Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Du gouvernement représentatif en Belgique (1830-1848)
VANDENPEEREBOOM Ernest - 1856

Ernest VANDENPEEREBOOM, Du gouvernement représentatif en Belgique (tome premier)

(Paru à Bruxelles, en 1856, chez Libraire polytechnique d’Augistre Decq)

Dixième session (1839-1840) (gouvernement de Theux et gouvernement Lebeau)

1. Troisième renouvellement partiel de la Chambre et deuxième du Sénat (11 juin 1839)

(page 321) Le 11 juin 1839, des élections avaient eu lieu dans toutes les provinces. Il y avait coïncidence, cette année-là, entre le troisième renouvellement partiel de la Chambre et le second renouvellement partiel du Sénat (Note de bas de page : La série, pour la Chambre, comprenait les provinces de la Flandre orientale, de Hainaut, de Liège et de Limbourg : la série, pour le Sénat, comprenait les provinces d'Anvers, de Brabant, de la Flandre occidentale, Je Luxembourg et de Namur).

A cause des changements apportés aux circonscriptions et aux divisions électorales du Limbourg et du Luxembourg, les élections eurent lieu, dans ces provinces, quelque temps après les autres (16 septembre) (Note de bas de page : D'après le décret du Congrès national, le nombre des Représentants était de 102, celui des Sénateurs de 51. A la suite du traité de Londres et par la loi du 3 juin 1839, il fut réduit respectivement à 95 et à 47). Par suite de ces élections, plusieurs nouveaux membres étaient entrés à la Chambre et au Sénat.

2. Questions réglementaires et électorales

La dixième session (1839-1840) s'ouvrit le 12 novembre, pour durer jusqu'au 26 juin, c'est-à-dire plus de sept mois. Mais il y eut de nombreux ajournements. Le Roi étant absent, il n'y eut pas de discours du Trône. M. Dumortier fit la juste critique de cette troisième infraction aux usages parlementaires. M. Angillis dit que : En 1819, le Roi Guillaume Ier, n'ayant pas ouvert lui-même la session, avait, par arrêté royal, chargé son ministère de faire la lecture du discours du Trône. Le cabinet, comme pour combler ce vide, voulait donner lecture de l'exposé des motifs du budget des voies et moyens, avant la vérification des pouvoirs et avant la constitution du bureau définitif. Cette prétention amena une discussion sur le règlement. La Chambre adhéra à la demande ministérielle par 34 voix contre 20, en invoquant un précédent. Futile motif, puisque, de ce que l'on a mal fait une fois, il ne résulte pas que l'on doive mal faire encore. Or, il est évident que la Chambre ne pouvait rien décider sur ce point, avant d'avoir vérifié les pouvoirs des nouveaux membres. En effet, son règlement est formel, à cet égard ; il détermine, par ses art. 1er à 8, l'ordre de ses travaux, à l'ouverture des sessions et en cas de renouvellement intégral ou par moitié. La prétention du ministère ne nous paraît pas admissible, en présence de dispositions aussi expresses.

Une autre question plus grave, puisqu'il s'agissait tout à la fois d'interpréter des prescriptions de la Constitution et de la (page 323) loi électorale, fut soulevée, à propos de la vérification des pouvoirs de la députation de Termonde. Deux représentants étaient à élire. Au premier tour du scrutin, un seul candidat avait atteint la majorité absolue des voix : trois autres n'avaient pas obtenu cette majorité. Parmi ces derniers, deux avaient réuni un égal nombre de suffrages. Il est clair, qu'il fallait ouvrir un ballottage entre celui qui avait le plus de voix et le plus âgé des deux qui avaient le même nombre de voix. Le bureau principal n'avait pas suivi cette marche, tracée par l'art. 36 de la loi électorale : il fit procéder à un ballottage intermédiaire, pour établir lequel des deux candidats, ayant le même nombre de voix, entrerait, dans un scrutin définitif, en lutte avec celui qui en avait obtenu le plus. C'était là évidemment une erreur. La Chambre admit le membre, qui avait obtenu la majorité au scrutin primitif ; elle annula le restant de l'opération. Mais alors fut soulevée la question de savoir, si cette annulation était entière, ou si l'on ferait reprendre le ballottage de la manière dont il aurait dû s'établir. Ce point de la compétence de la Chambre fut vivement et brillamment débattu. MM. du Bus aîné, Dechamps et Dumortier se prononcèrent pour la seconde alternative ; MM. Devaux, Milcamps, Dolez et H. de Brouckere pour la première.

La question fut résolue, comme il arrive dans presque toutes les vérifications de pouvoir, par la force et d'après l'intérêt du parti ayant la majorité, plutôt que par les principes du droit et l'esprit de la loi électorale. Quel pouvoir la Constitution et la loi électorale donnent-elles à la Chambre? L'art. 34 de la Constitution porte : « Chaque Chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge des contestations qui s'élèvent à ce sujet. » C'est-à-dire au sujet du pouvoir de l'élu et, comme le disait M. Milcamps : « La Chambre ne fait pas les députés, elle les déclare, elle les vérifie ; elle ne les élit pas ; (page 324) elle ne motive pas ses résolutions : c'est un jury qui déclare que le député est admis, ou n'est pas admis. » C'est la doctrine que M. Dupin aîné avait déjà soutenue, en ces termes : « La Chambre ne décide jamais qu'en formule générale ; elle n'attribue pas ou ne refuse pas ses bulletins à tel candidat, car elle abdiquerait ses fonctions, pour prendre celles du bureau d'un collège ; elle se borne à déclarer si une élection est ou n'est pas régulière. » L'art. 40 de la loi électorale porte : « La Chambre des Représentants et le Sénat prononcent seuls sur la validité des opérations électorales, en ce qui concerne leurs membres. » En d'autres termes, quand un élu se présente devant ces assemblées, elles ont le droit de dire : l'opération qui vous a porté ici est ou n'est pas valide ; mais elles n'ont pas le droit de décider ce qu'il faut faire, pour qu'elle soit valide. Les Chambres font les lois, mais ne les appliquent pas : elles vérifient des pouvoirs, mais elle ne réglementent pas les élections. Ici, nous n'avons pas seulement pour nous la lettre de la loi, nous avons de plus son esprit. Car, au-dessus des raisonnements que nous venons d'établir, il y a une question essentielle. Que doit être le député ? L'expression claire, manifeste, incontestable de la volonté de la majorité des électeurs présents à l'élection. Qu'est-ce qu'une annulation ? C'est la déclaration que le résultat de l'élection n'établit pas cette expression claire, manifeste , incontestable ; qu'il y a doute sur la volonté de la majorité ; qu'il y a lieu de la consulter de nouveau, dans toute sa liberté. Et l'on voudrait, quand la première opération est douteuse, fixer des règles et des limites ; restreindre la volonté des électeurs, pour la seconde ; en d'autres termes, parce que deux cents électeurs ont été induits en erreur, en empêcher mille de dire la vérité ! Après tout, est-ce pour les candidats que les élections sont faites, ou est-ce pour les électeurs? Si ces candidats sont bons, étant tous mis sur la même ligne, ils auront tous les mêmes chances de réussir. Mais si, par (page 325) une opération erronée, il en était entré de mauvais dans le ballottage, voici, d'après le système que nous combattons, ce qui pourrait arriver. On forcerait parfois, cinq mois après l'élection irrégulière qu'on annule, la majorité des électeurs d'opter entre deux candidats choisis par une infime minorité et qui, dans l'intervalle, se seraient rendus tout à fait indignes de l'estime et de la confiance publiques. Ce que M. Dolez résumait très bien ainsi : « Obliger les électeurs de voter pour deux indignes et la représentation nationale d'ouvrir son sein à un indigne. » Il n'est pas, il ne peut pas être vrai que la lettre, moins encore l'esprit de la Constitution et de la loi électorale, nous forcent à de telles énormités. Et cependant une majorité de 33 voix contre 24 et 3 abstentions régla le mode de l'élection nouvelle, en disant que le ballottage aurait lieu entre Monsieur un tel et Monsieur un tel. Les trois membres motivèrent ainsi leur abstention : « Que suivant eux, l'annulation étant faite, la Chambre avait épuisé sa compétence » : raison plus que suffisante pour se joindre à la minorité.

C'est ainsi que M. de Decker arriva à la Chambre. Certes, son talent et son caractère devaient faire saluer son avènement à la vie politique par tous ceux qui désirent un Parlement fort et honnête. Mais l'élu allait y occuper une trop belle place, pour entrer ainsi par la petite porte (Note de bas de page : Ceci était écrit quand M. de Decker n'était que simple représentant. Nous n'avons pas pensé devoir y rien changer depuis qu'il est devenu ministre. Nous faisons cette observation parce que, croyant n'avoir pas été trop ministériel comme député, nous serions fâché de paraître le devenir comme écrivain.)

3. Les fonctionnaires candidats aux élections

Le ministère, en échappant à la discussion de l'adresse, n'évita pas pour cela le débat politique, qui vint à l'occasion du budget des voies et moyens. Sa conduite pendant les élections en fit les frais. Les pouvoirs ébranlés cherchent dans les expédients ce qui leur manque en force et en appui : le cabinet (page 326) mutilé n'échappa pas à cette loi. Quoique réduit et peut-être parce que réduit à trois membres, il exerça sur les élections une pression peu usitée jusque-là. La volonté de fer de M. Nothomb semblait l'animer de son souffle et lui imprimer sa roideur. Tous ceux qui avaient été contraires à sa politique, tous ceux qui semblaient pouvoir le devenir, le trouvèrent pour adversaire sur le terrain électoral. Cette intervention gouvernementale est peu déguisée, dans un long rapport de M. de Theux, précédant l'arrêté de destitution du gouverneur du Brabant (Moniteur de 1839, n°169). M. le baron de Stassart fut mis à la pension, après avoir reçu le rare honneur d'une triple élection, par Bruxelles, Nivelles et Namur. On eût pu aussi lui frapper une médaille avec cette inscription : « Le pouvoir le proscrit, le peuple le couronne. » (Note de bas de page : On sait qu'en 1828 ou 1829, MM. le comte Vilain XIIII et de Muelenaere ayant été élus à la seconde Chambre, malgré les manœuvres gouvernementales, on fit frapper, en leur honneur, une médaille portant d'un côté leur portrait, et de l'autre, ces mots : « Le pouvoir les proscrit, le peuple les couronne ! » Depuis, M. de Muelenaere adhéra au message du 11 décembre et resta le candidat favori du clergé : M. Vilain XIIII demeura constant dans ses opinions et fut éliminé du Sénat, par l'influence du clergé). M. Cools fut obligé de donner sa démission de commissaire d'arrondissement, parce qu'il se mettait sur les rangs à Saint-Nicolas. M. de Lehaye, procureur du roi à Gand, qui avait soutenu la réforme électorale au conseil provincial, fut destitué par M. Nothomb, parce qu'il ne voulait pas abandonner sa candidature. Ces trois actes furent vivement blâmés : le dernier donna lieu à des explications personnelles très vives (Moniteur de 1839, n°341). Le ministère fit tête à l'attaque ; mais ces incidents l'usèrent encore plus, car l'opinion publique s'en émut beaucoup.

4. Les budgets de 1840

Le terme des modifications, introduites au régime des céréales de 1834 par la loi du 5 janvier 1839, étant expiré, on (page 327) porta de nouveau la main à la législation sur la matière. Cette fois, on prohiba à la sortie les grains et farines de seigle et de froment, les pommes de terre et leurs farines ; mais rien n'était changé au régime des droits d'entrée. C'était un nouvel essai dans la voie des lois temporaires et d'exception. De plus, on vota, quelque temps après, la libre entrée de l'orge (Loi du 25 novembre 1839, qui prohibe à la sortie les grains et les pommes de terre ; loi du 26 décembre 1839 pour la libre entrée de l'orge).

La discussion des budgets refléta bien l'état des esprits ; il était facile d'y voir le germe d'une opposition redoutable. Les propositions du ministère étaient moins bien soutenues par ses amis ; les réductions plus nombreuses, les attaques plus acerbes.

Au budget des Affaires étrangères, M. de Theux proposa la disjonction des deux portefeuilles, à laquelle il avait fait obstacle lui-même autrefois, et qu'aujourd'hui l'opposition combattait à son tour, moins à cause de la création d'un sixième département ministériel, qu'à cause de la manière dont cette proposition était faite. A ce propos, on souleva la question, assez oiseuse, suivant nous, de savoir, si le Roi, créant un nouveau ministère, doit faire la nomination avant que la Chambre ait voté les fonds, ou après. Il va de soi, que le chef de l'État, aux termes de l'art. 60 de la Constitution, « nomme et révoque ses ministres, » comme il est vrai aussi qu'aux termes de l'art. 115, « chaque année, les Chambres arrêtent la loi des comptes et votent le budget. » Que résulte-t-il de là? Que si le Roi avait nommé un ou plusieurs ministres, les Chambres peuvent refuser les fonds pour leur traitement : que si, d'un autre côté, les Chambres avaient refusé les fonds, le Roi peut maintenir un ministre ancien et en nommer de nouveaux, sans traitement et que, en agissant ainsi, chaque pouvoir reste dans son droit. Mais quelle peut (page 328) être l'utilité pratique d'un tel débat? En demandant les fonds nécessaires pour la création d'un sixième département ministériel, avant la nomination du titulaire, le cabinet rendait hommage à la prérogative parlementaire, sans pour cela, amoindrir le pouvoir royal. Car, encore une fois, si le ministre nommé ne convenait pas à la Chambre, la majorité pouvait émettre à son égard un vote de non-confiance, ou refuser le prochain budget de son département. Quand on a en main de si puissantes armes constitutionnelles, à quoi sert de se livrer à des discussions théoriques, stériles et sans issue?

Dans la discussion de ce même budget, M. Dumortier dit, à propos du chiffre demandé pour notre légation à Rome : « Mais il est des missions qui pourraient être simplifiées ; je demanderai, par exemple, quel besoin nous avons d'un ministre plénipotentiaire à la cour de Rome? La Constitution a séparé le pouvoir civil du pouvoir spirituel ; le Gouvernement ne peut intervenir en rien dans la nomination des évêques. Je pense donc qu’il y aurait des économies à faire sur cette légation. Je ne veux pas faire une motion de rappel ; mais je crois qu'un ministre plénipotentiaire à Rome est tout à fait inutile et que, pour l'avenir, le Gouvernement fera bien de se borner à y envoyer un simple chargé d'affaires. » (Moniteur de 1839, n°352). Nous avons eu, plus haut, l'occasion de signaler cette position de la Belgique à l'égard du Saint-Siège (Voir. T. I, liv. I, p. 51).

5. Le canal de l’Espierres et le sable de mer

La discussion du budget des travaux publics, interrompue par les vacances de la nouvelle année, fut reprise dès la rentrée. La concession du canal de l’Espierres en fut le point saillant. Ce projet était, sinon en apparence, du moins en réalité, présenté en concurrence avec celui du canal de Bossuyt à Courtrai. Jamais peut-être exécution de voies navigables ne fut aussi ardemment poursuivie par les intérêts privés et publics, (page 329) plus vivement discutée dans les Chambres, plus largement instruite et plus fortement soutenue par le ministère. M. Nothomb prouva, dans cette circonstance, qu'il ne craignait pas une lutte passionnée, parce qu'il se sentait assez fort pour la soutenir. Le canal de l'Espierres, qu'il fit réussir, n'a pas eu, après l'exécution, l'importance que des intérêts étrangers, aidés par la diplomatie, avaient su lui prêter, en ce moment. Les adversaires avaient dit que ce serait un canal impasse. Voilà près de quinze ans qu'il est construit et il n'a pas pu toucher Roubaix, lieu de sa destination, ni se joindre au canal de ce nom ; il n'atteindra peut-être jamais ce but. Le Hainaut n'y aura donc pas trouvé tous les avantages qu'il en espérait ; les Flandres n'en auront pas souffert tous les dommages qu'elles en redoutaient. Il n'en est pas moins vrai que si, au lieu de ce canal incomplet, M. Nothomb avait fait triompher et exécuter le canal de Bossuyt, il eut rendu à la province qui produit la houille et aux provinces qui la consomment un bien plus grand service, que par l'exécution d'une voie navigable qui n'a d'utilité considérable que pour une ville étrangère, Roubaix. La jonction de l'Escaut à la Lys, à Courtrai, est une entreprise, satisfaisant de nombreux intérêts nationaux et dont l'utilité n'a pu être détruite par la construction de nombreux chemins de fer sur ce point. Dans des positions diverses, nous avons travaillé, bien des années, à sa réalisation (Note de bas de page : Nous avons. en 1838, écrit quelques pages pour appuyer le projet du canal de Bossuyt : cet opuscule porte le titre de : « Observations sur le projet du canal de jonction de l'Escaut a la Lys »), et nous faisons ici des vœux ardents pour qu'un jour elle s'exécute. M. Dumortier avait demandé que l'on soumit aux Chambres la convention relative à la concession du canal de l'Espierres ; cette proposition fut écartée par la question préalable, qui fut adoptée par 44 voix contre 27 (Voir pour l'affaire des canaux du l’Espierres et de Bossuyt, « Moniteur » de 1839, n°360, 362, 364, et de 1840, n°16 à 18).

(page 330) Au même budget, on souleva la question du sable de mer et autre sable à fournir pour le chemin de fer et dont le prix avait été fixé, au cahier des charges, à un taux exorbitant. On allégua, à la tribune, que des sables, adjugés publiquement à 10 et 12 francs, avaient été fournis, en sous-œuvre, à 3 et 4 francs. Le ministre démontra sa bonne foi : mais il ne put empêcher que le public ne fût convaincu qu'il y avait là des abus manifestes et coupables de l'administration. C'était comme le prélude aux scandaleuses révélations, mises au jour par l'enquête sur l'écroulement du trop fameux tunnel de Cumptich (Note de bas de page : Cette question du sable de mer revint à propos d'une pétition du sieur Tack. « Moniteur » de 1840, n°150 et 151. Voir, condamnation du sieur Tack par la cour d'assises du Brabant, « Moniteur » de 1840, n°332-335. La condamnation portait sur des allégations relatives aux locomotives et non au sable.)

6. Intervention du gouvernement et du clergé dans les élections

Ce fut surtout sur le budget de l'intérieur que se portèrent la discussion politique et les efforts de l'opposition. Il ne fut adopté qu'après dix jours de lutte ardente (Moniteur de 1840, n°24 à 46<). A l'occasion de ce budget et de l'admission d'un nouveau membre, on posa deux questions, aussi importantes en elles-mêmes que délicates à résoudre : ce sont celles de l'intervention du Gouvernement et du clergé dans les élections.

Pour la première question, il s'agit encore une fois, des destitutions opérées sur certains candidats fonctionnaires, de la candidature d'autres fonctionnaires tolérée et protégée par le Gouvernement ; de l'action directe et avouée du pouvoir, par ses agents, dans la lutte électorale. Les destitutions faites et les candidatures favorisées furent assez faiblement défendues par les ministres. Mais le droit et la convenance, pour l'autorité administrative, de se déployer sur le terrain électoral trouvèrent, dans M. Nothomb, un partisan hardi, nous (page 331) pourrions dire téméraire. Ses principes, sur ce point, - conformes, suivant lui, aux nécessités d'un pouvoir fort ; mais, à notre sens, antipathiques aux mœurs d'un peuple impatient du despotisme - furent si peu voilés, qu'on reprocha à l'habile ministre d'avoir atténué, dans le Moniteur, la crudité de ses déclarations formulées à la tribune. Tout adoucies qu'elles soient, on est effrayé encore, en les lisant, non pour ceux contre qui elles sont faites, mais pour ceux qui osèrent les formuler. Les élections de 1847 ont prouvé que, quelle que soit la violence de l'action administrative et quels que soient ses auxiliaires, la volonté populaire est plus puissante encore, quand elle a des motifs sérieux pour agir fortement.

Mais laissons là les faits et voyons les principes. Voici ce que dit un savant publiciste sur l'intervention de l'administration, dans les élections :

« L'on a dit en faveur de l'administration : Vous ne pourriez pas l'exclure de la lutte, sans être inconséquents avec vous-mêmes ; votre théorie devient la sienne ; les règles que vous donnez à l'élection sont le titre avec lequel elle agit ; elle est un parti, selon la définition que vous donnez à ce mot, attendu qu'elle a son mode particulier d'envisager l'intérêt général ; elle n'est pas une faction , parce que l'Etat la reconnaît et la constitue. Si elle est dans la situation d'un justiciable en présence de son juge, vous devez l'écouter ; voudriez-vous la juger sans l'entendre? En face d'un adversaire actif et passionné, seule n'aurait-elle pas la faculté de parler et de se mouvoir? La défense n'est-elle pas permise à tous ? »

« L'on répond : Si l'administration ne demandait qu'à être écoutée, il n'y aurait pas de question, nul ne lui refuse les moyens de prosélytisme constitutionnel. Mais c'est un justiciable qui ne se contente pas de défendre sa cause, mais qui choisit son juge et qui domine après l'avoir choisi ; elle se présente comme un parti et agit comme une puissance ; (page 332) son intervention détruit l'égalité des positions et en conséquence le débat. Elle peut trop, ou bien il faut qu'elle ne puisse rien.

« (…) Elle dit à l'oreille de chaque électeur : Concède-moi ton droit et j'aurai soin de ton intérêt.

« (…) Il est évident que, sous notre régime, l'administration n'a d'existence que comme pouvoir ; cela est démontré par son origine, par sa fonction, par son but. Ceci posé, nous nous étonnons que ce même régime fasse d'un pouvoir constitutionnel un parti ; un parti ne se constitue pas en vertu d'une loi ; il se forme dans le monde, il se forme seul, et d'après le mouvement spontané des esprits ; si la spontanéité lui est enlevée, il périt. »

Ces principes si vrais trouvent, en Belgique, une objection dans cette circonstance que l'administration, comme pouvoir temporel, doit parfois se défendre contre le clergé, pouvoir spirituel, dont l'intervention, plus irrégulière encore dans les élections, provoque l'intervention irrégulière du Gouvernement. Ceci nous ramène à la seconde question qui fut traitée dans ces débats (Moniteur de 1840, n°52-53).

M. Delfosse venait d'être nommé représentant par le district de Liège, malgré d'incroyables efforts du clergé, lancé dans l'arène par une circulaire émanant de l'évêché. Dans cette sorte d'ordre du jour, signé Beckers, secrétaire de M. Van Bommel, se trouvaient les phrases suivantes : « Monsieur le curé, j'ai l'honneur de vous informer que... M. Hanquet... a été choisi comme candidat à la Chambre des Représentants, et cela en opposition à M. Delfosse. Veuillez faire tous vos efforts, afin de le faire porter par tous les électeurs ci-après désignés... Il est inutile de vous faire remarquer que cette affaire est pour les catholiques une affaire (page 333) d'honneur et d'un intérêt immense ; aussi je vous prie de ne rien négliger pour faire triompher notre juste cause, qui doit être celle de tous les hommes de bien. » M. l'abbé de Foere vint prétendre, le catéchisme à la main, que curés et fidèles pouvaient consciencieusement désobéir à un tel ordre. M. Delfosse cita le fait d'un curé, qui l'avait félicité par lettre sur son élection, mais se croyant si peu libre qu'il n'avait pas osé signer : son nom se trouvait sur un billet séparé, qu'il priait M. Delfosse de déchirer. Ce n'était là qu'une intervention timide du clergé ; nous la retrouverons ouverte et s'appuyant sur les plus saintes pratiques du culte, dans des débats où la religion n'avait aucun danger à courir et dans lesquels l'autorité ecclésiastique n'intervenait que pour satisfaire sa soif de domination. Il va sans dire, qu'ici déjà il fut question de sociétés secrètes, etc. M. Delfosse, et bien d'autres comme lui, n'étaient pas maçons ; et cependant étaient désignés comme tels (Note de bas de page : MM. Delfosse, Tesch, Orts, Loos et d'autres membres de la gauche ne sont pas et n'ont jamais été maçons. Nous pourrions citer un grand nombre de membres de la droite qui font, ou ont fait partie des loges maçonniques). Et voilà que ce candidat, que les hommes de bien devaient combattre, comme catholiques, pour sauvegarder un immense intérêt, devient un des députés les plus éminents du Parlement, est porté au fauteuil d'une de nos assemblées législatives, se montre le plus ferme et le plus intrépide soutien de la royauté, en face des terribles événements de 1848, qui firent courber tant de têtes et se fermer tant de bouches ! Nous sommes indigné et triste, tout à la fois, en présence de ces incidents, que nos études nous remettent sous les yeux et nous font un devoir de signaler.

Nous ne pouvons le déclarer ni assez souvent ni assez haut, nous croyons que les membres du clergé électeurs doivent, comme citoyens, prendre part aux élections : mais nous pensons que le clergé, comme corps et comme autorité spirituelle, (page 334) doit s'abstenir de toute immixtion dans les affaires civiles. La religion n'a rien à gagner à se mettre ou au service ou en travers de l'autorité temporelle.

Ouvrons l'histoire, et nous trouvons que, à toutes les époques, sous tous les régimes, dans tous les pays, les intérêts religieux ont été sacrifiés aux intérêts politiques. - Jules II et Alexandre VI mettent Rome en péril, parce qu'ils sont les plus politiques des papes. - Sous Charles I", le cardinal de Richelieu soutient les covenentaires d'Ecosse, les protestants les plus exaltés qui aient jamais existé. - Cromwell, ardent dans sa foi, mais plus ardent encore dans sa politique, repousse la demande de secours du prince de Condé et des protestants de France, ses frères en religion ; et il traite avec le cardinal Mazarin, leur persécuteur. - La catholique Espagne se ligue avec Rohan, le chef des huguenots. - La protestante Angleterre s'allie avec les mécontents catholiques des provinces belgiques contre l'Espagne (Voir MATTER, Histoire des doctrines, passim). Partout les besoins et les sentiments religieux doivent céder le pas aux nécessités ou aux convenances politiques. Après de telles leçons, toute religion devrait se réfugier dans sa foi et dans ses temples, pour ne pas s'exposer à rencontrer de tels mécomptes, nous pourrions dire de telles insultes.

7. Le petit séminaire de Saint-Trond

Ces vifs débats n'empêchèrent pas les Chambres de s'occuper des besoins matériels du pays. Pour continuer l'œuvre des routes pavées et du chemin de fer, il fut ouvert au Gouvernement un crédit de 12,000,000 de francs, au moyen d'une émission de bons du Trésor (Loi du 28 décembre 1839. Voir Moniteur ; n°354, la discussion théorique qui eut lieu, à ce propos, sur la nature et le mode d'émission de la dette flottante).

Quand le pouvoir temporel appelle à son secours le pouvoir spirituel, il s'oblige, envers celui-ci, à lui payer ses services, (page 335) non seulement par des sympathies morales pour des principes , mais encore par la satisfaction matérielle de certaines exigences. M. de Theux avait déjà subi cette nécessité et soldé cette dette, en présentant un crédit pour l'augmentation du traitement et les frais d'installation du cardinal-archevêque de Malines : il fallut s'acquitter de même envers l'évêque de Liège, en proposant la première partie d'un crédit global de 300,000 francs, pour le transfert du petit séminaire de Rolduc à Saint-Trond. - Ce projet, qui avait donné lieu aux vifs débats que nous venons de mentionner, avait été détaché du budget de l'Intérieur. Il s'agissait, prétendait-on, d'indemniser un établissement ecclésiastique situé dans la partie cédée du Limbourg.

Ce fut en vain qu'on objecta que c'était engager d'avance la question si difficile des indemnités, et qu'on fit voir que des personnes ou des institutions, plus fortement lésées et moins riches, attendaient une réparation. M. de Theux eut l'adresse de consentir à insérer au libellé, ces mots : sans rien préjuger pour l'avenir. C'était un pont ouvert aux timides et sur lequel les intéressés pouvaient passer encore. Les 100,000 francs furent votés par 45 voix contre 12 (Note de bas de page : Moniteur de 1840 n° 51 à 53. L'allocation fut votée, au Sénat, par 23 voix contre 2 et 1 abstention, après l'avènement du ministère du 18 avril 1840, qui n'y fit pas d'opposition, Moniteur de 1840, n° 118 à 121).

8. Les enquêtes linières et commerciales

A tous ces signes d'opposition vinrent s'en joindre d'autres. Dans les gouvernements constitutionnels, la formation de commissions d'enquête est souvent une manifestation de blâme ou de défiance contre le pouvoir. Celui-ci prend, parfois, cette mesure d'information pour qu'on ne la lui impose pas : souvent, on la lui fait subir, sans qu'il le veuille. Les intéressés de l'industrie linière, pressés par la crise commerciale et plus encore, à leur insu, par le besoin d'une (page 336) transformation inévitable, avaient adressé de nombreuses plaintes à la Chambre. Ils étaient encouragés dans leurs démarches et dans leurs prétentions par une vaste association dite pour le progrès de l'industrie linière, et dont M. Eugène Desmet, adversaire de la nouvelle industrie, était membre. Sous le poids des observations que ces réclamations soulevaient à la Chambre, sous l'impression peut-être aussi des troubles qui avaient éclaté, à Gand, au mois de septembre précédent (Voir Moniteur de 1840, n°105 à 115. cour d'assises du Brabant, affaire des troubles de Gand), M. de Theux avait nommé, par arrêté royal du 25 février 1840, une commission d'enquête ' « à l'effet de constater la situation linière en Belgique et de rechercher les moyens d'encouragement et de protection; qu'il pourrait être utile d'employer dans l'intérêt de cette industrie. »

(Note de bas de page) Cette commission était composée de MM. comte d'Hane de Potter, sénateur ; Cools, représentant ; E. Desmet, représentant ; Rey aîné, membre de l'association pour le progrès de l'industrie linière ; Constantini, secrétaire de la caisse des propriétaires et M. Briavoinne, secrétaire. Voir les résultats des recherches de la commission, dans le remarquable travail de M. Briavoinne, ayant pour titre : « Enquête sur l'industrie linière ». Bruxelles, 1841 ; 2 vol. gr. in-4°. Cette enquête a été surtout utile aux Anglais, qui y ont vu le fort et le faible de notre industrie linière et qui y ont trouvé une mine féconde de moyens pratiques pour perfectionner leur culture de lin, surtout en Irlande. (Fin de la note)

Il n'y était pas dit un mot de progrès et de perfectionnement ; et cependant M. Biolley, cette grande autorité industrielle, avait clairement indiqué que c'était là que gisait le remède, et qu'il fallait, pour le lin, comme on l'avait fait pour la laine, arriver à une transformation. Il préconisa le progrès et prédit tout ce qui est arrivé depuis. A moins d'être aveugle, il était impossible de ne pas voir la situation véritable, après cette lucide démonstration (Note de bas de page : Voir, « Moniteur » de 1840, n°47 (3e supplément), le solide discours et la lettre si vraie de M Biolley sur l'industrie linière. « Moniteur » de 1840, n°116, discours, au Sénat de M. Bonné-Maes, répondant à l'opinion émise par le sénateur de Verviers et étalant, dans toute leur naïveté , les illusions des partisans de la "vieille méthode"). Mais, à cette époque, beaucoup de monde (page 337) était frappé de cécité temporaire, ou atteint de myopie permanente.

Tenace dans ses résolutions, et enhardi par ce précédent, M. de Foere, qui depuis longtemps poursuivait une réforme de notre régime commercial, insista et parvint à faire admettre la nomination, par la Chambre, d'une commission d'enquête commerciale parlementaire. Introduite le 19 février 1840, sa demande n'aboutit, après bien des incidents, que le 26 mai suivant. MM. de Theux et Nothomb n'avaient pas pu écarter cette proposition ; MM. Liedts et Mercier durent la subir. L'arbre porte les fruits de sa greffe ; nous en verrons sortir le système des droits différentiels.

9. La réintégration du général Vandersmissen dans l’armée

La discussion du budget de la Guerre s'ouvrit le 12 mars 1840 : le Ministère y avait creusé de ses mains sa propre tombe. Par arrêt du 29 novembre 1831, la haute Cour militaire, siégeant à Bruxelles, avait condamné, par contumace, le général Vandersmissen, ex-commandant militaire de la province d'Anvers, à la déchéance du rang militaire et au bannissement, pour avoir participé à un complot, tendant à renverser le Gouvernement établi et à faire monter le prince d'Orange sur le trône. Par arrêté royal du 15 juillet 1839, i>pris sur l'avis du conseil des Ministres, M. Willmar, Ministre de la Guerre, avait rétabli le général Vandersmissen sur les contrôles de l'armée, dans la position et avec le traitement de non-activité, sans qu'un nouveau jugement fût intervenu. La majorité de la section centrale avait, par l'organe de M. Brabant, toujours ferme et courageux, déclaré : « qu'elle a vu avec regret la conduite du Gouvernement, dans la (page 338) réintégration du sieur Vandersmissen dans l'armée » (Voir, Moniteur de 1840, n°67, Rapport de M. Brabant ; n°73 à 75 discussions et vote). Le terrain de la discussion était trop nettement indiqué, pour que le Ministère pût l'éviter ; il s'y plaça dès l'abord. Tous les ministres justifièrent leur acte par des subtilités de légistes ; ils défendirent leur cause avec l'habileté de grands et d'adroits avocats : MM. Dumortier, Lebeau, Devaux, H. de Brouckere, Dolez, d'Huart attaquèrent la mesure avec l'énergie de leur patriotisme indigné et de leurs sentiments de délicatesse profondément blessés. Le cabinet rencontra peu de défenseurs avoués et ostensibles. M. Metz voulut faire tourner la mesure au profit des parties cédées : son discours était moins une justification des ministres qu'un appel à une large amnistie. M. Félix de Mérode avait ainsi terminé un premier discours : « Il m'importe assez peu que, dans cette circonstance, le Ministère fasse ou ne fasse pas une question de cabinet de la question qui nous occupe. Pour moi, je ne veux assumer aucune responsabilité, en contribuant, par mon vote, à remettre un traître dans les rangs de l'armée ; je ne veux pas me rendre complice du Ministère. Tout ce que l'on peut dire, en pareil cas, c'est : Fais ce que dois, adviendra que pourra. » Et cependant, M. de Mérode, par crainte de voir tomber ses amis, replaça le traître dans les rangs de l'armée, se rendit le complice du Ministère et oublia le vieux dicton.

M. Dumortier avait fait une proposition impliquant un blâme ; puis, il reprit une proposition, indiquée par M. d'Huart et ainsi conçue : « La Chambre décide que le montant du traitement de non-activité, alloué par le projet de budget au sieur Vandersmissen, sera retranché de l'imputation, dans laquelle ce traitement est compris. » (Note de bas de page : Un arrêté du 22 avril 1840 révoque l'arrêté du 15 juillet 1839 : le général Vandersmissen cesse donc de faire partie de l'armée. Voir sa lettre à la Chambre, dans l'« Indépendant » du 27 avril 1840, n°118). Elle fut admise (page 339) par 42 membres et repoussée par 38 : il y eut 6 abstentions. Parmi ces dernières, celle de M. Meeus portait dans ses motifs : « Il m'était impossible, "d'après les principes de la morale publique", de sanctionner la mise en non-activité du général Vandersmissen. » En ce cas, pourquoi ne pas voter contre? On ne transige pas sur des principes de moralité).

10. Chute du ministère de Theux-Nothomb

Dans la séance du 16 mars, le Ministre de la Guerre fit cette déclaration : « Dans la position que le ministère a prise, après le vote que la Chambre a émis dans la séance d'hier, vous comprendrez qu'il ne lui est pas possible de participer à la discussion du budget de la guerre. » La Chambre accorda un nouveau crédit provisoire et, vu la démission du ministère, elle s'ajourna. Convoquée, d'une manière assez irrégulière, le 2 avril, elle entendit des explications sur la crise (Moniteur de 1840, n°94), qui avait été longue, compliquée et sans résultats. Seize membres, qui n'étaient pas les plus considérables de l'assemblée, firent une proposition de loi ainsi conçue :

« Art. 1er. Le Roi pourra, pendant la présente année, mettre à la pension de retraite, les officiers placés en non-activité pour cause indéterminée, depuis la ratification du traité du 19 avril 1839, sans que ces officiers réunissent les conditions exigées par la loi du 24 mai 1838. »

« Art. 2. Les officiers, pensionnés en exécution de la présente loi, ne pourront porter l'uniforme qu'en vertu de l'autorisation spéciale du Ministre de la Guerre. »

M. de Theux, dans les explications qu'il donna sur la crise, se prononça ainsi sur cette maladroite tentative de bill d'indemnité : « Il est à remarquer que le vote du 14 mars est incomplet... L'initiative prise, en ce moment, par plusieurs députés a pour objet de fixer les conséquences de ce vote. (page 340) Déterminées comme elles le sont dans le projet de loi, le ministère peut les accepter...» La proposition fut développée, mais elle n'eut pas les honneurs d'une discussion : la Chambre ne tint plus que quelques séances, pour s'occuper de la nomination des membres du jury d'examen et de naturalisations. Elle s'ajourna ensuite, montrant par son indifférence combien elle s'intéressait peu au maintien du cabinet. Ainsi échoua misérablement cette humble manœuvre ministérielle. La démission du ministère fut acceptée le 18 avril 1840. M. Nothomb avait pris les devants, en se faisant nommer, dès le 5 avril et avant d'avoir reçu sa démission de ministre, envoyé extraordinaire près la Confédération germanique.

La chute du ministère du 4 août 1834 avait trois grandes causes ;- sa durée : il est difficile de rester six ans au pouvoir, sans froisser bien des intérêts, des amours-propres et des ambitions ; dans de pareilles circonstances, tous ces adversaires n'attendent qu'une occasion favorable pour se coaliser et satisfaire leurs rancunes et leurs vues avouées ou secrètes ; - l'objet du conflit : ses succès antérieurs avaient enhardi le cabinet au point de ne plus lui faire tenir compte de la juste susceptibilité de la Chambre et de vouloir qu'elle approuvât un acte, qui pouvait amoindrir la discipline de l'armée et qui blessait profondément le sentiment de la dignité nationale ; - enfin, la gravité d'un de ses actes antérieurs : il est dans la nature des Gouvernements représentatifs qu'on attribue à la faiblesse de ceux qui dirigent les affaires les sacrifices les plus nécessaires et les plus inévitables. Or, la conclusion du traité définitif de paix avait fortement aigri l'opinion des masses contre le ministère. Quand on se croit mal régi, on veut changer de maîtres.

Au lieu de juger froidement cette position et de l'accepter avec noblesse, ce cabinet eut le tort de croire qu'il pouvait se rasseoir au pouvoir, après ce premier échec. Double erreur : car, d'abord, dans le régime parlementaire, on ne prolonge (page 341) pas à volonté son existence ministérielle, comme l'ont fait, dans les Gouvernements absolus, les Metternich et les Nesselrode, fût-on même de leur taille : ensuite, après la condamnation de la Chambre, il n'y avait pas de dignité à garder les portefeuilles, à condition d'être graciés ; car la grâce absout de la peine, mais elle n'efface pas la faute.

Malgré ces critiques, nous croyons que le ministère du 4 août 1834, marquera dans nos annales parlementaires. Fortement constitué dans le principe, il fut souvent modifié, et M. de Theux, seul des membres primitifs, en fit partie depuis son origine jusqu'à sa chute. Il en était devenu le chef, au bout de quelque temps ; il y avait tenu à la fois deux portefeuilles importants et avait eu l'habileté de réparer la perte de quelques collègues, en recrutant des auxiliaires presque tous très capables. Ce cabinet a surmonté de grandes difficultés, et fait des choses considérables : il a présidé à l'organisation communale et provinciale ; à la conclusion du traité définitif avec la Hollande ; faisant cesser ainsi, l'un après l'autre, le provisoire au dedans et le provisoire au dehors. Certes, M. de Theux céda, parfois et à la fin surtout, à des exigences exagérées de ses amis : mais il administra avec sagesse et prudence et se défendit toujours avec modération. Qu'il fût un homme de parti, chacun et lui-même doivent en convenir, ce qui ne l'empêcha pas de se conduire au pouvoir, comme depuis, dans l'opposition, en véritable homme d'État.

11. Le quatrième ministère (18 avril 1840) et les premières oppositions parlementaires

Le quatrième ministère fut formé le 18 avril 1840 ; il se composait ainsi : MM. Lebeau, aux Affaires étrangères ; Leclercq, à la Justice ; Liedts, à l'Intérieur ; Rogier, aux Travaux publies ; le général Buzen, à la Guerre ; Mercier, aux Finances. Il était donc divisé en six Départements. A la dernière période du ministère précédent, on avait bouleversé les attributions, fixées jusque-là d'une manière convenable. La réunion de deux portefeuilles en une seule mam était la cause de cette perturbation. On remit la plupart de ces attributions (page 342) à leur place naturelle. Néanmoins, cette fois encore, on consulta quelque peu les convenances personnelles et on attacha aux Travaux publics les lettres, les sciences, les beaux-arts et l'instruction publique qui appartenaient et devaient appartenir - l'instruction surtout - à l'Intérieur (Voir les trois arrêtés du 18 avril 1840, réglant les attributions nouvelles des divers Départements).

Ce cabinet nouveau se présentait avec des apparences de stabilité et de durée ; d'abord, à cause des précédents de ses principaux membres, dont quatre avaient fait partie du Congrès ; ensuite, à cause de la capacité reconnue de chacun d'eux. Il avait, d'ailleurs, l'avantage d'être entièrement parlementaire, M. Leclercq ayant été élu représentant par Bruxelles ; M. le général Buzen par Louvain. Mais, dans le monde politique, comme dans la vie ordinaire, pour réussir, être capable ne suffit pas, il faut encore être appuyé. Devant des assemblées nombreuses, l'autorité peut se gagner par l'empire du talent et de la probité politique ; toutefois, si la sympathie ne vient pas s'y joindre, cette autorité est fragile et précaire. Or, dès le principe, les ministres purent voir les répugnances et les craintes que leur avènement avait soulevées.

La Chambre se réunit, de nouveau, le 22 avril. M. Liedts, Ministre de l'Intérieur, donna immédiatement lecture du programme du cabinet ; la forme en était modérée. Le ministère promettait d'accélérer l'examen des projets d'organisation de l'enseignement primaire et moyen ; de présenter une loi d'indemnité pour les pertes subies par suite de la révolution ; d'élargir et d'étendre les débouchés commerciaux. La première affaire qu'il eut à soutenir fut un acte émanant de ses prédécesseurs, c'est-à-dire l'achat de quatre mille actions du chemin de fer rhénan. Ce projet fut adopté à la presque unanimité des deux Chambres (Loi du 1er mai 1840).

(page 343) La demande d'un troisième crédit pour le Département de la Guerre amena un débat politique assez vif. M. Félix de Mérode avait déjà attaqué les gouverneurs opposants, par la publication de plusieurs lettres (Note de bas de page : « Indépendant » des 17 et 19 mars 1840, n° 77 et 79, Lettres, dans lesquelles M. de Mérode blâme l'opposition des représentants fonctionnaires et tâche de concilier son discours hostile et son vote favorable) ; il aborda, cette fois, les ministres, à la tribune. Il reprochait à trois membres du cabinet (MM. Rogier, Lebeau et Mercier) d'avoir renversé un ministère comme représentants, tout en restant fonctionnaires. MM. Lebeau et Rogier n'avaient donné leur démission de gouverneurs que le 5 avril, alors que la chute ministérielle était irrévocable ; M. Mercier n'avait pas même offert sa démission. Nous avons déjà dit qu'en acceptant des positions de leurs adversaires politiques, les premiers se trouvaient dans une situation louche et équivoque. M. Rogier répondit à M. de Mérode, moins en justifiant sa conduite et celle de ses amis, qu'en récriminant contre le noble ministre d'État qui, lui aussi, était resté membre du conseil des ministres, tout en votant contre les projets, auxquels des membres du cabinet attachaient leur existence. Nouvelle preuve de la difficulté de concilier l'indépendance du député avec les devoirs de fonctionnaire amovible.

Le débat s'inspirait évidemment du regret que causait à quelques membres la chute du ministère précédent. M. Dumortier le constatait de la manière suivante : « Je neveux pas prolonger une discussion que je ne puis m'expliquer, mais qui a eu un résultat, celui de montrer le vif regret des ministres déchus d'avoir perdu leurs portefeuilles. (Hilarité.) » M. de Theux ne voulut pas laisser cette attaque sans réponse ; il disait : «Quant à l'opposition de M. Dumortier à l'ancien ministère, la cause en est connue, il l'a souvent déclaré dans ses conversations particulières. Il blâme les négociations (page 344) de 1838. Sans doute, l'honorable membre a plus d'une fois exprimé le regret de n'avoir pas pris part à ces négociations... mais j'avais la conviction, comme elle est généralement partagée, que M. Dumortier n'aurait pu, dans les circonstances données, rendre au pays les services qu'il croyait pouvoir lui rendre. » (Moniteur de 1840, n°117, supplément). A vrai dire, avec sa parole vive, abondante, sincère, qu'aurait fait M. Dumortier au milieu de diplomates, dont un des oracles a dit : « La parole a été donnée à l'homme, pour déguiser sa pensée »?

Le Gouvernement fit ce qu'auraient dû faire ses prédécesseurs : il proposa un projet de loi qui « abolissait et interdisait toute poursuite pour délits politiques, commis avant le 19 avril 1839. » C'était une mesure d'amnistie générale, qui fut facilement admise (Loi du 27 juin 1840).

12. L’emprunt de 82 millions de francs et la navigation transatlantique

L'extension qu'avait prise la construction du chemin de fer de l'État et des routes pavées, et le chiffre trop élevé des bons du Trésor en circulation rendaient nécessaire la mesure d'un emprunt. Le Gouvernement s'empressa de la proposer. L'opposition qu'elle rencontra provint de plusieurs causes : les uns, peu nombreux heureusement, voyaient avec déplaisir les dépenses destinées à étendre la voie ferrée ; les autres craignaient qu'en mettant autant de fonds à la disposition du Gouvernement, celui-ci n'en fût pas assez avare ; enfin, quelques-uns critiquaient le mode de l'emprunt. Le projet fut admis au chiffre de 82,000,000 de francs (Loi du 26 juin 1840, adoptée, à la Chambre, par 63 voix contre 12 ; au Sénat, par 26 voix contre 4, Moniteur de 1840, n°155 à 159, 160-161, 178, 180-181).

Le Gouvernement fut autorisé (Loi du 29 juin 1840, Moniteur, n°154-156,173-176), non sans opposition, à consacrer une somme, qui ne pourra excéder 400,000 francs en moyenne par an, pendant quatorze années, pour favoriser (page 345) l’établissement de bateaux à vapeur entre la Belgique et les Etats-Unis. Voilà l'origine de la British-Queen, que nous ne serons pas sans rencontrer sur notre route.

13. Les lois secondaires

Les Chambres portèrent au Roi leurs félicitations, à l'occasion de l'heureuse naissance d'une princesse (Note de bas de page : La Princesse Marie Charlotte Amélie Auguste Victoire Clémentine Léopoldine est née, à Laeken, le 7 juin 1840).

L'industrie était encore souffrante : plutôt, sans doute, comme machine de guerre que comme remède, M. de Mérode avait déposé une proposition tendant à établir l'estampille pour les étoffes étrangères. La session était trop avancée, pour que l'on pût aborder cette discussion : c'était un grief mis en avant contre le cabinet (Moniteur de 1840, n°171, développement et projet de loi pour l'estampille nationale). A ce signe et à bien d'autres, les ministres durent reconnaître, dès ce moment, qu'une guerre sourde se préparait contre eux.

Dans cette session, troublée et interrompue par la crise ministérielle, les Chambres avaient encore adopté, outre les lois de prorogation, quelques lois d'une importance secondaire : - celle pour la refonte des monnaies provinciales (Loi du 17 février 1840) - celle sur les droits d'entrée et de sortie des bois étrangers (Loi du 30 avril 1840) ; - celle qui fixe le taux des pensions militaires (Loi du 27 mai 1840) ; - celle du pénitencier de Saint-Hubert pour les jeunes délinquants (Loi du 8 juin 1840) ; — celle, enfin, qui autorise l'acquisition de quelques propriétés pour agrandir le domaine de Laeken (Loi du 30 juin 1840).

La Chambre avait aussi repris la discussion du projet des chemins vicinaux et, après de très-longs débats, l'avait adopté. Le Sénat l'ayant amendé, cet important projet ne put, encore une fois, être converti en loi. Il en fut de même de la loi sur le (page 346) duel, due à l'initiative de M. le sénateur baron de Pélichy : elle fut amendée par la Chambre et dut retourner à l'autre assemblée. Le projet de compétence civile fut profondément discuté, puis adopté par la Chambre : le Sénat ne put pas s'en occuper, avant la clôture de la session, qui eut lieu le 26 juin 1840.

A peine la Chambre était-elle ajournée, que le cabinet, par des arrêtés des 21 et 28 juin 1840 , conféra des positions importantes à trois membres de cette assemblée. M. le général Willmar était nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la Cour de Berlin ; M. H. de Brouckere était nommé gouverneur à Anvers ; M. le baron d'Huart, gouverneur à Namur. Ce dernier était, en outre, promu au grade d'officier, dans l'Ordre de Léopold.