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L'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique
VELGE Henri - 1930

VELGE Henri, L’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique

(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)

Chapitre II. Les projets de création d’un Conseil d’Etat en Belgique

Section III. Période doctrinale

(page 64) L'échec des différents projets présentés aux Chambres législatives a pour effet d'écarter des préoccupations du parlement l'idée de créer un Conseil d'Etat sous l'une ou l'autre forme. Le Gouvernement, de son côté, ne parait plus s'intéresser à la question que M. Rogier s'était efforcé de résoudre.

Mais en dehors des enceintes parlementaires, le problème va prendre une ampleur de plus en plus grande : des études juridiques de premier plan vont attirer sur la question du Conseil d'Etat non seulement l’attention du monde du droit, mais même celle (page 65) de tout le public préoccupé du bon fonctionnement de nos institutions et des garanties dont le citoyen doit jouir devant l'administration.

On peut ranger en trois groupes les publications consacrées, pendant cette période doctrinale, à la question du Conseil d'Etat ; certains auteurs défendent l'idée chère à M. Rogier de l'institution d'un organisme chargé de prêter son concoursà la confection des lois ; leurs travaux vont aboutir à une réalisation partielle de cette idée : la création, en 1911, du Conseil de législation.

D'autres, de plus en plus nombreux, à mesure que la jurisprudence du Conseil d'Etat de France évolue en matière de contentieux administratif, s'attachent à trouver chez nous la solution du problème de la responsabilité de la puissance publique, à garantir le citoyen contre l’arbitraire de l'administration et veiller à ce que celle-ci ne puisse en aucune manière, excéder ses pouvoirs.

Tantôt, à l'inspiration de la France, ils préconisent chez nous la création d'une juridiction administrative. - Conseil d'Etat ou Cour du contentieux administratif, appelée à statuer sur les conflits qui, en vertu, soit de la loi, soit de la jurisprudence. échappent à la compétence des tribunaux ; tantôt, préoccupés de rester dans le cadre des institutions créées par nos constituants, ils voient la solution du problème dans un élargissement du pouvoir judiciaire auquel, soit par une évolution de la jurisprudence, soit par une modification législative, (page 66) soit même par une révision constitutionnelle, seraient soumises les questions qui aujourd'hui échappent à sa compétence.

Nous passerons donc successivement en revue les travaux des partisans d'un Conseil d'Etat législatif ou d'un Conseil de législation, ceux des protagonistes de la création d'une Cour du contentieux administratif et ceux des défenseurs de l'idée d’extension de la compétence du pouvoir judiciaire.

Paragraphe premier. Les partisans d'un Conseil d’Etat législatif

Si, après l'échec du dernier projet présenté aux chambres législatives, le Gouvernement s'abstient de faire au parlement de nouvelles suggestions, il n'abandonne cependant pas l’idée de tenter, dans des domaines déterminés, d'améliorer la préparation des lois. Tantôt, il confie la rédaction d'un projet à une commission extraparlementaire constituée à cet effet : telle la commission organisée par arrêté royal du 15 novembre 1884 pour la révision du Code civil ; tantôt. il crée des comités chargés de préparer des lois ou des arrêtés d'exécution et ayant compétence dans domaine précis. (Voir une liste de ces comités : Doc. parl. Chambre, 1920-1921, n°288, pp. 5 et 6.)

Les arrêtés royaux du 15 mai 1858 et du 10 octobre 1879 instituent respectivement auprès des ministères de l'Intérieur et des Travaux Publics, des comités consultatifs de législation, d'administration générale et de contentieux administratif, comités fusionnés par l'arrêté royal du 22 mars 1883.

Le même rôle est réservé, par l'arrêté royal du 21 janvier 1895 au Conseil des mines, pour les questions intéressant les départements ministériels de l'agriculture, de l'industrie et du travail et des travaux publics. Cet arrêté donne le droit au Conseil des mines d'entendre soit des fonctionnaires du Gouvernement, soit des personnes intéressées dans les affaires soumises à son examen pour lui permettre de réunir les renseignements nécessaires à l'étude de ces affaires.

Toutefois, en dehors de ces quelques mesures destinées à améliorer le fonctionnement de notre organisation législative, dans des matières bien déterminées, l’idée si chaudement débattue au cours des premières années de notre indépendance, paraît ne plus préoccuper les Gouvernements qui se succèdent à cette époque, et c'est dans la doctrine que nous allons voir surgir des propositions nouvelles dont nous mentionnons les principales.

Le 18 novembre 1879, M, van Zuylen, dans un discours prononcé à la séance de rentrée de la conférence du Jeune Barreau d'Anvers, demande d'où provient notre infériorité en matière de confection des lois, et il conclut : de l'absence, en Belgique, de législateurs de profession. (Belgique judiciaire, 1880, p. 161. De l’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique,)

(page 68) La même année, la conférence du Jeune Barreau de Bruxelles (Bulletin général des conférences, 1879-1880, p. 195 et suiv. et 1880-1881, p. 27) inscrit à son tour cette question à l'ordre du jour de ses travaux et rédige un projet de loi instituant un Conseil de législation chargé de préparer les lois et de donner son avis sur toutes les questions d'ordre administratif que le Gouvernement jugerait utile de lui soumettre en tant que ces questions ne présentent aucun caractère contentieux.

La même année, M. Edmond Picard, dans son introduction au tome VI des Pandectes belges, donne son appui à cette suggestion sous le titre : « De la confection vicieuse des lois en Belgique et des moyens d'y remédier. » L'auteur se plaint amèrement de l'indifférence que manifestent les Chambres depuis 1857 devant le problème de la confection des lois, alors qu'au dehors des enceintes parlementaires, « on n'a cessé de pousser des cris d'alarme : M. Delebecque, dans diverses publications, M. Lavallée, dans sa dissertation sur la confection vicieuse des lois en Belgique, MM. Cloes et Bonjean, dans leur recueil de jurisprudence, M. de Fooz, dans son droit administratif, M. Giron, dans son traité du contentieux, M. Antheunis. dans la Belgique judiciaire, M. Thonissen, dans son commentaire de la Constitution, M. Laurent, dans son article sur la compétence relative aux étrangers, M. van Zuylen, dans son discours de rentrée. M. R. de Kerchove, dans la Revue Générale, la conférence du Jeune Barreau de Bruxelles. après une discussion approfondie » (Pandectes belges, t. VI, p. LXIX). Et notre grand jurisconsulte dresse à grands traits, avec une franchise qu’on accusera peut-être de brutalité, appuyé d'exemples frappants et caractéristiques, un tableau de ces multiples erreurs que renferment nos lois modernes et de l'incohérence de notre terminologie juridique.(Ibid., t. VI, p. Il combat l'idée, fréquemment mise en pratique, de la constitution de commissions spéciales, ayant à leur ordre du jour telle ou telle question déterminée et conclut l'adoption du projet rédigé par la conférence du Jeune Barreau de Bruxelles...

L'idée de créer un Conseil d'Etat législatif rencontre cependant des adversaires. Dans un discours prononcé au Jeune Barreau de Gand, M. Firmin van den Bosch qui devait, plus tard, jouer un rôle éminent dans les juridictions mixtes d'Égypte, critique l'institution d'un conseil permanent de législation (Contre l’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique, Journ. Trib., 1890, col. 1201). La même année, dans une lettre adressée au journal le Patriote, M. Woeste combat énergiquement la suggestion. (Reproduit dans Belg. Jud., 1890, p. 1438.)

Il est question, en 1901, d'un projet de loi d'initiative parlementaire qui serait déposé sur le bureau I(page 70) du Sénat en vue de créer un Conseil d'Etat. Divers articles sont publiés au sujet de ce projet (L’institution d’un Conseil d’Etat, Journ. Trib., col. 481 ; L. HENNEBICQ, Le Conseil d’Etat devant le régime parlementaire., Ibid, 1901, col. 530.) ; ses auteurs se sont-ils rendu compte qu'il y avait peu de chance de le voir aboutir ? Ils ont en tout cas renoncé à en saisir la Haute Assemblée.

Ces appels du barreau, malgré l'appui que leur apportait M. Edmond Picard, un des plus éminents de ses membres, restent sans résultat. La magistrature cependant lutte pour la même cause.

Le 1er octobre 1902. M. Raymond Janssens, avocat général, qui devint plus tard procureur général près la Cour de Cassation, prononce à l'audience solennelle de rentrée de cette Cour, une mercuriale où il défend l'idée de l'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique (Pas., 1902, I, 3). Ce haut magistrat ajoute de nouveaux exemples à la liste déjà longue des erreurs législatives mentionnées par M. Picard ; il fait observer que la question de la confection des lois prend de plus en plus d'importance, depuis que l'évolution des idées sociales commande de légiférer sur des questions nouvelles et ardues (Ibid. I, 7.), et défend l'idée de créer une institution composée d'hommes de science et d'expérience, faisant de la connaissance des lois et de leur rédaction une étude spéciale, ayant mission de les coordonner, de maintenir l'unité parmi elles, en un mot, de légistes de profession, aidant de leurs conseils la préparation, la discussion et la rédaction du travail législatif. (Pas, 1902, I, 11.)

Dix années plus tard, une solution intéressante. mais encore fort partielle, est donnée à la question. M. Carton de Wiart, ministre de la Justice dans le cabinet présidé par M. de Broqueville, soumet au roi un arrêté instituant auprès de son département un Conseil de législation (Moniteur belge, 7 décembre 1911). Ce Conseil est chargé de donner son avis sur toutes les questions importantes touchant soit à l'administration de la justice, soit à l'application et à l'amélioration des lois et au sujet desquelles il serait consulté par le ministre de la justice : « la création d’un tel organisme, ajoute le rapport au roi, composé d'hommes éclairés et d'une autorité connue dans les matières du droit, est, en effet, de nature à faciliter la tâche du département dans la préparation de l'œuvre législative, comme aussi dans l'examen des délicates questions juridiques qu'il est appelé à résoudre ; la participation du Conseil à l'élaboration des projets de lois les plus importants. semble aussi devoir rendre plus aisée l'œuvre du parlement, en lui assurant de nouvelles garanties d'une préparation approfondie et contradictoire de ces projets. »

Outre les attributions ci-dessus prévues, l'arrêté royal du 3 décembre 1911 disposait que le ministre (page 72) de la justice pourrait prendre l'avis du Conseil sur toutes les questions d'administration qui se rattachent au fonctionnement du pouvoir judiciaire.

Comme on peut s'en rendre compte, le Conseil voyait son action limitée au ministère de la justice, l'arrêté qui l'instituait n'était d'ailleurs pas l'œuvre du Gouvernement tout entier.

Le Conseil de législation devait être composé de onze membres (ce nombre est porté aujourd’hui à seize) ; l'article 2 de l'arrêté autorise le ministre de la justice à adjoindre au Conseil pour l'étude d'une question déterminée, des membres temporaires désignés raison de leur compétence spéciale. Ultérieurement, une modification fut apportée au fonctionnement du Conseil de législation par la création. dans son sein, d’un comité permanent.

Le Conseil de législation, depuis son institution et malgré la limitation de sa compétence, a rendu d'inappréciables services. D'importants projets de loi sont son œuvre ; il a été appelé à donner son avis sur de nombreuses questions délicates et a mis au point plusieurs projets rédigés par le département de la justice ou d'initiative parlementaire, que le ministre de la justice a jugé devoir soumettre à sonexamen.

Ses travaux d'avant-guerre ont été publiés. Pour des raisons d'économie. sans doute. cette publication n'a plus été poursuivie depuis la guerre ; on peut le regretter ; assurément, lorsqu'un projet élaboré par le de législation a été soumis (page 73) au Parlement, le rapport du Conseil a été inséré aux documents parlementaires ; mais combien ne serait-il plus utile de pouvoir prendre connaissance de l’ensemble des travaux préparatoires et des discussions du Conseil.

Sous les auspices du Conseil de législation, le Gouvernement a fait entreprendre une révision de l'ensemble de la législation, en vue de soumettre à réimpression toutes les lois et tous les arrêtés réglementaires encore en vigueur et à extraire ainsi des recueils législatifs existants, toutes les dispositions ayant fait l'objet d'une abrogation expresse ou tacite.

Ce travail était terminé. en 1928, et le Gouvernement demanda aux Chambres l'inscription d'un crédit, au budget de 1929, pour en entreprendre la publication. La commission du Sénat proposa le rejet de ce crédit : « Ne pas publier le répertoire, disait le rapporteur, serait certes perdre le bénéfice d'un travail qui est accompli ; mais plusieurs membres, en rendant un hommage mérité à l'œuvre réalisée, estiment que, tout en présentant une réelle utilité, elle ne revêt pas de caractère de nécessité » (Doc. parl. Sénat, 1928-1929, n°14). Le rapporteur invoque à l'appui de sa façon de voir que les juristes utilisent d'habitude les codes usuels plutôt que la Pasinomie ou les documents parlementaires. Singulière justification ! C'est précisément parce que les codes usuels permettent de (page 74) distinguer, dans le nombre relativement restreint de lois qu'ils contiennent. les textes abrogés des textes encore en vigueur que leur consultation s'impose, ce qu'il est difficile de faire dans la Pasinomie et qui est presque irréalisable dans les documents parlementaires. Heureusement le Gouvernement tint bon et le crédit fut voté (Ann. Parl. Sénat, 1928-1929, p. 76). Il faut espérer que ce recueil verra bientôt le jour. Combien ne rendrait-il pas de services et n'évitera-t-il d'erreurs ?

C'est par la création et la mise en mouvement du Conseil de législation que se termine la seconde période de cet exposé historique des efforts tentés pour améliorer la rédaction de nos lois ; la révision de la Constitution va poser la question sur un terrain beaucoup plus vaste.

Paragraphe 2. Les partisans d'une Cour du contentieux administratif

Pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, la jurisprudence, sous l'inspiration d'auteurs français, « écrivant sous une législation différente de la nôtre, mais contre laquelle cependant la Constitution belge était une réaction » (Avis de M. Paul Leclerc, Pas., 1920, I, 196), a adopté chez nous, la doctrine de la décomposition de l'Etat en Etat-puissance publique et Etat-personne civile, doctrine que nous aurons l'occasion de développer plus (page 75) loin ; selon cette doctrine, l'administration est seule juge des actes de l'Etat puissance publique, l'acte administratif ne peut être critiqué, même quand il viole la loi. Le justiciable se trouve donc, dans de nombreux cas, abandonné à l'arbitraire de l'administration, n'ayant d'autre ressource que d'adresser un recours gracieux à cette administration elle-même. Cette impuissance du citoyen, obligé de subir la lésion de son droit devant la décision d'incompétence du pouvoir judiciaire, a vivement froissé le sentiment public ; on ne pourrait comprendre que nos constituants, si imbus de l'idée de liberté, si attachés à garantir le citoyen contre tout arbitraire, aient pu consacrer pareille injustice.

Le mal était indéniable. quel remède y apporter ?

Tout d'abord, ceux qui se préoccupaient de rechercher la solution de cette délicate question se tournent vers la France. La jurisprudence de nos tribunaux, disions-nous, était inspirée par la jurisprudence française ; il était donc tout naturel de tourner les yeux vers nos voisins du sud, et de rechercher quelle solution le problème délicat de la responsabilité de la puissance publique avait reçue chez eux.

Or, la fin du XIX" siècle, période où la question commence à s'agiter chez nous, coïncide avec cet admirable développement de la jurisprudence de la section du contentieux du Conseil d'Etat de France : chose curieuse, ce n'est pas la loi qui a assigné au Conseil d'Etat la place éminente qu'il (page 76) occupe en France ; « la loi ne s'est occupée du contentieux administratif qu'au point de vue de l'organisation des recours et de la procédure, le surplus est l'œuvre du Conseil d'Etat lui-même ; le législateur est resté étranger au développement progressif par lequel le régime du droit a été peu à peu substitué au régime de l'arbitraire » (WODON, op. cit., p. 27). Si les tribunaux français, invoquant la théorie de la séparation des pouvoirs, telle qu'elle résulte des lois révolutionnaires, déclinent leur compétence, le justiciable s'adresser au Conseil d'Etat, juridiction prétorienne appelée à statuer notamment sur les actions en responsabilité dirigées contre les pouvoirs publics ; son action y sera accueillie, une indemnité lui sera allouée en réparation de la lésion de ses droits.

Bien plus, le Conseil d'Etat français, s'érigeant en défenseur des droits du citoyen contre les violations de la loi commises par les administrations publiques, n'hésite pas à annuler les actes imputés d'irrégularité, soit parce qu'ils ont été accomplis en violation de la loi ou suivant une fausse interprétation de’ celle-ci, soit même parce que l'autorité dont l'acte émane, a détourné de sa véritable destination le pouvoir qui lui était confié.

Est-il étonnant que les yeux des spécialistes du droit administratif se soient dirigés vers le Conseil d'Etat de France, et que la doctrine ait suggéré (page 77) comme remède au malaise que nous avons signalé, l'institution en Belgique d'une juridiction administrative calquée en grande partie sur ce modèle.

L'idée est lancée en 1880 par M. Edmond Picard : « Que penserait-on, écrit-il dans l'introduction du tome IV des Pandectes belges, si l'on savait qu'à côté de cette région – celle des tribunaux ordinaires- il en existe une autre qui ne lui cède en rien comme espace et comme importance des intérêts qui s'y meuvent et qui, elle aussi, rentre dans la nécessité sociale de soumettre les conflits à des débats et à un jugement ? Que penserait-on si l'on savait que les garanties considérées comme les plus indispensables devant les juridictions ordinaires font défaut dans ce nouveau domaine - le domaine administratif - et qu'il apparaît comme une contrée en friche limites et sans chemins, où règnent l'arbitraire et le bon plaisir, n'ayant pour frein que la bonne volonté, l'intelligence et l'équité toujours fragiles de ceux qui ont pour mission de rendre la justice » (Ed. PICARD, Des juridictions administratives. Pandectes belges, t. IV, p. XLV.)

M. Edmond Picard défend avec énergie l'idée de la création de juridictions administratives : « Notre législation, conclut-il, ne présentera une unité sérieuse, un ensemble solide anupoint de vue du pouvoir de juger et des garanties qui en résultent pour les droits des tiers, que lorsque la juridiction administrative, dans toutes ses applications et (page 78) à tous ses degrés, aura la cohésion et l'harmonie de nos tribunaux habituels » (Ibid., p. LV).

Nous avons déjà eu l’occasion de faire mention de la mercuriale prononcée à la Cour de cassation, le 1er octobre 1902 par M. le procureur général R. Janssens. Si celui-ci s'est borné à défendre l'idée de la constitution d'un Conseil de législation, en vue d'améliorer la confection des lois, il complète son exposé, lors de la publication de son discours, en suggérant en note, l'extension de la compétence de ce Conseil en matière contentieuse (Pas., 1902, I, 15 et 16, note). Il appuie vivement l'idée qui avait jadis inspiré le législateur, lorsqu'il a enlevé à la Députation permanente une série d'attributions en matière électorale, fiscale et de milice, en matière d'élection des tribunaux de commerce et des conseils de prud'hommes pour les confier au pouvoir judiciaire ; mais il ne suggère pas d'aller plus loin dans cette voie. En vue de donner au Gouvernement, avec la force morale nécessaire pour se diriger au milieu des écueils semés par la politique, la possibilité de les éviter, il propose qu'après l'étude d'un dossier par l'administration, le dossier soit transmis au Conseil de législation qui émettrait son avis sur la solution à donner. Cet avis communiqué aux intéressés pourrait faire, de la part de ceux-ci, l'objet d'observations à la suite desquelles la décision serait prise. La responsabilité ministérielle ne serait en rien entamée ; cette (page 79) responsabilité serait même plus sensible et plus efficace, car le ministre hésitera, si ce n'est pas un simple intérêt de parti qui motive son dissentiment avec le Conseil.

M. R. Janssens voyait en même temps dans l'intervention du Conseil de législation un moyen plus aisé de permettre à la Cour de cassation de statuer suivant l'article 106 de la Constitution, sur les conflits d'attributions.

La question est posée au Congrès des sciences administratives de Bruxelles en 1910. On y entend M. G. Jèze, professeur à la faculté de droit de Paris (Congrès des sciences administratives de Bruxelles 1910. Rapports. t. III, groupe I, n°3.), et M. L. Duguit, professeur à la faculté de droit de Bordeaux (Ibid., n°4), en un rapport concis, mais saisissant, exposer l'organisation du Conseil d'Etat en France et les garanties que cette juridiction administrative offre aux justiciables, lorsqu'il s'agit de statuer sur une question de responsabilité de la puissance publique ou sur un recours en annulation de l'acte d'une autorité administrative. MM. Tissier et Romieu, conseillers d'Etat, et Larnaude, professeur à la faculté de droit de Paris, appuient un vœu tendant à généraliser ces garanties.

En opposition avec cet exposé, on entend M. Louis André, avocat à Bruxelles, dresser pour la Belgique un procès verbal de carence et mettre en relief l'absence de recours juridictionnel contre (page 80) les décisions de l'administration, celles-ci fussent-elles entachées du plus flagrant abus de pouvoir (Ibid., n°8). M. André conclut à l'institution en Belgique de juridictions administratives sur le modèle français, Cette thèse est appuyée par M. Orban, professeur à l'Université de Liége et par M. Eeckhout, professeur à l'Université de Gand ; le premier défend la constitutionnalité de la création d'un Conseil d'Etat ; le second. l'utilité de semblable organisme au point de vue du développement du droit administratif.

M. Edmond Picard appuie également cette façon de voir d'une façon catégorique, n'hésitant pas à déclarer que c'est une aberration que de n'avoir pas réalisé cette réforme ; seul à son avis, le souvenir de la servilité des tribunaux administratifs de l'Empire peut expliquer cette situation. De la séparation des pouvoirs ou Montesquieu voyait une garantie de liberté, on a fait un instrument de despotisme. L'indépendance de l'administration exige un contrepoids. M. Picard craint de voir semblable compétence confiée aux tribunaux judiciaires qui ignorent, dit-il, la science de l'administration ; seuls des magistrats ayant une connaissance de l'administration pourraient remplir ces fonctions » (Ibid., Compte-rendu de la troisième session, pp. 38 à 41.)

Par contre M. Errera, professeur l'Université de Bruxelles, soutient la thèse que seule l'extension de la compétence du pouvoir judiciaire permet de (page 81) résoudre le problème. Il précise, d'ailleurs, cette thèse dans un discours qu'il prononce à la séance de rentrée de l'Université de Bruxelles. C'est à la Cour de cassation qu’il voudrait voir confier la délicate question du contentieux de l'annulation : elle devrait connaître des excès de pouvoir et des détournements de pouvoir ; elle devrait en outre connaître des conflits d'attributions que cette jurisprudence nouvelle ne manquerait pas de soulever : elle pourrait de la sorte, à côté du détournement de pouvoir, réserver le domaine propre de l'acte de gouvernement à l'égard duquel s’affirmera, autant que le passé, le principe de la séparation des pouvoirs (ERRARA, Pour nos libertés, Journ. Trib. 1910, col. 1259).

M. Van der Smissen, professeur à l'Université de Liége, appuie ce système en rappelant que les auteurs de la Constitution ont voulu cette prédominance du pouvoir judiciaire tout à fait conforme aux tendances générales de notre pacte fondamental et respectant le principe de la séparation des pouvoirs tel qu'on l'entend le plus souvent. (Congrès des sciences administratives de 1910 ; compte-rendu, 3ème section, p. 36.)

Cette divergence de vue sur le remède, après accord complet sur le mal, a comme résultat l'adoption d'un vœu un peu trop général - pas d'ailleurs, le caractère international du Congrès de 1910 : « Le Congrès estime que l'administration est soumise aux règles du droit, que les citoyens (page 82) doivent avoir un recours juridictionnel chaque fois que le droit est violé et qu'il y a lieu d'entourer ce recours des garanties de fonds et de forme d'une bonne justice. » (Ibid.. p. 4.)

Ces idées ont leur écho la même année au Sénat où M. Berryer, à l'occasion de la discussion du budget de la justice, défend l'idée de la création de tribunaux administratifs : « L'absence d'un contentieux administratif bien organisé, écrit-il dans son rapport, se traduit trop souvent par une lésion définitive d'intérêts et de droits, tout aussi dignes de respect que les droits sur lesquels statuent les tribunaux. Elle aboutit à un arbitraire sans contrôle. des décisions très graves, sans recours possible, prononcées sans débats, sans contradiction, sans garantie de procédure, et, dans plus d'une circonstance. à de véritables dénis de justice. Il a été démontré souvent que cette lacune n'est pas inévitable. et que l'institution en Belgique d'un Conseil d'Etat. qui aurait des attributions de justice administrative contentieuse, ne comporte pas les mêmes objections que l'institution d'un Conseil d'Etat législatif » (Doc. parl. Sénat, 1909-1910, n°57, p. 3). Le 6 mai 1910, au cours de la discussion du budget, M. Berryer fait allusion à une proposition rédigée par feu le comte de Kerchove de Denterghem, sénateur, mais dont il ne donne pas la substance.

Dans sa particulièrement faible, (page 83) M. De Landsheere, ministre de la Justice, s'abstient de rencontrer les arguments du rapporteur ; il signale que son département n'est pas seul en cause. la question intéressant le Gouvernement tout entier : il souligne l'issue heureuse des débats de 1834 et de 1855 - qui, rappelons-le, concernaient presque exclusivement le Conseil d'Etat législatif et non la cour du contentieux administratif - et attire l'attention de la haute assemblée sur les garanties que le législateur a établies en matière d'emplois communaux (Ann. parl. Sénat, 1909-1910, pp. 488 et 489). Rappelons que ces garanties consistent non en une intervention judiciaire, mais en un recours sans débat au Gouvernement.

A la même époque, deux ouvrages juridiques émanant de personnalités des plus qualifiées pour traiter pareil sujet, sont consacrées au problème des juridictions administratives. M. René Marcq, aujourd'hui avocat à la Cour de cassation et professeur à l'Université de Bruxelles, publie un ouvrage intitulé : « La responsabilité de la puissance publique. » L'année suivante, M. Maurice Bourquin, aujourd'hui professeur à la même Université, consacre un ouvrage non moins important au problème connexe de « La protection des droits individuels contre les abus de pouvoir de l'autorité administrative en Belgique. »

M. Marcq s'efforce de dégager des nombreuses (page 84) décisions publiées dans ce domaine, un système de responsabilité de la puissance publique d'après la jurisprudence belge telle qu'elle existait à ce moment ; s'attachant ensuite à l'étude des différents systèmes défendus par la doctrine, il en arrive à dégager le principe de l'égalité des charges, d'après lequel les charges de l'Etat devant être supportées avec égalité, toute proportion serait détruite si un seul ou quelques-uns pouvaient jamais être soumis à des sacrifices auxquels les autres citoyens ne contribueraient pas ; il existe des situations à ce point respectables qu'il ne saurait être permis à personne, pas plus à l'administration qu'à un particulier d'y porter atteinte impunément. La théorie de l'égalité des charges ne prétend pas arrêter la puissance publique dans sa marche ; elle reconnaît que le bien public commande de laisser à l'Etat et aux administrations publiques une grande liberté d'action ; elle n'a d'autre but que d'assurer la réparation d'un dommage causé aux particuliers par cette activité. Etudiant ensuite l'application de ces principes au pouvoir législatif, à la fonction juridictionnelle et à la fonction administrative de l'Etat, il ne rejette pas en principe l'idée de confier aux tribunaux ordinaires le soin de statuer sur les questions de responsabilité de la puissance publique : la crainte que l’extension au contentieux administratif (page 85), de la compétence des tribunaux judiciaires ne puisse être considérée comme contraire au principe de la séparation des pouvoirs ne paraîtrait justifiée à M. Marcq que si la responsabilité de l'Etat était fondée sur la faute et si, par conséquent, le tribunal saisi d'une demande de dommages et intérêts à l’occasion d'un acte administratif ne pouvait faire droit à cette demande qu'en soumettant l'acte à une critique approfondie, en analysant ses motifs, en vérifiant sa légalité et son opportunité, en recherchant si l'Etat, par cet acte, a violé une obligation, Mais en se basant sur la théorie de l'égalité des charges. la notion de faute doit rester étrangère à la responsabilité de I’Etat, le citoyen ne critique pas l'acte administratif, il demande simplement de rechercher si cet acte a eu pour lui des conséquences plus lourdes que pour d'autres. L'autorité judiciaire n'aurait ainsi pas à apprécier l'acte administratif, elle se bornerait à en vérifier les conséquences pratiques et, dans ces conditions. on se demande comment le tribunal, en retenant la connaissance de l'affaire, pourrait troubler les opérations des corps administratifs (Ibid. p. 407.)

Mais si M. Marcq considère comme conforme à l'esprit de notre droit public et administratif, de confier aux tribunaux ordinaires, dans les conditions ci-dessus prévues, le soin de statuer en matière de responsabilité de la puissance publique, il, (page 86) préconise, à titre de solution subsidiaire, la création d'une juridiction administrative, et les arguments qu'il développe en faveur de ce système, donnent l'impression qu’il rencontre ses préférences, à condition que cette juridiction soit organisée suivant des règles différentes de nos juridictions administratives actuellement existantes, isolées, rudimentaires et n'offrant au citoyen aucune garantie (Ibid., p. 408).

La publication de cette remarquable étude juridique où, pour la première fois en Belgique, le problème de la responsabilité de la puissance publique était traité d'une façon doctrinale, dans toute son ampleur, fut bientôt suivie d'une autre œuvre, non moins importante, consacrée à l'étude des juridictions administratives en Belgique. Le titre de l'étude de M. Bourquin : « La protection des droits individuels contre les abus de pouvoir de l'autorité administrative en Belgique » (op. cit., pp. 88 et 93) précise suffisamment le but poursuivi par l'auteur.

D'un côté, depuis de longues années, la jurisprudence s'efforce de réduire le plus possible l'intervention des tribunaux dans les conflits où l'administration est intéressée, et par conséquent de soumettre à l'administration elle-même, la solution de toute une série de litiges échappant par là la compétence judiciaire : mais d'un autre côté, on aperçoit chez le législateur. la tendance louable de diminuer la compétence et l'influence des (page 87) juridictions administratives existantes et de recourir notamment en matière électorale, au pouvoir judiciaire (Ibid., p.102).

Si nos lois prévoient encore de nombreux cas d'intervention de juridictions administratives, le fonctionnement de celles-ci laisse singulièrement à désirer et leur faiblesse est telle qu'elles ne peuvent, en aucune manière, participer à l'œuvre du développement du droit administratif et de son adaptation aux conditions nouvelles de la vie civique (Ibid., p. 172). Mais il est même de nombreux cas où ces organismes que M. Bourquin appelle des juridictions fantômes n'existent pas, et où l'incompétence du pouvoir judiciaire a cette conséquence que « la solution du conflit échappe aux méthodes sereines du droit pour dépendre uniquement des forces en présence » (Ibid., p. 233).

M. Bourquin étudie la solution de ce problème en France, où tous ces pouvoirs sont confiés au Conseil d'Etat, et en Angleterre où l'administration ne jouit d'aucun privilège devant le pouvoir judiciaire.

Sans repousser d'une façon catégorique l'idée de procéder à un élargissement de la compétence du pouvoir judiciaire, M. Bourquin marque nettement ses préférences pour la création d'une juridiction administrative. dont il défend la constitutionnalité.

(page 88) Quant au contentieux de l'annulation des décisions prises par les autorités subordonnées, il propose d'adjoindre au roi un conseil consultatif ; après débats devant ce conseil et sur son avis, le roi statuerait ; des raisons constitutionnelles ne permettent pas, de l'avis de l'auteur, de donner au Conseil d'Etat, en cette matière, un pouvoir de décision.

Le problème exposé de cette façon à l'attention du monde juridique ne pouvait échapper à l'attention du Gouvernement. Nous avons rappelé plus haut dans quelles circonstances M. Carton de Wiart, ministre de la Justice, avait proposé au roi la création d'un Conseil de législation ; dès la séance d'installation de ce Conseil, le 15 janvier 1912, il le charge d'élaborer un projet de loi « déterminant les conditions de la responsabilité de la puissance publique » (Travaux du Conseil de Législation, 1912, p. 3).

La question posée au Conseil de législation n'impliquait pas nécessairement la création d'une juridiction administrative ; mais celui-ci jugea qu’il était impossible de proposer, dans un texte de loi formel, les principes d’après lesquels serait appréciée la responsabilité de la puissance publique (Ibid., 1912, p. 40).

L'avant-projet qu'il élabore suggérait l'institution d'un tribunal spécial chargé de juger les réclamations des particuliers lésés dans leurs droits par la puissance publique.

(page 89) Les discussions au sein du Conseil donnent lieu à un important rapport de M. Alfred Nerincx, professeur à l'Université de Louvain (travaux du Conseil de législation, 1912, pp. 21 et 50), où, après un exposé des systèmes appliqués en Angleterre, en Allemagne, en France et en Italie, il démontre la nécessité de préférer à toute autre solution, celle qui comporte l'institution d'une Cour de justice administrative. Le but commun de tous les systèmes a été de donner aux particuliers certaines garanties contre l'arbitraire administratif, en faisant passer la puissance publique du régime de la police ou du bon plaisir, sous le régime du droit caractérisé par l'existence d'une juridiction dont les arrêts s'imposent à l'administration elle-même. « Or, cette juridiction, nous ne la trouvons pas, à l'heure actuelle, dans nos cours et tribunaux ordinaires et la conception traditionnelle que nous nous sommes faite de la séparation des pouvoirs, du « droit civil » et du « droit acquis » ne nous permet pas d'espérer que leur jurisprudence se modifie beaucoup sur ces questions capitales. L'institution d’une juridiction (page 90) administrative nous apparaît seule capable de résoudre ce problème dans des conditions satisfaisantes, tout à la fois pour les droits des particuliers et pour ceux de l'administration... » (Travaux du Conseil de législation, 1912, p. 28.) Quand nous parlons des avantages et des garanties que peut offrir aux administrés la juridiction administrative, il va de soi que nous n'avons en vue qu'un véritable tribunal administratif, et non ce qui en tient lieu chez nous à l'heure actuelle. Car ce n'est pas assurer aux administrés les garanties de la justice, que de remettre la décision des contestations administratives soit à un fonctionnaire supérieur, même de rang le plus élevé, soit à un corps politique. soit même à une commission spéciale et temporaire. » (Ibid., 1912, p. 29.)

Le rapport de M. Nerincx est complété par une note rédigée par M. Vauthier. professeur à l’Université de Bruxelles. qui occupa, dans la suite, les fonctions de ministre de l'Intérieur, puis de ministre des Sciences et des Arts dans le cabinet présidé par M. Jaspar. M. Vauthier s'attache surtout à montrer la constitutionnalité de la création d'une Cour du contentieux administratif.

Le projet du Conseil de législation donne compétence aux tribunaux civils pour juger l'action en réparation du dommage causé par un acte ou par une négligence d'ordre administratif (article premier). Toutefois, si le fait a été commis dans l'exercice de (page 91) l'autorité publique, il est sursis au jugement jusqu'à ce que la Cour du contentieux administratif ait reconnu le droit du demandeur à la réparation (article 2). Cette Cour décide ensuite si une réparation était due, et dans quelle proportion, en tenant compte de toutes les circonstances, tant de l'intérêt privé que de l'intérêt public. Si la Cour juge qu'une réparation est due, l'instance est poursuivie devant le tribunal saisi, lequel fixe le chiffre de l'indemnité en se conformant l'arrêt de la Cour du contentieux administratif (article 3). Le projet attribue donc à la Cour une compétence discrétionnaire en équité,.

Le Conseil de législation prévoit une organisation complète de la Cour du contentieux administratif. Elle se compose d'un président, d'un vice-président, de trois conseillers et de cinq auditeurs (article 7), tous nommés vie par le roi (article 8 et 10). Des conditions strictes de recrutement sont établies pour les conseillers (articles 8 et 9). Il en est de même pour les auditeurs, pour lesquels est imposée, en outre, une épreuve théorique et pratique sur les différentes matières du droit dont la Cour peut être appelée à s'occuper (articles 10 et 11). Les ministres désignent chacun pour le département qui les concerne, un délégué et un délégué suppléant ayant au moins le grade de directeur d'administration, chargé de participer aux travaux de la Cour ; le président de la Cour fait appel, pour chaque affaire, au délégué compétent ou à son suppléant (article 21 (page 92) et 25). La Cour comporte deux Chambres siégeant chacune au nombre de trois membres y compris le délégué de l'administration (articles 27 et 29), Les fonctions de ministère public sont remplies par un auditeur (article 31).

Le projet renvoie, pour la procédure, aux dispositions applicables aux tribunaux de première instance, en matière sommaire (article 40). L'instruction est écrite (article 24 à 44). Les arrêts sont rendus en dernier ressort et ne peuvent être attaqués en cassation que pour vice de forme ou excès de pouvoir (article 51).

Le projet élaboré par le Conseil de législation est transmis au Gouvernement à la fin de l'année 1912. Lorsque la guerre fut déclarée, en 1914, celui-ci n'avait pas fait connaître s'il se ralliait à la façon de voir du Conseil. Il y a des raisons de croire qu'en inscrivant à l'ordre du jour du Conseil la question de la responsabilité de la puissance publique, M. Carton de Wiart. ministre de la justice, avait envisagé une solution toute autre que celle de la création d’une juridiction administrative. Le Conseil avait jugé que le meilleur moyen de résoudre le problème était de créer un organisme nouveau, mais étant saisi exclusivement de la question de la responsabilité de la puissance publique, il s'était vu dans l'obligation de limiter à ce domaine la compétence de la Cour du contentieux administratif. Etait-il logique de constituer une juridiction nouvelle avec cette compétence limitée. ou, au (page 93) contraire, n'était-il pas préférable d'envisager l'extension de la compétence de cette juridiction aux nombreux domaines dans lesquels le Conseil d'Etat de France exerçait son action, pour autant, bien entendu, que cette extension ne porte aucune atteinte aux principes de notre droit public. Il semble bien que telle était la pensée du Gouvernement, et qu'il attendait un moment favorable pour envisager. dans son ensemble, la question du contentieux administratif, et mettre à l'étude la création d'une juridiction répondant entièrement aux vœux émis les juristes les plus qualifiés et dont nous avoirs rappelé plus haut les efforts en vue de réaliser cette réforme.

Bien qu'il n'eut pas de suite immédiate. le projet du Conseil de législation prépara les voies en vue de la révision constitutionnelle. Si, d'une manière générale. l'idée de la création d'une Cour du contentieux administratif rencontra un accueil très favorable, le système conçu par le Conseil de législation pour résoudre le problème de la responsabilité de la puissance publique fut plus discuté.

M. Callier, procureur général prés la Cour d'appel de Gand, en entreprit la critique dans une mercuriale (Belg. Jud., 1913, col. 1037.) ; il regrette notamment que la Cour du contentieux administratif ne soit pas chargée de constater si une faute a été commise par (page 94) l'administration, mais seulement de décider qu'une réparation est due ; il voit plutôt la solution du problème dans une loi soumettant à l'appréciation des tribunaux la mesure litigieuse prise par la puissance publique.

Plus vives sont les critiques de M. Wodon, dans son ouvrage sur le contrôle juridictionnel de l'administration (op. cit., p. 251) : cet auteur se déclare d'ailleurs nettement partisan de la solution judiciaire de la responsabilité de la puissance publique ; nous aurons l'occasion de parler plus loin de cette étude.

Paragraphe 3. Les partisans de l'extension de la compétence du pouvoir judiciaire

Nous avons vu que MM. Marcq et Bourquin. dans leurs études sur la responsabilité de la puissance publique et sur la protection des droits individuels contre les abus de pouvoir en Belgique, tout en marquant leurs préférences pour la création d'une Cour de justice administrative, ont envisagé nettement la possibilité de résoudre la question du contentieux administratif par une extension de compétence du pouvoir judiciaire. Mais cette dernière thèse va être défendue par certains auteurs. soit concurremment avec le projet de création d'une Cour de justice administrative, soit à l'exclusion de celle-ci.

Au Congrès des administratives de Bruxelles, en 1910, M. Errera avait défendu la thèse (pae 95) que seul un élargissement du pouvoir judiciaire était, à son avis, conforme à nos principes constitutionnels. Cette idée fut reprise par lui dans un discours intitulé : « Pour nos libertés », qu'il prononça le 17 octobre 1910, en qualité de recteur de l'Université de Bruxelles, à la séance de rentrée de cette institution. Il rappelle la théorie des contre-forces exprimée par Montesquieu (Journ. Trib., p. 1177, 1193, 1205, 1237 et 1256) : le pouvoir arrête le pouvoir. Il estime qu'il suffirait que nos cours et tribunaux voulussent étendre le contrôle qu'ils exercent sur les actes administratifs, au fond mêmes de ces actes, en en recherchant les motifs et le but. Il souhaite, avant tout, de voir les tribunaux accueillir moins souvent l'exception d'incompétence fondée sur la séparation des pouvoirs. Quant à la Cour de cassation, elle devrait connaître non seulement des excès de pouvoir, mais des détournements de pouvoir, selon le sens attaché à ces mots par la jurisprudence française.

La thèse de l'extension de la compétence du pouvoir judiciaire fut reprise, dans un ouvrage particulièrement documenté rédigé en 1916 par M. Wodon, et publié par lui en 1919, alors qu'il exerçait les fonctions de secrétaire général du ministère des Affaires Économiques, sous le titre de « Le contrôle juridictionnel de l'administration et la responsabilité des services publics en Belgique. »

L'auteur s'y attache à dégager la théorie de la (page 96) séparation des pouvoirs. telle qu'elle reçoit son expression dans les actes législatifs de la révolution française ; comme nous l'avons exposé plus haut. la séparation des pouvoirs est toujours, à cette époque, invoquée contre l’administration qui est soustraite à tout contrôle juridictionnel (op. cit. pp. 8 et 13). La Constitution belge, au contraire, répudie nettement ce système, en affirmant la primauté du pouvoir judiciaire, mais la jurisprudence persiste à comprendre le principe de la séparation des pouvoirs suivant l'inspiration des auteurs français dont les théories sont cependant inconciliables avec la Constitution belge (Ibid., p. 81).

Le remède est donc simple : en revenir la saine application de la doctrine constitutionnelle belge par un revirement de la jurisprudence qui rendrait au pouvoir judiciaire le contrôle juridictionnel de l'administration.

Selon M. Wodon, c'est aux tribunaux eux-mêmes qu'il appartient de réaliser la réforme - sauf bien entendu en matière de contentieux d'annulation - ; décréter une loi pour organiser un contentieux administratif, c'est sanctionner solennellement la méconnaissance de la Constitution ; si la loi doit intervenir, c'est pour rétablir la vérité constitutionnelle (Ibid., p. 109), pour rectifier d'autorité, par quelques dispositions législatives fort simples, la jurisprudence (page 97) actuelle, en tant qu'elle a dévié des principes constitutionnels (Ibid., p. 258).

M. Wodon repousse l'idée de créer une Cour du contentieux administratif pour laquelle, il n'y a pas, selon lui, de place dans notre droit public ; il se livre notamment une assez vive critique du projet du Conseil de législation auquel il reproche tout d'abord de donner, par la loi, une consécration à la doctrine étroite de la séparation des pouvoirs telle que la Cour de cassation l'a fixée ; il combat le caractère prétorien donné à la Cour du contentieux administratif, l'absence d'un véritable droit donné à la partie lésée par l'acte de la puissance publique, la complication résultant de la nécessité de faire intervenir, dans chaque procès, la Cour du contentieux administratif en même temps que les tribunaux ordinaires.


L'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation va avoir une influence considérable sur la suite des événements.

Déjà un arrêt du 4 mars 1917 (Pas, 1917, I, 118), rendu conformément aux conclusions de M. l'avocat général Paul Leclercq, - aujourd'hui procureur général à la Cour de cassation - avait rejeté l'idée de la double personnalité de l'Etat souverain et de l'Etat personne civile. pour ne plus voir dans ces deux idées (page 98) que des expressions servant à distinguer des activités diverses d'une seule personnalité.

Successivement. la Cour de cassation va être saisie de deux procès, par eux-mêmes d'une importance minime, mais qui vont avoir des conséquences extrêmement importantes sur le problème des juridictions administratives. Dans la première espèce. tranchée par l'arrêt du 5 novembre 1920 (Pas, 1920, I, 193), un arbre, planté sur le domaine public de la ville de Bruges, avait, par sa chute. endommagé les plantations d'un horticulteur ; celui-ci réclame le paiement de dommages et intérêts ; le tribunal de Bruges, contrairement à la jurisprudence en vigueur, avait décidé que la ville de Bruges, en ne faisant pas abattre un arbre de son domaine public, dont les racines sont détachées du sol, avait commis une faute dont elle avait répondre. La Cour de cassation rejette le pourvoi dirigé contre ce jugement.

Dans la seconde espèce, tranchée par arrêt du juillet 1921 (Ibid., I, 311), un chauffeur d’automobile au service du département de la Défense nationale, est condamné pour blessures involontaires à 675 francs de dommages et intérêts par le tribunal de police de Bruxelles. Le tribunal de première instance de cette ville réforme le jugement et admet la thèse de l'irresponsabilité de l'Etat, conformément d'ailleurs à la jurisprudence en vigueur. La Cour de cassation casse le jugement du tribunal en reconnaissant, dans (page 99) ce cas comme dans le précédent, le principe de la responsabilité de l'administration.

Ces deux arrêts, principalement le premier, sont rendus après avis longuement motivés de M. le premier avocat général Paul Leclercq. L'éminent magistrat s'attache à mettre en lumière l'idée de réaction de nos constituants de 1830 contre le système de séparation des pouvoirs établi sous les régimes précédents : il montre comment à partir de 1842, sous l'influence d'auteurs de droit administratif français, on a commencé à s'écarter de l'interprétation exacte de notre pacte fondamental (Pas, 1920, I, 197). Il conclut que la loi régissant les hommes qui gouvernent comme ceux qui sont gouvernés, l'administration doit respecter les lois et que par conséquent, tout acte fait par le Gouvernement et contraire à la loi est un acte illicite et doit, dès lors, d'après la Constitution, rester sans efficacité (Ibid., I, 221).

Et la Cour de cassation. se ralliant ses conclusions, décide que, dès qu'une personne titulaire d'un droit civil allègue qu'une atteinte a été portée à ce droit. et demande réparation du préjudice qu'elle a éprouvé, le pouvoir judiciaire peut et doit connaître de la contestation. et est qualifié pour ordonner, le cas échéant. la réparation du préjudice, même au cas où l'auteur prétendu de la lésion serait l'Etat, une commune, ou quelque autre personne de droit public, comme au cas où la lésion (page 100) serait causée par un acte illicite d'administration publique (Pas, 1920, I, 239). Les gouvernements sont limités dans leur activité par les lois et notamment par celles qui organisent les droits civils et s'ils lèsent l'un de ces droits, les tribunaux peuvent déclarer que leur acte a été accompli sans pouvoir, qu'il est illégal, constitutif de faute, et accorder la réparation du préjudice ainsi causé (Ibid., I, 240). Aucun texte de loi ne consacre. en effet, le principe de l’irresponsabilité du pouvoir administratif dans le cas où, même en agissant comme pouvoir public, et dans l'exercice de sa fonction publique. il porte atteinte par un acte illicite à un droit civil (Pas, 1921, I, 318).

Cette jurisprudence nouvelle faisait disparaître un des principaux griefs invoqués par les partisans de la création d'une Cour du contentieux administratif. Le vœu exprimé par M. Wodon, en conclusion de son ouvrage, était partiellement réalisé : la jurisprudence avait d'elle-même, et sans intervention législative, effectué un retour vers les vrais principes constitutionnels. Cette nouvelle théorie allait renforcer le groupe de partisans d'un élargissement de la compétence du pouvoir judiciaire ; pour achever la réforme, il semblait à certains qu'il suffisait de compléter législativement l'œuvre que la Cour de cassation avait elle-même entreprise.