(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)
(page 25)La Constitution belge de 1831 ne fait pas mention d'un Conseil d'Etat. On a défendu la thèse que cette institution avait déjà été supprimée avant le vote de la Constitution, par l'article 4 de l'arrêté du gouvernement provisoire, en date du 16 octobre 1830, instituant la liberté de la presse, de la parole et de l'enseignement (Doc. parl. Chambre, 1920-1921, n°288, p. 3). Cet arrêté dis que toute institution, toute magistrature créée par le pouvoir pour soumettre les associations philosophiques ou religieuses et les cultes, quels qu'ils soient, à l'action ou à l'influence de l'autorité, sont abolies.
Chose curieuse, lors des discussions du Congrès national qui ont précédé le vote des diverses (page 26) dispositions de la Constitution, il ne fut pas fait mention du Conseil d'Etat. A peine trouvons-nous une allusion à cette institution dans un discours prononcé au Congrès le 23 décembre 1830 par M. Coghen, administrateur général des finances, lors de la présentation du budget de 1831 : « Remarquons, disait-il, que grâce à la nouvelle Constitution, qui régira notre patrie, nous n'aurons plus à la doter ni de secrétairerie d'Etat, ni de Conseil d'Etat, institutions qui, dans un pays où le système représentatif est en vigueur, seraient toujours des superfétations, lors même qu'elles n'auraient pas une tendance qui les rende dangereuses pour les libertés publiques » (HUYTTENS, Le Congrès national, t. IV, p. 471.)
Mais si, dans le domaine qui nous occupe, le Congrès résolut, négativement au point de vue constitutionnel, la question de l'établissement d'un Conseil d'Etat, en s'abstenant complètement de faire mention de cette institution, il adopta une attitude très nette en rédigeant le titre consacré au pouvoir judiciaire dont les Conseils d'Etat d'avant 1830 avaient affaibli l'autorité. Plusieurs prescriptions furent édictées par le législateur constituant, en vue d'éviter le retour des abus dont il voulait consacrer l'abolition définitive. Rompant avec la législation issue de la révolution française, « notre Congrès a témoigné au pouvoir judiciaire une rare confiance. L'entourant de garanties (page 27) particulières efficaces, il a fait pencher de son côté la balance des attributions, chaque fois que ce serait possible. Spécialement à l'encontre de l'administration, il a élargi sa compétence au point de lui donner, dans notre droit public, une position prépondérante sur elle. » (ERRERA, Traité de droit public, p. 244.)
L'article 106 notamment, confiant la Cour de cassation la compétence pour prononcer sur les conflits d'attributions, est en opposition absolue avec les principes de la législation de l'an VIII et avec l'arrêté royal du 5 octobre 1822. De même que la loi des 16 et 24 août 1790 marquait une réaction contre les empiétements de la justice dans le domaine administratif, de même la Constitution belge de 1831 marque cette fois une réaction contre les empiétements de l'administration dans le domaine de la justice. Lorsque le législateur constituant fait mention de conflits entre l'administration et les tribunaux, c'est pour affirmer la primauté du pouvoir judiciaire (WODON, op. cit., p. 81) ; s'il consacre le principe de la séparation des pouvoirs. il laisse au pouvoir judiciaire le soin de tracer la limite de ses attributions et le pouvoir exécutif devra se soumettre à sa décision.
C'est ce qu'exprimait, le 15 octobre 1832, l'ancien président du Congrès, M. de Gerlache, devenu premier président de la Cour de cassation : « L'ordre (page 28) judiciaire n'est point placé, comme il l'était naguère. dans la dépendance d'un pouvoir qui, sous prétexte de conflit, ou tout autre titre, soustrayait impunément les citoyens à leur juge naturel. Quand on allègue désormais quelque texte tiré de cet immense arsenal où se confondent les lois de la république, de l'Empire et du régime qui vient d'expirer, votre droit, votre devoir, sera d'abord d'en examiner la constitutionnalité : non seulement vous êtes affranchis de toute dépendance extérieure, mais vous exercez un droit de censure légitime sur les actes du pouvoir le plus porté jusqu'ici à l'envahissement. » (Pas., 1832, I, 18.)
Le Congrès dont les tendances n'étaient certainement pas favorables à la création d'un Conseil d'Etat, en raison des souvenirs laissés par cette institution sous les régimes précédents, n'avait cependant pas rejeté, d'une façon formelle, l'idée de permettre l'institution de semblable organisme par le législateur ordinaire, Aussi ne fallut-il pas attendre de longues années pour voir surgir des propositions rétablissant sous une autre forme l'institution abolie.
La première occasion qui se présenta fut la discussion de la loi sur les mines. La loi du 21 avril 1810, dont le Parlement belge avait entrepris la révision, conférait au Conseil d'Etat d'importantes attributions : la suppression du Conseil d'Etat rendait la loi inapplicable.
(page 29) Le 7 février 1831, M. Tielemans, chef du comité de l'intérieur, avait déposé au Congrès un projet de décret instituant un conseil des mines ; ce projet resta sans suite (HUYTTENS, op. cit., t. V, p. 98), mais une loi du 1er juillet 1832 avait créé un conseil des mines provisoire. Dans son projet de révision de la législation minière, le Gouvernement proposa de maintenir cette institution à titre définitif.
M. de Gorge Legrand, sénateur pour Mons, rapporteur du projet au Sénat, préconisa, à cette occasion, le rétablissement du Conseil d'Etat : « Les mines, dit-il, ne sont pas le seul objet sur lequel ce corps (le Conseil d'Etat) avait à délibérer conformément aux lois existantes ; il en est beaucoup d'autres qui devraient aussi être lui soumises.
« Comment fera le Gouvernement, lorsqu'il se présentera des questions de cette catégorie ? La législature sera-t-elle appelée à voter une loi pour chacune d'elles, et une commission sera-t-elle nommée chaque fois avec le pouvoir de les résoudre, comme on propose de le faire pour ce qui se rapporte aux mines ? Cela me paraît inévitable, si on veut bien ne pas laisser les questions indécises. »
Et M. de Gorge Legrand se prononçait contre cet accroissement du nombre de commissions spéciales qui ne pourraient assurer l'unité de vues nécessaire à nos institutions.
(page 30) Le marquis de Rhodes appuya la proposition de son collègue du Sénat ; dans le discours qu'il prononça le 25 mai 1832. il examina la question de constitutionnalité du rétablissement du Conseil d'Etat et combattit diverses objections soulevées contre le Conseil d'Etat du régime antérieur à la Révolution de 1830 (Séance du 25 mai 1832, Moniteur belge, 1832, n°147.)
Concrétisant l'idée émise dans son discours du 25 mai 1832, M. de Gorge Legrand déposa sur le bureau du Sénat, le 30 mai de la même année, une proposition de loi portant création d'un Conseil d'Etat ou Conseil administratif. Dans son exposé des motifs (doc. parl. Sénat, 1831-1832, n°25), l'auteur de la proposition réfute l'objection d'inconstitutionnalité : « Notre pacte constitutionnel a établi les pouvoirs, a réglé les rapports entre eux, a déterminé l'action d'équilibre qui les modèle et les soutient respectivement ; en un mot, il a construit l'édifice social dans toutes ses parties essentielles et intégrantes. Mais il a laissé à l'empire des lois ordinaires, sur lesquelles les besoins variables de l'Etat, les mœurs, les circonstances, exercent toujours une grande influence, de régler, suivant ces diverses occurrences ce qui peut convenir à la position donnée dans laquelle on se trouve, sans toutefois heurter ou ébranler directement ou indirectement les grandes bases posées par le pacte fondamental. C'est sans doute ainsi qu'il s'est fait du (page 31) que notre Constitution n'a pas parlé du Conseil d'Etat ; elle n'a pas considéré qu'un tel Conseil n'était point constitutionnel, une condition sine qua non de la marche des pouvoirs établis par elle et de l'expédition des affaires. Mais elle n'a pas proscrit semblable institution et par conséquent, elle l'a laissé dans le libre domaine des lois. »
Au point de vue de la préparation des lois, l'exposé des motifs rappelait combien avait été confuse la discussion du projet de loi sur les mines, finalement rejeté par le Sénat et dont l'élaboration pénible avait donné lieu à la proposition de M. de Gorge Legrand. « Il ne vous échappera pas, disait celui-ci, que le résultat infaillible de la création d'un Conseil d’Etat sera de donner à tous les projets de lois à soumettre aux deux Chambres un degré d’élaboration et de précision qui en rendra l'examen moins pénible et moins long que par ce moyen, les sessions seront beaucoup plus courtes et l'économie qu'on en retirera de ce chef couvrira une grande partie de la dépense proposée. »
La proposition de M. de Gorge Legrand s'inspirait des principes suivants : les membres effectifs du Conseil, au nombre de neuf, sont nommés par le roi et peuvent être révoqués par lui ; des membres honoraires et des auditeurs peuvent leur être adjoints : le roi préside le Conseil lorsqu'il le juge convenable et désigne un vice-président parmi les membres ; il prend l'avis du Conseil d'Etat sur les propositions qu'il fait à l'une ou l'autre Chambre (page 32) et sur celles qui lui sont faites par ces assemblées, ainsi que sur toutes les mesures générales d’administration intérieure du royaume et tous les actes prévus par l'article 97 de la Constitution ; le roi entend de plus le Conseil dans toutes les matières d'intérêt général ou particulier qu'il juge à propos de lui soumettre ; le Gouvernement décide seul : chacune des décisions prises par lui dans le domaine de la compétence du Conseil d'Etat est portée à la connaissance de celui-ci.
Le Conseil d’Etat ainsi organisé, devait être purement consultatif ; son avis serait obligatoire en matière législative : mais en matière administrative, qu'il s'agisse d'élaborer des règlements ou des questions contentieuses, le Gouvernement ne le consulterait que s'il le jugeait utile (Doc. Parl. Sénat, 1831-1832, n°24).
Comme on peut s'en rendre compte, la proposition soumise au Sénat avait surtout pour but de reconstituer le Conseil d'Etat législatif ; son rôle en matière de contentieux administratif est accessoire et simplement consultatif.
La proposition de M. de Gorge Legrand avait soulevé le problème du Conseil d'Etat, le décès de ce sénateur fit tomber la proposition, mais elle fut reprise par le comte Duval de Beaulieu (doc. parl. Sénat, 1833-1834, n°19).
(page 33) Le 20 octobre 1832, M. Rogier fut appelé par le roi à la direction du ministère de l'Intérieur dans le cabinet présidé par M. de Muelenaere. M. Rogier était préoccupé, comme un grand nombre de parlementaires, d'assurer une meilleure préparation du travail législatif ; mais l'institution d'un Conseil d'Etat, même réduit au rôle que lui assignait M. de Gorge Legrand, ne souriait pas au nouveau ministre ; cette organisation ressemblait trop à celle que l'on avait critiquée sous les régimes précédents ; son intervention administrative trop fréquente se conciliait mal avec l’esprit de décentralisation déjà introduit dans la Constitution et qui allait recevoir une consécration plus évidente encore, lors du vote des lois provinciale et communale.
M. Rogier proposait de résoudre la question par voie d'arrêté royal. Le projet rédigé par ses soins, était justifié comme suit : « Considérant qu'il importe d'entourer notre gouvernement du conseil et des lumières d'hommes spéciaux, et d'aviser aux moyens de donner aux projets de loi à soumettre à la législature, le degré de perfection dont ils sont susceptibles, afin d'en rendre l'examen moins long et moins pénible ; considérant que la création d'un Conseil de législation chargé de ce travail et réduit du reste à des fonctions purement consultatives, offre ce double avantage, tout en laissant intact (page 34) le principe de la responsabilité ministérielle et la division des pouvoirs établie par la Constitution… »
Le Conseil devait se composer des ministres à portefeuille, des ministres d'Etat, de conseillers et d'auditeurs. Les conseillers et les auditeurs seraient nommés et révoqués par le roi sur la proposition du Conseil des ministres. Leurs fonctions seraient compatibles avec l'exercice du mandat parlementaire.
Les conseillers en service ordinaire seraient au nombre de douze, et jouiraient d'un traitement ; les fonctions de conseiller en service extraordinaire et d'auditeur seraient gratuites.
Seuls les ministres et les conseillers ordinaires auraient voix délibérative ; les auditeurs seraient chargés de préparer le travail du Conseil et de recueillir, dans les bureaux des ministères, les renseignements utiles à celui-ci.
Le Conseil comprendrait quatre sections : celle de l'industrie et du commerce, celle des finances, celle de la justice et celle de la guerre.
La présidence du Conseil serait confiée à un ministre d'Etat : les sections seraient présidées par le chef du département auquel elles se rattachent.
Chaque section à la demande du ministre, préparerait les projets de lois, de règlements et tous autres relatifs aux matières comprises dans ses attributions, et émettrait un avis motivé et des propositions relativement aux affaires d'intérêt général ou particulier qui lui seraient soumises ; (page 35) dans les affaires qui intéressent à un haut degré le commerce ou l'industrie, le ministre de l'Intérieur pourrait faire assister, avec voix consultative, aux réunions du Conseil, des négociants et manufacturiers des principales villes de commerce.
Les décisions prises par le Conseil seraient soumises au département compétent ; le roi pourrait déléguer un ou plusieurs conseillers à l'effet de présenter les projets de loi aux Chambres en son nom, d'en développer les motifs et d'en soutenir la discussion (Arch. Ministère justice ; dossier Conseil d’Etat, 3ème dir. Gén. N°1651.)
Le Conseil de législation dont l'institution était projetée par M. Rogier, avait donc un rôle plus réduit que le Conseil d'Etat dont M. de Gorge Legrand avait suggéré la création. La tâche de préparation législative apparaissait comme l'œuvre principale à confier au nouvel organisme ; si son intervention dans le domaine du contentieux administratif était encore prévue, ce n'était plus qu'à titre très accessoire, et sans que le Gouvernement doive prendre son avis.
Toutefois si M. Rogier limitait ainsi la mission du Conseil de législation, il désirait certainement, dans ce cadre restreint, lui conférer une grande autorité, en l'associant directement aux travaux du ministre et même du parlement.
Vu l'importance de la question, M. Rogier (page 36) estima utile de communiquer le projet à ses collègues du Gouvernement et même à certaines personnalités du monde politique (Ibid., Lettre circulaire de M. Rogier en date du 9 février 1833). D'une façon générale. la proposition reçut un accueil favorable. Le ministre des Finances, M, Duvivier, en approuvant entièrement l'idée de son collègue du ministère de l'Intérieur, suggéra quelques amendements ; il estimait qu'il n'appartenait pas au Conseil de législation de préparer les projets de lois, cette mission entrant dans les attributions des départements ministériels ; l'œuvre du Conseil devait être de les réviser, les amender et les mettre en état d'être présentés aux Chambres. Le ministre des Finances craignait également que l'institution des auditeurs ne soit mal appréciée ; il rapportait que, pendant les régimes précédents, le titre d'auditeur avait été accordé uniquement pour la forme, afin que certains puissent d'emblée et sans intermédiaire, passer à des fonctions ou emplois supérieurs (Ibid., Lettre de M. Duvivier à M. Rogier en date du 14 février 1833.)
Le ministre de la Justice Lebeau se borna à renvoyer le projet avec quelques observations marginales de peu d'importance (Ibid., Note envoyé par M. Lebeau à M. Rogier, en date du 16 février 1833).
Le ministre de la Guerre, Baron Evain, en approuvant entièrement le projet, émit ses préférences (page 37) pour donner à l'organisation nouvelle le nom de Conseil d'Etat au lieu de celui de Conseil de législation, à moins que « des considérations politiques ne s'opposent à ce que la première de ces dénominations soit adoptée » (Ibid. Lettre du Baron Evain à M. Rogier en date du 2 février 1833.)
M. Goblet, ministre des Affaires Étrangères, voulait qu'on puisse faire appel, avec voix consultative, non seulement aux négociants et manufacturiers, mais « en général à des personnes qui, dans les principales villes de commerce, sont connues p.or être versées dans la connaissance des affaires industrielles et commerciales » (Ibid. Lettre de M. Goblet à M. Rogier en date du 13 février 1833.)
M, Rogier consulta également le comte Félix de Mérode, ministre d'Etat, M. Paul Devaux, membre de la Chambre des Représentants, et le chevalier de Theux, ministre d'Etat,.
Le premier émit avis très favorable, en insistant sur l'utilité de mettre le projet promptement à exécution (Ibid. Observations signées en marge du projet envoyé par M. Rogier au comte Félix de Mérode, le 9 février 1833).
Les observations de M. Paul Devaux étaient d'importance secondaire ; il voulait donner voix délibérative aux conseillers en service extraordinaire ; de plus, il suggérait de donner le titre de conseiller président la personnalité appelée à la (page 38) direction du nouvel organisme, la qualification de « président du Conseil » se rapportant phys naturellement au Conseil des ministres. Enfin, il était d'avis de supprimer la faculté de faire appel, en matière commerciale, à des négociants et manufacturiers (Ibid., Observations sur le projet envoyé par M. Rogier à M. Devaux, le 31 janvier 1833))
L'avis du chevalier de Theux est plus important ; il suggère de compléter l'institution projetée par M. Rogier, en lui conférant les attributions d'une Cour du contentieux administratif.
La proposition, de l'avis de M. de Theux, devait être réalisée par une loi ; il tirait argument de l'article 29 de la loi du 5 juin 1832 organisant la Commission des monnaies. Mais, ajoutait-il, « pour répondre aux vœux de ceux qui désirent combler la lacune d'un Conseil d'Etat, il faudrait une institution complète à l'effet de pourvoir à la décision des affaires qui ne sont pas nécessairement dévolues aux tribunaux, aux concessions de mines. etc., et la préparation des projets de lois et règlements, et sous la responsabilité ministérielle » (Ibid. Lettre de M. de Theux à M. Rogier, en date du 13 février 1833).
Cet avis ne fut pas partagé par M. Rogier : il maintint son opinion que le nouveau Conseil pouvait être organisé par arrêté royal, à condition de limiter sa compétence à la préparation des lois. M. Rogier considérait comme non pertinent (page 39) l'exemple cité par le chevalier de Theux, car la commission des monnaies est chargée de l'exécution des lois monétaires, et ses décisions ont force obligatoire. « Le précédent que vous invoquez, continue M. Rogier, ne peut donc, selon moi, faire autorité à l'égard du Conseil de législation, qu'autant s'agirait d'attribuer à celui-ci le pouvoir de l'ancien Conseil d'Etat. Or, une pareille institution que l'opinion n'accueillerait pas avec faveur, serait peu en harmonie avec la division constitutionnelle des pouvoirs, et rencontrerait certainement une forte opposition dans les Chambres. Il n'en est pas de même d'un Conseil uniquement chargé d'éclairer le Gouvernement de ses lumières et de préparer les projets de lois et de règlements d'administration publique. Cette évolution satisferait un besoin universellement senti, et ne sortirait aucunement des limites du pouvoir exécutif. puisqu'il ne s'agit que de régler l'exercice de fonctions purement consultatives, sauf aux Chambres à statuer sur les allocations qui pourraient être demandées à cet effet par le Gouvernement » (Ibid. Lettre de M. Rogier à M. de Theux en date du 27 février 1833).
Nous aurons l'occasion de revenir sur l'opinion émise par ces deux hommes d'Etat dont le rôle fut si considérable pendant les premières années de notre indépendance. Bornons-nous pour le moment à mettre en évidence l'idée du chevalier (page 40) de Theux de voir créer une juridiction administrative contentieuse, chargée des affaires qui ne sont pas nécessairement de la compétence des tribunaux, alors que M. Rogier estimait la création de semblable institution en harmonie avec la division constitutionnelle des tribunaux. De la comparaison des textes des lettres échangées par les deux hommes d'Etat, nous devons conclure que le chevalier de Theux voulait réserver à une juridiction nouvelle certains conflits que les tribunaux pouvaient parfaitement trancher, mais n'étaient pas nécessairement de la compétence de ceux-ci, alors que M, Rogier jugeait cette doctrine contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs ; il semble donc que, dans son esprit, ces conflits devraient rester dans la compétence du pouvoir judiciaire.
On pourrait croire que le projet de M. Rogier allait recevoir sa réalisation, puisque les membres du Gouvernement l'approuvaient unanimement, et que les autorités politiques consultées y donnaient leur adhésion à l'exception de M. de Theux, dont les critiques avaient surtout pour but d'engager le Gouvernement à aller beaucoup plus loin que ne le proposait M. Rogier.
Quelles sont donc les raisons qui ont empêché la réalisation d'un projet si bien accueilli ? Les archives ne nous donnent aucun éclaircissement à ce sujet. Pouvons-nous déduire une conclusion de la situation parlementaire ?
(page 41) Il semble bien qu'à cette époque, divers membres du parlement se proposaient de reprendre la proposition de M. de Gorge Legrand. L'expérience grandissant chaque jour avait montré combien étaient justes les critiques du fonctionnement de notre système législatif ; le Gouvernement allait-il résoudre la question par voie d'arrêté royal, alors que de jour en jour, il pouvait s'attendre à voir une proposition d'initiative parlementaire déposée sur le bureau de l'une ou de l'autre Chambre ?
Les travaux parlementaires nous donnent divers échos de ces tendances nouvelles.
A la séance de la Chambre du 28 août 1833 (Moniteur belge du 30 août 1833, n°242), au cours de la discussion générale de la loi de finances, le représentant Doignon critiqua, d'ailleurs avec beaucoup d'exagération, le système d'élaboration des lois : « Les projets, disait-il, sont ordinairement si mal conçus, si incomplets qu'on les prendrait pour l'œuvre d'un simple commis de ministère. » Le même représentant critiquait toutefois l'institution d'un Conseil d'Etat, institution coûteuse et que des scrupules constitutionnels ne lui permettraient pas d'admettre, et proposait la (page 42) création d'un Conseil de législation au sein de chaque Chambre législative.
Le 11 septembre de la même année, lors de la discussion du budget de l'Intérieur, le représentant Antoine Ernst, qui devint, en 1834, ministre de la Justice dans le cabinet présidé par M, de Theux, répondit aux observations présentées par le représentant Doignon. M. Ernst se déclare partisan du projet et ne craint qu'une chose, dit-il, c'est que le Conseil ne soit mal composé, si on l'institue actuellement. « Si je n'avais pas été arrêté par ce motif, ajoute-t-il, j'aurais démontré à la Chambre qu'on peut former un Conseil d'Etat sans qu'il soit aucunement en opposition avec la Constitution, que ce Conseil est non seulement utile, mais même nécessaire, et que les grands avantages qui en résulteraient paieraient simplement une dépense qu'on a d'ailleurs exagérée... Quand il y aura opportunité. continue-t-il, j'attirerai l'attention de la Chambre sur ce sujet important : je n'ai eu d'autre but, pour le moment, que de faire en quelque sorte des réserves contre une opinion qui a été développée dans cette enceinte et qui n'a point trouvé de contradicteur » (Moniteur belge du 13 septembre 1833, n°256).
A la séance du 3 octobre, M. de Haussy appuya l'opinion de M. Ernst, et M. Lebeau, tout en partageant la même façon de voir, craignait toutefois que la dépense ne soit excessive.
(page 43) Le 15 février 1834, le comte Duval de Beaulieu représenta au Sénat la proposition de feu M. de Gorge Legrand (doc. parl. Sénat, 1833-1834, n°19) ; prise en considération, elle fut renvoyée à une commission de cinq membres, MM. de Haussy, de Schiervel, le baron de Secus. de Baillet et le vicomte Vilain XIIII (Moniteur belge du 16 février 1834, n°47). M. de Haussy fut désigné en qualité de rapporteur et déposa son rapport à la séance du 13 mars 1834 (Moniteur belge du 4 avril 1834, doc. parl. Sénat 1833-1834, n°27.)
Le rapport constate le mal dont souffrait l'œuvre de préparation législative. « L'article 139 de la Constitution. écrit M. de Haussy, est loin d'avoir reçu une consécration légale : l'expérience fâcheuse de ces trois dernières années a dû nous convaincre qu'il existait dans notre organisation administrative un vice essentiel qui arrêtait les progrès de notre législation et entravait la marche du Gouvernement. Le mal est réel, ses conséquences funestes ne se font que trop sentir, il importe d'y apporter un prompt remède. L'un des moyens les plus efficaces, dans l'opinion de beaucoup d'hommes sages et amis de leur pays, consisterait dans l'établissement d'un Conseil d'Etat, (page 44) c'est-à-dire d'un corps permanent composé d'hommes probes et savants, d’hommes spéciaux et laborieux qui, dans le silence du cabinet, étrangers à tout esprit de parti et à tout entraînement politique, s'occuperaient de la préparation des travaux législatifs que le Gouvernement voudrait soumettre aux Chambres, des règlements d'administration publique qui devraient être faits pour l'exécution des lois, et qui donneraient, enfin, leur avis dans toutes les circonstances où il conviendrait au Gouvernement de les consulter »
La commission se rallia à l'unanimité au principe de la proposition de loi. Examinant la question de la constitutionnalité du projet, le rapport constate que le pouvoir législatif ne connaissant pas d'autres bornes que celles qui lui ont été tracées par la Constitution elle-même, peut faire, dans le cercle de ses attributions, tout ce qui ne porte pas atteinte à la Constitution, quoique non prévu, ni établi par elle ; et ce serait une erreur bien funeste pour le pays que de prétendre qu'une institution avantageuse serait impossible, par cela même qu’elle n'aurait pas été prévue ou créée par la Constitution, alors qu'elle ne lui serait pas contraire. Le rapporteur citait à l'appui de sa thèse l'exemple de la France, où la Constitution ne dit pas un mot du Conseil d'Etat. Le caractère consultatif de l'organisme projeté suffisait pour écarter l’objection qu'il éluderait la responsabilité ministérielle,
Toutefois le rapporteur estimait que le Conseil (page 45) d'Etat ne devrait avoir que des attributions purement consultatives : ce serait porter atteinte aux articles 92 et 93 de la Constitution, écrit-il, que de conférer au Conseil d'Etat une juridiction administrative contentieuse et le pouvoir de décider des contestations dans lesquelles il s'agirait de droit et d'intérêts civils, encore même que ces intérêts puissent se trouver en présence de l'intérêt général et que celui-ci parut prédominer.
Quel nom allait-on donner au nouvel organisme ? Le dénomination de Conseil privé ne paraissait plus en harmonie avec nos institutions modernes. Celles de « Conseil administratif » ou de « Conseil de législation » n'indiquent qu'une partie des attributions qu'on allait confier à l'institution. Le titre de Conseil d'Etat fut finalement considéré comme le seul adéquat.
La commission du Sénat voulait faire du Conseil d'Etat un organisme étroitement lié au Gouvernement. La nomination des membres du Conseil appartiendrait au Gouvernement qui avait le droit de les révoquer à volonté. « Etabli pour éclairer plutôt que pour diriger la marche du pouvoir, il faut que le Gouvernement conserve, en présence du Conseil d'Etat, toute son indépendance, il faut donc qu'il ait sur lui l'action nécessaire pour le modifier ou pour le dissoudre, si des dissidences marquées, si une opposition permanente se manifestaient entre ce corps et lui : admettre le principe contraire, proclamer l'inamovibilité des membres (page 46) du Conseil d'Etat ou les soumettre à un mode d'élection en dehors de l'action au Gouvernement, ce serait créer, en quelque sorte, un nouveau pouvoir qui pourrait être aussi souvent nuisible qu'avantageux à la régularité de l'administration, ce serait porter atteinte à la Constitution et compromettre le principe de la responsabilité ministérielle qui ne serait plus intacte, si le Gouvernement ne conservait pas, dans les limites de ses attributions, son libre arbitre et son entière indépendance »
Le projet de la commission prévoyait que les conseillers d'Etat ne pourraient être révoqués que par ordonnance royale rendue sur l'avis du Conseil des Ministres (article 4).
Aux termes de l'article 6, le roi présiderait le Conseil d'Etat lorsqu'il le jugerait convenable ; il nommerait un vice-président choisi parmi les membres du Conseil. Les ministres à portefeuille ne pourraient être membres du Conseil d'Etat, mais ils y auraient entrée et séance lorsqu'ils le jugeraient convenable (article 3).
Le conseil se composerait de neuf à douze membres en service ordinaire et d'un même nombre d'auditeurs ; il pourrait être institué le même nombre de conseillers d'Etat en service extraordinaire (article 4).
Les fonctions d'auditeur seraient gratuites ; la liste en serait dressée au début de chaque année, et ceux dont le nom ne serait pas repris dans la liste, cesseraient de faire partie du Conseil (article 14). Les auditeurs en service ordinaire pourraient être (page 47) chargés de l'examen préparatoire des affaires et de la confection des rapports (article 12) ; les auditeurs en service extraordinaire n'assisteraient pas aux séances du Conseil ; le roi pourrait les employer où il le jugerait utile ou les distribuer auprès des différents ministres ou gouverneurs de province pour les aider dans leurs travaux et s'y former à la pratique de l'administration (article 13).
Le roi prendrait l'avis du Conseil sur les projets de lois soumis aux Chambres, sur les lois que les deux Chambres renvoient à sa sanction lorsqu'elles font usage de leur initiative, sur tous les règlements et arrêtés permanents que le Gouvernement doit prendre pour l'exécution des lois, en vertu de l'article 67 de la Constitution, dans les matières où les lois encore en vigueur nécessitent des décisions administratives délibérées en Conseil d'Etat et sur toutes les questions d'administration et autres qu'il conviendrait au roi de lui soumettre. Le Gouvernement décide seul ; chacune de ses décisions serait portée à la connaissance du Conseil d'Etat (article 8).
Avant que le projet ne vînt en discussion au Sénat, le ministre de la Justice Lebeau crut devoir demander un rapport juridique à l'avocat général Plaisant, ancien membre du gouvernement provisoire, où il avait exercé les fonctions d'administrateur de la sûreté publique. Il est intéressant de parcourir les considérations développées par une personnalité qui fut étroitement mêlée aux (page 48) événements du début de notre indépendance nationale (Arch. Min. Justice, loc. cit.)
« Le Conseil d'Etat, dans les gouvernement modernes, est le conseil du pouvoir exécutif.
« Des attributions importantes ont été déléguées à ce pouvoir par la Constitution. Pour les exerce convenablement il doit pouvoir s'entourer de conseillers de son choix. Ainsi, il restera libre et responsable dans son action.
« Le Conseil d'Etat ne doit plus être aujourd'hui le conseil du souverain dont les ministres ne sont que les serviteurs ou les agents d'exécution. Telle était l'organisation du Conseil d'Etat d'après la Constitution de l'an VIII. Le pouvoir exécutif est aujourd'hui exercé par le roi et son ministère. Il faut que la pensée gouvernementale reste dans la possession exclusive du roi et de ses ministres. Sous eux, et à côté d'eux, ils appellent des conseillers qui, initiés dans leur pensée, soient chargés des développements. L'exécution dans tous ses détails, appartient encore aux ministres ; c'est là ce qui constitue essentiellement le travail des bureaux. Mais la délibération. le perfectionnement des détails, la connaissance du droit administratif, civil, commercial, criminel, des sciences économiques, ne peuvent être abandonnés à un travail isolé du bureau. Le ministre à lui seul ne peut suffire ; la délibération n'est mûrie que par la discussion.
(page 49) « Si le pouvoir exécutif est abandonné tout entier au roi et quatre ou cinq ministres absorbés déjà par une foule de soins, sans qu'il leur soit permis de consulter des personnes éclairées et jouissant d'une haute position sociale, ce pouvoir restera toujours en dessous de sa mission ; s'il fait des fautes, on se complaira peut-être à les lui reprocher, mais sa responsabilité morale ne sera-t-elle pas diminuée, si on lui refuse les moyens qui peuvent seuls lui permettre de remplir convenablement sa mission ?
« Le Conseil d'Etat doit être composé d'hommes spéciaux et dont les occupations seraient permanentes. On objecterait en vain que le Gouvernement peut toujours s'éclairer des lumières des particuliers. Un avis, pour être profitable, doit être discuté, approfondi, motivé ; il suppose, dans celui qui le donne, une responsabilité quelconque, l'habitude des affaires, une étude spéciale de la matière. Les questions d'administration se renouvellent tous les jours ; il est impossible de leur faire obtenir une bonne solution si leur examen n'est pas approfondi et si les traditions peuvent incessamment se perdre. Les règlements nécessaires pour l'exécution des lois demandent aussi d'être rigoureusement médités et élaborés. Ils sont dans le domaine du pouvoir exécutif. Le roi, à qui la confection de ces règlements est attribuée par l'article 67 de la Constitution, ne les fera pas lui-même ; les ministres eux-mêmes ne peuvent pas s'en occuper d'une manière suivie ; d'ailleurs, là encore manque l'élément de la (page 50) discussion. En l'absence d'un Conseil d'Etat, il faut abandonner la confection au travail des bureaux.
« Les projets de loi sont élaborés maintenant encore dans l'intérieur des bureaux des différents ministères. On s'est plaint de leur mauvaise rédaction, de leur insuffisance, mais la confection seule d'un projet de loi est un travail scientifique, indépendamment des connaissances spéciales du fond, Il faut, dans un projet de loi, saisir et fixer la pensée fondamentale du projet, la démêler au milieu des systèmes contradictoires, des théories souvent fausses, puis, la mettre en relief, lui donner ses développements, veiller à ce qu'aucune disposition ne détruise l'effet des autres, mais que toutes se corroborent et s'affermissent mutuellement ; il faut encore apprécier ce que l'on peut et ce que l'on ne peut pas admettre dans des circonstances données ; distinguer ce qui est urgent, de ce qui doit être retardé.
« La plus forte objection contre l'institution d'un Conseil d'Etat de la part de ceux mêmes qui en reconnaissent les avantages, c'est son inconstitutionnalité, en ce qu'elle aurait pour effet de détruire la responsabilité ministérielle. Si l'on veut dire qu'en éclairant et en avertissant le pouvoir, l'institution d'un Conseil d'Etat épargne au ministère des fautes et des cas de responsabilité, on n'y verra sans doute pas grand mal. Si l'on prétend. au contraire, que l'avis d'un Conseil d'Etat disculpe (page 51) le ministre qui l'a suivi, on se trompe encore, et je vais le démontrer.
« En supposant le Conseil d'Etat composé d'hommes inamovibles, ne participant pas à la pensée du Gouvernement, ou refusant d'y participer, et en supposant de plus, le ministère lié par les avis du Conseil d’Etat, on reconnaîtra sans doute que la responsabilité ministérielle deviendrait une injustice et serait détruite moralement. En admettant au contraire que les conseillers d'Etat doivent être nommés par le pouvoir exécutif et doivent être révocables à son gré, qu'ils participent ainsi du Gouvernement, que leur seule mission est de l'éclairer, mais que les ministres ne sont point liés par leurs avis, on reconnaîtra que cette institution n'est alors qu'un moyen qu'on donne au pouvoir exécutif de s'éclairer : le Gouvernement choisissant ses conseillers a même la responsabilité de leurs avis, mais il ne l’a aussi que tant qu'ils sont amovibles.
« La conséquence qu'on doit en tirer, c'est que le pouvoir, sans diminuer sa responsabilité, s'éclaire des lumières d'un Conseil d'Etat, et que ses actes les plus mûrement délibérés portent le cachet d'une plus profonde sagesse...
« Le projet présenté au Sénat est donc le résultat d'une pensée juste, en fait de connaissance des besoins de l'administration. »
Après ces considérations d'ordre général, où il envisageait exclusivement les attributions du (page 52) Conseil en matière de rédaction des lois et des règlements, M. Plaisant suggérait des modifications au texte du projet soumis au Sénat. Nous nous bornerons en donner la substance.
Loin de critiquer la création d'auditeurs, il voudrait voir confier à ceux-ci un travail permanent d'études et de préparation des décisions du Conseil : ceux qui se destinent à cette fonction devraient jouir d'une stabilité de fait analogue à celle des fonctionnaires publics, et être rémunérés.
Il estimait également n'être pas conforme à l'esprit du Gouvernement représentatif, que le roi préside les réunions du Conseil : si le chef de l'Etat a présidé le Conseil d'Etat sous le Consulat et l’Empire, c'est que les ministres n'étaient responsables qu'envers le chef du Gouvernement. La présidence devrait en être confiée un ministre.
Quant aux attributions, il proposait de déléguer à cet organisme l'examen des difficultés et la discussion des affaires dont la connaissance appartient au pouvoir exécutif, tant à l'égard des objets dont les corps administratifs (conseils provinciaux et municipaux) sont chargés sous l'autorité du roi, que sur les autres parties de l'administration.
Lui serait également attribuée la discussion des motifs qui peuvent nécessiter l'annulation des actes irréguliers des corps administratifs et la suspension de leurs membres conformément à la loi.
Enfin entrerait dans ses attributions, la discussion des questions de compétence entre les (page 53) départements ministériels et de toutes autres qui auront pour objet les forces ou secours réclamés d'une section d'un ministère à l'autre.
M. Plaisant proposait de s'inspirer également de la loi française, conférant au Conseil d'Etat la délibération sur tous les règlements d'administration publique, sur tous les actes de l'administration soumis par les lois et règlements à son examen.
Il suggérait enfin d'étendre les attributions du Conseil en lui confiant le règlement des questions de compétence sur les conflits entre les autorités administratives, les recours dirigés pour incompétence ou excès de pouvoir contre ces autorités, en exceptant les cas où l'examen en appartient aux tribunaux, ainsi que les conflits d'attributions dont la décision appartient la Cour de cassation en vertu de l'article 106 de la Constitution.
Nous aurons l'occasion de revenir sur l'avis émis par ces personnalités si étroitement mêlées à la direction des affaires publiques pendant les premières années de notre indépendance nationale et que nous pouvons considérer comme les interprètes de la théorie constitutionnelle de cette époque,
Chez tous, l'idée d'un Conseil d'Etat législatif (page 54) domine ; il faut avant tout améliorer la confection des lois et des arrêtés royaux réglementaires ; mais peu à peu, se concrétise l'idée de confier à l'institution à créer, un rôle consultatif important en matière de contentieux d'annulation. Quant au contentieux de pleine juridiction, les avis émis par les différentes autorités n'y font que de vagues allusions, la jurisprudence des tribunaux n'ayant pas encore, sous l'influence des auteurs français, adopté une théorie de la séparation des pouvoirs peu conforme au système de notre Constitution et qui aboutit, tant qu’elle subsista à de véritables dénis de justice.
Le projet rapporté par M. de Haussy, fit l'objet des délibérations du Sénat en ses séances du 23 mars au 5 mai 1834 (Moniteur belge des 24, 25 et 27 avril 1834, n°114 à 117 et 124 à 126). Le comte de Baillet s'attacha à réfuter l'objection d'inconstitutionnalité. La proposition rencontra également l'appui du marquis de Rhodes, du comte d'Arschot. du comte de Carré, du baron de Secus et du vicomte Vilain XIIII. M. Thorn, au contraire, estimait qu'un tel organisme, créé en dehors de la Constitution, ne serait pas d'une utilité assez marquée pour qu'il compense les dépenses et les inconvénients résultant de son établissement : il considérait l'institution d'un Conseil d'Etat comme plus en rapport avec un gouvernement comme celui de l'Empire : à son avis, la (page 55) solution de la question devait être recherchée dans une meilleure organisation du travail législatif dans les deux Chambres.
Les adversaires du projet le critiquèrent d'ailleurs sans modération : le comte de Robiano allant jusqu'à dire « si le Conseil d'Etat doit être utile, fermez les deux Chambres et mettez sur la porte : Maison à louer. » Le comte d’Ansembonrg voyait dans le Conseil d'Etat une réunion de douze sangsues qui saignerait la Belgique pour l'éternité.
M. Lebeau, ministre de la Justice, appuya le projet. s'attachant à établir la constitutionnalité et l'utilité du nouveau Conseil : on peut se rendre compte, par la discussion au Sénat, que le Gouvernement avait adopté en grande partie l'avis émis par l'avocat général Plaisant, Le ministre, en effet, suggérait d'étendre la compétence du Conseil aux contestations en matière de mines, de milice, ainsi qu'à l’annulation des délibérations des décisions des conseils communaux et provinciaux, indépendamment de l'élaboration des projets de lois et d'arrêtés d'administration générale. Il combattit également l'idée de rendre les fonctions d'auditeur gratuites, estimant qu'on devait pouvoir exiger de leurs titulaires la régularité et l'exactitude (Séance du 1er mai 1834, Moniteur belge du 3 mai 1834, n°123).
L'ensemble du projet fut adopté le 5 mai 1834, par 15 voix contre 1o et deux abstentions. et (page 56) transmis à la Chambre des Représentants : les modifications apportées au cours de la discussion au Sénat avaient eu peu d'importance ; la rédaction de l'article 8 avait été modifiée en vue d'accentuer le caractère consultatif du Conseil et de préciser nettement que le Gouvernement était libre de le consulter ou de ne pas le consulter.
La Chambre tarda longtemps à donner suite au projet voté par le Sénat. Celui-ci rappela périodiquement son initiative, notamment en 1837. M. Forgeur qui avait pris une part active aux travaux du Congrès, déclarait à la haute assemblée qu'il fallait, dans l'intérêt de la dignité du gouvernement représentatif, créer un Conseil de législation. Les lois, disait-il, doivent être élaborées par des hommes rompus aux affaires, ayant une position et un caractère donnant à leur travail une autorité morale suffisante pour influer sur les déterminations à prendre par la Chambre ou le Sénat. A la séance du Sénat du 13 mai 1839, le projet fut de nouveau rappelé an Gouvernement.
Le rapporteur de la Chambre, M. Fleussu, ne déposa son rapport que le 29 mars 1844 ; la section centrale de la Chambre émit l'avis « qu'un Conseil d'Etat formé sur les bases du projet ne serait point entaché d'inconstitutionnalité, mais que sa création n'était pas indispensable et que l'utilité de ce nouveau rouage n'était point assez clairement démontrée pour en décréter l'admission. » En conséquence. elle concluait au rejet. Le rapporteur craignait en (page 57) outre, que le nouvel organisme ne soit un refuge d' « ambitieuses médiocrités », et ne soit peuplé de « créatures du ministre », ou de fonctionnaires dont on voulait se débarrasser, sans froisser leurs intérêts. »
La discussion de ce rapport ne fut jamais portée à l'ordre du jour de la Chambre ; la dissolution de 1848 rendit le projet caduc ; en ce moment un projet, même voté par une des Chambres, tombait par la dissolution. [note du webmaster : contrairement à ce qu’affirme l’auteur, le projet a été porté à l’ordre du jour mais la discussion en a été presqu’aussitôt interrompue pour ne plus être jamais reprise. Voir à cet égard la séance de la Chambre des représentants du 26 février 1846.]
Si pendant quelques années, la question disparaît de l'ordre du jour des débats parlementaires, ce n'est pas que l'idée de créer un Conseil d'Etat ait échappé à l'attention du Gouvernement et du monde politique. M. Rogier, toujours préoccupé par l’insuffisance de la préparation législative, rappelle, dans une lettre adressée le 31 août 1853 au ministre des Affaires Étrangères, M. de Brouckere (lettre minutée de la main même de M. Rogier. Arch. Min. Justice, loc. cit.), que la question de l'institution d'un Conseil de législation a été discutée à nouveau au conseil des ministres ; « aucune décision n'a été prise, mais il a été convenu de reprendre immédiatement la discussion. » M. Rogier demande donc son collègue de s'enquérir, si dans les pays où il n'y a pas (page 58) de Conseil d'Etat, l'élaboration des lois n'est pas soumise à des règles spéciales.
En attendant le résultat de ses consultations, M. Rogier poursuit ses études. C'est toujours à l'idée de l'institution d'un Conseil d'Etat législatif qu'il s'attache, à l'exclusion de la juridiction administrative contentieuse. Il est partisan de la création d'un organisme consultatif, chargé de corriger, de perfectionner les projets élaborés dans les bureaux ; les projets seraient ainsi préparés sous l'influence et suivant l'esprit des chefs des départements dans le sens jugé utile par le Gouvernement, Le comité ne prendrait d'initiative ou ne serait appelé à préparer lui-même les projets que dans les cas où le conseil des ministres l'aurait décidé ainsi. « Ce mode de procéder aurait peut-être pour avantage de conserver aux projets le caractère politique on la signification qu'ils devraient avoir, suivant l’esprit du Gouvernement, et d'écarter l'objection tirée de ce que, dans la position de corps annexé à un département, le comité serait trop exposé aux vicissitudes des changements de ministères. » (Note manuscrite de main de M. Rogier, datée du 30 août 1853 et qui paraît rédigée en vue d'une réunion du conseil des ministres. Arch. Min. Justice, loc. cit.)
En sa séance du 25 juillet 1853, le conseil des ministres étudie un nouveau projet de M. Rogier, tendant à constituer un comité permanent de sept ou huit membres, chargé de revoir et de corriger (page 59) les projets des différents départements ministériels, d'éclairer le Gouvernement sur les vices de la législation et la nécessité de l'améliorer. Au conseil des ministres. on objecte l'insuffisance d'un comité de sept à huit personnes, notamment pour les matières spéciales, la nécessité de diviser le comité général en autant de comités spéciaux que de ministères, l'impossibilité de créer un corps nombreux qui coûterait cher, qui finirait par être inspiré par un esprit de corps et par le désir de faire triompher, malgré tout, ses idées et ses systèmes, et de maintenir sa prépondérance. Le conseil décide de réexaminer la question « si souvent débattue et toujours ajournée. » (Note manuscrite de M. Rogier, loc. cit.)
En même temps, le département de la Justice procède à des études ; il reçoit la documentation envoyée par le ministère des Affaires Étrangères sur la Prusse, l'Angleterre, l'Autriche, le Piémont et la Saxe. (Lettres du ministre des Affaires Étrangères du 28 et du 30 septembre 1853, n°3513, loc. cit.)
La question revient au conseil des ministres le 5 novembre 1853 et le conseil décide de « rechercher trois hommes considérables et ayant une portée politique et administrative, que l'on pourrait réunir et consulter sur les moyens de résoudre cette très vieille et très difficile question ». (Mention manuscrite de M. Rogier sur une note du Ministère de la Justice, en date du 8 octobre 1853, loc. cit.) Pour constituer (page 60) cette commission restreinte, on met en avant les noms du baron d’Anethan, ancien avocat général, ancien ministre de la et sénateur, du chevalier de Theux, ancien chef du Gouvernement, de M. Leclercq, ancien membre du Congrès. ancien ministre de la Justice, et en ce moment procureur général à la Cour de cassation.
Le conseil des ministres reprend l'examen de la question en séance du 15 décembre 1853 : « Vu l'extrême difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité de réaliser quelque chose de durable et de complet, le conseil décide que nulle suite ne serait donnée au projet et qu'on laisserait l'initiative parlementaire libre de faire des propositions que menacerait le sort qu'a subi le projet de Conseil d'Etat du comte Duval de Beaulieu » (Note manuscrite de M Rogier sur une note de son Département en date du 10 novembre 1853, loc. cit).
M. Rogier, en inscrivant cette annotation, était malheureusement bon prophète. Le conseil des ministres avait certainement, en prenant cette décision, connaissance des intenti01vs de certains membres du Sénat de reprendre ne proposition analogue à celle de M. de Gorge Legrand.
Le 26 février 1855, une proposition portant création d'un comité consultatif de législation et d'administration est déposé sur le bureau du Sénat par le baron d'Anethan, le prince de Ligne, MM. Forgeur et Savart.
Les auteurs de la proposition déclarent, dans leurs développements, vouloir reprendre l'idée qui a inspiré le texte voté par le Sénat en 1834 : toutefois, quelques modifications s'y sont glissées, Les auteurs du projet abandonnent l'idée d'établir une certaine solidarité entre le Conseil d'Etat et le Gouvernement. Ils désirent au contraire assurer la stabilité de la nouvelle institution. Le comité, dont la création est proposée, doit être nommé et maintenu en dehors des préoccupations politiques ; les changements ministériels ne doivent avoir aucune influence sur sa composition. Il doit conserver le des traditions administratives, assurer l'unité et la constitutionnalité de notre législation.
C'est pour réaliser cette fin que l'article 4 chargeant le comité de préparer les lois et arrêtés dont la rédaction lui est confiée, ajoutait : « Si les ministres lui communiquent les principes qu'ils ont adoptés, il les prend pour base de son travail, sans se préoccuper de questions d'opportunité, ni de (page 62) considérations politiques. » Les conseillers ne sont pas inamovibles, mais ils jouissent d'une stabilité de fait, analogue à celle des fonctionnaires, comme le proposait M. Plaisant. Suivant le projet, le comité n'est plus présidé par le roi, ni par un ministre ou un ministre d'Etat (article 1) ; un président est nommé par le roi. Le Conseil se compose de neuf membres ; il n'y a plus de conseillers en service extraordinaire, ni d'auditeurs, mais les ministres peuvent se faire représenter au Conseil par un délégué n'ayant pas voix délibérative, s'il s'agit d'objets exigeant des connaissances spéciales (article 5).
Ce projet soumis aux commissions réunies de l'Intérieur et de la Justice rencontre leur approbation par dix voix contre une. Le rapporteur M. Corbisier, reprend les arguments présentés au Sénat en 1834 (doc. parl. Sénat 1854-1855, n°66), en faveur de la précédente proposition, et, en vue de combattre la thèse développée par le rapporteur à la Chambre, il expose à nouveau les raisons justifiant l'institution d'un Conseil chargé de prêter son concours à l'élaboration des lois. Il ne peut admettre, comme l'avait déclaré le rapporteur à la Chambre, que le Gouvernement serait disposé à y nommer d'« ambitieuses médiocrités » alors que le nouvel organisme, bien composé, serait au contraire de nature à lui rendre d'importants services. Il montre enfin la supériorité d'une institution permanente sur les commissions temporaires auxquelles le Gouvernement avait fréquemment recours et qui ne pouvaient avoir l'unité de vues, ni d'ensemble qu'on doit trouver dans un comité permanent.
La discussion au Sénat se poursuit pendant cinq séances (Annales parlementaires Sénat, 16 au 20 mars 1857). Des discours en faveur du projet sont prononcés par le baron d’Anethan, MM. Forgeur et Savart. Ce dernier dont le Sénat avait apprécié les excellents rapports sur les projets de lois relatifs aux faillites et à l'expropriation forcée, soutient que la réflexion et l'expérience l'ont amené à une conviction entière, profonde qu'en l'absence d'un comité permanent de législation, la plupart de nos lois manqueraient de synthèse, d'homogénéité, d'ensemble et d'harmonie ; et il conclut que les avocats, les jurisconsultes qui vivent dans le courant des affaires appelaient de tous leurs vœux cette institution.
La presse se montrait très favorable à la proposition (Note de bas de page : Voir notamment les articles de la Meuse (13 janvier 1857) qui défend le projet du Sénat et voudrait étendre la compétence du nouvel organisme au contentieux administratif ; de ma Gazette de Liége (18 mars 1854), de l’Impartial de Bruges (10 mars 1853) et de l’Émancipation (18 décembre 1848) qui défendent le projet soumis au Sénat. Par contre, le Bien Public (2, 3, 5 et 11 janvier 1857) propose de ne conférer au Conseil que des attributions de contentieux administratif et de s’en tenir aux commissions spéciales pour la préparation législative. Fin de la note de bas de page.) ; mais le gouvernement, représenté par MM. de Decker, ministre de l'Intérieur et Nothomb, (page 64) ministre de la Justice, combattit le projet ; il fit valoir que les membres de semblable organisme devraient avoir un ensemble de connaissances impossible à rencontrer. et que, sous l’influence de préoccupations politiques inévitables, cet organisme pourrait devenir une entrave à l'action gouvernementale et non plus un auxiliaire
Le projet est néanmoins voté au Sénat par dix-huit voix contre quinze et une abstention. Mais une dissolution rend le projet caduc, sans que jamais la Chambre s'en soit occupée.
Cette tentative est la dernière faite au parlement avant la révision constitutionnelle de 1921.