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L'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique
VELGE Henri - 1930

VELGE Henri, L’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique

(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)

Chapitre IV. La Cour du contentieux administratif

Section II. Le Conseil d’Etat et le contentieux administratif en France

(page 215) Il n'entre pas dans nos intentions de faire ici un exposé du fonctionnement du contentieux administratif en France. La doctrine française sur cette question est assez abondante, et maints auteurs belges l'ont étudiée en vue de rechercher ce qui, dans les institutions françaises, pouvait servir de modèle en Belgique.

Il n'est cependant pas possible d'examiner le (page 216) problème du contentieux administratif, si imparfaitement résolu chez nous, sans jeter au moins un rapide coup d'œil sur les institutions françaises qui ont participé si activement au développement du droit administratif de ce pays ; cherchant à résoudre en Belgique des questions qui ont reçu en France une solution donnant satisfaction à tous les intérêts en cause, il est logique que nous examinions cette solution tout au moins sommairement.

Une réserve toutefois s'impose ; si nos institutions et celles qui régissent la France ont un même point de départ, elles se séparent d'une façon sensible sur plusieurs questi0ns essentielles comme nous aurons l'occasion de le rappeler - la démonstration en a été faite par d'excellents juristes - la séparation des pouvoirs qui domine toute cette matière doit être comprise en France tout autrement qu'en Belgique.


On désigne en France, sous le nom de contentieux administratif, l'ensemble des difficultés et des contestations dont la connaissance appartient aux tribunaux administratifs. Nous n'avons à nous occuper ici que de que la doctrine française appelle le contentieux ordinaire, c'est-à-dire celui qui, à raison du principe de la séparation des pouvoirs, tel qu'il a été interprété en France, y échappe par sa nature aux tribunaux judiciaires ; on peut le définir l'ensemble des contestations qui s'élèvent (page 217) sur le sens, la régularité ou les effets d'un acte de la puissance publique émané de l'autorité administrative (Rapport de M. P. LECLERCQ à la commission extraparlementaire de 1921, pp. 3 et 4).

« Ce qui caractérise donc et détermine le contentieux administratif, c'est la nature de l'acte, à raison duquel la contestation prend naissance. Cette nature, c'est le caractère administratif de l'acte. La compétence des juridictions administratives ne dépend pas de la nature du droit dont la reconnaissance est poursuivie et qui sert de base à l'action. Que ce droit soit civil ou politique, qu'il soit réel ou de créance, peu importe. La contestation est de la compétence, en principe, de la juridiction administrative par cela seul qu'elle met en jeu un acte administratif, abstraction faite de la nature du droit sur lequel l'action repose » (Ibid., pp. 4 et5.)

Le Conseil d'Etat de France a à connaître de quatre catégories d'affaires contentieuses :

1° Le contentieux de la répression : Cette compétence, d'ailleurs exceptionnelle, s'étend à certaines contraventions administratives spécialement en matière de voirie.

2° Le contentieux d’interprétation : Si, an cours d'un procès devant les tribunaux judiciaires, se pose une question d'interprétation d'un acte administratif ou d'appréciation de la validité de cet acte, ces tribunaux doivent surseoir à statuer et (page 218) renvoyer l'affaire aux juridictions administratives.

3° Le contentieux de pleine juridiction : En exerçant leur compétence dans ce domaine, les juridictions administratives statuent sur des conflits nés entre l'administration et les particuliers, contestations qu'elles tranchent en fait et en droit. Cette branche comprend de nombreuses catégories d'affaires dans lesquelles la juridiction administrative exerce les pouvoirs les plus larges : elle prononce entre l'administration et ses contradicteurs, comme les tribunaux ordinaires, entre deux parties litigantes ; elle réforme les décisions prises par l'administration, non seulement quand elles sont illégales, mais encore lorsqu'elles sont erronées ; elle leur substitue des décisions nouvelles, elle constate des obligations et prononce des condamnations pécuniaires. Parmi les conflits rentrant dans cette catégorie, on peut signaler les contestations relatives aux marchés de travaux publics aux marchés de fournitures pour le compte de I’Etat, aux ventes des domaines, etc. : les actions en responsabilité dirigées contre les pouvoirs publics, dans tous les cas où des obligations pécuniaires de l'Etat naissent de quasi-contrats, de quasi-délits ou de la loi ; les contestations relatives au paiement des traitements et pensions des agents de l'Etat, aux dettes de l'Etat, aux opérations électorales, aux impôts directs, etc.

(page 219) 4° Le contentieux de l'annulation : On l'appelle aussi le recours pour excès de pouvoir. Une autorité administrative a fait un acte qui dépasse les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi ou par les règlements qui organisent sa fonction ; le moyen par lequel l'individu lésé peut faire annuler l'acte irrégulier, est le recours pour excès de pouvoirs devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux. Nous n'avons à nous occuper ici ni du contentieux de répression, ni du contentieux d'interprétation, matières étrangères à l'organisation de notre droit public et administratif. Nous nous bornerons à envisager le contentieux de pleine juridiction et le contentieux d'annulation. Même, en matière de contentieux de pleine juridiction, il est certains domaines dans lesquels la compétence d'une juridiction administrative ne se concevrait pas en Belgique ; il en est ainsi, par exemple, des marchés de travaux publics et des contrats de fournitures, domaine qui est, dans notre droit constitutionnel, de la compétence des tribunaux judiciaires.

Les deux points qui nous intéressent dans la compétence contentieuse du Conseil d'Etat de France sont d'abord, en matière du contentieux de pleine juridiction, la responsabilité des pouvoirs et ensuite le contentieux de l'annulation.

« Les particuliers ont donc deux recours, tous deux de droit objectif, tendant à réprimer, par (page 220) l'obtention d'une indemnité, ou par l'annulation suivant les cas, tout acte fait en violation de la loi de service On ne saurait méconnaître que, dans cette voie, la jurisprudence du Conseil d'Etat de France a été singulièrement progressive par ses décisions sur la responsabilité, elle limite les prétentions régaliennes de l'administration ; par ses décisions sur la recevabilité des recours pour excès de pouvoir, elle exerce un contrôle rigoureux sur les actes de l'autorité » (DUGUIT, Rapport au Congrès des sciences administratives de Bruxelles, 1910, t. III, gr. 1, n°4, p. 4).

Paragraphe premier. La responsabilité des pouvoirs publics

Le Conseil d'Etat de France admet, dans les conditions les plus larges, la responsabilité de tout patrimoine public affecté au fonctionnement d’un service public quel qu'il soit. La jurisprudence est arrivée à la reconnaissance complète et générale de la responsabilité de l'Etat en matière de police, bien que ce soit là, au premier chef, un attribut de la puissance publique : « Ainsi s'affirme chaque jour plus nettement cette jurisprudence qui, sans distinguer les prétendus services de puissance publique et de gestion, déclare le particulier recevable à agir par le contentieux de la réparation, toutes les fois qu'un préjudice est né du mauvais fonctionnement d'un service public » (Ibid.).

(page 221) Il est toutefois à noter que le Conseil d'Etat de France ne base pas sur l'article 1382 du code civil, le fondement de la responsabilité de l'Etat ; en dehors de la gestion du domaine privé de l'Etat la responsabilité de celui-ci n'est pas régie par des règles établies pour les rapports entre les particuliers ; elle a ses règles spéciales et reste soumise à l'équité. La responsabilité des communes est maintenant, selon la jurisprudence, régie par les mêmes principes que la responsabilité de l'Etat. Le Conseil d'Etat apprécie donc, sans être soumis à aucune règle, si une indemnité doit être accordée.

Paragraphe II. Le recours pour excès de pouvoir

Nous avons exposé ci-dessus le principe du recours pour excès de pouvoir ; en statuant sur cc recours, le Conseil d'Etat n'examine ni le fond, ni l'opportunité de la décision. Il n'examine qu'un seul point : la légalité de la mesure. Si elle est illégale, il l'annule, mais il ne peut la réformer, ni la modifier. Il n'attribue pas à la partie lésée des dommages et intérêts ; pour en obtenir, il faut une autre instance. L'annulation produit effet erga omnes ; chacun peut tirer de cette annulation les conséquences qu'il juge utiles. Ce recours se différencie nettement du recours adressé à l'autorité supérieure qu'il n'exclut (page 222) d'ailleurs pas ; il peut être adressé contre une décision de l'autorité hiérarchiquement la plus élevée, contre les décrets du chef de l'Etat ; le particulier lésé peut saisir le Conseil d'Etat, et il est certain d'en obtenir une réponse donnée avec des garanties d'impartialité, alors que le recours hiérarchique est laissé au bon plaisir de l'autorité supérieure (Cf. WODON, op. cit.< et ses commentaires sur l’origine et le fondement de ce recours, p. 54).

« Cette pièce essentielle, c'est la jurisprudence du Conseil d'Etat qui l'a forgée ; le législateur n'est intervenu qu'après coup, pour confirmer par des allusions, plutôt que par une règlementation détaillée, les théories élaborées par les arrêts du Conseil d'Etat » (G. JEZE, op. cit.). La loi française du 24 mai 1872, en effet, dispose, en son article 9 : le Conseil d'Etat statue souverainement sur les demandes en annulation pour excès de pouvoir, formées contre les actes des autorités administratives.

Comment le recours pour excès de pouvoir est-il conditionné en France ? Cette question a été examinée avec précision par la commission extraparlementaire belge de 1921 : nous reproduisons ci-dessous, quelques extraits caractéristiques de son rapport.

Pour que ce recours soit recevable, il faut :

a) Un acte administratif, d'une violation de la loi, ce exclut les actes législatifs et les actes (page 223) judiciaires. Sont seuls exceptés, les actes de gouvernement dont la jurisprudence tend d'ailleurs à restreindre le nombre ; même des décrets du chef de I’Etat et les règlements d'administration publique peuvent être annulés par le C0nseil d’Etat.

Quatre cas de violation de la loi donnant ouverture au recours pour excès de pouvoir peuvent être cités : l'incompétence de l'autorité dont émane l'acte attaqué ; un vice affectant les formes substantielles de l'acte ; la violation ou la fausse interprétation de la loi ; le détournement de pouvoir, c'est-à-dire l'abus qui consiste à violer la loi, non dans son texte, mais dans son esprit, l'autorité incriminée étant incompétente par rapport aux motifs de l'acte, plutôt que par rapport à l'objet même de cet acte. Celui qui commet un détournement de pouvoir, use de ses pouvoirs dans un but autre que celui en vue duquel ce pouvoir lui a été donné.

Il est à noter que la loi du 17 juillet 1900 dispose que si, dans un délai de quatre mois, l'administration n'a pas répondu à une demande qui lui est adressée, elle est considérée comme ayant pris une décision de rejet et le recours pour excès de pouvoir est recevable.

b) Un intérêt à provoquer l'annulation.

Tout intéressé peut provoquer cette annulation ; (page 224) il ne faut pas un droit violé, un intérêt moral suffit.

« L'intérêt que l'on exige pour que le recours soit recevable, écrit M. Berthélemy, n'est cependant pas la cause du recours ; ce n'est pas pour donner satisfaction à cet intérêt que le Conseil annulera. L'intérêt invoqué n'est que la justification du caractère sérieux que présente l'action, et c'est pour cela qu'un simple intérêt moral suffit. La cause de l'action, c'est le vice qu'on invoque et pour lequel on demande la nullité de l'acte. «

« C'est ici surtout que les progrès réalisés par la jurisprudence ont été sensibles depuis vingt ans. On peut dire, pour en résumer la portée, qu'aujourd'hui en France, tout administré est considéré comme intéressé au bon fonctionnement des services publics qui lui sont utiles et des autorités dont il dépendra, et qu'à ce titre, il est recevable à porter devant le Conseil d'Etat, la décision de l'administration qui a refusé de faire fonctionner le service en conformité avec cette exigence. Ainsi non seulement sont recevables de chef, les recours des contribuables d'une commune, des électeurs d'une circonscription, des fonctionnaires d'un département, des fidèles d’un culte, des membres d'une association professionnelle, agissant en cette qualité, lorsqu'ils estiment que la décision porte atteinte à leurs intérêts collectifs ou professionnels, aussi bien qu'à leurs droits individuels, mais il (page 225) en est de même pour les recours introduits par les membres de la minorité d'une assemblée ou d'un collège administratif contre une délibération, qu'ils estiment illégale, de la majorité. » (doc. parl. Chambre 1920-19211, n°288, p. 42.)

c) L’absence de recours parallèle.

En principe, le recours pour excès de pouvoir n'est pas ouvert si l'intéressé dispose d'un autre recours contentieux pour obtenir satisfaction complète. Mais le Conseil d'Etat s'est ingénié à restreindre cette fin de non recevoir aux seuls cas où l'on peut dire que l'autre procédure suffit à faire bonne justice ; il accueille, au contraire, tout recours fondé sur la violation d'une règle de droit, même sans que le rétablissement du principe méconnu ait été demandé à l'administration par la voie ordinaire. De même en ce qui concerne l'existence d'un recours parallèle devant l'autorité judiciaire, le Conseil d'Etat ne repousse le recours en annulation que si, par exemple, la voie de l'exception qui peut être tirée d'une disposition analogue celle de l'article 107 de la Constitution suffit à la protection complète des droits et des intérêts en cause. Ainsi autrefois le Conseil d'Etat rejetait le recours en annulation contre un règlement de police illégal, parce qu'il lui semblait que la protection des droits du contrevenant était pleinement assurée par la règle qui enjoint aux tribunaux de refuser (page 226) l'application d'un tel règlement ; mais voici vingt ans que la jurisprudence du Conseil a reconnu que cela ne suffisait pas, qu'il était inadmissible d'obliger moralement le particulier à commettre tout d'abord la contravention et s'exposer aux risques d'une poursuite. Aujourd'hui le Conseil accueille sans réserve ces demandes en annulation. De même le particulier qui n'a d'autre intérêt que d'éviter une taxation illégale, ne sera pas recevable à prendre la voie du recours pour excès de pouvoir, parce qu'il peut obtenir le résultat cherché soit devant la juridiction des contributions directes, soit devant les tribunaux compétents pour le contentieux des indirects. Mais le Conseil accueille, depuis quelques années, les recours en annulation contre les délibérations des conseils municipaux en matière fiscale, parce qu'il est plus logique et plus pratique de faire annuler immédiatement la décision illégale, à la requête d'un seul habitant, que d'obliger tous les contribuables à réclamer de l'autorité judiciaire la décharge de leurs impositions. On voudra bien se rappeler à ce propos que le recours en annulation pour excès de pouvoir est le seul moyen vraiment efficace pour les particuliers, puisque le recours hiérarchique ne leur est pas accessible en l’espèce » (doc. parl., loc. cit., p. 40 et 41).

(page 227) d) L'introduction de la demande dans le délai legal.

Le recours doit être introduit dans les deux mois à partir du moment où l’intéressé a connaissance de l'acte qu'il attaque ; d'après la jurisprudence du Conseil d'Etat, le point de départ est la notification, s'il s'agit d'un acte susceptible de cette mesure ; la publication, s'il s'agit d'un acte susceptible d'insertion dans un recueil officiel ; la preuve de la connaissance acquise de l'acte attaqué, dans les autres cas.


Pour terminer cet exposé très sommaire des dispositions organiques du contentieux administratif en France, il nous reste à signaler l'existence du tribunal des conflits. Si un tribunal français prétend retenir la connaissance d'un litige, tandis que l'administration estime qu'il ne relève pas de la compétence du pouvoir judiciaire, il appartient au préfet d'élever le conflit. Dans ce cas, la cause est portée devant une juridiction spéciale, le tribunal des conflits, corps mixte composé de trois conseillers à la Cour de cassation et de trois conseillers d'Etat, sous la présidence du ministre de la Justice (articles 25 et 26 de la loi du 24 mai 1872).

Section III. Le contentieux de pleine juridiction

(page 228) La question de la responsabilité de la puissance publique a été agitée dès les débuts de notre indépendance. Elle est posée par M. Marcq en tête de son remarquable ouvrage sur cette question : Dans les relations qui naissent entre l'Etat ou ses substituts et les individus, ceux-ci peuvent éprouver un préjudice. Leurs droits, leurs intérêts tout au moins, sont susceptibles d'être lésés. Dans quel cas, et dans quelles conditions le dommage ainsi souffert doit-il être réparé ? quel est le patrimoine qui a la charge de cette indemnité ? (MARCQ, op. cit., p. 3).

Inspirés par les auteurs français, nos tribunaux ont eu une tendance de plus en plus accentuée à s'abstenir, pour motif d'incompétence, de statuer sur les actions en responsabilité dirigées contre la puissance publique. Il était dès lors logique qu'à une théorie juridique française dont l'application donnait lieu à des injustices, on opposât un remède emprunté également à la législation française, la création d'une juridiction administrative appelée par les uns Conseil d'Etat, par d'autres Cour du contentieux administratif.

Pour bien préciser le problème, et chercher la meilleure solution à apporter aux difficultés qu'il (page 229) soulève, il importe de définir l'état de la jurisprudence au début du XXème siècle.

Paragraphe premier. La théorie de l'immunité de la puissance publique

Après avoir, pendant les premières années qui ont suivi la mise en vigueur de la Constitution, adopté une théorie à laquelle elle ne reviendra qu'en 1920, la Cour de cassation, malgré les avertissements de son procureur général qui l'invitait à consulter avec beaucoup de circonspection les jurisconsultes français (as, 1842, I, 1842, 183 et Pas., 1866, I, 7), s'était nettement orientée vers la solution de l'immunité de la puissance publique : celle-ci n'ayant aucune obligation, ne peut commettre d'acte illicite. Selon la jurisprudence de la Cour suprême, l'Etat ne peut être rendu responsable d'une faute qu'il aurait commise dans l'exercice d'un acte qui se rattache sa souveraineté. Ce serait une atteinte portée à l'indépendance du pouvoir exécutif, s'il pouvait appartenir aux tribunaux de condamner l'Etat à des réparations civiles du chef d'actes accomplis par lui dans l'exercice de sa mission purement gouvernementale ; ce serait leur reconnaître le droit de censurer les actes d'un pouvoir qui ne leur est en rien inférieur, et leur permettre même d'entraver le fonctionnement des (page 230) services publics (Cass. 13 février 1902, Pas, 1902n I. 154). L'acte administratif est donc efficace, même quand il viole la loi (Conclusions du Procureur général PAUL LECLERCQ, Cass., 5 novembre 1920, Pas, 1920, I, 218).

Cette thèse absolutiste de l'Etat peut se résumer comme suit : il n'y a pas de droit contre les actes de l'Etat, pouvoir exécutif agissant comme puissance publique d'une part, il y a l'administration qui peut tout ; « d'autre part, il y a le troupeau des Belges qui sont sans droit vis-à-vis d'elle ; elle ne peut donc commettre d'actes illicites, de fautes, par suite il n'y a jamais matière à réparation » (Conclusions du Procureur général PAUL LECLERCQ, Cass., 5 novembre 1920, Pas, 1920, I, 143).

C'est, ainsi pour citer un exemple caractéristique. que la Cour de cassation avait refusé tout droit à la réparation du préjudice causé par les manœuvres de l'armée qui, contrairement à la loi du 16 août 1887 avait occupé des terrains chargés de récolte, alors que la même loi prévoyait le paiement d'une indemnité pour l'occupation par l'autorité militaire des terrains libres de culture (Cass. 13 février 1902, Pas, 1902, I, 143). Le Gouvernement, disait la Cour, en 1902, doit une indemnité lorsqu'il se conforme la loi ; il n'en doit pas, si, pour des faits plus graves, il viole la loi. Accorder des dommages et intérêts à la victime de ces destructions illégales consisterait, d'après la Cour de (page 231) cassation, à apprécier des opérations stratégiques, attribut de l'Etat souverain.

Aussi M. le Procureur général Paul Leclercq exprimait-il le sentiment de tout citoyen épris de justice, lorsque s'adressant la Cour de cassation en 1920, et critiquant la thèse de l'Etat en faveur du maintien de la jurisprudence que nous avons rapidement résumée, il disait « N'est-il pas vrai, Messieurs, qu'il n'y a pas un seul d'entre vous qui n'ait été heurté de décisions pareilles à celles que le pourvoi invoque ? Une femme suit une grand-route plantée d'arbres, un arbre s'abat et la blesse : aucune indemnité, même si l'arbre depuis longtemps est pourri, ne lui sera accordée. L'administration est toute puissante, elle est irresponsable. Le passant n'a d'autre droit que d'user de la route dans l'état dangereux où il a plu à l'administration, en sa toute puissance, de la mettre. Toute puissance de l'administration, pouvoir souverain de l'administration de léser les particuliers. Ces notions, n'est-il pas exact, vous ont froissés : en vous il y a eu un sentiment de révolte ; ce sont là, disiez-vous, des idées qui ne sont pas conformes, ni à nos institutions, ni à nos tendances » (Conclusions du Procureur général PAUL LECLERCQ, Cass., 5 novembre 1920, Pas, 1920, I, 208). Et plus tard, le même haut magistrat disait encore dans des circonstances analogues : « Alors qu'ils n'ont pas étudié les lois, presque tous les Belges ont le sentiment intime qu'ils ne forment pas un troupeau conduit par une (page 323) administration toute puissante contre laquelle ils seraient sans droit. Ne comprend-on pas qu'avec cette formule, les pires excès, les actes les plus étrangers à l'administration belge, ceux contre lesquels elle réagirait de toutes ses forces peuvent se justifier (Ibid., Pas, 1921, I, 313 et 315). Notre conscience juridique se refuse à admettre l'irresponsabilité de la puissance publique (Rapport du comité consultatif du ministère de la Justice en date du 19 juillet 1919).

La jurisprudence des tribunaux avait admis la même immunité pour les pouvoirs autres que l’Etat, notamment pour les communes (Cass., 13 avril 1899, Pas, I, 173 et 177).

Ce court exposé suffit à établir jusqu'à quel point pouvoir judiciaire s'était efforcé de réduire sa compétence dans les conflits avec l'administration. Or, dans ce domaine, vu l’absence presque complète en Belgique de juridictions administratives analogues au Conseil d'Etat de France, une décision d'incompétence des tribunaux judiciaires équivaut à un déni de justice, Pour qu'un droit existe, en effet, il ne suffit pas qu'il soit conçu par notre intelligence, il ne devient une réalité sociale qu'à compter du moment ou son titulaire peut s'en prévaloir devant un tribunal compétent (Rapport de la commission extraparlementaire de 1921, Doc. parl. Chambre 1920-1921, n°288, p. 31). C'est donc à bon droit que dans sa remarquable étude, dont nous avons déjà cité des extraits, M. Bourquin (page 233) affirme : « chaque fois que les tribunaux judiciaires se refusent à résoudre une difficulté et que la loi n'a pas chargé in terminis tel ou tel corps administratif de la trancher, les citoyens qu’elle intéresse se trouvent abandonnés sans moyen de défense au bon vouloir de l'autorité. La solution du conflit aux sereines méthodes du droit, pour dépendre uniquement des forces en présence » ; et plus loin : « il est un fait incontestable, c'est qu'en matière administrative les garanties judiciaires s’évanouissent le plus souvent... Chaque fois que le droit contesté ne résulte pas d'une loi ou d'un règlement privé, chaque fois que l'action s'attaque directement à un acte d'administration, soit pour le faire annuler. soit pour entendre dire qu'il ne sera suivi d'exécution. la compétence des tribunaux s'évanouit et les illégalités les plus flagrantes peuvent se commettre sans que le juge ait qualité pour y porter obstacle. » (BOURQUIN, op. cit., n°220 et 238).

Comment peut-on expliquer que, dans un pays si fortement épris d'idées de liberté et de justice. les tribunaux aient pu rendre des jugements si contraires à l’esprit d'équité. Aucun texte de la loi le leur imposait, ils sont donc laissé entraîner par ce qu'ils croyaient être l'esprit de notre Constitution.

Une regrettable confusion de mots a entraîné pendant de nombreuses années cette déviation (page 234) de la jurisprudence. Notre Constitution consacre le principe de la séparation des pouvoirs. Nous verrons dans les paragraphes suivants ce qu'il faut entendre par ces mots dans notre théorie constitutionnelle. Mais comme le fait remarquer l'arrêt du 5 novembre 1920 (Pas, 1920, I, 239), la même expression, « séparation des pouvoirs », sert aussi à désigner une règle très ancienne du droit public français, admise déjà au temps de l'absolutisme monarchique : au vœu de cette règle, il est interdit aux corps judiciaires de juger les contestations où l'Etat et les autres personnes de droit public sont intéressées, la compétence judiciaire en matière civile étant réduite à la connaissance des litiges entre les particuliers.

Cette règle de droit public avait reçu sa consécration dans le texte de plusieurs lois de la Révolution française ; le législateur de cette époque désirait prendre plus de garanties encore que la monarchie absolutiste contre les empiètements de la justice dans le domaine administratif ; il voulait éviter les abus de pouvoir dont les anciens parlements (cours de justice de l’ancien régime en France) s'étaient rendus coupables et qui avaient, dans le courant du XVIIIème siècle, si profondément troublé l'ordre public.

De là une série de mesures prises par le législateur révolutionnaire pour assurer l'indépendance de l'administration à l'égard des tribunaux, pour (page 235) interdire à ceux-ci de faire acte de juge à l'égard de l'administration (WODON, op. cit, pp. 13 et 15, énumère les mesures prises pour éviter le retour des empiètements du pouvoir judiciaire sur le pouvoir exécutif).

M. Wodon, dans son ouvrage sur le contrôle juridictionnel de l’administration, s'est attaché à mettre en relief la prédominance de l'administration telle qu'elle résulte de la doctrine de l'assemblée constituante en 1790 et 1791 : les recours contre les actes de l'autorité administrative doivent être appréciés par l’administration elle-même ; le seul recours admissible en toute hypothèse est le simple appel de l'administration mal informée à l'administration mieux informée ; l'administration est soustraite tout recours juridictionnel (WODON ? op. cit., pp. 13 et 15.)

Sous l’influence de ces idées fait observer M. Marcq, on s'est plu à nous présenter une conception métaphysique du pouvoir souverain en trois personnes, et à l'aide de laquelle on étouffe la liberté sous le poids du despotisme ; il faut réagir, dit-il, contre cet autoritarisme et rendre au principe de la séparation des pouvoirs son rôle véritable d'instrument de liberté (MARCQ, op. cit., p. 407.

M. Bourquin (op. cit., p. 17) et d'autres juristes après lui, ont mis en évidence l'influence considérable qu'ont (page 236) exercée en Belgique les auteurs de droit administratif français, et spécialement Henrion de Pawsey dont nous trouvons des extraits dans des avis du ministère public à la Cour de cassation (Cass. 25 juin 1840 (Pas, 1840, I, 409) et 24 février 1843 (Pas, 1843, I, 64).

Sa théorie de la séparation des pouvoirs se résume dans ces phrases maintes fois reproduites : « Pourvoir par des ordonnances à l'exécution des lois, à la sûreté de l'Etat, au maintien de l'ordre public, aux différents besoins de la société, c'est administrer. Statuer par des décisions sur les réclamations auxquelles ces ordonnances peuvent donner lieu et sur les oppositions que les particuliers se croiraient en droit de former leur exécution, c'est encore administrer. On administre de deux manières, par des ordonnances en forme de lois et par des décisi0ns en forme de jugement... Si un citoyen croit avoir à se plaindre de la décision d'un ministre, d'un acte administratif quelconque, c'est devant le roi qu'il doit se pourvoir, c'est au roi seul qu'il appartient de statuer sur sa réclamation » (HENRION DE PANSEY, De l’autorité judiciaire en France, Paris, 1835, t. II, pp. 311 et 385).

Selon la remarque de M. Wodon (op. cit., p. 98), c'est une véritable fascination que cet auteur a exercée sur nos juges au point de leur faire perdre de vue les véritables principes admis par nos constituants en 1830, et de leur substituer des idées empruntées (page 237) à une législation abolie. M. le Procureur général Paul Leclercq cherche l’explication de cette influence anormale exercée en Belgique par les enseignements d'écrivains étrangers appartenant des pays, institutions et à traditions que le Congrès a repoussées : les lois françaises et les lois hollandaises créaient, pour l'administration, des privilèges, et, comme elles n' étaient pas abrogées expressément, et que les textes subsistaient dans leur matérialité, il y eut une tendance assez naturelle à les croire encore en vigueur (PAUL LECLERCQ, Propos constitutionnels, Belg. jud., 1929, col. 176. Cf aussi ; Pas., 1929, I, 176).

Voyons donc quelle était la théorie juridique sur laquelle, jusqu'en ces dernières années, était basée la jurisprudence de cours et tribunaux en matière de séparation des pouvoirs.

L'Etat, disait la jurisprudence, a deux catégories d'attributions : il doit tout d'abord, comme pouvoir public, manifester sa volonté, c'est-à- dire commander, et en assurer le respect, c'est-à-dire contraindre ; ensuite l'Etat agit en d'autres circonstances comme le font les particuliers, il s'engage, il contracte. Dans le premier cas, l'Etat agit comme puissance publique, dans le second, il agit comme personne civile. Lorsque l'acte dommageable dont se plaint le particulier lésé a été accompli par l'Etat, puissance publique, ce particulier n'a droit à aucune réparation, même si cet acte est constitutif d'une faute de (page 238) l'administration. L'Etat, puissance publique, est irresponsable. Si, au contraire, l'Etat a agi comme personne civile en dehors de sa mission gouvernementale, l'acte dommageable donne droit à la réparation du préjudice causé (MARCQ, op. cit, pp. 11, 13, 19, 20, 35 et 37).

Il en résulte que dans le premier cas, lorsque l'Etat a agi comme puissance publique, les tribunaux ne pourront apprécier l'acte administratif, une barrière s'oppose à leur intervention ; ils doivent se déclarer incompétents ; au contraire, lorsque l'Etat agit comme personne civile, les tribunaux peuvent connaître des fautes commises par l'administration.

On reconnaît, disait M. le premier président Beckers (Revue de l’Admin., 1890, p. 96), un de nos meilleurs spécialistes de droit administratif, que l'administration ne peut échapper à l'intervention du pouvoir judiciaire qu'à une condition : il faut qu'elle apparaisse au sens propre du terme comme pouvoir exécutif, qu'elle agisse comme dépositaire d'une portion de la souveraineté nationale. Dès l'instant où ce caractère d'autorité fait défaut, dès l'instant qu'elle se borne à faire des actes que pourrait accomplir tout particulier, il est permis, sans porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, de soumettre sa conduite à l'appréciation du pouvoir judiciaire.

(page 239) L'irresponsabilité de l'Etat ne résulte pas de la nature de l'acte accompli par lui ; elle est le résultat de la qualité de l'auteur (avis du Procureur général M. LECLERCQ, Pas., 1920, I, 203) ; quand l'Etat apparaît comme revêtu de son imperium, il est irresponsable.

Partant de ce principe, la jurisprudence a établi de multiples distinctions entre les actes accomplis par l'Etat, tendant à les ranger parmi les actes de la puissance publique, ou parmi les actes de la personne civile. Tantôt, cette distinction revêt le caractère de l'imperium opposé au dominium ; tantôt, c'est l'autorité administrative opposée à la gestion économique ; les actes des fonctionnaires publics ou d'autorité, aux actes des agents de gestion ; la délibération des mesures administratives, leur mise en exécution ; les fautes de service, aux fautes personnelles des fonctionnaires, et lorsqu'il n'y a pas moyen de recourir à quelqu'une de ces salutaires, nos tribunaux n'ont eu d'autres ressources que de donner le plus d'extension possible aux notions de la propriété et du droit acquis (Rapport de M. NERINCX au Conseil de Législation, Actes du Conseil, 1912, p. 21).

Les multiples distinctions découlant des notions de l'Etat, puissance publique, et de l'Etat personne civile, ne sont d'ailleurs pas aisées, et les partisans de cette théorie ne manquent pas de le reconnaître ; c'est que l'Etat puissance publique et l'Etat personne civile « agissent simultanément, (page 240) successivement ou alternativement pour la réalisation d'un but déterminé. Les deux personnes distinctes que forme un être unique appelé l'Etat, se prêtent un mutuel appui, un incessant concours, ne peuvent pour ainsi dire se passer l'une de l'autre » (Avis du premier avocat général EDMOND JANSSENS, Cass., 5 février 1914, Pas, 1914, I, 93).

Est-il étonnant dans ces conditions que de nombreux procès relatifs à l'extension de la mission de l'Etat puissance publique aient surgi devant les tribunaux, sans que jamais une solution précise du problème ait pu être adoptée ? (Pas, 1920, I, 93.

Paragraphe 2. La théorie de la responsabilité de la puissance publique

M. le Procureur Général Paul Leclercq terminait ainsi son exposé relatif à la jurisprudence antérieure à 1920, dans l'avis émis avant l'arrêt qui a modifié cette jurisprudence : « Ces arrêts qui ont paru consacrer cette iniquité étaient d'inspiration étrangère ; les arrêts, au contraire, qui ont satisfait notre instinct de justice, c'est sur la Constitution belge qu'ils reposent » (Pas, 1920, I, 208).

Nous sommes donc en présence de deux systèmes : la théorie inspirée des auteurs français et qui a été dominante dans les sphères judiciaires depuis la seconde moitié du XIXème siècle, jusqu'en ces dernières années, et celle qui a triomphé depuis 1920 (page 241) devant la cour suprême. Nous avons exposé dans le paragraphe précédent les principes de la première, voyons quels sont ceux de la seconde.

C'est encore l'arrêt du 5 novembre 1920 qui va nous répondre : la Constitution a consacré dans les articles 25 à 31 une théorie de la séparation des pouvoirs qui voit une condition de la liberté politique dans la répartition des fonctions publiques en trois groupes distincts et indépendants les uns des autres. En vertu de cette règle de partage des attributions, il est interdit aux cours et tribunaux de faire des actes d'administration publique, et de réformer ou d'annuler les actes des autorités administratives, comme il est interdit à l'administration de juger des contestations qui ont pour objet des droits civils (Pas., 1920, I, 234).

Nous avons rappelé comment l'Assemblée Constituante et, après elle, les législateurs de la Révolution française, inspirés d'un sentiment de méfiance à l'égard des corps judiciaires, avaient introduit dans la loi des dispositions limitant leur action en présence de l'administration, et permettant à celle-ci de disposer souverainement, dans certains cas, de la personne et des biens des citoyens. Cette idée, les auteurs de la Constitution belge l'ont repoussée en confiant la sauvegarde des droits des citoyens au pouvoir judiciaire qu'ils ont investi d'une très large confiance.

(page 242) Dans notre droit constitutionnel belge, les mots « séparation des pouvoirs » signifient simplement que le pouvoir judiciaire ne peut accomplir l'acte qu'il appartient à l'administration seule d’accomplir (avis du Procureur général P. LECLERCQ, Pas., 1920, I, 199). Comme le fait observer l'arrêtiste de la Pasicrisie belge, déjà avant l'évolution de la jurisprudence en 1920, la Constitution belge a complètement bouleversé le principe de la séparation des pouvoirs consacré par les lois de la Révolution française. (Note sous Cass., 5 mars 1917, pas, 1917, I, 120). Elle l'a fait en déclarant de la compétence exclusive des tribunaux, toutes les contestations qui ont pour objet des droits civils et, en principe, toutes celles qui ont pour objet des droits politiques, peu importe que l'administration soit ou non en cause. Elle a, par là, fait entrer dans la compétence des tribunaux ordinaires, de nombreuses contestations qui, en France, sont de la compétence du Conseil d'Etat. De plus, en obligeant les cours et tribunaux, par l'article 107, à n'appliquer les arrêtés et règlements généraux, provinciaux, ou locaux, qu'autant qu'ils sont conformes aux lois, la Constitution les contraint précisément à ce que les lois révolutionnaires leur défendaient, troubler de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs.

Alors donc que la Révolution française donnait la prééminence à l'administration, la Constitution belge confère, au contraire, la primauté à la Cour (page 243) de cassation, puisqu'elle la charge, par l'article 106, du soin de statuer sur les conflits d'attributions (WODON ? op. cit., p. 82).

En vertu de l'article 92 de la Constitution, les contestations qui ont pour objet des droits civils, sont exclusivement du ressort des tribunaux : cette disposition ne distingue pas si la contestation naît entre particuliers ou entre des particuliers et le Gouvernement dans l'exercice, ou à l'occasion de l'exercice de sa mission de puissance publique (Cass, 12 juillet 1921, Pas, 1921, I ; 318).

Par contre, le législateur constituant a limité les pouvoirs de l'exécutif ; il dit, en termes exprès à l'article 78, que le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribue formellement la Constitution même. Selon la remarque de M. Bourquin (op. cit., n°238), l'expérience des régimes antérieurs sous lesquels l'arbitraire administratif avait déployé toutes ses audaces, faisait apparaître à leurs yeux comme une condition primordiale de bonheur et de paix, l'organisation d'un équilibre politique où l'activité du pouvoir exécutif fût entourée de barrières efficaces.

Aussi la Cour de cassation peut-elle avec raison conclure que le régime constitutionnel tel qu'il ressort des articles 24, 67, 78, 93 et 107 de la Constitution, est à l'opposé du droit public du Consulat et de l'Empire : les gouvernants ne peuvent rien que ce qu'ils sont chargés de faire et sont, comme les (page 244) gouvernés soumis à la loi : ils sont limités dans leur activité par les lois, notamment par celles qui organisent les droits civils, et s'ils lèsent un de ces droits, le pouvoir judiciaire peut déclarer que leur acte a été accompli sans pouvoir, qu'il est donc illégal et constitutif de faute ; il peut accorder la réparation du préjudice ainsi causé, ce que faisant, il fait œuvre non d'administration, mais de juge d'une contestation dont l'objet est un droit civil (Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, 240).

Dès lors, si le pouvoir exécutif est, comme un particulier, soumis à la loi dont il a pour mission, dans les limites constitutionnelles, d'assurer le respect, en déclarant un acte illégal, et en accordant à la personne dont il a lésé le droit civil, les dommages et intérêts nécessaires à la réparation du préjudice causé, le pouvoir judiciaire assure le respect de la loi, et ne pénètre pas dans la sphère légale de l'activité de l'administration ; cette sphère légale n'existe que là où il y a des actes légaux (avis du Procureur général PAUL LECLERCQ, Pas, 1920, I, 199, citant l’avis de M. l’avocat général DEWANDRE, Pas, 1842, I, 358).

Quand la Constitution dit, l'article 78, que le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent les lois, elle n'a pas entendu constituer le pouvoir exécutif juge de ses propres actes, aux fins de vérifier s'il a usé de ses pouvoirs dans des limites de la loi. Le prétendre serait une absurdité. Quand le pouvoir judiciaire examine si un acte administratif (page 245) a lésé un droit civil, il juge une contestation qui comporte la reconnaissance d'un droit propre à une partie ; c'est précisément sa mission, et l'administration ne pourrait le remplacer puisqu'elle est, de par la Constitution, sans compétence pour pouvoir juger une telle contestation (Ibid., p. 200).

La compétence des tribunaux ne va plus dépendre, comme dans le système précédent, de la qualité de l'auteur de l'acte donnant lieu à la contestation ; elle dépendra, cette fois, de la nature de l'acte accompli et, conformément à l'article 93 de la Constitution, seules les contestations relatives à des droits politiques pourront être déférées à une juridiction administrative ; si l'acte gouvernemental viole un droit civil, l'administration doit réparer le dommage résultant des actes accomplis en violation de la loi.

Loin d'être investie de plus de pouvoirs que l'individu, la capacité de l'administration est limitée par la loi. C'est ce qu'exprime le Procureur général Paul Leclercq : « Tandis que le particulier a le droit de tout faire, sauf obstacle apporté à son action par le droit d'autrui, l'administration en principe ne peut rien faire ; elle n'a d'autres pouvoirs aux termes de l'article 78 de la Constitution, que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution. C'est la raison pour laquelle il faut (page 246) avoir bien soin de ne pas confondre l'administration avec le législatif comme certains ont une tendance le faire. De ce que l'administration, en principe, n'a aucun pouvoir, et que pour qu'elle en ait un, il faut que la Constitution ou une loi portée en son exécution le lui accorde, il s'ensuit qu'en cas de dommage causé par un acte administratif, la situation de la victime du dommage est différente de la situation qui est la sienne, quand l'auteur du dommage est un particulier. Quand l'auteur du dommage est un particulier, la lésion émane d'une personne qui peut tout, à moins qu'un droit existant chez la victime de la lésion ne limite son action. Quand l'auteur du dommage est l'administration, la lésion émane de qui ne peut rien, à moins qu'une loi ne lui donne le pouvoir d'agir : par suite, à défaut de cette loi, l'acte est illicite. La victime du dommage n'aura plus, dès lors, qu'à prouver la réalité de celui-ci ; ce sera à l'administration, qui en principe ne peut agir, à démontrer qu’une loi lui a donné le pouvoir d'agir » (Pas., 1921, I, 70).

Nous pouvons donc conclure avec cet éminent magistrat : « Tout acte fait par le Gouvernement et contraire à la loi est un acte illicite, et doit, dès lors, d'après la Constitution belge, rester sans efficacité. Il est accompli sans pouvoir, puisque les hommes qui gouvernent n'ont d'autres pouvoirs que ceux que la loi leur donne... (Pas. 1920, I, 221) Les lois sont les efforts (page 247) de la nation d'effectuer la justice. Le droit, l'idée souveraine la domine, comme il domine les citoyens. Un, ainsi que la vérité dont il est une face, il courbe, sous sa règle unique, gouvernant et gouverné, souverain et citoyen : le juste pour l'un est le juste pour l'autre ; droit public, droit privé, sont, à ce point de vue, pareils à leur substance : s'ils diffèrent, c'est par la sanction seule. Comme les citoyens, la nation doit obéissance aux lois ; pour les modifier, elle se soumet aux prescriptions constitutionnelles. Elle se distingue des individus, parce que, détenant la force matérielle, elle peut la mettre au service du droit. En user pour violer la loi, ce serait de sa part acte contre nature, évocateur de troubles sociaux, destructeur de sa propre existence... (Pas., 1917, I, 122) Indemnité est due quand il y a faute ; il y faute lorsqu'une obligation préexistante est violée ; il y aura violation d'une obligation préexistante lorsqu'un droit civil aura été lésé » (Pas., 1920, I, 223, Rev. adm/, 1921, p. 64). Il appartient aux tribunaux de préciser la notion de la faute de service.

La responsabilité de l'Etat va donc se trouver engagée dès que l'acte posé par le Gouvernement est illicite, et cela, peu importe que l'Etat agisse en vertu de son imperium ou de son dominium, comme puissance publique ou comme personne civile, dans la délibération ou dans l'exécution, etc...

La nouvelle théorie admise par la Cour de cassation repousse donc la distinction devenue classique, (page 248) entre l'Etat souverain et l'Etat personne civile, dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent. Les deux termes ne sont plus considérés que comme des expressions servant à distinguer des activités diverses d'une personnalité unique.

Sans soulever comme les arrêts du 5 novembre 1920 (Pas, 1920, I, 239) et du 12 juillet 1921 (Pas, 1922, I, 70), l'ensemble du problème de la responsabilité de la puissance publique, l'arrêt de la Cour de Cassation du 5 mars 1917 (Pas, 1917, I, 118), avait déjà consacré l’abandon, par la juridiction suprême, de la distinction si souvent défendue jusqu'alors.

Une compagnie de chemins de fer avait obtenu une concession approuvée par une loi, en vertu de laquelle la part des recettes promise au concessionnaire, serait exempte de toute taxe ; une loi ultérieure sur les revenus et profits réels établit une taxe à laquelle sont, en principe, assujetties les compagnies de chemins de fer comme entreprises commerciales ; la convention de concession signée par l'Etat contractant peut-elle être opposée l'Etat agissant dans son rôle de percepteur d'impôts, c'est-à-dire comme puissance publique ? La Cour de cassation répond qu'un engagement régulièrement pris par l'Etat se mouvant dans la sphère de son action civile, engage, aussi longtemps qu'une loi ne l'a pas rompu, l'Etat agissant comme pouvoir souverain : il n'existe qu'un être unique, l'Etat (page 249) ou le Gouvernement ; les expressions Etat souverain et Etat personne civile sont employées pour désigner, suivant son genre d'activité, la nation juridiquement organisée (Avis de M. le Procureur général P. LECLERCQ, Pas., 1917, I, 129).

Par conséquent, puisque l'Etat souverain et l'Etat personne civile sont des expressions désignant une personnalité unique, il ne peut exister un engagement obligeant le prétendu Etat personne civile et ne liant pas le prétendu Etat souverain Ibid., Pas., 1920, I, 220.

Cette thèse avait d'ailleurs déjà été défendue par Laurent : « L'Etat est un pouvoir de son essence, c'est-à-dire, un organe de la puissance souveraine, et on ne conçoit pas qu'il se dépouille d'une qualité qui lui est essentielle. Si l'Etat est propriétaire, ce n'est pas au même titre que les particuliers ; pour ceux-ci, tout est d'intérêt privé, pour l'Etat tout est d'intérêt général. On ne peut jamais faire abstraction de la mission politique de l'Etat, parce que, hors de cette mission, il n'existe pas. Si donc, on reconnaît que l'Etat est responsable à titre de personne civile ou de propriétaire, on reconnaît par cela même, qu'il est responsable comme pouvoir public. La responsabilité est en réalité une règle universelle applicable à l'Etat comme aux particuliers » (LAURENT, t. XX, n°419).

Est-ce dire que cette nouvelle théorie admise (page 250) par la Cour de cassation entraîne dans tous les cas et quelles que soient les circonstances, la responsabilité de l'Etat ? Non. Il est un certain nombre de cas dans lesquels le législateur dispose que l’administration est souveraine.

Dans ces hypothèses, l’appréciation de l'administration est légalement la vérité. Le pouvoir judiciaire n'a pas à apprécier l'acte administratif, parce que la loi le lui défend. « L'action qui serait dirigée contre l'administration manque de base, il n'y a pas de droit civil lésé, le demandeur n'avait pas droit à ce que l'appréciation légalement faite par l'administration soit différente » (Avis de M. le Procureur général P. LECLERCQ, Pas., 1920, I, 223).

L'avis de M, le Procureur général Paul Leclercq fait mention de quelques cas où la loi confère à l’administration le droit d'émettre une appréciation souveraine (Ibid., Pas., 1920, I, 224, avec indication des références) : l’autorité administrative a seule le droit d'apprécier si un établissement doit être supprimé comme dangereux : elle peut seule décider si un bâtiment doit être démoli parce qu'il menace ruine ; elle décide souverainement si le maintien de l'ordre exige que la sortie d'une procession soit interdite : elle confère seule à une ligne le caractère de chemin de fer vicinal ou de tramway urbain, etc...

Bien entendu si l'appréciation de l'autorité administrative dans divers cas de cette espèce s'impose au particulier qui se prétend lésé par l'acte (page 251) administratif, lie les tribunaux appelés à statuer sur le conflit, c'est à la condition que cette appréciation soit sincère. « Si donc le particulier qui se plaint de l'acte administratif ne se borne pas à dire : « l'administration a mal apprécié » mais va plus loin et dit : « l'appréciation de l'administration n'est pas celle qui est consignée dans l'acte administratif, l’appréciation de l'administration était différente et l'acte administratif est le résultat d'un mensonge », alors le pouvoir judiciaire deviendra compétent pour apprécier la vérité de ce dire ; l'appréciation apparente du Gouvernement, n'étant pas conforme à la loi, n'est plus la vérité légale et ne lie plus personne » (Pas., 1920, I, 224) ; il en serait de même si les formalités légales n'avaient pas été observées.

L'exemple classique du mauvais entretien d'un chemin, question qui a suscité de nombreux procès, illustre le système de M. I.eclercq : la commune a décidé qu'un chemin resterait chemin de terre, ou qu'il serait pavé, etc. C'est une appréciation souveraine ; personne ne pourrait s'en plaindre devant les tribunaux. Mais si ayant décidé qu'un chemin serait pavé, la commune laisse s'y produire un trou qui provoque un accident, le droit aux dommages et intérêts existera, car le passant avait le droit d'user de la route comme il s'en est servi et si l'accident s'est produit, c'est que la route ne se trouvait (page 252) pas dans l'état ou la décision gouvernementale exigeait qu'elle soit (Pas., 1920, I, 226).


S'il semble, d'une façon générale, que, dans les milieux juridiques belges, la thèse de la responsabilité de la puissance publique admise par la Cour de cassation ait rallié l'unanimité des suffrages, il ne faut pas en déduire que tous soient d'accord sur les motifs qui justifient cette nouvelle thèse et spécialement sur les commentaires du système admis par la Cour et que nous trouvons dans les avis de M. le procureur général Paul Leclercq.

M. Meyers, procureur général près la Cour d'appel de Liége, sans contester la nécessité d'étendre la responsabilité de la puissance publique jusqu'aux limites admises par la Cour suprême, juge inutile de supprimer la distinction de l'Etat souverain et de l'Etat personne civile. Selon lui, la jurisprudence nouvelle n'exige pas cette suppression, elle ne fait que déplacer la limite en augmentant le nombre de cas dans lesquels l'Etat agit comme personne civile pour diminuer le nombre de ses interventions comme Etat souverain. Cette distinction est rationnelle, non parce qu'il existait en l'Etat deux êtres distincts, mais parce que l'Etat accomplit des actes de nature très différente, selon qu'il agit en l'une ou en l'autre qualité, qu'il agit dans (page 253) la sphère de son autorité publique gouvernementale ou administrative conformément à la loi, ou qu'il agit comme propriétaire, sujet de droits, astreint à des obligations comme les particuliers, accomplissant les actes de la vie civile (A. MEYERS, La compétence des tribunaux et l’administration, Liége, 1921, p. 21). Les cas dans lesquels, selon le système de M. Leclercq, la loi dit que l'administration est souveraine, sont précisément, selon le système de. M. Meyers, les cas où la nation, agissant dans l'exercice de sa souveraineté, ne peut avoir de procès, ni exercer des actions judiciaires, c'est-à-dire ne peut être considérée comme personne civile (Ibid., p. 16). La modification de la jurisprudence aboutirait simplement à dire, selon M. Meyers, qu'on a abusé de la théorie de l'Etat souverain en rangeant dans ses attributions des activités qui dépendent de l'Etat personne civile (Ibid., p. 18) : comme nous le disions plus haut, le système juridique resterait le même que par la passé ; seule la limite entre les deux catégories d'activités de l'Etat serait reculée en élargissant le cadre de l'activité de la personne civile au détriment de l'activité de l'Etat souverain. Dans l'exemple cité plus haut, cc serait en qualité de personne civile, comme propriétaire du terrain qui sert de support à la route, que l'autorité publique serait tenue de veiller à ce que cette propriété ne cause (page 254) pas tort à autrui, et que les usagers de la route puissent en faire un usage conforme avec la situation (Ibid., p. 20 et 44). M. Meyers s'attache à montrer par une série d'exemples que son système et celui de M. P, Leclercq aboutissant au même résultat, point n'était besoin d'abolir une distinction devenue traditionnelle dans notre droit.

Il n'est pas contestable qu'en fait, les résultats puissent être identiques mais près d'un siècle d'expérience a mis en relief l'imprécision de la formule de l'Etat personne civile et de l'Etat souverain, et la tendance des tribunaux de ranger dans les attributions de l'Etat souverain les actes de la personne civile ; les nombreux procès qui ont surgi, l'intervention fréquente de la Cour suprême sont significatifs de cette imprécision. Pourquoi, de plus, employer des fictions juridiques, alors que les difficultés s'expliquent par des réalités ? Il semble que la formule de M. Leclercq en abolissant la fiction, permette d'éviter en partie l'inconvénient de l'imprécision, en se rattachant, non à une idée abstraite, mais aux dispositions légales qui, dans certains cas déterminés, consacrent l'immunité de l'administration. L'avenir démontrera s'il en est bien ainsi.

Paragraphe 3. Nécessité d'une du Cour du contentieux administratif

Nous avons rappelé ci-dessus, la campagne à (page 255) laquelle des personnalités les plus qualifiées de la science du droit en Belgique ont attaché leur nom, en faveur de l'institution, dans notre pays, d'une cour de justice administrative - qu'on l’appelle Conseil d'Etat ou Cour du contentieux administratif - en vue de mettre fin à de graves abus résultant de l'adoption par nos tribunaux de la théorie de l'immunité de l'Etat souverain et la tendance de ceux-ci à ranger les cas douteux parmi les actes de la puissance publique bénéficiant de cette immunité. Cette campagne, comme nous l'avons rappelé, aboutit à la préparation, par le Conseil de législation, d'un projet de loi sur la responsabilité des autorités publiques, projet comportant l'institution d'une Cour du contentieux administratif, et à l'allusion faite à semblable institution dans la déclaration de révision constitutionnelle.

Mais depuis 1920, s'est produite une importante évolution de la jurisprudence. Rejetant, par l'arrêt du 5 mars 1917, la distinction entre l'Etat souverain et l'Etat personne civile, la Cour de cassation a déduit de cette idée nouvelle ses conséquences logiques par les arrêts du 5 novembre 1920 et du 12 juillet 1921 aux termes desquels, hors des cas où la loi lui confie le droit d'appréciation souveraine, l'administration ne jouit d'aucune immunité lui permettant de décliner la compétence des tribunaux judiciaires. Cette situation nouvelle est-elle de nature à faire disparaître l'utilité de créer une institution dont la (page 256) nécessité apparaissait, avant 1920, comme impérieuse, à de nombreux auteurs.

Il est incontestable que la thèse nouvelle adoptée par la Cour de Cassation - que l'on recherche son fondement dans la théorie de M. Paul Leclercq ou dans le système de M. Meyers, - a profondément modifié la situation, L'accès du prétoire est maintenant ouvert aux victimes d'actes illicites commis par l'administration, et c'est à bon droit que la jurisprudence nouvelle a été considérée comme un grand succès par ceux qui estimaient indispensable, l'octroi au justiciable, de garanties sérieuses contre l'arbitraire de l'administration : elle fut d'ailleurs accueillie comme une lourde défaite dans certains milieux administratifs. - Nous disons « certains milieux », car, parmi les dirigeants de nos grandes administrations publiques, ou comptait déjà de très nombreux adversaires décidés de l'immunité, et les écrits de plusieurs d'entre eux, ont exercé une influence indéniable sur l'évolution de la jurisprudence.

De nombreux cas de lésion de droits civils, due aux actes illicites de l'administration, trouvent maintenant leur solution devant nos juridictions ordinaires et, assurément, il ne viendrait à l’idée de personne de revenir en arrière pour enlever à nos tribunaux une compétence qu'ils se sont enfin reconnue, et pour la confier à une juridiction administrative.

Si, spécialement dans ces dernières années, les (page 257) critiques dirigées contre le pouvoir législatif ou contre les autorités administratives ont été souvent assez vives en Belgique, le pouvoir judiciaire jouit, dans notre pays, d'un grand respect et d'une confiance absolue. S’étant mépris sur les idées qui avaient inspiré certaines dispositions de notre pacte fondamental, le pouvoir judiciaire s’était abstenu de trancher une série de conflits qu'il accepte aujourd'hui de voir entrer dans sa compétence ; rectifiant son attitude, reconnaissant son erreur, il a accepté volontairement de statuer sur des conflits dont certains auteurs (WODON, op. cit., p. 267) eussent d'ailleurs voulu lui imposer la compétence par une réforme législative.

Nous ne doutons pas que cette modification de la jurisprudence soit définitive, et toute substitution d'un organisme quelconque aux tribunaux, pour résoudre les conflits en question, ne peut que diminuer les garanties accordées au justiciable.

Mais cette modification de jurisprudence résout-elle toutes les questions de responsabilité de la puissance publique ? Nous devons répondre négativement. Consulté sur cette question, le comité consultatif du ministère de la justice, dans l'avis émis le 10 décembre 1920 sous la signature de M. le Bâtonnier Dejongh, déclarait nettement que l'évolution de la jurisprudence ne justifiait pas l'abandon, à l'occasion de la révision constitutionnelle, (page 258) du projet de création d'une Cour du contentieux administratif.

« Tout au plus, dit ce document, il est permis d'apercevoir dans la nouvelle jurisprudence la volonté de confier aux tribunaux une grande latitude dans l'appréciation des actes de l'administration. En fait la question sera toujours de savoir si l'acte de l'administration est illicite, c'est-à-dire s'il constitue une infraction aux obligations que la loi impose aux autorités administratives. Pour répondre à cette question, il sera toujours nécessaire d'avoir égard aux circonstances, d'analyser la nature des relations dans lesquelles l'administration s'est trouvée engagée. Quel que soit le vocabulaire dont on jugera bon de se servir, on en viendra forcément à conclure, comme par le passé, tantôt à la responsabilité, tantôt à l'irresponsabilité de l'administration. La distinction traditionnelle entre l'administration puissance publique et l'administration personne morale n'avait d'autre but que de revêtir ces notions élémentaire d'une forme concrète et facilement saisissable. A supposer que les formules dont on usera viennent à se modifier dans l'avenir, les problèmes d'autrefois n'en subsisteraient pas moins avec leurs aspects essentiels.

« Mais s'il est hors de doute que les droits civils continueraient à être protégés par les tribunaux, on ne saurait perdre de vue qu'à côté des droits civils, il existe d'autres droits encore dont l'importance est considérable et qui eux aussi, doivent (page 259) être munis de garanties efficaces.

« Ces droits sont ceux que l'on peut qualifier de « droits politiques » ou plus exactement peut-être de « droits administratifs ». Ce sont ces droits que vise l'article 93 de la Constitution, lorsqu'il dit que les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi. Cette classe de droits comprend en premier lieu, ceux qui impliquent une participation à la puissance publique (tel le droit électoral), mais elle embrasse aussi tous les droits qui, sans être des droits civils, existent soit au profit des particuliers, soit au profit des corps politiques vis-à-vis de l'administration ; ils supposent par conséquent des obligations correspondantes incombant à celle-ci. Tel est le droit pour le contribuable de n'être pas taxé au delà de ce que la loi exige. Tel est le droit pour le fonctionnaire de n'être pas destitué indûment, Tel est le droit pour un industriel de ne pas se voir refuser injustement l'autorisation d'exploiter un établissement. Tel est le droit pour une commune de ne pas voir imposer par le Gouvernement des charges et des dépenses que la loi ne permet pas...

« Tout droit politique ou administratif suppose des obligations correspondantes pour• l'administration et les tribunaux civils sont, en général, mal qualifiés pour apprécier si ces obligations existent effectivement, quelle est leur étendue, si elles ont (page 260) été méconnues et si, dès lors, un droit de nature administrative a été lésé. Les tribunaux civils se déclarant incompétents et une juridiction administrative n'ayant pas été organisée, il en résulte que les droits administratifs demeurent sans protection suffisante_ Pour mieux dire, des intérêts éminemment respectables ne s'élèvent pas la dignité de droits.

« Nous avons constaté que même dans les rapports de droit privé, la grosse difficulté est fréquemment de savoir si un droit civil existe effectivement. Une difficulté du même ordre et plus sérieuse encore se rencontre en matière administrative. Il est souvent malaisé de savoir si une relation entre particuliers et administration, ou même entre administrations publiques, est génératrice de droits proprement dits. Il n'est pas toujours facile de formuler à cet égard des règles à priori. Dans un grand nombre d'hypothèses, il sera nécessaire d'avoir égard aux circonstances, à l'expérience, d'apprécier ces circonstances avec discernement et d'en tirer des conclusions équitables, c'est là l'une des tâches essentielles d'une juridiction administrative. Elle ne fonctionnera d'une manière vraiment satisfaisante que, si tout intéressé, qu'il s'agisse d'un particulier ou d'un corps politique, a la faculté de déférer à son appréciation la lésion qu'il prétend avoir subie dans l'un ou l'autre de ses droits par l'effet d'un excès de pouvoir de l'administration. »

Et le rapport conclut à l'institution d'une cour de justice administrative dont une des attributions (page 261) consisterait à prononcer sur les contestations qui lui seraient limitativement définies par la loi.

Le rapport de la commission extraparlementaire de 1921 (doc. parl. Chambre 1920-1921, n°288, p. 32) reconnaît aussi d'ailleurs la nécessité du développement des juridictions administratives malgré la nouvelle orientation de la jurisprudence des tribunaux. De récents arrêts de la Cour de cassation, et spécialement ceux du 5 novembre et du 16 décembre 1920 ont affirmé cette doctrine en l’affranchissant des restrictions qui jusqu'alors amoindrissaient son efficacité. Mais pour garantir les individus et les collectivités contre les abus possibles de l'administration, il ne suffit pas de proclamer qu'un droit civil ne peut être impunément lésé. Il y a d'autres droits que les droits civils ; pour mieux dire, il existe une multitude d'intérêts qui ne sont pas purement patrimoniaux, qui méritent néanmoins d'être protégés, qui ne deviendront de véritables droits que si une protection suffisante leur est accordée, et qui ne jouiront de cette protection que s'ils peuvent recourir à une juridiction régulière ».

Lors de la discussion de ce rapport la Chambre, M. Carton de Wiart, premier ministre, ne manqua pas de signaler combien, malgré la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation, le domaine échappant aux tribunaux ordinaires est encore vaste (Ann. parl., Chambre, 1920-1921, p. 1490).

Evidemment les deux documents dont nous (page 262) venons de citer des extraits envisagent des cas qui sortent en partie du cadre de la responsabilité de la puissance publique. Nous parlerons de semblables cas à la section IV du présent chapitre. Ils considèrent néanmoins que cette importante question n'est pas entièrement résolue par l'arrêt du 5 novembre 1920. Nous nous rallions donc à l'avis émis par le comité consultatif du ministère de la Justice avec cette précision toutefois, l'avis n'étant pas très net sur ce point, que nous ne voyons pas l'utilité d'étendre la compétence de la Cour de justice administrative à tous les domaines auxquels cet avis fait allusion.

Parmi les exemples cités, il en est, en effet, notamment les questi01ts électorales et les questions fiscales, qui, dès à présent, entrent tout au moins partiellement, dans la compétence du pouvoir judiciaire, où l'on rencontre un « bizarre mélange d'interventions judiciaires et administratives » où il semble bien que le législateur effrayé de la puissance juridictionnelle de certains corps d'administration ait voulu tempérer les effets de cette puissance en la subordonnant à l'impartialité et à la sage vérification de l'autorité judiciaire » (BOURQUIN ? op. cit., n°77). II ne faudrait en aucun cas songer à distraire des tribunaux ordinaires la connaissance de semblables affaires. Depuis longtemps le législateur suit une politique lente mais sûre, consistant à enlever à nos (page 263) juridictions administratives, notamment aux Députations permanentes si peu faites pour jouer le rôle de tribunal administratif, certaines attributions contentieuses, pour les confier au pouvoir judiciaire. Cette politique a fait disparaître certains abus, et n'a soulevé aucune critique, Nous estimons qu'elle doit être poursuivie, et qu'il appartient au législateur de demain de continuer à confier au pouvoir judiciaire de nouveaux conflits qu'il pourra trancher avec impartialité.

Quels sont donc les cas où la responsabilité de la puissance publique est en jeu et, ou les tribunaux, malgré la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation, se déclareront incompétents ?

Il en est trois catégories ; ce sont tout d'abord les actes de gouvernement, pais les cas dont la loi réserve l'appréciation souveraine l'administration, enfin les cas, où l'action repose non sur un droit civil ou politique, mais sur un intérêt administratif.

Examinons successivement ces trois catégories de cas :

1° Les actes de gouvernement

Nous empruntons cette terminologie à la jurisprudence française. Ce sont les actes de nature politique qui ne peuvent jamais donner ouverture à une action en responsabilité devant une juridiction, quelle qu'elle soit. Ce sont par exemple les rapports du (page 264) Gouvernement avec les Chambres, les actes diplomatiques, les actes concernant la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat, les faits de guerre, etc.

Ces actes échappent et échapperont toujours au contrôle du pouvoir judiciaire ; s'il existence une Cour de contentieux administratif, elle n'aurait pas plus à en connaître en Belgique que le Conseil d'Etat n'en connaît actuellement en France ; ils sortent du cadre des actes qui nous occupent.

2° Les cas dont la loi réserve l'administration l'appréciation souveraine

Nous avons eu l’occasion de faire plus haut allusion à ces cas rappelant l'observation de M. le Procureur général Paul Leclercq : « Il n'y a pas un droit civil lésé, le demandeur n'ayant pas droit à ce que l'appréciation légalement faite par l'administration soit différente » (Pas., 1920, I, 223. Cf. plus haut, p. 250). M. Leclercq fait suivre l'exposé de la théorie qu'il développe à ce sujet d'une série d'exemples empruntés à la jurisprudence de la Cour de cassation et où les tribunaux continueront à se déclarer incompétents malgré l'arrêt du 5 novembre 1920. Citons parmi ces exemples : un établissement industriel doit-il être considéré comme dangereux ? La démolition d'un bâtiment doit-elle être ordonnée parce qu'il menace ruine ? Une ligne concédée par le Gouvernement a-t-elle le caractère de ligne vicinale ou de tramway urbain ? Le (page 265) maintien de l'ordre public exige-t-il d'interdire la sortie d'une procession ? Dans ces divers cas, lorsque les pouvoirs publics compétents ont déclaré un établissement dangereux, estimé qu'un bâtiment menaçait ruine, qualifié une ligne vicinale, décidé que l'ordre public était menacé, ces décisions sont l'expression de la vérité légale et les tribunaux ne peuvent à aucun titre contester cette vérité.

On suggère que par une révision systématique de toutes les lois qui explicitement ou implicitement confèrent à l'autorité administrative le droit de prendre une décision souveraine, le législateur permette au pouvoir judiciaire d'exercer un contrôle sur ces actes qui aujourd'hui lui échappent (P. LECLERCQ, Propos constitutionnels, Belg. jud., 1929, col. 78). Les tribunaux pourraient ainsi statuer les cas, où, jusqu'à ce jour, la loi réservait l'administration seule le droit de statuer.

Mais qui ne verra immédiatement que tenter de résoudre un tel ensemble de questions disparates par la voie d'une réforme législative équivaut à poursuivre une chimère ; dans l'ignorance des difficultés qui surgiraient dans l'avenir, voulût-il entreprendre un tel travail, le législateur omettrait certainement un très grand nombre de cas qui, faute d'un recours judiciaire, resteraient sans solution satisfaisante.

De plus, parmi ces cas, n'en est-il pas pour lesquels il semble logique d'admettre que le pouvoir a(page 266) administratif puisse prendre une décision souveraine et où l'objet des critiques habituelles concerne non le droit, mais la façon de l'exercer, sans contrôle ni garanties d'impartialité, laissant parfois d'importants intérêts des citoyens aux mains d'une autorité communale de village, inspirée plus par des considérations de parti que par l'intérêt général.

Toute difficulté serait écartée si, dans les cas où le pouvoir judiciaire ne peut intervenir, la loi réservait la possibilité d'un recours devant la Cour du contentieux administratif ; il ne serait pas nécessaire à cette fin de réformer de nombreuses lois ; une formule générale permettrait de résoudre la difficulté alors que semblable formule est inapplicable au pouvoir judiciaire auquel on ne voit pas la possibilité de conférer l’appréciation sans réserve de tous les actes administratifs.

3° Les cas où l'action repose sur un intérêt administratif

Il est enfin des cas, dit M. P. Leclercq, où on ne conçoit pas la possibilité d'un recours juridictionnel devant les tribunaux, parce que la contestation n'a pas pour objet un droit soit civil, soit politique ; sont les cas où, à la base de l'action, ne se trouve pas un droit dont le demandeur réclame la reconnaissance, les cas où l'action repose uniquement sur un intérêt administratif (Pas. 1920, I., 221).

(page 267) Et il cite encore des exemples empruntés à la jurisprudence : conflit d'attributions entre une commune et l'administration des eaux et forêts, conflit entre une commune et l’autorité supérieure à raison de modifications apportées à la voirie, différend sur la répartition de certaines charges entre deux communes, conflit d'attributions entre les parents du fondateur et les administrateurs d'un établissement de bienfaisance, etc...

Seule une cour de justice administrative permettrait de trancher ces conflits avec les garanties que les deux parties en cause peuvent exiger. Les cas de cette espèce sortent fréquemment du domaine de la responsabilité des autorités publiques ; ils leur sont cependant connexes. Ils exigent comme eux une solution rendue la fois avec impartialité et par des personnes offrant aux parties toutes garanties de connaissances juridiques et administratives. La Cour du contentieux administratif répond seule à ce desideratum.

A l'exception des actes de Gouvernement, tous les actes dont nous nous occupons dans cette section et qui échappent actuellement au contrôle du pouvoir judiciaire devraient être soumis à une Cour de justice administrative.