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L'institution d'un Conseil d'Etat en Belgique
VELGE Henri - 1930

VELGE Henri, L’institution d’un Conseil d’Etat en Belgique

(Paru à Bruxelles en 1930 aux éditions de la société d'études morales, sociales et juridiques)

Chapitre IV. La Cour du contentieux administratif

Section I. L’administration et le contentieux administratif en Belgique

(page 171) « Si nous avons des institutions très larges, très libérales, disait à la Chambre des Représentants M. Auguste Beernaert, qui occupa pendant plus de dix ans les fonctions de chef du Gouvernement, nous avons aussi les institutions les moins complètes de l'Europe en ce qui concerne l'administration. Nulle part, elle n'a de pouvoirs plus étendus, nulle part les abus eux-mêmes ne comportent moins de remèdes ; quand l'administration a parlé, tout est dit. » (Ann. parl. Chambre, 17 janvier 1906, p. 431).

Ce jugement sévère de l'éminent homme d'Etat, nous le trouvons confirmé dans les ouvrages juridiques qui traitent du droit administratif belge ; on en trouvera notamment l'expression dans les différents traités signalés dans ce volume, et tout spécialement dans l'étude de M. Bourquin sur la (page 172) protection des droits individuels contre les abus de pouvoir en Belgique.

Notre intention n'est pas d'étudier ici l'ensemble de la question du contentieux administratif en Belgique sous les différents aspects qu'elle peut présenter ; mais puisque la conclusion de notre ouvrage aboutira à proposer de confier au pouvoir judiciaire la connaissance de certaines questions qui sont actuellement de la compétence du' pouvoir administratif, ou de créer une juridiction administrative calquée sur le modèle de nos cours et tribunaux, il importe, par un exposé rapide, de mettre en relief l’absence de garanties dont dispose le citoyen en présence du pouvoir administratif. Cette situation tient essentiellement à ce que des lacunes de notre législation n'ont pas permis d'établir une régime de droit et laissent, dans de nombreuses circonstances, subsister un régime de bon plaisir.

Il n'entre pas dans notre intention, loin de là, de prétendre que les abus sont, en matière administrative, particulièrement nombreux et importants, et qu'il est indispensable d'adopter au plus tôt un remède à une situation calamiteuse.

La commission extraparlementaire chargée d'étudier, en 1921, la révision des dispositions constitutionnelles relatives au pouvoir judiciaire a posé le problème sous son véritable aspect: « On fera peut-être observer que les excès de pouvoir ne sont guère à redouter dans notre pays, que (page 173) l'administration y est généralement respectueuse des droits et des intérêts légitimes des citoyens, que le contrôle de l'opinion publique fournit à cet égard des garanties rassurantes. Un tel optimisme témoignerait d'une singulière faculté d'illusion. Il est fort possible que, dans notre pays, les abus criants et scandaleux se produisent bien rarement. Mais cela ne veut pas dire que, dans l'exercice de son action journalière, l'administration soit infaillible ou impeccable. Admettons qu'elle n'obéisse jamais à aucune prévention et que son impartialité ne soit jamais en défaut : elle peut se tromper. De petites erreurs, de petites injustices, alors même qu'aucune d’elles n'est assez grave pour émouvoir l'opinion publique, peuvent, en se multipliant, pervertir la loi dans son application et ruiner la confiance qu'elle doit inspirer. Il faut ajouter à cela que l’ordre social n'est pas immuable, et que des correctifs, superflus autrefois, apparaîtront un jour ou l'autre comme nécessaires. L’existence d'une société devient de jour en jour plus complexe. Par la force des choses, qu'on le veuille ou non, le rôle de l'administration ne fait que grandir... Le champ des excès de pouvoir possibles tend fatalement à s'élargir. Si des intérêts légitimes risquent d'être méconnus, il devient de plus en plus nécessaire qu'un recours devant une juridiction impartiale soit ouvert aux intéressés » (doc. parl. Chambre 1920-1921, n°288, p. 34).

Nous examinerons tout d'abord comment les (page 174) vices de notre organisation ont porté obstacle au développement du droit administratif et empêché l'élaboration d'une jurisprudence qui donne au citoyen la sécurité et la stabilité de ses relations juridiques avec les pouvoirs publics ; nous montrerons ensuite comment la procédure suivie par l'administration, en conformité d'ailleurs avec la loi, est défectueuse, et prive le citoyen de toute garantie contre les abus possibles.

Les ouvrages de droit administratif contiennent de nombreux exemples que l'on peut invoquer à l'appui de nos critiques et dont plusieurs, devenus classiques, caractérisent spécialement les vices fondamentaux du système qui nous régit. Nous avons préféré, chaque fois que la chose nous était possible, prendre d'autres exemples résultant de constatations faites au cours de notre carrière administrative et qui revêtent le caractère d'abus réels ou tout au moins possibles. Nous avons eu fréquemment l'occasion d'entretenir des fonctionnaires supérieurs de cette importante question ; nous avons toujours rencontré chez ceux d'entre eux qui se sont livrés, sans idée préconçue, à une étude consciencieuse de ce problème, un accord complet sur les critiques formulées dans ce chapitre, et la nécessité de mettre fin aux erreurs qui y sont signalées.

Paragraphe premier. La jurisprudence administrative

Une simple comparaison entre notre organisation (page 195) administrative et notre organisation judiciaire permettra de nous rendre compte de la différence que l'on constate dans l'évolution de nos rapports administratifs, comparée à l'évolution du droit qui forme le domaine normal des juridictions civiles.

Notre organisation administrative a près d'un siècle d'existence. Plusieurs principes, qui sont à la base de la législation qui nous régit, ont même une origine qui remonte au delà de la période de notre indépendance nationale. Depuis un siècle, nos institutions administratives ont subi une évolution, lente, peut-être, mais incontestable. Elles se sont développées peu à sous la pression des événements et des idées. La vie nationale belge - tout comme la vie provinciale et communale - a toujours été très intense chez nous et par conséquent, il a fallu faire face continuellement à de nouvelles nécessités, appliquer d'anciens errements à un état nouveau qui n'existait pas au moment où la loi a été promulguée, résoudre des cas complexes auxquels le législateur n'avait pas songé, voire même qu'il n'avait pu prévoir, trancher des conflits. C'est la répercussion de cette évolution lente sur le droit qui forme la jurisprudence judiciaire. Dès qu'une loi nouvelle entre en application, on voit quelques hésitations sc produire dans son interprétation. Les exemples surgissent devant les tribunaux ou dans la doctrine, dont le texte légal, ni les travaux préparatoires ne peuvent indiquer la (page 176) solution ; mais bien vite les publications judiciaires s'emparent de la question. Elles mettent au jour des études, des décisions de justice, commentent ces dernières, les critiquent. Des décisions rendues en premier ressort subissent le feu du débat devant la juridiction d'appel, et enfin, lorsque la Cour Suprême doit trancher le point de droit contesté, on peut dire que tous les arguments en faveur des deux thèses en présence ont été soulevés soit verbalement, soit par écrit. La Cour de cassation se trouve, par ces circonstances, particulièrement bien placée pour apprécier le problème avec toutes ses difficultés et prononcer une sentence qui ne laissera rien à l'imprévu, L'arrêt qu'elle rend a une telle autorité qu'on espérer voir la jurisprudence se fixer sur les principes qu'elle a admis.

Et, si, dans la suite, de nouvelles idées se font jour, si des modifications se produisent dans l'état économique, politique ou social de nature à renverser tout ou partie des arguments invoqués jadis, si, sous la pression des événements et des circonstances nouvelles, les idées viennent à changer et à s'orienter vers des principes nouveaux, nous voyons la jurisprudence judiciaire évoluer lentement, après avoir mûrement pesé les arguments qui ont été développés par les parties au cours des procès que nos tribunaux ont à juger.

Pendant que la jurisprudence collabore ainsi au travail d'interprétation et d'évolution du droit, la doctrine s'empare des controverses, elle étudie (page 177) et compare les sentences rendues par les différentes juridictions, pèse les conclusions des parties, consigne les thèses en présence dans des recueils qui en rendent l'étude plus aisée et permettront plus tard à tous ceux qui collaborent à l'exercice du pouvoir judiciaire, de se reporter aisément, dans tel ou tel procès, à la solution donnée précédemment à une difficulté analogue.

Ces débats oraux, ces discussions écrites sont inhérents à l'évolution du droit, à l'établissement d'une jurisprudence et d’une doctrine sans lesquelles les droits des citoyens risquent d'être méconnus on tout moins livrés à une incertitude qui peut compromettre leurs intérêts légitimes.

Cet ensemble de circonstances a permis de développer notre droit civil, notre droit commercial, notre législation pénale et de tenter toujours, par cette marche constante, d'atteindre la perfection.

Or tous ccs éléments que nous considérons comme indispensables à l'évolution du droit, nous manquent presque complètement, lorsque nous devons nous livrer à des études de droit administratif. La doctrine se réduit à peu de choses et la jurisprudence, lorsqu’elle existe, nous est souvent complètement inconnue.

Ce n'est évidemment pas qu'il manque de traités de droit constitutionnel ou administratif. Il en existe un certain nombre, parmi lesquels on compte des œuvres juridiques de mérite. Mais ils ne peuvent nous rendre les services que nous attendons des (page 178) nombreux autres traités qui touchent, par exemple, aux différents points de notre législation civile ou commerciale. L'absence de tous ces éléments qui ont permis à l'auteur d'un traité de droit civil ou commercial d'apprécier les problèmes soulevés par l'interprétation des lois sous tous leurs aspects ; l'absence, en d'autres termes, d'une jurisprudence administrative connue du public et discutée en dehors de l’administration elle-même, n'a pas permis à la plupart des auteurs du droit public ou administratif d'étudier les questions qu'ils avaient à traiter sous toutes leurs faces ; de connaitre tous les cas précis qui se sont posés et la solution qui leur a été donnée ; d'apprécier des critiques formulées contre les décisions administratives. D'ailleurs, si nous en exceptons les nombreux manuels de droit administratif dépourvus de toute valeur juridique réelle et qui constituent de simples guides pour ceux qui sont revêtus d'un mandat public ou d'une fonction administrative subalterne, le nombre de nos traités est peu élevé et l'importance de nos travaux administratifs minime, en comparaison des études nombreuses qui en ont vu le jour dans les autres branches du droit belge.

Or, si la doctrine, imparfaitement documentée, ne peut rendre suffisamment de services pour l'évolution du droit, la jurisprudence administrative est encore plus réduite dans de nombreuses matières, et même presque complètement nulle pour des (page 179) points de droit administratif qui sont loin d'être dépourvus d’importance.

Est-ce à dire qu’il n'y a pas de décisions administratives qui puissent être l'objet d'une étude ? que nos fonctionnaires, au cours de leurs travaux, ne donnent pas aux questions qui leur sont soumises toute l'importance qu'elles méritent ? Certainement non. Mais, dans la plupart des cas, il faut considérer que ces décisions administratives ne forment pas une jurisprudence réelle.

Une des premières conditions pour que le droit se développe, est que les idées qui sont émises sur les différents points dont l'interprétation est discutée, soient débattues publiquement, connues de tous ceux qui s'intéressent à la question, discutées par la parole et par la plume. Or, où se trouvent les décisions administratives ? Elles sont enfouies au fond des dossiers des différents départements ministériels où, seuls, quelques fonctionnaires peuvent en prendre connaissance. Le public les ignore complètement, leur recherche est souvent même difficile pour les initiés, car, dans les multiples dossiers qu'une administration manie journellement, il n'en est qu'un petit nombre qui présente un véritable intérêt au point de vue de la jurisprudence et où sont traitées de véritables questions originales de droit. Si, dans une administration, le chef de service ou un de ses subordonnés ne prend pas la précaution de tenir, pour son administration, un répertoire de jurisprudence qui lui (page 180) permette, lorsque de nouvelles questions juridiques sont soulevées, de rechercher les travaux qu'il a faits lui-même ou qui ont été élaborés par ses prédécesseurs sur ce point de droit, on risque fort de perdre le profit de discussions utiles qui ont pu se produire antérieurement. Nous sommes loin des enseignements de Montesquieu : « Les décisions doivent être conservées, elles doivent être apprises pour que l'on juge aujourd'hui comme on jugea hier et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'Etat » (MONTESQUIEU, Esprit des lois, I, VI, ch. I).

Mais, dira-t-on, on fait souvent l'administration le reproche de s'en tenir, d'une façon trop stricte, aux précédents. N'y a-t-il pas là, au contraire, une garantie de voir suivre une jurisprudence bien établie et le précédent ne constitue-t-il pas un des principaux éléments qui doivent contribuer à la formation de cette jurisprudence ?

Lorsqu'on reproche à l'administration d'avoir trop souvent recours aux précédents - et ce reproche n'est souvent pas dépourvu de fondement - il ne s'agit pas, dans la plupart des cas, d'une question de droit. Il s'agit d'un fait. On a toujours agi de telle façon jusqu'à présent : pourquoi ne continuerait-on pas le faire dans l'avenir ? Tel est le raisonnement de celui qui s'en tient strictement aux précédents, et il a comme conséquence (page 181) de fixer, d'une manière absolue, certaines façons de voir, sans que l’on puisse nécessairement invoquer en faveur de la thèse adoptée, des arguments bien péremptoires.

Cette façon de faire n'a rien à voir avec la jurisprudence. Le fonctionnaire consciencieux qui désire tout au contraire travailler au développement du droit administratif dans la partie qu'il est chargé d'interpréter et d'appliquer, ne se contentera pas d'examiner quelle décision a été prise, il y a quelque temps, soit par lui-même, soit par ses prédécesseurs. Ce qu'il recherchera avant tout, c'est le motif de droit qui a provoqué telle décision, et il examinera quel accueil a été réservé à celle-ci, si elle a été depuis lors l'objet de critiques d'ordre juridique : il recherchera si ne sont pas survenues d'autres lois ou même d'autres circonstances qui pourraient faire évoluer les idées et modifier la décision à prendre. Or, c'est tout cela que notre organisation rend difficile à réaliser.

Lorsqu'elle existe réellement, sous quelle forme se présente la jurisprudence administrative ? Voici le cas le plus fréquent : le fonctionnaire chargé de préparer une décision administrative rédige une note dans laquelle il expose l'ensemble de la situation : l'énoncé du problème, la thèse qu'il voudrait voir adopter, les arguments pour ou contre celle-ci, et cette note est soumise au ministre qui inscrit sa décision, approuvant ou improuvant les conclusions du fonctionnaire. Il y a lieu de noter que (page 182) ces études juridiques sont généralement faites avec beaucoup de conscience et de savoir, mais qu'elles ont presque toujours le caractère des études de cabinet. Le fonctionnaire qui a à apprécier un cas, à trancher une difficulté, se fait une conviction. C'est lui-même qui, lorsque cette conviction est faite, est chargé d'exposer les arguments que l'on peut invoquer contre celle-ci et de proposer à son ministre la décision à prendre. Or, on sait fort bien que celui qui développe les arguments contre une thèse qu'il a faite sienne risque fort de se laisser influencer par son idée personnelle et sans le vouloir, d'une manière atténuée, peut-être partiale, les arguments invoqués contre sa thèse. Il n'est certainement pas donné tout le monde d’exposer avec une impartialité complète une thèse opposée à celle que l’on appuie, et qui ne voit combien ce travail, effectué dans le silence du cabinet, sans discussion ni contradiction, est favorable à l'évolution de la jurisprudence administrative.

De semblables décisions, qui se traduisent parfois par une lettre adressée à un particulier ou une autorité quelconque, parfois même par un « laisser sans suite » seront toujours inconnues du public et de ceux qui s'occupent d'études de droit. La contribution de semblables études à l'évolution du droit est donc tout à fait nulle.

D'autres cas, il est vrai, font l'objet de décisions sous la forme d'arrêtés royaux ou ministériels, et (page 183) certaines de ces décisions sont publiées au Moniteur, comme, par exemple, les recours en matière électorale, les décisions prises sur recours du gouverneur contre les décisions des autorités locales contraires à la loi ou l'intérêt général.

Il est incontestable que, dans ces derniers cas, l’étude de la jurisprudence sera moins difficile. Mais tout d'abord, les cas où semblables publications existent sont rares et même, lorsqu'elles existent, les conditions publicité sont défectueuses. Où se fait, en effet, cette publication ? Au Moniteur Belge, c'est-à-dire dans un recueil comprenant annuellement douze mille pages de matières les plus disparates. Les recherches y sont nécessairement très laborieuses. De plus, même dans les cas dont nous rappelions, il y a un instant, les exemples, le Moniteur publie-t-il toutes les décisions ? Point du tout. En vertu de l'article 108 de la Constitution et de l'article 87 de la loi communale, le roi peut, par un arrêté motivé, annuler les actes des autorités communales qui sortent de leurs attributions, qui sont contraires aux lois ou blessent l'intérêt général. Cette décision est prise sur recours du Gouverneur. Si, après semblable recours, le ministre juge utile de proposer au roi d'annuler la décision, l'arrêté royal paraîtra au Moniteur. Mais s'il estime, contrairement à l'avis du Gouverneur, que la décision prise par le conseil communal n'est contraire ni à la loi, ni à l'intérêt général, aucune décision ne sera (page 184) publiée. On laisse tout simplement tomber le recours. Or, ces cas, au point de vue de la jurisprudence administrative, sont certainement tout aussi intéressants que les autres, et il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont bien plus fréquents que ceux qui se terminent par un arrêté d'annulation. On ignorera donc toujours, dans semblables cas, sur quels arguments un ministre s'est basé pour décider qu'il avait pas lieu à annulation ; on ignorera qu'une décision administrative a été prise. Il n'y a pas d'arrêté royal rejetant le recours du Gouverneur. Il n'est simplement donné aucune suite à ce recours et l'affaire est classée. Voilà donc une série d'affaires extrêmement importantes au point de vue de l'évolution de notre droit administratif et qui, en dehors de l'administration même chargée d'exécuter les lois, ne contribueront en aucune façon à l'évolution de notre droit.

Voici un autre exemple : en matière électorale, le Gouverneur peut prendre son recours contre la décision d'une Députation permanente validant ou invalidant une élection communale. Si le ministre estime qu'il y a lieu de rallier à la décision de la Députation permanente, il n'y a aucun arrêté motivé. Le recours du Gouverneur est laissé sans suite, et en réalité, la décision de la Députation permanente ne pourra être coulée en force de chose jugée que lorsque les délais pour statuer seront expirés. Encore une fois, si une question juridique a été (page 185) soulevée, le public - et nous entend0ns par là également toute personne qui s'intéresse aux questions de droit - ignorera absolument quels sont les arguments qui ont emporté la décision.

Ajoutons, pour être complet dans l’exemple auquel nous venons de faire allusion, que si le ministre, estimant que sa religion n'est pas éclairée, a proposé au roi non de statuer sur le fond, mais simplement d'ordonner une enquête et de prolonger ainsi les délais, il sera cette fois statué par un arrêté royal motivé, même en cas de rejet du recours (arrêté royal du 5 septembre 1921, Moniteur belge 1921, p. 7693). Mais ces cas sont rares. D’une façon générale, on peut dire que l'arrêté n'intervient que s'il y a annulation, et cela démontre, une fois de plus, combien nous sommes ici dans une matière chaotique.

On peut donc voir, par ces deux exemples, que même dans le cas où la publication de la décision est ordonnée, on ne dispose pas de ce qui est indispensable pour qu’une jurisprudence puisse réellement se former, et qu'en dehors des services administratifs, la doctrine ne possède pas les éléments qui lui permettent d'étudier le problème sous tous ses aspects.

Nous disions plus haut que, dans le Moniteur, ces décisions sont en fait introuvables. N'y a-t-il donc pas de recueil administratif qui en assure la réédition, les classe ou en facilite la recherche comme on fait pour la jurisprudence judiciaire ? Il existe, (page 186) en effet, des revues de droit administratif, mais elles sont incontestablement peu nombreuses et, si l'on tient compte de la diversité des matières traitées, on pourra juger combien elles sont incomplètes ; cette insuffisance se montre d’une façon plus visible encore, si l'on compare la pauvreté des publications en matière de droit administratif à l'abondance des recueils de jurisprudence judiciaire, consacrés à toutes les autres parties de notre droit.

Cette insuffisance de nos recueils de droit administratif résulte de diverses causes. Les publications de droit administratif ayant un caractère vraiment juridique (nous faisons abstraction des manuels d’usage courant ou de quelques traités généraux qui peuvent se trouver dans toutes les bibliothèques) ont une clientèle peu étendue. Le nombre de personnes appelées les utiliser est peu élevé. La clientèle d'avocats n'existe pour ainsi dire pas, car, en droit administratif, il est rarement fait appel à leur concours. Choisissons, par exemple, les matières électorales : questions importantes, puisqu'en réalité, elles intéressent un très grand nombre de citoyens. En fait, les seuls juristes qui ont à intervenir, en l'espèce, sont les fonctionnaires d’administration publique appelés à préparer les décisions des collèges échevinaux, des Députations permanentes ou du roi. Combien de fois un candidat évincé par une décision d’un bureau électoral ou d'une Députation permanente songe-t-il à faire (page 187) étudier son cas par un homme de loi ? En fait, il ne le fera jamais. Il se borne à transmettre une réclamation plus ou moins justifiée et attend la solution qui lui sera réservée. Encore usera-t-il beaucoup plus, dans sa réclamation, des arguments d'ordre politique dont la portée sera évidemment très grande dans les assemblées politiques où les décisions sont éventuellement critiquées, alors que les arguments juridiques y seront fort peu appréciés,

Toutes ces circonstances font que les manuels de droit administratif se multiplient, mais que de véritables traités juridiques où les études de droit occupent une large place sont extrêmement rares.


Le caractère politique des institutions que la loi appelle à trancher certains conflits porte également obstacle à l’organisation d'une bonne justice administrative.

Quelles sont, en général, ces institutions ? Ce sont les différents corps constitués que la Constituti0n ou les lois placent à la tête de notre organisation politique ou administrative : les collèges des bourgmestre et échevins, les Députations permanentes, les ministres. Ces différentes autorités qui sont l'émanation directe ou indirecte du corps électoral, sont placées sous le contrôle d'une assemblée qui est la représentation expresse des intérêts généraux, provinciaux et locaux : Chambres Législatives, Conseil Provincial, Conseil Communal.

(page 188) Il est tout d'abord incontestable que, même si ces autorités politiques interprétaient le droit avec la même impartialité que les tribunaux, leurs sentences seraient néanmoins suspectées, et une justice suspectée est presque aussi nuisible à l'ordre social qu'une justice suspecte.

« Les Députations permanentes, disait, à la Chambre, le rapporteur de la loi du 5 mai 1869, ne présentent pas de garanties contre les influences et les passions politiques. Elles ne peuvent d'ailleurs se soustraire à la loi de leur nature. Corps électifs et politiques, les Députations permanentes, avec les intentions les plus pures, doivent subir la pression de leur parti, de ses préférences, de ses idées, de ses aspirations. D'ailleurs, quand cela ne serait pas, qui aura confiance, qui croira en leur abnégation politique ? La liberté est méfiante : toutes les garanties de la liberté sont filles du soupçon et les garanties elles-mêmes, il ne suffit pas qu'elles existent, il faut qu'on y croie. Toute décision d'un corps politique semble un acte de la majorité contre la minorité on ne peut empêcher celle-ci d'y voir un acte de parti » (Pasin, 1869, 96).

Ce serait d'ailleurs se faire illusion de croire que de semblables organismes interprètent le droit avec la sérénité des corps judiciaires. Collèges, Députations permanentes, ministres dépendent d'une majorité dont les idées l'influencent sans aucun doute. N'a-t-on pas jugé utile - et bon droit, - (page 189) pour assurer l’indépendance de la magistrature de stipuler, dans la Constitution, que ses membres sont nommés à vie ? Pourquoi, dès lors, lorsqu'il s'agit de juridictions administratives, faire disparaître toute garantie.

Comment, de plus, est-il possible, dans un corps sujet à d'aussi fortes influences politiques, de maintenir l'unité de jurisprudence ou de suivre cette évolution lente, peut-être, mais régulière que nous constations dans le domaine judiciaire et qui donne au citoyen le maximum de tranquillité qu'il peut espérer, en même temps qu'une très grande sécurité pour le règlement des rapports des particuliers entre eux.

Deux gouvernements se succèdent : ils sont l'émanation de partis politiques différents : l'on a toujours interprété telle disposition légale dans tel sens déterminé ; l'autre ne se verra-t-il pas dans l'obligation de suivre les idées de sa majorité et de modifier radicalement la jurisprudence pour des motifs qui n'ont rien de juridique ?

Encore un exemple : la loi met le déficit des fabriques d'églises à charge des communes. Mais pour établir déficit, il faut savoir quelles sont les dépenses obligatoires qui peuvent réellement entrer en ligne de compte. L'article 37 du décret du 30 décembre 1809 comprend une énumération que l'on estime n'être pas limitative. La décision à prendre (page 190) à première vue est sans rapport avec les questions politiques. Il s'agit d'interpréter une loi. Une dépense exposée pour une procession, les honoraires des prédicateurs exceptionnels, les frais spéciaux de certaines solennités religieuses entrent-ils dans les dépenses obligatoires de la fabrique ? Une Députation permanente rejette semblable dépense. Sous un gouvernement libéral, on s'est rallié à cette thèse et les recours des conseils de fabrique contre les décisions de la Députation permanente ont été rejetés, Les gouvernements catholiques, au contraire, ont accueilli semblables recours. Après la guerre, le département de la Justice a considéré les frais de procession comme dépense facultative ; en 1925, cette dépense a de nouveau été considérée comme obligatoire, mais en examinant, dans chaque cas, si cette dépense n'est pas excessive, si elle est en rapport avec l'importance de la paroisse. Sont-ce des motifs d'ordre juridique qui ont incité les autorités ministérielles à modifier leur manière de voir ? Point du tout. Ce sont des considérations d'opportunité : c'est l'influence politique du moment et cette influence vient-elle à cesser, la majorité politique du Parlement se transforme-t-elle, la jurisprudence suit immédiatement ces changements.

Est-ce là ce qu'on doit entendre par l'évolution du droit ? Se préoccupe-t-on, dans ces circonstances, d'interpréter la volonté du législateur ? N'y a-t-il pas une série de faits, totalement étrangers au (page 191) problème juridique, qui ont une influence décisive sur la solution à donner ? Ne peut-on dire qu'il y a des cas où, loin de chercher à interpréter la loi et, à la lumière de ses dispositions, à trouver la solution du conflit, on a d'abord adopté une solution et ensuite recherché les moyens de démontrer que la loi n'y faisait obstacle ?

La loi n'apparaît plus, dans ces cas, comme un texte juridique que l’on veut interpréter, mais comme une barrière indiquant les limites que l'on ne peut pas franchir. Singulière méthode d'interprétation, assurément, mais méthode dont l'emploi, dans certains cas, est inévitable lorsque l'autorité appelée à statuer, ne pouvant s'abstraire des circonstances qui l'entourent et se placer au dessus des contingences politiques, est en quelque sorte juge et partie au conflit.

Là donc où le droit seul devrait régner en maître, des éléments étrangers à la sphère juridique viennent se mêler à son action ; des circonstances autres que celles que le droit a fait naître influenceront le développement des idées et on peut se demander si, dans certains cas, le mot « jurisprudence » peut bien s'accoupler au mot « administrative. » Nous serons souvent ici sur le terrain d'une science qu'on pourra appeler la science politique, mais qui n'est plus le droit.

Une décision prise le 23 septembre 1922 par le Comité consultatif du contentieux et d'administration générale, institué auprès du ministère de (page 192) l'Intérieur, présidé par M. van Iseghem, premier président de la Cour de cassation et composé de magistrats de la Cour suprême, ne disait-elle pas à propos de l'exécution de la loi du 30 juillet 1903 sur la stabilité des emplois communaux : « Les autorités administratives qui auront à apprécier successivement, s'il y a lieu, la mesure disciplinaire, pourront être appelées juridictions successives, mais l'expression « juridiction » doit être prise dans un sens large ; ces autorités sont appelées à apprécier si l'intérêt public exige que la peine disciplinaire soit appliquée ; il serait erroné de déduire de l'emploi du mot « juridiction » que ces autorités exercent le pouvoir judiciaire et, pour éviter toute équivoque, il serait préférable de ne pas s'en servir. » On voit combien grande est la préoccupation de ce Comité, de dénier le caractère de juridiction que nous appelons les « juridictions administratives », et de marquer ainsi une distinction très nette entre la justice entourée de toutes les garanties que nous lui connaissons et ces organisations hybrides de notre droit administratif.

C'est d'ailleurs ce qu'exprime également M. Vauthier dans son Précis de droit administratif : une décision n'est juridictionnelle que lorsqu'elle est rendue dans des conditions déterminées. Pour qu'elle offre ce caractère, il faut qu'elle émane d'une autorité qui possède l'indépendance et l'impartialité d'un juge prononçant d'après le droit, n'ayant lui-même aucun intérêt dans le débat, devant lequel les (page 193) parties se présentent sur pied de parfaite égalité » (VAUTHIER, op. cit., n°433).

M. Bourquin a d'ailleurs fait le procès de nos juridictions administratives : toutes se trouvent entachées d'un vice fondamental : l'impuissance juridique. La Députation permanente, notamment, qui joue encore dans ce domaine un rôle important quoiqu’amoindri par plusieurs lois récentes, se laisse aisément diriger par des préoccupations étrangères à l'administration d'une bonne justice (BOURQUIN, op. cit., n°258).

La critique peut d'ailleurs s'adresser à la plupart de nos juges administratifs qui sont en général des hommes de parti, et cette constatation n'est pas faite, à coup sûr, pour fortifier notre confiance dans les magistrats d'occasion que notre contentieux embryonnaire impose aux citoyens.

Comparons cette situation à celle de pays voisins dotés de bonnes juridictions administratives. En France et en Allemagne « la jurisprudence administrative, patiemment, petit à petit, par suite de retouches partielles, s'efforce d'approprier l'édifice vétuste aux exigences de l'heure présente. Ainsi s'élabore un droit nouveau qui pénètre dans nos mœurs administratives et les transforme sans heurt, progressivement, jusqu’au jour où le terrain sera prêt pour une refonte législative plus générale et plus complète. Chez nous malheureusement, (page 194) la fragilité dérisoire du contentieux administratif rend impossibles ces procédés d'adaptation lente et continue, aucun organisme juridictionnel n'est à même de les mettre en œuvre... et quant aux juridictions fantômes de notre administration, leur faiblesse nous interdit de fonder sur elles pareille espérance » (Ibid., p. 172).


L’insuffisance du développement de notre droit administratif résulte, en outre, de ce qu'un trop nombre de personnes participent l'élaboration de la jurisprudence. Celle-ci est en effet une œuvre collective et anonyme ; œuvre de tous ceux qui, de loin ou de près participent à la justice : œuvre formée par les échanges de conclusions entre avocats, le développement oral à la barre, le rapport des magistrats, le délibéré en chambre du conseil, le prononcé des diverses juridictions. En parlant de la procédure, nous développerons ce point de vue et démontrerons la nécessité de ce préliminaire pour assurer une bonne justice et le triomphe du droit. Bornons-nous à dire pour le moment que, sans cet important travail collectif auquel des centaines de personnes apportent leur part, le droit ne peut suivre une évolution logique et continue.

Or, que se passe-t-il en fait dans l'administration ? A l'inverse de ce qui existe dans le monde judiciaire où les magistrats traitent les questions (page 195) d'ordres les plus divers qui leur sont soumises, la jurisprudence administrative est l'œuvre d'un petit nombre de personnes, ayant acquis incontestablement une grande compétence dans leur domaine, mais si peu nombreuses qu'en fait, l'effort collectif est presque nul : le nombre de ceux qui apportent leur pierre à la construction du monument est si réduit qu'on désespère de voir celui-ci s'élever sérieusement.

Les praticiens de droit administratif, parmi lesquels il se trouve incontestablement un grand nombre d'hommes éminents et de juristes distingués, sont donc trop peu nombreux pour assurer l'œuvre collective de la jurisprudence ; ils le sont encore moins lorsqu'on songe à leur spécialisation à outrance. Dans l'administration, le droit est étudié dans une série de compartiments étroits, séparés les uns des autres par des cloisons étanches, Assurément, tout contact n'est pas supprimé entre ceux qui s'occupent de l'une ou l'autre partie du droit administratif : les branches de l'administration se compénètrent trop pour pouvoir se développer l'une à côté de l'autre sans contact entre elles ; mais le contact est établi de telle façon qu'il empêche un service d'intervenir dans ce qu'il doit considérer comme le domaine de l'autre et qu'il s'oblige à se soumettre à la décision prise par le service voisin dans la plénitude de ses attributions. C'est, d'ailleurs, un principe de bonne administration. Aussi, hâtons-nous de dire que le système ne peut être (page 196) critiqué au point de vue du bon fonctionnement des services administratifs, mais que, sans un contrôle juridictionnel sérieusement organisé, ce système porte obstacle à l'évolution du droit et de la jurisprudence (WODON, op. cit., p. 253).

M. Bourquin développe, d'ailleurs, en termes particulièrement précis, dans l'ouvrage auquel nous avons déjà maintes fois fait allusion, les inconvénients de la spécialisation du fonctionnaire, « On s'est plaint souvent, dit-il, du morcellement excessif que la grande industrie moderne impose au labeur mécanique ; on lui a fait le reproche de rétrécir le champ visuel des ouvriers. Dans le domaine du droit, le fractionnement multiple des tâches est encore plus désastreux, car il obscurcit le sentiment des grandes vérités juridiques. Le travail de microscopie est fatal au jurisconsulte ? En l'absorbant dans l'application exclusive de prescriptions spéciales, il lui fait oublier l'essence de droit et le soumet à l'aveuglement d'un empirisme fragmentaire. »

« Que penser dès lors. de ces juridictions dont la compétence se réduit à un de faits extrêmement limité ? Ne doivent-elles pas nécessairement rapetisser tous les problèmes qui se posent devant elles et les dépouiller de leur signification vraiment juridique ?

« Or, ce qui n'est que faiblesse dans certaines (page 197) branches du droit devient impuissance absolue en matière administrative, Le droit administratif, en effet, se transforme incessamment suivant les nécessités pratiques auxquelles il doit répondre. A côté de certaines lois systématiques, il comprend toute une floraison de dispositions particulières, de règlements, d’arrêtés, de circulaires, de dépêches, etc. dont l'ensemble confus ne peut être éclairé que par une interprétation puissante et élevée de la jurisprudence. Elle seule est capable d'y assurer l'évolution progressive des idées, le perfectionnement des méthodes et l'organisation toujours plus harmonieuse des systèmes juridiques » (BOURQUIN, op. cit, p. 256).

La division du travail et la spécialisation du fonctionnaire sont très accentuées dans notre administration. Ce système nous a permis d'avoir dans certains services - nous ne pouvons malheureusement pas généraliser - des fonctionnaires dont la compétence, dans plusieurs domaines du droit administratif, est unanimement reconnue et la science desquels on se plait rendre un juste hommage.

Mais le droit ne peut se partager en cloisons étanches comme se partagent les services eux-mêmes. Il n'existe pas une science qu'on appelle le droit civil, une autre le droit commercial ou le droit pénal, une autre encore le droit administratif (Pas, 1920, I, 221). Il existe encore moins des sciences distinctes qui (page 198) s'appelleraient le droit provincial, le droit communal, le droit de la bienfaisance, le droit des cultes, le droit des fondations, le droit électoral, le droit des concessions, le droit des distributions d'énergie électrique, etc. Ces différentes branches ne constituent que des sections d'une science unique et l'on ne voit pas organiser une école scientifique de droit administratif qui conférerait des diplômes des étudiants auxquels on ne donnerait, par exemple, aucune notion de droit civil.

Et c'est cependant le résultat que l’on atteint dans les administrations. Par suite de la rareté du contact entre les services connexes, les différentes branches du droit se développent presqu'isolément, il se forme dans chacun d'eux une jurisprudence propre, peu ou pas influencée par la jurisprudence du voisin, profitant ainsi fort peu de l'expérience que celui-ci a pu acquérir, ne cherchant pas la solution du problème juridique en tenant compte des arguments de droit invoqués dans un cas analogue soumis à un autre service. Et si, parfois, on aura connaissance d'une décision prise, par exemple pour interpréter une disposition légale dans le domaine des fabriques d'églises, décision de nature à éclairer une autre disposition concernant les communes ou les commissions d'assistance, le fonctionnaire appelé à statuer ignorera très souvent les motifs de la mesure prise, les arguments qui ont été invoqués en faveur de la thèse admise ou pour la combattre.

Un exemple fort simple permettra de se rendre (page 199) compte de l'utilité qu'il peut y avoir, même dans des matières extrêmement disparates, de s'inspirer de la solution admise dans un domaine pour résoudre un problème posé dans une matière fort différente : une Députation permanente chargée de valider une élection communale prend une décision interlocutoire ordonnant une enquête. Le gouverneur, estimant cette enquête parfaitement inutile, prend son recours auprès du roi. Un arrêté royal infirme la décision de la Députation permanente. A qui appartient-il d'examiner le fond de l’affaire ? Est-ce la Députation permanente qui devra de nouveau s'en saisir, ou bien l'autorité supérieure, après avoir infirmé la décision, évoquer l'affaire et statuer sur le fond ? Nos lois électorales ne donnent à cette question aucune solution et l'on ne pourrait trouver dans les travaux préparatoires aucun éclaircissement. Or, le même cas se présente couramment en matière civile. L'article 473 du code de procédure civile donne à cette difficulté une solution qui est la logique même, lorsqu'il dit que le tribunal d'appel pourra, dans ce cas, statuer en même temps sur le fond définitivement, par un seul et même jugement. Pourquoi ne pas admettre cette solution dans le droit électoral ? Non pas, bien entendu, qu'il s'agisse d'appliquer à la loi électorale un article du code de procédure civile, matière tout à fait étrangère au droit électoral, mais parce que ce code présente une solution logique d'une difficulté juridique, solution qui a subi l'épreuve du (page 200) temps et qu'il n'y a pas un argument à invoquer contre l'application de cette solution au droit électoral. On pourrait citer de nombreux exemples qui ne feraient qu'appuyer encore cette thèse.

On voit donc combien la spécialisation qui est certainement à recommander au point de vue de l'accomplissement régulier du travail, peut porter obstacle au développement et l'évolution du droit. Cet inconvénient s'accentue d'une façon particulièrement sensible, lorsqu’on en arrive à faire appel des fonctionnaires qui ne sont pas docteurs en droit et n'ont pas reçu, au début de leur carrière, une formation juridique générale.

Assurément, dans les services de notre administration qui requièrent l’application des règles du droit administratif, les postes supérieurs ne sont confiés qu'à des docteurs en droit. Mais il n'en est souvent pas ainsi pour des fonctionnaires de second ou de troisième rang dont l'influence sur la décision est cependant indéniable. Or, ces fonctionnaires, dépourvus de la formation juridique générale que donne d'abord l'étude du droit romain, et ensuite l'étude des principes qui dirigent toutes les branches de notre droit, ne possèdent qu'une seule spécialité de notre droit administratif et, pour eux, la cloison étanche qui leur ferme toute ouverture vers un autre horizon est une réalité par trop évidente.

Jamais l'inspiration d'une autre branche de droit ne viendra les aider à trouver la solution d'un problème juridique : toute leur formation s'est (page 201) limitée à un domaine précis dont ils ne peuvent s'écarter. Et qui voit combien cette conception est de nature à empêcher la formation d'une jurisprudence bien établie, se développant à la lumière des principes généraux, suivant dans ce développement l'évolution des autres branches du droit, et participant à l'amélioration de toutes les questions connexes de cette vaste science. L'insuffisance de leur formation ou de leurs connaissances juridiques ne leur permettra pas de tempérer le zèle politique des autorités ou des corps dont ils dépendent, d'opposer, lorsqu'on leur demande de rédiger une décision dans un sens déterminé, la barrière infranchissable de la loi.

La nécessité d’une préparation universitaire consciencieuse où l’on passe en revue toutes les branches du droit, importe le domaine où l'on désire se spécialiser, apparaît ici comme impérieuse ; nous ne pourrions ici que confirmer ce que nous disions déjà dans les pages consacrées la confection vicieuse des lois.

Paragraphe 2. La procédure administrative

Ce ne sont pas seulement les principes d'organisation de notre contentieux administratif qui font obstacle ce qu'une bonne justice soit rendue et ce que le droit évolue et se perfectionne, mais également la procédure utilisée par l'administration pour interpréter et appliquer la loi.

(page 202) Que de fois n'a-t-on pas protesté contre le caractère par trop secret de notre procédure pénale. Tout le monde est d'ailleurs d'accord sur le mal et la difficulté réside dans le choix du remède à y apporter. Il est vrai qu'en matière répressive, il s'agit de l'honneur, de la liberté, parfois même de la vie d’un citoyen et que la gravité des circonstances réclame des garanties spéciales ; mais quelles que soient les critiques que l'on oppose à notre mode d'instruction en matière pénale, tout au moins le prévenu ou l'accusé jouissent-ils de prérogatives particulières du droit de défense, et la procédure se terminera-t-elle par un débat public et contradictoire où les parties lutteront à armes égales.

En matière administrative, cette dernière garantie même fait défaut. A tous les stades, la procédure se déroule dans le secret le plus absolu. Il n'y a pas la moindre contradiction depuis la première jusqu'à la dernière étape de la procédure. L'intéressé apprendra un jour qu'une décision est prise et c'est tout. Or, il ne faut pas perdre de vue que cet intéressé sera, dans de nombreux cas, non un particulier, mais très souvent une province, une commune, un établissement public dont l'administration supérieure doit apprécier les droits. L'intéressé ou ses représentants peuvent envoyer des notes, des mémoires. Ils ne pourront pas s'expliquer verbalement au cours d'un débat contradictoire. Il suffit, cependant, d'avoir examiné un certain nombre d'affaires administratives pour se rendre (page 203) compte de l'avantage qui résulterait, dans l'intérêt de la justice même, d'un débat, d'une discussion même non publique. Un simple échange de vues, en petit comité, dans le cabinet d'un fonctionnaire constituerait déjà à ce point de vue un progrès considérable.

Nous disions plus haut qu’il est difficile de soulever soi-même, avec le seul concours de son raisonnement ou de son imagination, toutes les objections qui peuvent s'élever contre une thèse. Lorsqu'il s'agit de questions de droit, il sera déjà souvent difficile de prévoir toutes les objections ; mais la chose sera bien plus nette encore, lorsqu'il s'agira de questions de fait, alors qu'on ne possède uniquement, pour connaître les circonstances de la cause, que les éléments qui sont consignés au dossier.

Il n'est pas contestable qu'un dossier administratif, tant au point de vue du droit qu'au point de vue du fait, sera d'une valeur très variable selon les qualités de celui qui l'a préparé. On peut dire que si ce dossier émane d'une de nos grandes administrations, on peut avoir généralement confiance dans les éléments qui y seront consignés et être persuadé que le problème aura été examiné sous ses différents aspects. Mais bien souvent, il n'en est pas ainsi. Que contient le dossier sur lequel il va falloir étayer une décision ? Une délibération d'un conseil communal de village, rédigée par un secrétaire communal peu expérimenté, amendée au cours de la discussion, émanant donc de personnes dont (page 204) les connaissances en droit administratif seront presque toujours très faibles, si pas inexistantes. Ce sont des rapports rédigés dans les mêmes conditions par des personnes expérimentées qui seuls permettraient d'étayer une décision irréprochable. Combien d'éléments importants sont omis, et combien, au contraire, on s'attachera à développer des arguments presque complètement dépourvus d'intérêt, tout simplement parce que le rédacteur du document n'a pas pu entrevoir quels étaient les points qui réellement dominaient la question en discussion !

Voilà donc comment il est possible que le dossier soit composé. Il n'en sera d'ailleurs pas toujours ainsi, mais il suffit que le cas puisse se présenter, et il se présente, pour que nous devi0ns nous préoccuper d'une semblable situation : et c'est sur ce dossier que l'on charpentera toute une argumentation, un système juridique, une décision de fait. C'est sur ces pièces que l'on jugera.

N'est-il pas possible, dans de semblables conditions, avec la meilleure foi du monde, de commettre de graves erreurs ? Qui ne voit combien une simple explication sur l'un des points sur lequel une argumentation a été échafaudée peut faire écrouler complètement celle-ci.

Un exemple permettra de comprendre plus parfaitement cette situation. La loi du 30 juillet 1903, relative à la stabilité des emplois communaux, permet, soit au conseil communal qui a provoqué (page 205) une révocation, soit au fonctionnaire communal révoqué, de se pourvoir auprès du roi, contre la décision d'une Députation permanente qui a improuvé ou approuvé la décision d'un conseil communal.

Un employé a fait l'objet de semblable révocation, la décision du conseil est transmise à la Députation permanente qui l'approuve. Mais l'intéressé adresse son recours au roi. Dans la plupart des cas, il n'y aura pas même lieu à enquête. La décision sera prise uniquement sur le vu de la délibération du conseil communal et de l'approbation de la Députation permanente. Si cette délibération du conseil communal n'a pas été suffisamment bien motivée, quels que soient les véritables motifs qui ont provoqué la révocation, cette mesure sera annulée et l'intéressé sera réintégré dans son emploi. Il est incontestable que ce que la loi a voulu, c'est éviter qu'un agent communal ne puisse être privé de son emploi pour des motifs d'ordre politique. Mais il ne faut pas perdre de vue non plus que l'autorité communale possède certainement beaucoup plus d'éléments pour pouvoir statuer en connaissance de cause que l'autorité supérieure qui se trouve à distance et possède tout au plus des rapports écrits. Le pouvoir local peut s'être mal servi des éléments qu'il possède pour rédiger sa décision. Il peut même intentionnellement en avoir adouci les termes pour éviter que l'intéressé n'en subisse une flétrissure trop grande. Tous ces éléments seront (page 206) bien difficiles à juger, si celui qui est appelé à statuer n'entend pas les différentes autorités en cause. Nous avons connu des cas où l'administration, après examen du dossier, proposait une décision au ministre ; mais celui-ci, ayant invité l'administration à procéder à une audition des parties, le même service administratif, après cette audition, a modifié cette proposition ; cette audition avait démontré qu'en se basant uniquement sur les pièces du dossier, l'administration avait mal apprécié.

Autre exemple : un conseil communal décide d'ériger un monument aux frais de la commune. Cette décision est annulée, parce que, sur le monument, se trouvent des inscriptions et emblèmes que l'on considère comme portant atteinte à l'intérêt général (arrêté royal du 4 janvier 192, Moniteur belge, 1921, p. 492). Mais quand la décision est prise, l'administration communale incriminée prétend que les dits emblèmes et inscriptions tels qu'ils figuraient sur les plans lorsqu'ils ont été soumis au conseil communal, ne pouvaient donner lieu à critique, que par conséquent la décision du conseil était irréprochable. Que conclure ? Le conseil communal est-il de bonne foi ? N'a-t-il pas eu l'attention attirée sur le caractère des inscriptions et emblèmes, alors qu'ils existaient réellement ? Est-ce l'architecte qui les a modifiés en dehors de toute instruction sur les plans soumis à l'autorité supérieure ? Toutes (page 207) ces questions eussent été éclaircies, si un débat avait surgi avant que la décision ne soit prise.


Si la procédure est secrète, non contradictoire, sans aucun débat, elle est de plus dépourvue de toutes les règles qui constituent la garantie des citoyens. Rappelons-nous combien, dans le domaine de la procédure civile, on est entré dans des détails : nous avons un code de plus de mille articles, sans tenir compte des nombreuses règles de procédure civile qui figurent dans les lois spéciales. De plus, la jurisprudence judiciaire a interprété ces dispositions en les précisant en de multiples endroits. Nous ne proposons pas d'introduire dans le contentieux administratif, les principes de la procédure civile qui pourraient être améliorés et simplifiés mais quel est actuellement le régime de notre procédure administrative ? Dans ce domaine si vaste, il n'y a presque aucune règle de procédure qui soit fixée par la loi, l'administration applique les règles qu'elle juge utile d'appliquer, suivant en cela les usages que le public ignore d'ailleurs.

On objectera peut-être qu'en matière de procédure civile, deux particuliers sont en cause, qu'il faut, par conséquent, adopter des mesures spéciales pour que la mauvaise foi de l'un ne puisse pas nuire à l'action de l'autre, qu'en d'autres termes, le plaideur de bonne foi doit trouver dans les lois de (page 208) procédure, des garanties qui lui permettront de résister à la mauvaise foi de son adversaire. Cette objection n'est évidemment pas dépourvue de valeur et l'on ne peut comparer nécessairement un procès ordinaire à la situation d'un particulier se trouvant aux prises avec l' administration, pouvoir public. Mais n'existe-t-il pas d'abus, et n'est-il pas possible que des abus soient constatés dans l'administration ? Le fait qu'ils sont peu nombreux dans les sphères supérieures de l'administration n'est pas un argument suffisant. « Loin de moi, dit M. Wodon, la pensée de soutenir que l'arbitraire soit inconnu dans l'administration belge mais là où il existe, c'est moins par la méconnaissance flagrante de la loi ou des droits individuels qu'il se manifeste, que par les lenteurs, les ajournements, les moyens dilatoires, les vexations indéfinissables qui sont à la disposition de quiconque exerce une autorité » (WODON, op. cit., p. 111).

De plus, les garanties ne sont-elles pas précisément faites pour les époques de troubles, les moments où la bonne foi dans les relations entre particuliers et administrations pourrait faire défaut. Mais ces abus ne sont pas uniquement théoriques. Si généralement, dans les hautes sphères, ils ne dépassent pas les limites signalées par M. Wodon, on a constaté l'existence d'abus plus graves dans des administrations locales, plus sujettes (page 209) évidemment que d'autres à se laisser influencer par des considérations d'ordre politique, lorsqu'il s'agit de prendre une décision touchant aux intérêts des citoyens.

Dans ce domaine, la garantie dont le particulier dispose réside actuellement dans la valeur morale des fonctionnaires. C'est une garantie précieuse. Mais cette valeur vînt-elle faire défaut, il faut que d'autres puissent s'y substituer. Un exemple mettra mieux en relief les inconvénients de l'absence, en matière administrative, de certaines règles qui sont à la base de notre procédure civile. Qu'il s'agisse de matière civile ou de matière administrative, il est fréquent qu'une demande doive être introduite dans un délai déterminé. S'il s'agit du pouvoir judiciaire, la demande sera établie par un huissier ou reçue par un fonctionnaire préposé à cette mission, le greffier, qui dressera acte du dépôt de la demande. Le greffier ou l'huissier se borne à enregistrer, à faire une constatation authentique. En matière administrative, c'est l'administration qui doit constater les délais qui courent contre elle, et cette constatation n'est pas du tout organisée légalement.

La loi du 3 août 1919 accorde aux anciens combattants certains privilèges pour les emplois publics et lorsque l’autorité locale n'a pas respecté semblable privilège, la loi permet à celui qui en est victime de s'adresser à l'autorité supérieure pour faire mettre à néant la décision de l'autorité locale. Il est (page 210) évident que dans un semblable cas, un délai devait être établi. On ne conçoit pas qu'une décision de l'autorité locale puisse indéfiniment faire l'objet d'une mesure d'annulation. Que fera l'ancien combattant évincé ? Il adressera une requête au ministre. Aucun fonctionnaire n'est appelé à dresser acte du dépôt de la requête, ni en délivrer un récépissé. Si donc la requête s'égare, les délais seront écoulés sans qu'il ait été statué, et la décision de l'autorité locale deviendra définitive. Or, il ne faut pas perdre de vue que l'intéressé est absolument hors d'état lui-même de suivre les étapes de la procédure. Ce n'est pas comme dans une affaire judiciaire où les parties sont continuellement tenues au courant de la marche du procès. Une fois la requête envoyée, l'intéressé n'a qu'à attendre la décision de l'autorité supérieure et si le délai est écoulé sans que celle-ci ait statué, l'intéressé évincé n'a d'autre ressource que de faire porter son cas devant la Chambre par voie d'interpellation. Or, il y a longtemps que l'opinion a confiance dans la vigilance des assemblées représentatives pour rappeler à l'ordre les administrateurs qui sont eux-mêmes les chefs de la majorité de ces assemblées (doc. parl. Chambre, 1920-1921, n°288, p. 43).

Et ceci nous conduit à signaler une autre lacune de notre organisation administrative : l'impossibilité dans laquelle se trouve un intéressé de saisir par (page 211) l'autorité appelée à statuer sur son cas. En matière judiciaire, il est aisé de saisir le juge du conflit ; l'article 4 du code civil oblige le juge à juger, et le considère comme coupable de déni de justice si, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, il s'abstient de statuer.

En matière administrative, où les particuliers doivent soumettre aux autorités des questions qui les intéressent aussi bien que celles qu'ils soumettent à la justice, il n'y a aucun moyen de saisir les autorités appelées à statuer. Si celles-ci, qu'il s'agisse d'une autorité centrale, provinciale ou locale s'abstiennent simplement de statuer, si, en d'autres termes, on se borne à mettre la requête dans un tiroir ou à n'y réserver aucune suite, le particulier ne dispose d’aucun moyen de contrainte pour obliger l'autorité à examiner son cas.

Il est certain que la nécessité où se trouve journellement la justice de trancher des conflits les plus compliqués au point de vue du droit, de trouver malgré tout, une solution aux problèmes posés devant elle, a donné naissance à quantité de décisions du plus haut intérêt qui ont contribué efficacement au développement de la science du droit.

L'impossibilité de saisir les autorités administratives ne risque-t-elle pas d'aboutir à ce qu'elles s'abstiennent de statuer sur les cas qu'elles jugent trop complexes ; ne se trouvant pas dans la nécessité, comme l'autorité judiciaire, d'exposer, par une décision motivée, la thèse juridique qu'elles (page 212) adoptent, la question de droit restera trop souvent à l'écart.

Il est à noter que cette impossibilité de saisir l'administration existe même quand la loi organise un véritable recours administratif. L'exemple du recours institué par l'article 108, 5° de la Constitution et par les articles 89 de la loi provinciale et 87 de la loi communale est caractéristique. Ces dispositions permettent au roi d'annuler les décisi0ns des conseils provinciaux ou des conseils communaux qui sortent de leurs attributions ou blessent l'intérêt général. Si un particulier est lésé par semblable décision d'un conseil provincial ou communal, il peut s'adresser au ministre pour demander qu'il en propose au roi l'annulation ; mais le recours est purement discrétionnaire, l'exercice en est abandonné à la libre appréciation du supérieur hiérarchique. L'administration peut s'abstenir de statuer et rejeter en fait la réclamation par son silence ; elle ne commet, en agissant ainsi, aucune violation de la Constitution ou de la loi. L'article 258 du code pénal punit tout juge, tout administrateur ou membre d'un corps administratif qui, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence ou de l'obscurité de la loi, aura dénié de rendre la justice qu'il doit aux parties ; mais, dans notre droit public, les dénis d'administration ne sont pas susceptibles d'être réprimés.

Quant aux actes du pouvoir central, il n'existe aucune juridiction qui puisse, même avec les (page 213) perfections que nous venons de signaler pour les autorités subordonnées, les annuler pour violation de la loi ou excès de pouvoir ; il n'existe pas en Belgique de contentieux d'annulation des décisions illégales prises par l’autorité supérieure nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans la section IV du présent chapitre.

A l'occasion des procès qui surgissent devant les cours et tribunaux, il arrivera que certaines décisions administratives, quelle que soit l’autorité dont elles émanent, seront soumises à l'appréciation du pouvoir judiciaire ; mais celui-ci n'aura jamais à annuler erga omnes la décision illégale ou entachée d'excès de pouvoir ; il se bornera à ne pas l’appliquer, la considérer pour lui comme inexistante. Et cette garantie même n'existe pas toujours, il y a de nombreux cas où « l'appréciation de l'administration est la vérité légale, où le particulier ne pourra y contredire et les tribunaux la déclarer erronée : toute action en dommages et intérêts, fondée sur ce que l'administration a ainsi apprécié sera rejetée. En réalité, l'action manquera de base, il n'y aura pas eu un droit civil lésé, le demandeur n'avait pas droit à ce que l'appréciation, légalement faite par l'administration, fût différente » (Avis de M. le procureur général PAUL LECLERCQ, Pas., I, 223.). Un bourgmestre ordonne-t-il la démolition d'un bâtiment parce qu'il menace ruine ? Il n'appartient à personne de déclarer qu'il s'est (page 214) trompé, son appréciation est la vérité légale (Cass., 17 juin 1861, Pas., 1861, I, 339). L'autorité communale a inscrit une femme sur les registres de la prostitution ; elle a agi dans les limites de son pouvoir souverain, aucune autorité ne peut y contredire (Cass., 24 octobre 1866, Pas, 1867, I, 11). Un bourgmestre interdit la sortie d'une procession en invoquant que le maintien de l'ordre exige cette mesure, les tribunaux devront condamner ceux qui ne se seraient pas inclinés devant cette interdiction ; ils ne pourront, comme peut le faire le Conseil d'Etat de France, après avoir constaté qu'en agissant ainsi, le bourgmestre a été inspiré, non par le désir de maintenir l'ordre, mais dans l'idée de faire obstacle à l'exercice du culte, décider qu'il a détourné de son objet le pouvoir qui lui a été confié (Cass. 23 janvier 1879, Pas., 1879, I, 75).

Ce court exposé des vices du fonctionnement de notre contentieux administratif aura suffi à démontrer combien était juste l'appréciation de M. Auguste Beernaert, rappelée en tête de ce chapitre : nulle part « l'administration n'a de pouvoirs plus étendus, nulle part les abus eux-mêmes ne comportent moins de remèdes ; quand l'administration a parlé. tout est dit. »