Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

L'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique
VELGE Henri - 1930

VELGE Henri, L’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique

(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)

Chapitre II. Les projets de création d’un Conseil d’Etat en Belgique

(page 15) L'étude historique des différents projets d'institution d'un Conseil d'Etat, en Belgique, commence dès les premières années qui ont suivi la mise en vigueur de notre Constitution. Mais le législateur constituant, s'étant vivement attaché, dans l'élaboration de notre pacte fondamental, à mettre fin aux abus des régimes précédents, il est indispensable, pour faire un exposé complet, de remonter aux premières lois de la révolution française.

Nous passerons donc rapidement en revue, dans une première section, les idées qui ont inspiré le législateur français, et les auteurs de la loi fondamentale du royaume des Pays-Bas, lorsqu'ils ont institué un Conseil d'Etat ; nous pourrons connaitre ainsi dans quel esprit cette institution a fonctionné pendant les trente premières années du XIXème siècle.

La Constitution belge ne fait pas mention d'un (page 16) Conseil d'Etat mais dès le lendemain de sa promulgation, l'idée de créer semblable institution fut soulevée au parlement.

Pendant une première période, qui s'étend de 1831 à 1857, le Parlement et le Gouvernement se montrent vivement préoccupés de l'insuffisance de la préparation législative, et aussi, mais dans une mesure moindre, de l'absence, dans notre organisation, d'une juridiction administrative contentieuse ; cependant aucun projet ne put aboutir, malgré l'appui de hautes personnalités politiques de l'époque.

Une seconde période comprend les années 1857 à 1920. La question prend un caractère doctrinal. Nous ne voyons plus le Parlement se préoccuper, d'une façon directe, de créer un Conseil d'Etat sous une forme quelconque ; mais la doctrine s'empare de la question ; de nombreuses études juridiques sont publiées en vue d'attirer l’attention, non seulement des spécialistes du droit, mais même du public tout entier, sur la nécessité de certaines réformes dans le domaine qui nous occupe. En même temps, la jurisprudence des tribunaux tend à se fixer dans une direction qui devait aboutir, en consacrant une indépendance excessive de l'administration, à de véritables dénis de justice ; le problème se pose ainsi sous un jour nouveau ; l'idée de la création d'une juridiction administrative contentieuse occupe de plus en plus la première place dans les projets de réforme défendus par certaines personnalités du monde du droit, alors que d'autres, inspirées par l'idée de remédier au même mal, voient dans une extension de la compétence du pouvoir judiciaire, la solution de la question.

Les différentes études publiées, pendant cette période, préparent le terrain pour la réforme constitutionnelle de 1921.

La troisième période, enfin, qui s'étend de 1920 nos jours, est caractérisée par deux grands événements, Tout d'abord, une orientation nouvelle de la jurisprudence de la Cour de cassation, inaugurée par l'arrêt du 5 novembre 1920, en matière de responsabilité des pouvoirs publics, consacre certaines thèses doctrinales défendues au cours de la période précédente. D'autre part, la révision constitutionnelle entamée en 1920, pose nettement devant le Parlement, le problème de la création d'un Conseil d'Etat, soit sous la forme d'un Conseil législatif, soit avec les attributions d'une Cour du contentieux administratif. Malheureusement le législateur constituant se montra incapable de résoudre le problème posé devant lui. Mais bien qu'il se soit refusé à insérer un texte nouveau dans la Constitution, il laissa néanmoins la porte ouverte à toutes les réformes que le législateur ordinaire voudrait introduire dans ce domaine.

Section I. La Constitution de l’an VIII et la Loi fondamentale de 1815

(page 18) L'ancien régime avait connu, en France comme dans nos provinces, des institutions qui, sous le nom de Conseil d'Etat ou de Conseil privé, avaient pour mission de collaborer à la rédaction des lois et des ordonnances.

Les bouleversements politiques de la fin du XVIIIème siècle firent sombrer ces institutions : en France, l'Assemblée constituante supprima le Conseil d'Etat et l'annexion de notre pays à la France fit disparaître les institutions analogues qui avaient, pendant plusieurs siècles, pris une part importante à la direction des affaires publiques.

En décidant cette suppression, le législateur révolutionnaire avait voulu faire disparaître les institutions qui, sous l'ancien régime, avaient été les collaboratrices des souverains dans l'élaboration des lois ; mais une autre préoccupation dominait la législation de cette époque : enlever aux tribunaux toute prétention à cette espèce de puissance législative qu'exerçaient autrefois les parlements de France par voie d'arrêts de règlement (BOURQUIN, La protection des droits individuels contre les abus de pouvoir en Belgique, p. 17). A cette fin, l'article 10 du titre Il de la loi des 16 et 24 août 1790 interdit aux tribunaux de prendre directement ou indirectement aucune part à l'exercice (page 19) du pouvoir législatif, et l'article 12 de la même loi dispose que les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives, les juges ne pouvant, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs en citant devant eux, les administrateurs, en raison de leurs fonctions.

La loi du 16 fructidor an III, votée par la Convention. fait défense itérative aux tribunaux, de connaître des actes d'administration de quelque espèce qu'ils soient, et la loi du 21 fructidor an III donne au pouvoir exécutif le droit de soustraire aux tribunaux toutes contestations qui, d'après lui, devraient tomber sous le coup de la loi du 16 fructidor.

L'orientation de la législation révolutionnaire de cette période est donc très nette : plus de Conseil d'Etat pour préparer les lois ; point non plus de juridiction contentieuse administrative pour juger les conflits d'ordre administratif que la loi soustrait aux tribunaux d'une manière très catégorique.

Cette situation se modifie par la promulgation de la Constitution du 22 frimaire an VIII instituant le Consulat : un Conseil d'Etat est créé et deux attributions importantes - préparation des lois et contentieux administratif - lui sont conférées.

L'article 52 de cette Constitution charge ce Conseil (page 20) placé sous la direction des consuls, de rédiger les projets de lois et les règlements d'administration publique, et de résoudre les difficultés qui s'élèveraient en matière administrative. La double mission du Conseil d'Etat est cette fois bien précisée ; mission législative : il collabore à la préparation des lois et des règlements d'administration publique : mission contentieuse : il tranche les conflits d'ordre administratif.

L'arrêté du 5 nivôse an VIII organise le Conseil d'Etat : les conseillers désignés par le Gouvernement sont chargés de présenter les projets de loi et d'en soutenir la discussion devant le tribunat et le corps législatif. Sur le renvoi qui lui est fait par les consuls, le Conseil d'Etat développe le sens des lois, et prononce un semblable renvoi sur les conflits qui peuvent s'élever entre l'administration et les tribunaux, ainsi que sur les affaires contentieuses dont la décision était précédemment remise aux ministres (article 11).

Aux termes de l'article 8 de cet arrêté, la proposition d'une loi ou d'un règlement d'administration publique doit être provoquée par les ministres, chacun dans l'étendue de ses attributions. L'initiative émane quelquefois directement du premier consul. Si les consuls adoptent les propositions ministérielles, ils renvoient le projet à la section compétente pour rédiger la loi le règlement. Lorsque le travail est achevé, le président de la section en informe les consuls, ceux-ci convoquent (page 21) l'assemblée générale du Conseil d'Etat et le projet est discuté sur le rapport de la section qui l'a rédigé ; le Conseil d'Etat transmet ensuite son avis motivé aux consuls.

Le Gouvernement est libre de présenter ou non l'avant projet du Conseil d'Etat. Si le projet présenté est admis par lui, trois orateurs du Conseil peuvent être désignés pour le défendre devant le tribunat et le corps législatif.

« Ainsi, le Conseil d'Etat était appelé à jouer un rôle considérable dans la législation, non seulement en préparant et en discutant les projets de lois, mais aussi en interprétant les actes législatifs antérieurs par des avis qui, lorsqu'ils étaient approuvés par le chef de l'Etat et insérés au Bulletin des lois, avaient force de loi ; enfin en les complétant par des règlements qui fixaient la marche à suivre pour leur exécution. » (AUDOC, Le Conseil d’Etat, Paris, 1876, pp. 89 et 90.)

Nos codes renferment encore aujourd'hui plusieurs avis émis cette époque par le Conseil d'Etat et auxquels on reconnait force obligatoire.

En matière contentieuse, le Conseil d'Etat a aussi un caractère purement consultatif : le Conseil ne fait que préparer des projets de décrets qu'il soumet au pouvoir exécutif. C'est le premier consul, et, plus tard, l'empereur qui statue en signant le décret (WODON, Le contrôle juridictionnel de l’administration, Bruxelles, 1919, pp. 19 et 20. BOURQUIN, op. cit., p. 23.)

(page 22) Composé de jurisconsultes éminents, laboratoire d'hommes et laboratoire d'idées (MADELIN, La France de l’Empire, p. 166), le Conseil d'Etat sous l'Empire, joua un rôle considérable dans l'œuvre de reconstitution de la société et de I’administration civile, telle que l'avait entreprise Napoléon Ier. Il suffira de rappeler ici la part que le Conseil d'Etat prit à l'élaboration des cinq codes, ainsi qu'à la rédaction des règlements d'administration publique qui organisent les différents services de l'Etat complètement réformés par l'empereur.

Mais les mérites du Conseil d'Etat passent bientôt au second plan, lorsque cette institution devient un instrument entre les mains de l'empereur pour établir la prédominance de l'administration sur le pouvoir judiciaire « Nos cours de justice eurent maintes fois à souffrir de son autoritarisme inflexible. Leur compétence se vit bien vite méconnue au profit de l'administration impériale. Il y eut dans cet ordre d'idées, toute une série de mesures excessives qui froissaient péniblement nos sentiments individualistes et notre immense besoin de liberté. L'action des tribunaux fut entravée, même dans les matières essentiellement civiles comme les questions de propriété. » (BOURQUIN, op. cit.n p. 24.)


(page 23) Le régime hollandais laisse subsister le Conseil d'Etat, avec son caractère d'organisme consultatif. Aux termes de l'article 72 de la loi fondamentale du 24 août 1815, le roi soumet aux délibérations du Conseil d'Etat toutes les propositions qu'il fait aux Etats Généraux et toutes celles qui lui sont faites par ceux-ci, de même que toutes les dispositions générales d'administration intérieure de l'Etat et de ses colonies. En tête de toutes les lois et ordonnances, il est fait mention que le Conseil d'Etat a été entendu. Le roi prend de plus l'avis du Conseil d'Etat en toutes affaires d'intérêt général ou particulier, lorsqu'il le juge nécessaire. Mais le roi décide seul et donne chaque fois avis de sa décision au Conseil d'Etat.

En même temps, le pouvoir judiciaire se voit restituer la compétence que lui avaient donnée les lois révolutionnaires. Un arrêté royal du 5 mai 1816 interdit aux autorités administratives. conformément à l'article 165 de la loi fondamentale, d'élever les conflits d'attributions pour arrêter le cours ordinaire de la justice. La loi du 16 juin 1816 détermine le mode d'après lequel les contestations sur la propriété, pendantes devant les autorités administratives conformément aux lois françaises, seront transférées aux tribunaux ordinaires.

Mais le roi Guillaume Ier revient rapidement en arrière par son arrêté du 5 octobre 1822. Il ne peut (page 23) entrer, dit cet arrêté, dans les attributions légales et constitutionnelles du pouvoir judiciaire, de prendre connaissance des actes administratifs et de s'y immiscer ; les lois qui attribuent, en certaines matières qu'elles déterminent, la connaissance des contestations aux autorités administratives, déclarent, par cette attribution même, que les tribunaux sont incompétents pour en connaître. L'arrêté enjoint donc aux gouverneurs de province d'intervenir et de soutenir que la cause ne peut appartenir à l'autorité judiciaire, lorsqu'il sera parvenu à leur connaissance que des administrations ou des administrateurs sont cités devant les tribunaux du chef de leurs faits ou actes administratifs, ou que la légalité de leurs actes ou faits administratifs est portée à la connaissance et décision des tribunaux, ou que ceux-ci prennent connaissance de contestations qui sont dans les attributions de l'autorité administrative. Le ministère public est tenu de requérir que les juges aient à s'abstenir de prendre connaissance de la contestation jusqu'à décision royale et des pénalités sont comminées contre les juges qui refusent de se conformer à ce réquisitoire. Le roi se réservait de statuer par décision motivée, après avoir entendu le Conseil d'Etat.

Lorsqu'éclata la révolution de 1830, les Belges avaient le souvenir de l'existence, pendant plus de vingt années, d'un Conseil d'Etat, instrument docile aux mains du souverain, l'aidant à établir la prédominance du pouvoir exécutif sur le (page 25) pouvoir judiciaire en soustrayant à sa compétence les conflits où l'administration était en cause. « Le Conseil d'Etat, dont l'institution avait été prévue par la loi fondamentale, apparaissait en tout ceci, moins comme un tribunal administratif que comme un instrument de l'omnipotence royale (WODON, op. cit., p. 74).