(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)
(page 9) La question de la création d'un Conseil d'Etat en Belgique a été maintes fois soulevée. Elle fut, à plusieurs reprises à l'ordre du jour de nos assemblées parlementaires ; des magistrats, des avocats, des hommes politiques, des fonctionnaires, l'ont choisie comme sujet de discours ou d'études doctrinales ; la presse judiciaire, comme la presse politique se sont emparées de ce problème et ont fait campagne pour en demander la solution.
Mais la lecture des nombreux travaux consacrés à cet aspect de notre organisation politique et administrative est, au premier abord, déconcertante. On voit, en effet, la création d'un Conseil d'Etat préconisée pour parer à des inconvénients ou à des abus qui paraissent sans contact entre eux ; un auteur défend l'idée de créer ce conseil pour améliorer le fonctionnement d'une institution, en repoussant l'idée de lui conférer telle attribution, (page 10) qu'un autre considère, au contraire, comme essentielle.
Il est donc nécessaire, au début de cette étude, et sous réserve des précisions que nous donnerons plus tard, de rechercher quels sont les pouvoirs ou attributions que l'on a proposé de confier au Conseil d'Etat.
Lorsqu'on parle en Belgique d'un Conseil d'Etat, on songe spécialement à l'institution qui fonctionne sous ce nom en France où elle a acquis, au cours du XIXème siècle, une autorité toujours grandissante.
On peut classer en deux groupes les principales attributions du Conseil d'Etat en France, et c'est autour de ces deux groupes d'attributions que la doctrine a discuté en Belgique, depuis les débuts de notre indépendance ; c'est pour les réaliser, que plusieurs projets ont vu le jour.
Tout d'abord, on préconise l'institution d'un Conseil d'Etat en vue d'améliorer la rédaction de nos lois et de nos arrêtés royaux. Le Conseil serait appelé à donner son avis sur les projets présentés aux Chambres, et éventuellement sur les amendements qui surgissent au cours de la discussion et risquent souvent de compromettre l'économie d'un projet, ou tout au moins d'en rendre l'interprétation et l'application malaisées.
On propose également de soumettre à l'avis du Conseil les projets d'arrêtés royaux ou ministériels d'intérêt général, parfois même certaines (page 11) circulaires ministérielles, d'assurer notamment, par un examen préalable, et sous réserve du pouvoir que l'article 107 de la Constitution confère aux tribunaux, la parfaite légalité des actes de l'autorité publique.
On donne en général le nom de Conseil d'Etat législatif ou de Conseil de législation à l'organisme appelé à remplir le rôle que nous venons d'exposer sommairement Mais il existe un autre groupe d'attributions dont on préconise de doter le Conseil d'Etat : elles sont de nature contentieuse et ceux qui voudraient limiter à ce domaine le rôle de l'organisme à créer, proposent généralement de le baptiser du nom de Cour du contentieux administratif.
On appelle contentieux administratif, l'ensemble des difficultés et contestations dont la connaissance appartient à l'administration. Ces contestations sont de deux ordres :
En premier lieu, le domaine que la jurisprudence française appelle le contentieux de pleine juridiction.
L'administration a lésé le droit d'un particulier ; celui-ci réclame une réparation pécuniaire. Normalement, il appartient en Belgique, aux tribunaux, de statuer sur ces conflits. Cependant, jusqu'en ces dernières années, les tribunaux se sont refusés apprécier l'acte de la puissance publique, à reconnaître à la partie lésée par cet acte, un droit à la réparation du dommage subi. Bien que cette (page 12 jurisprudence se soit modifiée, et que nos tribunaux accueillent maintenant, en principe, les actions en responsabilité dirigées contre la puissance publique, il subsiste néanmoins des cas où la décision souveraine appartient encore l'administration, sans contrôle du pouvoir judiciaire. La Cour du contentieux administratif aurait à statuer, sur ces conflits, avec un ensemble de garanties dont actuellement le particulier, en présence de l'administration, est complètement dépourvu.
En second lieu, le domaine que la jurisprudence française appelle le contentieux de l'annulation. Cette fois, il ne s'agit pas d'accorder une réparation pécuniaire, mais d'empêcher la lésion d'un droit en provoquant l'annulation d'une mesure illégale, afin d'en faire interdire l'exécution. En Belgique, il n'existe pas, dans ce domaine de recours juridictionnel à la disposition du particulier ; les uns sont d'avis d'en attribuer la connaissance à la Cour de cassation, d'autres à un Conseil d'Etat, ou à une Cour du contentieux administratif.
Telles sont les attributions principales qu'on a proposé de confier en Belgique au Conseil d'Etat : conseil de législation, cour de justice administrative chargée soit du contentieux de pleine juridiction, soit du contentieux de l'annulation. Nous aurons l'occasion, au cours de cette étude, de développer cet exposé sommaire d'attributions aussi importantes que variées ; mais cette simple nomenclature permet déjà de comprendre comment (page 13) certains préconisent la création d'un Conseil d'Etat législatif, tout en s'opposant à la création de semblable organisme appelé à statuer en matière contentieuse, alors que d'autres suggèrent comme d'une nécessité inéluctable, l'institution d'une Cour du contentieux administratif, se montrant sceptiques sur les résultats de l'institution d'un Conseil d'Etat législatif.
La création d'un Conseil d'Etat, sous l'un ou l'autre nom, ou sous l'une ou l'autre forme, est donc proposée comme un remède à certaines imperfections de notre droit public et administratif, comme un moyen d’empêcher des abus ou d'en assurer le redressement.
Nous examinerons d'abord les différents projets et suggestions qui ont été formulés en Belgique, depuis près d'un siècle, dans ce domaine. Passant ensuite en revue les diverses attributions que nous venons d'énumérer sommairement, nous rechercherons, dans le cadre de nos institutions constitutionnelles, la meilleure solution aux imperfections, le meilleur remède aux abus que nul ne conteste d'ailleurs plus aujourd'hui.