(page 237) Nous avons jusqu'ici suivi pas à pas les événements successifs qui se sont déroulés dans le royaume des Pays-Bas, depuis le jour de sa formation jusqu'à celui de sa dissociation complète et irrémédiable. Les considérant à présent dans leur ensemble, il devient possible de répondre à certaines questions d'ordre général que l'on s'est souvent posées touchant le caractère intrinsèque de la révolution belge.
Comme on le fait à propos de tout mouvement populaire, l'on s'est parfois demandé - préoccupation peut-être oiseuse - si celui de 1830 était fatal, s'il devait nécessairement se produire tôt ou tard. Le fait même qu'il s'est produit pourrait, en somme, constituer déjà une réponse péremptoire. Mais pour se pénétrer de sa nature, il suffit de se reporter à l'année 1814. A cette époque, la Hollande délivrée exulte de se retrouver sous le sceptre de la maison d'Orange. Terre conservatrice et protestante, très homogène, elle n'éprouve aucune dilection pour la Belgique catholique, différente dans ses mœurs et dans ses coutumes, différente par la psychologie de ses habitants et par la nature de ses ressources économiques. Cette absence de sympathie, disons mieux, cette tendance à l'éloignement, à l'antipathie même, entre deux peuples autrefois juxtaposés, (page 238) se constate avec la même intensité dans nos provinces. Elle s'explique par une série de motifs historiques, politiques, religieux et autres. Or, sans avoir été consultés ni l'un ni l'autre, ces deux pays sont réunis par les puissances, agissant sous l'empire de considérations personnelles, diplomatiques, économiques, et pour satisfaire aux vœux de Guillaume d'Orange.
Cette oeuvre artificielle est, de plus, opérée dans de très mauvaises conditions : au lieu de respecter plus ou moins l'autonomie des anciennes Provinces-Unies et des ex-Pays-Bas autrichiens, les coalisés veulent les fusionner, en faire un amalgame ! Dès lors, si réellement Guillaume ne veut voir dans ses sujets d'origine différente que des « habitants du royaume des Pays-Bas » intimement et complètement unis, il devra accorder aux Belges, formant la majorité, une place prépondérante dans l'État. Hollandais de cœur et d'âme, il n'en fera évidemment rien et, d'ailleurs, s'il voulait tenter l'aventure, ce seraient les Bataves qui, à juste titre, se révolteraient.
Il en résulte que, des deux peuples unis en un mariage de raison, séduisant seulement par les apparences, l'un est sacrifié à l'autre. La Belgique paraît, dans le langage des traités, être donnée à la Hollande en guise d'accroissement territorial ; son souverain, despote éclairé, animé cependant des intentions les plus pures, va trop régner en Hollandais et trop exclusivement selon les principes du gouvernement personnel pour plaire à nos pères ; la Loi fondamentale de 1815 rejetée d'ailleurs par les notables s'adaptera infiniment moins à leur mentalité qu'à celle des habitants du Nord. D'où, dès le premier jour de la réunion, les Belges vont avoir des plaintes à formuler contre leur prince et leurs nouveaux concitoyens. Sous forme de mouvement en faveur du redressement des griefs, la révolution sera donc fatale et nécessaire.
(page 239) Portant en soi des germes de dissolution qui ne se développeront pas tout de suite, le royaume des Pays-Bas traverse d'abord une série d'années calmes. L'opposition religieuse à la Constitution qui trouble surtout les Flandres, de 1815 à 1821, prend fin à la mort de son promoteur, Maurice de Broglie, et n'a aucune influence sur le cours ultérieur des événements. Aussitôt la crise des Cent-Jours terminée, Guillaume Ier s'attache au développement économique, social et intellectuel de son royaume. Il fait preuve d'une égale sollicitude pour les deux peuples, leur fait atteindre un degré de prospérité éclatant, travaille avec noblesse et désintéressement à réaliser l'amalgame. Il y parvient dans le domaine des questions matérielles.
Malheureusement, il partage l'erreur commune aux défenseurs du gouvernement personnel qui croient qu'il suffit, pour rendre un peuple heureux, de lui procurer l'aisance. Les Hollandais, encore emprisonnés dans leurs traditions conservatrices, n'en demandaient pas davantage, mais les Belges, transformés par le régime français, aspiraient à plus de liberté politique.
En outre, le gouvernement, soit par ses imprudences et ses erreurs, soit à cause de l'incompatibilité des intérêts du Nord et de ceux du Sud, mécontente toutes les classes de la société belge. Par ses mesures administratives il indispose la bourgeoisie occupant les carrières libérales ; en matières financières et économiques, il irrite les commerçants et les industriels - ce sera cependant parmi ceux-ci que l'orangisme comptera jusqu'au bout ses plus dévoués partisans — ; par ses impôts sur la mouture et l'abattage, il fortifie l'antipathie du peuple pour les Hollandais (page 240) et pour lui-même.
Longtemps assez habile pour éviter de se mêler aux querelles entre les grands partis politiques, Guillaume Ier sort de cette sage réserve dès 1824. En trois ans, ses efforts pour concentrer entre ses mains la haute direction de la formation intellectuelle du clergé et sa duplicité touchant l'exécution du concordat, ruinent son crédit auprès des catholiques. L'appui des libéraux lui reste, mais ces derniers suivent, de 1827 à 1828, une évolution qui les fait entrer en conflit, à leur tour, avec le monarque. Ils réclament la liberté de la presse. Guillaume la leur refuse avec intransigeance. Grâce aux progrès des doctrines de Lamennais et à un accord sur le terme imprécis de liberté, les deux grands adversaires politiques se rapprochent : les catholiques entraînant à leur suite les campagnes, les libéraux, beaucoup moins nombreux, mais dirigeant les grandes villes et travaillant l'opinion publique par leurs journaux. Groupés en une formidable « Union des oppositions », de 1828 à 1830, ils entreprennent deux vigoureuses campagnes de pétitionnements en faveur du redressement des griefs et stigmatisent la hollandisation systématique de nos provinces. Leur action est si étroitement liée qu'il n'est pas possible de dire qu'elle émane d'un parti plus que de l'autre. Elle traduit les sentiments de l'immense majorité du peuple belge ; elle est éminemment nationale.
Pendant toute l'année 1829, l'Union des oppositions ne cesse de se fortifier. Son action est légale et pacifique. Aucun de ses membres ne songe à une révolution ayant pour but de séparer les deux fractions du royaume. Le « redressement des griefs » reste son unique programme et elle le défend avec (page 241) tant d'énergie que Guillaume Ier, inquiet, octroie concessions sur concessions. Mais chaque fois que le prince capitule sur un point, l'opposition, enhardie, a une exigence nouvelle. Elle en vient à réclamer la responsabilité ministérielle et, à la Seconde Chambre, une représentation proportionnelle au chiffre de la population, revendications que le roi ne peut satisfaire sans abandonner les principes fondamentaux de sa politique. Aussi, dans son « Message royal » du 11 décembre 1829, stipule-t-il nettement le terme de ses concessions. Dès lors, c'est le conflit aigu entre Belges et Hollandais, les uns suivant les chefs de l'Union, les autres se groupant autour du prince.
Pendant six mois les adversaires s'observent, campant sur leurs positions respectives. Nulle idée d'appel aux armes ne sollicite encore les Belges ; ils espèrent toujours que Guillaume cédera, condamnera le régime qu'ils abhorrent en renvoyant le ministre qui l'incarne, Van Maanen. Survient la révolution de juillet 1830 à Paris qui, par répercussion, crée dans nos grandes villes une atmosphère révolutionnaire. Un groupe d'hommes politiques se forme, peu nombreux, qui projette d'obtenir satisfaction par un appel à la violence. Ces conspirateurs comptent sur l'appui de la France, les uns pour obtenir simplement le redressement des griefs, les autres dans l'espoir que cette puissance nous englobera directement ou d'une manière déguisée. Leurs tentatives échouent devant la volonté de Louis-Philippe de ne pas provoquer de complications internationales pouvant amener la guerre et lui coûter son trône. Seuls les clubs démocratiques parisiens envoient à Bruxelles quelques émissaires. En somme, le rôle de l'étranger dans l'éclosion et le déroulement de notre révolution est des plus minimes et, en s'en exagérant l'importance, on court le risque de perdre de vue combien furent nationales et les revendications (page 242) et la composition de l'Union des oppositions, dont l'action s'étendit non sur quelques jours, mais sur les vingt ou vingt-cinq mois qui précédèrent l'explosion des troubles, sur toute la révolution elle-même et sur les neuf ou dix premières années de l'existence du royaume indépendant de Belgique.
La révolution débute, le 25 août, à Bruxelles, par une sorte d'échauffourée. Commencée par une manifestation de jeunes gens des classes aisées, elle se termine par le saccage des fabriques par des bandes de sans-travail. Voyant leur ville livrée au pillage et les autorités frappées de paralysie, les bourgeois prennent eux-mêmes les armes pour rétablir l'ordre. Maîtres de la situation, ils se substituent à l'administration régulière de la capitale et en profitent pour réclamer du souverain le redressement des griefs. En se maintenant au pouvoir, le 28, bien que le calme fût rétabli, ils posent le premier acte vraiment révolutionnaire. Dès lors, les événements vont jouer un grand rôle dans l'évolution du mouvement, chacun d'eux va se répercuter sur le suivant, parfois le provoquer, entraîner même ses promoteurs au-delà de ce qu'ils osaient en attendre, rendre possible et tout naturel ce qui, la veille, semblait irréalisable. Tel un torrent, la révolution va suivre un cours de plus en plus précipité, en dépit de tous les barrages. Les hésitations de Guillaume Ier, balancé entre le désir et la crainte de sévir, permettent au peuple belge de prendre pleinement conscience de sa propre force et de son antipathie pour les Hollandais. Le Ier septembre, le prince d'Orange, entrant dans Bruxelles, s'y voit entouré de visages ennemis. Il quitte la ville avec la (page 243) promesse que la bourgeoisie y maintiendra le statu quo jusqu'à ce que son père ait pris une décision. Mais Guillaume Ier tergiverse à dessein, laissant les chefs de l'Union dans la plus cruelle incertitude. Sous la pression des avancés, le programme « redressement des griefs » s'est transformé, dès le 3 septembre, en séparation sous une même dynastie », formule qui rallie tous les suffrages. Mais les avis sont partagés sur les moyens de la réaliser. Les avancés et radicaux, partisans de la formation d'un gouvernement provisoire, se substituent aux modérés et obtiennent la création d'une « Commission de sûreté publique » (8 septembre). Eux-mêmes, en conflit avec les ultras du club de la « Réunion centrale » (20 septembre), sont culbutés, mais immédiatement après, une foule ivre de fureur, composée de volontaires, d'ouvriers, de paysans, de populace et de bandes étrangères, masse anonyme, lasse de toute autorité, dissout le pouvoir temporaire créé par la bourgeoisie, disloque son essai de révolution « légale » et y substitue l'anarchie. Guillaume Ier, voyant se réaliser ses calculs et considérant le moment venu d'intervenir comme restaurateur de l'ordre, fait alors marcher ses régiments sur Bruxelles.
Leurs projets, leurs plans ayant été balayés par le flot populaire, presque tous les chefs de la révolution bourgeoise, tant modérés qu'avancés et ultras, prennent la fuite, découragés. Ils doutent de l'issue d'un mouvement dont la direction leur a échappé. Mais le peuple affronte la lutte. Victorieux à Bruxelles, dans la journée du 23 septembre, il voit revenir à lui les chefs du mouvement et la bourgeoisie qui, aussitôt, organisent (page 244) méthodiquement la résistance.
La révolution triomphe : le 26 se constitue le Gouvernement provisoire, comité exécutif, merveilleux d'énergie et de sang-froid. Tout le pays se soulève. Le 4 octobre, l'indépendance de la Belgique est solennellement proclamée ; du 14 au 27, les volontaires marchent audacieusement à l'ennemi et le repoussent du territoire. Le bombardement d'Anvers (27 octobre) par les Hollandais, représaille terrible, mais justifiée par les circonstances, sépare définitivement les deux peuples.
A partir de ce moment se substitue à l'histoire de la révolution celle du jeune royaume de Belgique. Un Congrès national lui donne une Constitution, œuvre imprégnée d'esprit d'équité et de tolérance, hommage éclatant rendu à la liberté dans tous les domaines. Les grandes puissances, réunies en Conférence à Londres, reconnaissent le nouvel État, grâce au succès de la politique de non-intervention, habilement conduite par la France et surtout par l'Angleterre. Enfin Louis-Philippe et Palmerston sauvent la Belgique menacée des plus grands dangers, en mettant un terme à la désastreuse campagne de Dix Jours.
Le traité des XXIV Articles, du 14 octobre 1831, donne à chacun des deux pays ses frontières définitives. Sous le sceptre de Léopold Ier, prince sage, modéré et sagace, la Belgique entreprend, libre de toute influence étrangère, son évolution vers de nouvelles et admirables destinées.
On a beaucoup discuté la question de savoir si la révolution de 1830 a été opportune et utile pour les deux pays, s'il n'eût pas mieux valu qu'ils restassent unis, soit intimement, soit groupés sous une même dynastie, mais jouissant chacun de l'autonomie administrative. (page 245) Certes, au point de vue économique, le grand commerce hollandais tout comme la grande industrie belge ont longtemps souffert de la rupture. Mais la Hollande et la Belgique ont pris, depuis, un essor si vigoureux que de ces crises il ne reste plus que le lointain souvenir. Il serait, d'autre part, puéril et injuste de vouloir méconnaître que la séparation n'ait causé un grand préjudice à la partie flamande de notre pays, alors surtout que, dans les premières années qui suivirent la chute du régime batave, un mouvement d'hostilité très vif se dessina, par réaction, contre la hollandisation du roi Guillaume, contre tout ce qui touchait au néerlandais.
Mais si l'on tient compte de tous les éléments historiques, politiques, économiques et surtout sociaux qui séparent les Belges des Hollandais, on doit reconnaître que la révolution fut un événement heureux. Aujourd'hui encore, les deux petits peuples, si voisins, sont totalement différents et impropres à tout essai d'amalgame. C'est là une constatation qui ne s'impose pas seulement à ceux qui connaissent à fond les sociétés belge et néerlandaise, mais même au simple voyageur de passage, étonné par les dissemblances de mœurs, de coutumes, d'usages qu'il relève dès qu'il a franchi la frontière, au cours de ses observations les plus superficielles.
Aussi pourquoi déplorer la disparition du royaume des Pays-Bas de la carte de l'Europe ? Non seulement les deux États, débarrassés d'un joug qui leur paraissait à tous deux insupportable, ont su mettre à profit leur indépendance complète pour s'élever de pair au rang des premières nations, mais ce n'est que depuis qu'ils n'ont plus à se faire mutuellement d'irritants reproches qu'ils ont appris à s'estimer réciproquement à leur juste valeur. En ces dernières années, un très réel courant de sympathie s'est établi entre eux, dû à la multiplication de leurs relations de tout (page 246) genre. « La colonie hollandaise en Belgique représente près de soixante-dix mille inscrits sur un total de plus de deux cent mille étrangers, soit 35 % du nombre des étrangers et un sixième de plus que les colonies française et allemande... La colonie belge établie dans les Pays-Bas y occupe le second rang, avec quinze mille Belges sur un total de soixante-trois mille étrangers, représentant ainsi près du quart des étrangers fixés dans ce pays » (Voir le rapport de MM. Olivier et de Raet à la commission hollando-belge, qui a siégé en seconde assemblée plénière à La Haye, le 17 et le 18 mai 1909. Une troisième conférence générale a eu lieu à Bruxelles en juin 1910).
Au point de vue des transactions commerciales, « les Pays-Bas sont aujourd'hui, en importance, le troisième marché de la Belgique, qui leur a vendu en commerce spécial, pour une valeur de plus de 303,000,000 de francs (1907) », chiffre d'affaires en augmentation de 64 % sur celui d'il y a dix ans. « La Belgique, de son côté, est devenue le deuxième marché des Pays-Bas, qui, en 1907, lui ont vendu, en commerce spécial, pour 299,000,000 de francs, » soit une augmentation de 88% sur les chiffres de 1897. Dans le but de favoriser encore ce merveilleux épanouissement, une commission de vingt-neuf Hollandais et de vingt-neuf Belges, réunie une première fois à Bruxelles en novembre 1907, puis en mai 1909, à La Haye, recherche des moyens pratiques pour faciliter les relations entre le Nord et le Sud : réduction des tarifs des chemins de fer, des postes, des télégraphes et des téléphones, (page 247) améliorations douanières, juridiques, etc. En ce qui concerne les questions intellectuelles, des rapports de plus en plus suivis tendent à s'établir entre les universités hollandaises et belges, ainsi qu'entre les savants des deux pays, par la voie des cours de vacances ou sur le terrain des congrès scientifiques. De même, littérateurs et artistes se rapprochent. Bref, si l'accord est loin d'être établi sur l'opportunité d'une alliance douanière et surtout militaire, les petits-fils des contemporains de la Révolution sont aujourd'hui à peu près unanimes à désirer mettre en contact, dans toutes les occasions possibles, leurs deux civilisations, l'une tout imprégnée de culture latine, l'autre fortement pénétrée d'influences germaniques, anglo-saxonnes et scandinaves.
Ainsi verra-t-on peut-être, dans un avenir plus ou moins rapproché, les deux peuples s'unir tout naturellement en une entente intime et cordiale qui, évitant les dangers d'une alliance étroite et gênante par ses obligations trop rigides, offrira tous les avantages, sans présenter aucun des inconvénients, de la « séparation administrative », telle que la conçurent autrefois le prince d'Orange et les chefs de la révolution belge.