(Paru à Bruxelles en 1936, chez Office de Publicité)
(page 123) Les sources de cette étude se rapprochent fort de celles qui m’ont servi à construire mon travail sur les émeutes de 1886. Le lecteur y retrouvera les ouvrages déjà maintes fois cités de Louis Bertrand, de Jules Destrée et d’Emile Vandervelde. L’intérêt porté aux questions que j’aborde ici par les leaders du socialisme belge se reflète également dans le livre La Grève générale en Belgique (1913) (Paris, Alcan, 1914) ; ses auteurs : E. Vandervelde, Louis de Brouckère et L. Vandersmissen ont fait précéder le livre Ier d’une bonne analyse rétrospective des événements politiques depuis 1890.
Comme en 1886, les Revues semblent se désintéresser des problèmes d’actualité. La Revue générale est muette. La Revue de Belgique du 15 mai 1893 contient un article de Lucien Anspach sur le « Réescompte du portefeuille des banques d’État » et « Quelques idées sur l’enseignement féminin supérieur », dues à la plume de Mlle Potvin. En revanche, les désordres de 1899 et de 1902 sont pris en considération par cette même Revue car, à ce moment, Maurice Wilmotte y traite, d’une plume intelligente et acérée, le « Mois politique ». Dans l’Idée libre, publication d’allure très littéraire, et dans la revue bimensuelle internationale Le Mouvement socialiste, la grève générale de 1902 fait l’objet de quelques articles de polémique fort intéressants mais pleins de passion. Il semble d’ailleurs que les sombres événements de 1902 soient, pour les contemporains, difficiles à analyser en toute objectivité. M. Cyrille van Overbergh croit le faire avec « l’impassibilité du chimiste » (La grève générale d’avril 1902 (Bruxelles, Schepens, 1902). Hélas, ici notre chimiste, didactique cependant et réaliste comme à l’ordinaire, est visiblement sous l’effet des acides qu’il manipule.
(page 124) Quant aux journaux, ils associent de façon imprévue d’excellents articles de fond aux attaques les plus venimeuses. Le Journal de Bruxelles, par exemple, se montre très conciliant et maître de soi en 1893 ; neuf ans plus tard il accueille, parmi des informations très sûres, les potins les plus fielleux et les ragots les plus invraisemblables. Réservons une place hors pair aux éditoriaux de la Réforme. Le progressisme est à ce moment en plein éclat ; il joue un rôle parlementaire de premier plan, sage et pacificateur, fort dans la manière du pays. Ses chefs ont conscience de ce rôle et sont, par ailleurs, admirablement documentés, sur une politique dont ils connaissent non seulement le déroulement extérieur mais aussi - et pour cause - les dessous secrets.
Bien que plusieurs courageuses demandes de révision de l’article 47 de la Constitution eussent été présentées à la Chambre par la petite fraction libérale progressiste, depuis 1870, on peut considérer que ce furent les socialistes qui - dès la naissance du Parti ouvrier eu 1885 - patronnèrent le mouvement en faveur du Suffrage Universel, et que ce mouvement débuta officiellement par le « Serment de Saint-Gilles » du 10 août 1890. La démocratisation du droit de suffrage était à l’ordre du jour dans toute l’Europe. Réserver à moins de cent quarante mille censitaires une fonction sociale d’électorat dans un pays de six millions d’habitants apparaissait de plus en plus comme une iniquité. Réunis sur les pentes du parc de Saint-Gilles, septante-cinq mille manifestants (Trente mille selon la presse catholique ; quarante mille d’après une estimation détaillée dans l’Indépendance belge du 10 août 1890), conduits par Volders, Bertrand et Anseele, aux sons de la Marseillaise, avaient juré de « combattre sans trêve ni repos jusqu’au jour où, par l’établissement du Suffrage Universel, le peuple belge aurait réellement conquis une patrie ». Le même soir, dans un mouvement de défi, le Parti avait envoyé un télégramme à Léopold II : « Pour information, Vous avez demandé le mot d’ordre du pays. Ce mot d’ordre, c’est le Suffrage Universel ! »
Les socialistes plaçaient à la base même de leur programme la (page 125) conquête pacifique des pouvoirs publics par le Suffrage Universel. Mais comment arracher cette réforme fondamentale à une Chambre de bourgeois censitaires, où les doctrinaires ne voulaient de révision « ni en un acte, ni en deux, ni en trois », et où M. Woeste, flanqué des politiques de la Fédération des Cercles catholiques, exerçait sur le cabinet Beernaert le plus soupçonneux des contrôles ? Pour étudier ce problème, et ce spécialement en prévision d’une cinquième proposition progressiste de révision attendue pour le mois de novembre, un Congrès socialiste extraordinaire, rassemblant des centaines de délégués, se réunit, le 14 septembre 1890, dans la salle de l’Union, rue des Fabriques, à Bruxelles (On trouvera de bons comptes-rendus des séances dans le Peuple, l’Indépendance belge et la Réforme du 15 septembre).
Ce congrès prit deux résolutions importantes. En premier lieu, celle de « convoquer des manifestations, le même jour et à la même heure, dans tous les chefs-lieux d’arrondissement du pays ». Outre que les manifestations s’étaient toujours révélées « un puissant moyen de propagande », elles auraient, dans le cas présent, le caractère d’un « solennel avertissement aux élus du suffrage censitaire ». La seconde résolution avait un caractère nouveau et plus grave : elle envisageait une grève générale pour tous les métiers, « parce qu’il était nécessaire d’opposer à l’opiniâtre résistance de la bourgeoisie conservatrice la volonté énergique du prolétariat d’arriver à la possession du droit électoral ».
La grève était-elle un moyen d’action séditieux ? Oui, selon le citoyen Verrycken, qui voulait en faire une « épée de Damoclès suspendue sur la tête des bourgeois ». Oui, selon M. Goblet, envoyé par les progressistes au congrès en qualité d’observateur, et qui avait immédiatement souligné devant l’assemblée le caractère hasardeux et compromettant d’un chômage à caractère politique. Les chefs du parti, en revanche, voyaient dans la grève un moyen pacifique et légal, affirmation quelque peu en contradiction avec le vote émis par l’assemblée, le matin même, à propos des manifestations « Il faut épuiser tous les moyens légaux avant d’en arriver aux mouvements révolutionnaires. » Quoiqu’il en fût, la grève générale paraissait inévitable (page 126) puisque la revendication du droit de vote, présentée jusqu’à ce jour « avec calme et modération », sous forme de « démonstrations extérieures réitérées », était restée sans résultat. Tout au moins le Congrès eut-il la sagesse de n’adopter la grève générale qu’en principe et d’en laisser la direction, ainsi que le choix de l’heure, au Conseil général du parti ouvrier.
Comme il était à prévoir, la prise en considération de la proposition Janson-Fléchet, votée à l’unanimité le 27 novembre 1890, ne fut pas le prélude d’un travail parlementaire sain et approprié aux circonstances. Par ses lenteurs, la Section centrale irrita la classe ouvrière. Un nouveau congrès ouvrier se réunit à Bruxelles, le 5 avril 1891. Devant l’impatience de nombreux délégués, Volders proposa, à son corps défendant, de fixer la grève générale au 20 mai au plus tard, date à laquelle les résolutions de la Section centrale étaient attendues. Mais, dès le 2 mai, la Fédération des Mineurs des quatre bassins houillers, soit près de cent mille hommes, décidait un chômage général. Marquée de quelques incidents sanglants, cette grève d’indiscipline, heurtée et inégale, contraria vivement le Conseil général débordé. Comme le mouvement procédait également de revendications d’ordre économique (relèvement des salaires, diminution des journées de travail), le Conseil prit le parti de l’appuyer mais se garda bien de proclamer la grève générale. Au surplus, l’offensive des houilleurs eut pour effet d’activer le zèle de la Section centrale qui, le 20 mai, adoptait à l’unanimité le principe de la révision. Déjà en forte régression dès le 14, la grève des houilleurs cessa alors presque aussitôt (Voir sur ces questions : Louis BERTRAND Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. II (Bruxelles I907), p. 475. Négligence curieuse : M. Emile VANDERVELDE, dans le Parti Ouvrier belge (1885-1925) (Bruxelles. L’Eglantine, 1925), p. 43, situe ces événements en 1892 ! Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII (Bruxelles, 1932), p. 314, commet la même erreur).
Il m’arrivera, au cours de cette étude, de rappeler certains jugements sévères portés sur la tactique des socialistes. Aussi convient-il, en toute équité, d’insister d’abord sur l’inimaginable patience dont fit preuve l’immense majorité de notre classe ouvrière. La discussion sur le nombre des articles à réviser ne fut ouverte que le (page 127) 26 avril 1892 ; elle fut morne et confuse. Après l’élection d’une Assemblée Constituante, le 14 juin, il fallut encore attendre cinq mois ! Les débats de la Commission de révision, dite des XXI, mirent aux prises catholiques et doctrinaires, qui s’absorbèrent dans une épreuve de résistance sans paraître se douter de l’effervescence progressivement répandue dans le pays J. DESTREE et EM. VANDERVELDE, dans le Socialisme en Belgique (2e édit., Paris, 1903, Bibliothèque socialiste internationale), ont, aux chapitres III et IV, décrit fort objectivement le mouvement révisionniste de 1890 à 1893. On trouvera également des renseignements utiles dans CHARLES WOE5TE : A travers dix années (1885-1894), t. I. Etude politique n° 2). Aussi la rentrée des Chambres, le 8 novembre 1892, fut-elle marquée d’incidents que Destrée et Vandervelde déclarèrent nettement « choquants ». Sur le parcours qui séparait le Palais royal du Parlement, le roi Léopold fut accueilli aux cris de : « Vive le Suffrage Universel ! » Les gardes civiques faisant la haie agitèrent au bout de leurs baïonnettes leurs chapeaux, décorés de papillons portant les deux majuscules fatidiques. Une pluie de circulaires effraya le cheval du souverain ; la séance de la Chambre fut ensuite troublée par des manifestations parties des tribunes (Louis BERTRAND Histoire de la démocratie, t. II, p. 484. Ce fut à partir de ce moment que Léopold II renonça à la cérémonie du discours du Trône).
Puis quatre longs mois s’égrenèrent encore. Lorsque, le 28 février 1893 enfin, la Chambre aborda l’examen des diverses propositions soumises à son choix, le « gâchis révisionniste » était arrivé à son comble. Quant au Conseil général du parti ouvrier, on ne savait ce qui le préoccupait davantage : ou de hâter la préparation d’une résistance qu’il prévoyait imminente et difficile, ou d’arrêter le déclenchement prématuré d’un mouvement violent, souhaité par les ardents Borains et par les Chevaliers du Travail carolorégiens du « grand-maître », l’ouvrier Jean Caeluwaert (ou Callewaert).
Nous arrivons à présent à la veille même du mouvement qui va faire l’objet de ce travail. Les 2 et 3 avril 1893, dimanche et lundi de Pâques, le IXème Congrès général du parti ouvrier réunit à Gand, sous (page 128) la présidence de Louis Bertrand, trois cent et quinze délégués. A l’unanimité, il réclame le Suffrage Universel à vingt et un ans, avec six mois de résidence. Le Congrès extraordinaire du 25 décembre 1892 a donné mandat au Conseil général de proclamer la grève si celle-ci est reconnue nécessaire (Voir notamment, dans le Peuple et la Réforme de l’époque, les débats du Congrès socialiste extraordinaire du 25 décembre 1892). Mais sera-t-elle « nécessaire » ? Le représentant de la Jeune-Garde socialiste de Bruxelles déclare inéluctable l’appel à la méthode révolutionnaire. Edouard Anseele rétorque vivement l’argument : « Ici à Gand, nous ne parlons jamais de révolution, mais de coopération. Et cependant, Gand est la seule ville de Belgique où les agents de police se promènent avec un revolver sur le ventre ! » L’ordre du jour du Jeune-Garde est repoussé à l’unanimité moins six voix (DESTREE-VANDERVELDE, loc. cit., p. 145).
Tout bien considéré, le Conseil général est loin de désirer la grève. Elle peut échouer ; elle peut écarter du Parti nombre de sympathies ; elle ne sera en tous cas déclarée que si tous les moyens « réguliers » ont au préalable échoué. Volders se borne à exiger l’inscription du principe de Suffrage Universel dans la nouvelle Constitution. Doit-on rejeter toute transaction, se demande-t-il, et - après lui - Vandervelde ? Les hésitations des deux hommes sont bien compréhensibles. Après un mois de discours dans l’hémicycle à moitié vide, de conférences dans les couloirs, de parlotes à la buvette, le « pays est excédé ! » (Note de bas de page : Réforme du 28 mars. Editorial intitulé Lenteurs parlementaires. Rappelons, d’une manière générale, les spirituels et substantiels articles consacrés dans ce journal aux débats parlementaires par son rédacteur en chef Georges LORAND, député de Virton). La résistance des doctrinaires faiblit (Note de bas de page : Sur le courageux mais anachronique discours de Frère-Orban (âgé de quatre-vingt-un ans), anathématisant le S. U., le 23 mars, voir une fine analyse de Maurice WILMOTTE : La Belgique morale et politique (1830-1900). [Bruxelles, 1902], pp. 93 et ss). Malgré les coups de boutoir de M. Woeste, l’ancien ministre catholique Alphonse Nothomb a généreusement maintenu une proposition transactionnelle le Suffrage Universel à vingt-cinq ans, avec deux ans de séjour. Et, dans le Peuple du 25 mars, Jean Volders a déclaré la formule acceptable pour la classe ouvrière.
(page 129) D’autres espoirs encore sont permis. Partant de la formule Nothomb, un groupe de gauche s’est rallié à une ébauche de suffrage plural, avec second vote attribué au père de famille, par exemple. Le 29 mars, Emile Féron a lu, devant la Chambre, une solennelle Déclaration des XXVI conçue dans ce sens. Et, ce même jour, Nyssens esquisse un projet de vote plural en faveur des censitaires et des capacitaires (Ch. WOESTE, A travers dix années, I, p. 44). Tout cela ne peut être l’effet du hasard. On devine des contacts Beernaert, Féron, Nyssens dans la coulisse. « On sent donc bien que la question est résolue et la cause du suffrage généralisé dès à présent gagnée. » (Réforme du 30 mars). « Le parasitisme oratoire s’est de lui-même muselé », dit le Journal de Bruxelles du 31, dans « Le quart d’heure de grâce ». « Cette fois, nous entrons en rade.., la politique des chiens de faïence a été résolument remisée... Il était temps que l’on entrât dans la période des accommodements. »
Sur un point, les chefs socialistes hésitent n’auront-ils point l’air de reculer devant le combat ? Leur prestige auprès des masses repose moins sur une tactique réaliste d’accommodements que sur de fragiles allures de provocation. La Réforme, leur amie la plus dévouée, le leur ressasse sans ménagements. Elle démontre que la grève générale serait à la fois un échec, comme la grève des houilleurs en 1891, et une lourde faute, puisqu’elle servirait le jeu des réactionnaires. Elle fait la leçon au Parti avec la suffisance un peu crispante d’une Belgique aînée. Quoi, dit-elle, puisque vous êtes en réalité un groupe on ne peut plus légal et pacifique, garantie de l’ordre dans le pays, pourquoi pratiquer cette « politique des menaces en paroles », pourquoi cette « phraséologie révolutionnaire », ces « mauvaises habitudes, indignes d’un parti sérieux » ? Le Peuple se rebiffe. Il n’admet pas que la Réforme écrive ; « Quand on est Anseele ou Volders, on peut et l’on doit laisser à d’autres les lauriers de Tartarin de Tarascon. » Et cependant, ce même romantique Volders, au Belgique Lavallière, au chapeau de feutre à grands bords, n’intitule-t-il pas son Congrès : « Les Pâques Rouges », dans le Peuple du 5 avril ?
Au bref, il faut louer l’administrateur de la Maison du Peuple d’avoir en fin de compte osé, devant un auditoire prompt à la défiance (page 130) et vite accessible à la colère, recommander l’acceptation d’une transaction (VANDERVELDE, DE BROUCKERE et VANDERSMI55EN, loc. cit., p. 62). En cas de flagrante injustice devant des « mesures inacceptables pour la classe ouvrière » et « dénaturant le Suffrage Universel », alors seulement il préconisera la résistance à outrance. Soyons vigilants et fermes, ajoute Vandervelde, car le silence du gouvernement est de mauvais augure. Mais laissons toute liberté d’action au Conseil général, juge suprême de la situation (Note de bas de page : En avril 1893, le Conseil général comprenait Bertrand, Emilie Claeys, Defnet, Delporte, Elbers, Maes, Serwy, Vandendorpe, Volders, ainsi que les délégués des fédérations de métiers et des centres industriels de province). Rédigée dans ce sens, la formule Volders sera votée le 3 avril, par assis et levé, presque à l’unanimité des congressistes.
Malheureusement, ces indices favorables s’évanouissent en moins de quelques jours, et cela, semble-t-il, à la suite d’un incident futile. Le mercredi 5 avril, le comte Oswald de Kerchove, paisible député doctrinaire d’Ath, suggère inopinément de transformer en corps électoral général, à titre subsidiaire et transitoire, le corps électoral communal (près de cinq cent mille votants depuis la promulgation de la loi du 25 août 1883, adjoignant les capacitaires aux électeurs communaux créés par la loi du 12 juin 1871).
« L’avorton monumental de M. de Kerchove » sera aussitôt « balayé par le grand collecteur de la Commission des XXI ». Néanmoins, le Peuple du 6 y voit une conjuration Beernaert-Frère-Woeste, un « escamotage de la révision », une « véritable provocation à la classe ouvrière ». Le Conseil général se réunit d’urgence à la Maison du Peuple. Le dimanche 9, au matin, un grand meeting a lieu au vieux Navalorama de la rue des Brigittines. Sous l’empire d’une profonde déception, Volders s’abandonne à une « horrible ripaille de doctrinaires. » (Journal de Bruxelles du 10.) Le président de la Ligue ouvrière de Cureghem, Moreau, ne veut plus de « cette salade que nous offrent les momies venues d’Egypte et d’ailleurs ». Elbers est particulièrement violent. « Nous avons la prétention, dit-il, d’imposer nos volontés ; nous ne sommes pas seulement le nombre, nous sommes la justice. Nous ferons donc la grève générale. Nous ferons plus peut-être. La résistance révolutionnaire est un devoir quand on veut escamoter le (page 131) droit du peuple. » Et Elbers ajoute : « On veut la guerre civile ? On l’aura ! » Volders, de son côté, déclare : « Si l’on nous pousse à bout, nous nous souviendrons que nous sommes un parti de combat et nous marcherons au combat » (Peuple du lundi 10 avril).
L’auditoire est littéralement soulevé par ces appels ! Il a lu, dans le Peuple du 7, un article de Defnet affirmant que les Constituants ne sont que de « vieilles ganaches », des « conservateurs bornés qui ne céderont que devant un soulèvement populaire ». - « A moins d’être indigne de ses droits, écrit encore Defnet, un peuple peut et a pour devoir de s’insurger. Nous l’avons dit et répété : le dernier mot, dans cette lutte pour les droits du peuple, appartiendra à la racaille » (Defnet fut, à propos de cet article, interrogé le 14 avril par le juge d’instruction Cambry de Baudimont). Le meeting se termine par le vote d’un ordre du jour repoussant tous les systèmes d’occupation, de capacitariat et de cens. Si le Suffrage Universel est rejeté, la classe populaire usera « de tous les moyens en son pouvoir, y compris la grève, pour obtenir son droit ». Des réunions quotidiennes à la Maison du Peuple, des manifestations dans les rues auront lieu tous les soirs à partir du 10, veille des votes qui termineront le débat sur la révision à la Chambre (Note de bas de page : Rappelons qu’après le meeting, un groupe, précédé du drapeau rouge, remonta de la ville basse vers la porte de Namur. Sous un ciel printanier le lieutenant-général Brassine passait la revue des troupes de la garnison à l’occasion du cinquante-huitième anniversaire du Roi. Il y eut, au passage de Brassine et de son état-major, quelques cris vigoureux eu l’honneur du S. U.)
Le Parti ouvrier perdait-il tout sang-froid ? Le mardi 11, la Chambre repoussait, par 115 voix contre 26, le Suffrage Universel à vingt et un ans proposé par Janson. Elle rejetait d’autres motions démocratiques, mais tout cela était dans les prévisions. Or, à 6 heures du soir, le Conseil général se réunit à la Maison du Peuple et vote précipitamment la grève générale (Voir le Peuple du 13 : article La Grève générale. – Cf. VANDERVELDE, DE BROUCKERE, VANDERSMISSEN, loc. cit., p. 65). Un Appel au Peuple, placardé sur les murs, annonce que le peuple ne peut accepter la décision de la Constituante ! Il n’est plus question d’attendre une solution ne (page 132) « dénaturant pas le Suffrage Universel ». La décision du 11 est une véritable déclaration de guerre !
Du coup, l’atmosphère d’inquiétude née après le meeting du Navalorama s’épaissit. Lorand, dans un article « Pas de grève ! » (Réforme du 14), déplore que le Parti ouvrier n’ait attendu, ni une décision du Roi, ni une initiative des Chambres. Voilà une « très lourde faute » et une e fausse Belgique » (Réforme du 12 et du 13). Car, contrairement à ce qu’écrit Henri Pirenne, la « machine parlementaire » n’a – me semble-t-il – pas « été calée » par les votes du 11 (Histoire de Belgique, t. VII, p. 318). Sans doute, le mercredi 12, les partis continuent-ils haineusement à miner mutuellement leur prestige par des « hécatombes de motions » (formules Nothomb, Anspach-Puissant, Henricot, Helleputte-Loslever, Frère-Orban, Graux, etc.). Mais Nyssens donne lecture d’un projet, détaillé cette fois, de vote plural adapté à la propriété et à la capacité supérieure. La Commission des XXI l’étudiera le 14, la Chambre le 18. Immédiatement Paul Janson et Emile Féron s’y rallient en principe. Dans une lettre du 12 au soir, Féron adjure le Parti ouvrier de retirer son mot d’ordre. Le rejet de toutes les propositions, notamment de celles opposées au Suffrage Universel, a créé une situation nouvelle. Le vote plural (qui attribue le droit de vote à un million trois cent mille électeurs et fait naître plus de deux millions de suffrages) englobe, de toute évidence, le principe du Suffrage Universel.
Rien n’y fait. Les leaders socialistes persistent dans leur attitude. Peut-être ignorent-ils à ce moment que, le 8 et le 10, des négociations confidentielles, préparées par M. de Haulleville, rédacteur en chef du Journal de Bruxelles, ont eu lieu entre Beernaert et Féron, sur la base du vote plural (Ch. WOESTE : A travers dix années, I, p. 47. L. BERTRAND Histoire de la démocratie, II, pp. 492-493). Mais les éditoriaux de ce même Journal de Bruxelles et ceux de la Réforme plaident la cause de la transaction avec une simultanéité bien significative. Puisqu’il n’y a, à la Chambre, de majorité des deux tiers ni pour le Suffrage Universel, ni pour le maintien du régime censitaire, il faudra bien en venir à une entente. Elle est voulue par la majorité de la nation. L’Indépendance, l’Étoile, la (page 133) Flandre libérale cherchent à ébranler les dernières résistances des vieux chefs du parti doctrinaire, ce « parti maudit » sur lequel, assure le Patriote, « ni le patriotisme, ni l’esprit même de la conservation personnelle n’ont prise ». Chez les conservateurs, le Courrier de Bruxelles se console en retrouvant dans le suffrage plural une trace du respect des « inégalités nécessaires d’où la hiérarchie de la Société est sortie ». (On trouvera un florilège des appréciations des journaux sur la formule Nyssens dans le Journal de Bruxelles du 15 avril). L’extrême-gauche reste donc isolée dans son intransigeance, en société des irréductibles de la Liberté de gauche et du Bien Public de droite, qui se lamente parce qu’il rencontre une « barrière là où il aurait souhaité un mur ». Bien plus, elle va devoir lutter en quelque sorte dans le vide, pendant les sept jours qui séparent sa déclaration de guerre du scrutin sur la proposition Nyssens, car, malgré les adjurations de la maternelle Réforme, le gouvernement Beernaert se raidit et se refuse à octroyer immédiatement « ce que l’on est décidé à accorder mardi prochain » (le 18). Il semble donc bien que le Parti ouvrier s’achemine nolens volens vers un « immense raté » (Journal de Bruxelles du 13) et sa téméraire décision ne devient explicable que si on la met en regard de certaines impatiences manifestées au sein des masses. Dès la soirée du lundi 10, en effet, les mineurs du Borinage, mal payés et astreints à de trop lourdes prestations, avaient, à Quaregnon, couvert de huées la voix du citoyen Roger, secrétaire du syndicat, qui les suppliait de prendre patience, avaient décidé la grève pour le lendemain et avaient parlé d’une marche en colonnes serrées sur Bruxelles.
Pour la première fois, la Belgique se trouvait devant une grève de caractère politique, ne visant pas le patronat et déclenchée sur décision régulière d’un parti. Examinons donc comment fonctionna cet instrument de lutte, depuis si longtemps annoncé, d’une part, avec des accents de triomphe, depuis si longtemps attendu, d’autre part, ici avec crainte, là avec l’âpre volonté de ne pas se laisser vaincre.
Dans l’agglomération bruxelloise elle atteignit un certain nombre (page 134) de petits métiers : lithographes, selliers, travailleurs du bois. Le 17, elle s’étendit pendant quelques heures aux typographes du Peuple et de la Réforme. Dans l’ensemble, elle fut loin d’atteindre un caractère général.
En province, le mercredi 12 et le jeudi 13 sont des journées de préparatifs. Dans les bassins de Liége et du Centre, les comités régionaux délibèrent. Des meetings et des cortèges en musique ont lieu un peu partout. Au grand meeting du quartier d’Outre-Meuse, à Liége (dans la soirée du 13), Célestin Demblon conseille le calme jusqu’au 18 et exprime l’avis que c’est à Bruxelles que « le grand coup doit se donner ». L’assemblée des Chevaliers du Travail à Charleroi, décide de copier son attitude sur celle des prolétaires gantois. Dans cette dernière ville une assemblée générale, au Vooruit, ordonne la grève pour le vendredi matin. Les ouvriers des grands tissages et filatures de lin et de coton défilent dans les rues, avec leurs femmes et leurs enfants, en chantant le Brood of Dood, le Stemrechtlied et en agitant des mouchoirs rouges. Aux meetings multipliés du Skating, du Valentino, du Concordia, de la plaine Saint-Pierre, Edouard Anseele impose énergiquement le calme à ses légions disciplinées de fidèles. Le bourgmestre d’Anvers Van Rijswijck confie aux socialistes eux-mêmes la responsabilité de l’ordre. Du haut de quatre tribunes, des orateurs haranguent, à la manière anglaise, plusieurs milliers de chômeurs rassemblés à la place Saint-Jean.
Dans le Borinage, par contre, l’agitation prend immédiatement des aspects violents. Au sortir des « salons », où elles ont entendu des appels révolutionnaires, des bandes vont lapider les maisons des hommes restés à l’ouvrage et les bureaux des charbonnages. Elles vont briser le mobilier au Cercle catholique à Cuesmes (Les coopératives et cercles catholiques de Jolimont et de Morlanwelz subiront des déprédations identiques dans la soirée du 13). Bientôt la terreur règne. Les bourgmestres prennent en vain des arrêtés contre les rassemblements de plus de cinq personnes. Ils demandent par téléphone des secours au comte d’Ursel, gouverneur du Hainaut. C’est ce dernier, ainsi que le Parquet, qui vont diriger l’action de la gendarmerie. La foule supporte mal la vue des bonnets à poil. A Cuesmes, le soir du 12, elle poursuit à coups de pierres l’escorte qui conduit (page 135) à Mons le conseiller communal Delanois, arrêté pour langage séditieux. Le 13, à Quaregnon-Monsville, sept obscurs gendarmes, passivement héroïques, font face à trois mille grévistes qui élèvent des barricades et sèment des tessons de bouteille sur les routes. Le magasin d’un boucher, qui a consenti à donner une corde à la maréchaussée pour ligoter des rebelles, est complètement saccagé. Dans la soirée, le chiffre des défenseurs de l’ordre s’élève à cinquante ; malgré les briques, les pierres lancées par des gamins au moyen de frondes, ils sont restés maîtres du terrain. Il n’en est pas moins grand temps de faire appel, pour tout le Borinage, au concours de l’armée.
Les journées du vendredi et du samedi (14-15 avril) donnent au mouvement sa physionomie définitive. Il apparaît que dans les petites villes (Louvain, Malines, Grammont, Courtrai) et parmi certains corps de métiers (carriers de Soignies, etc.) la grève n’aura été qu’un feu de paille ou aura été proclamée trop tard. Malgré les « meetings monstres », à La Populaire, la banlieue de Liége reste rétive et isole du reste du pays les tisserands verviétois. Dix-huit mille hommes, presque tous ouvriers mineurs, vont chômer dans le bassin de Charleroi mais à la date du 17 seulement. En revanche, le Centre compte trente mille, le Borinage vingt-cinq mille, Gand vingt mille, la frange textile d’Alost-Renaix-Courtrai quinze mille grévistes (Note de bas de page : Il est presque impossible de déterminer le total exact des chômeurs. Au meeting de la Maison du Peuple, le 15 avril, Volders en annonce deux cent mille ; au meeting du 16, à la plaine de Ten Bosch, Hubert en compte cent cinquante mille ; au meeting de Molenbeek, le 18 au matin, Vandervelde n’en compte plus que cent mille ! ).
Les mesures d’ordre se multiplient. Selon l’usage, les bourgmestres des villes importantes convoquent la garde civique et s’appuient sur son fidèle concours. Il y a exception dans un cas seulement à Gand, le bourgmestre Lippens, que le gouvernement a brusquement privé du concours de septante gendarmes, décline toute responsabilité devant le conseil communal (le 15) et prie le général divisionnaire Streitz d’assumer la responsabilité de l’ordre et de donner des directives à la garde civique. On se croirait revenu en 1857, au temps du bourgmestre Delehaye (cf. Revue des Alumni, t. V, n°4, avril 1934, p. 292 (P. VAN HALKEN, Les Manifestations).
(page 136) Dans le Borinage, les grévistes veulent poursuivre leur tactique : porter chaque jour leur action de contrainte dans une autre bourgade. Le 14, cinq cents manifestants essayent de mettre le feu à la faïencerie Houzin à Wasmuel. Des meetings ont lieu, toutes les lumières éteintes, comme en 1886-1887. Ils sont suivis de sanglantes bagarres. Les dirigeants « officiels » des syndicats et des coopératives sont littéralement débordés. Mais, dès la nuit du jeudi au vendredi, chasseurs à cheval et chasseurs à pied sont répartis dans les gros bourgs Quaregnon, Hornu, Dour, Cuesmes, Frameries. Un essai de « pression » au marché matinal de cette dernière localité, le 15, est enrayé par une rapide intervention militaire. Le 17, le VIIe et le IIIe de ligne débarqueront à Mons, venant l’un de Namur et l’autre d’Ostende-Ypres.
Le plus grand nombre d’atteintes à la loi de 1892 sur la liberté de travail se produit à présent dans le Centre. C’est de la boulangerie de Jolimont que partent les appels à la grève, les mots d’ordre, les cortèges avec drapeaux rouges et clairons. Habité par une population turbulente, ce sol tragique n’est, le 14, presque pas protégé. De petits pelotons de maréchaussée doivent se borner à suivre de loin les colonnes de chômeurs-propagandistes. Le vendredi, un peu après-midi, de jeunes ouvriers et apprentis de la région de Carnières et de Morlanwelz se précipitent, à un signal donné, hors du bois de Mariemont, où ils s’étaient cachés, gagnent le puits de Bascoup, bousculent les ouvrières et culbutent les chariots de mines dans les fosses. Une escouade de neuf gendarmes rabat ces forcenés vers Luttre. Ce même vendredi, huit, puis vingt-deux gendarmes du Luxembourg, ont stoïquement surveillé le bourg de Jolimont, grouillant de milliers de grévistes. Vers sept heures du soir, ils sont à bout de résistance nerveuse et physique. Quatre hommes descendent de cheval et tentent de se dégager de la masse qui les enserre en tirant vers le sol. La « fusillade de Jolimont » blesse quatre personnes à la cheville et tue par ricochet une pauvre femme qui avait fui dans une maison en construction. Le lendemain, il y a encore des vitres brisées et des fils téléphoniques coupés, mais le général Bocquet s’installe avec son état-major à l’hôtel du Commerce à La Louvière et y organise méthodiquement la défense du Centre. Les chasseurs à cheval de Tournai, le Ve et le VIe de ligne débarquent dans la région et, là aussi, les déprédations sont définitivement (page 137) enrayées. Ajoutons que, dans le bassin de Charleroi, elles n’ont pu commencer, étant donné que le développement tardif de la grève a coïncidé avec l’arrivée des troupes placées sous les ordres du général-major Ungricht (trois escadrons de lanciers, XIIIe et VIIIe de ligne).
Dans un article récapitulatif, « La grande grève », inséré dans le Peuple du 23 avril, Jean Volders montre avec fierté que jamais encore la classe ouvrière n’avait fait preuve d’un pareil élan. Il n’en est pas moins vrai que le mardi 18 avril, au moment décisif par excellence, le mouvement est étale. Là où des mesures énergiques de protection ont été adoptées, il y a même de sérieuses reprises. Le problème du ravitaillement et de l’entretien de tous ces pauvres gens devient angoissant ; les distributions de pain gratuites des coopératives socialistes ne sont que d’insuffisants palliatifs. Aussi, à cause de la misère, du découragement naissant, des rentrées qui se multiplient, la grève prend-elle en plusieurs endroits les aspects violents de l’émeute.
Dans le Borinage, les houilleurs n’ont pas renoncé à l’idée d’une marche, bâton au poing, bidon à café et musette à tartines en bandoulière. Mais ce n’est plus de Bruxelles qu’il est question. Le Syndicat des mineurs organise une invasion pacifique de Mons pour le lundi 17. Dans toutes les communes du Borinage, des ordonnances d’interdiction sont immédiatement mais en vain affichées. Le bourgmestre de Mons, M. Sainctelette, fait barrer les avenues de Cuesmes et de Jemappes par la garde civique. Les pompiers et les corps spéciaux sont consignés en réserve à l’hôtel de ville.
Vers trois heures et demie, les Borains arrivent en masse, scandant le pas au son de la musique. Ils ne sont certes pas venus, comme l’imagine le Journal de Bruxelles, pour suivre les instructions de pillage données par certains éléments violents dans les meetings « noirs ». Ils sont là pour affirmer leur foi dans la victoire du Suffrage Universel, pour intimider non seulement la bourgeoisie de Mons mais celle du pays entier. Aux confins de la ville, à l’endroit où les avenues de Jemappes et de Cuesmes se rapprochent, ils se heurtent à plusieurs lignes de gardes civiques, fusils chargés et la baïonnette au canon. Les esprits s’échauffent. Lancés par des hommes habiles aux jeux de pelote et de boule, les éclats de pierres de taille, les fragments de (page 138) briques et de pavés sifflent en trajectoires ou en jets horizontaux. Déjà quatorze gardes ont été blessés ; tout à coup une fusillade éclate ; les premiers rangs des manifestants refluent vers ceux de l’arrière qui s’imaginent que l’on a tiré en l’air ! Une terrible bousculade emmêle les huit mille grévistes qui encombrent les accès des deux avenues. Cinq morts, touchés à la poitrine ou au ventre, gisent sur le sol ; un blessé succombera à Mons le lendemain. Comme toujours, une victime innocente périt au cours du drame revenant de la pêche, un infortuné cordonnier a été frappé dans une prairie éloignée par une balle perdue. Les grévistes fuient, la rage au cœur, emportant quantité de blessés. Le 18, plusieurs chefs socialistes locaux sont mis en état d’arrestation. Pour apaiser les esprits, la garde civique est licenciée et remplacée par la troupe.
A Anvers également, la situation s’est envenimée. Les socialistes dissidents du Wacht submergent les hommes de bonne volonté du groupe Werker. Voici que le 17, à l’aube, des bandes vont aux bassins dans l’espoir de débaucher les débardeurs. Mal accueillies, elles jettent à l’eau les passerelles qui relient les quais aux bateaux de la Red Star et de la Wilson Line. La police arrête les déprédateurs au moment où ils ouvrent les soupapes aux bateaux-tanks à pétrole de la firme Rieth et Speth. Le bourgmestre Van Rijswijck se hâte d’interdire tout nouveau meeting et de convoquer la garde civique. Le gouvernement lui envoie de l’infanterie de Bruges, des lanciers d’Audenaerde.
Le lendemain matin, de nouvelles colonnes volantes de grévistes vont incendier, au moyen de bidons de pétrole, une centaine de balles de coton, au quai d’Amsterdam. A d’autres endroits, les équipages menacés dirigent vers leurs agresseurs des tuyaux d’arrosage. Mais le moment dramatique par excellence est atteint à Borgerhout, dans l’après-midi. Quatre mille grévistes venus d’Anvers piétinent dans les prairies qui entourent la fabrique de bougies De Roubaix, Oudenkoven et Cie. Le directeur essaye d’expliquer aux délégués des grévistes que ses ouvriers ne veulent pas quitter le travail. Des protestations s’élèvent ; une véritable pluie de briques part des derniers rangs de la foule. Or, il n’y a sur place que quelques pauvres diables de pompiers volontaires communaux. Il semble avéré que le commissaire de police fit cinq sommations ! Quoi qu’il en soit, les pompiers, terrifiés ; ouvrent (page 139) le feu, tuent cinq hommes et en blessent quinze. Aussitôt, c’est le sauf-qui-peut général (Note de bas de page : Parmi les récits contradictoires concernant cette dramatique affaire, citons un récit favorable aux grévistes mais d’accent absolument sincère de Claudius, correspondant anversois du Vooruit (Peuple du 27 avril) ).
Même à Gand les masses, à bout de ressources, entrent dans la voie de la violence. Elles narguent les gardes-civiques, convoqués dès quatre heures du matin ; elles font provision de pavés et de tessons de bouteille ; elles huent les agents de police, les gendarmes et les lanciers qui les chargent.
J’ai essayé ici même (Revue des Alumni, t. V, n° 4, avril 1934, p. 281. Article : Les Manifestations) de donner quelques définitions de ces formes de vie publique populaires chez nous et que l’on appelle « manifestations ». Le lecteur se souvient que les socialistes avaient, au congrès du 14 septembre 1890, vivement recommandé celles-ci, à la fois comme moyen de propagande et comme solennel avertissement. Au meeting du Navalorama, il avait été décidé qu’on en ferait tous les soirs, à partir du 10. Et, de fait, le mardi 11, vers trois heures, une foule considérable s’était massée autour de la zone neutre (Note de bas de page : Création récente du bourgmestre Buls, la zone neutre isolait le quartier du Palais Royal, du Parc et du parlement, du reste de la ville, par des barrages d’agents, de sapeurs-pompiers, de gardes civiques et de gendarmes. La Réforme abhorrait cette zone de création artificielle qui, selon elle, sollicitait les manifestants « comme in phare attire les phalènes » et qui dégarnissait de défenseur le bas de la ville (Réforme du 14 avril) ). Le soir, dans les rues vidées par une petite bise aigre, un cortège avait circulé dans le centre de la capitale en chantant la Carmagnole et la Marseillaise des travailleurs.
Bien que l’on ait parfois déclaré les manifestations de 1893 filles des manifestations libérales de 1857 et de 1871, il n’y a entre les deux ordres de mouvements qu’un lien illusoire. Les premières étaient plus ou moins spontanées ; elles avaient pour but d’empêcher le gouvernement de poser un acte impopulaire (loi des couvents, nomination de M. De Decker) et prétendaient rester dans la légalité. Celles de 1893 (page 140) sont délibérément organisées par les Jeunes Gardes socialistes et la Fédération bruxelloise du Parti ouvrier ; elles ont pour objet de contraindre le gouvernement à accepter un régime dont la majorité légale ne veut pas. Vandervelde, De Brouckère et Vander Smissen écrivent en toutes lettres que, bien entendu, elles ne sont pas des tentatives de révolution, mais qu’elles visent cependant les buts suivants : « Inquiéter les autorités.., harceler la force publique.., déterminer un état général de trouble et de malaise ! » (La Grève générale, p. 66).
Comme on pouvait le prévoir, ce genre scabreux de méthodes de pression va conduire droit à l’émeute. Le mercredi 12, bien qu’il y ait eu dans l’après-midi plusieurs essais d’envahir la zone neutre, les bagarres ne sont encore que de violentes bousculades. Le baromètre populaire est à l’optimisme. Vers cinq heures, Volders harangue à la Grand’Place une véritable mer humaine. Du perron de l’estaminet La Patte de Dindon, il annonce avec bonne humeur que le drapeau rouge qui flotte à ses côtés ornera prochainement le sommet de la tour de l’Hôtel de ville. C’est du balcon du Palais communal que l’on parlera dès lors au peuple. Il fait acclamer le Suffrage Universel et réclame une contre-épreuve, ce qui provoque une grande hilarité. Le soir, vers dix heures, trois mille manifestants essayent, à pas de loup, de forcer l’accès de la zone neutre par la Montagne-du-Parc et le Treurenberg. Ils sont refoulés sans peine par les artilleurs de la garde civique. Ce ne sont là que « gamineries déambulatoires » (Journal de Bruxelles du 14) de gens non armés. Elles cessent spontanément vers minuit.
Le jeudi après-midi, la Chambre aborde avec un majestueux détachement l’étude du budget des chemins de fer, postes et télégraphes. Le bourgmestre a étendu l’aire de la zone neutre jusqu’au parvis Sainte-Gudule, la colonne du Congrès et la place de la Liberté. Les leaders socialistes sont, de leur côté, encore pleins de courage. « Tenez bon pendant quelques jours », disent-ils dans des circulaires distribuées vers sept heures du soir, « et la victoire est à nous ». Les moyens pacifiques sont épuisés. Il n’y a plus d’adversaires, sinon une faction de réactionnaires, « unis seulement dans la haine, profondément (page 141) divisés dans l’action ». Dans la soirée, après l’habituel meeting à la Maison du Peuple, les manifestations reprennent donc, réparties sur mot d’ordre entre divers secteurs de la ville. Les chefs persévèrent dans ce paradoxe : user de procédés d’excitation sans dévier vers l’émeute ! Cependant ils savent que les esprits sont montés. Peu d’heures auparavant un instituteur de Saint-Gilles, jeune-garde actif, a, dans une crise d’irascibilité, frappé M. Woeste au visage, an moment où celui-ci remontait des Chambres vers son domicile par la rue de Namur. Volders, Vandervelde, Maes et quelques autres prennent, bras dessus, bras dessous, la tête d’un cortège qui cherche à s’approcher de la zone neutre par la Cantersteen, le parvis Sainte-Gudule et la rue de Ligne. Un charivari éclate devant le Cercle catholique situé dans cette dernière rue. Des gamins jettent des pierres et des matériaux dont ils ont fait provision en passant le long de travaux d’égout, an bas de la rue de la Madeleine. Les agents de la IVe division accourent et encadrent la tête de la colonne. Quelques instants après, l’un d’entre eux est blessé à la nuque par un coup de pierre. Aussitôt la police, très échauffée, arrête Volders, Maes, Vandervelde et les conduit, sous les yeux de la foule ivre de fureur, au commissariat de police où ils seront retenus jusqu’à trois heures du matin (Note de bas de page : Ils ne seront libérés qu’après plusieurs interrogatoires effectués par le procureur général Van Schoor, le procureur du Roi Willemaers et son substitut Demeur. Il s’agissait de déterminer si Volders et Maes avaient dirigé des bandes armées et porté atteinte à la propriété privée. Vandervelde ne fut interrogé que comme témoin).
La manifestation flotte dès lors en plein désarroi. A l’arrière, on se mesure avec les sergents de ville, rue du Bois-Sauvage, et brise les vitrines du magasin de fourrures Au Grand Ours blanc, rue Sainte- Gudule. En tête, on descend la rue des Sables où, devant les bureaux du Peuple, les conseillers communaux Vandendorpe et Van Loo adjurent la classe ouvrière de ne pas s’abandonner à des brutalités. De petites bandes vont, néanmoins, au pas de course, briser les grandes glaces de la Taverne Royale, aux Galeries Saint-Hubert. Dans le centre même : rue de Laeken, boulevard du Nord, rue Neuve, un grand « massacre de carreaux », opéré par des voyous munis de boulons et de pierres, a atteint une centaine de magasins, parmi lesquels le (page 142) Bon Marché, aux somptueux étalages. Au coin du Fossé-aux-Loups et de la rue Neuve, de jeunes audacieux arrachent, pour le fendre d’un coup de genou, le briquet aux agents qui gardent les accès de la rédaction du Patriote. Ce n’est pas sans peine que les chasseurs belges du capitaine Anspach-Puissant, député de Thuin, parviennent à déblayer la place de la Monnaie.
Cette soirée du jeudi 13 marque une date dans l’histoire des troubles de 1893. Le monde du négoce est outré. Le grand public a été scandalisé par le passage de ces bandes de dévastateurs qui chantaient l’Internationale ou la Carmagnole en agitant des drapeaux rouges. L’Étoile belge du 15 déclare que « briser des vitrines, c’est une bêtise. » - « La cause du Suffrage Universel a plus perdu en quarante-huit heures par la stupidité grossière de quelques brutes qu’elle n’avait réussi à gagner en dix ans », écrit la Chronique du même jour. L’Indépendance du 15 s’en prend au Cabinet, ce « ministère d’imprévoyance aggravée d’infatuation » qui n’a pas de politique nette. Mais elle ajoute : « Il n’y a qu’une voix sur l’attitude de la rue, elle n’est pas seulement coupable, elle est inepte ! » A la fin de la soirée, les forces de répression se sont organisées à une cadence égale aux progrès des désordres. Les grenadiers sont consignés dans leur caserne. Le général de la garde civique, comte Adrien d’Oultremont, fait distribuer à ses corps des cartouches à balle. Dans la nuit, M. Buls édicte d’urgence l’interdiction de former des attroupements, des bandes ou des cortèges. En un mot, il met la capitale « en état de siège » (Peuple du 14 avril).
Le vendredi 14 se joua la partie décisive entre l’autorité, représentée par M. Buls, et les organisateurs de l’aléatoire « état général de trouble et de malaise ». Le bourgmestre courait évidemment de gros risques. La Réforme, hostile, comme tous les progressistes de l’Association libérale d’ailleurs, aux mesures de rigueur, assurait que l’arrêté communal serait inapplicable. Elle invoquait l’exemple donné par le bourgmestre d’Anvers, « ami de l’ouvrier ». Mais Buis fit preuve d’une indomptable énergie. La foule des grévistes et des curieux s’était, au matin, portée vers le populeux quartier de la rue de Bavière, où s’élevait à cette époque la Maison du Peuple, ce afin de recevoir de nouveaux mots d’ordre. Du côté de la place de la Chapelle, les grévistes (page 143) de Cureghem, femmes en tête (Note de bas de page : Dans une chronique bruxelloise de la Flandre Libérale, l’homme de lettres Franz Mahutte relève l’action importante des femmes, au cours de désordres de 1893. « Elles chantaient, dit-il, trépignaient, vibraient de colère et d’enthousiasme »), avaient encombré les issues étroites de la Steenpoort et de la rue des Alexiens, La police avait créé une panique en cherchant à déblayer le terrain par de grands moulinets au sabre ; des fenêtres et des toits on avait jeté sur elle des tuiles et des verres à bière (Sur les bagarres du vendredi matin, voir les récits particulièrement vivants du Peuple et de la Réforme du 15). Volders et Vandervelde s’étaient rendus à l’Hôtel de ville et y avaient pathétiquement adjuré le bourgmestre de renoncer à une entreprise qui allait dégénérer en bain de sang. Après quelque réflexion M. Buls avait maintenu sa décision de faire respecter la loi, coûte que coûte, et avait ordonné que fussent barrés les accès de cette Maison du Peuple d’où « venaient toutes les excitations ». Avec moins de difficultés qu’on n’eût pu le craindre, policiers, pompiers et gendarmes avaient pris position aux deux extrémités de la rue de Bavière, ainsi que sous la voûte de cette pittoresque venelle qui s’appelle la Montagne des Géants et débouche à la Steenpoort. En désespoir de cause, la Comité de grève et le Conseil général s’étaient installés en permanence au cabaret du Cygne, berceau du Parti ouvrier, à la Grand’Place.
L’après-midi fut très calme, car ces troubles singuliers se situaient - on eût presque dit par accord tacite - à des heures déterminées. Chacun attendait le soir. Dès sept heures, deux légions et deux corps spéciaux de la garde civique, soit deux mille cinq cents hommes, se portent vers les sept centres de rassemblement que le général comte d’Oultremont leur a assignés et où il ira les inspecter au cours des heures qui vont suivre. Instruits par la pénible expérience de la veille, les commerçants baissent leurs volets. Au théâtre de la Monnaie, trois cents personnes à peine se sont risquées à la représentation d’Orphée. Les chasseurs belges occupent le Passage, au grand profit de la Taverne Royale, transformée en cantine, mais au grand dam des Galeries et du Vaudeville, qui font relâche d’office (Note de bas de page : On donnait, aux Galeries, le « Pays de l’Or », pièce à grand spectacle, dont les hommes de ma génération ont gardé un souvenir aussi vivant que du « Tour du Monde en 80 jours » et de « Michel Strogoff »). Les chasseurs éclaireurs du (page 144) major Leurs occupent un poste d’honneur entre la place Saint-Jean et la Vieille-Halle-aux-Blés.
Vers sept heures aussi, les socialistes ont fermé eux-mêmes la Maison du Peuple. Ne pouvant plus s’organiser en cortèges, grévistes et manifestants, auxquels se mêlent des milliers de curieux, se portent néanmoins d’instinct vers cette Maison d’où, jusqu’à présent, tous les éclaircissements et encouragements leur sont parvenus. Ils sont très déçus du fait que le meeting de protestation prévu au Navalorama est interdit. Le temps est sec, froid, énervant. La police a fait preuve de patience et même d’abnégation (Note de bas de page : Voir la séance du Conseil communal de Bruxelles, tenue le lundi 17, sous la présidence de l’échevin André. On y lut une lettre d’éloges adressée par le bourgmestre à la police, dont certains membres avaient fait jusqu’à dix-huit heures de service d’affilée. L’arrêté de M. Buls fut ratifié par dix-neuf voix contre sept après un assez vif échange de paroles entre M. Lemonnier, progressiste, et l’échevin De Mot), mais elle est épuisée de fatigue et poussée à l’irritation par de trop longues prestations en face de masses invariablement hostiles. La gendarmerie est nettement brutale. A huit heures et demie, elle pénètre, Vieille-Halle-aux-Blés, dans la distillerie Abts, à l’allure de Balkaniques prenant d’assaut un bastion turc. Dix blessés s’affaissent parmi les tables, les glaces et les bouteilles brisées. Manteau flottant au vent, la gendarmerie à cheval, surgie de l’hôtel provincial, déblaye la Grand’Place en une charge techniquement impeccable mais dramatique. La foule fuit jusqu’à la rue des Pierres ou se réfugie dans les fiacres en stationnement au centre de la place. Jusqu’au-delà de minuit, de petits groupes éteignent les réverbères ou essayent de construire de frêles barricades dans le lacis des rues des Eperonniers, de la Violette, des Chapeliers et de l’Amigo. Cependant, Volders, abandonnant le combat à Bruxelles, recommande à ses auditeurs du Cygne de se rendre isolément au cabaret du Pied de Mouton, chaussée de Mons. La commune de Cureghem, elle, ne refuse pas encore aux pauvres le droit de clamer leurs espérances.
On peut considérer que, à partir du 15, le mouvement socialiste est vaincu. L’action conjuguée des ministres de l’Intérieur et de la Guerre, des gouverneurs de province et des bourgmestres des grandes (page 145) villes a eu raison, à la fois, de la grève générale et des manifestations violentes. Le Parti ouvrier se sent isolé. Au meeting du samedi matin, Vandevelde lance l’anathème contre la triple coalition : « l’Indépendance belge, organe du ministère passé ; le Journal de Bruxelles, organe du ministère présent ; la Réforme, organe du ministère futur ».
On ne comprend vraiment plus les alarmes du Journal de Bruxelles, qui parle de secrètes conjurations socialistes et qui donne des extraits du Matin, du Gaulois, de la Cocarde, annonçant une invasion allemande imminente dans une Belgique livrée à l’anarchie, et réclamant une mobilisation française. Le calme est, en effet, revenu dans Bruxelles. La garden-party du samedi après-midi, au château de Laeken, ne provoque aucun incident et les deux escadrons de guides, postés aux ponts du canal, peuvent regagner leur caserne sans avoir dû dégainer. Le dimanche, la détente s’accentue. Par un temps délicieux, des milliers de gens se rendent, qui aux serres de Laeken, qui au retour des courses, à l’avenue Louise.
Les socialistes n’ont pu enregistrer leur échec sans diriger contre M. Buls des attaques violentes, auxquelles la Réforme (du 16) fait chorus. Persistant à considérer comme des « agissements injustifiables » les mesures de salut public du maïeur, l’organe des progressistes stigmatise « le cosaque en qui nous avions eu la naïveté de croire qu’il y avait l’étoffe d’un bourgmestre » ! Lorsque, le samedi an crépuscule, M. Buls fait, à cheval et flanqué de deux officiers d’état-major de la garde-civique, une inspection des postes, des gamins saluent sa maigre et grave silhouette de seigneur huguenot des cris de « Vuil’ Jeannette ! » (Ce terme de carnaval caractérisait, il y a cinquante ans, de sordides déguisements féminins) et « Moordenaar ! »
Juché sur une table, au grand meeting du samedi soir, à la Cour Royale, à Saint-Gilles, Edmond Picard lance un de ces discours scintillants et fascinateurs dont seul il possède le secret : « Nous sommes ici comme les plébéiens romains, réunis sur le Mont Aventin pour dicter ses lois à l’aristocratie... Une centaine de représentants nommés et innommables tiennent en échec la volonté de tout le pays... M. Woeste se pose comme une mouche charbonneuse sur toute grande (page 146) idée pour la corrompre... M. Frère-Orban, qu’on l’envoie au Panthéon et qu’on n’en parle plus... ! » La salle, débout, trépigne à l’énoncé de ces boutades. Sans doute, l’orateur recommande l’ordre et met en garde contre les agents provocateurs. Mais il se lance dans une improvisation pleine de périls et que des ovations de plusieurs minutes vont couronner. Il a vu en rêve, dit-il, des gendarmes et des policiers esquintés allant faire un mauvais parti au bourgmestre.
Le lendemain, au « meeting monstre » de la plaine de Ten Bosch, Vandervelde évoque à son tour, sarcastiquement, le fantôme du bourgmestre-cavalier, analogue au veilleur de nuit des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Ces moqueries et paroles de colère ont, hélas, une issue lamentable. Vers cinq heures trois quarts, une bande se dirige vers l’avenue Louise, avec l’intention de troubler le « retour des courses » si cher aux promeneurs dominicaux. Elle rencontre, par hasard, M. Buls qui rentrait chez lui, rue du Beau Site. Un inconnu le frappe d’un coup de canne plombée à l’occiput, coup qui n’eut heureusement d’autre conséquence que de l’étourdir et de le condamner à plusieurs jours de repos. Une énorme confusion naît alors à l’avenue, à la hauteur de la rue Souveraine. La maréchaussée galope, bride abattue, parmi les équipages, les breaks et les fiacres. On entend quelques coups de feu, les agents dégainent et les promeneurs s’éparpillent, en proie à la panique. Événement capital de la journée, l’attentat contre le bourgmestre est très sévèrement jugé. « Les socialistes doivent comprendre qu’ils s’exposent, par leur promiscuité involontaire avec la lie de la crapule, à de terribles répressions. » (Gazette du 17 avril) (Note de bas de page : Le 18, à six heures et demie du matin, le substitut Jottrand vint mettre Edmond Picard en état d’arrestation dans son luxueux hôtel de l’avenue de la Toison d’Or. Picard résuma cet épisode dans une pittoresque conférence qu’il fit au Jeune-Barreau : « Aventures de politique et de barreau. Quarante-huit heures de pistole »).
Depuis la mise à exécution de l’ordonnance de M. Buls, les socialistes se sont vus contraints de changer de tactique. Du 15 au 17, ils se sont bornés à tenir des meetings dans les communes de l’agglomération (page 147) où les édiles progressistes consentent encore à les accueillir : notamment à Saint-Gilles, Ixelles, Saint-Josse, Molenbeek, Cureghem. La nouvelle formule est de reporter l’effort décisif au 18. « Si, mardi, les Chambres nous refusent le Suffrage Universel, nous ferons un nouveau serment : celui de mourir pour le Suffrage Universel ! » (Volders à la Cour Royale, le soir du 15.) Vandervelde suggère un gigantesque second serment de Saint-Gilles. Ce même thème est développé au meeting en plein air de la porte de Namur, improvisé après la réunion de la Cour Royale. Les manifestants ont longé la partie extérieure des boulevards. Près du café Old Tom, chaussée d’Ixelles, une ancienne maison de campagne a conservé son jardin à front de rue. Perchés sur la banquette de clôture, le bras passé autour de la grille, Maes, Vandervelde et Volders annoncent une formidable manifestation pour le mardi, avec l’adhésion confiante des autorités des faubourgs. Des acclamations retentissent tandis qu’au delà de la fontaine De Brouckère, vers la rue de Namur, des rangs serrés de policiers bruxellois regardent le spectacle, immobiles et silencieux. Au meeting du 16, à la plaine de Ten Bosch, même thème : La manifestation décisive du surlendemain partira de la place de la Duchesse, à Molenbeek, à neuf heures du matin. « Si justice n’est pas rendue au peuple, s’écrie Vandervelde, cette armée populaire deviendra l’armée de la révolution ! » (Note de bas de page : Une autre formule, plus lapidaire, que j’ai trouvée dans les journaux, est : « Si la Constitution ne vote pas le S U., nous ferons la révolution ! » Sur le projet de manifestation, le 18, voir d’intéressantes explications dans le Peuple du 17 avril).
Le lundi, jour de veillée des armes, le gouvernement rappelle les classes de milice de 1889 et de 1890. Depuis vingt-quatre heures, le général d’Oultremont est investi, par décision ministérielle, du commandement supérieur de la garde civique de toute l’agglomération. C’est lui qui recevra dorénavant les réquisitions des bourgmestres et donnera des instructions aux chefs de corps pour que les arrêtés communaux soient respectés, pour que la formation ou le passage de bandes soient empêchés par une action coordonnée. Dans l’après-midi, les bourgmestres des communes périphériques se rendent à une invitation de M. Vergote, gouverneur du Brabant. Celui-ci leur a demandé (page 148) de prendre les mesures d’ordre préventives que prévoit l’article 94 de la loi communale. Déjà Saint-Gilles, Forest, Schaerbeek ont imité l’exemple de M. Buls. En revanche, les bourgmestres de Saint-Josse, de Molenbeek, de Cureghem, veulent bien mobiliser police, pompiers et gardes civiques. Mais ils répugnent à l’idée d’interdire des cortèges et prennent la responsabilité de répondre personnellement du maintien de l’ordre.
Ne nous attardons pas à l’analyse de ces attitudes. La partie décisive s’est en réalité jouée et se joue encore dans la coulisse. Tandis que la Commission des XXI tenait des réunions, examinait le projet Nyssens et repoussait encore quelques formules (Notamment un projet Coomans, accordant le S. U. aux vieillards, dans une proportion de 10 % de la population !), la droite avait multiplié les caucus. Dès le jeudi 13, Nyssens y exposait, « avec l’inexpérience d’un nouveau venu », que Janson et Féron étaient d’accord avec lui. Woeste crie à la trahison envers la droite. Alors, rétorque Nyssens, il y a deux traîtres en plus : MM. Beernaert et De Smet de Nayer ! (Comte WOESTE : Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (1859-1894) (édités par le baron DEt TRANNOY), [Bruxelles, Dewit, 1927], t. I, pp. 484-488. - Id. A travers dix années, I, p. 49). Woeste lutte pied à pied. Le 17, le Premier se déclare moralement engagé vis-à-vis des progressistes et pose la question de cabinet. Le 18, au matin, les die hards du groupe s’agitent encore mais la cause du suffrage plural est gagnée. Ce même mardi 18, la Commission des XXI l’adoptera de justesse, par neuf voix contre huit. Dans l’entretemps, l’habile Beernaert a su rallier le Roi à la « merveilleuse, l’inespérée » solution Nyssens (Léopold II et Beernaert, d’après leur correspondance inédite, de 1884 à 1894, publiée par Ed. VAN DER SMIS5EN, t, II. La révision de la Constitution (Bruxelles, Goemaere, s. d.), pp. 290.292). Et lorsque, à la suite de l’attentat contre M. Buls, Léopold II lui demande s’il ne « conviendrait pas de surseoir à toute décision parlementaire jusqu’au rétablissement du calme dans les esprits », il parvient définitivement à faire triompher le thème de la transaction brusquée (Aug. MELOT : Aug. Beernaert, II. L’introduction du régime démocratique (Revue générale, juillet-décembre 1927, t. 118), p. 311).
Malgré les « meetings monstres s, les chefs socialistes sont, depuis (page 149) le samedi, de plus en plus découragés. La grève n’a été ni absolument générale, ni absolument spontanée (Journal de Bruxelles du 24 avril, d’après la Flandre Libérale). Les chômeurs sont sans ressources car, en fait, le Parti ouvrier n’a jamais préparé le grand mouvement si imprudemment déclenché quatre jours auparavant. Il a espéré que le gouvernement et le pays céderaient devant ses romantiques menaces ou capituleraient au plus tard après quarante-huit heures de grève virtuellement générale. Le 17, Van Beveren accourt à la rédaction du Peuple : les vingt mille chômeurs de Gand n’ont plus à manger ! Au comble de la surexcitation, il propose un coup de main sur les casernes, pour avoir des armes. On le calme tant bien que mal (L. BERTRAND : Histoire de la démocratie, t. II, p. 495). La classe ouvrière ne peut songer à la Révolution. Elle n’a, pour se battre, que ses outils, des pierres et des bâtons. Mais comment se tirer de cette terrible affaire ?
Seuls les progressistes sont à même de jeter une passerelle entre les camps opposés. Leurs négociations avec Beernaert ne sont plus un secret. Malgré les diatribes du Peuple, les jours précédents, il faut bien s’adresser à ces « transfuges ». Le lundi matin, Vandervelde voit Janson au Palais de Justice. Rendez-vous secret est pris pour cinq heures, chez le grand tribun, rue Royale Sainte-Marie. Volders, Vandendorpe, Vandervelde, Bertrand l’adjurent encore de ne pas abandonner la cause du Suffrage Universel pur et simple. Le sort de cette réforme est entre ses mains ! Peu après, Volders téléphone à Emile Féron : si nous acceptons le vote du suffrage plural, si la grève cesse aussitôt après, obtiendrez-vous au moins du Premier ministre des garanties formelles de réussite de la formule Nyssens ? Féron se hâte de communiquer ce schéma d’accord à Beernaert. Les deux politiques vont à présent s’efforcer de rendre la situation tolérable pour tout le monde. A onze heures du soir, chez Janson encore une fois, l’entente est scellée entre le Conseil général d’une part, Janson et Féron de l’autre : les socialistes abandonnent la partie. A tout hasard, M. Beernaert joue un dernier atout. Vers une heure du matin, un journaliste téléphone à Jean Volders, chez Janson même, que les principaux membres du Conseil général sont menacés d’arrestation imminente. Aussitôt les leaders (page 150) descendent vers le grand café Métropole, où De Brouckère, Grimard, Furnémont et Brunet les attendent. Ils leur donnent les dernières nouvelles et instructions, se dispersent et vont dormir chez des amis. Dès le lendemain, le gouvernement lève évidemment cette suprême menace et le Parquet n’entre pas en scène (L. BERTRAND : Histoire de la démocratie, t. II, p. 497, Emile VANDEVELDE : Le Parti ouvrier belge, p. 45. Détails intéressants aussi dans la Réforme du 9 mai 1893).
Après ces tractations variées, la « grande journée » du 18 n’a plus que l’intérêt d’un scenario supérieurement mis en page. Dès le petit matin, les deux régiments de guides vont - sur réquisition du bourgmestre de Saint-Gilles - prendre position au célèbre parc du Serment. Le gouverneur Vergote a passé outre à l’inertie totale des édiles de Koekelberg-Ganshoren et a, par pure précaution, dépêché vers le parc agreste de cette commune les carabiniers et quelques cavaliers. Bruxelles est animé par un incessant passage de réservistes, en pantalon de coutil blanc. Partout, agents de police et gardes civiques rejoignent les points de branle-bas. Les pompiers préparent leurs lances d’incendie en vue de l’application éventuelle du système hydrothérapique répressif dit « du général Colignon » (ancien bourgmestre de Schaerbeek).
L’attention générale est, en ce moment, concentrée sur Molenbeek-Saint-Jean. M. Hollevoet, bourgmestre, connaît des heures difficiles. La veille au soir, il a donné des instructions à la garde civique : garder les ponts du canal et les bâtiments publics ; ne pas disperser les manifestants pacifiques. Le fidèle colonel Peeters, pénétré des vieilles vertus communales, est prêt à lui obéir en tous points. Mais voici que ce dernier reçoit, au même temps, l’ordre du général d’Onltremont de s’entendre avec ses collègues de Cureghem et de Laeken pour parer à tous désordres possibles, le 18. M. Hollevoet se hérisse. Il envoie une véhémente protestation à M. de Burlet, ministre de l’Intérieur, ainsi qu’au gouverneur : à Molenbeek, c’est le bourgmestre et nul autre qui réquisitionne les services de la garde. L’autorité supérieure n’insiste pas (Note de bas de page : Un incident analogue se produisit à Cureghem. Le comte d’Oultremont, dédaigneux des autorisations du bourgmestre Moreau, avait ordonné, le 17, au lieutenant-colonel Walckiers de disperser tout attroupement, le 18. Il n’y eut heureusement aucun cortège dans cette commune. - Sur les droits respectifs du commandant supérieur de la garde-civique et des bourgmestres, voir d’intéressantes analyses dans le Peuple du 22 avril, le Journal de Bruxelles du 23 et du 28 avril. - Ajoutons que, lorsque M. Hollevoet se rendit à la Chambre, le 18 vers une heure, il se heurta à un piquet de guides au pont Léopold, entre les boulevards Léopold II (Molenbeek) et Baudouin (Bruxelles). D’où nouveau message irrité au gouverneur de la province. Il apparut, à l’enquête, que les guides s’étaient tout bonnement crus encore sur Koekelberg !)
(page 151) A présent - il est dix heures du matin - M. Hollevoet est en négociations avec les leaders socialistes au commissariat de police de la place de la Duchesse. On renonce au périlleux cortège vers Saint-Gilles. Aux acclamations de la foule, le bourgmestre autorise un meeting dans les terrains vagues proches de la gare de l’Ouest. Vandervelde va-t-il encore, comme il l’annonçait l’avant-veille, faire surgir d’un appel pathétique « l’armée de la révolution » ? Admirons sou incomparable adresse. Non, dit-il, à la foule frémissante, le Parti ouvrier ne désarmera pas’ ! « La formule Nyssens est un défi ! Renouvelons le Serment de Saint-Gilles ! » Mais, ce disant, il oriente tout doucement les esprits vers la capitulation nécessaire car, pas une fois, il ne « dit que la grève générale persisterait ». Le distinguo est acté par Jean Volders en personne dans un éditorial du Peuple du 26 : « La politique de grande voirie ».
La séance de l’après-midi, à la Chambre, a lieu dans le calme, derrière des lignes de baïonnettes échelonnées de la place Surlet de Chokier à la place Royale. Le Premier prend la parole pour une courte déclaration. Il s’agit avant tout de ne pas donner la moindre apparence d’une semi-capitulation due à la peur. « Tandis que la Chambre délibérait avec le calme et la maturité nécessaires... des hommes de désordre tentaient de soulever les ouvriers en provoquant la grève générale... Je demande à nouveau au Parlement de ne tenir aucun compte des bruits du dehors, ni pour hâter ses travaux, ni pour les retarder. » Et Beernaert propose de reprendre le lendemain la discussion de l’article 4. Mais la Chambre n’est plus d’humeur à s’occuper du budget des chemins de fer. M. Janson - à qui le gouvernement n’a pas grand’ chose à refuser - trouve une formule heureuse : que la séance soit suspendue jusqu’au moment où la Commission des XXI aura déposé son rapport ; de cette manière, les groupes pourront (page 152) utilement se concerter. Grâce à cet artifice, l’assemblée ne « cède pas à des mobiles qu’elle se doit d’ignorer. »
A quatre heures et demie, M. Coremans lit son rapport dans un silence impressionnant ; il préconise l’acceptation du projet Nyssens. Beernaert salue cette « transaction honorable pour tous les partis ». Le moment des ultimes et vaines protestations a sonné. « Quelque attachement que je porte au Cabinet, dit M. Woeste au milieu des rires d’une assemblée détendue, je refuse cette palinodie ». Bara dénonce le pacte des progressistes avec la droite et refuse railleusement d’adhérer à cette « mystification ». Frère-Orban a la voix étranglée par la colère et déclare le vote « arraché à la peur ». Féron, en revanche, rayonne de joie. Il n’y a ni pacte, ni conspiration, s’écrie-t-il, et le peuple est « réellement émancipé ». Vers sept heures, on crie, « Aux voix, aux voix ! » Le projet est adopté par 119 suffrages (74 votes de droite, 27 de la gauche progressiste, 18 de la gauche modérée) contre 14 et 12 abstentions. Une longue salve d’applaudissements salue « la fin de la crise électorale ». M. Beernaert quitte la salle, tête haute, le visage grave, le cœur en paix. Le décret de dissolution qu’il avait obtenu du Roi, le matin même, n’a pas dû être extrait de son portefeuille.
Jamais crise ne connut dénouement plus rapide. Une heure après le vote, le Conseil général du Parti ouvrier, réuni à la Maison du Peuple, enregistrait l’inscription du Suffrage Universel dans la Constitution, « première victoire obtenue par pression de la grève générale ». La lutte serait poursuivie pour la conquête du suffrage égal mais l’ordre était donné de reprendre immédiatement le travail.
A huit heures et demie Volders apparaît au balcon du Cygne : « Ce que vous avez obtenu, déclare-t-il, vous le devez à la grève ; vous pouvez maintenant faire ce que vous voulez. » Une heure plus tard il reprend le même thème à la Maison du Peuple. Certains auditeurs sont très mécontents. Volders n’avait-il pas parlé de « mourir pour le Suffrage Universel », n’avait-il pas prédit la défection de la garde civique, entièrement acquise à la réforme ? Au lieu de cela, on a reçu les terribles nouvelles de Mons et de Borgerhout. Mais comment regimber encore ? Volders a loyalement payé de sa personne, et ce jusqu’à épuisement de forces. Lui et ses compagnons sont recrus de (page 153) fatigue et totalement aphones. Les grévistes, les gardes civiques, la population de Bruxelles, tous sont excédés et fourbus. Sur la Grand’Place, la gendarmerie montée se récrée dans l’exécution d’une dernière charge. Chacun se hâte de rentrer chez soi et à minuit la capitale, pacifiées dort à poings fermés.
En province, il y eut quelques réactions assez vives. D’une manière générale, le travail fut repris le 19 et le 20, mais les Borains continuèrent la grève jusqu’au 2 mai. Les salaires étaient si minimes et la misère si grande ! Les rancunes contre la fusillade du 17 se traduisirent par le boycottage des échoppes des marchands montois aux marchés de Wasmes et de Saint-Ghislain. Le Conseil général du syndicat des mineurs eut grand’peine à reprendre quelque crédit auprès de ces vaincus, d’autant plus déçus qu’ils avaient plus ardemment pris parti pour la cause. Dans l’ensemble, les ouvriers ne surent qui croire : du Peuple, qui leur représentait le Parlement vaincu par la peur (numéros du 19 et du 20), ou des feuilles démocratiques de droite qui parlaient de « défaite évidente ». Dans le Journal de Bruxelles du 20 avril, un correspondant de Liége décrit humoristiquement le meeting du 18, au soir, à la Populaire. Le public y acclame d’abord le citoyen Mouzon qui se déclare satisfait. Il pousse des clameurs enthousiastes : « No gangnan, no gangnan ! » Puis il fait une ovation au citoyen Piedboeuf qui, lui, déclare aigrement que le peuple a été trompé au profit de la bourgeoisie !
La révision de 1893, événement capital dans notre histoire intérieure, ne fit pas l’objet de longs commentaires de presse. A droite, le Courrier de Bruxelles déplora le fait que le parti conservateur paraissait avoir cédé aux injonctions de l’émeute. Le Journal de Bruxelles et le Bien Public se réjouirent surtout de l’effondrement du parti doctrinaire. A gauche, la Chronique se montra enchantée parce que l’agitation cessait ; l’Indépendance belge, parce que l’on procédait par étapes ; l’Étoile, parce que la classe ouvrière obtenait la « grande naturalisation politique ». La Réforme s’abandonna évidemment à des transports de joie, malgré « l’ingratitude » du Peuple qui, du jour au lendemain, reprit contre elle sa tactique de coups de boutoir. Quant au Vooruit, il trouva le mot de la situation, du moins telle que le prolétariat devait la voir : « Grâce à nous, la bataille a été à moitié gagnée ; grâce à la Réforme, elle a été à moitié perdue. »