires de la loi du 24 décembre 1903 sur la réparation des dommages causés par les accidents du travail et, d'un autre côté, les travaux préparatoires de la loi du 15 mai 1929 relative au même objet ou ceux de la loi du 24 juillet 1927, sur la réparation des dommages causés par les maladies professionnelles.
La première de ces lois a donné lieu à un rapport extrêmement remarquable de M. Van Cleemputte (doc. parl. Chambre, 1901-1902, n°302), rapport dont tirent encore toujours profit ceux qui ont à appliquer ou à interpréter la loi ; ainsi préparée, la discussion parlementaire s'est d'ailleurs poursuivie avec un caractère parfaitement juridique, sans négliger en rien l'aspect économique ou social du problème. Au contraire, le rapport au Sénat sur le projet de loi relatif aux maladies professionnelles, traite le problème d'une façon générale sous tous ses aspects sauf le côté juridique, à peine ébauché. Le rapport à la Chambre, en deux pages, est dépourvu de toute valeur juridique ou autre, on se demande comment il a été possible d'entreprendre une discussion sur un tel document (VELGE, op. cit., t. II, n°539. Doc. parl. Chambre 1926-1927, n°268. Doc. parl. Sénat 1926-1927, n°108). C'est, comme l'a dit M. Picard, un élément inutile de plus, dans une série déjà trop chargée de superfluités (PICARD, op. cit., Pand. belges, t. VI, p. XLVIII.)
A la Chambre, comme au Sénat d'ailleurs, la (page 129) discussion a porté uniquement sur le principe même de la loi.
Quant à la loi du 15 mai 1929, révisant la loi du 24 décembre 1903 sur la réparation des accidents du travail, elle donna lieu un excellent rapport juridique de M. le représentant Carton (doc. parl. Chambre 1928-1929, n°66), mais la discussion à la Chambre fut tellement écourtée qu'elle ne présente aucun intérêt pour l'interprétation de la loi. Ce fut pis encore au Sénat : celui-ci entreprit la discussion, sans être en possession d'un rapport ; ce document cependant été très utile, le projet ayant été sérieusement amendé par la Chambre. Le rapporteur désigné commença son exposé verbal en déclarant que la discussion serait inutile, car la Chambre ayant achevé ses travaux, il n'était plus possible au Sénat de modifier le texte qui lui était soumis ! On protesta sur différents bancs du Sénat contre cette méthode, mais le projet fut néanmoins voté après un simulacre de discussion (Ann. parl. Sénat 1928-1929, p. 1016).
Evidemment nous ne voulons pas généraliser ces exemples. Il existe des documents parlementaires qui témoignent de la part de leurs auteurs de connaissances juridiques profondes en même temps que d'un grand dévouement à la chose publique, car personne n'ignore le travail considérable que présente l'élaboration d'un rapport sur une loi longue et complexe, les questions juridiques n'étant (page 130) d'ailleurs pas les seules qui doivent être traitées en l'espèce. De plus, il ne manque pas de rapports très documentés sur l'objet en discussion, mais négligeant le côté juridique du problème ; dans nos lois industrielle, qui occupent un rôle de plus en plus important dans notre vie sociale, les problèmes économiques et sociaux sont presque toujours seuls traités au cours des débats parlementaires. Souvent même, en ces matières, les rapporteurs ne sont pas choisis parmi les membres du parlement au courant des questions de droit, et leurs rapports ne peuvent que très imparfaitement nous aider à trouver la solution des problèmes juridiques que soulève l'application des lois.
Quant au vote des lois, il est bien souvent inspiré par des considérations d'ordre politique, même dans le cas où les projets en discussion n'ont avec la politique que des rapports bien lointains. L'opposition ne néglige pas de tendre quelque piège au Gouvernement, de tenter de le mettre en minorité même sur une question étrangère à la direction politique des affaires du pays, et cela pour affaiblir ou ébranler son autorité. Dans de semblables conditions, l'adoption ou le rejet d'un texte dépendront du plus ou moins d'assiduité des membres de la majorité, et non de son utilité ou de sa nuisance dans l'ensemble de la loi.
Ajoutons que beaucoup de nos députés (page 131) connaissent assez mal l'objet en discussion ; dès lors, ils suivent aveuglément dans leur vote, l'orateur de leur parti qui a pris la parole. Un orateur de la majorité a-t-il combattu un amendement proposé par un membre de l’opposition, ce ne seront pas souvent les arguments des deux orateurs qui décideront du vote ; celui-ci se fera par groupe, et nous avons vu maintes fois voter groupe contre groupe, des dispositions si étrangères à la politique ou au programme de chacun de ces groupes que le discours prononcé par un membre de la majorité aurait pu être l’œuvre d'un membre de l'opposition, ou qu'une thèse défendue par l’opposition aurait pu être formulée sur les bancs de majorité.
Ce n'est pas sans raison que M. Eudore Pirmez a pu déclarer la Chambre : « Les membres qui n'ont pas d'opinion précise suivent naturellement le sentiment de leurs amis ou des membres qui ont particulièrement leur confiance : on voit des liens de parti entraîner des votes sur des questions aussi étrangères à leur action que le serait la détermination de la parallaxe solaire » (Doc. parl. Chambre 1887-1888, p. 187.)
Notre système législatif avec toutes les imperfections que nous avons sommairement esquissées (page 132) ne pourrait évidemment produire des lois irréprochables_
Pour en améliorer la préparation, il importe donc de savoir quel est le reproche qu'on leur adresse ? On peut grouper en deux catégories les nombreuses critiques dirigées contre nos lois : elles sont mat rédigées et mal coordonnées. Mal rédigées tout d'abord, en ce sens que les imperfections du texte, les lacunes, l'imprécision de la terminologie en rendent l'interprétation et l’application malaisées. Mal coordonnées, en ce sens qu'elles manquent d'homogénéité, de lien entre elles, se heurtent, se contredisent ; ce grave défaut provoque inévitablement deux inconvénients : dans l’abondance de nos lois disparates on a grand peine à se mouvoir, trouver le texte idoine, être certain que l'article dont on poursuit l'application est toujours en vigueur : ensuite le manque de coordination aboutissant à donner des solutions différentes à des cas qui devraient être résolus d'une manière identique, provoque l'incertitude, le manque de confiance dans la loi, dans le droit.
Nos lois, disions-nous, manquent de coordination. Dans quel état se présentent nos codes ? Lorsqu'il juge utile d'en modifier l'une ou l'autre partie, le législateur abroge généralement, implicitement ou explicitement, certains articles et les remplace par (page 133) une loi nouvelle. Dès lors nos codes se présentent sous l'aspect de recueils d'articles laissant de grandes lacunes, qu'il faut compléter par des lois éparses. Les éditeurs des codes facilitent le travail du praticien en découpant ces lois modernes et en en plaçant les diverses parties à l'endroit des articles abrogés ; mais cette coordination n'a rien d'officiel, la numérotation des articles est interrompue et entremêlée, et on lit, épars, des titres que le législateur a votés dans un même ensemble.
Notre Code civil présente cet aspect de désordre : n'eût-il pas été possible, lors de chaque révision partielle, d'adapter les articles nouveaux au texte ancien de façon à présenter un ensemble coordonné ainsi que cela s'est fait, par exemple, pour la loi du 6 avril 1908 sur la recherche de la paternité, la loi du 10 août 1909 sur la tutelle ou la loi du 8 juillet 1924 sur la copropriété. Nos cinq codes fondamentaux présentent ainsi actuellement, faute d'avoir suivi cette méthode, un aspect chaotique ; dans l'ancien texte, dont le cadre est maintenu, viennent se loger des lois nouvelles dont souvent la rédaction ne permet pas de donner aux articles nouveaux la place des articles abrogés ; dans ces lois nouvelles viennent s'intercaler des lois plus récentes encore ; des fragments de nos codes font l'objet de coordinations partielles, on procède de nouvelles numérotations, toujours partielles d'ailleurs. Notre code de commerce, entièrement révisé (il ne reste plus de l'ancien code de 1808 que six articles du livre IV) (page 134) présente l'aspect d'un ensemble de lois plus ou moins mal ajustées et sans liaison entre elles.
Notre code pénal, entièrement révisé en 1867, a déjà subi lui aussi, de rudes épreuves ; des articles lui ont été enlevés et nous devons chercher dans des lois spéciales les textes qui les remplacent.
Dans le domaine de nos lois fiscales, un effort avait été fait pour coordonner, par la loi du 25 mars 1891, les diverses dispositions en vigueur relatives au droit de timbre. On aurait pu croire que l'administration, chaque fois qu'elle proposerait de modifier une disposition relative au timbre, intercalerait la nouvelle loi dans le code de 1891, de façon à maintenir à cette législation son unité, sa logique et à en permettre la consultation facile, point du tout, Une série de dispositions du code de ont été abrogées ; mais par contre plus de vingt-cinq lois nouvelles établissent de nouveaux droits, de nouvelles exemptions, de nouveaux modes de perception et de contrôle, et ces lois sont conçues suivant des données si différentes les unes des autres, que les éditeurs des codes se voient même dans possibilité de les grouper autrement que selon l'ordre chronologique,
Nos lois fiscales se présentent d'ailleurs sous l'aspect le plus chaotique. Nous avons, il est vrai, des lois coordonnées établissant l'impôt sur le revenu ; mais elles sont accompagnées d'une multitude de circulaires administratives qui chevauchent les unes sur les autres, dont certaines parties (page 135) sont abrogées, d'autres complétées, de telle façon que seuls les initiés peuvent s'y retrouver, sans avoir d'ailleurs jamais la certitude de connaître la dernière interprétation administrative.
Nous avons un code des taxes assimilées au timbre et un arrêté royal organique coordonné relatif à ces taxes ; c'est un grand progrès qui rend plus sensible encore l'absence de semblable travail dans d'autres matières.
Quant aux lois d'enregistrement, elles tiennent, pensons-nous, le record de la complication. L'enregistrement, en lui-même, est un impôt complexe ; Montesquieu le critiquait déjà, « il faut, disait-il pour se défendre du traitant, de grandes connaissances, ces choses étant sujettes à des discussions subtiles » (MONTESQUIEU, Esprit des lois, t. XIII, ch. X). Or depuis le point de départ de cet impôt, la loi organique du 22 frimaire an VII, toujours en vigueur dans ses principales dispositions, des dizaines et des dizaines de lois se sont succédé : toutes s'intercalent les unes dans les autres, se complètent, s'abrogent totalement ou plus souvent partiellement : un fragment d'article d'une loi doit être complété par un fragment d'article d'une autre loi ; des taux d'impôt fixés par une loi sont modifiés par une loi plus récente qui maintient en vigueur les autres dispositions ; des textes relatifs à l'enregistrement se retrouvent dans des lois civiles commerciales ou administratives, dans des lois(page 136) budgétaires, le tout, se présentant dans un tel état que les éditeurs de codes ne peuvent songer à tenter même une coordination officieuse, et se voient contraints de publier tous ces textes par ordre chronologique.
Et que dire de nos lois industrielles ?
M. le Procureur Général R. Janssens affirmait qu'en matière de lois sociales « les principes doivent être formulés d'une façon d’autant plus claire que ceux auxquels ils s'adressent sont moins à même de bien les saisir ; et ne faut-il pas que les intéressés puissent, avec plus ou moins de facilité, retrouver, dans notre arsenal législatif, la loi qui les concerne ?» (Pas, 1902, I, 7).
Cette qualité fait malheureusement tout à fait défaut à nos lois sociales (A. CHOME, Coordonnons nos los sociales, Journ. Trib., 1928, col. 701.) ; votées sur un espace de quarante années, elles manquent complètement de coordination. Certains principes qui les dominent varient d'après l'époque à laquelle ces lois furent promulguées ; l'évolution constante des idées et des conditions économiques a donné existence à des lois souvent peu en accord entre elles. C'est ainsi que la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail ne considère pas la lésion comme vice de consentement, chose parfaitement admise par la loi du 7 août 1922 sur le contrat d'emploi. Cette dernière loi considère comme d'ordre public (page 137) l'interdiction des clauses de non-concurrence, ce qui n'est pas le cas en matière de contrat de travail. La loi du 15 juin 1896 sur les règlements d'atelier ne s'applique pas aux entreprises de l'Etat, car, à cette époque, on jugeait que les lois industrielles ne devaient pas s'appliquer aux ouvriers de l'Etat, le statut de ceux-ci étant établi exclusivement par les règlements de leur administration. Les lois ultérieures ont placé les entreprises de l'Etat sur le même pied que les entreprises privées (VELGE, op. cit/, t. I, p. 5). La loi du 7 août 1922 sur le contrat d'emploi considère comme employés de rang supérieur celui qui gagne plus de 12.000 francs par an alors que la loi du 9 juillet 1926 sur les conseils de prud'hommes a fixé ce chiffre à 24.000 francs. L'unification a été réalisée au chiffre de 24.000 francs par la loi du 2 mai 1929. D'autre part, la loi du 10 mai 1925 sur les pensions d'employés fixe 15.000 francs, le chiffre maximum d'appointements auquel elle est applicable et le projet de révision de cette loi voté par le Sénat, porte ce chiffre à 18.000 francs ; comment justifier toutes ces différences ? T
Trois lois réglementent les amendes infligées aux ouvriers : la loi du 16 août 1887, la loi du 15 juin 1896 et la loi du 10 mars 1900 ; toutes trois se complètent, mais elles n'ont pas le même champ d'application (Ibid., t. I, n°150). Plusieurs lois exemptent l'atelier familial de la réglementation légale ; mais la (page 138) définition de cet atelier familial varie suivant les lois (Ibid, t. I, n°7).
La loi du 15 mai 1929 a modifié le quatrième alinéa de l'article 8 de la loi du 24 décembre 1903 sur les accidents du travail, pour porter de 12.000 à 20.000 francs le maximum du salaire pris en considération pour le calcul des indemnités ; mais le législateur a omis d'apporter la même modification au deuxième alinéa de l'article premier, d'où il résulte qu'un employé soumis au même risque qu'un ouvrier, et touchant plus de 12.000 francs et moins de 20.000 francs d'appointements, sera exclu du bénéfice de la loi, alors que l'ouvrier ayant la même rémunération en profitera.
Ajoutons aussi parmi les procédés législatifs critiquables, l'habitude de traiter souvent dans une loi, des questions absolument étrangères au principe de cette loi.
Parmi les exemples récents, citons la loi du 30 décembre 1924 contenant le budget des voies et moyens où nous trouvons une disposition autorisant les sociétés à stipuler, lors d'une émission d'obligations, que la taxe mobilière sur le coupon est à leur charge. Signalons encore la loi du juillet 1927 établissant certaines exemptions fiscales temporaires en matière de fusion de sociétés, où nous trouvons une disposition modifiant les lois coordonnées sur les sociétés en autorisant la substitution d'une (page 139) griffe à l'une des signatures exigées sur les actions et obligations de sociétés.
La même loi fiscale apporte une grave dérogation au code civil en prescrivant que la fusion des sociétés civiles n'est plus subordonnée à l'accord de l'unanimité des associés, mais peut s'opérer par l'adhésion des associés possédant seulement les trois cinquièmes des intérêts sociaux.
Qu'y a-t-il d’étonnant, dans ces conditions à ce que certains textes législatifs soient ignorés de ceux qui devraient les appliquer.
Les exemples pourraient aisément être multipliés.
On a souvent rappelé, dans ce domaine, la disposition de l'article 134 de la Constitution qui impose au législateur ordinaire l'obligation de pourvoir, dans le plus court délai possible, à la révision des codes. M. Edmond Picard s’étonne de rencontrer dans notre constitution semblable disposition adoptée d'ailleurs sans discussion au moment où le Congrès terminait ses travaux. C'est une chose stupéfiante, dit-il, que de de prétendre refaire les codes ; pourquoi bouleverser ainsi la législation et perdre notamment tout le profit des travaux scientifiques existants ? (PICARD, op. cit, Pand. belges, t. VI, p. XIII.)
Nous ne pouvons croire que telle a été la pensée de notre législateur constituant. Lorsque votant le titre VII de la Constitution, le Congrès national (page 140) l'a intitulé « De la révision de la Constitution », il n'a pas envisagé une refonte complète de notre pacte fondamental : il dit d'ailleurs en termes exprès à l'article 131, qu'il s'agit de la révision de telle disposition que le législateur ordinaire désignera.
C'est dans le même sens que le Congrès a entendu parler de la révision des codes, c'est-à-dire l'adaptation de ceux-ci à nos institutions nouvelles et la modification des dispositions qui ne correspondaient plus aux idées du moment. Or, il faut reconnaître que même ce travail n'a pas été fait. Nos codes contiennent encore quantité de textes qui rappellent la domination étrangère ou des régimes abolis, et que l'on interprète en substituant plus ou moins exactement des fonctions nouvelles à celles qui y sont mentionnées.
N'est-ce pas cc travail dont le Congrès a voulu imposer la réalisation d'urgence ? Cette interprétation nous paraît d'autant plus vraisemblable que nos codes venaient, par la loi du 16 mai 1829, d'être mis d'accord avec les institutions du royaume des Pays-Bas et que la Révolution de 1830 empêcha la mise en vigueur du nouveau texte en Belgique.
Si semblable mise au point avait été accomplie, conformément au vœu du Congrès, et si les législateurs qui se sont succédé depuis 1830 avaient pris soin, lors de chaque modification à nos codes, d'insérer les dispositions nouvelles ou modifiées dans le cadre du code existant en respectant une classification et une numérotation logiques des articles, (page 140) notre législation n'aurait pas un aspect aussi chaotique.
Constatant l'insuccès des efforts tentés pour la révision complète du code civil, et désirant réaliser par la remise en ordre de notre législation, M. Carton de Wiart, ministre de la Justice, avait déposé sur le bureau du Sénat, le 12 décembre 1912, un projet de révision du titre préliminaire et du titre I du livre I du Code Civil (doc. parl. Sénat 1912-1913, n°14). Ce projet inspiré des travaux de la commission de révision du Code Civil tendait plus à diriger le législateur vers la voie de la coordination de nos lois, qu'à introduire dans nos lois des idées franchement nouvelles. Cet effort méritoire ne rencontra malheureusement aucun enthousiasme et le projet n'eut jamais de suite.
Après la guerre, sous les auspices du Conseil de Législation, fut entrepris un travail, non de coordination de nos lois - ce qui ne peut être l'œuvre que du législateur -— mais d'inventaire général de toutes les lois encore en vigueur en Belgique. La publication du recueil ainsi constitué, devait faciliter le travail de tous ceux que leur profession appelle à fouiller dans nos vieilles lois en leur donnant la certitude que tous les textes compris dans cette nouvelle Pasinomie seraient encore en vigueur, et qu'aucun texte de loi encore en vigueur n'y serait omis.
Mais la commission du Sénat, ne se rendant pas (page 142) compte de la nécessité d'un tel travail, jugea cette œuvre trop coûteuse et proposa de rejeter les crédits demandés par le Gouvernement pour sa publication. Grâce à l'insistance du Gouvernement, le crédit fut néanmoins maintenu au budget et il est à espérer que les juristes pourront bientôt tirer profit de cet important travail (Doc. parl. Sénat 1928-1929, n°14, Ann. parl. Sénat 1928-1929, p. 76).
Ces quelques précisions suffisent à mettre en évidence les difficultés résultant de l'absence de coordination de notre législation et l'insuccès des efforts tentés en vue d'y introduire de l'ordre et de la méthode.
Ce n'est malheureusement pas le seul défaut de notre législation. Nos lois elles-mêmes, abstraction faite de leur manque de coordination, ont donné et donnent encore lieu à de nombreuses critiques. Il n'entre pas dans nos intentions d'en énumérer ici un grand nombre. M. Edmond Picard (Pand. belges, t. VI, pp. XXII et suiv.) et le procureur général Raymond Janssens(Pas., 1902, I, 6) en ont publié une longue liste. Or, depuis la date où ils ont émis ces critiques, la situation, loin de s'améliorer, s'est aggravée. Le législateur met une hâte de plus en plus grande à modifier la législation. « La loi d'aujourd'hui (page 143) modifie celle qui fut votée hier, en attendant qu'on la change demain » (Ibid., p. 8). Les lois se superposent l'une l'autre, s'abrogent partiellement, souvent implicitement, ce qui rend très malaisé le travail de celui qui a mission d'en étudier l'application. Cette situation est d'autant plus grave, qu'elle se révèle principalement dans des lois que le public est appelé à devoir appliquer lui-même, comme les lois fiscales ou les lois sociales. La loi du 14 juin 1921 instituant la journée de huit heures se distingue à ce point de vue par son manque de clarté : principes et exceptions y sont noyés dans les mêmes articles et la rédaction est d'une imprécision manifeste ; aussi les conflits d'interprétation sont-ils très nombreux. Les tribunaux se sont même vus dans l'obligation de corriger le texte en supprimant un renvoi dont ils ne voulaient pas consacrer l'illogisme (Gand, 19 novembre 1926, Pas. 1927, II, 15). On y trouve, d'autre part, un texte qui, si on le prenait à la lettre, aurait pour effet de faire modifier une loi belge par une convention internationale non ratifiée (article 7).
Les lois sur les pensions de vieillesse, dont l'application est beaucoup plus l'œuvre des industriels et des assurés comptent parmi les plus obscures ; leur enchevêtrement est inextricable pour les non initiés.
Les erreurs y sont d'ailleurs nombreuses, les auteurs de la loi du 10 décembre 1926 ont omis de (page 144) faire mention de la prescription (VELGE, op. cit., t. II, n°582), lacune réparée par la loi du 24 décembre 1928. La même loi du 10 décembre 1924 a omis de prévoir des dispositions chargeant certains fonctionnaires d'en assurer l'application et donnant force probante jusqu’à preuve certaine, à leurs procès-verbaux (Ibid., n°579).
Enfin, le législateur a voté une loi complémentaire du 20 juillet 1927 dont la rédaction était si peu en concordance avec la législation existante, qu'il a fallu une nouvelle loi en date du 24 décembre 1928 pour faire préciser par le législateur ce qu'il avait réellement voulu dire (doc. parl. Chambre 1928-1929, n°20).
Nous pourrions multiplier ces exemples : « Que tout homme, magistrat ou avocat, qui s'occupe de l'application de nos lois, consulte ses souvenirs. Si la question a pour lui de l'intérêt, qu'il note à l'avenir les bizarreries qu'il rencontrera et, nous pouvons l'affirmer, il confessera bientôt que nos lois nouvelles fourmillent d'obscurités, de non sens, de contradiction, d'étrangetés. Il se rendrait bien compte de la nécessité de substituer un ensemble méthodique homogène de dispositions claires et précises à ce pêle-mêle de prescriptions obscures et dissemblables » (PICARD, Pand. belges, t. VI, pp. XXII et LX).
Il est à noter que ces erreurs et ces incorrections eussent pu facilement être évitées ; nous ne voulons (page 145) pas imputer au législateur, comme on le fait parfois, la responsabilité de toutes les contestations que suscite l'interprétation des lois. « Ceux qui n'ont jamais pris part à la confection des lois, disait M. Pirmez, ignorent combien la tâche est ardue et beaucoup se figurent que, par des lois bien faites, on peut tarir les sources de procès. Les innombrables volumes que l'on a écrits sur le droit romain et sur le code civil ont montré combien était vain l'espoir de ceux qui nourrissent de pareilles illusions » (doc. parl. Chambre 1887-1888, n°148, p. 185). Mais si les lois bien faites ne peuvent tarir les procès, les lois mal faites multiplient sans raison les contestations, et créent l'incertitude.
Nous ne pouvons mieux terminer ces observations sur la confection vicieuse des lois qu'en rappelant ici les discours prononcés récemment par deux éminents magistrats. Lors de l'installation de M. le Premier Président Goddyn, à la Cour de Cassation. M. le Président de chambre Rémy crut devoir caractériser l'incertitude législative d'aujourd'hui.
« En certaines matières, on vit sous le régime du provisoire législatif ou réglementaire, et en se prolongeant, ce régime prend un aspect d'essai de ce qui pourrait devenir définitif, et en semble même le présage ou le programme.
« Tout cela donne l'impression de tâtonnements qui caractérisent les époques de transition, les moments où l'évolution ordinaire du droit, reflet de la vie, se précipite et s'accentue.
(page 146) En outre, les fréquentes révisions des lois et règlements enlèvent toute stabilité à la jurisprudence née de leur brève application. »
Et M. le Premier Président Goddyn, dans sa réponse, mit en évidence combien, dans cette situation, devient difficile et périlleuse l'œuvre de l’interprète.
« Lorsque nous bornons notre examen à la législation existante, quel encombrement déjà de matériaux de toute provenance et de tout style ! Quel éparpillement des règles qui nous régissent, dont il faut démêler, coûte que coûte, la portée sous peine d'en compromettre Ila fixité et l'unité d'interprétation.
« Or la certitude, dit Bacon, « est la première dignité de la loi ». Il importe tellement à la loi d'être certaine, que, sans cette condition, elle ne peut même être juste.
« En signalant à vos réflexions cette situation spéciale de notre temps, je ne fais que paraphraser ce que disait naguère la conférence des avocats à la Cour de Cassation de France par l'organe de son président. « La loi ne réside pas seulement, comme autrefois, dans nos cinq codes s'immisçant dans les moindres détails de notre activité sociale, elle devient nécessairement compliquée par la complexité même des rapports qu'elle veut réglementer. Incessamment remaniée, elle ne permet, en jurisprudence, aucune construction durable. L'effort de l'interprète est toujours à recommencer. Jamais la (page 147) mission des juridictions auxquelles nous prêtons notre concours ne fut ni plus chargée, ni plus difficile » (Belg. Jud., 1927, p. 34.)
Toutes les critiques que nous avons dirigées contre la confection vicieuse des lois s'appliquent aux arrêtés royaux réglementaires et aux circulaires interprétatives des lois. Leur rédaction s'élabore dans les conditions défectueuses que nous exposions plus haut en matière législative. Plus encore que pour la rédaction des lois, ce travail est souvent effectué par des fonctionnaires non au courant des choses du droit, et même, s'ils connaissent le droit, ils sont souvent si spécialisés qu'ils sont quelque peu tentés de perdre de vue les branches de la science juridique que leurs fonctions ne leur donnent jamais l'occasion d'appliquer. Là aussi, le système des cloisons étanches, dont nous reparlerons dans le chapitre suivant a produit ses inconvénients ; pour ne citer qu'un exemple récent, on a vu au Moniteur du 31 mai 1929, un arrêté royal d'exécution de la loi du 31 juin 1926, qui était abrogée par la loi du 21 mai 1929, publiée au Moniteur le 25 mai ; le département de l'Industrie et du Travail ignorait donc qu'une nouvelle loi sur (page 148) l'enseignement supérieur avait été votée par les Chambres et venait d'être publiée.
En dehors de la rédaction défectueuse de ces dispositions, se pose celle de leur légalité. L'article 107 de la Constitution dispose que les cours et tribunaux n'appliquent les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux qu'autant qu'ils sont conformes aux lois.
On sait notamment combien la légalité de certains arrêtés on de certaines circulaires du Ministère des Finances a été critiquée, Dans ces derniers temps, le pouvoir judiciaire a refusé d'appliquer plusieurs décisions administratives : dans une étude publiée par le Journal pratique de droit fiscal (Erreurs et abus existant dans la réglementation et la perception des impôts directs sur les revenus, par un ancien magistrat, Supplément au Journal pratique du droit fiscal, 1928), un ancien magistrat a relevé toutes les dispositions administratives du département des finances qui sont contraires aux lois ; l'exposé de ces illégalités comporte soixante-quinze pages, Evidemment parmi ces critiques, il en est qui peuvent être discutées et certaines thèses ne seraient peut-être pas adoptées par les tribunaux ; le plus grand nombre d'entre elles cependant doivent être considérées comme fondées. Récemment l'administration par une circulaire du 26 mars organisait le régime fiscal des sociétés en nom collectif et en commandite simple ; à peine cette circulaire fut-elle rendue publique, que son illégalité fut démontrée, illégalité basée sur des (page 149) motifs d’ordre juridique qui avaient échappé à l'administration compétente.
Il résulte de cette situation, une insécurité très préjudiciable aux relations civiles et commerciales. La doctrine critique telle décision comme contraire à la loi, mais les tribunaux admettront-ils cette thèse ? Généralement, si une procédure est entamée, l'administration poursuit l'action jusqu'en Cassation, et c'est à ce moment seulement que, s'inclinant devant la juridiction suprême, l'administration modifie sa décision et que l'incertitude vient à disparaître ; d'où inégalité entre les contribuables, demandes de restitution, complications multiples qui eussent pu être en grande partie évitées.
Un progrès a d'ailleurs été réalisé dans ce domaine depuis que les circulaires fiscales sont publiées et que le contribuable peut en examiner la légalité. Il n’en fut pas toujours ainsi ; l'administration pendant longtemps a prétendu les tenir secrètes et se soustraire ainsi au contrôle de la doctrine. Elle avait même refusé, - la décision avait été prise par un ministre intérimaire en l'absence du titulaire du portefeuille des finances - d'en donner communication à une commune et à un membre du Parlement : « Le ministère des Finances, disait la réponse parlementaire à laquelle nous faisons allusion, édite un recueil des instructions administratives (page 150) strictement réservé au personnel de ses services. Outre les lois et arrêtés, ce recueil comprend des instructions relatives à l'application des impôts, à la comptabilité des deniers publics... Les communes peuvent se procurer, par le Moniteur Belge, le texte des lois et arrêtés. Les autres instructions ne peuvent leur être communiquées, soit parce que, par la nature de la matière traitée, elles n'intéressent que les services dépendant du ministère des Finances, soit surtout en raison de leur caractère confidentiel » (Questions et réponses parlementaires, 1924, p. 392, n°177). M.’l'heunis, premier ministre et ministre des Finances a mis fin à ce régime, en prescrivant l’impression des circulaires fiscales en un bulletin des contributions directes, ce que d'ailleurs l'administration de l'enregistrement avait toujours fait.
Il est à noter qu'il ne manque pas, parmi les décisions de l'administration dont on peut critiquer la légalité, de mesures favorables aux contribuables eux-mêmes et qu’elle applique dans un motif d'équité. Mais en agissant ainsi, elle dépasse ses pouvoirs : l'article 112 de la Constitution dispose que nulle exemption ou modération d'impôt ne peut être établie que par une loi : le pouvoir législatif a seul le droit d'accorder des exemptions fiscales, l'administration ne peut, par voie d'interprétation bienveillante, porter atteinte ce principe. Si la loi est mal faite, il faut la corriger, mais non (page 151) lui faire dire, par voie d'interprétation administrative, ce qu'elle ne dit pas.
Et qu'on ne croie pas que ces illégalités établies en faveur du contribuable ne puissent lui causer aucun préjudice. Si un différend surgit avec l'administration au sujet de l'interprétation de ces circulaires illégales, le contribuable est privé des voies de recours judiciaires que la loi lui accorde ; le pouvoir judiciaire saisi d'un conflit de ce genre, refusera d'appliquer la circulaire en vertu de l'article 107 de la Constitution dont nous avons rappelé ci-dessus le texte, et le contribuable n'aura d'autre moyen de faire valoir son droit qu'un recours à l’administration supérieure. Nous ne contestons pas un instant que semblables recours hiérarchiques ne soient examinés avec grande conscience par l'administration centrale qui s'efforce de concilier les intérêts en cause, mais qui ne voit combien nous sommes ici dans le domaine de l'arbitraire, combien, par une voie indirecte, on prive le citoyen des recours judiciaires prévus par la loi, et qui ne lui auraient pas fait défaut si la mesure prise par l'administration seule avait été, comme la Constitution l'exige, l'œuvre du législateur.