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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Chapitre V. Au pouvoir

1830 (28 septembre - 13 novembre) : six semaines aux leviers de commande

(page 125) La Révolution belge était entrée dans l'histoire. Elle avait surpris les deux camps par sa soudaineté et par son ampleur. Partout, les anciens cadres avaient cédé. Les troupes hollandaises. disséminées dans les petites garnisons. s'étaient laissé désarmer les unes après les autres. L'armée de campagne avait abandonné Diest, Aerschot, même Malines, pour se replier sur Anvers. A Bruxelles. les patriotes commençaient à se rendre compte de la tâche énorme qui se dressait devant eux.

Le Gouvernement provisoire se trouvait à la tête d'un pays qui. du jour au lendemain, avait été rendu à la liberté, mais où tout était créer, à organiser. Il était composé, ce Gouvernement, d'une poignée d'hommes. tous jeunes ct sans expérience gouvernementale, riches seulement du désir (page 126) de bien faire, et qui devaient agir avec audace et promptitude s'ils voulaient réussir.

De Potter mesurait parfaitement le sacrifice qu'il faisait en acceptant de se joindre aux dirigeants de notre premier Gouvernement. « Je posais le pied sur un terrain qui était nouveau pour moi. a-t-il écrit plus tard : on m'y appelait à partager le pouvoir avec des hommes que je ne connaissais que comme hommes privés. »

Notre grand historien Pirenne a caractérisé la présence de Louis De Potter parmi l'équipe gouvernementale d'une manière définitive, qu'il est bon de rappeler ici :

« En se l'associant, les membres du Gouvernement provisoire assuraient leur existence et les moyens d'accomplir leur mission.

« Sans lui, ils ne pourraient rien. Avec lui, ils disparaîtraient sans doute. éclipsés par son rayonnement, mais du moins conserveraient-ils les apparences du pouvoir en attendant le moment de le ressaisir

« Ou De Potter ferait partie avec eux du Gouvernement provisoire, ou il s'emparerait de la dictature. Car lui seul s'imposait à tout le pays et possédait assez d'autorité pour entraîner derrière lui toute la nation. » (H. Pirenne, op. cit, p. 412.)

A cette époque, tous les Belges arboraient à la boutonnière. avec un ruban tricolore. cette curieuse petite médaille en étain, à l'effigie de De Potter, qui portait, au revers, le lion belgique. (page 127) debout, l'une de ses pattes tenant un glaive ; à l'avers, une pique surmontée du chapeau des volontaires avec un écusson sur lequel figurait le mot « Liberté. »

Une grande médaille, due au graveur F. Veyrat, date également d 'alors. Elle rend hommage à l'homme du jour. L'exécution en est très soignée. Le profil du tribun dégage le front énergique, crâne légèrement remontant ; en exergue la mention « Union » en souvenir de l'union entre les deux grands partis politiques. Le revers présente, encadrés d'une couronne de feuilles de chêne, les mots « Liberté - Patrie » : en dessous, le millésime « 1830 ».

Souvenirs émouvants d'une époque glorieuse, et qui se trouvent encore dans quelques collections privées.

Le 29 septembre, un Comité Central fut créé, sur la proposition de Louis De Potter. Il comprenait d'abord quatre membres : Charles Rogier, Van de Weyer, Félix de Mérode, et De Potter lui-même, auxquels s'ajouta, le 10 octobre, Alexandre Gendebien. rentré d'une mission officieuse à Paris.

Ce Comité - en fait,. un véritable Directoire - était chargé du pouvoir exécutif et communiquait avec des comités spéciaux, qui constituaient autant de ministères responsables devant lui seul.

Dès le lendemain de sa création, le Comité Central fit afficher une proclamation dont le ton ferme et décidé devait faire comprendre à tous (page 128) que les jours de désordre et de troubles étaient révolus :

« Braves Concitoyens !

« Vous avez chassé l'ennemi du dehors. Il faut maintenant nous mettre en garde contre un ennemi qui se trouve au milieu de nous, et qui n'est pas moins redoutable à la consolidation de l'édifice de nos libertés.

« Sans le respect le plus inviolable pour les personnes et les propriétés publiques et privées, nous ne parviendrons jamais au noble but que se proposent les amis de la patrie.

« Guerre aux ennemis ! Paix aux citoyens Nous sommes tous frères. tous également intéressés au maintien de l'ordre intérieur, comme nous sommes tous intéressés à l'extermination des incendiaires qui nous menacent.

« Nous invitons les citoyens à se protéger les uns les autres ; tous le monde, toutes les propriétés sont sous la garde de tous ! »

Souvent, d'ailleurs. la seule présence de Louis De Potter parmi la foule suffisait à la calmer, à refréner les explosions de violence, les excès.

Nous possédons, à cet égard, un témoignage précieux de la part d'un étranger - un M. Staedtler - secrétaire auprès du prince Auguste d'Arenberg. Sa correspondance, tenue presque au jour le jour, du 7 août au 7 novembre 1830, avec son maître qui suivait alors un traitement en Allemagne, est parvenue jusqu'à nous et a été publiée. en 1910. par les soins du baron Camille Buffin. (page 129) Staedtler, qui fut un observateur sagace écrit, la date du 1er octobre, ce qui suit :

« Quant à la sécurité intérieure, elle a augmenté depuis quelques jours, et c'est ici que la capitale doit beaucoup à M. De Potter.

« Ayant appris que le peuple s'attroupait devant une maison de M. Meeus, dans la rue du Renard, il alla sur les lieux haranguer la multitude et la dispersa sans peine. »

Il s'agissait de l'hôtel de Ferdinand de Meuus, gouverneur de la Société Générale pour favoriser l'Industrie nationale, et plus tard membre du Congrès National.

Cette déclaration a d'autant plus de poids qu'elle émane d'un témoin peu enclin à admirer l'œuvre démagogique et qui, personnellement, avait passé des heures inquiètes pendant les journées de septembre.


Essayons maintenant de nous représenter ces séances du Gouvernement provisoire, qui, pendant six semaines, les premières semaines de notre indépendance nationale, assumait la tâche écrasante de tirer le pays du chaos.

Nous connaissons tous ce tableau, appartenant à la ville de Bruxelles. où sont représentés les membres de notre première assemblée exécutive : tous jeunes (De Potter, qui a 44 ans, est doyen d'âge). A l'exception de cc dernier, atteint d'une calvitie totale, tous exhibent cette chevelure opulente particulière à l'époque romantique. Ils sont (page 130) réunis autour d'une petite table, juste assez grande pour y signer quelque décret. Le jeune Sylvain Van de Weyer - debout au milieu d'une demi-douzaine de personnages assis - semble diriger les débats. Le baron d'Hoogvorst, sur le côté, très majestueux dans son uniforme de commandant des gardes bourgeoises, paraît protéger l'assemblée.

Henri Pirenne a tenu à rendre un juste hommage à l'œuvre accomplie par notre première phalange gouvernementale :

« Si, en pleine crise révolutionnaire, l'activité du Gouvernement provisoire réussit à empêcher la Belgique de tomber dans l'anarchie, c'est grâce au dévouement et à l'activité de ses membres.

« Malgré la divergence de leurs opinions et l'opposition de leurs caractères, les hommes dont il se composait ont eu l’abnégation de se tolérer mutuellement.

« C'était tous des natures ardentes et généreuses, sans aucun souci d'ambitions personnelles. » (H. Pirenne, op. cit., p. 434.-

La première griserie s'était dissipée. Les réalités auxquelles il fallait faire face étaient pressantes : tout était à faire ! Il fallait prendre des décisions, et veiller à ce que chacun les exécutât sans discuter.

En réalité. l'autorité du Gouvernement provisoire était illimitée : plutôt. elle n'était bridée que par le sentiment de ses responsabilités.

Dès le 5 octobre, quittant l'Hôtel de ville, dont (page 131) le cadre rappelait trop les violentes journées d'insurrection, le Gouvernement alla s'installer dans le palais des états généraux. actuellement palais de la Nation. Ce fut de là que partirent les premiers décrets.

Les réunions du Comité Central furent toutes cordiales et empreintes de cette générosité d'esprit favorable au succès. Mais quatre personnages, d'un caractère différent, devaient se heurter par la suite.

Le comte Félix de Mérode représentait à lui seul l'opinion catholique. Il avait 39 ans, était tout paré du prestige d'un nom que venait d'auréoler la mort héroïque de son frère Frédéric ; sa parole avait du poids parmi ses collègues. Aristocrate, il pensait avec les idées de sa caste et parlait au nom des siens. Ce fut avec lui que De Potter devait tout d'abord entrer en conflit.

Pour Mérode. De Potter incarnait le type du grand bourgeois qui, sous l'influence des idées issues de la Révolution de 89, manifestait des opinions démocratiques trop avancées. Il personnifiait la démagogie sous sa forme la plus dangereuse, qu'il fallait neutraliser à ses débuts, tant dans l'intérêt de l'aristocratie conservatrice que de la patrie elle-même.

Aussi nous ne nous étonnerons pas de lire sous la plume de notre tribun rentré d'exil : « Je cherchais me rendre compte de l'espèce d'acharnement que M. de Mérode mettait à me contrecarrer. C'était comme un devoir qu'il remplissait : un devoir de caste, un devoir de l'homme-seigneur, (page 132) de l'homme de l'aristocratie, du privilège, obligé, en conscience de noble, à abîmer l'adversaire-né de tout privilège, de l'aristocratie héréditaire, du féodalisme dynastique. »

Quant Charles Rogier et Sylvain Van de Weyer, les plus jeunes de l'équipe gouvernementale, tous deux libéraux, ils représentaient ce parti politique qui. numériquement le moins puissant du pays, avait provoqué et entretenu les premiers mouvements de révolte contre le régime hollandais.

Rogier, alors âgé de. 30 ans, était, avant tout, celui qui avait marché à la tête des premiers volontaires liégeois, « l'homme du coup de main de Septembre. » Avocat sans causes avant la Révolution, après avoir tâté du journalisme, il ne révéla pas des talents exceptionnels, une fois au pouvoir.

Louis de Lichtervelde a écrit de lui que rien ne permet de lui reconnaitre. en 1830, l'instruction, l'expérience politique ou le talent oratoire qui justifient les fortunes éclatantes. (L. de Lichtervelde, Le Congrès National, 1922, p. 167.) Ce ne fut que plus tard - au cours de sa longue carrière ministérielle - que Charles Rogier incarna cet esprit de patriotisme. né en 1830, qui le fit passer à la postérité.

Restait Van de Weyer. à cette époque seulement âgé de 27 ans, leur cadet à tous, et dont l'extrême jeunesse étonna les vieux diplomates réunis à la Conférence de Londres. C'était en lui que se manifestaient les plus belles qualités intellectuelles. Il possédait l'esprit le plus souple, capable de (page 133) s’adapter à toutes les difficultés : chaque fois que se présentait un sujet délicat à propos duquel ses collègues étaient en grave désaccord, Van de Weyer essayait de concilier les opinions extrêmes et de ramener les opposants à la raison.

Les deux libéraux : Rogier et Van de Weyer, dans les débuts du moins, encore animés de l'enthousiasme révolutionnaire, approuvaient les mesures proposées par De Potter. « Ils étaient trop adroits, a noté ce dernier, pour ne pas me soutenir de tous les moyens ; car ils ne pouvaient se rendre populaires que par là, et d’ailleurs me contredire eût été inutile et aurait pu être dangereux. »

La situation changea complètement, à l'arrivée d'Alexandre Gendebien au Comité Central.

Cet avocat montois appartenait, comme De Potter, à la haute bourgeoisie. Orateur éloquent et incisif, il occupait une situation en vue dans les milieux politiques avancés de la capitale, quand éclatèrent les premiers troubles insurrectionnels. Démocrate sincère, il était le chef de ceux qui se tournaient vers la France, dont ils subissaient l'influence politique. Au besoin, ce groupe serait allé jusqu'a l'annexion de notre pays à la grande voisine du Sud. Gendebien était le plus exalté de nos révolutionnaires : de caractère entier, et parfois violent, il devait nécessairement être un collègue difficile à pratiquer dans des discussions où les opinions et le prestige personnels se trouvaient engagés.

Il était revenu assez déçu de sa mission à Paris, (page 134) où il avait approché les plus hautes personnalités, ainsi que les chefs des clubs démocratiques avec lesquels il avait déjà été en rapport antérieurement.

En réalité, son plan consistait, - faute d'une forme républicaine que la Révolution de Juillet avait laissé échapper - doter notre pays d'un prince français, issu d'une branche connue pour ses opinions progressistes.

Il avait été reçu cordialement par le roi Louis-Philippe, mais, celui-ci, fort préoccupé par l'émeute de Bruxelles, ne voulait pas entendre parler d’une république à quelques marches de Paris : il n'osait pas non plus s'engager à accepter, pour son second fils le duc de Nemours, un trône issu d'une révolution.

Contrairement à De Potter, Gendebien ne s'était pas rendu compte ou plutôt n'avait pas voulu se laisser convaincre de ce que la révolution de Juillet avait été détournée vers une royauté bourgeoise, timorée et hésitante quant à sa politique extérieure, et qui, pour se consolider. allait se ranger dans le sillage des puissances absolutistes.


Il n'est pas possible de brosser une étude de Louis De Potter ou d'esquisser l'histoire de la révolution de 1830 sans mettre en opposition la personnalité de notre grand tribun avec celle de cet autre patriote ardent que fut Alexandre Gendebien.

(page 135) Tous les deux sont, à la fois, de caractère trop dissemblable et d'opinions politiques trop voisines pour que, réunis par les événements, ils ne se soient fréquemment heurtés.

Alexandre Gendebien avait toutes les chances de réussite dans la vie, quelle que fût la direction vers laquelle il se serait orienté. Son père, Jean-François Gendebien, déjà ancien député des Etats Généraux réunis à Bruxelles le 7 janvier 1790 au cours de la Révolution brabançonne, avait été membre de la seconde chambre des Etats Généraux hollandais. Plus tard, il allait faire partie de notre Congrès national, dont il présida les premières séances, comme doyen d'âge. Son beau-père, Antoine Barthélémy, joua lui aussi, un rôle politique important. Elu membre du Congrès national, il devint ministre de la justice, dans le second cabinet du Régent.

Les opinions républicaines d'Alexandre Gendebien et son caractère emporté le lancèrent très tôt dans l'opposition, qui prenait déjà la forme d'une rébellion contre le régime hollandais. Quand notre pays eût traversé ses premières années de crise, il fut le grand politicien que nous savons ; mais il fera de l'opposition toute sa vie, autant par tempérament que par vocation spirituelle.

Cet homme au cœur généreux, au cerveau lucide, mais fougueux, trouva sur son chemin l'élu du peuple, Louis De Potter : celui qu'il avait apprécié et défendu brillamment au cours de deux mémorables procès. Mais le retour triomphal du « martyr national et la place que sa popularité (page 136) lui valait dans notre panthéon révolutionnaire portèrent ombrage à Gendebien. Une rivalité de pouvoir ne pouvait manquer d'en résulter, rivalité à laquelle l'exaltation révolutionnaire donna rapidement l'allure d'une lutte sans pitié, de la part de Gendebien.

Son historiographe. M. Jules Garsou, dans son bel ouvrage sur Alexandre Gendebien : sa Vie, ses Mémoires, s'est longuement étendu sur cette querelle personnelle ; il avoue que son héros « détestait » De Potter.

A notre tour. Constatons, avec toute l'impartialité souhaitable, qu’il est éminemment regrettable que deux fortes personnalités comme De Potter et Gendebien se soient rencontrées sur le même plan politique et au même moment, sans pouvoir concilier leurs caractères ni coordonner leurs activités.

La Belgique indépendante qui venait de naitre avait besoin alors - plus qu'à aucune époque de son histoire - du concours de ses fils les plus intelligents ct les plus énergiques. La désunion n'a jamais fait la force.

« A peine M. Gendebien avait-il pris place à nos côtés, a noté De Potter, dans ses Souvenirs, que ma position au Comité Central changea entièrement. C'est une chose remarquable : M. Gendebien était certes de tous les membres du Gouvernement provisoire l'homme avec qui je sympathisais le plus pour les opinions et les principes. ... Ses vues. sous le rapport du sordide intérêt privé, étaient pures comme les miennes ; (page 137) et cependant c'est à lui que j'attribue ma disgrâce définitive et la résolution que je fus forcé de prendre, de le constater comme un fait sur quel il n'y avait plus à revenir, en me retirant. C'est que M. Gendebien n'avait pas de moi la même bonne opinion que j'avais, moi, de lui, et qu'il ne croyait pas à ma franchise comme moi à la sienne. »

« J'étais à ses yeux un ambitieux ne tendait qu'à dominer : en combattant mon ambition prétendue, il eut, je n'en doute aucunement, les meilleures intentions du monde. »

« Mais il ne s'en trompa pas moins d’une manière funeste pour moi, pour lui-même et, j'ose le dire, pour la Belgique, dont notre accord eût fondé l'indépendance réelle, assuré la liberté et consolidé le bonheur. »

Tel fut l'aveu sincère que De Potter exprima au sujet de son rival politique. qu'il ne cessa cependant jamais d'estimer.


Mais quittons, pour un moment, les intrigues qui divisaient le Comité Central, pour nous arrêter aux travaux réalisés par ses cinq membres, lesquels voulaient tous jeter les bases d'une Belgique durable et heureuse. Dès les premiers jours de sa création. notre premier Directoire manifestait une réelle activité. Par une série de décrets. il fit de nos provinces libérées un Etat ayant sa vie propre, son unité, son organisation.

Le peuple belge avait versé son sang pour (page 138) conquérir son indépendance, par haine autant du régime hollandais que de cette Loi fondamentale dont l'application, pendant quinze années, n'avait été qu'une suite de spoliations. Pour ne pas le décevoir. il fallait que nos dirigeants décrétassent sans retard : 1° la déchéance du roi Guillaume ; 2° 1'existence effective de notre pays, rendu à la liberté ; 3° une Constitution nouvelle, essentiellement belge, appelée à régir enfin le nouvel Etat.

Déjà le 4 octobre, le Gouvernement provisoire proclamait l'indépendance de nos provinces et les érigeait en un Etat libre. En même temps, un décret annonça qu'un Congrès réunirait bientôt les mandataires de toutes les provinces, pour statuer sur la Constitution qu'une commission spéciale allait être chargée d 'élaborer.

Deux jours plus tard, cette commission fut nommée par le Comité Central. Les patriotes les plus qualifiés en matière juridique en faisaient partie : Gerlache, Van Meenen, Lebeau, Nothomb. P. Devaux. Tielemans. en tout neuf membres. Tous collaborèrent à l'œuvre constitutionnelle en plein accord, laissant de côté leurs préférences politiques. S'inspirant de notre antique « Joyeuse Entrée » brabançonne, et à l'exemple de la Constitution américaine, ils mirent sur pied en moins de vingt jours un projet qui allait devenir notre charte nationale.

Les grandes libertés dont la revendication avait été le point de départ de notre mouvement insurrectionnel s'y trouvent toutes exprimées dans le sens le plus démocratique. A juste titre, notre (page 139) Constitution fut considérée, au XIXème siècle. « comme le type le plus complet et le plus pur que l'on puisse imaginer d'une constitution parlementaire et libérale. » (H. Pirenne, op. cit., p. 442.)

Dans son fond, l'esprit républicain s'alliait avec l'esprit démocratique. Quant à la forme, de commun accord, les commissaires évitèrent d'employer la dénomination de « roi » ; ils préférèrent celle de « chef de l'Etat », qui laissait plus de latitude pour l'avenir, et qui ne pouvait effaroucher les partisans de la république, tels que Gendebien, De Potter, Tielemans, Jottrand, d'autres encore.

Pour ce qui est de la déchéance des Nassau, déchéance dont la notification officielle paraissait un des devoirs les plus urgents de notre Gouvernement révolutionnaire, elle ne serait proclamée que plus tard, non sans qu'elle eût constitué une pomme de discorde entre les principaux de nos dirigeants.

En attendant que se réunît la première assemblée nationale, le Gouvernement provisoire réalisa, par une série d'arrêtés, les grandes réformes libérales réclamées par l'opinion depuis de nombreuses années ; l'union des partis facilita grandement cette tâche.

Parmi les principales réalisations, citons : la liberté d'exercer tous les cultes, la liberté de l'enseignement, la liberté de la presse, le droit d'association.

Tels étaient les premiers résultats de la (page 140) victoire que nos aïeux avaient dû conquérir les armes à la main. et que des hommes de bonne volonté s'empressèrent de codifier.

En six semaines, le Gouvernement provisoire, sous l'impulsion de Louis De Potter qui en avait dressé le programme alors qu'il était proscrit. dota notre pays de plus de libertés que n'en possédait alors aucun pays européen.

A côté de cette activité constructive, il fallait aussi que notre directoire procédât à l'épuration de tous les abus de l'ancien régime.

Dès son arrivée au pouvoir, De Potter s'était fait une tâche de pourchasser les excès de toute espèce, partout où il les rencontrait. « Frappons donc, c'est lui-même qui parlait ainsi, frappons juste et fort, et surtout frappons vite. » « Ne laissons debout aucun des abus dont le peuple s'est plaint et, pour autant que possible, aucun dont il pourrait avoir à se plaindre dans la suite. »

Son horreur de tout privilège ou monopole dut forcément décevoir les « profiteurs » qui avaient espéré obtenir de l'avancement dans les cadres nouveaux du pays. Nombreux furent ceux qui firent jouer des influences politiques ou de familles, et intervenir des protecteurs : intègre jusqu'à l'intransigeance, notre tribun ne se laissa pas détourner du droit chemin.

Ainsi le redressement d'abus anciens ou le refus d'en créer de nouveaux ne s’opérèrent pas sans faire des mécontents aux divers échelons des « clients ». De Potter sentit sa grande popularité (page 141) des premiers jours fondre, petit à petit, au soleil des réalités.

« En dehors du Gouvernement, a-t-il écrit plus tard, j'aurais pu continuer à être quelque chose, ce qui était à la vérité fort peu important ; mais j'aurais pu faire quelque bien, et cela l'était beaucoup. »

Et il a noté non sans amertume :

« Partie active du pouvoir, je ne pouvais plus rien pour le peuple, par moi-même. Et je ne savais pas si mes co-gouvernants voudraient être - ou pouvaient être - quelque chose pour lui,. d'un commun accord avec moi. »


Tout compte fait, les Journées de Septembre, c'est-à-dire la Révolution traduite en actes, n'avaient fait jaillir des rangs aucun chef capable de diriger le pays.

Nous avons vu avec quel empressement le Gouvernement provisoire avait accueilli De Potter, dès son retour d'exil. Tous ses membres étaient heureux de partager une popularité, qui était alors immense. Mais allaient-ils accepter effectivement pour chef celui que la voix du peuple avait appelé à la tête de la nation ? Au demeurant, De Potter réunissait-il en lui ces qualités exceptionnelles qui font d’un homme un chef ? Possédait-il le caractère la fois décidé et souple que nécessitent les circonstances difficiles ?

Intelligent, très cultivé, travailleur infatigable. sa vie d'études et d'observations, couronnée par (page 142) les dernières années d'expérience politique, lui avait appris à juger les hommes et les choses. Comme la plupart des esprits avancés de son temps, De Potter était un républicain doublé d'un idéaliste. Il voulait réaliser, non seulement l'égalité politique, mais aussi l'égalité sociale. Il rêvait d'un nivellement par le haut.

« La Révolution avait été faite par le peuple ; le moment était venu de la terminer pour le peuple, en faisant régner la justice. »

Pendant son séjour à Paris, il avait pu constater combien aisément une révolution populaire peut être détournée de son but, et permettre la formation d'une nouvelle caste de privilégiés. Il savait que la France de Louis-Philippe n'avait ni le désir, ni les moyens de prendre notre jeune pays sous sa tutelle. Pour ce motif, notre tribun renonça, dès le début, à toute idée de rapprochement avec notre grande voisine du Sud ; il n'appartenait pas, comme Gendebien, à cette catégorie de patriotes exaltés qui s'efforcèrent de réaliser une entente intime, au besoin une union avec la royauté française, dans l'espoir secret que celle-ci, un jour, se muerait en république. Il voulait une Belgique libre et indépendante de toute ingérence étrangère. Son but était de créer une fédération démocratique des provinces belges sous la forme républicaine :

« Les Belges doivent rester Belges, a-t-il écrit dans ses Souvenirs : simples, laborieux, économes, ni trop riches ni trop pauvres. Le régime (page 143) républicain, sous n'importe quelle dénomination, me paraît le gouvernement fait pour eux. »

« La Révolution est l'œuvre du peuple ; il faut qu'elle profite au peuple : cela ne se pourra que lorsqu'un gouvernement « à très bon marché » permettra de réaliser des économies qui dégrève le peuple. »

Sur le terrain social, De Potter voulait apporter plus de sécurité dans la vie des travailleurs, en améliorant leur existence matérielle, en créant plus de bien-être, et surtout en élevant le niveau intellectuel et moral des classes populaires. Comme l'a dit Pirenne, « De Potter appartenait à ce groupe de démocrates pour lesquels la liberté n'était que le prélude de l'égalité économique. »

Alexandre Gendebien et d'autres de ses collègues au pouvoir accusaient ouvertement De Potter de ne pousser la république que pour s'en faire élire président. Certains historiens ont, depuis, épousé cette thèse, bien que l'intéressé lui-même n'ait rien fait pour mériter pareille insinuation.

Par contre, plusieurs des amis politiques de notre tribun allèrent jusqu'à lui conseiller de saisir le pouvoir et de décréter une dictature. Les ultras, tel Adolphe Bartels. voulaient que De Potter, par un coup d'Etat révolutionnaire, s'enhardit à « mettre sous clef » ses collègues du Comité Central. Mais celui-ci, dans ses Souvenirs, a écrit :

« Ce n'était pas là ma mission. Je suis de beaucoup au-dessous et - je n'hésite pas à le dire - au-dessus d'un pareil rôle.

(page 144) « Je n'avais point et ne voulais point avoir de pouvoir réel.

« Toute ma force était dans ma popularité...

« A tort ou à raison, et sans prétendre que mes scrupules fissent loi pour personne, j'étais irrévocablement décidé à accepter sous la république tous les mandats dont mes citoyens jugeraient à propos de me charger, tous, « le mandat de chef de l'Etat seul excepté. »

D'aucuns estimeront que c'est là un plaidoyer a posteriori Toutefois, si, à son arrivée au pouvoir. toutes les ambitions étaient permises à Louis De Potter, d'autre part, il n'entrait ni dans son caractère, ni dans ses intentions, d'agir brutalement, par un coup de force.

N'oublions pas que notre héros était avant tout un philosophe ; il avait la violence en horreur. Pour lui, il n'existait qu'une arme : la persuasion. S’il voulait régner, c'était pas l'esprit, par l'appel au bon sens, à la justice, à la bonté. D'ailleurs toute son existence ultérieure nous le montrera fidèle à cette ligne de conduite. Nous verrons comment, dans ses nombreux écrits, il s'adresse à la seule raison de ses compatriotes, à leur bon sens légendaire ; jamais il ne les a poussés à des actes de violence. Plus tard, à une époque où il vivait définitivement éloigné de toute activité politique, il a exposé, dans sa Déclaration des Principes sociaux de Justice et des Droits qui en naissent, sa conception de la société démocratique moderne ; et ce n'est qu'un long plaidoyer en faveur du « droit à la liberté ». Comme nous sommes loin (page 145) de ce De Potter que d'aucuns nous représentent sous les traits d'un agitateur, d'un ambitieux forcené, d' « un homme de main de Paris » !

Malheureusement, son idéalisme ne fut pas servi par les circonstances.

Il était démocrate d'opinion ; il croyait sincèrement que la formule républicaine serait seule capable de s'accommoder de ses vastes desseins. Mais le peuple belge, dans son ensemble, n'avait ni les lumières ni la force de volonté indispensables pour s'élever sur le plan social où le réformateur voulait le hausser ; il n'avait pas la maturité politique nécessaire ; et les dirigeants, sans expérience gouvernementale, ne comprirent point l'homme en avance sur son époque.


Certains vaniteux parmi ces dirigeants, ont dû être singulièrement dépités de constater journellement que, pour le peuple, le chef du gouvernement était, sans conteste, De Potter. Aux audiences publiques, c'était lui que l'on demandait ; les pétitions ou les lettres personnelles que les solliciteurs envoyaient au Directoire portaient, pour la plupart, cette adresse : « à M. De Potter, Président du Gouvernement provisoire. »

Dans ses Souvenirs, il a écrit, à cet égard : « Une espèce de déférence faisait qu'au Comité Central. les arrêtés étaient présentés à ma signature avant de l'être à celle de mes collègues : et cette même déférence m'avait fait préparer un fauteuil au (page 146) milieu des chaises sur lesquelles les autres membres du Comité étaient assis. »

Un journaliste de l'époque, Alphonse Royer, a laissé une description spirituelle de ces réunions : « Dans les séances du Gouvernement provisoire. où les membres discutaient sur le pied de l'égalité, M. De Potter ne manquait jamais de signer le premier et le plus près possible du texte terminant les arrêtés et les délibérations. M. Gendebien. alors, affecta de signer encore plus haut, entre le texte et la signature de M. De Potter, comme pour dissiper la fumée d'aristocratie qui semblait parfois troubler le cerveau de son collègue.

« Battu sur ce point. M. De Potter prit l'habitude d'arriver le premier aux réunions, et il s'emparait ainsi du fauteuil présidentiel, qui de droit n'appartenait à personne, et dont il fit sa chose propre par sa ponctualité à se rendre aux séances une heure entière avant l'heure convenue. Ces petits envahissements, qui n'avaient rien du reste de bien coupable, prirent fin de la manière suivante : en arrivant son heure habituelle. M. De Potter trouva un soir M. Gendebien installé dans le fauteuil. Il comprit la leçon et, depuis ce temps, il renonça à ses projets de dictature. » (A. Royer, Les hommes politiques de la Belgique, Bruxelles, 1835, p. 58.) Sans attacher d'autre importance à ce ragot (son auteur en colporte pas mal d'autres sur toutes les personnalités de l'époque), constatons que les grands hommes eux aussi, ont. de tous temps, eu leurs côtés mesquins.

(page 147) La question de savoir ce qu'il adviendrait des députés parlementaires d'avant la Révolution fut une des premières causes de dissentiment, au Comité Central. Les membres des anciennes Chambres, - alors que la Révolution s'était faite sans leur concours. et que plusieurs d'entre eux témoignaient encore de sentiments orangistes - venaient faire leur cour aux hommes nouveaux. Les collègues de Louis De Potter étaient disposés à passer l'éponge, voire à s'attacher les services de ces convertis : mais lui, il y était absolument hostile.

« Il me paraissait. a-t-il écrit plus tard, que ces messieurs étaient politiquement morts, et bien morts pour le bonheur de la Belgique, puisqu'ils s'étaient eux-mêmes suicidés ! »

En présence de sollicitations et intrigues de toute nature, la plus grande fermeté (elle-même fruit, d'une entente complète) eût été indispensable. Malheureusement tel n'était pas l'état d'esprit de la majorité des dirigeants.

La question capitale de la date d'ouverture du futur Congrès National fut âprement discutée. Elle allait être le brisant sur lequel le bateau gouvernemental se heurterait, et dont ses membres profiteraient pour se débarrasser de celui qu'ils s'étaient empressés d'accueillir quasiment comme leur chef, au lendemain des Journées de Septembre.

Van de Weyer et Rogier - en bons libéraux qui s'inspiraient du régime parlementaire anglais - estimaient de leur devoir de procéder aussitôt (page 148) que possible à l'élection des membres qui constitueraient notre première assemblée souveraine.

Le premier, qui était aussi le plus jeune de l'équipe gouvernementale, s'était formé plus rapidement que ses collègues à la lourde tâche de gouvernant. Le comte Louis de Lichtervelde, dans ses Etudes et Portraits de 1830, met Van de Weyer en vedette : « c'était une valeur intellectuelle remarquable, dans un pays qui alors n'en comptait pas beaucoup. » (cf. p. 171.)

Ce fut vers lui que De Potter se tourna pour essayer de le convaincre de la gravité de l'heure. Alors que les deux hommes avaient des opinions politiques différentes. ils examinèrent ensemble, avec le vif désir d'aboutir, la fameuse question de la date d'ouverture du Congrès. D'après De Potter, ils se mirent d'accord pour reconnaître que les élections devaient être différées, et que le Congrès constituant aurait à être prorogé : « jusqu'à ce que nous eussions tranché plusieurs des questions vitales sur lesquelles il était à craindre qu'une assemblée délibérante fort nombreuse et composée d'hommes probablement plus timides encore que consciencieux, n'aurait pas pris un parti aussi arrêté que nous. »

Mais cette manière de voir fut combattue par les autres membres du Directoire. Sans doute, se souvenaient-ils de la promesse qu’ils avaient faite, lors de la constitution de la Commission administrative ; n'avaient-ils pas déclaré qu'ils étaient (page 149) prêts à remettre le pouvoir « en des mains plus dignes aussitôt que les éléments d’une autorité nouvelle seraient réunis. »

Les élections pour le Congrès National, primitivement fixées au 3 novembre 1830 restèrent maintenues à cette date. Tous les hommes que la Révolution avait portés en avant posèrent leur candidature, De Potter excepté.


En refusant de présenter sa candidature comme membre du futur Congrès national, notre tribun prit, de fait, une décision dont allait dépendre sa non-participation ultérieure au gouvernement du pays.

« Mes collègues s’étaient mis ouvertement sur les rangs pour être élus membres du Congrès, écrit-il dans ses Souvenirs, et, demandant les suffrages de leurs concitoyens. ils avaient affiché tout juste ce qu'il fallait d'opinions populaires pour parvenir à leurs fins. »

« Je pris le parti opposé. Je croyais de mon devoir de demeurer au Gouvernement provisoire jusqu'à la création du pouvoir définitif : et chargé par le peuple d'exécuter sa volonté, je ne croyais pas qu'il me fût permis d'aspirer à siéger parmi ceux qui allaient formuler cette même volonté nationale. »

Quand il prit cette attitude qu'il a qualifiée lui-même de « faute de tactique », Louis De Potter restait, tout bien pesé, logique avec lui-même. En effet, pouvait-il, en toute probité, devenir le (page 150) législateur de la nation, après avoir été l'exécuteur de sa volonté ?

Tout porte, d'ailleurs, à croire que De Potter spéculait sur sa popularité : non-candidat, il entendait se faire plébisciter, ou plutôt, si le corps électoral venait à lui accorder des suffrages qu'il ne sollicitait pas, ne se prononçait-il pas du même coup en faveur de cette forme républicaine de l'Etat sur laquelle le tribun avait pris nettement attitude peu de temps auparavant ?

A peine au pouvoir de quelques semaines, des rivaux de Louis De Potter, jaloux de sa popularité, avaient fait circuler le bruit qu'il traitait sous main avec le prince d'Orange. C'était là un argument bien propre à désorienter un public encore très énervé par la Révolution.

Ce fut alors que De Potter fit paraître (le 19 octobre) ce qu'il appela sa profession de foi politique.

Par cette déclaration. adressée sous forme de lettre au Courrier des Pays-Bas, il accomplissait un acte de grande probité politique ; mais le moment était inopportun, et De Potter fut mal compris par la masse des Belges auxquels il s'adressait :

« ... Je n'ai pas traité. je ne traite pas, et je ne traiterai pas avec le prince d'Orange ...

« Comme membre du Gouvernement provisoire. je ne manifeste pas mes opinions politiques, laissant au Congrès National, avec la liberté la plus absolue, tout le soin de déterminer l'organisation sociale la plus convenable aux provinces de Belgique.

« Mais comme simple citoyen, mes principes (page 151) sont connus : ils sont démocratiques. Mes opinions, je ne les ai jamais cachées : je suis républicain... Je ne me soumets pas moins d'avance à ce que décidera le Congrès National, la volonté du peuple étant ma loi suprême. »

Si la voix populaire s'était prononcée spontanément en sa faveur, De Potter fût sorti de ces élections - qu'il n'avait pas voulues er auxquelles il ne s'était pas présenté - considérablement grandi encore, et peut-être suffisamment fort pour dicter, cette fois, sa volonté, c'est-à-dire la réalisation de son programme démocratique.

Cette hypothèse, qui peut paraître illusoire aujourd'hui, n'était pas si invraisemblable à l'époque, les principaux promoteurs de notre insurrection nationale ayant manifesté, sous le régime hollandais, des opinions républicaines avancées. Ce ne fut que plus tard, lorsqu'ils se furent rendu compte des difficultés qui pouvaient résulter d'une Belgique républicaine en face d'une Europe dominée par la Sainte-Alliance, que nos ardents démocrates, en esprits pratiques, renoncèrent, les uns après les autres, à leur premier idéal.

Van Meenen. plus tard président à la Cour de cassation, ce Van Meenen que le comte de Lichtervelde qualifia de « Jacobin désabusé », ne déclarait-il pas au cours de la campagne électorale : « J'aime la république, mais je suis intimement convaincu que c'est la monarchie constitutionnelle représentative qui convient à notre situation intérieure et à nos rapports extérieurs » ?

Et Alexandre Gendebien, qui ne mettait de (page 152) frein à ses sentiments républicains que pour combattre ceux de son rival politique De Potter, a proclamé lui aussi, lors de la discussion de la question monarchique au Congrès :

« Dans mon opinion personnelle, la république est le meilleur de tous les gouvernements... Mais dans la position où nous sommes placés. je demeure persuadé que, si nous établissons aujourd'hui la république, elle n'aurait pas trois mois d'existence. Les puissances mêmes qui nous protègent ne craindraient pas de descendre jusqu'à des intrigues pour nous plonger dans l'anarchie. »

Les frères Rogier, Alexandre Rodenbach. Adolphe Bartels, pour ne citer que les principaux, professaient les mêmes idées démocratiques, mais ils se plièrent à leur tour aux exigences du moment et acceptèrent, bon gré mal gré, ce que l'un d'eux appela « la monarchie républicaine. »


Il n'en fut pas de même de Louis De Potter. lequel maintint. nous l'avons vu, son attitude de républicain totalitaire.

Sa proclamation devait être exploitée par ceux auxquels son activité portait ombrage. Le terme « républicain » fut interprété dans un sens péjoratif et... terrifiait bon nombre de ces bourgeois, dont beaucoup se rappelaient encore les exactions des armées de la République française. Le mot de « république » fit mauvaise impression sur le peuple. qui ne le comprit pas. et que d'ailleurs on égarait.

(page 153) Mais De Potter, d'un caractère entier et trop personnel pour transiger avec les réalités, ne pliait pas. Il lui était impossible de sacrifier quelque chose de sa raideur, même dans son maintien.

C'est ici que se place ce curieux épisode relaté par Alexandre Gendebien dans ses Révélations historiques, et dont De Potter ne fait guère mention dans ses Souvenirs personnels.

Il s'agit d'un incident qui aurait éclaté entre les deux rivaux, à l'occasion de la cérémonie dite de l'Arbre de la Liberté. Gendebien ne se souvient plus exactement du jour, mais il le situe vers la fin du mois d'octobre, à l'époque où un politicien anglais démocrate, nommé Bowringe, était de passage à Bruxelles « avec l'intention, d'après Gendebien, d’y faire sa propagande républicaine. » Or, ce dernier aurait été prévenu, « par un excellent patriote » tôt dans la matinée, que, vers onze heures, les ouvriers du Canal, « endimanchés et enrubannés », viendraient planter un arbre de la Liberté, en face du palais où siégeait le Gouvernement provisoire, et qu'au cours de cette manifestation, De Potter proclamerait la république.

Mais citons le texte même de Gendebien :

« Je me rendis à l'heure ordinaire au Gouvernement provisoire. J'y vis arriver M. Plaisant pour les affaires de son département (la police). Il resta, après avoir fait son rapport, soit prévention, soit préoccupation. »

« Je crus remarquer des allures, des intelligences, qui me paraissaient d'accord avec (page 154) l'avertissement qui m'avait été donné. Un bruit se fit entendre dans le lointain, qui parut lui donner une inquiète satisfaction. »

« On annonça l'arrivée de l'arbre de la Liberté, accompagné comme je l'ai dit plus haut. De Potter, d’un air triomphant, dit : « C'est le peuple qui vient faire acte de souveraineté. » Je lui répondis : « La souveraineté est ici, et non dans la rue. » Sur ce, De Potter se leva, marcha vers la croisée donnant sur le balcon et posa la main sur la bascule pour l’ouvrir.

« Je lui saisis la main et lui dis : Si vous proclamez la république, je vous jette par-dessus le balcon.

« Il me regarda, effrayé ; je lui serrai la main plus énergiquement. de manière à ne laisser aucun doute sur la menace.

« Soit qu'il fût déconcerté, soit, ce qui est moins probable, qu'il n'eût pas le projet qu'on lui attribuait, De Potter salua le peuple, applaudit à la plantation de l'arbre, ce que nous fîmes aussi ; mais il ne dit pas un mot. » (Jules Garsou, Alexandre Gendebien, p. 337.)

A la suite de cet incident, et toujours selon Gendebien. une longue et sérieuse explication eut lieu entre De Potter et lui, en présence de Van de Weyer. Les deux hommes auraient essayé de convaincre De Potter de l'inanité de ses projets politiques, qu'ils qualifièrent d' idée fixe. »

« Vous voulez la République, lui aurait dit Gendebien, vous la voulez quand même, sans (page 155) réfléchir qu'elle est impossible, qu'elle serait le signal d'une invasion qui n'attend que ce prétexte pour nous écraser. Je suis aussi républicain que vous : j'aime la république plus que vous, puisque je ne veux pas l'exposer à un échec, à une mort certaine.

« Je suis meilleur citoyen que vous, puisque je ne veux pas sacrifier l'indépendance, le bonheur de mon pays, à la satisfaction bien courte du triomphe éphémère de mes convictions, de mes idées les plus chères. »

Van de Weyer aurait parlé dans le même sens, s'efforçant de convaincre De Potter qu'à son insu, il faisait le jeu des ennemis de la révolution.

Enfin, si l'on s'en rapporte toujours aux déclarations de Gendebien, ce dernier aurait clôturé la discussion par les paroles suivantes, adressées à De Potter : « Vous ne poussez à la république que parce que vous espérez en être le président. » « Vous feriez un don funeste à votre pays, et vous ne tarderiez pas succomber sous le poids d'une magistrature qui vous vouerait bientôt à une impopularité écrasante. » (J. Garsou, op. cit., p. 339.)

Il est difficile de se prononcer sur la véracité de ce témoignage, fourni par un des deux principaux intéressés, alors que l'autre était mort depuis nombre d'années. Toutefois, et quand bien même pareil échange de vues n'aurait pas eu lieu exactement sous cette forme, nous ne pouvons douter de son fond : les trois protagonistes de notre (page 156) Gouvernement provisoire n'auront pas manqué de se prononcer âprement sur le grand sujet du moment.

Mais rien ne changerait le cours du destin...

On vota le 3 novembre, dans une confusion due, non aux opérations électorales elles-mêmes, mais à l'atmosphère qui régnait alors par toute la Belgique.

« Le nombre des électeurs ne fut pas aussi considérable que les listes électorales le présageaient, a écrit Staedler. On doit attribuer cela à l’agitation de l'époque. qui a éloigné les uns de leur domicile et qui retient les autres chez eux. » (Baron Buffin, Documents inédits, op. cit., p. 399.)

Des scènes de violence se déroulèrent un peu partout : à Gand. à Bruges, à Mons. etc.. suivies parfois de massacres, notamment à Louvain.

Des corps francs circulaient à travers tout le pays. surtout dans les Flandres et dans le Limbourg, toujours menacés par l'invasion. Enfin, la présence de troupes hollandaises dans le Nord et l'occupation d'Anvers créaient un état d'esprit peu favorable à une consultation nationale.

Le dépouillement des votes pour le district de Bruxelles fut laborieux ; et, des irrégularités ayant été constatées, des élections partielles eurent lieu à nouveau, le surlendemain.

En réalité, les résultats du scrutin reflétèrent peu les graves événements que le pays venait de traverser. Un grand nombre d'électeurs n'avaient qu'une confiance relative dans les talents législatifs de cette jeunesse exubérante qui les avait (page 157) menés à la Révolution : ils donnèrent surtout leurs votes aux personnalités connues de longue date.

A Bruxelles, sur 2.001 votants, le marquis de Trazegnies - le même qui alla présenter sa démission lors de la proclamation de déchéance de la maison d'Orange-Nassau - obtint 1824 voix, alors que Félix de Mérode, Van de Weyer et Gendebien ne recueillaient respectivement, que 1422, 1414 et 1281 voix.

Quelques autres résultats sont curieux à noter : Emm. d'Hooghvorst, 1182 ; Jottrand, 1005 ; Rouppe, 953 ; Ducpétiaux, 605, Tielemans, 480.

En province, les résultats furent analogues. A Louvain. par exemple, où Van Meenen n'obtint que 381 voix sur 879 votants.

Liége fait exception à cette règle, de Gerlache arrivant en tête avec 1482 voix, suivi Raikem avec 1373 voix, encore que Charles Rogier n'obtint que 742 voix, et qu'il ne passât qu'au second tour.

Louis de Lichtervelde. dans son étude sur le Congrès National de 1830 à laquelle nous nous sommes déjà référés, produit des chiffres éloquents et qui démontrent bien comment les hommes du jour durent céder le pas à des « illustrations » purement locales.

Si ce scrutin consacrait en droit la politique des audacieux qui avaient poussé le pays à la révolution, en fait il donnait aux Grandes Puissances des garanties quant à l'avenir politique du pays. En effet, les futurs membres du Congrès National (page 158) appartenaient pour la plupart à la classe moyenne, dont la pondération était bien connue, et qui ne lancerait pas le pays dans les aventures.

Louis De Potter - l'idole du peuple, porté en triomphe cinq semaines avant les élections - et qui, d'ailleurs, n'avait pas fait de candidature. ne recueillit qu'un nombre infime de voix.

Staedtler, témoin de ces jours agités, écrira peu après les élections, au prince d'Arenberg : « Votre Altesse aura vu que M. De Potter se trouve parmi les membres (du gouvernement) qui ont eu le moins de voix. C'est à sa déclaration de républicanisme qu'il faut attribuer cet échec. » (Baron Buffin, op. cit., p. 384.)

« De Potter boude », écrivit Gendebien, le 5 novembre, à son ami Van de Weyer : « Il est déconcerté du résultat des élections. Il ne voit plus d'espoir pour la présidence. » (Th Juste, S. Van de Weyer).