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Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)

Chapitre IV. La rupture entre Guillaume Ier et les grands partis politiques belges : catholiques (1824-1827), libéraux (1827-1828)

Attitude conciliante de Guillaume Ier vis-à-vis des partis politiques belges jusqu'en 1824. Efforts du souverain en faveur de la création d'un catholicisme national : décrets concernant l'enseignement primaire (1824) et moyen (1825). Le Collège philosophique. Résistances du clergé. Le concordat de 1827. - Rupture entre Guillaume Ier et les catholiques

Éveil du peuple belge à la vie politique. Épanouissement du parti libéral. Composition de la Seconde Chambre vers 1827. Origines et développement de la presse sous le régime hollandais. Campagne de libéraux en faveur de la liberté de la presse. Violents conflits et rupture entre Guillaume Ier et le parti libéral. Situation du roi à la fin de l'année 1828

(page 70) Nous avons vu à la fin du second chapitre qu'après la mort de l'évêque de Gand, Maurice de Broglie, en 1821, le clergé belge s'était réconcilié avec le roi Guillaume. Depuis lors, ce dernier, louvoyant entre les catholiques et les libéraux, avait su régner de façon à ménager les susceptibilités des deux grandes fractions de l'opinion dans les provinces méridionales.

Mais à partir de 1824 nous entrons dans une nouvelle période : le souverain va se départir de son attitude prudente et, par suite, il entendra désormais articuler contre lui un ensemble de nouveaux griefs, non plus généraux cette fois, mais d'un caractère nettement politique.

On se souvient avec quel soin Guillaume Ier avait entrepris la tâche de réorganiser notre enseignement à tous les degrés. Défenseur convaincu de l'instruction primaire (page 70) neutre et gratuite par l'Etat, il était nécessairement entré en opposition d'idées avec l'épiscopat belge, qui regrettait ses anciennes prérogatives (FRIS, t. 1er, pp. 115 et 116). Réagissant contre des tendances éducatives que, dans ses sermons et ses pamphlets, il déclarait « calvinistes » et « impies », le clergé avait fait de grands efforts pour instituer un enseignement confessionnel concurrent, et il avait été soutenu directement, quoique d'une façon occulte, dans sa tâche, par les jésuites et la Congrégation de France. A cette entrée en campagne, le gouvernement répondit par une résistance vigoureuse : déjà le 22 juillet 1822, un décret royal avait interdit de donner l'instruction primaire sans l'autorisation du pouvoir ; le 1er et le 11 février 1824, deux nouvelles ordonnances dépouillaient de leurs privilèges les associations religieuses consacrées à l'enseignement et provoquaient la chute de toutes les écoles de « frères de la Doctrine chrétienne » venus du royaume des Bourbons pour catéchiser la Belgique.

Ces mesures étaient sévères ; peut-être que Guillaume, souverain protestant naturellement désigné aux défiances des catholiques, eût dû se montrer moins absolu, par esprit d'opportunisme ; mais de toutes façons, sur le terrain de l'enseignement primaire, il conservait une attitude simplement défensive. Il n'en fut plus de même l'année suivante, lorsqu'il conçut le projet téméraire de décléricaliser l'enseignement moyen.

(Note de bas de page : Cette question ayant fait l'objet d'études approfondies, nous pouvons nous contenter d'en esquisser les traits essentiels. Voir notamment, à ce sujet, Fris, t. Ier, pp. 117-119 ; JUSTE, « La Révolution belge », t. Ier, pp. 63 et suiv. ; DE BAVAY, « Histoire de la révolution belge », pp. 46-62 ; L. DELPLACE, S. J., « La Belgique sous Guillaume ler, roi des Pays-Bas » (Louvain, 1899), pp. 140 et suiv. (ouvrage très hostile au roi Guillaume.

(page 72) Comme autrefois l'empereur Joseph II - prince qu'il prenait volontiers pour modèle - le roi voulut affirmer la prépondérance de l'autorité civile sur le pouvoir religieux, créer un culte « catholique national » dont les prêtres seraient soumis à sa propre autorité et non à celle du Saint-Siège (Voir COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 138 et 139. Conversation entre Guillaume Ier et le comte de Bijlandt, gouverneur de la résidence, 30 juillet 1823). Pour atteindre ce but, il fallait commencer par former un clergé souple et docile, grâce à une éducation très surveillée par le gouvernement.

Avec le concours du chef du département de la justice, Van Maanen, esprit actif, intelligent, délié ; du ministre belge Van Gobbelschroy, successeur de Falck à l'instruction publique depuis 1823, homme affable et cultivé ; de Goubau, directeur général du culte catholique, Guillaume décida de prendre la direction des études théologiques. Conçoit-on entreprise plus audacieuse, plus irréfléchie ? Déjà suspect au clergé pour avoir régenté autrefois assez rudement les affaires de ses sujets catholiques dans la principauté de Fulda (AD. DU CHASTEL, 1830, p. 8) et pour être intervenu dans l'organisation des communautés réformées en Hollande, il allait prêter le flanc aux attaques de ceux qui l'accusaient de vouloir « protestantiser » nos provinces.

Le 14 juin 1825 furent rendus deux décrets célèbres : le premier supprimait tous les petits séminaires, instituts ecclésiastiques d'enseignement secondaire où les jeunes gens se préparant au sacerdoce faisaient leurs études ainsi que beaucoup de fils de la bourgeoisie aisée, futurs étudiants dans les universités de l'Etat ; le second créait à Louvain un Collège philosophique, « établissement d'instruction préparatoire pour les jeunes catholiques romains se destinant à la (page 73 prêtrise ». Ainsi, frappant d'une part tous les collèges épiscopaux, toutes les écoles latines confessionnelles, etc. ; intervenant, de l'autre, dans la nomination des professeurs et l'élaboration des programmes des nouveaux instituts d'éducation, le pouvoir exécutif s'arrogeait un véritable droit de monopole gouvernemental, contraire à l'esprit de la Loi fondamentale, contraire surtout à la mentalité de notre peuple, respectueux des droits du père de famille en matière d'enseignement.

Ces décrets furent peut-être les plus funestes de tout le règne de Guillaume Ier. Le clergé belge - à l'exception du luxembourgeois, loyaliste par tradition - protesta contre leur teneur, en appelant aux règles du droit canon et aux décrets du concile de Trente. Il s'inquiétait surtout de certains articles stipulant que les futurs lévites suivraient les cours de littérature dans les athénées de l'Etat, puis ceux de philosophie à l'Université de Louvain. Avec raison, il voyait dans ces décisions la préoccupation de soustraire ces jeunes gens à des influences trop absolues, en les éloignant, à intervalles réguliers, de leurs maisons d'éducation et du collège, et craignait pour la formation de leur mentalité ecclésiastique ces rapports avec le monde des professeurs laïques et des étudiants. D'un autre côté, la bourgeoisie catholique était exaspérée. Par centaines, elle envoya ses fils dans les collèges de jésuites renommés de Fribourg et de Saint-Acheul (Somme), croyant ainsi éluder les intentions de Guillaume. Celui-ci riposta par les décrets du 11 juillet et du 14 août 1825, fermant les portes des grands séminaires et des universités de l'Etat à tous ceux qui n'auraient pas suivi les cours du Collège philosophique ou auraient fait leurs humanités à l'étranger. Dès lors, ce fut de nouveau la guerre entre le roi et les catholiques. Le Pape, se mêlant au conflit, interdit aux évêques d'accepter (page 74) dans leurs séminaires des élèves sortis du Collège philosophique (22 janvier 1826) ; la presse cléricale entra en campagne. Les députés catholiques belges aux Etats généraux, M. de Gerlache, le baron de Stassart et d'autres, attaquèrent violemment le souverain, lors de la discussion du budget annuel, en décembre 1825.

Par contre, les libéraux et les anciens joséphistes se groupèrent autour de Guillaume. Par leurs pamphlets et leurs caricatures, inspirées de Charlet, Vernet ou Bellangé, ils prêtèrent aux aspirations césaro-papistes du monarque un vigoureux appui. A la Chambre, ils approuvèrent le député batave Utenhove van Heemstede déclarant que le Collège philosophique allait « arracher le clergé aux ténèbres de l'ignorance et à son intolérance fanatique ». Dotrenge cribla de ses traits les plus acérés les « frères Ignorantins » et Reyphins, terminant un discours, lança son apostrophe fameuse : « Sire, protégez-nous des jésuites, mais délivrez-nous de l'impôt sur la mouture » !

(page 75) Sentant néanmoins qu'il était allé trop loin, Guillaume Ier observa une attitude plus réservée durant toute l'année 1826 et, dans l'espoir de ramener à lui les catholiques, hâta la conclusion - depuis longtemps attendue - d'un accord avec le Saint-Siège (Détails, voir FRIS, t. Ier, pp. 119-122). Le 18 juin 1827, le comte de Celles, représentant le roi des Pays-Bas, et le cardinal Capellari, au nom de Léon XII, signèrent un concordat rappelant, en substance, celui de 1801, appliqué dans les provinces du Sud jusqu'en 1815 (Note de bas de page : Chaque évêché posséderait son chapitre et son séminaire. Le chapitre présenterait une liste de candidats à l'épiscopat au roi, qui raturerait les noms de ceux auxquels il serait hostile. Alors, le souverain pontife choisirait le nouveau prélat parmi les noms restants).

Une bulle du 17 août de la même année, portant à huit le nombre des circonscriptions diocésaines du royaume, précisait, en outre, que les évêques seuls dirigeraient désormais l'éducation de leur clergé. En somme, le pouvoir laïque capitulait devant l'autorité religieuse. Guillaume, découragé par l'insuccès de son Collège philosophique, fréquenté surtout par des boursiers, renonçait aux projets chimériques qu'il avait conçus deux ans auparavant. Aussitôt, par réaction automatique, les catholiques se rapprochèrent de lui tandis que les calvinistes hollandais et les libéraux belges vitupéraient contre sa faiblesse. Surpris par la volte-face soudaine de partisans dont il prisait fort l'approbation et ne pouvant cependant se résoudre à prendre nettement position entre les partis opposés, le roi recourut à la plus (page 76) mesquine des équivoques.

Par circulaire confidentielle du 5 octobre 1827, Van Gobbelschroy informait les gouverneurs des provinces de ce que les concessions au clergé étaient bien plus apparentes que réelles et il insinuait que, d'ailleurs, elles ne seraient pas appliquées avant la nomination de titulaires aux sièges épiscopaux vacants, nominations devant s'opérer à une date encore incertaine. Le ministre de l'instruction publique livra ensuite cette note machiavélique à un homme dont le rôle appellera souvent notre attention dans la suite, le publiciste radical Louis de Potter, afin qu'il commît - ainsi qu'il le rappelle lui-même dans ses Souvenirs - a l'heureuse indiscrétion de la communiquer au public » (LOUIS DE POTTER, Révolution belge, 1828 à 1839. Souvenirs personnels (2e édit., Bruxelles, 1840, 2 vol.), t. Ier, pp. 17 et 18)). Or, cette manœuvre ne fut pas « heureuse ». Elle rassura les libéraux, mais par contre, elle provoqua chez les catholiques une indignation légitime. La guerre scolaire contre l'enseignement public, « les écoles diaboliques » et le « bétail scolaire de Van Gobbelschroy » reprit de plus belle. Le clergé refusa l'absolution aux membres de la Société Tot Nut van 't Algemeen et attaqua les professeurs des athénées et des universités, allant jusqu'à blâmer le savant curé Schrant d'avoir accepté une chaire à l'Université de Gand. Enfin, à la Seconde Chambre, les débats perdirent tout caractère courtois.

Débordé, le gouvernement prit à son tour une attitude menaçante. Les procès de presse furent jugés avec une sévérité que faisait déjà prévoir quelques mois auparavant un arrêt de la cour d'assises d'Anvers, condamnant à un an de prison le prêtre Buelens pour avoir, au cours d'un repas de première communion, lu une ode en latin dans laquelle il déclarait le Belge incapable de supporter le (page 77 joug hérétique (Hæreticum nescit Belga subire jugum) et fulminait sans élégance des imprécations contre la « descendance impie de Calvin » (impia Calvini soboles) (Sur l'affaire Buelens, cf. De BOSCH-KEMPER, De staatkundige geschiedenis van Nederland tot 1830, pp. 640 et 641, et DE BAVAY, pp. 70 et suiv.).

Résumons-nous : En 1827, la rupture entre Guillaume Ier et les catholiques belges était complète. Tant qu'il ne s'était agi que de défendre l'enseignement primaire officiel contre la concurrence d'éléments le plus souvent étrangers, le roi était resté dans son droit et la lutte qu'il avait eu à subir prouvait simplement, une fois de plus, les difficultés que présentait la pénétration réciproque de deux nations de religions si différentes ; mais lorsqu'en 1825 le monarque attenta directement aux droits du clergé, il abandonna le terrain constitutionnel et accumula des haines, encore accrues par son attitude plus que douteuse dans la question de l'application du concordat. La trêve existant depuis 1821 entre les catholiques et lui une fois rompue, jamais plus l'accord ne devait se refaire. Le clergé, la bourgeoisie croyante lui gardèrent une rancune tenace et leur antipathie militante trouva son écho dans le peuple, que les questions en litige n'intéressaient pourtant pas directement. En quatre années, Guillaume Ier avait donc définitivement lancé dans l'opposition la plus intransigeante l'immense majorité de la nation belge.


Nous l'avons dit précédemment : plus le souverain se posait en adversaire des catholiques, plus il pouvait compter sur la collaboration enthousiaste des libéraux. Dans l'impossibilité où il était de se faire également (page 78) aimer de tous les Belges, son intérêt lui commandait impérieusement de cultiver les sympathies des anticléricaux, ou tout au moins de ne pas les mécontenter par d'imprudentes mesures. Non que leur action sur les masses fût si grande. Comme le fait justement remarquer M. Fris, il n'y avait guère eu de participation des foules à la vie politique durant les dix premières années de l'existence du royaume néerlandais (FRIS, t. Ier, pp. 122 et 123). Les Belges, représentés aux Chambres « à leur insu » par suite de la complication des lois électorales, étaient restés indifférents aux affaires publiques ; les libéraux n'avaient formé, pendant longtemps, que des groupes restreints de bourgeois voltairiens, sceptiques, nullement démocrates, habitant les grandes villes, partageant les idées de Guillaume Ier sur la nécessité de l'Etat laïque, fortement centralisé (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 131 et 132).

Mais, précisément à l'époque où nous sommes arrivés, le libéralisme prenait un magnifique élan dans toute l'Europe. En France, Benjamin Constant et Royer-Collard battaient en brèche le ministère Villèle ; en Angleterre, Canning sur le terrain des affaires étrangères, Huskisson sur celui des questions économiques, faisaient une vive propagande en faveur des tendances progressistes. Dans le sud du royaume des Pays-Bas même, une élite de jeunes gens impétueux, formés dans les universités de l'Etat où, grâce à l'esprit éclairé du souverain, se donnait un enseignement généreux affranchi de toutes entraves, se ruait vers la presse, le barreau, les carrières dites libérales. Sous leur influence, le libéralisme belge subit une transformation rapide, complète et cette évolution produisit spécialement ses effets au Parlement et dans le journalisme.

(page 79) Longtemps la Seconde Chambre des États généraux s'était distinguée par la solennité de ses séances, la courtoisie de ses débats. Devant un auditoire recueilli, les orateurs lisaient des discours savamment élaborés dans un style choisi (Sur la physionomie de l'ancienne Chambre, voir De BOSCH-KEMPER, De staatkundige geschiedenis van Nederland tot 1830, pp. 526 et suiv. Voir aussi P. BERGHMANS, Etude sur l'éloquence parlementaire belge sous le régime hollandais. (Mémoires de l'Académie royale de Belgique, série in-8°, t. XLVI (1892), pp. 13-20.)).

Parmi les hommes marquants de cette assemblée, on citait les Hollandais Van Hogendorp, Kemper, jurisconsulte éloquent (mort en 1824), Van Alphen, économiste de valeur ; du côté belge, les députés Serruys, Van Crombrughe, et surtout les deux leaders libéraux Dotrenge et Reyphins. Souvent ces deux derniers, esprits bouillants, improvisateurs énergiques, avaient dirigé de violentes attaques contre les fautes du gouvernement, mais toujours en restant orangistes convaincus, partisans de la réunion intime des deux pays sous un même sceptre. Le courant moderne les refoula bientôt à l'arrière-plan. Dotrenge, devenu conseiller d'État, renonça à son mandat de député en 1828 ; Reyphins, élevé à la même dignité, perdit toute son influence et tomba dans l'oubli. A leur place, surgirent des hommes nouveaux : l'avocat Lehon, Tournaisien préparé aux débats publics par ses fonctions d'échevin dans sa ville natale et de député aux états provinciaux du Hainaut ; Charles de Brouckere, (page 80) chef de division dans l'administration provinciale du Limbourg - province dont son père était gouverneur, - puis député de Maastricht. Nature ardente et inquiète, c'est de lui que Léopold Ier devait dire un jour dans une boutade restée célèbre : « C'est un homme avec lequel et sans lequel on ne peut rien faire ». Jusqu'alors, la formation de « blocs » d'opposition par les députés du Midi avait été exceptionnelle ; désormais ce procédé de combat allait constituer un des aspects habituels de la vie parlementaire.

Vers la même époque et sous l'impulsion des mêmes facteurs, une seconde transformation importante s'opérait : la presse, s'arrachant à des influences étrangères, s'affirmait enfin vraiment nationale, réveillait l'opinion publique dont elle devenait la vivante expression, la voix fidèle et éclatante.

Quel avait été jusqu'alors le rôle du journalisme en Belgique ? Tandis que, depuis 1815, les princes de la Sainte-Alliance avaient étouffé dans le sang les efforts des démocrates en faveur d'une émancipation politico-sociale, Guillaume Ier avait, dans un esprit de large tolérance, admis la présence à Bruxelles, à Liége, à Gand et ailleurs de tous ceux qui fuyaient les rigueurs de la réaction : « conventionnels régicides, napoléoniens exilés, constitutionnels proscrits, carbonari. persécutés, Polonais opprimés, Russes disgraciés, radicaux anglais, étudiants visionnaires de l'Allemagne ... ! » (CH. WHITE, La Révolution belge, t. Ier, p. 120. Sur la vie de la société bruxelloise à cette époque, cf. ID., Ibid., chap. VII, passim). La Belgique, « terre classique de la liberté », devint un lieu de refuge de prédilection pour (page 81) les Français. Elle accueillit indifféremment des hommes remarquables comme le peintre David, Cambon, financier habile, Barrère, « l'Anacréon de la guillotine », Merlin de Douai, l'abbé Siéyès, Cambacérès, ex-archichancelier de l'Empire, et des individus obscurs, tarés et malfamés.

Or, pour subsister, beaucoup de réfugiés d'arrière-plan, publicistes dont l'exaltation cachait mal le peu de mérite, se rabattirent sur la presse tout anémiée par les rigueurs du régime napoléonien, ou sur la librairie, commerce facilité dans les Pays-Bas par un régime de piraterie littéraire, permettant d'éditer à bon marché des ouvrages étrangers, sans le moindre respect des droits d'auteur. La Belgique devint donc une sorte de camp retranché d'où une nuée de folliculaires lançait impunément une grêle d'attaques, d'épigrammes, de pamphlets à l'adresse de Louis XVIII, de Charles X, de la Congrégation et des jésuites. Copiant servilement les gazettes de l'opposition parisienne, le Nain jaune réfugié et une série d'autres petites feuilles sans valeur aucune (Voir dans A. WARZÉE, Essai historique et critique sur les journaux belges, pp. 64 et suiv., la liste des journaux parus à Bruxelles depuis 1814, avec d'intéressants commentaires), « exploitaient les dispositions de certains Belges à regretter l'Empire, en haine de la Restauration » (Th. JUSTE, La Révolution belge, t. Ier, pp. 265 et suiv. « Sans y songer le moins du monde, » dit Warzée, d'après un extrait des Publications générales, journal éphémère, paru en 1841 (A. WARZÉE, Essai historique et critique sur les journaux belges, P. 120.), « la presse belge faisait de l'opposition (page 82) d'extrême gauche aux Bourbons et à la réaction impériale, le tout aux frais des éditeurs nationaux qui s'aperçurent, au bout de dix ans, qu'ils avaient dépensé leur argent pour faire la guerre au roi de France !

Cette situation absurde prit fin lorsque la jeunesse universitaire s'avisa de voir dans le journalisme une carrière propice au développement de son activité enthousiaste. A la rédaction du Courrier des Pays-Bas, fondé en 1821, à Bruxelles, entrèrent l'avocat Jottrand, Lesbroussart, professeur de rhétorique à l'athénée de Bruxelles depuis 1818, de Potter, orateur à la parole abondante, écrivain au style emphatique mais captivant, Sylvain Van de Weyer, lettré d'une culture et d'une éducation supérieures, conservateur de la bibliothèque de la ville de Bruxelles, (page 83) Ducpétiaux, avocat âgé d'une vingtaine d'années à peine, Claes, polémiste incisif, mort à la fleur de l'âge, Van Meenen, de Brouckere, Nothomb ; Levae devint la cheville ouvrière du Belge, ami du Roi et de la Patrie, journal bruxellois également ; à Liége, en 1824, quelques jeunes gens, dont le nom devait bientôt avoir un grand retentissement, fondèrent le Mathieu Laensberg, devenu le Politique en 1829 : c'étaient les frères Rogier, Firmin et Charles, ainsi que les avocats Paul Devaux et Joseph Lebeau. En même temps que se développait la (page 84) presse libérale, les feuilles catholiques prenaient de l'extension sous la conduite de publicistes intelligents et combatifs : à Liége, Kersten, rédacteur en chef du Courrier de la Meuse, créé en 1820 ; à Gand, Bartels, jeune protestant converti, dirigeant le Catholique des Pays-Bas. Certes, on ne peut comparer l'influence des gazettes de cette époque à celle des journaux contemporains. Le Courrier des Pays-Bas tirait, en 1829, à 1,150 exemplaires, le Courrier de la Meuse à 850, le Politique à 550 ! Leur action sur la foule fut néanmoins énorme. S'emparant de toutes les questions à l'ordre du jour : emploi des langues, nominations arbitraires, dette publique, tarifs douaniers, impôts nouveaux, les journaux des deux nuances politiques devinrent les interprètes passionnés des deux fractions de l'opinion. Attaquant le gouvernement avec énergie, sans plus se soucier des affaires de France, ils devinrent les porte-parole de l'opposition nationale, la groupèrent et mirent en lumière ses intentions, ses désirs, ses volontés.

Or, de toutes ces revendications, il en était une qu'ils formulaient, à juste titre, avant toutes les autres : la liberté de la presse. Théoriquement ce principe existait dans le royaume, ayant été consacré par l'article 227 de la Loi fondamentale, mais de fait l'application en était complètement paralysée par le règlement du 20 avril 1815. Rendu à l'époque critique des Cent-Jours, ce décret avait été dirigé contre ceux qui « débiteraient des bruits, nouvelles ou annonces tendant à alarmer ou troubler le public... et ceux qui (page 85) chercheraient à susciter entre les habitants de la défiance, de la désunion ou des querelles, ou bien à exciter du désordre ou une sédition, soit en soulevant le peuple dans les rues et places publiques, soit par tout autre acte contraire au bon ordre » (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge)., p. 63.). La connaissance de ces délits était attribuée à un tribunal extraordinaire, jugeant sans appel ni recours en cassation, et dont les arrêts étaient exécutoires endéans les vingt-quatre heures. Les pénalités prévues en cas d'infraction étaient des plus lourdes et pouvaient être appliquées cumulativement : exposition publique, dégradation, marque, emprisonnement d'un à dix ans, amendes de 100 à 10,000 francs !

Edicté dans des circonstances exceptionnelles qui en justifiaient les rigueurs, le règlement de 1815 eût, en bonne logique, dû être supprimé ou tout au moins fortement atténué lors du retour de la paix. Il n'en fut rien. Vexés par les attaques des bonapartistes réfugiés en Belgique, les Alliés se plaignirent de la « licence effrénée de la presse aux Pays-Bas », et poussèrent Guillaume Ier à se montrer encore plus sévère. Ce dernier protesta d'abord. « On semble vouloir exiger de moi que j'abandonne des dispositions que j'ai juré solennellement et à la face de la nation et de l'Europe de maintenir », écrivait-il, le 25 juin 1816, à Wellington, « je suis en butte aux attaques d'écrivains folliculaires, mais quand leurs réflexions sont non fondées, je les méprise ainsi qu'elles le méritent, tout comme, en plusieurs occasions, j'avoue volontiers avoir été à même d'y trouver d'utiles avertissements. » (JUSTE, La Révolution belge, t. Ier, pp. 23 et suiv.) Le roi finit néanmoins par céder à la pression des délégués anglais, autrichiens, prussiens et russes, réunis en conférence, à Paris, le 29 août 1816. Le 28 septembre, (page 86) il dut faire voter une loi frappant d'une amende de 500 florins ceux qui blâmeraient ou critiqueraient des princes étrangers. Le 6 mars 1818, il supprimait, il est vrai, la juridiction d'exception créée trois ans auparavant, mais les tribunaux ordinaires continuèrent à frapper les délinquants de peines draconiennes.

Si Guillaume se montrait volontiers indifférent lorsqu'il s'agissait de violentes critiques dirigées par les feuilles du royaume contre la France ou d'autres pays voisins, il ne faisait guère preuve, vis-à-vis de celles qui s'attaquaient directement à lui, de l'indulgent mépris dont il parle dans sa lettre au duc de Wellington. On a vu mentionnés plus haut les procès de presse intentés aux prêtres partisans de Maurice de Broglie. Le gouvernement sévit avec tout autant de dureté contre les publicistes raillant les abus administratifs, financiers et autres du pouvoir. Extrêmement vétilleux, il attacha parfois une importance disproportionnée à des attaques anodines et, en en poursuivant cruellement les auteurs, il en fit de nouveaux martyrs de la cause publique. On cite parmi ses victimes le courageux et spirituel polémiste Van der Straeten, condamné une première fois, en avril 1820, à 3,000 florins d'amende, et qui mourut, le 2 février 1823, au lendemain du prononcé d'une seconde sentence lui infligeant une peine d'un an de prison.

On conçoit à quel point la lutte allait devenir aiguë à partir du moment où le journalisme, passé aux mains d'une élite intellectuelle, ardente et intrépide, allait revendiquer de plus en plus violemment son émancipation (FRIS, t. 1er, pp. 124-126). Au début de 1828, la crise éclata dans toute sa violence. En mars, le jeune avocat Ducpétiaux, une première fois poursuivi, adressait à la Seconde Chambre une pétition protestant contre sa propre (page 87) arrestation. Peu de mois après, il rentrait en lice pour défendre deux écrivailleurs français, Bellet et Jador, condamnés chacun à un an de prison pour avoir écrit dans un journal dominical, l'Argus, des satires, bien faibles cependant à en juger par l'extrait suivant, fruit du génie imaginatif de Bellet :

« Vois ce pâle habitant écrasé par l'impôt.

« Lorsque l'Etat s'engraisse, adieu la poule au pot. »

et par cet autre, dû à la plume trop facile de Jador :

« Voilà la liberté,

« Biribi,

« A la façon de Barbari. »

« Mon ami. » (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 75 et 76. Guillaume Ier réduisant ces peines, se borna à faire expulser du territoire les deux délinquants).

Arrêté le 28 octobre, Ducpétiaux fut condamné à un an de prison par la cour d'assises du Brabant, le 13 décembre. Quatre jours auparavant, des peines - un peu moins sévères, il est vrai - avaient frappé Claes et Jottrand.

Entre-temps, à la Seconde Chambre, les débats concernant la presse se succédaient, menés avec une virulence inconnue jusqu'alors. Le 3 novembre, Charles de Brouckere déposait un projet de loi réclamant la suppression du règlement de 1815. « Comment pourrais-je souffrir que la presse demeurât captive », écrivait-il dans le Courrier des Pays-Bas du 5 novembre, « au moment où nous sommes appelés à voter des budgets dont les montants combinés s'élèvent à 700 millions de florins ? » (DE BAVAY, ibidem, p. 77.) La proposition du député de Maastricht n'en fut pas moins rejetée par 61 voix contre 44, le 3 décembre, et le ministre de la Justice redoubla aussitôt de sévérité.

(page 87) Ce ministre, le fameux Cornelius-Felix van Maanen (1769-1849), avocat ayant brillamment parcouru les plus hauts grades de la magistrature sous le régime impérial, n'avait jamais caché son antipathie ni son dédain pour les Belges. Favori de Guillaume Ier, qui le garda comme ministre jusqu'à son abdication, il était pour eux un adversaire redoutable par sa grande intelligence, sa parfaite connaissance des deux langues, son activité, sa ténacité et la souplesse dont il faisait preuve en toute occasion. A la commission constitutionnelle de 1815, il s'était révélé, dit Raepsaet, sous les dehors d'un « véritable Tartuffe », commençant toujours ses discours en se déclarant « parfaitement de l'avis d'un tel », prétendant n'avoir « que peu de mots à dire », pour entamer ensuite une réfutation aussi longue que complète (RAEPSAET, OEuvres complètes, t. VI, p. 41.). Depuis, les habitants des provinces du Sud n'avaient jamais eu l'occasion de corriger leur jugement sur son compte. Bien au contraire, ayant conservé un profond respect pour la personne du souverain, ils avaient accumulé toutes leurs haines sur son principal conseiller et ce fut lui surtout que visa De Potter lorsqu'il lança, dans le Cpurrier des Pays-Bas du 8 novembre, un appel à la lutte contre le gouvernement : « Jusqu'ici l'on a traqué les jésuites : bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels; que quiconque n'aura pas clairement démontré par ses actes qu'il n'est dévoué à aucun ministre, soit mis au ban de la nation, et que l'anathème de l'anti-popularité pèse sur lui avec toutes ses suites. » (DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, p. 81). Cet appel retentissant valut à De Potter de rigoureuses poursuites. Malgré les éloquentes plaidoiries de ses avocats, Van Meenen et Van de Weyer, malgré l'attitude passionnée de la (page 89) foule dans le prétoire, il fut condamné, le 20 décembre, à dix-huit mois de prison et à 1,000 florins d'amende. Cette sentence fut accueillie par des huées et, pour la première fois, le mécontentement se manifesta dans la rue, par le bris de carreaux de fenêtre au ministère de la Justice et par les cris constamment répétés de : « Vive De Potter ! A bas Van Maanen ! »


Nous voici arrivés à la fin de l'année 1828. A cette époque, Guillaume, « le plus libéral des princes de son temps », a perdu l'appui de la fraction politique qui lui était restée dévouée : la bourgeoisie anticléricale. C'est que, entre ses conceptions et celles de la génération progressiste de 1825-1827 se creusait un abîme. Loin de chercher à le combler, il le creusa davantage par son intransigeance et ses rigueurs. D'une susceptibilité excessive, ce monarque si bien doué et si plein d'intentions louables, rompit en visière avec la partie de la population le mieux faite pour le comprendre, l'appuyer, le rendre populaire. Triste inconséquence ! Lui qui avait déjà à lutter contre l'antipathie spontanée des masses, lui qui voyait grossir de jour en jour le faisceau des griefs administratifs, économiques et financiers articulés par les classes les plus diverses de la société, lui qui avait déchaîné les fureurs des catholiques, « c'est-à-dire la presque totalité du peuple belge », selon De Potter lui-même (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, p. 35), allait se trouver désormais en butte aux attaques incessantes des libéraux, peu importants en nombre, il est vrai, mais, guides de l'opinion publique, redoutables par leur hardiesse, leur éloquence et par l'action quotidienne de leurs journaux.