(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)
Intransigeance de Guillaume Ier. Soulèvement dans différentes villes (27 août-8 septembre). Conflits entre les chefs du mouvement révolutionnaire. La Commission de sûreté publique (8 septembre).
État des esprits en Hollande. Séance d'ouverture des États généraux (13 septembre). Tergiversations du roi.
La capitale dans l'attente. La Réunion centrale (15 septembre). L'anarchie à Bruxelles (19-20 septembre)
(page 140) Conformément à ses engagements, le prince d'Orange se rendit immédiatement à La Haye, pour prier son père d'accorder aux Belges une administration autonome. Van Gobbelschroy et Lacoste joignirent leurs instances aux siennes, mais inutilement : Guillaume Ier ne voulut rien entendre (FRIS, t. II, p. 162). Il avait, à son corps défendant, signé la démission de Van Maanen, le 3, et considérait cette concession comme plus que suffisante pour l'instant. Il refusa également de laisser son fils aîné retourner à Bruxelles et se contenta d'adresser aux Belges, le 5 septembre, une proclamation dans laquelle il déclarait avoir l'intention d'inviter, le 13, les États généraux à « examiner si les maux dont gémissait la patrie tenaient à quelques vices dans les institutions nationales et, principalement, si les relations établies par les traités et la Loi fondamentale entre les deux grandes divisions du royaume devaient, dans l'intérêt commun, changer (page 141) de forme et de nature ». (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, p. 151). Il terminait en engageant la bourgeoisie modérée à se séparer des mutins.
La promesse de maintenir le statu quo n'avait pas empêché les Bruxellois de prendre des dispositions en vue d'un conflit armé éventuel avec les troupes hollandaises (FRIS, t. II, pp. 159 et 160 ; BLOK, Geschiedenis, p. 447.). Deux ingénieurs, Roget et Teichman, mirent la capitale en état de défense. La garde bourgeoise s'accrut d'un grand nombre de volontaires, grâce à l'afflux de beaucoup d'étrangers : Français, Polonais, Espagnols, Italiens, Anglais. A cette époque de persécutions gouvernementales et de soulèvements démocratiques, on rencontrait, dans toutes les grandes cités, des groupes internationaux de professionnels de l'insurrection, hommes sans grands scrupules, parfois même simples aventuriers, aux instincts pillards, mais braves, déterminés, guettant les occasions de s'enrôler au service des causes les plus diverses. Les villes de province offrirent spontanément leur concours aux défenseurs de Bruxelles. Il vint des paysans des Flandres, des ouvriers du Hainaut, des mineurs du Borinage, des bourgeois de Namur, Charleroi, Mons, Tournai, Courtrai, en si grand nombre que, le 8 septembre, le baron d'Hoogvorst s'empressa de déclarer suffisants les effectifs de sa garde.
L'insurrection faisait de grands progrès. Sans mot d'ordre émané d'un pouvoir central, mais à l'imitation les unes des autres, les villes se soulevaient. Dès le 27, à Liége, une foule houleuse portant comme signes de ralliement des nœuds et des cocardes rouges-jaunes, couleurs de l'ex-principauté épiscopale, se rassembla sur les places publiques. Tandis que le gouverneur Sandberg, aussi faible que les autorités de la capitale, (page 142) ordonnait aux troupes du général Van Boecop de se retirer dans la citadelle pour éviter toute effusion de sang, le conseil de régence organisait une garde civique pour prévenir des pillages. Le 4 septembre, Charles Rogier, chef et organisateur des bandes de volontaires, partait pour Bruxelles avec trois cents hommes et deux pièces de canon (DISCAILLES, Ch. Rogier, t. Ier, pp. 186 et suiv., 197 et suiv.).
A Verviers, il y eut quelques menées françaises ; à Huy, quelques pillages et incendies. Les Louvanistes, soulevés dans la soirée du 2, expulsèrent le commandant de place Gaillard et cinq cents jeunes recrues (Détails, cf. WHITE, La Révolution belge, t. Ier, chap. XII, pp. 360 et suiv. ; BUFFIN, Documents inédits, pp. 73 et 74. Staedtler au prince d'Arenberg, Bruxelles, 3 septembre 1830). Deux mois après, cet officier étant rentré dans la ville, y fut massacré par la populace : crime horrible qui fit aux Louvanistes, de la part des contemporains, une réputation imméritée de turbulence et de férocité (BUFFIN, Documents inédits, pp. 375 et 376. Staedtler au prince d'Arenberg, Bruxelles, 30 octobre 1830). Ajoutons que ce fut là, heureusement, le seul crime dont la révolution fut souillée. En Flandre, Bruges s'agita.
Bref, de tous côtés les désordres se propageaient. Isolées au milieu d'une population ennemie, les garnisons, affaiblies par les défections, se démoralisaient. Le gouvernement paralysait leur action répressive en leur prescrivant de ne pas oublier qu'elles se trouvaient parmi des « compatriotes et des frères » ; il leur recommandait « une attitude calme et imposante ». Ce fut en observant ladite attitude que tels bataillons se virent contraints de déposer les armes, tels autres de battre en retraite jusque dans le Brabant septentrional. Seules ne bougèrent point trois cités : Maastricht, courbée sous l'autorité de fer du général Dibbits ; Gand, centre ouvrier dominé par une oligarchie (page 143) orangiste ; Anvers, où la bourgeoisie loyaliste tira sur le peuple rebelle. « Messieurs du commerce et de l'industrie ont peur que, le divorce accompli, les Hollandais ne mettent l'Escaut en bouteilles, » écrivait, le 9 septembre, Lesbroussart à De Potter (BUFFIN, Documents inédits, p. 116. Voir le texte des pétitions hostiles à la séparation, adressées au roi, d'Anvers (12 septembre) et de Gand (10 septembre)).
Le 3, au moment où le prince d'Orange quittait nos murs, l'accord entre nobles, prêtres, bourgeois avancés ou modérés et gens du peuple était unanime : le but à atteindre devait être la séparation administrative des deux branches de la monarchie, restant cependant chacune sous l'autorité d'un même souverain ou au moins d'une même dynastie. Mais, tandis que la majorité des notables catholiques ou libéraux modérés voulait tenir les promesses faites au fils de Guillaume Ier et observer le statu quo, une minorité de radicaux, avocats, publicistes et gazetiers, s'appuyant sur les volontaires, la plèbe, the rabble, comme disait le secrétaire de la légation anglaise à La Haye, Thomas Cartwright (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 165 et 166), brûlaient du désir d'aller de l'avant avec l'appui de la France. Ces radicaux étaient en correspondance quotidienne avec De Potter, Tielemans et quelques autres exilés réfugiés à Paris qui, impatients de rentrer dans leur patrie, aiguillonnaient le zèle de leurs amis. « Pourquoi traitez-vous quand vous pouvez dicter souverainement ? », écrivait déjà le 31 août De Potter à ses correspondants de Bruxelles (JUSTE, La Révolution belge, t. II, pp. 170 et suiv., reproduit in extenso la plupart des lettres échangées entre les radicaux bruxellois et les réfugiés belges à Paris, lettres dont nous citons plusieurs extraits passim). Dès la première nouvelle des désordres, Tielemans et lui étaient allés trouver le vieux général La Fayette, le priant d'appuyer leurs efforts auprès (page 144) du gouvernement français, afin que ce dernier soutînt les révoltés belges en cas d'intervention prussienne en faveur de Guillaume.
La Fayette leur ayant demandé si les Belges désiraient être annexés à la France, ils avaient répondu que ceux-ci, bien qu'étant favorablement disposés pour leurs voisins du Midi, désiraient conserver leur autonomie. « Ils veulent ce que vous avez voulu, » ajouta De Potter, « ayant un sentiment aussi profond que les Français de leurs droits à l'indépendance, ce qu'ils veulent, ils le veulent pour eux-mêmes. Prêts à verser leur sang avec vous et pour vous, parce que vous êtes à l'avant-garde de l'armée des peuples contre celle des despotes, ils vous accueilleront toujours en frères si vous ne vous présentez pas en maîtres. » (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, p. 105). Essentiellement patriote, De Potter s'inquiétait de l'attitude de Gendebien. Parlant de sa lettre du 16 septembre, déjà citée plus haut, missive incohérente, mais contenant des passages nettement annexionnistes, il dit, dans ses Souvenirs : « On le concevra sans peine : une pareille lettre me mit hors de moi. Que pouvais-je espérer encore quand celui que j'avais regardé comme l'âme du mouvement belge n'avait voulu que faire servir la Belgique à arrondir l'empire français... » ( Idem., Ibid., t. Ier, p. 117). A Bruxelles même, beaucoup d'avancés critiquaient avec une égale énergie les théories de leurs amis ultra-francophiles. Lesbroussart, écrivant à De Potter, le 9 septembre, déclarait absurdes les « diatribes des feuilles du Nord, qui rabâchent constamment que tout ceci n'est qu'une transition, que nous voulons devenir Français, tandis que la volonté contraire n'a jamais été plus généralement, plus fortement manifestée. « Si le roi veut, » ajoutait-il, « ou, pour mieux dire, s'il sait comprendre, (page 145) jamais sa dynastie n'aura été mieux assurée. »
En somme, à quelques exceptions près, les avancés belges, tant ceux résidant à Paris que ceux bataillant à Bruxelles, s'en tenaient au principe de la séparation, sous la maison d'Orange. Mais impatients, ardents et combatifs, ils supportaient mal le maintien du statu quo, demandaient l'établissement d'un gouvernement provisoire, et parlaient déjà même de l'élaboration d'une Constitution. Sentant bien, ceux surtout qui habitaient Paris, « que le gouvernement français était plutôt défavorable à l'insurrection de Belgique, parce qu'elle le troublait dans son dessein de tout immoler à la consolidation de la nouvelle dynastie » (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. 1er, p. 106), ils comptaient plutôt sur la sympathie de la démocratie, considérant qu'il serait aisé de « réunir dix mille Français pour marcher... en habit bourgeois... sur la Belgique » (JUSTE, La Révolution belge, t. II. Lettres en appendice. Tielemans à M. de Gamond, Paris, 29 août 1830).
La nouvelle de la démission de Van Maanen, parvenue à Bruxelles, le 6 septembre, à 5 heures du soir, n'avait pas calmé les esprits. « Maintenant, il nous faut le divorce, » écrivait, le même jour encore, Lesbroussart à De Potter. Quant à la proclamation du roi, datée du 5, les autorités avaient prié le prince Frédéric de ne pas la faire publier. Elle fut connue cependant, par son insertion dans les feuilles anversoises, et aussitôt brûlée par la garde bourgeoise, sur la Grand Place. Dès ce moment l'effervescence reprit à Bruxelles dans d'inquiétantes proportions : le peuple, persuadé que le prince d'Orange n'était retourné en Hollande que pour revenir immédiatement avec l'autorisation paternelle de proclamer la séparation, se déclarait trahi (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, p. 163). Les volontaires, se défiant (page 146) du voisinage des troupes, se préparaient hâtivement à la résistance. L'état-major voulait se mettre « à l'abri d'un coup de main », les communes rurales se montraient « bouillantes », les étrangers « se conduisaient admirablement ». Ainsi s'exprimait Lesbroussart dans sa lettre du 6 à De Potter, et il ajoutait : « Notre attitude n'est et ne doit être que défensive ; c'est ce qui la rend difficile. Nos lurons, pour la plupart, voudraient tenter des sorties. » Des éclaireurs étaient allés, en effet, de leur propre initiative, faire le coup de feu aux avant-postes, du côté de Cortenberg.
On conçoit combien, dans ces conditions, était lourde la tâche des modérés, qui avaient juré de rester dans la légalité et de maintenir l'ordre. Pour éviter une catastrophe, ils prièrent le prince Frédéric de ne pas attaquer Bruxelles ; et celui-ci, poussant à l'extrême les bornes de la complaisance, fit rétrograder, le 8 septembre, ses régiments sur Anvers. Mais tandis qu'ils triomphaient ainsi des difficultés du dehors, les modérés avaient à faire face, dans la capitale même, aux attaques passionnées des avancés, poursuivant la création d'un pouvoir exécutif révolutionnaire.
Le 7, vers 10 heures du matin, une vingtaine de membres belges des Etats généraux se rendirent à l'hôtel de ville où siégeaient le conseil des notables et l'état-major de la garde bourgeoise. « Le gouvernement provisoire à Bruxelles, c'est la guerre ! » s'écria leur chef, M. de Gerlache, « la voulez-vous ? Où sont vos soldats, généraux, munitions, forteresses, finances ? (JUSTE, La Révolution belge, t. II, pp. 66 et suiv.) » Puis il affirma, au nom de ses compagnons, leur inébranlable volonté de se rendre à La Haye, à la session de la Seconde Chambre, pour y défendre pied à pied les intérêts de la Belgique, lors de la discussion du problème de la séparation.
Cette (page 147) résolution mit les avancés dans une grande colère. Gendebien en voulait surtout aux députés de « donner une autre direction au plan » qu'il avait conçu (Gendebien à De Potter, 16 septembre. Lettre citée plus haut.) ; Van de Weyer, Van der Smissen les accusaient de ne pas vouloir « se compromettre aux yeux du roi », Lesbroussart voyait dans leur résolution une « grande faute née de la faiblesse, de l'égoïsme ».
En vérité, toutes ces accusations de tiédeur ou de lâcheté ne reposaient sur aucun fondement. Emportés par leur fièvre patriotique, les partisans des résolutions extrêmes ne comprenaient pas, en ces moments d'exaltation, que leurs amis pussent concevoir leur devoir autrement qu'eux. Ils attiraient en vain l'attention des députés sur les dangers qui les menaçaient en Hollande. De Gerlache répondit que ses collègues ne craignaient aucun péril « lorsqu'il s'agissait de remplir un devoir sacré ». Alors ils voulurent les retenir de force. Ils se butèrent à la volonté formelle de tous les députés, non seulement des catholiques comme De Gerlache, mais aussi des libéraux comme De Brouckère et Lehon. En désespoir de cause, ils changèrent de tactique, le lendemain 8 septembre. Prévoyant que, par le départ des membres belges des Etats généraux, modérés pour la plupart (BUFFIN, Documents inédits, p. 101. Les députés qui partirent pour La Haye étaient au nombre de vingt-huit.), il leur serait aisé de dominer le groupe D'Hoogvorst, les avancés - nous ne disons pas les radicaux, puisque parmi eux figuraient aussi des catholiques – ne firent momentanément plus d'objections, mais, aussitôt maîtres du terrain, ils exigèrent la création d'un gouvernement provisoire. Leur désir ne fut que partiellement rempli.
A la suite d'une sorte de compromis entre les représentants des deux tactiques, une (page 148) « commission provisoire de sûreté publique » ou « générale » fut élue, le 8, à 6 heures du soir, par les trente-deux députés des huit sections de la garde bourgeoise et par quelques notables (FRIS, t. II, p. 164). Sa mission était des plus restreintes : assurer le maintien de l'ordre, veiller aux intérêts du commerce et de l'industrie, rester fidèle aux Nassau et au principe de la séparation administrative. En somme, le programme des modérés n'était changé en rien, mais satisfaction était donnée à l'opinion publique et, de plus, sur les huit membres de la commission, cinq appartenaient au groupe avancé : Gendebien, Van de Weyer, Rouppe, le banquier Meeus, libéraux, et le comte Félix de Mérode, catholique pratiquant, rentré de France en février 1830. Les trois autres, le duc d'Ursel, le prince de Ligne et Frédéric de Sécus, refusèrent d'accepter le poste qui leur était offert. Dès ce moment, bien que la fiction de la légalité fût maintenue, il existait en fait une autorité dirigeante révolutionnaire, rouage « indispensable pour marcher en avant... avec ordre et (page 149) ensemble ». (Lesbroussart à De Potter, 9 septembre. JUSTE, La Révolution belge, t. II, loc. cit.). (page 149) Aussi la plupart des hauts fonctionnaires et M. de Wellens, bourgmestre de la ville, partirent-ils sans retard pour la Hollande.
De même que la succession de plus en plus précipitée des événements d'août-septembre avait, en quelque sorte, « révélé » aux Belges à quel point ils détestaient non seulement le régime personnel du roi Guillaume, mais même le peuple auquel les avaient rivés les Alliés, de même la nouvelle des troubles dans les provinces du Sud avait provoqué dans celles du Nord une explosion de fièvre patriotique, un mouvement antibelge aigu. Depuis quinze ans, les Hollandais, loyalistes, traditionnellement attachés à leur prince, toujours satisfaits de ses mesures, de ses décrets, de sa méthode de gouvernement, s'indignaient (page 150) du mécontentement permanent de nos pères. Ils accueillirent le projet de séparation avec transport. « Je bénirai le moment où le mariage qui nous a apporté tant d'afflictions et de misères sera pour jamais dissous, » devait bientôt dire un de leurs députés à la Seconde Chambre. Par ces paroles, il traduisait un sentiment général qui nous est révélé, non seulement par les articles des journaux bataves, ne cessant de répéter : « Muitersbloed is geen broedersbloed. » (Sang de mutin n'est pas sang de frère) (BUFFIN, Documents inédits, p. 87. Staedtler au prince d'Arenberg, 6 septembre 1830 : « Rien n'égale en général la violence des journaux hollandais contre les Belges. Les noms de scélérats, ingrats, ivrognes, traîtres, imbéciles, assassins, etc., leur sont prodigués à chaque page. ».,mais aussi par les pamphlets ridiculisant l'accent des Flamands et leurs propos émaillés d'« awel » et de « zulle », ainsi que par les rimailleries populaires et les caricatures. L'une d'entre elles, par exemple, représente deux hommes, retenus par une même chaîne, avec l'épigramme :
« Die met een boef is belaân Die snijd hem af en laat hem gaan. »
(Celui qui est chargé d'un coquin, se sépare de lui et le laisse aller.)
Une autre exprime le même sentiment avec plus de pathos :
« Vaarwel, ô valsche vriend, ô muitziek rot der Belgen, Vertreders van de wet, verbasterde Neerlands telgen. »
(Adieu, ô faux ami, ô canaille révolutionnaire des Belges, Violateurs de la loi, rejetons abâtardis de la Néerlande) (GREVE, Hollandsche spotprenten, pp. 394 et 395).
La comparaison symbolique des Belges avec des enfants ingrats, trahissant l'affection de leur bienfaiteur, « vader Willem », le paternel roi Guillaume, (page 151) se retrouve constamment sous la plume des auteurs hollandais, qui ne pouvaient comprendre pourquoi nos pères n'étaient pas au comble du bonheur, alors que leur état de prospérité économique était si remarquable. En 1838 encore, le poète Kuyper écrivait :
« ’K schets niet hoe België, met weldaan overladen,
«Oranje afvallig werd en eerloos heeft verraden. »
(Je ne retrace pas comment la Belgique, comblée de bienfaits, abandonna Orange et le trahit honteusement.)
Plus que tous les autres, les calvinistes orthodoxes se réjouissaient bruyamment de la rupture imminente avec les « jacobins athées » et les « jésuites », tel le pasteur Decker Zimmerman choisissant comme thème de ses sermons la « révolte d'Ephèse », tel encore le Dr Epkema, ancien recteur à Middelbourg, écrivant à son fils, le 8 septembre, cette phrase que nous traduisons littéralement :
« En ce qui concerne Bruxelles et le reste de la crapule en Belgique... il ne me plaît guère de remuer un marécage puant aussi affreux de saleté impure, » et traitant De Potter, De Celles, De Stassart, de « fripons » (deugnieten). Malgré toute sa virulence, la correspondance du pasteur Epkema laisse cependant percer une pointe de regret, à l'idée de perdre un champ d'action étendu si favorable au prosélytisme des réformés : « Fasse le Seigneur que... la vertu et la religion... puissent apparaître plus en évidence... afin que le protestantisme, qui a gagné en Belgique beaucoup de terrain, puisse encore davantage être embrassé par un plus grand nombre d'individus, avec ce résultat splendide que le siège de l'Antéchrist s'effondre, et qu'avec lui soient détruits tous les vestiges des tristes siècles moyenâgeux de barbarie. » (Vragen van den dag, t. XXII (Amsterdam, 1907). Dr EPKEMA, In de dagen van 1830 en 1831, uit oude familiepapieren, pp. 624-626).
(page 152) En somme, un double sentiment agitait les Hollandais : à leur joie spontanée et sincère d'être enfin débarrassés de voisins remuants, brouillons, turbulents, qui leur étaient antipathiques, se mêlait la honte de n'avoir pas su prévoir les événements et d'assister à l'humiliation de la dynastie. De sorte que, tout en proclamant leur satisfaction de se retrouver enfin entre eux et chez eux, libres de toute préoccupation étrangère, ils nourrissaient des projets de vengeance et de réparation par la force des armes.
Le lundi 13 septembre eut lieu, enfin, la séance d'ouverture des États généraux, si impatiemment attendue (FRIS, t. II, p. 165). Le discours du trône prouva d'emblée que Guillaume Ier n'avait encore en rien modifié son attitude énigmatique. Il se borna à répéter qu'il ne céderait pas à l'esprit de parti et pria le Parlement de résoudre le problème qui se posait, en trouvant une solution conforme au bien général. Mais, en même temps, il manifestait son intention de rassembler des troupes. Le Message royal, lu ensuite par le président de la Seconde Chambre, reproduisit les deux questions déjà formulées dans la proclamation du 5 septembre, sur l'opportunité d'une révision de la Constitution dans un sens séparatiste.
Cette entrée en matière indécise produisit sur l'esprit des députés belges la plus décourageante impression. Ils avaient affronté les menaces et les injures de la populace, à La Haye, erré de maison en maison pour trouver un logement qui leur était partout refusé, exposé leur vie (BLOK, Geschiedenis, p. 446), dans l'espoir d'aboutir à une solution pratique et nette, et ils se trouvaient là, silencieux, la cocarde orange à la boutonnière, dans l'impuissance d'agir, au milieu d'une assemblée hostile qui (page 153) proférait de toutes parts les cris de : « A bas les rebelles ! A bas les incendiaires ! »
Comme l'avaient prévu les avancés, la présence des représentants du Sud en Hollande avait fortifié le prince dans l'idée que le mouvement belge n'avait pas de racines profondes. Il restait inactif, non tant par crainte de paraître céder à des menaces, - comme il le disait à la Chambre, - mais parce que, dans l'âme, il ne voulait pas croire à l'écroulement du rêve de son existence. Quoi ! tant de sacrifices, tant de peines, tant de soucis pendant quinze ans, devaient constituer un labeur inutile !
Ce sentiment de révolte contre la réalité des faits, ce besoin de réagir et de lutter, était partagé par tous ceux qui avaient collaboré à la création du royaume des Pays-Bas. Falck écrivait de Londres à son ami Van Lennep, le 11 septembre : « Je plains surtout le roi. Mes pensées sont continuellement auprès de lui. Mais personne ne peut en vérité comprendre ce qu'il souffre et pour quel motif capital. » (FALCK, Brieven, p. 293). Hostile au système de la répression sanglante, le roi hésitait à recourir à la force armée ; il préférait temporiser, lasser ses adversaires par son inaction, permettre aux éléments orangistes, aux amis de l'ordre, de la tranquillité, de se ressaisir. En opposant toute la force de la passivité à la fièvre embrasant les provinces méridionales, il espérait qu'à un moment donné celles-ci viendraient le prier, elles-mêmes, d'intervenir en pacificateur, et qu'il pourrait ainsi rétablir le statu quo ante. Il laissait donc systématiquement s'écouler les jours sans permettre aux États généraux de fournir une besogne utile.
(page 154) Or, ces calculs ne manquaient pas de justesse. A Bruxelles, la création de la commission de sûreté n'avait guère éclairci la situation. « Nous sommes toujours dans la légalité, » écrivait le spirituel journaliste Levae à De Potter, « cette niaiserie qui fait sourire tous les gens éclairés et que certaines gens n'ont imaginée que parce qu'ils s'étaient mis en avant et qu'ils craignent, non sans raison, pour leur cou... Si nous sommes en révolution, nous faisons trop peu, et si nous ne sommes pas en révolution, nous faisons trop... Tout le monde ici craint de se compromettre... Le gouvernement se repose dans l'inertie, et c'est la plus grande force qu'il puisse nous opposer ; car nous sommes dans l'anarchie, et l'anarchie fatigue... Le grand vice de notre organisation actuelle, c'est que nous n'avons plus de chef. »
Gendebien, dans son rapport du 16 à De Potter, exhalait les mêmes plaintes : « Nous vivons au jour le jour ; d'heure en heure notre position peut changer... Les provinces attendent avec impatience le signal donné par un homme dont la voix puisse retentir aux quatre coins du royaume. Malheureusement, cet homme nous manque... Nous sommes toujours dans la plus fausse de toutes les situations... Nous serons débordés par le peuple. »
On voit, par ces extraits, combien les appréhensions des leaders de l'opinion étaient vives. Et en effet, bien que le théâtre et les magasins fussent rouverts, bien que les cultivateurs fréquentassent de nouveau les marchés matinaux, la capitale vivait dans une inquiétude continuelle (Sur la situation à Bruxelles, du 13 au 20 septembre, cf. WHITE, La Révolution belge, t. Ier, chap. XIII, passim ; JUSTE, La Révolution belge, t. II, pp. 79 et suiv. ; FRIS, t. II, pp. 166-168). Le commerce et l'industrie (page 155) languissaient. Le nombre des sans-travail et des miséreux augmentait dans de terribles proportions. Le haut du pavé appartenait à des bandes de volontaires, - dont beaucoup sortaient des derniers rangs de la société - revêtus de blouses, brandissant des piques ou de vieux fusils, et lançant à tous les échos les accents de la Marseillaise ou de la toute récente Brabançonne. Ils terrifiaient, par leur aspect rébarbatif, la bourgeoisie aisée, bien qu'il faille reconnaître, à leur louange, que cette période ne fut marquée par aucune recrudescence de vols ni de pillages. Lorsque l'on apprit, le 14 au soir, la teneur du discours du trône par lequel le roi répondait si peu aux désirs de la nation belge, ce furent ces éléments armés qui s'agitèrent le plus vivement.
Pas plus que les modérés qu'ils avaient évincés, les avancés de la commission de sûreté, du conseil des notables, de l'état-major et des sections de la garde bourgeoise, n'avaient su prendre encore une résolution importante. Réunis au nombre de quatre-vingts, le 15, au soir, en séance plénière dans la salle Gothique de l'hôtel de ville, ils décidèrent, - n'osant toujours rompre le statu quo, – d'envoyer aux députés belges à La Haye une adresse, par laquelle ils leur exprimaient leurs incertitudes et leur demandaient conseil.
Ces lenteurs exaspéraient les partisans des mesures violentes, avocats wallons, journalistes, chefs de volontaires luxembourgeois, liégeois ou réfugiés français. Ce même 15 septembre, ces ultra-radicaux affirmèrent leur désapprobation de la politique timide suivie par la commission de sûreté, en fondant, à l'Hôtel de la Paix, la « Réunion centrale », club politique, transféré le lendemain à la salle Saint-Georges, rue des Alexiens. Cette assemblée houleuse, - centre de ralliement des audacieux et des impatients, – où siégeaient Charles Rogier, l'avocat Ducpétiaux, Chazal, Français du Midi, fils d'un ancien préfet de (page 156) l'Empire, l'ex-médecin Grégoire, réclamait la réorganisation de la garde bourgeoise, l'organisation de compagnies armées dans les campagnes, l'appel sous les drapeaux des miliciens belges, bref, une série de mesures énergiques, destinées à prévenir tout coup de force de la part des troupes néerlandaises. De la création de la Réunion centrale data l'entrée du mouvement d'émancipation belge dans un nouveau stade. Huit jours à peine après avoir contraint les modérés de leur céder le terrain, les avancés allaient être balayés par les ultras.
Dès la première heure de sa création, le club de la salle Saint-Georges entra en conflit avec la commission de sûreté. Surexcités par les discours enflammés qu'ils y entendaient, des volontaires allèrent, le 18, au mépris de tout engagement, provoquer les avant-postes hollandais, à Vilvorde et à Tervueren (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, p. 155). La commission fit afficher sur-le-champ une proclamation désavouant leurs actes.
Le même jour, les délégués de la commission auprès des députés à La Haye, Nicolaï et Vleminckx, revinrent, ayant reçu pour seule réponse qu'il serait opportun d'entrer en négociations avec le prince d'Orange. En somme, devant les lenteurs calculées de Guillaume Ier, aucun chef de groupe ne savait quelle tactique adopter. Le peuple, travaillé par les émissaires français et voyant ses chefs indécis, divisés, tiraillés entre cent résolutions contraires, était à bout de patience. Prévoyant une explosion et ne voulant pas attendre que le populaire mécontent vînt « le jeter par les croisées », Pletinckx, sous-chef de la garde bourgeoise, avait donné sa démission le 18, et son exemple avait été suivi par plusieurs notables. Le (page 157) lendemain, la foule, se croyant trahie, déchirait le rapport Nicolaï-Vleminckx et les proclamations de la commission.
A partir de ce moment nous entrons en plein chaos (Sur cette période anarchique, cf. COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 174 et suiv., d'après les rapports de Cartwright). La masse des volontaires bruxellois, provinciaux ou étrangers, le bas peuple, les ouvriers des quartiers industriels, les petits maraîchers des faubourgs, n'écoutent plus aucune autorité, culbutent même les ultras de la Réunion centrale. Ils envahissent l'hôtel de ville au son du tambour, dans la nuit du 19 au 20, et occupent en permanence la Grand'Place. Tout leur programme tient dans ce cri mille fois répété : « Aux armes ! » Les patrouilles de la garde bourgeoise s'efforcent en vain de les calmer. Insultées, frappées au passage, elles sont obligées de déposer les armes ou de se frayer un chemin à coups de fusil. Le lundi 20, la populace est maîtresse de la ville. Les modérés se cachent et, dans la terreur du pillage, appellent de tous leur veux le retour des soldats de Guillaume ; les avancés et les ultras, voyant avec stupeur le mouvement qu'ils avaient suscité dégénérer en convulsions ochlocratiques, prennent la fuite. A 10 heures du matin, quinze cents hommes envahissent, une seconde fois, le palais communal. Ils y trouvent Van de Weyer, assisté de quelques citoyens vaillants, derniers débris de la commission de sûreté, de l'état-major, des sections de la garde et du conseil des notables. Jusqu'au bout, Van de Weyer reste héroïquement à son poste et s'efforce de démontrer au peuple sa folie, mais la foule couvre sa voix : la commission se dissout, la garde bourgeoise se disloque, la révolution (page 158) « légale » ou « bourgeoise » sombre dans le tumulte d'une crise démagogique anonyme (BUFFIN, Documents inédits, pp. 160 et 161. Cartwright à Lord Aber. deen, 25 septembre 1830).
C'était ce moment-là qu'avait patiemment attendu Guillaume Ier. Il n'avait plus rien à redouter de ceux qui, ayant espéré au début canaliser le mouvement et le retenir dans certaines limites, le voyaient, pareil à un torrent, rompre ses digues et épandre partout ses flots boueux. Bruxelles était en pleine anarchie ! Le 21, les Etats généraux votèrent, par 81 voix contre 19, une adresse favorable à la séparation, mais Guillaume y fit à peine attention. Déjà la veille, sur la foi des rapports circonstanciés qu'il venait de recevoir et répondant aux prières d'intervention qui lui étaient adressées par des notables modérés belges, il avait donné l'ordre au prince Frédéric d'aller, à la tête de ses troupes, dans la capitale du Sud, rétablir l'ordre et dicter le respect des lois.