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Commotions populaires en Belgique (1834-1902)
VAN KALKEN Frans - 1936

Frans VAN KALKEN, Commotions populaires en Belgique (1834-1902)

(Paru à Bruxelles en 1936, chez Office de Publicité)

Chapitre II. Les manifestations (1857-1884)

(page 37) Il est une forme de vie publique dont, au cours du XIXe siècle, les Belges portèrent la technique à un haut degré de perfection. Je veux parler des manifestations. Nées souvent du désir, cher aux peuples de tempérament constitutionnel, d’user du droit de réunion associé à celui de pétitionner, elles prirent la forme de cortèges accompagnant les porteurs d’une adresse soit vers les Chambres, soit vers le Palais du Roi. Parfois aussi, elles furent simplement des affirmations collectives, spontanées, irrépressibles, d’une opinion pour ou contre une idée, en faveur d’un homme ou hostile envers lui. Intensifiées, prolongées ou répétées, ces manifestations devinrent parfois des moyens de pression, de contrainte, des actes de violence frisant l’émeute. Ce sont les divers aspects de ce phénomène social que je me propose d’étudier ici. Causes, effets, formes internes et extérieures d’expression, mesures préventives et répressives, seront analysés à l’aide de quelques exemples caractéristiques tirés de nos annales contemporaines. Le lecteur m’excusera si des faits trop connus lui tombent sous les yeux. Mon but n’est pas de refaire l’histoire d’événements déjà décrits ailleurs et nullement oubliés. Mais ceux-ci serviront mon dessein : faire une monographie objective de ce que les uns nommèrent « la politique de grande voirie », les autres « de profonds élans de l’opinion publique ».

(page 38) Outre les ouvrages cités au cours de mon étude, j’ai compulsé les journaux du temps L’Indépendance belge, L’Etoile belge, L’Echo du Parlement, La Chronique, La Réforme (1884), feuilles de gauche ; Le Journal de Bruxelles, L’Emancipation, Le Patriote, feuilles de droite. Parmi les gazettes de province, j’ai surtout recouru au Précurseur (lib.) et au Journal d’Anvers (cath.) ; au Bien public (cath.) et à la Flandre libérale, de Gand ; au Journal de Liége (lib.) et à la Gazette de Liége (cath.). Si je n’ai pas souvent - le lecteur s’en doute - retrouvé dans ces feuilles l’objectivité qu’on souhaiterait, j’y ai, en revanche, senti vibrer les pulsations d’ardeurs politiques sincères et loyalement exprimées. Le lecteur voudra bien se persuader que j’ai mis quelque prudence dans le tri de ces assertions contradictoires.

A. L’ émeute des gants glacés (1857)

1. Les antécédents : la « Loi des couvents »

Il n’est peut-être pas d’exemple plus spécifique de manifestation politique belge de la période bourgeoise censitaire que le tumulte de mai 1857, issu de la discussion à la Chambre de la « loi des couvents ! »

Le pays sortait peu à peu de la torpeur où l’avait plongé le léthargique cabinet « centre gauche » de Henri de Brouckère. Un réveil du catholicisme militant s’annonçait. Les milieux libéraux se souvenaient de ce que, dès 1852, une brochure de M. De Gerlache avait attaqué, non sans véhémence, la liberté de la presse, contraire, selon ce haut magistrat entouré de respect, à l’esprit traditionnel des Belges. L’année suivante, le Bien public de Gand avait remis en discussion le problème de la liberté de conscience. Puis, sous le ministère centre droit de Pierre De Decker, l’Episcopat avait brusquement nié le droit des titulaires d’une chaire universitaire à « l’indépendance de la cathèdre », critiqué les professeurs Laurent et Brasseur, stigmatisé les « hommes pervers » des Universités de Gand et de Bruxelles (1856) ! (Guill. JACQUEMEYNS, La Condamnation de l’Université de Gand par les évêques belges en 1856 , Revue de l’Université de Bruxelles, octobre-novembre 1932).

Au cours de vingt-sept séances orageuses, les députés avaient disséqué, soit pour en faire l’éloge, soit pour le critiquer, le projet (page 39) sur les fondations charitables du ministre de la Justice, Alphonse Nothomb (Sur Alph. Nothomb, cf. la notice biographique - assez passionnée et partiale - que lui consacre Pierre Nothomb dans son livre Les Hommes de 1830. Jean-Baptiste Nothomb et ses frères (Bruxelles, 1931). Sur le projet, cf. Albert MÜLLER, S. J. : La Querelle des fondations charitables en Belgique (Bruxelles, 1909), passim). Ne nous attardons point à discuter s’il convenait, selon les lois de vendémiaire et de frimaire an V et la jurisprudence de De Haussy, ministre de la Justice dans le cabinet Rogier-Frère de 1847, de conserver à l’Etat seul le droit de fonder, aux bureaux de bienfaisance et aux conseils des hospices seuls, le droit de gérer les fondations charitables, ou s’il était plus équitable de nantir de ces droits les curés des paroisses ou les membres des congrégations, selon la volonté des fondateurs. Toujours est-il que, à tort ou à raison, l’opinion libérale, profondément secouée, voyait dans ce projet un danger d’extension illimitée du pouvoir et des richesses de l’Eglise, une croissance sans arrêt des monopoles et privilèges « de la mainmorte monacale ». Le 6 mai, Charles Rogier mettait en garde le gouvernement : son entreprise allait créer une « source intarissable d’une irritation dont le pays n’aura pas encore été témoin depuis 1830 ». Les tribunes publiques avaient longuement acclamé cette adjuration solennelle, et le vice-président, M. De Nayer, avait dû les faire évacuer. Le ton des journaux de gauche montait au diapason des protestations enflammées de Frère-Orban, d’Auguste Orts, de Théodore Verhaegen (Sur la physionomie générale du débat, cf. Frans Van Kalken, La Belgique contemporaine (Paris, Colin, 1930, pp. 89 et 90, et du même : Théodore Verhaegen, Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1 et 2, 1927-1928, pp. 53-55)).

Tout incident servait d’argument anticlérical. L’Indépendance belge racontait avec force détails comment trois jeunes élèves de l’école dentellière de Liedekerke, s’étant rendues au bal malgré la défense des religieuses, avaient eu les cheveux tondus en manière de châtiment. Des échos de cette choquante affaire avaient paru dans les colonnes de la presse française, hollandaise, et même dans le Morning Post !

Le mercredi 27 mai, la Chambre votait, par 60 voix contre 41, deux articles particulièrement importants du projet, créant des administrations spéciales dotées de la personnification civile. Frère s’emporta (page 40) jusqu’à parler « d’indigne comédie ». Aux tribunes publiques, le vacarme devint assourdissant et le président Delehaye dut de nouveau avoir recours à l’expulsion. Très échauffés, ces spectateurs déçus - gens de classe moyenne, intellectuels accoutumés à suivre les débats parlementaires - se mêlèrent aux curieux du dehors, groupés place de la Nation, entre le Parc, les ministères et la Chambre. Ils acclamèrent leurs orateurs favoris, et conspuèrent les leaders catholiques. Par erreur, ils huèrent même le nonce du Pape, Mgr Gonella qui, par hasard, se trouvait là. Le vicomte Charles Vilain XIIII, ministre des Affaires étrangères, mit fin à ce pénible incident en prenant courtoisement le bras du prélat et en le conduisant au pas de promenade vers les allées du Parc, sous les yeux de la foule ébaubie et soudain muette.

2. Les manifestations publiques

Le jeudi 28, dès le début de l’après-midi, ce fut la cohue devant le Palais de la Nation (Dans son Jules Malou (Bruxelles, 1908, p. 344), le baron DE TRANNOY a, par suite d’une confusion, de dates, reporté au 27 mai les désordres du 28). Des coups de sifflet, des huées accueillirent Alphonse Nothomb qui, très crâne, passa au milieu des groupes en fumant - avec un flegme qu’il empruntait volontiers aux Britanniques - son éternel cigare. Après la séance de la Chambre, les manifestants et les curieux se formèrent en cortège. Ils allèrent pousser des acclamations en l’honneur du Roi, place des Palais ; puis ils descendirent au quartier des Minimes où les demeures d’Orts et de Verhaegen furent saluées de longues ovations. En revanche, aux bureaux de l’Emancipation (L’Emancipation, feuille catholique déjà ancienne, familièrement dénommée l’« Emancipatraque » par ses détracteurs, avait pour rédacteur-propriétaire le député de Turnhout J.-B. Coomans. Son esprit combatif le désignait spécialement aux colères des manifestants), rue des Boiteux, et du Journal de Bruxelles, rue des Roses, près de la place des Martyrs, ils lancèrent des bordées de coups de sifflet.

Le soir, les manifestations reprirent. Le duc et la duchesse de Brabant (Léopold et Marie-Henriette) devaient assister à une représentation de gala de Guillaume Tell, donnée pour une œuvre de bienfaisance. En face des grenadiers du piquet d’honneur, rangés devant le péristyle du théâtre de la Monnaie, un groupe d’étudiants, de commis, d’élèves des classes supérieures de l’athénée, acclama les princes, (page 41) mais en même temps cria : « A bas la calotte ! A bas les jésuites ! » et brandit des balais symboliques. Dans la salle, le public poussa les mêmes clameurs, entremêlées d’acclamations dynastiques ; elle fit jouer la Brabançonne par l’orchestre. Tout cela fit un beau hourvari !

Plus tard encore, de 9 heures du soir à 3 heures du matin, des bandes - évaluées au total à quatre ou cinq mille personnes - allèrent, dans la ville haute, proférer des menaces devant les maisons de Nothomb et de Malou, dans la ville basse, briser les vitres chez les pères capucins de la rue des Tanneurs et les jésuites de la rue des Ursulines. Les rédactions de l’Emancipation et du Journal de Bruxelles reçurent de nouvelles visites. Tout cela n’était pas bien méchant. Les manifestants - de très jeunes gens en majorité - se dispersaient comme des moineaux sous les horions des « gardes-ville ». A la Grand’Place, ils chantaient l’hymne national !

Il est de tradition en Belgique, depuis les premiers jours de l’indépendance, que le devoir d’assurer l’ordre sur la voie publique appartienne aux autorités locales. Le bourgmestre Charles de Brouckère n’était pas homme à reculer devant ses devoirs (Sur ce bourgmestre, cf. la biographie un peu superficielle mais de lecture agréable d’Albert DUBOIS, Les Bourgmestres de Bruxelles depuis 1830. Charles de Brouckere (Revue de Belgique, 1896)). Dès le 28, il publia - en vertu de l’article 94 de la loi communale de 1836 - un arrêté interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes. Ayant appris que des jeunes gens des Flandres et de Wallonie se disposaient à venir grossir les rangs des manifestants de Bruxelles, il prit en personne, le vendredi 29, la direction du service d’ordre devant le Parlement. Quelques agents de police et deux pelotons de gendarmes à cheval suffirent pour préserver les députés honnis de toute molestation nouvelle.

Le soir, lorsque les bandes, flanquées de curieux en grand nombre, voulurent reprendre leurs démonstrations d’hostilité, elles trouvèrent les établissements religieux gardés par les corps spéciaux de la garde civique artilleurs et chasseurs éclaireurs, par les compagnies de la 3e légion et par le corps des sapeurs pompiers armés de la capitale (Dès le matin, le bourgmestre avait fait prier les Petites Sœurs des Pauvres de ne pas se rendre au marché matinal pour y faire la quête coutumière).

(page 42) En désespoir de cause, elles durent étendre leur rayon d’action jusque chez les Bollandistes de la rue Royale extérieure et les sœurs de la Visitation, rue de la Poste. Là elles se heurtèrent aux mesures de précaution du bourgmestre de Schaerbeek ! A minuit, heure du retour au calme, un calme encore accru par la fermeture obligatoire des cabarets, septante-deux arrestations avaient été opérées, tant dans la capitale que dans les faubourgs. Trente-deux manifestants restèrent écroués sons mandat de dépôt (Le procureur général De Bavay exerça des poursuites assez sévères).

Ce même 29 mai, l’agitation se propagea dans les grandes villes de province. Il y eut, dès le matin, joyeuse attente et fébriles pourparlers parmi les étudiants, les élèves de rhétorique et ceux des classes supérieures des écoles techniques. Partout les manifestations eurent un caractère stéréotypé. On se réunit vers 8 ou 9 heures du soir, an nombre de deux ou trois mille, sur une place publique (place de Meir, à Anvers, place de l’Université, à Liége). Au chant de la Brabançonne ou de l’air des Girondins, on se dirige vers la gare pour y attendre le retour des députés. Selon le cas, ceux-ci sont acclamés et escortés en triomphe, comme le fut le bourgmestre-député Delfosse à Liége, ou conspués, comme le fut le bourgmestre-député de Gand Delehaye. Ensuite un cortège parcourt la ville, défile en poussant des acclamations devant les maisons des députés de l’opposition, brise les carreaux chez les jésuites, les récollets, les rédemptoristes. Devant l’évêché ou le séminaire, on chante un De Profundis estudiantin, aux expressions déplacées et bouffonnes. Bien entendu, les rédactions des feuilles politiques sont comprises dans l’itinéraire. Le leitmotiv de ces manifestations, plus ou moins ritualistes suivant les directives chères de leurs organisateurs, tient toujours dans les mêmes clameurs, inlassablement répétées « Vive le Roi Vive la Constitution ! A bas la calotte ! A bas les couvents ! » Aucune de ces démonstrations ne dure au-delà de minuit ni ne donne lieu à des effusions de sang.

Qu’il me soit permis de le redire mon but n’est pas de refaire l’historique des événements politiques de 1857. Je ne parlerai donc point des pourparlers entre chefs de la gauche et de la droite, dès le troisième jour (page 43) des désordres (La plupart des historiens ayant traité de la chute de la loi des fondations charitables ont, tel Th. JUSTE, dans son Léopold Ier, roi des Belges, t. II (Bruxelles, 1868), pp. 176-178 - puisé maint renseignement dans les notes quotidiennes d’Alphonse Nothomb. Ces notes figurent en annexe dans le livre du P. MÜLLER, op. cit.) Dans la matinée du 30, De Decker se rend au Palais du Roi. Nothomb le pousse à la résistance. Dechamps les rejoint, atterré. Les nouvelles sont mauvaises, l’agitation s’étend ! Imaginons ces trois hommes, soucieux, inquiets, jouant leur sort en phrases entrecoupées, dans une paisible allée du Parc ! Mais De Decker est à bout de nerfs. Dès le début de la séance de la Chambre, l’après-midi, il donne lecture d’un arrêté d’ajournement qu’il vient d’obtenir de Léopold Ier. La séance est levée au milieu des cris enthousiastes de la gauche : « Vive le Roi ! » Les die hards de la droite, consternés, feignent de croire qu’il ne s’agit que d’un retard de quelques jours. Mais le vicomte Vilain XIIII en prend son parti. « La loi est morte », dit-il philosophiquement à Frère-Orban, impassible comme à l’ordinaire. « La loi est morte, » répète Coomans dans l’Emancipation, « nous en avons fait notre deuil et ce n’est pas nous qui songeons à la ressusciter ! » (DE TRANNOY, op. cit.)

Ce même samedi 30, à la soirée, le télégraphe répand de tous les côtés la grande nouvelle. « Harmonies » et « fanfares », aux grosses caisses lisérées de bleu, vont donner des sérénades : le Valeureux Liégeois à l’hôtel Orban, quai de la Sauvenière, et chez Delfosse, rue Darchis ; li Bia Bouquet à Lelièvre, député de Namur ; la Brabançonne et le Mourir pour la Patrie à tous les vainqueurs, d’Ostende au Luxembourg. Les troubles cessent comme par enchantement. Le 31, dimanche de la Pentecôte, la foule se presse sur le passage du duc de Brabant et du comte de Flandre qui se rendent à Ixelles, au grand concours de tir à l’arbalète de la société l’Alliance.

Ce fut cependant en ce pacifique dimanche que se produisit l’incident capital des troubles de 1857, incident sauvage, situé si en dehors de la ligne des événements qu’il convient d’en attribuer l’origine à quelques meneurs locaux : ce fut l’invasion, vers 10 heures du soir, de l’école des frères de la Doctrine chrétienne, place de (page 44) Jéricho, à Jemmapes. Œuvre d’une centaine d’énergumènes, l’assaut brusque et concerté de ce local fut précédé d’une lapidation des portes et des fenêtres et suivi d’un autodafé des meubles et de la literie. Les voisins, scandalisés, eurent quelque peine à tirer les pauvres religieux des mains de leurs persécuteurs. Effrayés sans doute par leurs propres vociférations, ces derniers s’éparpillèrent à l’arrivée des gendarmes. Un escadron de cavalerie, envoyé d’urgence de Mons, vers minuit, trouva la place de Jéricho déserte.

3. Les réactions de la presse et des autorités constituées

Véritable hors-d’œuvre, je le répète, le saccage de Jemmapes servit cependant de « preuve décisive » aux polémistes catholiques pour démontrer que les troubles de 1857 avaient été dus à une canaille soulevée par les excitations de « claqueurs libéraux », de « quelques centaines d’individus qu’on eût pu désigner d’avance comme exécuteurs des basses œuvres du libéralisme révolutionnaire » (Bien public). Parcourons les feuilles de droite. Il n’y est question nulle part - et ce à juste titre - d’un soulèvement démocratique. Une petite feuille révolutionnaire du temps, Le Prolétaire, tire d’ailleurs, de son côté, vanité du fait que le peuple est resté étranger à cette querelle entre bourgeois (MÜLLER, loc. cit., p. 217). Les bandes ont été dirigées par le « parti girondin », par des « malfaiteurs en gants glacés..., des messieurs à chapeaux blancs..., des muscadins révolutionnaires » (Journal d’Anvers). Le Journal de Bruxelles charge de vitupère les « émeutiers en souliers jaunes..., les instigateurs en gants jaunes » que ses correspondants ont dépistés dans toutes les grandes villes.

A cette théorie du coup monté, la gauche oppose le thème de la « spontanéité foudroyante » (Indépendance belge). Certes ces « troubles ni organisés, ni artificiels » furent « on ne peut plus déplorables » (Indépendance belge du 30 mai), mais ils ne furent que « l’expression naturelle, désordonnée et bruyante de l’impopularité d’une mesure de parti » (Paul HYMANS, Frère-Orban, t. I, pp. 547-550.) Il n’y eut, comme l’écrivait Frère-Orban à Noël Delfosse, le 31 mai : « rien en-deçà, rien au-delà » de cette colère. C’est en somme ce point de vue que partage le comte Louis de Lichtervelde lorsqu’il écrit avec un beau souci d’impartialité, dans son Léopold 1er (Léopold Ier, Bruxelles, 1929), p. 288) : « La (page 45) gauche parlementaire, assurément, n’avait pas fait directement appel à la rue, mais sa propagande acharnée avait mis en mouvement des forces dont elle n’était point sûre de demeurer maîtresse. »

Ce que la gauche redoutait surtout, c’était de passer pour révolutionnaire. La presse bleue insistait sur ce fait que les manifestants s’étaient dispersés docilement aux premières sommations, qu’ils acclamaient le Roi et ne s’en prenaient ni à De Decker, ni à Vilain XIIII, mais seulement aux « renégats» : Alphonse Nothomb, candidat libéral en 1849, Delehaye, ancien libéral-unioniste ! Les protestataires ne s’étaient pas conduits autrement que les chartistes, dans la très constitutionnelle Angleterre.

Quoi qu’il en fût, il fallait sortir d’embarras. Très habilement, le conseil communal de Bruxelles déclara, dans sa séance du 30 mai, que « les manifestations étaient extrêmement regrettables », oui même « que la meilleure des causes ne pouvait les excuser ». Mais, puisque l’autorité communale avait réussi dans sa tâche de rétablir l’ordre, elle suppliait à présent le Souverain de « mettre fin à l’agitation des esprits ». Quantité de communes libérales firent, dans des adresses analogues, appel à l’usage des prérogatives constitutionnelles du Roi pour que la « cause des troubles » disparût.

Le ministère en était arrivé à souhaiter la même chose. Mais comment, sans ridicule, franchir le mauvais pas ? Avec ses conseillers intimes, Jules Van Praet et Edouard Conway, Léopold vint au secours de De Decker. Le 14 juin, il lui adressa une lettre où se retrouve cette observation pleine de finesse : « Il y a, dans les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » La clôture de la session parlementaire coïncida avec ce message, aussi subtil que digne (Voir le texte de la lettre dans LICHTERVELDE, loc. cit., pp. 290 et 291).

Cette issue apparaissait certes comme la meilleure. L’agitation, qualifiée par Paul Hymans « d’émeute cérébrale » et non de « fièvre d’entrailles » (loc. cit., pp. 547-549) était tombée au bout de trois jours. Il n’en restait (page 46) pas moins établi - et certaines feuilles de droite le disaient amèrement - qu’à partir de la soirée du jeudi 28 les manifestations avaient pris le caractère d’une pression organisée, répétée, étendue à tout le pays, et qui n’avait cessé qu’après l’abandon virtuel du projet de loi. Cette atteinte aux règles du régime parlementaire avait été immédiatement ressentie par Léopold Ier. Dieu sait pourtant que le vénérable souverain n’avait pas aimé ce régime, mais encore le préférait-il à l’anarchie (« Encore une crise comme celle que nous venons de traverser et le crédit moral de la Belgique tombera au niveau de la dette espagnole. » Léopold 1er à Barrot, ministre de France à Bruxelles. (H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. VII, p. 186.). Dès la soirée du 27, il était rentré de Laeken, irrité par les acclamations du public recueillies sur son passage. Vingt-quatre heures plus tard, il apostrophait ses ministres « Vous comprenez cela, Messieurs, vous comprenez qu’aujourd’hui, 28 mai, on a clôturé le régime parlementaire ! » Et il proposait au Cabinet consterné l’état de siège. « Je monterai à cheval s’il le faut, pour protéger la représentation nationale. Je ne laisserai pas outrager la majorité ! (DE TRANNOY, Jules Malou, p. 345, et notes de Nothomb dans MÜLLER, op. cit., in fine, notamment, p. 214). » Derrière lui, assis dans la pénombre, Jules Van Praet attendait - taciturne et mélancolique - l’heure d’apaiser son souverain.

4. Les tensions entre les diverses forces de l’ordre

Cet apaisement, Léopold le connut lorsqu’il apparut que le bourgmestre de Bruxelles avait réussi à écarter de lui la menace « de devoir céder devant le désordre », ce dans la nuit du 28 au 29 mai. Charles de Brouckère avait un caractère énergique. Il avait profondément conscience de son devoir de maintenir le prestige de l’autorité. A l’époque, les catholiques lui reprochèrent de la négligence, voire de la complicité. Mais, en 1871, par contraste sans doute avec les agissements de Jules Anspach, le Journal de Bruxelles lui rendit rétrospectivement un éclatant hommage !

Seulement, de Brouckère prétendait arriver à ses fins avec le seul concours de sa police, de la gendarmerie et de la garde civique, alors communément dénommée « l’armée de l’ordre ». De par la loi du 28 germinal an VI (Frans VAN KALKEN, Le Sac d’avril 1834 (Revue Alumni, t. V, n°1, p. 17), de par l’article 105 de la loi communale, (page 47) il avait le droit de requérir le concours de l’armée en cas d’attroupements ou d’émeute (Charles WOESTE, De la répression des troubles à Bruxelles, p. 233 (Revue Générale de 1872)), le gouvernement la tenait prête. Dès le 27, au soir, les troupes avaient été consignées. A l’initiative du Roi et sur l’ordre du général baron Greindl, ministre de la Guerre, des cuirassiers avaient été appelés de Louvain, des artilleurs de Malines, des chasseurs d’Anvers. Tous étaient cantonnés dans les faubourgs de la capitale. Le 28, le gouvernement avait installé un groupe de chasseurs-carabiniers au théâtre du Parc, et ces soldats, flanqués de gendarmes, avaient fait évacuer le Parc et en avaient clos les grilles. Le 29, le baron Greindl avait même en grand secret rappelé les deux dernières classes de la milice ! (Th. JUSTE ; Léopold Ier, t. II, p. 176)

De Brouckère ne répugnait pas précisément à faire appel à la troupe. Le 7 septembre 1854, lorsque le peuple de Bruxelles, persuadé que les messieurs de la boulange vendaient leur pain au-dessous du poids légal, avait pillé plusieurs de leurs magasins, le bourgmestre, saisi par la fureur de l’attaque, n’avait pas hésité à réquisitionner la garnison (Albert DU BOIS, loc. cit., p. 33). Mais il se sentait bien trop le représentant de l’autorité communale, indépendant du pouvoir de l’Etat, pour user de ce droit autrement qu’après avoir épuisé tous les moyens répressifs et avant que « son armée », la garde civique, n’eût été réellement reconnue impuissante. Dans sa proclamation du 30, il ne fit allusion à un appel à la troupe que si la population devait continuer à se montrer rebelle. Cette même fermeté, ce même vieil orgueil municipal des terres belgiques, se retrouvaient chez le bourgmestre d’Anvers, Jean-François Loos. Le 30, il avait pris un arrêté interdisant les attroupements de plus de cinq personnes. Il avait convoqué toute la garde citoyenne, cavalerie et autres corps d’élite compris. A chaque bataillon, il avait adjoint des gendarmes et des commissaires de police. Le 30 mai, Anvers avait été sillonnée de patrouilles et, aux endroits menacés, les rues avaient été barrées, la circulation interdite !

Est-ce à dire qu’il n’y eut nulle part intervention du militaire ? Assurément non. A Mons, petite ville entourée d’une grosse (page 48) population ouvrière et nantie d’une faible garde civique, le bourgmestre - alarmé par l’attaque de la maison des Rédemptoristes, rue de la Grande-Triperie, le 30 - avait été fort heureux de pouvoir compter sur le concours de la ligne et des lanciers. A Liége, le bouillant général Fleury-Duray (Héros de l’affaire du Risquons-Tout en 1848), usant des droits incontestables du commandant de place en matière de patrouilles et d’autres mesures d’ordre (Ch. Woeste, De la répression, p. 238), fit déblayer par l’infanterie le terrain devant le collège des jésuites. Scandalisés de ne pas avoir été convoqués, les officiers de la garde civique de Liége firent entendre, quelques jours plus tard, une énergique mais vaine protestation.

A Gand, les relations entre le civil et le militaire prirent le caractère d’un conflit. Houspillé avec une poignée d’hommes par les manifestants, dans la soirée du 29, un fonctionnaire subalterne de la police avait, en l’absence du bourgmestre Delehaye, réquisitionné le secours de l’armée. L’article 106 du Code d’instruction criminelle : « Tout dépositaire de la force publique sera tenu de saisir le prévenu surpris en flagrant délit », rendait possible une intervention brusquée de l’autorité militaire. Le bourgmestre approuva par après l’initiative de son subordonné. Mais le conseil communal libéral ne l’entendit pas de cette oreille. En sa séance du 6 juin, il rappela le mécontentement de la Chambre, en 1834, parce que, lors des troubles anti-orangistes, le ministre de la Justice Joseph Lebeau avait invoqué l’article 106 (Frans Van Kalken : Le Sac d’avril 1834, loc. cit., p. 17). Par 21 voix contre 3, il infligea un blâme au bourgmestre.

Alors le gouvernement entra en scène. Certes, la circulaire du 9 mars 1847, due au lieutenant général baron Prisse, ministre de la Guerre dans le « Cabinet des six Malous », celle du général Anoul, ministre de la Guerre dans le ministère Henri de Brouckère, en 1854, recommandaient aux chefs de corps de ne faire intervenir l’armée « qu’après insuffisance reconnue des autres moyens répressifs à la disposition des autorités civiles » (Woeste, De la répression, p. 235). Mais un commandant de place n’en avait pas moins le droit et même le devoir de prendre les mesures de précaution devant lui permettre de satisfaire sur-le-champ à (page 49) d’éventuelles réquisitions des autorités civiles. Aussi un arrêté royal du 31 août 1857 annula-t-il la délibération du conseil communal de Gand. Plus tard, pour en finir avec cette controverse, Léopold Ier fixa la jurisprudence en la matière par une lettre au ministre de la Guerre Chazal, du 1er mai 1861 (Revue Générale, 1876. Mélanges, p. 626). : En règle générale, toute lutte civile doit être réprimée par la police locale soutenue par la garde civique. « Les autorités aiment en général à mêler prématurément les troupes dans ces sortes de difficultés. » En vérité, celles-ci ne devront entrer en scène que si les autres forces sont tenues en échec ou s’il y a assaut contre le gouvernement du pays.

5. La fin du cabinet De Decker

Venons-en à l’épilogue des troubles de 1857. Nous avons vu que, grâce au rétablissement de l’ordre par les bourgmestres, le retrait de la « loi des couvents » paraissait ne pas avoir été arraché par la force. Léopold Ier conseillait à De Decker, qu’il aimait beaucoup, de « rester dans la forteresse ». Ainsi ne pourrait-il être question d’une victoire de la violence, comme l’insinuaient les feuilles de droite, mais d’un simple succès de l’opinion. Sur ce eurent lieu les élections communales du 27 octobre 1857 ; elles furent un gros succès pour les libéraux. Complètement désorienté, De Decker prit « la fuite ». Avec une moue de mépris, le Roi tira immédiatement toutes les conséquences de cette dérobade et s’adressa résolument à Rogier. Le 10 décembre, les élections générales faisaient regagner 26 sièges aux libéraux. La presse catholique parla d’une « majorité de l’émeute ! » et le mot connut un grand succès. C’était un non-sens cependant, puisque le corps électoral, par son plébiscite, venait tout au contraire de resituer les volontés de l’opinion publique, un instant tourbillonnantes, dans l’axe de la légalité ! (Les lois du 3 juin 1859 et du 19 décembre 1864 interprétèrent évidemment la question des fondations charitables dans le sens libéral. Ce n’est qu’en 1921 que la loi sur les associations sans but lucratif a remis en honneur, sur un plan plus moderne et moins unilatéral, certaines dispositions du projet Alphonse Nothomb). Son verdict était clair il ne voulait plus que, sous le couvert de l’unionisme, on fît de la politique cléricale.

B. Le Meeting anversois (1862)

(page 50) Léopold Ier avait dit, en 1857, qu’il était parfois sage de transiger avec certaines « émotions rapides et contagieuses » des foules. Je vais essayer d’expliquer ici en quelques lignes pourquoi le célèbre mouvement du Meeting anversois, en 1862, « émotion rapide et contagieuse » s’il en fut, n’eut aucune chance de réussir par l’appoint d’une « politique de grande voirie » et ne s’y efforça même pas.

Et cependant, pouvait-on rêver campagne plus susceptible de soulever l’émotion populaire ? L’affaire commence, aussitôt la grande enceinte votée, en 1859. Une « Commission des servitudes », composée de notables, s’emploie, par les voies les plus légitimes : réunions publiques et pétitions, à faire valoir des droits à l’indemnisation en faveur des propriétaires ruraux dont les immeubles et les terrains sont grevés de servitudes militaires (Des décrets draconiens, datant de 1791 et de 1811, ainsi qu’une loi de 1815 interdisaient toute construction ou restauration dans un rayon d’environ 600 mètres à partir de la base de l’enceinte fortifiée). Peu après, une dépêche du général Chazal, ministre de la Guerre, en date du 26 juillet 1861, exige des Anversois la création d’une zone de servitudes circulaire - et partant intérieure aussi - autour de la nouvelle citadelle nord (Alphonse BELLEMANS, Victor Jacobs (1839-1891), Bruxelles, 1913). Cette fois, il ne s’agit plus seulement des intérêts des propriétaires de Moortsel ou de Deurne. Le conseil communal d’Anvers, la chambre de commerce voient déjà leurs bassins, leurs entrepôts menacés. Des souvenirs du terrible bombardement du 27 octobre 1830 surgissent. En cas de guerre, Anvers sera un nouveau Sébastopol ; on s’y battra de rue à rue, comme jadis à Saragosse !

Les organisateurs de la résistance copient les méthodes des Chartistes de Grande-Bretagne. Par voie d’affiches, ils convoquent les masses au théâtre des Variétés. Sept, huit mille, voire jusqu’à dix mille auditeurs, se pressent, à la nuit tombante, dans l’immense salle aux décors surannés. La foule s’irrite : le gouvernement refuse de placer les propriétés grevées de servitudes militaires sur le pied des immeubles expropriés pour cause d’utilité publique. Il recule devant les frais énormes qu’entraîneraient les indemnités. D’autre part, le reste du pays ne comprend pas pourquoi les Anversois s’indignent (page 51) au sujet d’une enceinte située à 7 kilomètres et demi de la cathédrale, enceinte qu’ils ont eux-mêmes votée avec enthousiasme et qui doit - on le croit du moins - les rendre invulnérables.

Ainsi, de semaine en semaine, le Meeting prend de plus eu plus l’apparence d’une révolte de la Commune contre le Gouvernement, la Dynastie, le Pays ! Sur ce entrent en scène les tribuns populaires Jan de Laet, journaliste catholique devenu boulanger, Louis Vleeschouwer, rédacteur de la feuille satirique Reinaert de Vos, et surtout Jan van Rijswijck, le démocrate de gauche qui, autant par ses discours que par son petit journal, la Grondwet, poussera le menu peuple aux plus folles exaltations !

Représentons-nous le célèbre lutteur, avec ses cheveux collés et sa barbiche de chèvre. Son frac noir boutonné jusqu’au col, son immense haut de forme à petits bords, lui donnent l’aspect d’un général de la guerre de Sécession en habits civils. C’est en flamand, dans la langue du populaire, qu’il apostrophe son auditoire : (Vlaamsch België sedert 1830, t. II, Paul FREDERICQ : Schets eener geschiedenis der Vlaamsche beweging, pp. 88 et suiv.)

« Le pouvoir militaire a mis la main de la mort sur le bien du campagnard... Il ne suffisait donc pas de nous laisser maçonner vivants dans notre cercueil... » La salle délire ! « M. Chazal crève du pied la Constitution comme il crèverait un vieux tambour ! » Huées ! Cris : « A bas Chazal, à bas Rogier, à bas Frère ! » (10 février 1862).

Le 10 mars, il sera plus violent encore. Il évoque le peuple libre d’Anvers renversant la statue du duc d’Albe, le « chacal espagnol », et démolissant en 1577 la citadelle élevée par le tyran. Ah ! cette question de la citadelle ! Au XVII siècle, en 1700, en 1740, en 1815, en 1830, toujours, elle s’est présentée comme un cauchemar aux habitants de la fière cité (Sur la question de la citadelle, voir notamment le beau travail de l’abbé Floris PRIMS, archiviste de la ville d’Anvers : Antwerpen in 1830, passim). Aussi, quels cris lorsque Van Rijswijck déclare la guerre à Chazal, le « second Tolède », à Palmerston, « le mauvais génie de Londres », à l’Anglais qui, au Bengale en 1857, « attachait le cipaye à la gueule des canons et le faisait retomber en pluie de chair humaine ! » (Voir le texte de ces harangues dans Dicht- en prozawerhen van Jan van Rijswijck, uitgegeven door Jan van Rijswich Janssoon (Anvers), t. III. L’ouvrage est précédé d’une excellente biographie du tribun, par Max ROOSES). Comme De Laet, comme Vleeschouwer, (page 52) Van Rijswijck en vient à réclamer des solutions absurdes : le démantèlement de la face intérieure des citadelles, la suppression de la grande enceinte, la renonciation à toute idée de défense nationale !

On s’attendrait, après ces apostrophes enflammées, à voir la foule se répandre dans les rues de la métropole et s’y abandonner aux pires excès. Or il n’en est rien. Le 10 mars seulement, des manifestants vont, au cours de la soirée, crier « A bas Chazal ! A bas les forts ! » chez le bourgmestre Loos et devant le Cercle militaire. Le 28 novembre, la situation est désespérée. Toutes les pétitions ont échoué. Le 6, le roi Léopold a réservé un accueil glacial au collège communal d’Anvers venu - bourgmestre en tête - lui adresser une dernière supplique (Th. JUSTE : Léopold 1er, t. II, p. 205). Vingt et un conseillers communaux ont aussitôt donné leur démission. Et néanmoins, il n’y eut pas non plus, ce soir-là, de troubles dignes de ce nom. Le bourgmestre les redoutait. La garnison avait été consignée. La garde civique stationnait place de Meir, Grand’Place, rue Longue de l’Hôpital, bref, dans tout le centre de la cité. Aucune de ces forces n’eut à intervenir. Les manifestants, grossis cependant de la masse des ouvriers ayant quitté le travail vers 8 heures (Les journées de travail étaient encore à cette époque longues de douze à quatorze heures !), s’en tinrent à quelques maussades huées.

Ceci prouve combien, pour réussir, des manifestations doivent poursuivre un but limité, simple, précis, susceptible de ramasser en boule de neige les adhésions populaires. Ici les discordances paralysent toute action commune. Les gens d’Anvers se sentent isolés dans le pays. L’opinion moyenne leur reproche leurs revendications absurdes, leur langage violent, leur antimilitarisme démagogique. Le gouvernement, les Chambres, ne leur cèdent pas d’une ligne. Et dans la ville même, la zizanie éclate entre le patriciat doctrinaire, les « fransquillons » de l’Association libérale d’une part, les démocrates radicaux ou catholiques « flamingants » de l’autre. Placés devant la nécessité pénible de combattre leurs vieux amis politiques, les députés d’Anvers ont (page 53) fait tout leur possible. Mais une campagne cléricale a « surgi dans le champ clos des servitudes et à l’ombre des citadelles. » (Paroles de l’ex-député libéral Hippolyte De Boe, le 18 juin 1868, rappelées par J-B. VAN MOL, Jean-François Loos (1836-1863), Anvers, 1876, p. 22, note 2 (Bibliothèque Royale. Biographies belges Varia). Le 3 décembre, le conseil communal tombe aux mains de la coalition catholique-flamande. Le 10 juin 1863, la députation libérale d’Anvers aux Chambres est à son tour renversée. L’ardente et juvénile « révolution légale » du Meeting, érigée sur des revendications au début parfaitement légitimes (Frère et Chazal avaient mis à combattre les demandes du Meeting, même les plus modérées, une obstination regrettable, souvent combattue par Bara, Crombez et Guillery. Notons que, bien des années après, les servitudes extérieures firent l’objet d’indemnisations, les intérieures furent supprimées et les citadelles nord et sud démantelées), sombre ainsi, pour de longues années, dans les querelles électorales, les haines locales, les accusations réciproques de corruption et de gabegie.

C. L’affaire De Decker (1871)

Après le contraste entre le mouvement de 1857 et celui de 1862, considérons à présent le parallélisme entre « l’émeute des gants glacés » et les manifestations contre De Decker, en 1871. Le mot parallélisme est peut-être mal choisi. Les parallèles, en effet, sont situées dans un même plan, mais n’ont pas de point commun. Ici, les points communs abondent mais les plans de 57 et de 71 sont-ils bien dans le prolongement l’un de l’autre ?

1. L’affaire Langrand-Dumonceau

Reprenons les faits. Deux fois, au cours de l’année 1870, les doctrinaires ont connu la défaite, voire l’écrasement le 14 juin, le 2 août. Le cabinet d’Anethan, dit « de la Visitation » parce qu’il naquit le 2 juillet, voudrait se montrer débonnaire. Mais l’opposition a gardé du mordant et cherche le combat.

Or voici que le défaut de la cuirasse s’entrouvre chez les catholiques : l’affaire Langrand ! On sait combien timides encore étaient à cette époque les entreprises de nos capitalistes. Lorsque le séduisant Langrand-Dumonceau, homme bien pensant et considéré comme sûr, (page 54) avait fait miroiter aux yeux des conservateurs l’appât d’opérations fructueuses, une sorte de ravissement s’était emparé d’eux. « L’industrie et la finance modernes sont désormais une puissance, » disait au Congrès catholique de Malines, en 1863, M. Prosper de Haulleville, « nous ne les avons pas appelées, mais puisqu’elles sont là, traitons-les comme les Barbares du IV siècle ; amenons-les au baptême et christianisons-les ! » (Ernest DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, Bruxelles, 1895, p. 321, n. 1)

Malheureusement, les Dechamps, les Alphonse Nothomb, les Pierre De Decker et autres prosélytes de ce culte nouveau, loin d’en fixer la déontologie, avaient eux-mêmes joué le rôle de catéchumènes, et encore combien maladroits ! Avec une véritable terreur, ces administrateurs et commissaires frais émoulus avaient vu les entreprises Langrand tomber en déconfiture, puis déclarée en faillite en 1870 (Voir un exposé objectif de la question dans Ed. DE MOREAU, S. J. : Adolphe Dechamps (1807-1875), Bruxelles, 1911, pp. 490 et suiv.). Des milliers de petites gens avaient été entraînés dans la débâcle !

Aussi lorsque, en 1871, Pierre De Decker, personnalité incontestablement honnête et de bonne foi, fut nommé gouverneur du Limbourg, soit sur le désir du Roi, soit contre sa volonté - car les deux choses ont été affirmées d’après des sources également respectables - cette désignation parut éminemment regrettable. Elle servit aussitôt de base - et non uniquement de prétexte - au combatif Jules Bara, député de Tournai (Sur Bara, voir Henry VAN LEYNSEELE, Jules Bara, avocat, Bruxelles, s. d., 31 pages. Conférences du Jeune Barreau de Bruxelles. - Paul Hymans, Portraits, essais et discours, Bruxelles, 1914 ; discours prononcé à l’inauguration du monument Bara à Tournai, en 1903), pour entreprendre une offensive de grand style contre la majorité. Le 17 novembre, il annonçait publiquement son dessein d’interpeller le gouvernement sur la nomination de De Decker.

2. L’émeute de novembre 1871

On sait combien les scandales financiers-parlementaires ont, à toute époque, ému l’honnêteté foncière des foules. Un frémissement parcourut l’opinion. Bara, l’éloquent et brutal Bara allait parler ! Au jour fixé - le mercredi 22 novembre - des milliers de libéraux wallons (page 55) prirent le train pour Bruxelles (Anonyme (Victor Jacobs) : Histoire de l’émeute de novembre 1871 (Revue Générale de 1872), donne, p. 156, des extraits de journaux libéraux annonçant cet afflux). Les tribunes publiques étaient pleines. A peine l’interpellateur eut-il dénoncé la « soif de l’or », critiqué « l’atmosphère pestilentielle » pesant sur le Parlement, entrepris, selon le mot très juste du ministre de l’Intérieur Kervyn de Lettenhove, bien plus la critique des affaires Langrand en général que celle de la gestion de De Decker, à peine eut-il déclenché son âpre offensive que la Chambre et le public du dehors furent gagnés d’une fièvre rappelant celle de 1857. « Vive le Roi ! Vive Bara ! A bas la calotte ! » crie-t-on, dès le 22, place de la Nation. Vers 4 heures et demie, Jules Anspach quitte la salle des séances où il figure au premier plan de l’opposition. Son langage, plus que celui de Charles de Brouckère, reflète les contrastes de sa double personnalité. Il adjure le public, du haut des marches d’entrée de la Chambre, de ne pas faire le jeu de l’adversaire - ces mots trahissent bien l’homme de parti - en compliquant sa tâche de bourgmestre responsable de l’ordre dans la capitale. Des acclamations saluent sa voix retentissante, mais la foule reste sur place. Au moment où la séance va être levée, M. Thibaut, président de la Chambre, enjoint formellement au bourgmestre de faire respecter la représentation nationale. Ceint de son écharpe, Anspach, flanqué d’une soixantaine d’agents, dégage méthodiquement les abords de la place de la Nation. Alors, de loin, le public acclame ses députés favoris : Bara, Rogier, et hue les autres. Le soir, des groupes vont crier : « Démission ! » devant le palais du Roi, trépigner d’enthousiasme devant la maison d’Anspach, rue des Sables, conspuer le député Brasseur, ex-conseiller de Langrand, rue Joseph II. On se croirait revenu de quatorze ans en arrière !

Cette impression de retour vers le passé se confirme au fur et à mesure que les événements se précipitent. Le jeudi 23, la foule massée devant le Palais de la Nation est devenue immense. Il y a du monde jusque sur les talus du Parc et, parmi ces gens entassés, beaucoup de « méchants étudiants », d’« écoliers tapageurs ! » (Journal de Bruxelles du 24). L’annonce de la clôture des débats, par 64 voix contre 46, (page 56) est connue dans le public un peu avant 5 heures et provoque des éclats de colère pareils à ceux qui, le 27 mai 1857, avaient accueilli le vote des articles 71 et 78 de la « loi des couvents ». Le soir, des bandes de manifestants - étudiants de l’Université en tête - vont acclamer Bara, rue de Spa, et casser les carreaux chez Alphonse Nothomb, rue du Luxembourg. L’attaque, dit dédaigneusement l’ancien ministre de la Justice à la Chambre, le 24, part, en ordre principal, de « collégiens qui feraient mieux d’apprendre l’orthographe, fruits secs de l’Université, piliers d’estaminet, ce type bien connu, au chapeau déformé, aux bottes éculées, au col de carton ! » (« Et qui n’ont pas touché de dividendes, » réplique Bara, avec son dur sens d’à-propos (Pierre NOTHOMB, loc. cit., pp. 109 et 110). Et, comme le 28 mai, on retrouve ces bandes devant le couvent des capucins, rue des Tanneurs, chez les jésuites, rue du Poinçon, au Journal de Bruxelles (transféré impasse de la Violette). Elles arrachent des sonnettes, brisent les grillages des soupiraux, font voler en éclats quelques vitres. Chez les petits frères de la Doctrine chrétienne, rue Notre-Dame-aux- Neiges (Cette rue s’étendait jadis de la rue Royale à la place des Barricades), où se donne un paisible « cours d’adultes s, une charrette à bras sert de bélier pour enfoncer la porte. Mais tout cela n’atteint pas le niveau de la déprédation. Quelques policiers suffisent pour disperser les assaillants, quelques gendarmes pour monter la faction autour des immeubles menacés.

Ces journées du 22 au 24 novembre 1871 ont cependant quelque chose de plus sombre, de plus sauvage que les manifestations de 1857. D’abord, le temps est affreux ; c’est sous les rafales de neige et dans la boue que circulent - notamment le vendredi 24 - les protestataires. Le mouvement a, d’autre part, un aspect plus factice, plus « organisé ». Les groupes surgissent et redisparaissent dans l’ombre de frimaire avec une inquiétante rapidité. Ce n’est plus pour chanter la Brabançonne qu’ils se portent devant le Palais du Roi (dans la soirée du 23), mais pour troubler de leurs cris de « Démission » le dîner officiel qui s’y donne. Quelques heures auparavant, à l’issue de la séance du Parlement, la foule s’est abandonnée à une rage hystérique, vociférant : « Les voleurs ! » sur l’air des Lampions, abreuvant d’injures De Laet (page 57) et Nothomb, plaqués au mur. Elle a poursuivi (par erreur d’ailleurs) le respectable Barthélemy Dumortier jusqu’au seuil d’une lingerie, au coin de l’impasse du Parc !

Poursuivons la comparaison. Les troubles de 1871, au contraire de ceux de 1857, terminés au bout de trois jours, ont, eux, une tendance à s’éterniser. Certes, le vendredi 24, au soir, Anspach a interdit les attroupements de plus de cinq personnes. Le cri de « A bas les voleurs ! » est sévèrement réprimé. Des patrouilles de gardes civiques circulent autour des maisons religieuses. Des pelotons de gendarmes à pied et à cheval parcourent les principales artères. Le bourgmestre tient la situation bien en main et les désordres, limités à quelques charivaris devant les hôtels ministériels, ne se propagent pas en province (Exception faite pour les désordres locaux de Mons, le 30, et de Jemmapes, le 31). Néanmoins, l’atmosphère politique reste lourde. Le samedi 25, au banquet de la Sainte-Cécile à la Grande Harmonie, le maïeur triomphant - trop ostensiblement peut-être - porte le toast au Roi et annonce de prochaines mesures de satisfaction (Sur la manière dont le bourgmestre se posa en « protecteur du Roi », voir les observations acérées de Ch. Woeste, dans ses Mémoires, t. 1er, Bruxelles, 1927, p. 113). Le 27 paraît l’arrêté royal annonçant l’acceptation de la démission de De Decker. Mais déjà le bruit court que la situation du ministère tout entier est menacée, que Léopold II a des entretiens confidentiels avec divers hommes politiques. « Nous sommes dans un fameux gâchis », a dit d’Anethan à Woeste ! Le mercredi 29, après avoir reçu une députation des associations libérales des villes flamandes, solennellement venue à Bruxelles pour le féliciter, Bara interpelle violemment le gouvernement : De Decker est tombé sous la réprobation de l’opinion publique, le ministère qui l’a désigné doit nécessairement le suivre. Frère-Orban exige « que l’on ne puisse plus dire désormais que le ministère est la représentation de la maison Langrand et de la maison anversoise ». Alors les manifestations reprennent du côté des Palais, monotones, obsédantes !

Et le jeudi 30 nous amène enfin la péripétie. En ce jour ont été inaugurés les Nouveaux Boulevards, au-dessus de la Senne voûtée. (page 58) Malgré la pluie, la neige fondue, la boue, la cérémonie s’est terminée d’une manière chaleureuse, par l’apothéose d’Anspach et de sa fidèle garde civique, sous le harnois depuis huit jours. Mais le soir, à la lueur de torches, des bandes de trois à cinq mille personnes se portent, en vagues successives, par la rue de l’Ecuyer vers le palais du Roi. A cause du jour de fête et de chômage, beaucoup d’ouvriers sont mêlés à cette foule. La masse est joyeuse. Elle cadence le pas en scandant « Au palais, démission ! » Elle chante « Halte-là, on n’pass’ pas, car la gard’ civique est là ! » ou encore le populaire « Lup, lup, lup, de garde-vill’ is dôe ! » De l’avis même du Journal de Bruxelles (du 4 décembre), c’est une « bamboche monstre » du « peuple noceur et non politiqueur ». Or ce peuple va, sur l’immense place des Palais, se livrer à des manifestations scandaleuses. Il clamera le refrain, pas bien méchant mais déplacé tout de même « Oh, roi de carton, Parais à ton balcon, Et sans façon, Donne ta démission ! »

Il sera passé 10 heures quand les chasseurs belges, les chasseurs éclaireurs, les artilleurs de la milice citoyenne parviendront, enfin, à faire évacuer les abords de la demeure royale. Aussi Léopold II en a-t-il assez. Il passe une nuit affreuse. Ce ministère, au sein duquel les « antimilitaristes », MM. Cornesse, ministre de la Justice, et Victor Jacobs, ministre des Finances, lui sont depuis longtemps antipathiques, semble ne pas vouloir comprendre qu’il est plus que temps qu’il s’en aille. Le Souverain brusque le dénouement. Le 1er décembre, après une entrevue orageuse avec M. d’Anethan, il exige par écrit la démission de ses ministres !

3. Les réactions politiques et le rôle de la garde civique

Comme on pouvait le prévoir, toute la droite accusa les libéraux d’avoir monté la cabale. Ils avaient gardé, disait-elle, de leur succès de 1857, le goût de l’émeute. « Cela recommencera dans toutes les grandes occasions », avait écrit une feuille de gauche, le Journal de Gand. Déjà le 23, Alphonse Nothomb, défendant avec cran les administrateurs politiques des entreprises Langrand devant la Chambre, avait reproché aux doctrinaires de s’être littéralement rués sur le scandale. Le 1er décembre, les catholiques, encore sous le coup de l’initiative royale, applaudirent à tout rompre le député de Turnhout, Coomans, célébrité parlementaire du temps, spécialiste ès pacifisme un peu extravagant, lorsque celui-ci accusa la Gauche d’avoir « favorisé, (page 59) excusé, sinon légitimé l’émeute, » elle-même annonciatrice des « funérailles de la Constitution » préparées par la Couronne ! (Frère, Para, Guillery ne perdirent pas une si belle occasion de rappeler la Droite aux « convenances parlementaires ».) Le Journal de Bruxelles évoqua, avec une emphase apeurée, l’anarchie de la Commune (Les journaux de la fin de novembre décrivent longuement l’exécution dramatique de Rossel, Ferré et Crémieux). M. Woeste incrimina avec véhémence « les doctrinaires, ces révolutionnaires perfides et sans principes, peut-être pires que les radicaux » (Ch. Woeste : L’interpellation de M. Bara et la situation (Revue Générale de 1871) et La Révocation du ministère d’Anethan dans Vingt ans de polémique, t. Ier (Bruxelles, 1885)). Bara et 1’Echo du Parlement, appuyés par « quelques centaines de factieux recrutés dans les diverses Loges de province, » avaient soudoyé et ameuté la « vile populace. » Leur but final était la conquête du pouvoir.

La gauche, elle, reprit à l’unanimité le thème de la « spontanéité foudroyante. » Le vendredi 24, à la Chambre, Anspach, tourné vers les bancs des catholiques, disait : « Vous avez cru qu’on pourrait faire cette nomination insensée, extravagante, sans provoquer l’émoi populaire ? » Le 29, Guillery déclarait : « Nous ne pactisons pas avec l’émeute, mais nous l’excusons quand elle dérive de l’explosion publique. » Cette position était solide du point de vue polémique, car les colères de l’opinion libérale se justifiaient amplement. Toutefois, la différence fondamentale entre les désordres de 1857 et ceux-ci saute aux yeux. La « loi des couvents » avait provoqué entre parlementaires une âpre querelle, mais c’était une sorte de conflit de famille, dans lequel l’opinion publique, énervée et excédée, n’était intervenue qu’après un mois de débats, et ce presque à la surprise du Parlement. Ici, Bara avait annoncé une semaine d’avance son interpellation. Des affichettes anonymes avaient été placardées un peu partout, dès le 23, invitant, jour après jour, les manifestants à se grouper en divers lieux de rassemblement. Les mots « appel à l’opinion » et « pression politique « n’étaient donc pas employés absolument hors de propos. D’autre part, en 1857, le corps électoral s’était montré clairement las de toute expérience catholique, même centriste. En 1871 au contraire, (page 60) le pays, dans son ensemble, réclamait une trêve aux querelles politiques et l’attendait d’un gouvernement de droite (Dans un article assez faible, mais nuancé pourtant : Les Manifestations publiques, CHARLES POTVIN a essayé de fixer les contrastes entre les manifestations de 1857 et celles de 1871 (Revue de Belgique de 1871)).

Mentionnons un contraste encore. En 1857, les récriminations de la droite ne visent personne en particulier ; en 1871, toutes se concentrent en fin de compte sur le bourgmestre Anspach, « homme fort dangereux, habile à jouer tous les rôles, provoquant le désordre tout en feignant de vouloir le réprimer et doué d’une audace peu commune » (Ch. WOESTE, Mémoires, t. 1er (Bruxelles, 1927), p. 110). Que lui reproche-t-on ? Le vendredi 24, le président de la Chambre et le ministre de l’Intérieur ont dû exiger de lui que « ces scandales cessent ». Bien que, dès le 22, les troupes eussent été consignées, bien que des renforts en infanterie, en artilleurs, en lanciers eussent été appelés d’Anvers, de Louvain, de Namur, il a refusé de les réquisitionner. Le vendredi soir, il a découragé la police en suspendant, jusqu’à décision ultérieure du conseil communal, quelques agents qui avaient, selon lui, sévi avec trop d’ardeur contre les manifestants ameutés devant l’institut Saint-Louis, rue du Marais.

A ces reproches, la riposte s’oppose. Jules Anspach n’a jamais hésité à s’affirmer défenseur de l’ordre menacé dans la cité dont il a la garde. Après les bagarres du 12 août 1864, le supérieur du pensionnat Saint-Michel lui a écrit : « Nous n’avons pas assez de termes pour vous exprimer toute notre reconnaissance. » Après les élections du 2 août 1870 et les manifestations qui s’ensuivirent, le personnel du collège des jésuites a exprimé sa gratitude envers les « gardes-ville » du maïeur en leur envoyant une gratification de 100 francs. Le 18 juin 1871, lors des démonstrations anti-pontificales, Anspach a marché à la tête des chasseurs-éclaireurs et des sapeurs-pompiers. La bagarre a cessé presque aussitôt (ALBERT DUBOIS, Les Bourgmestres de Bruxelles, Jules Anspach (Revue de Belgique, 1896), pp. 172-175).

Dans les conjonctures qui nous occupent, Anspach n’a-t-il pas réuni le collège en permanence ? N’a-t-il pas pris toutes les mesures réclamées par la situation ? Le jeudi 23, la 1ère légion de la garde (page 61) civique a fait le carré place de la Nation, toute l’après-midi, tambours et officiers supérieurs à cheval au centre. Le 24, à 7 heures et demie du soir, la 3e et la 4 légion ont, sur décision du collège, été convoquées d’urgence et ce suivant une procédure expéditive, tombée en désuétude depuis vingt-cinq ans : le rappel au tambour ! Elles ont été judicieusement cantonnées à la Grand-Place, à l’Académie de dessin près de l’établissement des jésuites, à l’hôpital Saint-Jean à proximité de l’institut Saint-Louis, au Waux-Hall dans la ville haute, au Quartier-Léopold.

Anspach a donc accompli son devoir. Seulement, comme ses sympathies vont droit aux manifestants - et il ne les cache pas - il ne veut pas d’effusion de sang, il se refuse à « provoquer l’émotion populaire. » D’autre part, il se sent, plus encore que Charles de Brouckère, le défenseur de la commune, qui a le privilège de « faire son ménage soi-même » (harangue à la garde civique, dans la soirée du 29). C’est pourquoi Anspach refuse le concours de l’armée ; il s’en targue au banquet de la Sainte-Cécile. Dans la soirée du jeudi 23, il apprend que la gendarmerie, de sa propre initiative, et en vertu des articles 125 et 126 de la loi du 28 germinal, ainsi que de l’article 106 du Code d’instruction criminelle, « dissipe des attroupements séditieux sans sommation de l’autorité civile. » Aussitôt il lui envoie, conformément à l’article 90 de la loi communale, une réquisition et il la consigne à sa propre disposition dans les casernes (CH. WOESTE : De la répression, p. 23).

L’instrument répressif favori du bourgmestre, c’est la milice citoyenne. Certes, il n’ignore point que, le 24, devant le Palais de la Nation, « la garde civique a été la plus ardente à huer M. Brasseur et les autres députés de la Droite ». L’Echo du Parlement a fièrement relevé cet épisode, plutôt fait pour déconcerter. Dans la soirée du 24, des gardes en patrouille ont crié : « A bas la calotte ! A bas les voleurs ! » Des témoins oculaires assurent même que le 30, lors du scandale de la place des Palais, une soixantaine d’hommes de la 2ème légion ont mis la crosse en l’air ! Ceci n’empêche point que la garde civique a, dans l’ensemble, fourni sans broncher, avec calme et bonne humeur, des (page 62) prestations longues et répétées, par un temps épouvantable (Discours d’Anspach au banquet de la Sainte-Cécile à la Grande Harmonie, le 25).

L’expression un peu tumultueuse de ses convictions intimes ne l’a pas empêchée, disent les libéraux, d’accomplir son devoir envers la chose publique. Soupçonnée parfois d’être le « corps électoral armé de la capitale », elle n’a pas été un instrument de parti aux mains d’un « homme grisé par l’émeute ». Elle a été le rempart de la sécurité publique, la « pierre angulaire de la situation » (Harangue du bourgmestre à la 4ème légion, à l’Hôtel de ville, dans la soirée du 29<. Aussi le maïeur félicite-t-il ses légions, la garde acclame-t-elle son bourgmestre, dans une parfaite communauté de sentiments.

4. Le ressentiment catholique

Les catholiques conservèrent des événements de 1871 un souvenir ulcéré. Tout compte fait, le ministère d’Anethan avait dû capituler et cela tout en possédant une importante majorité aux Chambres. Les troubles étaient virtuellement maîtrisés, limités à la capitale seule. La « bamboche » du 30 novembre eût pu être arrêtée net par le déploiement d’une partie des forces militaires dirigées à pied d’œuvre par les soins du gouvernement. Au matin du 1er décembre, d’Anethan avait encore supplié Léopold II d’ordonner cette intervention décisive. Malheureusement pour le Premier, le Roi, à l’opposé de son père quatorze ans auparavant, avait laissé tomber le ministère et ce - ô comble de disgrâce - en le déclarant « hors d’état de maintenir l’ordre ! » (Sur les ripostes du Cabinet sacrifié, cf. Comte LOUIS DE LICHTERVELDE, Léopold II, p. 134).

Evidemment, ce ressentiment s’atténua lorsque le Roi eût fait appel à la sagesse du vénérable comte de Theux, à la finesse clairvoyante de Malou, pour rendre le calme au pays, tout en respectant les usages parlementaires. Il n’en restait pas moins établi que « l’opposition, appuyée sur la rue, avait dicté ses volontés aux grands pouvoirs publics. » (Ch. Woeste). Et cela sans motif absolument péremptoire ! Comme l’avait dit aux libéraux le ministre Cornesse, le 29, à la Chambre : Puisque vous avez à votre disposition les meetings, les adresses, les élections, pourquoi ces appels à la collaboration de la rue ? (page 63) Allait-on vraiment « recommencer dans toutes les occasions », selon la prophétie du Journal de Gand ? Toujours est-il que déjà, à la fin de février 1872, les libéraux manifestèrent à Anvers, sous les fenêtres de l’hôtel où était descendu le comte de Chambord (CH. WOESTE, Les Appels à l’étranger et les nouvelles émeutes du parti libéral. (Revue Générale, 1872)). Et au cours de sa longue existence, le cabinet Malou connut le constant désagrément des réunions électorales tumultueuses et des bruyants cortèges de « Gueux ! » (F. VAN KALKEN : La Belgique contemporaine, pp. 115 et 116).

D. La « Saint-Barthélemy des grosses caisses » (1884)

1. Le contexte politique : la revanche catholique et l’abolition de la « loi de malheur »

Je terminerai cette étude, déjà longue, par l’analyse d’un antonyme : la contre-manifestation du 7 septembre 1884. Au lendemain des élections du 10 juin 1884, désastreuses pour le libéralisme, les deux « athlètes » du nouveau cabinet Malou (du 16 juin), M. Woeste, ministre de la Justice, et M. Victor Jacobs, ministre de l’Intérieur, avaient engagé leur parti dans une politique d’offensive contre les vaincus de la veille. Une troisième loi organique de l’enseignement primaire, dite loi Jacobs, avait été mise en discussion dès le mois d’août, au cours d’une session extraordinaire du Parlement. Malgré les alarmes de Beernaert, de Malou lui-même, et malgré l’évident déplaisir de Léopold II, les militants du parti prétendaient faire une réalité de l’altière et rancuneuse phrase d’Alphonse Nothomb : « Nous sommes les maîtres et vous vous inclinerez. » Politique dangereuse, certes, mais qui trouvait en partie son excuse dans le fait qu’au cours de la récente « guerre scolaire » contre la loi Van Humbeeck, les catholiques avaient réellement beaucoup souffert et consenti à de grands sacrifices (Sur l’ensemble des faits de l’époque, cf. les études du vicomte CHARLES TERLINDEN, dans le tome II de l’Histoire de la Belgique contemporaine, de 1830 à 1914 (Bruxelles, De Wit, 1929), et F. VAN KALKEN : La Belgique contemporaine, pp. 117 à 128).

Les libéraux acceptaient malaisément le fait accompli. De plus en plus accoutumés - nous l’avons vu - à considérer les rues des grandes villes comme leur indiscutable domaine, ils se portaient (page 64) régulièrement aux abords de la Chambre pour conspuer les chefs de la majorité et contraignaient ainsi le bourgmestre Charles Buls à multiplier les prestations de la garde civique. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que Woeste et Jacobs guettaient une défaillance des autorités communales. Le 7 août au matin, alors que le bourgmestre assistait à Londres à un congrès international de l’enseignement, des gendarmes avaient soudain circulé rue de la Loi, des piquets de carabiniers avaient quitté leur caserne. Réuni d’urgence, le conseil communal avait solennellement adjuré le gouvernement de retirer son réquisitoire à l’armée et s’était porté garant du bon ordre (CH. WOESTE, La Loi scolaire de 1884 et l’opposition des libéraux (Revue Générale de 1927), pp. 3 et 4). Le collège avait reçu avis de la décision prise par Woeste et Jacobs, dans la soirée du 6, par une lettre de M. Dolez, gouverneur de la province de Brabant, simplement mêlée au courrier général).

2. Les prémisses

Dans l’espoir de faire impression sur la Chambre, les libéraux avaient demandé au bourgmestre l’autorisation de pouvoir former un cortège, le dimanche 10 août, afin de remettre au Parlement une pétition protestant contre le projet Jacobs. Jusqu’alors, les catholiques avaient combattu avec une extrême violence la « politique de grande voirie. » Brusquement, ils firent volte-face et réclamèrent le droit, pour eux aussi, de manifester en ce même jour. « Nous sommes résolus, absolument résolus, à revendiquer, par tous les moyens en notre pouvoir, l’égalité des électeurs devant la Constitution et sur la rue, » déclarait catégoriquement le Journal de Bruxelles du 11 août. Puisque les libéraux descendaient sur la place publique « pour essayer d’intimider la nation, » eux feraient de même pour se défendre virilement. »

Charles Buls tenta l’expérience (Sur Ch. Buls, cf. ALBERT DUBOIS, Les Bourgmestres de Bruxelles. Ch. Buls (Revue de Belgique, 1897), pp. 102 et suiv.). Il divisa la ville en deux zones égales par des cordons de gardes civiques et donna aux libéraux le libre usage des boulevards du centre, tandis qu’il abandonnait aux catholiques le secteur de la rue de la Régence et de la rue Haute. La journée se déroula sans encombre.

Le 30 août, la loi Jacobs passait à une importante majorité. Le lendemain, les associations libérales du pays se réunissaient de nouveau, en vue de remettre une pétition - au Roi cette fois - (page 65) dans l’espoir que celui-ci voudrait bien refuser sa sanction à la mesure abhorrée. Dès qu’ils avaient eu connaissance des projets de la Gauche, les catholiques et les nationaux-indépendants avaient prétendu mettre sur pied, le même jour, une « contre-manifestation formidable » (Journal de Bruxelles du 24 août). Et comme Buls se refusait à renouveler le périlleux essai géminé du 10, ils avaient réclamé et obtenu de lui que, à la date du dimanche 7 septembre, ils pourraient à leur tour défiler en ville, par les mêmes rues, avec les mêmes privilèges et sous la même protection. En attendant, les gazettes catholiques des premiers jours de septembre se complaisaient à des broutilles, ramenaient à trente mille le nombre des manifestants libéraux - estimé, non sans optimisme, à cent mille par l’Indépendance belge - et décrivaient, avec un certain humour, le cortège des Bleus, sous les averses continuelles, Dewandre et Pécher bras dessus bras dessous, Paul Janson hâlé par le soleil de Nieuport, les jeunes gardes, bluets au chapeau, bref, toute la « courtille libérale, » chantant irrespectueusement « A bas Malou, il faut le pendre, avec la corde au cou ! » ou encore la bizarre complainte, à la mode depuis le 10 août « Oh, Vandenpeereboom, peereboom, boom, boom ! (Jules Vandenpeereboom était ministre des Chemins de fer, Postes et Télégraphes dans la nouvelle équipe ministérielle).

Le 1er septembre, les organisateurs de la manifestation avaient eu une entrevue avec le bourgmestre. Celui-ci n’était pas sans appréhensions, mais il ne voulait pas, en interdisant le cortège prévu, revêtir les apparences de la partialité. Il avait donné à MM. Van Oye et Silvercruys sa parole d’honneur qu’il maintiendrait l’ordre. L’entreprise, cependant, s’annonçait scabreuse. Dès le 31, le procureur du Roi avait prédit à Woeste : « Aujourd’hui tout a bien marché, mais si les catholiques manifestent dimanche prochain, c’est alors qu’il y aura du chahut (CH. WOESTE, La loi scolaire, p. 10). Au cours de la semaine qui précède, la polémique quotidienne des journaux, déjà tant plus violente et haineuse qu’en 1871, et surtout qu’en 1857, hausse encore de ton. Ceux de Droite ne parlent que de relever le défi libéral et exultent d’avance. Ceux de Gauche visent à la provocation. « Quand les catholiques triomphent, (page 66) c’est une fiction », assure sans broncher la Flandre libérale. « Tout suffrage catholique est un mensonge. Toute élection catholique est un mensonge énorme » (Allusion aux élections du 10 juin et au scrutin du 8 juillet 1884, consécutif à la dissolution du Sénat), affirme rageusement la Réforme (30 août). Tous accusent leurs adversaires de racoler des « mercenaires embrigadés, des voyous, des ivrognes », sans parler de la masse rurale des « têtes de pipe ». Chaque parti, en outre, a déjà alors ses « troupes de choc » : la Gauche, ses jeunes gardes et les étudiants de Bruxelles, munis de cannes et de sifflets ; la Droite, ses stokslagers campagnards, du type de ceux qui, peu auparavant, ont fait le bravache devant le château du sénateur libéral Vaucamps, à Huyssinghen !

Le gouvernement, cette fois, ne prend aucune mesure préventive. Le chef du cabinet Malou, qui, dans sa sagesse, trouve déplorable toute cette aventure, est parti pour sa maison de campagne de Woluwe. Woeste et Jacobs se bornent à détacher quelques pelotons de carabiniers vers les trois gares. La garnison de Bruxelles est d’ailleurs faible, les troupes étant en service de grandes manœuvres au camp de Beverloo.

Le bourgmestre Buls est donc seul à prendre ses responsabilités. Le 6, il publie un arrêté interdisant tout autre rassemblement que la manifestation autorisée. Il décrète une série de mesures d’ordre. Outre les pelotons de gendarmerie de tête et de queue, cent quatre-vingt-sept agents de police, sous les ordres d’un commissaire, accompagneront le cortège. Au long du parcours, de la gare du Midi, par les boulevards du centre et la rue de la Madeleine, jusqu’au Palais royal, il y aura onze postes de police - répartis sur trois sections - soit environ cent septante hommes, et neuf postes de gardes civiques. Le lieutenant général Stoefs, commandant supérieur de la milice citoyenne, convoque toutes les légions et les corps spéciaux (Soit quatre mille cinq cents hommes), établit son quartier général au Waux-Hall et groupe ses hommes, de manière à laisser la voie publique libre, aux points névralgiques les carrefours de la place Joseph Lebeau (aujourd’hui place Anneessens), de la place Fontainas, de la Bourse, du Point Central à l’angle (page 67) de la rue Marché-aux-Poulets, de la rue de la Madeleine et de la rue des Eperonniers. Une forte réserve de gardes et de sapeurs-pompiers armés campe à l’Hôtel de ville où le bourgmestre, le procureur du Roi Willemaers et son substitut De Hoon ont leur quartier général, téléphone et télégraphe à portée de la main. Des agents en bourgeois sont chargés d’aller aux informations, dans la foule. Buls a exposé oralement à ses commissaires qu’ils se trouvaient devant une « tâche délicate et difficile », réclamant « du tact et de la prudence. » Après les avertissements d’usage, la répression devra être énergique (Rapport de Buls au gouverneur de la province Dolez, le 12 septembre, lu par lui eb séance du conseil communal, le 15. Rapport du lieutenant général Stoefs au bourgmestre, le 8. (Cf. Indépendance belge du 16 et du 17 septembre)).

3. Le déroulement de la manifestation

Au matin du 7 septembre, il apparaît que le temps sera beau mais la journée mauvaise. La police secrète annonce à ses chefs une « campagne de sifflets ». De fait, les camelots en vendent des milliers, le petit : « l’anticlérical », à 10 centimes ; le gros : « le bon libéral », à cinquante ! Les maisons sont pavoisées aux couleurs bleues. Jeunes gardes et étudiants courent affairés, la boutonnière ornée de bluets, la canne au poing, et chantent « A bas Malou ! » De leur côté, les sociétés catholiques se dirigent, curés et personnalités locales en tête, des diverses gares vers la place de la Constitution, immense lien de rassemblement (avec les voies adjacentes) pour les quatre-vingt mille hommes attendus. Leurs musiciens, parés de coquelicots, jouent allègrement le Weg met dat geuzenras, ras, ras (« A bas cette race de gueux ! »). Beaucoup de manifestants sont munis de gourdins. Il est clair que, de part et d’autre, « ça va chauffer ! »

A 1 heure trois quarts, l’immense cortège s’ébranle. Le long et rectiligne boulevard du Hainaut est noir de monde, les balcons sont chargés de curieux. Les manifestants scandent leurs couplets favoris de riposte : « Viv’ Vandenpeereboom » ou « Vive Malou !» Les premières escarmouches s’annoncent. Des spectateurs, goguenards, tendent aux gens qui défilient des « pistolets », des pièces de 50 centimes, et chantent, sur l’air de la polka du Printemps : « C’est pour trois francs, c’est pour trois francs, c’est pour trois francs cinquante, avec un bon dîner, qu’ils vont manifester » (D’après le rapport de l’officier inspecteur de police Vandermarlière, les manifestants avaient reçu leur coupon de chemin de fer, 2 ou 3 francs, un bon pour un dîner dans un patronage et six bons de bière. Que l’on ne perde pas de vue que, pour nombre d’entre eux, le déplacement devait durer quinze ou seize heures). Une pluie de circulaires-pasquinades bleues tombe des fenêtres et jusque des lucarnes des mansardes. Le roulement des sifflets s’élève en tempête. Le charivari commence.

Ce fut vers 2 heures que la contre-manifestation se déchaîna dans toute sa force. A ce moment, on pouvait voir onduler les bonnets à poil de la gendarmerie montée au-delà de la Bourse, à la hauteur des magasins Thiéry. La tête du cortège, où figuraient les notabilités du parti : sénateurs, députés, bourgmestres, passait entre les degrés de la Bourse, chargés, lions inclus, d’une foule hostile jusqu’au délire, et l’escadron de cavalerie de la garde civique, massé entre les deux « aubettes » des tramways. Un mannequin représentant un jésuite glissa soudain au long d’une corde tendue entre deux immeubles du boulevard Anspach, au coin de la rue des Pierres. A ce signal, raconte dans le Voltaire, Arthur Ranc, témoin oculaire des faits, une « forêt de cannes » s’élève (Cf. Indépendance belge, du 14 septembre). Il se produit une bousculade effroyable. Le cortège est coupé par une irrésistible ruée des contre-manifestants. Et cet épisode, vingt fois renouvelé, au Point Central, aux coins de la rue des Fripiers, de la rue de la Fourche, à l’angle du Passage, ce sera toute l’histoire du 7 septembre. A coups de canne, de poing, de sacs de bleu, les libéraux lacèrent les chapeaux, abattent banderoles et cartels, détruisent les instruments de musique. Comme, heureusement, cette invraisemblable bagarre ne provoquera pas de pertes d’existences humaines, ni même de blessures graves, la Chronique la qualifiera humoristiquement de « Saint-Barthélemy des grosses caisses ! »

Au début, les manifestants tiennent tête à l’orage, répondent au sarcasme par le quolibet, à la bourrade par le horion. Noyée dans les remous des masses, la police est débordée, réduite à l’impuissance. Huit fois, la garde civique montée fraye, à la Bourse, un passage aux catholiques jusqu’à la rue des Fripiers, puis, par la boucle de la rue du (page 69) Borgval, revient à la rescousse des retardataires, Seule la tête du défilé atteint la place des Palais et parvient à déposer ses adresses entre les mains d’un officier d’ordonnance du Roi (Léopold II séjournait à ce moment à Ostende).

Le reste s’étire en des passages de plus eu plus étranglés, ménagés à grand-peine par la garde civique, ici narquoise, ailleurs franchement hostile. Enfin, un barrage de contre-manifestants bloque définitivement la chaussée au Marché-aux-Herbes. Étourdis par les cris, les huées, l’obsession des coups de sifflet, les manifestants s’égaillent. Beaucoup fuient sous la protection de la police, les uns par la petite rue Chair-et-Pain, vers la Grand-Place et la gare du Midi, les autres, par la rue de la Montagne, vers la gare du Nord.

Et cela dure trois à quatre longues heures ! En vain Buis fait-il dévaler par la Montagne de la Cour les gardes civiques désœuvrés de la ville haute. Ils sont littéralement absorbés par une foule devenue, au spectacle de sa propre déraison, absolument hystérique. Enfin, vers 6 heures du soir, le peloton de queue de la gendarmerie ferme, impassible, la marche de ce cortège de quatre-vingt mille hommes réduit à l’état de fantôme. Les premiers tramways réapparaissent au boulevard parmi la foule immédiatement apaisée. « Ouf ! » s’exclame le reporter-témoin de l’Indépendance. Cri prosaïque mais combien compréhensible ! Mais pour les malheureux manifestants en déroute, le calvaire n’est point terminé. Affamés, fourbus, pâles de rage, ils errent par petits groupes, rejoignent les gares à grand-peine, s’entassent dans les trains. Heureux ceux qu’accueillera au retour la paix des campagnes. Les autres, ceux des grandes villes : Anvers, Gand, Charleroi, se voient, à peine débarqués, de nouveau assaillis par les libéraux de l’endroit, alertés par les télégrammes de victoire des correspondants de presse. Et ce sont encore des coups de sifflet, des cris de « A bas la calotte ! » La police et la gendarmerie nettoient le pavé en quelques charges brutales. Il est minuit passé. La « folle journée » entre dans l’histoire...

4. Le mythe du « guet-apens »

J’ai eu le devoir pénible de dépouiller les gazettes parues immédiatement après la bagarre. Elles ont perdu toute mesure. Aux beaux manifestants des campagnes, les gars à figure franche (parmi lesquels (page 70) l’Indépendance du 8 a discerné, elle, des « collections de têtes de Quasimodos ! »), le Journal de Bruxelles du 10 oppose « les bandes bleues composées d’ignobles voyous gorgés de genièvre..., les faces blêmies et ravagées portant la marque de tous les vices. » Il évoque « la mimique démoniaque » de « femmes du monde transformées en mégères. » Le 8 et le 9, il parle « d’actes de cannibalisme, » d’embuscades, de coups de poignard et de pistolet, de vieillards piétinés, de morts, d’insignes détruits par le jet d’éponges imbibées de pétrole enflammé. On retrouve l’écho de ces exagérations jusque dans le Journal des Débats, le Globe de Londres ! Une lettre d’Alexandre de Burlet (insérée dans le Journal de Bruxelles du 13) évoque la « pantomime épouvantable, publiquement attentatoire aux mœurs » des manifestants, et ce « d’un bout à l’autre du parcours... »

Puis les accents de colère se calment quant aux détails pour se concentrer sur le fait en soi : le « guet-apens » du 7, « flétrissure pour le parti libéral, » d’autant plus impardonnable que, huit jours auparavant, les catholiques ont respecté, eux, la démonstration des libéraux, que le bourgmestre en personne a engagé sa parole, que le cortège était animé d’intentions pacifiques. Et un fait est indéniable, c’est que, parmi les manifestants, des milliers de braves paysans s’étaient rendus à Bruxelles comme à une fête, s’attendant à parader devant le Roi. Les musiciens de Mouscron étaient costumés en guides, ceux de Wervicq en fantassins. Les Anversois avaient apporté les belles bannières de soie bariolée de leurs anciennes gildes !

Au fond, la grande rancœur des catholiques résultait de leur immense désillusion. Certes, le Courrier de Bruxelles du 8 crâne lorsqu’il dit que « le pays a pris possession de la capitale ! » Mais personne ne se laisse prendre à ce langage. Les Adresses remises au Roi expliquaient que la manifestation du 7 avait pour but de confondre un parti « qui s’insurge contre le verdict de la nation et essaye de transformer la rue en une cour de justice à son usage exclusif. » Or, il est arrivé ceci que la capitale a « relevé le défi. » Il est bien inutile de rechercher les origines de la contre-manifestation dans des complots ourdis par les Loges ou par les jeunes gardes libérales. Elle s’est organisée partout, spontanément, dans les Associations, à la table des cafés, sur les bancs des écoles, au sein des familles, avec une impétuosité (page 71) que Buls et la police n’ont pu prévoir. A tort ou à raison, « Bruxelles n’a pas voulu être piétinée par quelques milliers de paires de sabots. » (Indépendance belge du 9). L’ardente agglomération anticléricale, surexcitée par les luttes récentes, a réagi contre l’invasion des « confréries, bedeaux et sacristains » dont la place - selon elle - était à Thielt ou à Saint-Hubert ! et là seulement. Puis, devant les manifestants, leurs pieds de nez, leurs pancartes provocatrices (Notamment, la fameuse inscription mentionnée par Buls : Geuzen en h..., Durft gij roeren, Zoo zullen de boeren, De bek U snoeren (« Gueux et p..., si vous osez bouger, les paysans vous fermeront le bec)), le public a eu « le sang tourné ! » Goblet d’Alviella, dans un article fort digne (GOBLET D’ALVIELLA, La Politique de résistance (Revue de Belgique, XVIème année), p. 48), aura beau déplorer que la population bruxelloise, « au lieu de s’en tenir à la protestation des bluets et, à la rigueur, des sifflets, ait octroyé à cette réunion d’inconscients les palmes du martyre. » C’est Buls qui donne au fait sa juste signification quand il écrit, le 8, au ministre Victor Jacobs, en réponse à ses reproches : « L’événement a démontré que c’est une entreprise irréalisable que de vouloir faire circuler dans la capitale un cortège dont le caractère est aussi manifestement opposé aux sentiments de la population bruxelloise. » Les catholiques se sont risqués à la Kraftprobe et cette épreuve de forces a tourné contre eux.

Il est intéressant de constater combien Buls, en cette affaire, reste dans la tradition établie par Anspach et les autres grands bourgmestres pénétrés des droits de la Commune qu’ils opposent à ceux de l’Etat. Lui aussi défend fièrement, devant le conseil communal, « sa » police et « sa » garde civique. Cent nonante-huit arrestations ont été opérées ; deux cent trente-six procès-verbaux dressés (lettre de Buls au gouverneur Dolez) (Le 10 octobre, le juge de paix Antheunis eut à juger trente et une contraventions se rapportant au 7 septembre. Les prévenus étaient des étudiants, des employés, quelques ouvriers. Le juge les condamna à des amendes de 3 à 10 francs. Le tribunal correctionnel s’occupa des délinquants du 7 à partir du 23 novembre. Il n’eut pas fort à faire et se montra clément, Voir dans l’Indépendance belge du 16 septembre de nombreux extraits des rapports des inspecteurs et commissaires adjoints de police). Prise entre deux feux, la police a agi sans bénignité, mais aussi sans réel parti pris. La garde civique (page 72) a été aussi outrée de la manifestation que la population bruxelloise, mais elle ne s’est pas mutinée. Elle a opposé de sérieux barrages à l’afflux des contre-manifestants au boulevard, au Marché-aux-Poulets, rue des Fripiers, rue au Beurre. Le général Stoefs défendit évidemment la garde contre ses détracteurs. Soyons équitables et reconnaissons qu’elle eut, en général, le tort de considérer la journée du 7 comme une sorte d’énorme farce. Encore peut-on dire que cette manière spécifiquement bruxelloise de voir les choses lui permit de traverser avec bonne humeur une après-midi infernale et l’empêcha de verser le sang. Or, cela, Buls voulait l’éviter à tout prix. Lui aussi, constamment, obstinément, refusa de faire appel à l’armée - consignée dès midi - comme le lui demandait, par de fréquents appels téléphoniques, le ministre Jacobs (Il eût été d’autant plus dangereux de faire appel à l’armée que la garnison de Bruxelles - quinze cents hommes à ce moment - était en nombre manifestement insuffisant. Le général Van der Smissen estimait à six mille le chiffre d’hommes nécessaire pour répondre de l’ordre dans la capitale). La colère populaire tomba immédiatement après la manifestation et n’eut pas de lendemain. Il n’y eut même point, le soir, les cortèges d’usage vers les établissements religieux, d’ailleurs gardés par la gendarmerie. La garde civique put être licenciée à 10 heures du soir.

Aussi la journée du 7 septembre valut-elle au bourgmestre une immense popularité. Sa position ne fut entamée, ni par le blâme unanime, mais tout à fait académique, des « excès odieux » du 7, prononcé par le Sénat (le 9 septembre), ni par les enquêtes administrative et judiciaire respectivement confiées à M. Dolez et au procureur du Roi. Il refusa de rédiger une proclamation de regret. Il accueillit avec dédain un projet Woeste-Jacobs - mort-né d’ailleurs - ébauchant la création de « je ne sais quelle préfecture de police. » Le 28 septembre, une grande cérémonie fut organisée en son honneur à la Bourse. Paul Janson, le sénateur Crocq, le bourgmestre d’Anvers Léopold De Wael y prirent chaleureusement la parole ; la presse associa le nom de Buls à celui des grands patriotes démocrates - au reste fort mal connus d’elle - du XIVème et du XVIème siècle ! (Il convient de signaler que, le 5 octobre, le bourgmestre défendit encore une fois ses prérogatives en face de l’autorité centrale. Le roi s’était rendu à la distribution des prix aux lauréats du concours général de l’enseignement moyen, au Palais des Académies. Il avait ratifié la loi Jacobs, quelques jours auparavant, et des manifestations d’hostilité étaient prévues. Le service d’ordre était assuré par un commissaire et une quarantaine d’agents de police. L’administrateur de la Sûreté, M. Gauthier, avait, de son côté, envoyé des gendarmes en civil aux abords du Palais. Le bourgmestre ordonna à ses commissaires de police de verbaliser contre eux s’ils entraient en action, puisqu’il ne leur avait pas adressé de réquisition. La question avait déjà fait l’objet d’une lettre adressée le 1er ventôse an XIII par le préfet du département de la Dyle à l’adjoint au maire chargé de la police à Bruxelles ! (CH. WOESTE, Mémoires, t. Ier, pp. 370-372)).

(page 73) Il y eut encore des manifestations jusqu’à la fin du mois de septembre, moment de la ratification de la loi par Léopold II. Le bourgmestre assura avec fermeté le maintien de l’ordre. Mais, en même temps, comme Anspach, il continuait à se réserver le droit que possède tout citoyen de défendre légalement son point de vue politique. Il soutint avec ténacité la cause de l’enseignement public et mit sur pied, avec Léopold de Wael, le célèbre Compromis des Communes du 17 septembre.

5. L’opportunisme de Léopold II

Léopold II conserva, au cours de ces événements, une attitude très indépendante. Malgré la contre-manifestation du 7 septembre, peut-être bien surtout à cause d’elle, il ratifia la loi Jacobs, ce qui lui valut des attaques inconsidérées de la Chronique et de la Réforme. Mais il restait d’avis que « pour avoir le pays avec soi, il fallait être sage ». Les élections communales du 19 octobre, favorables aux libéraux, le confirmèrent dans le sentiment déjà exprimé par lui en 1871, que les Belges réagissaient d’instinct contre tout gouvernement qu’ils jugeaient sectaire. Et, comme treize ans plus tôt, il eut recours à une manière de « coup d’Etat » : il exigea la démission de Woeste, trop féru à son gré de « politique d’intérêt moral et religieux, » et de Victor Jacobs, ministre dont il n’avait jamais pu souffrir les procédés dépourvus d’un certain sens des convenances (« Et puis, vous savez, le Roi n’aime pas M. Jacobs. » (Bara à Woeste)). Alors ce fut au tour des catholiques de montrer de l’irritation. Mais le cabinet Beernaert fut chargé de pacifier les esprits. Il y montra une extrême bonne volonté et aida habilement le pays à surmonter peu après les graves agitations sociales qui se rapprochaient insensiblement, encore muettes et déjà (page 74) Car 1884 marque la fin des grandes manifestations et contre-manifestations des partis bourgeois, en vogue depuis 1857. Déjà lors de l’agitation accompagnant la discussion de la loi Jacobs, on discerne une participation populaire plus active. Combien n’en est-il pas, parmi ces jeunes et ardents manifestants non-électeurs, victimes du régime censitaire, qui chantent « A bas Malou !» parce qu’ils n’ont pas encore accoutumé de crier « Vive le suffrage universel ! » Deux ans plus tard, lors des émeutes de Liége, on entendra encore la vieille formule « A bas la calotte, » mais en même temps la foule hurlera la « Carmagnole. » L’ordre clerc sera attaqué non plus comme parti politique mais en tant que classe sociale.

Un élément, cependant, a survécu à la période doctrinaire et s’est même accentué au cours des temps démocratiques dans lesquels le pays entrait l’opposition entre les grandes agglomérations anticléricales, Bruxelles en tête, et le reste du pays, resté conservateur et profondément catholique. Je ne veux pas inclure dans ce contraste les longues et bien compréhensibles rancunes des paysans contre la ville-fournaise et la journée-cauchemar du 7 septembre (Un appel imprudent au boycottage du commerce et des attractions de Bruxelles par la province, au lendemain du 7 septembre, fut immédiatement combattu, et pour cause, par les nationaux-indépendants (11 septembre)). Mais on peut considérer comme des épisodes de cette opposition entre la ville et le pays la résistance de la première à la loi communale - dite des Quatre Infamies - et à la loi Schollaert, en 1895, à l’établissement déformé du régime de la représentation proportionnelle en 1899, au projet dit du « bon scolaire » en 1911.

Quoi qu’il en soit, l’année 1884 a clos une ère. Et Victor Arnould n’était pas éloigné de la vérité quand il écrivait, en substance, dans la Revue de Belgique (XVIème année. Article : L’Inconnu, 1788-1830-1884) :1857 fut une colère, 1871 une émotion, 1884 l’élan maladroit et nostalgique d’un peuple qui se cherche, d’un peuple sans rôle politique extérieur, sans colonies, las de politicaille, et qui aspire à « élargir son horizon ! »