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L'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique
VELGE Henri - 1930

VELGE Henri, L’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique

(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)

Chapitre II. Les projets de création d’un Conseil d’Etat en Belgique

Section III. Période de révision constitutionnelle

(page 101) Pendant toute la période précédente, les débats relatifs à la question du Conseil d'Etat se sont produits presque exclusivement en dehors des enceintes parlementaires.

L’effort réalisé pendant de nombreuses années par la doctrine, l'appui qu'une jurisprudence toute récente a donné aux idées nouvelles, ne permettent plus au Gouvernement et au parlement de se tenir écartés de la solution du problème agité depuis quatre-vingt-dix ans. La révision constitutionnelle sera l'occasion de rechercher si, sous l'une ou l'autre forme, un Conseil d'Etat doit être introduit dans nos institutions politiques ou si une autre solution ne peut être donnée aux imperfections de notre droit public auxquelles l'institution d'un Conseil d'Etat doit parer.

Aux termes de l'article de la Constitution, le pouvoir législatif, avant d'entreprendre la révision de la Constitution. est tenu de déclarer qu'il y a lieu à révision de telle disposition qu'il désigne ; après cette déclaration, les deux Chambres sont dissoutes ct les nouvelles Chambres statuent de commun accord avec le roi, sur les points soumis à révision.

Conformément à cette prescription, le Gouvernement, (page 102) en 1919, soumit à la Chambre un projet de déclaration de révision de la Constitution (doc. parl. Chambre 1918-1919, n°329).

Dans le domaine qui nous occupe, la déclaration envisageait la révision de l’article 26 relatif à l'exercice collectif du pouvoir législatif par le roi, la Chambre des représentants et le Sénat, en vue de permettre l’institution. dans notre système législatif, d'un Conseil d'Etat, appelé, comme le Conseil d'Etat de France, à collaborer à l'étude et à la rédaction des lois, à préparer et à étudier les décisions administratives, et donner son avis sur les questions que lui soumet le Gouvernement (Ibid., p. 4).

En matière de juridiction administrative, la déclaration prévoyait la révision de l'article 105 de la Constitution afin « d'introduire la suite de ce texte un ou plusieurs articles nouveaux en vue de créer une Cour du contentieux administratif, de déterminer sa compétence et ses attributions et de prévoir l'organisation d'autres tribunaux administratifs » (Ibid., p. 9). L'exposé des motifs ajoutait que cette proposition était faite « pour répondre aux exigences de la situation politique » et à celles d’ « une bonne gestion des affaires publiques. »

L’article 93 de la Constitution prévoyait que la loi peut confier les contestations qui ont pour objet des droits politiques à d'autres juridictions qu'aux tribunaux ordinaires, le pouvoir législatif ordinaire (page 103) avait évidemment le droit d’organiser un ou plusieurs degrés de juridiction administrative ; mais le Gouvernement estimait « plus sage, à son avis, de poser dans le Constitution les bases de l'organisation des tribunaux administratifs, ce qui affermirait leur autorité et augmenterait leur prestige » (Ibid., p. 2 à 4).

En même temps, le Gouvernement proposait la révision de l'article 106 de la Constitution, aux termes duquel la Cour de cassation prononce sur les conflits d'attributions ; en faisant cette proposition, le Gouvernement envisageait la possibilité de conflits entre la Cour de cassation et la Cour du contentieux administratif et la création, pour les résoudre, d'un tribunal des conflits composé, suivant le régime français, de membres de chacune des deux juridictions.

Il n'était pas proposé de toucher à l'article 108, 5°, relatif à l'intervention du roi ou du pouvoir législatif pour empêcher que les conseils communaux et provinciaux ne sortent de leurs attributions ou ne blessent l'intérêt général. Il est noter que le Gouvernement en rédigeant le projet de déclaration de révision constitutionnelle, n'avait pas l'intention de proposer nécessairement la modification de tous les articles mentionnés dans la déclaration ; il envisageait simplement la possibilité de faire cette révision et voulait s'assurer, que dans leur œuvre révisionniste, les Chambres issues de la dissolution (page 104) ne seraient pas arrêtées par l'absence de mention, dans la déclaration, d'un article dont la révision, au cours des débats, paraîtrait s'imposer. La logique exigeait donc que l’article 108, 5° soit mentionné dans la déclaration ; comme aucune justification de l'absence de cet article ne fut donnée, il faut en conclure à un oubli du Gouvernement, oubli inexplicable d'ailleurs et qui dénote quelque légèreté dans la rédaction de cet important document qu'est un projet de déclaration de révision : nous aurons l'occasion d'examiner les conséquences de cet oubli.

La déclaration de révision de ces articles fut votée sans discussion par les deux Chambres.

Parmi les propositions de révision ci-dessus mentionnées, la question de la création d’un Conseil d'Etat législatif et de la révision de l'article 26 fut abordée la première.

Bien que le Gouvernement ait proposer la création d'un Conseil d'Etat législatif, les commissions de la Chambre et du Sénat estimèrent cependant qu'il y aurait lieu d'aborder l'examen de ce problème. Elles ne méconnurent pas un instant la nécessité d’adopter des mesures en vue d'améliorer la rédaction des lois : mais estimant que cette réforme pouvait être réalisée par les moyens dont disposent les législatures ordinaires, ces deux commissions repoussèrent toute modification constitutionnelle ayant pour but de créer un Conseil d'Etat (page 105) l'intervention serait soit obligatoire, soit facultative (doc. parl. Chambre, 1920-1921, n°288, p. 3 à 12, et doc. parl. Sénat, 1920-1921, n°291, p. 2).

Avant que le Parlement aborde l'examen de la proposition de révision des articles 105 et 106 de la Constitution, le ministre de la Justice jugea utile de consulter le comité des conseillers du Gouvernement institué auprès de son département. (Note de bas de page : Rappelons que le Gouvernement, en 1918, avait décidé d’adjoindre à chaque département, des conseillers auxquels le ministre soumettait les questions importantes concernant son département ; l’institution ne donna pas d’heureux résultts et fut supprimée en 1922).

Dans un premier avis (rapport du 19 juillet 1920), le comité se déclara pour la création d'une Cour du contentieux administratif ; il considérait l'institution de cet organisme comme une conséquence logique de la séparation des pouvoirs : à ce point de vue, il envisageait la nécessité de réparer le dommage que les pouvoirs publics peuvent causer, par leurs actes, à des particuliers. et d'accorder une voie de recours, à quiconque est lésé par un acte d’une autorité publique qui a excédé ses pouvoirs, en vue de faire annuler cet acte. Il est noter que cet avis était émis avant la modification de la jurisprudence de la Cour de cassation ci-dessus mentionnée.

Dans un second avis (rapport du 10 décembre 1920), le même comité précisait sa façon de voir en mettant en évidence la (page 106) nécessité de prévoir l'annulation des actes des autorités administratives excédant leurs pouvoirs, la question de la responsabilité des pouvoirs publics ayant perdu de son importance depuis l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation consacrée par les arrêts du 5 novembre 1920 (Pas., 1920, I, 193) et du 16 décembre 1920 (Pas., 1922, I, 65) dont nous avons fait mention.

Pendant que la commission de la Chambre examinait les textes constitutionnels dont la révision lui était proposée, le Gouvernement jugea utile de constituer une commission extraparlementaire chargée d'étudier les propositions relatives à la révision du titre III, chapitre III de la Constitution, consacré au pouvoir judiciaire.

Chose curieuse, cette initiative fut assez mal appréciée dans les milieux parlementaires. Le Gouvernement avait adopté cette attitude, dont nous avons vainement cherché la justification, de laisser le Parlement exercer seul le droit d'initiative en matière de révision constitutionnelle. Or, celui-ci, sans expliquer d'ailleurs cette prétention, semblait concevoir que seul, il possédait le droit d'intervenir, et il considérait comme inopportune toute décision du Gouvernement tendant à faciliter à ce dernier l'exercice d'un droit que l'article 27 de la Constitution lui reconnaît sur un pied de parfaite égalité avec les Chambres, qu'il s'agisse du (page 107) pouvoir législatif ordinaire ou du pouvoir législatif constituant.

Quelles qu'aient été, en cette matière, les susceptibilités parlementaires, la commission gouvernementale était constituée, et elle devait poursuivre sa mission ; son président s'efforça, par un contact avec la commission parlementaire dite des XXI, de maintenir la bonne entente, et de faire disparaître les appréhensions que son initiative avait fait naître.

Dès les débuts de ses travaux, la commission marqua ses préférences pour la solution judiciaire de la question de la responsabilité de la puissance publique et du contentieux de l'annulation. A l'initiative de M. Paul Leclercq, à cette époque premier avocat général à la Cour de cassation, elle abandonna l'idée de préconiser l'établissement d’une juridiction nouvelle. Nous examinerons plus loin les conclusions de la commission ; bornons-nous à signaler ici que la commission proposa de compléter (page 108) l'article 105 de la Constitution par l'adjonction d'un alinéa ainsi conçu : « La Cour de cassation prononce, d'après le mode réglé par la loi, sur les conflits d'attribution et sur les recours en annulation pour excès de pouvoir formés contre les actes des autorités administratives. »

Subsidiairement, dans le cas où le Gouvernement ou le Parlement ne se rallieraient pas à l'idée de confier cette compétence nouvelle à la Cour de Cassation, la commission proposait le texte suivant : « La loi peut instituer une juridiction chargée de statuer sur les litiges administratifs qu’elle désignera, ainsi que sur les recours en annulation pour excès de pouvoir formés contre les actes des autorités administratives » (Procès-verbal du 21 avril 1921).

La commission extraparlementaire termina ses travaux le 21 avril 1921, et communiqua le résultat de ses études au Gouvernement.

Mais la commission parlementaire des XXI se rallia malheureusement à l'avis émis par son rapporteur M. Mechelynck. La lecture de ce document, d'ailleurs assez superficiel, peu en rapport avec l'importance de l'objet en discussion, et qui laisse complètement dans l'ombre les importants travaux juridiques publiés sur cette question, donne l'impression très nette que son auteur était systématiquement hostile à toute réforme, tant à la modification proposée par la commission (page 109) extraparlementaire, qu'à toute suggestion de créer une Cour du contentieux administratif. Nous examinerons plus loin l'argumentation du rapporteur ; celui-ci s'attacha surtout à défendre l'idée que l'intervention du pouvoir judiciaire dans le domaine du contentieux de l'annulation serait une atteinte directe au principe de la séparation des pouvoirs que nos constituants ont placé à la base de notre pacte fondamental : il s'abstint d'ailleurs de préciser ce qu'il entendait par ces mots « séparation des pouvoirs », bien que l'on ait démontré péremptoirement qu'ils avaient une signification toute différente dans le droit constitutionnel belge et dans le droit constitutionnel français. (WODON, op. cit., p. 82. Avis du procureur général LECLERCQ, Pas., 1920, l, 199. Arrêt du 5 novembre 1920, Pas., 1920, l, 234)

Quant à la création d'une juridiction contentieuse, M. Mechelynck l'estimait inutile ; il suffisait, selon lui, au législateur ordinaire, d'améliorer le fonctionnement des juridictions administratives existantes, sans porter le moindre changement aux institutions constitutionnelles (doc. parl. Chambre, 1920-1921, n°288).

Le Gouvernement, déjà fort peu disposé, comme nous l'avons dit plus haut, à user de son droit d'initiative en matière de révision constitutionnelle, peu encouragé par le rapport décevant de M. Mechelynck, s'abstint même de saisir officiellement la Chambre du projet adopté par la commission extraparlementaire. M. Carton de Wiart, premier (page 110) ministre, sans formuler de proposition précise, exposa devant la Chambre les idées qui avaient engagé le Gouvernement à proposer la révision de l'article 105 de la Constitution.

Il ne manqua pas de faire remarquer que, si le rapport de M. Mechelynck contenait des arguments tendant à rejeter l'idée de confier le contentieux de l'annulation à la Cour de cassation, il avait trop sommairement envisagé la solution subsidiaire, consistant à créer une Cour du contentieux administratif. M. Carton de Wiart s'attacha à établir la nécessité de créer cette juridiction et mit en relief l'utilité de l'intervention de cet organisme dans l'exécution de diverses lois récentes.

Mais, tout en défendant cette thèse avec vigueur, il ne formula aucune proposition et la Chambre n'eut même pas, par ce fait, à émettre un vote sur un texte dont elle n'était pas saisie (Ann. Parl. Chambre 1920-1921, pp. 1487 à 1492)

Singulière situation assurément. On eût parfaitement compris que la Chambre des représentants, composée de députés envoyés cette assemblée par le corps électoral, c'est-à-dire l'émanation du peuple lui-même, ait proposé des mesures destinées à garantir le citoyen contre l'arbitraire administratif, et que le Gouvernement, défendant les prérogatives dont il avait joui jusqu'à ce moment, ait combattu semblable proposition. Mais ce n'est pas ainsi que les événements se présentèrent. Alors que (page 111) le Gouvernement était favorable à une solution qui certainement devait réduire ses pouvoirs, et qu'il était prêt à en faire le sacrifice, reconnaissant la justesse des revendications de ses administrés, ce fut la Chambre qui s'opposa à la réforme et refusa aux citoyens des garanties qu'en dehors des enceintes parlementaires, tout le monde jugeait cependant nécessaires.

Lorsque la question vint au Sénat, le rapporteur, M. Braun (doc. parl. Sénat, 1920-1921, n°291), tenta de rompre une nouvelle lance en faveur de la solution constitutionnelle de la question du contentieux administratif, et la commission du Sénat parut favorable à l'admission dans notre pacte fondamental d'une disposition qui permettrait d'instituer une juridiction administrative. Toutefois la commission du Sénat étant persuadée qu'elle ne parviendrait pas à rallier sa manière de voir la majorité des deux tiers de la Chambre des représentants, majorité requise pour une révision constitutionnelle, et pénétrée de la nécessité de faire aboutir dans le plus bref délai la procédure révisionniste sans ajouter une difficulté de plus à celles qui l'avaient retardée jusqu'à ce moment, proposa de rejeter tonte modification aux articles 105 et 106.

Le rapport de M. Braun ne fut pas discuté. (Ann. parl. Sénat 1920-1921, p. 1304.)

La proposition est-elle donc définitivement ajournée et faut-il attendre que, les idées s'étant développées, une nouvelle révision constitutionnelle (page 112) permette d'envisager une réforme offrant les garanties nécessaires ? Heureusement non. A la séance de la Chambre du 7 juin 1921 (Annales parl. Chambre 1920-1921, p. 1491), le ministre des Colonies, M. Franck, fit, d'accord avec le premier ministre, M. Carton de Wiart, une déclaration d'ou il résulte que la question du contentieux administratif est réservée dans son entier : la Constitution laisse au législateur ordinaire toute liberté d’adopter telle solution qu'il estimera opportune et aucun obstacle d'ordre constitutionnel ne s'oppose à ce que la loi intervienne dans ce domaine pour protéger les particuliers contre l’arbitraire des autorités publiques.


C'est par cette déclaration que se termine la période constitutionnelle de notre exposé historique. Les Chambres constituantes se séparèrent laissant sans solution le problème de la création, en Belgique, d'un Conseil d'Etat ou d'adoption de toute autre disposition permettant de parer aux inconvénients que la création de ce Conseil ou d'une Cour du contentieux administratif aurait dû faire disparaître. Elles laissaient encore pendant ce problème que Rogier appelait déjà en 1853 « cette très vieille et très difficile question si souvent débattue et toujours ajournée

Il semble que la doctrine, quelque peu découragée par l'accueil de la Chambre et de son rapporteur ait, (page 113) pour quelque temps. effacé la question du Conseil d'Etat du programme de ses travaux : la littérature juridique relative à cette question, si abondante et d'une qualité si remarquable pendant les vingt premières années de ce siècle, cessa de s'en préoccuper.

Mais dans les milieux parlementaires mêmes, l'idée paraît prête à rejaillir. A deux reprises, un ancien ministre, M. Albert Devèze, un des chefs du parti libéral, a repris l'examen de la question dans des articles de presse. « Lors de la dernière révision constitutionnelle, dit-il, l’idée ne fut pas sérieusement mise en discussion, Il est difficile de discerner ce qui lui valut ce sort misérable. A peine quelques orateurs songèrent-ils à exprimer de vagues regrets, et je me reprocherais certes mon propre silence. si je n'avais été à cette époque, - en 1920 - absorbé par d'autres préoccupations et chargé d'autres responsabilités. Mais il est temps encore d'y revenir. » (Le Soir du 9 mars 1927.)

Souhaitons donc, avec M, Devèze, que le Gouvernement et le Parlement y reviendront bientôt ; dans les chapitres suivants, nous nous efforcerons de rechercher la meilleure solution aux délicats problèmes que soulève la création d’un Conseil d'Etat.