(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)
1829 - En prison à Bruxelles. - La grande activité politique de Louis De Potter : l'« Union » - Son second procès - Son bannissement
(page 67) Il existe une vue, dessinée d'après nature à cette époque, de la chambre occupée par De Potter, à la prison des Petits-Carmes. Ce local, long et étroit, était surmonté d'un plafond à plein cintre. Un lit bas, une chaise et un porte-manteau se trouvaient le long du mur, à droite. Une table chargée de livres, une seconde chaise et, non loin de là, un calorifère occupaient le mur de gauche. Au-dessus de la table une étagère est fixée ; à côté pend une mandoline ; une cage d'oiseau abrite le canari, compagnon de solitude du captif. Le jour entre par une spacieuse fenêtre grillagée. L'ensemble offre l'aspect d'une modeste chambre d'étudiant ; en somme, un ermitage acceptable pour un homme qui rechercherait la méditation.
De Potter, que « ses traditions de famille et sa (page 68) grande fortune paraissaient destiner à d'aimables loisirs », y était enfermé pour dix-huit mois, de par sa volonté !
Parfois ses pensées devaient le conduire vers un passé, pas encore très éloigné ; alors qu'il séjournait sous le ciel bleu de l'Italie. II y avait connu deux régimes totalement différents, vu les armées autrichiennes succéder aux armées françaises.
Et ce séjour à Rome, où il coula des années sans soucis, se documentant dans les musées et les bibliothèques, ou courant la campagne romaine avec son amie, la Malenchini, à la recherche de quelque sujet de peinture... Il songeait à ces deux années passées à Florence, dans la fréquentation des milieux universitaires, aux sources même de cette Renaissance merveilleuse où il avait puisé quelques-unes des idées philosophiques qui ne l'abandonnèrent plus. Ensuite c'était la publication de ses premiers ouvrages d'histoire, qui lui avaient procuré, d'entrée de jeu, une solide renommée dans le monde des lettres.
Que de souvenirs, déjà !...
Maintenant, elle était bien terminée pour lui, l'existence vagabonde du jeune homme de famille, mi-dilettante, mi-savant. Il était prisonnier politique, parce qu'il l'avait bien voulu. Il ne fallait pas en rester là. Plus de recherches historiques, plus d'idéologie pure : il importait de se préparer à l'action et, ce qui était plus grave, au combat qui devait unir tous ses (page 69) compatriotes contre un Gouvernement étranger, injuste et oppresseur.
Le roi, qui semblait craindre les suites de l'extrême rigueur du jugement, donna des ordres pour que le régime appliqué au prisonnier fût aussi « paternel » que possible. Il autorisa De Potter à purger sa peine à Bruxelles, dans cette même prison des Petits-Carmes, permettant au détenu de recevoir régulièrement sa famille ainsi que ses nombreux amis. Guillaume caressait l'espoir que le condamné introduirait un recours en grâce, ce qui aurait été une occasion pour lui de montrer publiquement sa générosité. En réalité, le monarque, inquiet du retentissement dit procès dans tous les milieux, espérait regagner une partie de sa popularité par un geste de clémence.
Le prisonnier reçut la visite de plusieurs personnes plus ou moins officielles qui lui firent des ouvertures pleines de promesses en vue d'une libération possible, sinon probable. L'une d'elles alla même jusqu'à faire allusion à une requête que lui, De Potter, aurait adressée au roi, sollicitant d'aller passer six semaines en famille Le fait, totalement faux, étonna « au delà de toute expression » le solliciteur malgré lui, qui s'empressa de faire auprès de son interlocuteur une mise au point énergique.
De Potter se hâta de décourager les avances qui lui furent faites du côté des dirigeants, lesquels, (page 70) de guerre lasse, se relâchèrent petit à petit de leur bienveillance initiale.
Les tracasseries administratives dont le prisonnier fut l'objet par la suite n'affaiblirent toutefois pas son courage ; il était trop intéressé par l'écho que son procès et sa condamnation avaient provoqué dans la presse pour que quelques vexations de plus ou de moins vinssent altérer sa bonne humeur.
Tous les journaux avaient reproduit son plaidoyer ; tous soulignaient, comme de commun accord, son cri de guerre : « Honnissons, bafouons les Ministériels » !
Non seulement, le Courrier des Pays-Bas, auquel nous savons qu'il collaborait, mais Le Belge, ami du Roi et de la Patrie, autre quotidien libéral de Bruxelles, que dirigeaient Alex. Gendebien et Levae. De même, Le Politique, qui avait succédé au Mathieu Landsberg, le journal combattif fondé à Liége par Lebeau, Devaux et les frères Rogier ; le Courrier de la Meuse, autre journal de Liége, mais catholique celui-ci, très répandu dans tout le pays ; le Journal de la Sambre, paraissant à Namur ; les deux quotidiens de Gand : Le Catholique et Le Journal, le Journal de Louvain, l'Eclaireur de Maestricht, jusqu'au Byenkorf de La Haye, tous avaient relaté le procès avec force détails.
Le Gouvernement, à cette réaction, inattendue pour lui, se crut obligé de répondre par une campagne de presse à sa dévotion. Déjà antérieurement, il avait subsidié des journaux et des périodiques qui se faisaient surtout remarquer par la (page 71) maladresse avec laquelle ils soutenaient le régime. Notons le Landmansvriend, à Gand ; l'Observateur, à Namur ; le Janus, à Breda : toutes gazettes qui n'eurent qu'une vie éphémère.
Déjà en mai 1829, le roi avait créé Le National, quotidien depuis lors trop connu, par l'entremise d'un personnage étranger, le comte Libri-Bagnano.
Antérieurement, cet officieux avait été chargé d'une action de propagande dans la presse. A ce titre, il bénéficiait largement des libéralités de Guillaume, qu'il n'hésitait pas, dans son impudence, à baptiser publiquement « son banquier » ! Il n'est pas exagéré de dire que Libri fut « la trouvaille » la plus néfaste du règne. Il a fait plus de tort à son maître que bien des injustices criantes. Pirenne n'a-t-il pas écrit que la faconde injurieuse du National ne fit qu'exaspérer le sentiment public ?
Un des anciens collaborateurs de Libri, P. Lebrocquy, a laissé, dans ses Souvenirs d'un ex-journaliste (1820-1841) (Bruxelles, 1842, p. 23.) , un portrait édifiant de ce triste individu :
« En choisissant cet énergumène pour son défenseur semi-officiel, le gouvernement des Pays-Bas commit une déplorable erreur. Ce n'est pas un tel auxiliaire que le pouvoir doit appeler à son secours dans des temps de luttes et de passions. Si l'irritation politique n'avait pas existé déjà, Libri l'eût fait naître par ses emportements, et à coup (page 72) sûr ses fureurs envenimèrent les querelles publiques engendrées avant son apparition.
« Je fis donc connaissance avec cet homme si tristement célèbre. Quel terrible maître ! On se rappelle ses brutalités de style, ses colères grossières contre ses adversaires dans la presse. Eh bien, tel qu'il se montrait dans son journal, tel et plus emporté encore il était avec ses subordonnés. Un rien le mettait en fureur ; il nous injuriait de vive voix, il nous injuriait de plus belle dans d'interminables lettres, et tout cela à propos de choses qui n'avaient pas de nom. »
Ce fut ce comte Libri qui se chargea d'approcher De Potter, prisonnier, au sujet d'une réconciliation éventuelle avec les dirigeants ! A-t-il agi par ordre, ou de sa propre initiative ? L'histoire ne le révèle pas.
Notre captif avait quelquefois rencontré le protégé du roi Guillaume, au ministère de l'Intérieur, lorsqu'il rendait visite à son ami, le ministre Van Gobelschroy, et que l'autre venait y recevoir ses instructions... ou des subsides.
Leurs rapports remontaient à bien plus loin : à l'époque du séjour à Florence, où De Potter avait connu le fils de Libri, jeune homme respectable et étudiant studieux. D'après ses Souvenirs, le patriote belge avait eu l'occasion de juger pleinement de la bassesse de celui auquel un souverain avait accordé sa confiance.
« Le comte Libri, originaire de Florence, fut de ceux qui allèrent au-devant des armées victorieuses de la République, lors de la conquête de (page 73) l’Italie. Partisan exagéré pour être sincère de la Révolution française, il s’était - après Campo-Formio, installé en France, y demeurant sous l’Empire, dévoué et obscur aux gens en place.
« A la Restauration, ayant perdu ses protecteurs, et vivant d'expédients, il fut condamné deux fois pour faux en écritures.
« Il fut flétri publiquement à Lyon en 1816, et marqué du fer rouge par le bourreau. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il dut sa libération à l'intervention du grand-duc de Toscane.
« Banni de la France, il se réfugia à Bruxelles, où il se mit aussitôt en avant pour essayer de profiter de l'atmosphère difficile qui y régnait. »
Nous savons que Libri, par son astuce autant que par sa bassesse, monta rapidement, d'échelon en échelon, jusqu'au trône. Tour à tour républicain et serviteur de l'Empire, il offrit ses services au roi, « se prosternant à plat ventre devant toutes les iniquités au pouvoir. »
Il n'entrait pas dans le caractère de Louis De Potter de prêter l'oreille aux propos d'un individu de cette espèce. Aussi Libri en fut-il pour ses frais. Il s'en vengea en multipliant ses insultes envers les patriotes et, en particulier, envers notre prisonnier.
Mais les feuilles de l'opposition avaient depuis longtemps fait connaître le vrai caractère du comte italien, son lourd passé, sa vénalité présente. Tout le monde savait que c'était un repris de justice que le roi avait confié le soin de défendre ses intérêts !
(page 74) Aussi, sans vouloir anticiper sur les événements, notons que ce fut sur le même Libri que la colère populaire se vengea en tout premier lieu, le soir de l'historique Muette de Portici : on saccagea son immeuble et les ateliers du fameux National. Toute explosion de vindicte est regrettable ; mais celle-ci avait été provoquée par des faits trop nombreux pour qu'une foule passionnée pût résister à l'entraînement de sa passion.
Revenons à notre héros des Petits-Carmes, que la visite de Libri ne pouvait avoir manqué d'amuser singulièrement.
Une telle popularité s'était faite autour de son nom, que les anciennes querelles politiques se taisaient. Catholiques et libéraux semblaient méditer un rapprochement.
Ce fut à Liége, où se rencontraient le plus d'esprits ouverts aux idées nouvelles, que le projet d'une entente entre les deux grands partis fut d'abord lancé. Déjà vers la fin de 1828, les deux quotidiens d'opinions opposées - le Mathieu Landsberg et le Courrier de la Meuse - osèrent lancer le ballon d'essai et proposèrent que l'on s'unît sur le terrain politique pour combattre les abus du régime. Ce que nous appellerions aujourd'hui un « front unique » reçut alors le nom d' Union, et rencontra bientôt l'assentiment de nombreux périodiques belges.
Mais pour réaliser une alliance pratique entre deux courants d'opinions, entre deux partis qui (page 75) jusqu'alors s'étaient combattus tantôt ouvertement, tantôt sournoisement, il fallait un événement, un fait concret.
Au fond de sa prison, De Potter eut l'intuition de la force que sa personnalité pouvait constituer pour l'union des deux partis politiques dans l'effort commun. Lui, qui quelques années plus tôt recevait les félicitations de ses amis politiques pour ses idées voltairiennes et anticléricales, il décida de sacrifier ses opinions philosophiques les plus chères à la réalisation de ce rapprochement.
Il écrivit une brochure intitulée « Union des Catholiques et des Libéraux » dans les Pays-Bas. Elle parut en juin 1829, et son retentissement fut considérable.
« Depuis la publication de l'Union, a-t-il écrit dans ses Souvenirs, il arriva ce qui arrive toujours quand on ne fait que résumer les idées de tout le monde, qu'il n'y eut qu'une voix sur mes écrits : Je fus comblé de louanges, porté aux nues par les journaux des couleurs les plus opposées »... jusque par le Byenkorf de La Haye.
Les catholiques avaient enfin compris qu'en maintenant leurs anciens principes, ils ne pourraient jamais faire aucun progrès dans leur opposition au gouvernement. Ils finirent par adopter les principes des libéraux sur la liberté d'opinions et sur la liberté de la presse, ce qui leur permit de réclamer, comme eux, l'exécution franche et entière de la Loi fondamentale.
Quant aux libéraux, ils comprirent qu'ils ne pourraient jamais réussir à faire triompher leurs (page 76) idées sans s'entendre, sur les intérêts communs de la patrie, avec ce puissant courant d'opinion politique que le clergé continuait d'orienter.
Le succès de la brochure de juin 1829 fut général dans tout le pays : De Potter avait réussi à rallier tous les Belges mécontents du régime ; et, comme Pirenne a pu dire, depuis lors, « son nom n'appartenait plus à aucun parti ; il appartenait à tous les Belges.3
L'accord, l'Union - car ce mot devint sacramentel - l'Union était désormais réelle, parfaite, profonde.
Sous l'action, désormais avouée, de Louis De Potter et de ses amis, l'opposition au gouvernement se généralisa.
Une grande partie des journaux appuyaient les protestations des amis de la liberté, en insérant les articles - signés ou non - que ces derniers leur faisaient parvenir, en les commentant, et en apportant aux enquêtes et procès politiques le maximum de publicité.
Du fond de sa prison, De Potter avait suivi avec joie le succès de ses efforts. Il était parfaitement au courant de l'effervescence politique qui continuait à régner, et que d'ailleurs il attisait par ses écrits.
Il ne se souciait pas de cacher son action de polémiste, allant jusqu'à envoyer directement au roi des exemplaires de ses articles, les accompagnant souvent même de lettres personnelles.
(page 77) Ce fut ainsi que sa brochure L'Union avait été présentée au roi par les mots prophétiques : « L'alliance qui, dans les Pays-Bas, vient d'être jurée sur l'autel de la Patrie, est un des événements les plus remarquables de votre règne ».
Jusqu'ici, De Potter avait, en réalité, dirigé ses attaques uniquement contre les ministres et les gens en place. II ne s'était adressé qu'indirectement à eux, et encore incidemment au sujet d’un abus déterminé.
Vers le 15 novembre, à l'occasion de l'ouverture de la session des Etats-Généraux, il publia une Lettre de Démophile à M. Van Gobelschroy sur les garanties de la liberté des Belges, dans laquelle il se montrait franchement révolutionnaire.
« Je ne voulais qu'effrayer, a-t-il écrit dans ses Souvenirs, car j 'espérais toujours une réforme pacifique, et j'aimais mieux l'ajourner que de risquer de l'ensanglanter, et peut-être même de la compromettre. »
En effet, le but de l'Union entre catholiques et libéraux n'était pas de renverser l'ordre établi, ou d'agir par la violence, et encore moins de renverser le trône. Son objet était de réagir dans les formes légales contre tous les abus, et d'assurer à chacun la liberté de ses opinions, tant civiles que confessionnelles.
Nous verrons que les protestations. même les plus violentes de langage, conservaient une forme respectueuse envers lec roi, ct cela jusqu'à la veille de la Révolution.
Environ un mois plus tard, une Lettre de (page 78) Démophile au Roi sur le nouveau projet de loi contre la presse et le message royal qui l'accompagne constituait une déclaration en règle au Gouvernement.
« J'y pris un ton plus grave à la fois et plus sévère. » - c'est De Potter qui parle - « Mon épigraphe était le serment du roi d'observer la Loi fondamentale, et celui du peuple de recevoir le roi en vertu de cette loi même: l'annonce d'une catastrophe inévitable et prochaine, si le chef de l'Etat continuait à se laisser tromper. »
Il est bon de rappeler que, déjà d'après la Joyeuse Entrée du Brabant, en cas de violation de la charte par le prince ou par ses représentants, « les sujets n'étaient plus tenus de faire aucun service au prince ni de lui prêter obéissance dans les choses de son besoin, jusqu'à ce que le duc eût redressé l'emprise et remis les choses en leur premier état. » (J.-B. Nothomb, op. cit., 2ème édit., p. 25).
C'était ce vieux principe, fondement de nos libertés, tant dans la charte brabançonne que dans les constitutions de nos autres provinces, qui, déjà sous Philippe II et encore sous Joseph Il, c'est-à-dire à cinquante années seulement de distance, avait provoqué les révolutions populaires que nous connaissons.
Mais reprenons le libelle au roi qu'avait rédigé De Potter :
« J'accusai directement les ministres d'être des factieux qui, eux et non pas nous, comme ils (page 79) auraient voulu le faire croire, troublaient réellement l'ordre public et la bonne harmonie des citoyens, qui provoquaient à la révolte et finiraient par opérer une révolution. »
Le mot « Révolution » apparaissait ainsi pour la première fois ; mais nul ne songeait - et De Potter moins que quiconque - à passer aux actes, du moins sous une forme sanglante.
Pour la première fois également, était posée l'éventualité d'une séparation des deux peuples dont le Congrès de Vienne avait, si malheureusement, voulu faire une seule nation.
En somme, pareil langage était très grave, et pour le roi et pour le peuple belge. En abordant franchement la question de la séparation des deux peuples, De Potter posait le problème dans toute sa crue et cruelle simplicité ; il venait de franchir le pas...
Ici commence cette lutte sans pitié entre Guillaume Ier, roi des Pays-Bas-Unis, et le simple journaliste Louis De Potter, lutte qui finira, une année plus tard, par la chute du premier. Ce fut une réédition de la fable du Lion et du Moucheron : un lion l'esprit lourd, sans imagination, contre le moucheron vif et agressif par nature, qui étudie ses moindres coups et ne les porte qu'à bon escient. Le caractère du roi n'avait jamais présenté beaucoup de relief : il avait peu d'idées personnelles ; celles, équilibrées, dont il faisait preuve, il (page 80) les appliquait intégralement, avec la ténacité propre aux Hollandais. C'était avant tout un réaliste : d'esprit pratique, il gouvernait son royaume comme, de nos jours, un bon administrateur gère une société anonyme. D'ailleurs, du côté de ses compatriotes, son rôle n'était pas ardu. Le peuple hollandais, libre depuis plus de deux siècles, possédait une grande confiance en lui-même ; les vieilles passions politiques, résidu d'un long passé, s'étaient usées jusqu'à la tolérance réciproque. Outre l'unité linguistique, régnait une certaine unité de vues politiques et religieuses. L'« absolutisme éclairé » que pratiquait Guillaume était accepté par ses sujets des provinces du Nord ; sa conception d'un bonheur national s’identifiant avec la prospérité matérielle correspondait généralement à la leur.
Rien de pareil n'existait de l'autre côté de la barricade. Si De Potter avait des connaissances étendues, capables de lui fournir des vues larges sur les faits, par contre, il ne possédait pas l'expérience des hommes, ce qui l'entraîna à commettre d'inévitables erreurs. Sa supériorité était plutôt d'ordre spirituel ; il avait la volonté de libérer ses compatriotes de toute contrainte étrangère et il voulait, en même temps, les émanciper du point de vue social, pour ensuite, organiser le pays suivant son idéal politique. C'était là une double tâche, - très lourde, mais devant laquelle son idéalisme ne reculait pas. Il était mû par ses seules idées, qui étaient grandes, généreuses, mais qui, malheureusement, (page 81) relevaient du domaine de la théorie pure. Il appartenait à cette génération exaltée de 1830, qui, en littérature, créa le romantisme, et, en politique, déclencha une série de révolutions à travers l'Europe.
Si De Potter devint le protagoniste du mouvement en Belgique, ce fut grâce à sa clairvoyance, à cette intuition des choses venir que lui reconnaissaient ses amis comme ses adversaires. Nous pourrions citer de nombreux cas de cette singulière et indéniable prescience.
A l'opposé de la Hollande, qui présentait des signes non équivoques d'unification morale, nos provinces avaient conservé leur caractère régionaliste. Le peuple belge ne possédait ni unité linguistique, ni unité politique. Il fallait diriger et orienter différemment Flamands et Wallons, dont les rapports avaient été peu intimes jusqu'alors. Quant à la question religieuse, nous avons vu que, si les idées philosophiques nouvelles avaient troublé les esprits, la majorité de la population restait foncièrement catholique.
Les vicissitudes politiques et économiques que notre pays avait traversées au cours des deux derniers siècles avaient rendu nos aïeux très méfiants. L'opinion publique était fort impressionnable et elle devait être ménagée. Mais le roi Guillaume et De Potter avaient au moins ceci de commun . ils voulaient tous les deux, sincèrement, le bonheur de leurs compatriotes, et, tous les deux, par des moyens différents ils essayèrent de le réaliser. Nul doute que les deux adversaires (page 82) finirent par s'estimer mutuellement. D'ailleurs, plus tard, alors qu'il s'était retiré depuis longtemps de la vie publique, De Potter continuait d'adresser des écrits au roi, lui exposant ses idées politiques, s'efforçant de lui donner des conseils ; ce qui prouve bien le côté théorique, voire chimérique, de notre tribun.
La lutte avait donc virtuellement commencé entre les populations des provinces du Midi et celles du Nord, entre De Potter et le roi appuyé sur les dirigeants orangistes. Comme le mécontentement général se manifestait tous les jours davantage, le Gouvernement prit des mesures de plus en plus rigoureuses.
Les employés belges, qui figuraient d'ailleurs en minorité dans les cadres administratifs, se virent l'objet d'une surveillance tatillonne. Les destitutions pour cause d'« indépendance d'opinion et de caractère » constituaient un moyen facile de se débarrasser des éléments jugés indésirables.
Cette méthode que l'on pratiquait pour brimer les Belges et les priver de leur gagne-pain s'étendit bientôt aux entreprises commerciales et industrielles, où les Hollandais avaient des intérêts nombreux.
En présence d'une situation aussi alarmante, plusieurs patriotes s'émurent de la détresse qui guettait les victimes frappées pour délit d'opinion. Pour venir en aide aux destitués et à leur famille, (page 83) ils eurent l'idée de créer un fonds de secours, à l'exemple de ce qui avait été organisé en Irlande, dans des circonstances analogues.
Le projet de créer une « rente patriotique » fut lancé et commenté par plusieurs journaux ; bientôt, il prit la forme d'un programme effectif de souscription nationale, publié le 31 janvier 1830, dans dix-sept journaux à la fois.
Ce fut De Potter aidé de son jeune ami Tielemans, qui coordonna les éléments de ce plan de financement. Les deux promoteurs firent paraître, à cette occasion dans le Courrier des Pays-Bas du 3 février, ce que De Potter appela son « plan de confédération » : « C'était une loi fondamentale pour l'opposition, écrivit-il plus tard, travaillant également à se substituer au Gouvernement, afin d'organiser après cela une constitution nouvelle, qui, à son tour, substituerait une nouvelle légalité à la légalité ancienne, celle-ci étant légitimement abolie » (Souvenirs personnels, 1839, p. 69.)
Ce projet, s'il avait été mis à exécution, aurait miné lentement, mais certainement, l'ordre légal établi dans les provinces du Sud. C'était, en fait, la séparation entre les deux pays...
Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que le Gouvernement l'ait considéré comme un appel non déguisé à la révolte. La Haye s'alarma et donna aussitôt les ordres les plus sévères contre les fauteurs du plan. Déjà le 9 février, les gens du roi » (page 84) s'étaient présentés dans la cellule de notre prisonnier, avaient saisi tous ses papiers, posé les scellé. jusque sur son unique fenêtre, et mis De Potter au secret. Le changement de régime était radical : le pamphlétaire se voyait traité comme un séditieux dangereux, qui aurait mis en péril la sûreté de l'Etat.
De Potter se rendit immédiatement compte de la gravité nouvelle de sa situation et des conséquences qui pourraient en résulter. Ce n'était pas pour lui-même qu'il craignait de nouvelles rigueurs : « Bien loin d'être pour moi un tourment, - c'est lui-même qui révèle ainsi le fond ment de son âme, dans ses Souvenirs, - l'isolement, au moins pour quelques semaines, eût été mes yeux un bienfait... J'avais enfin la possibilité de me recueillir, de penser, de me replier sur le Moi si radicalement modifié, que le temps et les circonstances avaient fait surgir en moi-même. Aussi, j'eusse été parfaitement heureux, gai même et tranquille, puisque j'avais fait mon devoir et que je ne connaissais puissance au monde qui pût me faire commettre une injustice ou une lâcheté, manquer aux autres ou à moi-même. »
Nous nous trouvons ici en présence du héros que transfigure la grandeur de son sacrifice ct du patriote prêt à affronter les pires sanctions, délibérément. Plus tard, dans l'enthousiasme général, on baptiserait De Potter « le martyr national. » Plus tard encore, quand le caprice populaire se fut détourné de lui, ses adversaires le désigneraient encore ainsi, non sans ironie...
(page 85) Martyr, à cette époque, il le fut du moins spirituellement. « Car il s'était mis à la merci de la colère d'un souverain » qui, se rendant compte, finalement, des coups terribles portés à son trône, pouvait prétendre, par une condamnation rigoureuse, faire « un exemple. » L'homme réfléchi qu'était De Potter réalisait parfaitement le danger auquel il s'était exposé. Mais il n'était inquiet que pour les siens. Il nous confie ses pensées les plus intimes quand il écrit : « A toutes les heures du jour et de la nuit, j'étais poursuivi par l'incertitude où je me trouvais sur l'impression que mon nouveau procès avait faite à ma femme et à ma mère. Celle-ci, son âge et privée de toute consolation et de tout conseil, - car elle n'avait de confiance qu'en moi - pouvait succomber enfin sous le poids de ses peines. Ma femme ne se laisserait-elle pas finalement abattre par la terreur des chances cruelles auxquelles je venais de me livrer ? et le jeune enfant qu'elle nourrissait ne serait-il pas victime des angoisses et des chagrins de sa mère ? »
Cependant, la puissance royale n'avait plus pour elle que la seule force matérielle. Des associations dites « constitutionnelles » s'étaient organisées à travers le pays, reliées tant bien que mal entre elles par l'intermédiaire du siège central de Bruxelles. En réalité, il peut paraître excessif d'appeler « association » une réunion fortuite de personnages qui viennent se joindre au (page 86) mouvement protestataire, plutôt par dépit : dépit d'être laissés à l'écart par le pouvoir royal. Beaucoup de ces ralliés appartenaient à la catégorie des grands propriétaires terriens, que le favoritisme de Guillaume à l'endroit des industriels poussait dans les rangs de l'opposition.
L'Association de Bruxelles était présidée pal l'avocat Van Meenen, avec Van de Weyer et Levae comme secrétaires. Les principaux rédacteurs du Courrier des Pays-Bas en étaient des membres avoués ; ils se réunissaient, avec plusieurs nobles de province, dans la maison qu'occupait Madame De Potter, place Saint-Michel. (A. Bartels, Documentation historique sur la Révolution belge, Bruxelles, 1836, p. 53.) Cette digne personne, malgré son grand âge, n'hésitait pas à risquer sa sécurité, en faisant de son foyer le centre du mouvement séditieux.
En attendant, le Gouvernement paraissait disposé à prendre des mesures extrêmes contre les auteurs de la « grande conspiration » (c'était le nom que les dirigeants donnaient au second procès politique que De Potter allait affronter).
Cette fois, la machine judiciaire n'allait pas laisser à l'accusé beaucoup de temps pour méditer.
Du 9 au 26 février, De Potter eut à subir onze interrogatoires, tous de deux ou trois heures, quelques-uns de cinq à six heures.
Il en alla de même de son ami Tielemans, inculpé au même titre ; leur vaste correspondance de trois mois servait de fondement à l'enquête.
(page 87) C'est ici le lieu de faire connaître cet ami, entré dans la vie de notre héros depuis quelques années déjà. Tielemans jouerait par la suite un rôle important aux côtés de son chef exil, : l le suivit en exil, et nous les retrouverons ensemble sur la scène politique.
De Potter avait rencontré, quelques années plus tôt, chez son imprimeur, un jeune homme (son cadet de treize ans) qui venait de terminer de brillantes études à l'Université de Liége. Comme il le voyait désireux d'utiliser au mieux ses connaissances, il s'intéressa à lui et le présenta à son ami Van Gobelschroy, ministre de l'Intérieur. Tielemans se montrait animé d'une juste ambition. Il réussit à être chargé d'un voyage d'études, aux frais du Gouvernement. Le but de sa mission consistait à enquêter, en Allemagne et en Autriche, sur la manière dont on y « ministérialisait » le clergé catholique.
Après avoir épousé la fille aînée de l'imprimeur avec lequel (novembre 1827) De Potter était lié, son protégé se mit en route. Ce fut au cours de ce séjour à l'étranger que prit naissance une correspondance suivie entre les deux amis, correspondance dont ils garderaient l'habitude pendant de nombreuses années. Notes de voyages, observations politiques, comparaisons entre les méthodes administratives, discussions d'opinions et de principes ; tous les sujets y seraient traités. Cette correspondance s'étendit finalement à l'échange des pensées les plus intimes, des « confidences les plus privées. » Volumineux courrier qui porte sur six (page 88) années ! Il fut saisi par la justice, et, de ce fait, aurait dû rester annexé au dossier des inculpé Mais le Gouvernement estima pouvoir le laisser publier ; et c'est ainsi que nous pouvons encore en prendre connaissance dans des bibliothèque aujourd'hui.
Au cours du procès parurent, en deux volumes, les nombreuses lettres échangées entre les amis ; leur vie privée était ainsi jetée en pâture à la malveillance publique. D'après De Potter, ce fu le fameux Libri-Bagnano qui se serait chargé de cette triste besogne.
« Dans quel pays vivons-nous donc ? » écrivait De Potter à Van de Weyer, son avocat. « A quelle morale en sommes-nous réduits et quelle sécurité nous reste-t-il, si nous ne pouvons confier nos sentiments à la plus intime amitié, sans craindre que le pouvoir vienne s'emparer de nos confidences pour les trahir ?
« Quel est l'homme qui, dans l'abandon d'un entretien d'ami, n'a pas ses moments de découragement, de défiance, d'humeur satirique, de saillies irréfléchies ?
« Et tout cela on viendra sans pudeur le mettre au grand jour, pour le perdre dans l'esprit des personnes qui l'entourent. »
Cette publication qui caractérise très bien la justice de l'époque et les procédés auxquels elle avait recours n'atteignit guère le résultat qu'en escomptaient les indiscrets par trop zélés. Au contraire, l'indignation fut générale, et le clergé alla jusqu'à en interdire la lecture. Par contre, les (page 89) victimes de ce déloyal procédé gagnèrent encore en sympathie et en popularité.
Mais revenons au procès proprement dit, qui provoqua un grand émoi parmi toute la capitale.
De Potter a écrit, dans ses Souvenirs, que « les mesures extrêmes prises par le Gouvernement contre les auteurs de la « grande conspiration » avaient frappé d'effroi les esprits timorés... La Chambre se taisait ; et le peuple, qui n'avait pas encore l'habitude de l'initiative, n'osait pas rompre le silence. »
Outre De Potter et Tielemans, les imprimeurs du Courrier des Pays-Bas, du Catholique et du Belge y étaient impliqués ; ce qui signifiait l'union des partis devant la barre. De Potter n'eût pas osé en espérer tant...
La joute, qui dura quinze jours, fut aussi longue qu'animée. Finalement, aux deux « grands » conspirateurs deux autres vinrent s'ajouter :le journaliste Adolphe Bartels, et de Nève, l'éditeur du Catholique.
Aux yeux des dirigeants, c'était De Potter le grand coupable. Il paraîtrait même que le Gouvernement, lors de la mise en accusation, aurait sérieusement débattu la question de savoir « s'il ne conviendrait pas de faire trancher le fil de cette trame... par le couteau de la guillotine ? » Mais craignant les mesures extrêmes, redoutant surtout leurs conséquences, nos justiciers royaux s'arrêtèrent à un moyen terme.
(page 90) Le 16 avril était le jour fixé pour l'ouverture des débats. Les esprits des Bruxellois étaient trop montés pour que les dirigeants osassent permettre aux conspirateurs de traverser la ville à découvert. Ils furent placés dans deux voitures et, sous l'escorte de neuf gendarmes, conduits au lieu où se tenaient les assises.
Le président Wautelée mena l'affaire à la hussarde, entravant la défense à tout propos, frappant le bureau du poing et traitant les avocats de « brouillons », auxquels il apprendrait à vivre.
Les avocats des patriotes étaient Van Meenen, Alexandre Gendebien et Van de Weyer, tous d'une haute valeur professionnelle et eux-mêmes au premier rang de la sédition. C'était le procès du régime qui se jugeait, le procès entre le Gouvernement et l'opposition. Pour leurs avocats belges, les accusés étaient des martyrs de la cause nationale. Plaider cette cause, c'était se défendre eux-mêmes, défendre leur honneur, leurs droits, ceux de tous les compatriotes.
Si nous relisons l'acte d'accusation, De Potter aurait été, tout à la fois, un anarchiste sans religion, qui voulait abolir la propriété et détruire la famille en supprimant le mariage, et, d'autre part, « l'allié de l'aristocratie et des jésuites. »
La défense, assurée avec un rare talent par Van Meenen et Gendebien, fut grave et éloquente. Quant au jeune avocat Van de Weyer, il s'était mis d'accord avec son client pour exposer en reprenant les propres paroles de Louis De Potter, et sans chercher à l'en excuser, les actes de (page 91) despotisme par lesquels le gouvernement hollandais prétendait absorber notre population. Il s'était aussi réservé de justifier la fameuse correspondance ; sa péroraison fut des plus pathétiques :
« J'en appelle à vous tous qui m'entendez : en est-il un de vous qui, s'il avait à subir la même épreuve, - et dans tous les détails de sa vie privée et publique, et dans toute sa correspondance de cinq à six années, - non seulement n'eût rien à craindre de leurs révélations, mais pût la présenter comme un titre de gloire ?
« Je le dis franchement, je le dis de conviction.
« Je le dis dans l'effusion de mon cœur : j'estimais, j'aimais MM. De Potter et Tielemans ; maintenant je les respecte, je les vénère, je les admire ! »
Ce fut Van de Weyer qui produisit le plus d'impression sur le public ; ses paroles furent couvertes d'une salve d'applaudissements.
Mais la condamnation, décidée d'avance, était inéluctable. Cette fois, une longue attente ne fut pas nécessaire. Le président, « pâle comme un mort » , prononça rapidement l'arrêt : pour De Potter, huit années de bannissement, suivies de huit années de surveillance de la haute police ; pour Bartels et Tielemans, sept années des mêmes peines ; et pour l'imprimeur de Nève, cinq ans.
A cette époque, De Potter avait quarante-quatre ans. Sa vie entière venait de passer, comme un film, sous les yeux du public : des hommes de toutes les opinions et de tous les partis. « Tronquée, dénaturée, calomniée de toutes les (page 92) manières, a-t-il écrit, et cependant flétrie par le Gouvernement, ma vie fut absoute par mes concitoyens, qui stigmatisèrent mes ennemis par un arrêt contre lequel il n'y a point d'appel. »
Le rideau tombait sur le dernier acte public de notre héros, avant que n'éclatât l'insurrection.
Son départ forcé de la scène politique marque la fin de la période prérévolutionnaire, période pendant laquelle les « séditieux » se bornaient à adresser respectueusement, dans les limites légales, des requêtes au roi Guillaume et des pétitions aux Etats Généraux.
Pendant ces préliminaires, Belges et Hollandais avaient appris à mesurer la profondeur de l'abîme qui les séparait. Les premiers avaient saisi les seconds, par tous les moyens légaux en leur pouvoir, des griefs et abus résultant d'un régime commun défectueux. Peine perdue !
Après la condamnation de Louis De Potter et de ses amis politiques, une stupeur générale plana sur les esprits. D'une opposition par le canal de la presse, il n'était plus question, après les poursuites acharnées dont les journalistes indépendants avaient été l'objet et les victimes.
L'Union était plus étroite que jamais ; les persécutions judiciaires n'avaient fait que la renforcer. Tous les patriotes étaient animés par un bel esprit d'abnégation et de dévouement à la cause nationale. Mais d'aucuns n'étaient guère disposés à se soumettre à une quelconque direction, ni à (page 93) aliéner leur liberté devant une autorité, d'où qu'elle vînt. De Potter seul aurait pu exercer l'ascendant nécessaire sur cette masse flottante qu'était le peuple de Bruxelles : il avait rapproché les deux partis politiques et était parvenu à en faire un bloc prêt à s'opposer au gouvernement hollandais. Pourtant, jusqu'alors, l'opposition espérait encore et toujours arriver à une solution acceptable sans violence : par la seule voie protestataire. Le peuple conspirait, mais il n'était pas prêt à la révolte ouverte. Un fait capital, qui se produisit à l'étranger, allait bouleverser les esprits et imprimer, contre toute attente, un dénouement dramatique au malaise politique qui sévissait dans nos provinces.